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Full text of "Revue de l'histoire des religions"

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University  of  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/revuedelliistoire33v34pari 


X 


REVUE 

DE 

L'HISTOIRE  DES  RELIGIONS 

TOME  TRENTE-TROISIÈME 


ANRKP6,   I>IP.    DK    A.    BCBDIK,     RL'E  GABNIEB,    4. 


/^ANNALES    DU    MUSÉE    GUIMET 


REVUE 


L'HISTOIRE  DES  RELIGIONS 


PUBLIEE    SOCS    LA    DIRECTION    DE 

MM.  JEAN  RÉVILLE  ET  LÉON  MARILLIER 

AVEC    LE   CONCOURS    DB 

MM.  E.  AMÉLINEAU,  Aug.  AUDOLLENT,  A.  BARTH  ,  R.  BASSET,  A.  BOUCHÉ- 
LECLERCQ,  J.-B.  CHABOT,  E.  CHAVANNES  ,  P.  DECHARME ,  L.  FINOT, 
J.  GOLDZIHER,  L.  KNAPPERT,  L.  LEGER,  Israël  LÉVI  ,  Stltain  LÉVI  , 
G.  MASPERO,  P.  PARIS,  F.  PICAVET,  C.  PlEPExNBRING,  Albert  RÉVILLE, 
C-P.  TIELE,    ETC. 


DIX-SEPTIEME   ANNEE 

TOME   TRExNTE-TROISlÈME 


PARIS 

ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 

28,    RUE     BONAPARTE,     28 

<896 


3 


ETUDES 


DE 


MYTHOLOGIE   SLAVE 


SVANÏOVIT  ET  LES  DIEUX  EN  «  VIT  »  ' 


Si  Peroun  était  le  grand  dieu  de  la  Russie  kievienne  etnovgo- 
rodienne,  Svantovit  était  le  grand  dieu  des  Slaves  de  l'îledeRugen 
et  du  littoral  baltique.  C'est  ce  que  nous  atteste  Helmold  au 
chapitre  52  de  sa  Chronique  :  «  Parmi  les  nombreux  dieux  des 
Slaves  domine  Zvantevith,  dieu  de  la  terre  des  Rugiens.  C'est 
celui  dont  les  oracles  sont  les  plus  certains.  A  côté  de  lui  les  au- 
tres dieux  ne  sont  que  des  demi-dieux.  Aussi  pour  l'honorer  par- 
ticulièrement ont-ils  pris  l'habitude  de  lui  sacrifier  chaque  année 
un  chrétien  désigné  par  le  sort.  En  outre,  ils  envoyaient  chaque 
année  de  toutes  les  provinces  slaves  des  contributions  pour  les 
sacrifices.  Ils  ont  un  respect  extraordinaire  pour  le  temple  de  ce 
dieu  ;  ils  n'admettent  pas  facilement  qu  on  jure  par  lui,  ni  que  ses 
abords  soient  souillés,  même  en  temps  de  guerre*.  De  toutes  les 
provinces  des  Slaves  on  vient  chercher  des  oracles  et  on  envoie 
de  quoi  faire  des  sacrifices.  Les  marchands  qui  arrivent  dans  ce 
pays  n'ont  pas  la  faculté  de  vendre  ou  d'acheter  s'ils  n'ont  pas 
offert  quelque  objet  de  prix  sur  leurs  marchandises.  Ce  n'est 
qu'après  cette  offrande  qu'ils  peuvent  exercer  leur  commerce'. 


1)  Voir  la  Revue,  t.  XXXI,  p.  89. 

2)  Htlmoldi  pre&byttri  Chronica  Slavorvm,  édition  de  Pertz  inusum  schola- 
rum,  Hanovre,  1868.  Liv.  I,  6. 

3)  <f  Nam  neque  juramentis  facile  indulgent,  neque  ambilum  fanivel  in  hosti- 
bus  temerari  paiiuntur.  »  Ce  passage  assez  obscur  est  expliqué  par  les  lignes 

1 


2  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

Ailleurs  *  Helmoldraconte  comment,  en  l'année  1 168,  Valdemar, 
roi  de  Danemark,  attaqua  Tîle  de  Rugen  avec  une  grande  armée 
et  une  flotte  considérable.  Il  s'empara  de  l'île,  et  les  habitants, 
pour  se  racheter,  consentirent  à  tout  ce  qu'il  demanderait.  Il  fit 
donc  apporter  une  très  ancienne  idole  de  Zvantevith  qui  était 
adorée  par  toute  la  nation  des  Slaves,  ordonna  de  lui  passer  une 
corde  au  cou,  de  la  couper  en  morceaux  et  de  la  jeter  au  feu.  Il 
détruisit  son  temple,  tout  son  culte,  et  pilla  son  riche  trésor...  Un 
peuplusloin-,  Helmold,  qui,  commenousleverronstoutàTheure, 
identifie  Svantovit  à  saint  Vit  ou  saint  Guy,  insiste  encore  sur 
Fimportance  du  culte  de  Svantovit.  Il  était,  dit-il,  le  premier  de 
tous  les  dieux  slaves,  celui  qui  donnait  les  plus  glorieuses  vic- 
toires, qui  rendait  les  oracles  les  plus  certains.  Aussi  de  notre  temps 
a-t-on  vu  non  seulement  les  Wagriens,  mais  encore  toutes  les 
provinces  slaves,  envoyer  des  tributs  annuels  à  Rugen  etproclamer 
Zvantevith  le  dieu  des  dieux.  Chez  eux  le  roi  est  peu  considéré 
en  comparaison  du  prêtre.  Car  c'est  le  prêtre  qui  interprète  les 
oracles  et  qui  explique  les  sorts.  Il  dépend  des  sorts  et  le  roi  et  le 
peuple  dépendent  de  lui^  Or  ils  sacrifiaient  parfois  un  chrétien 
et  affirmaient  que  les  dieux  étaient  surtout  réjouis  par  le  sang 
chrétien...  L'or  et  l'argent  pris  sur  les  ennemis  étaient  en  partie 
versés  dans  le  trésor  de  Svantevit  (I,  38).  » 

Le  culte  de  Svantevit  est  encore  mentionné  par  Saxo  Gramma- 
ticus  :  «  Ily  avait,  dit-il,  chez  les  habitants  d'x4.rkona,  dans  l'île  de 
Rugen,  une  idole  particulièrement  honorée  par  les  indigènes  et 
par  les  peuples  d'alentour,  mais  faussement  désignée  parle  nom 
de  saint  Vit*.  »  Plus  loin"  il  décrit  le  temple  d'Arkona  :  «  Au  mi- 
suivantes  du  chap.  83  :  «  Tantam  enim  sacris  suis  Sclavi  exhibent] reverentiam, 
ut  ambitum  fani  nec  in  hostibus  sanguine  polluij  sinant.  Jurationes  difficillime 
admittunt,  nam  jurare  apud  Sclavos  quasi  perjurare  est  ob  vindicem  deorum 
iram.  >> 

1)  Liv.  II,  chap.  12 

2)  Même  chapitre. 

3)  Cf.  I,  6  :  «  Flaminem  suum  non  minus  quam  regem  venerantur  ». 

4)  Historia  Danica,  éd.  Helder,  Strasbourg,  1S86,  livre  XIV,  p,  444.  «  Era- 
enim  simulacrum  urbi  prsecipua  civium  religione  cultum...  sed  faiso  sacr 
Vili  vocabuio  insignitum.  » 

5)Ibid.,  p.  565. 


ÉTUDES  DE  MYTHOLOGIE  SLAVE.  SVANTOVIT  ET  LES  DIEUX  EN  «  VIT  ))       3 

lieu  de  la  ville  était  une  place  où  se  dressait  un  temple  de  bois 
fort  beau,  respectable,  non  seulement  par  la  ma'^nificence  de  son 
culte,  mais  aussi  par  l'idole  qu'il  renfermait.  L'extérieur  ou  l'en- 
ceinte de  l'édifice  était  orné  de  ciselures  délicates  [accurato  cela- 
mine)  grossièrement  peintes  et  représentant  divers  objets.  On  n'y 
entrait  que  par  une  seule  porte.  Le  temple  lui-même  était  entouré 
d'une  double  enceinte  :  l'enceinte  extérieure  était  recouverte  d'un 
toit  roug-e  ;  l'enceinte  intérieure  était  composée  de  tentures  soute- 
nues par  quatre  poteaux  et  ne  communiquait  avec  l'extérieur 
que  par  le  toit.  Dans  l'édifice  se  dressait  une  immense  idole; 
elle  était  beaucoup  plus  grande  que  nature;  elle  avait  quatre 
cous  et  quatre  têtes*;  deux  semblaient  regarder  la  poitrine 
et  deux  le  dos;  par  devant  et  par  derrière  l'une  semblait  regarder 
à  droite  et  l'autre  à  gauche.  La  barbe  était  rasée,  les  cheveux 
tondus  à  la  manière  des  Rugiens.Elle  tenait  dans  sa  main  droite 
une  corne  fabriquée  de  divers  métaux;  chaque  année  le  prêtre  la 
remplissait  de  vin  {mero),  et  d'après  l'état  de  ce  breuvage  il  pré- 
disait les  moissons  de  l'année  suivante.  La  main  gauche  tenait 
un  arc,  le  bras  pendant  au  corps.  Une  tunique  enveloppait  le 
corps  de  l'idole  et  descendait  jusqu'aux  jambes;  elle  était  faite 
de  différents  bois  et  si  habilement  rattachée  aux  genoux  que  le 
point  de  contact  ne  pouvait  être  aperçu  qu'après  un  minutieux 
examen.  Les  pieds  étaient  appuyés  sur  le  sol,  mais  on  ne  voyait 
pas  comment  ils  y  étaient  fixés. 

«  Près  de  l'idole  on  voyait  un  frein,  une  selle  et  différents  insi- 
gnes de  la  divinité.  On  admirait  surtout  une  épée  colossale  dont 
le  fourreau  et  la  poignée  étaient  en  argent  et  remarquablement 
ciselé. 

«  Voici  comment  on  célébrait  la  grande  fête  de  son  culte.  Une 
fois  par  an,  après  la  récolte,  une  foule  nombreuse  se  réunissait 
devant  le  temple,  sacrifiait  des  têtes  de  bétail  et  prenait  part  à  un 
grand  festin  religieux.  Le  prêtre,  qui,  contrairement  à  la  mode  du 

1)  Ces  idoles  poJycéphales  sont  fréquentes  chez  les  Slaves  baltiques.  Cf.  le 
dieu  Triglav,  le  dieu  Porenutius  à  quatre  têtes,  plus  une  cinquième  sur  la  poi- 
trine. «  Multos  [deos]  duobus  vel  tribus,  vel  eo  ampliuscapitibus  exsculpunt  » 
(Helm.,  I,  83). 


4  REVUE    DK   l'histoire    DES    RELIGIONS 

pays  porlait  la  barbo  elles  cboveux  fort  longs,  avait  seul  le  droit 
d-entrer  dans  le  sanctuaire.  Le  jour  qui  précédait  la  fonction  sa- 
crée, il  nettoyait  soigneusement  avec  un  balai  le  temple  où  seul 
il  avait  droit  d'entrer,  en  faisant  bien  attention  de  retenir  son 
haleine.  Chaque  fois  qu'il  avait  besoin  de  respirer,  il  courait  a  la 
porte  afin  que  la  divinité  ne  fût  pas  souillée  par  le  contact  d  un 
soufile  humain.  Le  lendemain,  le  peuple  étant  rassemblé  devant 
les  portes,  il  enlevait  le  vase  de  la  main  de  l'idole  et  examinait  si 
la  quantité  de  liquide  avait  diminué  par  rapport  à  une  marque 
faite  d'avance;  dans  ce  cas,  il  prédisait  de  la  disette  pour  Tannée 
suivante.  Dans  le  cas  contraire,  il  prédisait  l'abondance.  Suivant 
ces  pronostics,  il  prévenait  d'avoir  à  user  d'une  façon  plus  ou 
moins  large  des  biens  de  la  terre.  Ensuite  il  répandait  aux  pieds 
de  l'idole,  en  guise  de  libation,  le  breuvage  de  Vannée  précédente 
et  remplissait  la  corne  d'une  nouvelle  liqueur.  Et,  après  avoir 
vénéré  la  statue  en  faisant  semblant  de  lui  offrir  à  boire,  il  lui 
demandait  par  une  invocation  solennelle  toutes  sortes  de  biens 
pour  lui-même  et  pour  la  patrie,  la  richesse  et  la  gloire  pour  les 
citoyens.  Puis  il  avalait  d'un  seul  trait  le  contenu  du  vase,  le 
remplissait  de  nouveau  et  le  remettait  dans  la  main  droite  de  la 
statue.  Ensuite  on  plaçait  devant  la  statue  un  gâteau  assaisonné 
de  miel,  rond  et  presque  aussi  haut  que  la  taille  d'un  homme. 
Le  prêtre  se  mettait  derrière  ce  gâteau  et  demandait  au  peuple 
s'il  le  voyait.  Si  le  peuple  répondait  affirmativement,  il  exprimait 
le  vœu  de  ne  pas  être  vu  l'année  suivante.  Ce  vœu  avait  pour 
objet,  non  pas  la  destinée  du  prêtre  ou  du  peuple,  mais  l'abon- 
dance de  la  moisson  future.  Puis  il  saluait  la  foule  au  nom  de 
l'idole,  l'engageait  à  persévérer  dans  sa  dévotion  et  dans  ses  sa- 
crifices et  lui  promettait  comme  récompense  très  certaine  des 
victoires  sur  terre  et  sur  mer.  Le  reste  du  jour  était  consacré 
au  festin  ;  on  mangeait  la  chair  des  victimes,  on  les  obligeait  à 
servir  à  l'intempérance.  Dans  ce  festin,  c'était  faire  acte  de  piété 
que  de  violer  la  sobriété,  et  il  était  inconvenant  de  l'observer. 
Chaque  année  tous  les  hommes  et  toutes  les  femmes  payaient  une 
pièce  de  monnaie  pour  le  culte  du  dieu.  On  lui  assignait  un  tiers 
du  butin  comme  s'il  avait  contribué  à  le  faire  obtenir.  11  avait  à 


ÉTUDES  DE  MYTHOLOGIE  SLAVE.  SVANTOVIT  ET  LES  DIEUX  EN  «  VIT  »       5 

son  service  trois  cents  chevaux  et  trois  cents  cavaliers;  tout  ce 
qu'ils  acquéraient  par  les  armes  ou  par  le  vol  était  confié  à  la 
garde  du  prêtre;    il  fabriquait  des  insignes  ou  des  ornements 
(avec  les  métaux)  ;  on  conservait  ces  dépouilles  dans  des  coffres 
qui   renfermaient  des    sommes   d'argent   considérables   et  des 
étoffes  de  pourpre  usées  ;  on  y  entassait  aussi  tous  les  présents 
publics  ou  privés  recueillis  par  des  quêteurs  assidus.  Cette  statue 
qui  recueillait  les  tributs  de  toute  la  Slavie  recevait  aussi  les 
dons  des  rois  limitrophes^  et  ces  dons  étaient  parfois  de  véri- 
tables sacrilèges.  Ainsi  le  roi  de  Danemark,  Sueno,  pour  se  la 
rendre  favorable,  lui  fît  hommage  d'un  vase  précieux,  préférant 
une  religion  étrangère  à  la  sienne.  Plus  tard  il  fut  puni  de  ce 
sacrilège  par  une  mort  tragique.  Ce  dieu  avait  encore  des  tem- 
ples en  beaucoup  d'endroits;  ils  étaient  servis  par  des  prêtres 
d'ordre  inférieur.  Il  avait  un  cheval  à  lui  de  couleur  blanche; 
c'était  un  crime  d'arracher  les  poils  de  sa  crinière  ou  de  sa  queue. 
Seul  le  prêtre  avait  le  droit  de  le  faire  paître  et  de  le  monter.  Au 
dire  des  Rugiens,  Svantovitus  (c'est  ainsi  que  s'appelait  l'idole) 
guerroyait  sur  ce    coursier  contre  ses  ennemis.  La  principale 
raison  de  cette  croyance  étaitlefait  suivant;  le  matin  le  coursier 
apparaissait    souvent  couvert  de  sueur  et  de  boue  comme  s'il 
avait  parcouru  de  grands  espaces.  Ce  cheval  servait  aussi  à  pren- 
dre  les   augures   :   voici   comment'.   Quand  il   s'agissait  d'en- 
treprendre quelque    guerre,  les  prêtres  disposaient  devant  le 
temple  un  triple  rang  de  lances.  Ou  liait  deux  lances  transver- 
salement la  pointe  en  bas.  Au  moment  d'entreprendre  l'expédi- 
tion, on  faisait  une  prière  solennelle,  le  cheval  était  amené  par 
un  prêtre;  si,  pour  franchir  les  rangées  de  lances,  il  partait  du 

1)  D'après  Thietmar,  les  Slaves  habitants  de  la  ville  Riedegast  (Rethra?)  se 
servaient  aussi  du  cheval  pour  connaître  l'avenir  :  «  Cuin  hue  idolis,  immolare 
seu  iram  eorum  placare  conveniunt,  sedent  hi  duntaxat  cœteris  astantibus 
et  invicem  clanculum  mussantes  terram  cum  tremore  infodiunt,  quo  sortibus 
emissis  rerum  certitudinem  dubiarum  perquirant.  Quibus  finitis,  cespite  viridi 
operientes  equum  qui  maximus  inter  alios  habetur  et  ut  sacer  ab  his  vene- 
ratur  super  fixas  in  terram  duaruni  cuspides  hostilium  inter  se  transmissarum 
supplici  obsequio  ducunt  et  pi œmissis  sortibus  [quibus  id]  exploravere  prius, 
per  hune  quasi  divinum  denuo  auguriantur  »  (Chronicon,  VI,  24).  Cette  divi- 
nation par  le  cheval  se  retrouve  à  Stettin  (Herbordi  Vita  Otthcnis,  II,  23). 


b  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

pied  droit,  c'était  un  heureux  augure  pour  le  résultat  de  la  guerre  ; 
s'il  partait  du  pied  g-auche,  on  renonçait  à  l'expédition.  Il  en  était 
de  même  pour  les  expéditions  maritimes  ou  pour  les  diverses 
entreprises*.  » 

Après  avoir  décrit  Tidole  et  exposé  les  détails  de  son  culte, 
Saxo  Grammalicus  raconte  comment  elle  fut  détruite  par  les 
Danois'  :  «  Esbern  et  Sueno  furent  envoyés  par  le  roi  pour  la 
renverser.  Il  fallait  employer  le  fer  et  prendre  garde  de  se  lais= 
ser  écraser  par  la  chute  de  la  statue  ;  les  païens  auraient  cru  que 
leur  dieu  se  vengeait...  L'idole  tomba  bruyamment...  Le  temple 
était  décoré  d'étoffes  de  pourpre,  que  l'humidité  faisait  tomber  en 
lambeaux,  et  de  cornes  de  bêtes  sauvages;  on  vit  tout  d'un  coup 
un  démon  s'en  aller  du  temple  sous  la  forme  d'un  animal  noir.  On 
donna  l'ordre  aux  habitants  de  jeter  des  cordes  autour  de  Tidole 
pour  la  faire  sortir  de  la  ville;  mais,  par  suite  d'une  crainte  reli- 
gieuse, ils  n'osèrent  exécuter  cet  ordre  eux-mêmes;  ils  ordon- 
nèrent à  des  captifs  et  à  des  mercenaires  étrangers  de  renverser 
le  dieu,  pensant  qu'il  valait  mieux  exposer  à  sa  colère  d'ignobles 
personnages.  Ils  croyaient  que  la  majesté  du  dieu,  qu'ils  avaient 
si  longtemps  adoré,  châtierait  sévèrement  ceux  qui  porteraient 
la  main  sur  lui.  On  entendait  les  cris  les  plus  divers;  les  uns 
se  lamentaient  sur  l'injure  faite  à  leur  dieu,  les  autres  le  raillaient. 
Évidemment  les  plus  sages  rougissaient  d'avoir  été  abusés  pen- 
dant tant  d'années  par  un  culte  aussi  grossier.  L'idole  fut  ame- 
née au  camp  et  fut  curieusement  examinée  par  un  grand  nombre 
de]spectateurs.  Le  soir  venu,  les  cuisiniers  la  brisèrent  en  mor- 

1)  Faut-il  rapporter  au  culte  du  Svantovit  le  drapeau  religieux  appelé  stanitsa 
dont  il  est  question  dans  Saxo  Grammalicus  (p.  569)  ?  Ce  drapeau  était  d'une 
grandeur  et  d'une  couleur  extraordinaire.  Il  était  presque  aussi  vénéré  chez 
les  Rugieas  que  la  majesté  de  tous  les  dieux.  Quand  il?  le  portaient  devant  eux, 
ils  se  croyaient  tout  permis...  Leur  superstition  était  telle  que  l'autorité  de  ce 
morceau  d'étoffe  surpassait  celle  du  roi.  Svantovit  est  avant  tout,  un  dieu  guer- 
rier et  le  drapeau  est  certainement  un  symbole  de  guerre. 

Sur  la  divination  par  le  cheval  consulter  encore  :  Jahn,  Die  deutschm 
Opfergebrâuche  bei  Ackerbau  (Breslau,  1883,  p.  24);  —  Hopf,  Thier  Orakel  und 
OrakeUh'ier.2,  p.  68; — Saupe,  Der  Indiculus  superstitionum  (Leipzig,  1891, 
p.  18);  Tobolka  dans  le  Casopis  (Revue)  du  Musée  d'Olomouc  (Ollmùtz),  1894. 

2)  P.  574. 


ÉTUDES  DE  MYTHOLOGIE  SLAVE.  SVANTOVIT  ET  LES  DIEUX  EN  «  VIT  ))   7 

ceaux  pour  allumer  le  feu.  Les  Rugiens  durent  ensuite  livrer  le 
trésor  qu'ils  avaint  consacré  à  Svantovit.  » 

Helmold  et  Saxo  Grammaticus  sont  d'accord  pour  désigner 
SOUS  le  nom  de  Svantovit  le  grand  dieu  de  l'île  de  Rugen  (en 
slave  Rana).  Tous  deux  aussi  sont  d'accord  pour  expliquer  le 
nom  de  Svantovit  par  celui  d'un  saint  chrétien,  sdimiYït{sanctiis 
Vitus)  ou  saint  Guy  :  «  Au  temps  de  l'empereur  Louis II,  c'est-à- 
dire  vers  le  milieu  duix®  siècle,  des  moines  de  Corvei  pénétrè- 
rent dans  l'île  de  Rugen  où  était  le  foyer  principal  de  l'erreur  et 
le  siège  de  l'idolâtrie.  Ils  prêchèrent  la  parole  de  Dieu  et  établi- 
rent un  sanctuaire  en  l'honneur  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ 
et  de  saint  Vit,  patron  de  Corvei.  Mais  bientôt  les  Rugiens  chas- 
sèrent les  prêtres  et  revinrent  à  leurs  anciennes  superstitions. 
Car,  ce  saint  Vi  t  que  nous  confessons  martyr  et  serviteur  du  Christ, 
ils  le  vénèrent  comme  un  dieu,  préférant  la  créature  au  créa- 
teur. Et  il  n'y  a  pas  sous  le  ciel  de  barbares  qui  aient  plus  en 
horreur  les  chrétiens  et  les  prêtres.  Ils  ne  se  glorifient  que  du 
nom  de  saint  Vit,  auquel  ils  ont  même  dédié  un  temple  et  une 
idole,  objet  d'un  culte  empressé,  et  qu'ils  considèrent  comme  le 
premier  de  leurs  dieux.  De  toutes  les  provinces  slaves  on  vient 
ici  demander  les  oracles  et  célébrer  des  sacrifices  annuels.  Les 
habitants  honorent  le  prêtre  non  moins  que  le  roi.  Or,  depuis  le 
temps  où  ils  ont  pour  la  première  fois  renoncé  à  la  foi  chrétienne, 
cette  superstition  a  persisté  chez  les  Rugiens  jusqu'à  nos  jours*.  » 

D'après  Helmold,  le  nom  de  Svantovit  serait  donc  tout  simple- 
ment une  altération  de  sanctus  Vitus;  le  dieu  païen  se  serait 
substitué  au  saint  chrétien.  Helmold  néglige,  d'ailleurs,  de  re- 
chercher quel  aurait  pu  être  le  nom  antérieur  de  ce  dieu  si  popu- 
laire. Au  livre  II,  chap.  xii,  il  raconte  brièvement  la  conquête 
de  Rugen  par  les  Danois,  la  destruction  de  l'idole  de  Zvantevi- 
thus,  de  son  temple  et  le  pillage  de  son  église. 

«  De  toutes  la  nation  des  Slaves  qui  est  divisée  en  provinces 
et  en  principautés,  celle  des  Rugiens  fut  la  plus  obstinée  dans  les 
ténèbres  de  l'infidélité  ;  elle  y  persista  jusqu'à  nos  jours.  Un  bruit 

1)  Helmold,  I,  6. 


8  REVUE    DE    l'histoire    DKS     RELIGIONS 

assez  vague  [tennis  fama)  raconte  que  Louis  fils  de  Charles 
offrit  autrefois  la  terre  des  Rugiens  au  bienheureux  Vit  de  Cor- 
vei,  parce  qu'il  était  le  fondateur  de  ce  monastère.  Des  prédi- 
cateurs venus  de  cette  abbaye  convertirent,  dit-on,  le  peuple  des 
Rugiens  et  fondèrent  chez  lui  un  oratoire  en  l'honneur  du  mar- 
tyr Vit,  au  culte  duquel  la  province  fut  consacrée.  Bientôt  les 
Rugiens  abandonnèrent  la  lumière  de  la  vérité  et  tombèrent  dans 
une  erreur  pire  que  la  première'  ;  car,  ce  même  saint  Vit  que  nous 
appelons  le  serviteur  de  Dieu, ils  se  mirent  à  l'adorer  comme  un 
dieu,  lui  faisant  une  grande  statue,  et  ils  servirent  la  créature 
plutôt  que  le  créateur.  Or  cette  superstition  s'établit  si  bien  que 
Zvantovit,  dieu  do  la  terre  de  Rugen,  devient  le  premier  dieu  des 
Slaves,  elc.^  »  Saxo  Grammaticus  déclare  de  son  côté  (p.  444) 
que  le  temple  le  plus  fréquenté  d'Arkona  portait  à  tort  le  nom 
de  saint  Vit.  (Cf.  p.  568  :  «  Servitutem  superstitione  mutarunt, 
instituto  domi  simulacro,  quod  sancti  Viti  vocabulo  censuerunt.  ») 
Ainsi  donc,  d'après  Helmold  et  Saxo  Grammaticus,  si  les  Ru- 
giens adoraient  un  dieu  appelé  Svantovit,  c'est  parce  qu'ils  au- 
raient détourné  à  son  profit  le  nom  de  saint  Vit  importé  par  les 
moines  de  Corvey.  Adam  de  Brème,  auquel  Helmold  a  emprunté 
des  renseignements  généraux  sur  l'île  de  Rugen  (I,  2),  ne  dit 
rien  de  l'acquisition  de  cette  île  par  les  moines  de  Corvei  au 
ix^  siècle,  de  l'introduction  du  culte  de  saint  Vit  et  de  sa  trans- 
formation en  dieu  païen.  D'après  M.  Voelkel*,  ces  deux  fables, 
bien  que  Helmold  invoque  la  veterum  antiqua  relatio^  n'auraient 
été  inventées  qu'auxiie  siècle.  Les  moines  de  Corvei  faisaient  d'ail- 
leurs valoir  bien  d'autres  prétentions  aussi  peu  justifiées. 

1)  Cf.  Saint  Mathieu,  ch.  xxvii,  v.  64. 

2)  Celait  l'abbé  de  Corvei  Boso  qui  avait  apporté  au  monastère  les  reliques 
de  saint  Vit  :  «  Qui  cum  esset  admirandae  sancLitatis  ad  augmeutum  virlutum 
suarum  bealaeque  [nemoricB  SaxonicB  preciosuin  attulit  thesaurumreliquias  vide- 
licel  pretiosi  naartyris  Viti  »  {Widukindi  Res  gestae  Saxonise,  liv.  III,  2).  Ces 
reliques  étaient  fort  recherchées  au  moyen  âge.  Au  début  du  x*  siècle  le  duc 
de  Bohème,  Vacsiav,  reçut  de  l'empereur  un  bras  de  saint  Vit  et  éleva  l'église 
cathédrale  de  Prague  qui  porte  encore  le  nom  de  saint  Vit. 

3)  Die  Slavenchronik  Helmokh,  Gœtlingue,  1873. 
M.  Vœlkel  renvoie  aux  ouvrages  suivants  : 

Wigger,  Mecklenburgische  Anna/eu,  Schwerin,  1861,  p.  Ii4,  148; 


ÉTUDES  DE  MYTHOLOGtE  SLAVE.  SVAXTOVIT  ET  LES  DIEUX  E\  <(  VIT  »       9 

Il  y  a  lieu,  je  crois,  de  retourner  le  raisonaementd'Helmold  et 
de  Saxo  Grammaticus.  Ce  ne  sont  pas  les  païens  qui,  convertis  au 
culte  de  saint  Vit,  ont  transformé  ce  saint  en  divinité  païenne,  ce 
sont  au  contraire  les  moines  qui,  trouvant  établi  le  culte  de  Svan- 
tovit,  ont  essayé  de  lui  substituer  un  saint  dontle  nom  était  à  peu 
près  analogue.  Ces  fraudes  pieuses,  ces  confusions  de  noms  se 
rencontrent  au  moyen  âge'.  Elles  expliquent  la  substitution  du 
culte  de  saint  Vit  à  celui  de  Svantovit. 

La  haine  des  Slaves  Baltiques  pour  le  christianisme  était  pro- 
fonde; elle  était  entretenue  par  un  clergé  intéressé  à  conserver 
son  prestige.  Est-il  possible  d'admettre  qu'il  ait  pu  tolérer  que 
le  grand  dieu  national  ait  reçu  le  nom  d'un  saint  chrétien?  Au  té- 
moignage même  d'Ilelmold,  que  nous  avons  rapporté  plus  haut, 
on  sacrifiait  parfois  un  chrétien  à  Svantovit  et  le  prêtre  affirmait 
que  nul  sacrifice  n'était  plus  agréable  à  son  dieu*.  Les  Slaves 
aimaient  à  se  moquer  des  choses  chrétiennes. Thietmar'  raconte 
une  curieuse  anecdote.  Le  prêtre  allemand  Boso,  pour  instruire 
plus  facilement  les  Slaves  qu'il  avait  convertis,  ou  plutôt  qu'il 
croyait  avoir  convertis,  avait  écrit  des  prières  slaves  et  demanda 
aux  Slaves  de  chanter  ces  prières,  après  leur  en  avoir  expliqué 
l'objet.  «  Or  ces  méchants  par  railleries  parodiaient  ces  paroles 

Harenberg,  Monumenta  historica  adhuc  inedita,  Braunschweig,  1750,  Prote- 
gomena  critica  ; 

Wigand,  Geschichte  der  yefurst.  Reichsabtei  Corvey,  p.  148  ; 

Ledeburg,  Aligemein  Archiv  fiir  die  Geschichichtskunde  des  Preussischeti 
Staats,  V.  p.  331  et  suiv.  ; 

Giesebrecht,  Wendische  Geschichten,  p.  200  et  suiv. 

1)  Je  serais  reconnaissant  aux  lecteurs  delà  Et;i;«etie  l'Histoire  des  Religions  de 
vouloir  bien  me  signaler  avec  textes  à  l'appui  des  exemples  d'idoles  ou  de  per- 
sonnages païens  transformés  en  saints  chrétiens  correspondants.  On  cite  volon- 
tiers comme  exemple  de  ce  pliénomène  le  temple  de  sainte  Victoire  à  Fourrières 
{Campi  putridi).  Il  doit  y  en  avoir  d'autres. 

2)«  Mactantquediis  suis  hostias  de  bobus  et  ovibus,  plerique  etiam  de  homi- 
nibus  cristianis  quorum  sanguine  deos  suos  oblectari  jactilant  »  (Helmold,  1, 
52).  Ib.  83  :  «  Nec  tamen  dulcia  vel  iocunda  nobis  fuerunt  Slavorum  pocula  eo 
quod  videremuscompedes  et  diversa  tormentoru m  gênera  quse  inferebanturChris- 
ticolis  de  Dania  adveclis.  »  Cf.  dans  la  Chronique  dite  de  Nestor,  cb.  xxxix 
(p.  66  de  mon  édition). 

3)  Chronicon,  II,  37  (ad  annum  976). 


10  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

en  disant  ukri  volsa,  c'est-à-dire  en  latin  eleri  stat  in  frtitectum^ 
l'aune  est  dans  le  bosquet,  au  lieu  de  répéter  avec  le  prêtre  Kyine 
eleison.  Et  ils  disaient  :  C'est  ainsi  que  parle  Boso;  or  il  parlait 
tout  autrement.  »Lcs  Slaves  de  Rugen  auraient  pu  ainsi  parodier 
Je  nom  de  Sanctus  Vilvs,  en  en  faisant  Svantovit,  mais  il  n'est 
guère  probable  qu'ils  aient  gardé  définitivement  ce  nom  pour 
legranddien  national,  moins  probable  encore  qu'ils  aient  appli- 
qué ce  nom  de  Yit  à  d'autres  dieux.  Leur  fanatisme  religieux  ex- 
clut absolument  cette  hypothèse.  D'ailleurs  nous  trouvons  chez 
Saxo  Grammalicus  un  dieu  Porevithus*,  un  dieu  Rugievithus  ", 
chezEbbo  etchezHerbord,  biographes  d'Otto  de  Bamberg,un  dieu 
Herovith  ou  Gerovith\  Nous  parlerons  plus  loin  de  ces  divinités. 

Si  la  terminaison  vit  (ou  vith)  ne  représente  pas  le  nom  de 
saint  Vit,  que  représente-t-elle?  La  première  partie  du  mot  n'est 
pas  douteuse  :  sve?ît  '*  veut  dire  saint.  Malgré  un  rapprochement 
purement  extérieur,  ce  mot  n'a  rien  de  commun  avec  le  latin 
sanctKS,  dont  il  est  pourtant  l'exacte  traduction.  Nous  nous  trou- 
vons ici  en  présence  d'une  simple  coïncidence.  FzY  a  singulièrement 
exercé  la  sagacité  des  étymologistes.  Ils  se  sont  acharnés  à  l'ex- 
pliquer isolément,  sans  remarquer  qu'il  se  rencontre  dans  une 
foule  de  noms  propres  slaves  :  Semovilh  (ou  Semovithaii,  prince 
légendaire  de  Pologne  est  mentionné  dans  la  Chronique  de  Gallus 
liv.  I,  ch.  III,  xn^  siècle).  Le  nom  de  Ziemovit  se  retrouve 
plusieurs  fois  dans  l'histoire  de  Pologne,  notamment  chez  les 
princes  de  Mazovie  et  ne  disparaît  qu'au  xv®  siècle.  La  Chroni- 
que tchèque  de  Cosmas  (xi^-xn*  siècles)  mentionne  comme  prince 
de  Bohême  Hosti  vit  (Hostivit;,  Hostiwyt,  Goztivit),  père  de  Borivojp 
le  premier  duc  chrétien  de  Bohême,  et  ce  nom  est  répété  dar_s 
d'autres  historiographes  bohèmes  \ 

L'élément  vit  figure  encore  chez  Eginard,  dans  les  annales  et 
dans  la  vie  de  l'empereur  Louis,  où  il  est  question  d'un  person- 

1)  Éd.  citée,  p.  578. 
2)Ibid.,517. 

3)  Monumenta  Germanix  historica  de  Perlz,  XII,  p.  868. 

4)  Cf.  zend  :  çpeiîta,  même  sens. 

5)  Fontes  Rerum  Bokemicarum,  t.  II,  pp.  17,  18,  369,  386. 


ÉTUDES  DE  MYTHOLOGIE  SLAVE.  SVANTOVIT  ET  LES  DIEUX  EN  «VIT  »   il 

nage  appelé  Liudevitus^ .  C'est  un  prince  slave  de  laPannonie  in- 
férieure. Dans  les  documents  historiques  concernant  les  Slaves 
méridionaux,  nous  voyons  iigurer  tour  à  tour  Vitadrag",  Vilo- 
drag,  Vitomir,  Vitoslav,  Vitomysl.  Tous  ces  personnages  sont 
Slaves,  et  il  est  impossible  d'expliquer  leur  nom  par  celui  de 
saint  Vit.  Parmi  les  nombreuses  interprétations  qui  ont  été  pro- 
posées, la  plus  vraisemblable  me  paraît  celle  qui  admet  que  l'élé- 
ment vit  représente  une  racine  vit  ou  vêt  qui  veut  dire  parole. 
Svent  a  pris  le  sens  de  saint  sous  l'influence  du  christianisme. 
Peut-être  avant,  comme  on  l'a  conjecturé  pour  Tallemand  hei- 
liq,  voulait-il  dire  fort,  sûr,  certain.  Le  nom  de  Svantovit  trou- 
verait alors  son  explication  dans  les  paroles  d'Helmold  que  nous 
avons  citées  plus  haut  :  «  Zvantevit,  deus  terrœ  Rugianorum, 
inter  omnia  numina  Slavorum  primatum  obtinuit,  clarior  ut 
victoriis,  efficacior  in  responsis^ .  » 

Cette  interprétation  me  paraît  la  plus  vraisemblable.  Mais  nous 
sommes  ici  dans  le  domaine  des  hypothèses,  et  il  n'est  pas  inutile 
de  signaler  les  autres  interprétations  qui  ont  été  proposées.  Celle 

1)  a  Contra  Liudevitum  quoque  Sclavum  exPannonia  ».  Les  divers  textes  qui 
le  concernent  sont  réunis  au  tome  VII  des  Documenta  Historise  Croalicœ  perio- 
dum  antiquam  illustrantia.  Voir  l'Index  alpliabétique  de  cet  ouvrage. 

2)  Voir  sur  ce  point  !a  discussion  de  M.  Maretic  dans  son  étude  sur  les  noms 
serbes  et  croates,  Mémoires  de  V Académie  des  Slaves  méridionaux  {Rad  Akad:- 
mije  jugo  slavenske),  t.  LXXXI,  Agram,  1886.  Dans  un  travail  publié  l'année 
suivante  dans  VArchiv,  M.  Maretic  a  modifié  ses  conclusions  et  présente  une 
nouvelle  interprétation.  Vit,  pour  lui,  voudrait  dire  laetus  et  Svantovit  voudrait 
dire  fortis  laetusque  {Archiv,  t.  X,  p.  136).  M.  Miklosich  déclare  dans  son  dic- 
tionnaire étymologique  que  vit  dans  le  nom  de  Svantovit  est  absolument  inex- 
plicable par  le  slave  et  représente  tout  simplement  saint  Vit.  Quel  que  soit  le 
respect  qui  est  dû  à  M.  Miklosich,  il  est  permis  de  n'être  pas  toujours  de  son 
avis.  Son  hypercriticisme  l'entraîne  quelquefois  un  peu  loin;  ses  étymologies 
ne  sont  pas  toujours  infaillibles.  Ainsi,  p,  148  de  son  dictionnaire,  il  cite  un 
mot  Slovène,  kurent,  korent,  korant,  kore  fastnaeht  (vigile)  et  il  ajoute  Vergl. 
Kir.  kurent  frôhliche  hochzeitsarie.  Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  le  slovène 
kurent,  vigile.  Mais  je  puis  affirmer  que  le  petit  russe  kurent,  «  air  joyeux  », 
est  tout  simplement  emprunté  au  polonais  kurant,  qui  a  le  même  sens  et  qui  n'est 
que  la  transcription  du  français  -x  courante  »,  sorte  de  danse,  et,  par  suite,  air 

de  danse  : 

11  faut  que  je  vous  chante 
Certain  air  que  j'ai  fait  de  petite  courante. 

(Molière,  Les  Fâcheux,  II,  5). 


12  REVUK    DE    L'niSTOlRE    DES    RELIGIONS 

qui  a  long-temps  prévalu  et  qui  avait  été  proposée  dès  le  xvi®  siècle 
en  Allemagne  interprète  Svantovit  par  lumen  (svit).  Au  point  de 
vue  phonétique  cette  interprétation  ne  saurait  se  défendre.  On  ne 
voit  pas  comment  la  lettre  s  aurait  disparu.  Dobrowsky  a  fait  de 
vit  l'abrég-é  de  Vitenz,  le  chevalier,  le  héros.  Plus  récemment 
M.  Krek*  rattache  vit  à  la  racine  vi^  vê,  souffler.  Svantovit  est 
pour  hii  ]e  souffle  puissant.  Ce  qui  lui  semble  confirmer  cette 
hypothèse,  c'est  le  passage  cité  plus  haut  où  Saxo  Grammaticus 
raconte  que  le  prêtre  qui  nettoyait  le  sanctuaire  d'Arkona  n'osait 
pas  y  respirer  de  peur  de  le  souiller  par  une  haleine  impure.  Ainsi 
Svantovit  est  tour  à  tour,  suivant  les  interprètes,  un  dieu  solaire_, 
un  dieu  guerrier,  un  dieu  du  vent,  un  dieu  qui  rend  des  oracles, 
un  dieu  fort  et  joyeux,  ou  tout  simplement  un  saint  chrétien 
transformé  en  idole  païenne.  De  toutes  ces  interprétations  la  plus 
vraisemblable  au  point  de  vue  linguistique  me  paraît  être,  je  le 
répète,  celle  qui  interprète  vit  par  oracle,  conseil .  D'ailleurs,  ainsi 
qu'on  en  peut  juger  par  les  textes  d'Heimold  et  de  Saxo,  les  attri- 
butions de  Svantovit  étaient  des  plus  variés;  il  ne  se  contentait 
pas  de  rendre  des  oracles  ;  la  richesse  des  moissons,  le  succès  des 
entreprises  guerrières  ou  commerciales  dépendaient  également 
de  lui.  Il  tenait  en  même  temps  un  arc,  symbole  de  la  guerre, 
une  corne  à  boire,  symbole  de  la  fécondité  de  la  terre.  Le 
temple  de  Svantovit  était  situé  dans  la  ville  que  Saxo  Gram- 
maticus appelle  Archon,  Arcon',  Arkon,  et  qui  donnait  son 
nom  à  une  province.  Ce  nom  ne  paraît  pas  slave  et  on  en  ignore 
l'origine.  On  trouve  dans  d'autres  textes  les  formes  Orekunda^ 
Orekonda.  Ce  n'était  pas  une  ville,  mais  une  enceinte  forti- 
fiée qui  entourait  le  temple.  Le  temple  d'Arkona  fut  détruit  par  le 
roi  de  Danemark  Valdemar,  le  iS  juin  1168.  Ce  jour  était  pré- 
cisément celui  où  l'Église  célèbre  la  fête  de  saint  Vit.  Cette  coïn- 
cidence n'est  probablement  pas  purement  fortuite.  Les  Danois 
avaient  tenu  à  frapper  l'esprit  des  païens  en  détruisant  ce  jour-là 
leur  grand  sanctuaire  national.  On  ne  sait  ce  que  devint  le  grand- 

1)  Einleitung,  p.  396. 

2)  «  Arcon  oppidum  vetustissimi simulacri  cujusdam  cuitu  inclytiim  »  (XIII, 
p.  505).  Ce  simulacrum  est  évidemmenl  l'idole  de  Svantovit. 


ÉTUDES  DE  MYTHOLOGIE  SLAVE.  SVANTOVIT  ET  LES  DIEUX  EN  «  VIT  »     1  3 

prêtre  de  l'idole  ;  s'il  s'était  converti  au  christianisme,  Saxo  n'au- 
rait sans  doute  pas  manqué  de  le  raconter.  Il  disparut  ou  fut  tué 
dans  la  lutte. 

En  1861,  à  l'occasion  du  sixième  centenaire  de  la  destruction 
d'Arkona,  une  commission  archéologique  a  été  instituée  *  pour 
étudier  les  antiquités  de  l'île.  Elle  a  trouvé  peu  de  chose.  L'île  a 
été  rongée  par  les  flots  de  la  Baltique  qui  lui  enlèvent  environ 
un  mètre  tous  les  trois  ans.  D'après  les  calculs  d'un  savant  tchè- 
que qui  a  visité  Tîle  il  y  a  une  quinzaine  d'années,  l'enceinte  qui 
correspond  à  l'enceinte  classique  d'Arkona  n'occuperait  aujour- 
d'hui que  le  quart  de  Tépoque  primitive.  ^Aujourd'hui  encore  on 
prétend  montrer  dans  l'église  d'Altenkirchenune  ancienne  image 
de  Svantovit.  Elle  ne  répond  guère  à  la  description  de  Saxo  Gram- 
maticus.  Sous  le  porche  de  l'église  est  scellé  dans  le  mur  un  bloc 
de  pierre  dans  lequel  est  sculptée  une  figure  informe  d'environ 
trois  pieds  de  longueur.  Le  bloc  est  couché  à  terre  pour  attester, 
disent  les  habitants,  que  le  paganisme  vaincu  s'humilie  devant  le 
christianisme.  Altenkirche  —  le  nom  l'indique  —  est  évidem- 
ment un  des  premiers  sanctuaires  chrétiens  de  l'île.  Mais  la 
pierre  sculptée  paraît  appartenir  à  la  période  chrétienne.  D'ail- 
leurs  le  personnage  qu'elle  prétend  représenter  n'a  qu'une  seule 
tête.  Nous  savons  que  Svantovit  en  avait  quatre". 

On  a  cru  retrouver  une  image  de  Svantovit  dans  une  idole  qui 
a  été  découverte  il  y  a  environ  un  demi-siècle  en  Galicie.  Cette 
idole,  sans  être  la  réplique  exacte  de  celle  qu'a  décrite  Saxo  Gram- 
maticus,  offre  avec  elle  certains  points  de  ressemblance,  et  ce  sont 
précisément  ces  points  de  ressemblance  qui  peuvent  rendre  sus- 
pecte son  authenticité.  Elle  aurait  été  découverte  en  1848,  àla  suite 
d'une  longue  sécheresse,  dans  les  eaux  duZbrucz,  sur  le  domaine 
de  Kociubinczyki  près  de  Husyatin  (Galicie  orientale).  La  So- 

1)  J,  Wansch,  Rujana  (Rugen)  dans  la  revue  IchèqaeOsvéta,  Prague,  1875.  Je 
n'ai  malheureusement  rien  trouvé  de  précis  dans  la  brocliure  de  M.  Rudolf 
Baier,  Die  Insel  Rùgen  nach  ihrer  archaeologischen  BedeiUung  (Slralsund, 
1886). 

2)  Ce  monument  a  été  reproduit  dans  les  Aarboger  fornordisk  Oldkyndighed 
og  Historié,  année  1873,  p.  327  (Communication  de  M.  le  professeur  W.  Thom- 
sen). 


14 


REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES   RELIGIONS 


ciété  des  sciences  de  Cracovie  [Towarzystwo  naiikowé)  tut  infor- 
mée de  cette  découverte  par  le  comte  Mieczyslaw  Potocki  qui 
lui  otïrit  cette  pièce  curieuse  pour  ses  collections.  Elle  chargea 
un  de  ses  membres,  Tingénieur  Théophile  Zebrawski,  d'aller 
prendre  possession  de  l'idole.  Une  note  du  comte  Potocki  et  un 
rapport  de  Zebrawski  ont  été  insérés  dans  rx\nnuaire(i?occ?r/A-)  de 
la  Société  des  sciences  pour  1852.  Zebrawski  rapporte  \m  mot 
curieux  qui  nous  explique  la  disparition  de  bien  des  monuments 
païens.  Le  comte  Potocki,  propriétaire  du  domaine  deKociubin- 

czyki  sur  lequel  l'idole  avait  été  dé- 
couverte, avait  songé  à  la  dresser  sur 
un  tertre.  Un  paysan  lui  dit  :  «  Si 
c'était  un  saint,  nous  n'aurions  rien 
contre  cela;  mais  sivousnous  installez 
ce  Turc,  nous  le  briserons  en  mor- 
ceaux. ))  L'idole  bien  entendu  ne  por- 
tait aucun  nom.  Certains  détails  lui 
ont  valu  celui  de  Svantovit,  qu'elle 
porte  encore  aujourd'hui  à  tort  ou  à 
raison.  C'est  une  statue  quadrangu- 
laire  surmontée  de  quatre  têtes  toutes 
réunies  sous  un  même  bonnet.  Elle  a 
été  sculptée  dans  un  calcaire  siliceux. 
Sa  hauteur  est  d'environ  huit  pieds 
sur  les  quatre  faces;  les  bras  sont 
figurés  en  reliefs.  La  main  droite 
relevée  repose  sur  le  téton  gauche. 
La  main  gauche  repose  à  peu  près  à  la  hauteur  du  nombril. 
Sur  deux  des  faces  les  mains  ne  tiennent  rien.  Sur  une  d'entre 
elles  la  main  droite  tient  une  sorte  d'anneau,  sur  une  autre 
une  corne  à  boire  (la  corne  dont  il  est  évidemment  question  dans 
Saxo  Grammaticus).  Sur  trois  faces  on  aperçoit  des  pieds  appa- 
rents; ils  reposent  sur  un  bas-relief  représentant  une  femme  (ou 
un  enfant),  sorte  de  cariatide  soutenue  elle-même  par  un  person- 
nage agenouillé.  Sur  l'une  des  faces  figurent  un  sabre  (ou  un  car- 
quois) et  un  cheval.  Ainsi  un  certain  nombre  de  détails  concordent 


Idole  de  Husyatin  (cliché  commu- 
niqué par  M.  S.  Reinach). 


ÉTUDES  DE  MYTHOLOGIE  SLAVE.  SVAXTOVIT  ET  LES  DIEUX  E\  ((  VIT  ))    1?) 

avec  ceux  qui  nous  ont  été  fournis  par  Saxo  Gramniaticus.  Aussi 
les  archéolog^ues  polonais  n'ont-ils  pas  hésité  à  identifier  la  trou- 
vaille du  Zbrucz  à  l'idole  décrite  par  Saxo  Grammaticus  ».  Mais  ces 
détails  rendent  précisément  la  découverte  un  peu  suspecte .  Si  nous 
nous  trouvons  en  présence  d'une  œuvre  fabriquée  au  xix«  siècle, 
il  est  tout  naturel  que  le  faussaire  ait  tenu  à  lui  donner  tous  les 
attributs  du  véritable  Svanlovit.  Accueillie  avec  enthousiasme 
par  les  Polonais,  notamment  par  Lelewell  qui  a  décrit  et  repro- 
duit l'idole  dans  son  mémoire  sur  l'idolâtrie  slave*,  le  Svanlovit  (?) 
de  Galicie  a  été  accueilli  plus  froidement  chez  les  autres  Slaves. 
Les  mythog-raphes  les  plus  récents,  MH.  Krek  et  Mâchai, 
rignorent  absolument. 

J'ai  ouvert  en  Galicie  une  enquête  au  sujet  de  l'authen- 
ticité'. M.  le  professeur  Baudouin  de  Courtenay,  de  l'Université 
de  Cracovie,  qui  d'ailleurs  ne  se  pique  pas  d'être  mythologue, 

1)  L'idole  en  question  figurait  sur  la  couverte  de  la  Revue  d'archéologie  publiée 
à  Lwow  et  qui,  je  crois,  ne  paraît  plus. 

2)  Laiewell  croit  aussi  aux  idoles  de  Prillwitz  et  au  lion  de  Bamberg.  Il  dé- 
clare que  les  Danois  conservent  au  Musée  de  Copenhague  une  idole  de  Svanlo- 
vit qui,  au  témoignage  de  M.  Thomsen,  n'y  a  jamais  figuré. 

D'après  les  renseignements  recueillis  à  Cracovie  par  M.  Beaudouin  de 
Courtenay,  l'idole  aurait  été  découverte  par  un  ingénieur  (dont  on  n'a  pu  lui 
dire  le  nom),  émigré  polonais  arrivé  de  Paris  ou  de  Belgique  pendant  la  période 
révolutionnaire  de  1847-1848,  Il  communiqua  sa  découverte  à  M.  Potocki; 
mais  il  fut  brusquement  obligé  de  quitter  la  Galicie  par  suite  des  événements 
politiques.  M.  Potocki  s'attribua  le  mérite  de  la  découverte  et  envoya  le  monu- 
ment à  la  Société  des  sciences  de  Cracovie. 

Svanlovit  était  le  dieu  des  Slaves  Baltiques,  mais  son  culte  s'étendait-il 
jusque  chez  les  Slaves  de  la  Galicie  actuelle?  Il  n'est  nullement  question  de 
Svanlovit  dans  les  annales  polonaises  fort  pauvres  en  indications  mythologiques. 

La  Chronique  polonaise  de  maître  Vincent,  évèque  de  Cracovie,  raconte  sous 
l'année  1109  l'épisode  suivant:  «  Est  beati  Viti  Crusviciae  (à  Kruszwica,  dans  la 
grande  Pologne)  basilica  est  in  cujus  pinnaculo  quidam  inaestimabihs  et  habitus 
et  formse  visus  est  adolescens,  cujus  indicibilis,  ut  aiunt,  splendor  non  modo 
urbem  sed  urbis  quoque  prooslia  illuslrabat.  Hic  eo  desiliens  cum  aureo  pilo 
turmas  eminus  antecedil,  nonpaucis  claram  numinis  virlutem  cernentibus  etrei 
tantse  myslerium  tacila  veneratione  slupentibus;  donec  ad  urbem  Nakel  pilum 
quod  gestabanl,  quasi  vibrans,  disparuit...  »  Encouragé  par  ce  prodige,  Boles- 
law  marche  contre  la  ville  de  Nakel  et  s'en  empare.  On  a  vu  dans  le  rôle  prêté 
ici  au  sanctuaire  de  Saint-Vit  un  vague  souvenir  de  Svanlovit  (Vincentii  Craco- 
viensis  episcopi  Chronicon,  ap.  Bielowski,  Monumenta,  II,  p.  340). 

3)  Chargé  en  1874  d'une  mission  près  le  Congrès  archéologique  de  Iviev,  j"ai 


46  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

m'écrit  qu'il  ne  voit  pas  pour  quelle  raison  on  aurait  fabriqué 
cette  idole.  Hélas!  les  idoles  de  Prillwitz,  les  pierres  runiques 
de  Miekorzyn  sont  aujourd'hui  reconnues  pour  des  falsifications 
évidentes.  Et  nous  en  aurons  bien  d'autres  à  relever  dans  l'histoire 
des  Slaves  auxix«  siècle.  Ces  mystifications  s'expliquent  le  plus 
souvent  par  un  patriotisme  mal  entendu  ;  il  s'agit  de  créer  des  titres 
de  noblesse  à  des  peuples  malheureux  ou  injustement  dédaignés. 

D'autre  part  M.  Ketrzynski,  directeur  du  Musée  Ossolinski  à 
Lwow(Lemberg),  me  communique  les  observations  suivantes  : 
((  On  prétend  que  cette  idole  a  dû  séjourner  un  millier  d'années 
dans  l'eau;  elle  devait  être  enfoncée  profondément  dans  la  vase^ 
avoir  été  polie  parle  cours  de  l'eau,  porter  une  couche  grossière  de 
limon.  Cependant  aucune  de  ces  circonstances  ne  s'est  produite. 

«  Pour  un  dieu  l'idole  a  trop  d'ornements,  impossibles  à  ex- 
pliquer. Pourquoi  Swiatowit(?)  est-il  figuré  tout  ensemble  homme 
et  femme?  (L'une  des  faces  porte  des  mamelles  bombées.)  Con- 
naissait-on chez  nous  il  y  a  mille  ans  l'existence  des  cariatides? 
La  partie  supérieure  rappelle  la  description  de  Saxo  Gramma- 
ticus;  mais  c'est  précisément  cette  circonstance  qui  est  suspecte. 
Le  sabre  rappelle  la  forme  d'une  karabela  (sabre  polonais).  » 

A  côté  de  Svantovit  il  convient  de  placer  quelques  divinités 
similaires  dont  le  nom  se  termine  en  vit  et  qui  semblent  appa- 
rentes au  grand  dieu  d'Arkona,  qui  n'en  sont  peut-être  qu'une  ré- 
plique ou  qu'une  variante.  Saxo  Grammaticus  nous  a  décrit' 
l'idole  de  Rugievithus  (le  Vit  de  Rugen)  qui  était  adorée  dans  la 
ville  de  Karentina.  Elle  était  dans  un  sanctuaire  fermé  seulement 
par  des  rideaux  de  pourpre.  Elle  avait  une  tête  à  sept  visages. 
Elle  tenait  un  glaive  dans  la  main  droite;  sept  glaives  étaient 
suspendus  à  sa  ceinture.  Sa  taille  était  plus  épaisse  que  celle 

visité  les  collections  de  Cracovie.  L'idole  en  question  appartient  actuelle- 
ment à  l'Académie  des  sciences  de  cette  ville.  M.  Majer,  président  de  l'Académie, 
a  bien  voulu  m'en  offrir  une  réduction  que  j'ai  offerte  moi-même  au  Musée  de 
Saint-Germain  où  elle  figure  sous  le  n»  21886.  M.  Salomon  Reinach,  attaché  au 
Musée,  a  reproduit  cette  idole  dans  un  travail  publié  par  V Anthropologie,  année 
1894,  p.  174.  Il  a  bien  voulu  me  communiquer  le  cliché  qui  figure  à  la  p.  14. 
M.  le  baron  d'Avril  a  également  offert  à  l'Institut  un  fac-similé  du  monument. 
1)  P.  577. 


ÉTUDES  DE  MYTHOLOGIE  SLAVE.  SVANTOVIT  ET  LV.S  DIEUX  EN  «  VIT  »    1 1 

d'un  homme;  sa  hauteur  était  telle  que  l'évêque  Absalon,  en  se 
dressant  sur  la  pointe  du  pied,  eut  grand'peine  à  toucher  le  men- 
ton avec  une  hachette  qu'il  portait  habituellement.  Saxo  Gram- 
maticus  compare  Rugievit  à  Mars  et  déclare  qu'il  présidait  à  la 
guerre.  Quand  les  Danois  entrèrent  dans  le  sanctuaire,  ils  trou- 
vèrent l'idole  dans  un  état  lamentable.  Les  hirondelles  avaient 
fait  leurs  nids  dans  les  plis  de  son  visage  [sub  oris  ejus  linea- 
mentis)  ou  plutôt  de  ses  visages,  et  sa  poitrine  était  souillée  de 
leurs  excréments.  Il  n'y  avait  d'ailleurs  rien  d'agréable  à  voir 
dans  cette  idole;  la  sculpture  était  fort  grossière.  Les  Danois  lui 
brisèrent  les  jambes  (l'idole  était  en  bois  de  chêne)  à  coups  de 
hache;  le  dieu  tomba  et  les  indigènes,  voyant  son  impuissance, 
changèrent  leur  culte  en  mépris. 

A  côté  du  sanctuaire  de  Rugievit  s'élevait  celui  de  Porevit.  Ce 
dieu  avait  cinq  têtes,  mais  il  ne  portait  pas  d'armes  :  Absalon  or- 
donna d'emporter  cette  idole  de  Porevith  ainsi  que  celle  de  Pore- 
nutius  hors  de  la  ville  et  de  les  brûler.  Les  habitants  se  refusèrent 
longtemps  à  exécuter  cet  ordre;  ils  craignaient  de  perdre  l'usage 
de  leurs  membres  s'ils  se  prêtaient  à  ce  sacrilège.  Absalon  leur 
assura  qu'ils  n'avaient  aucun  châtiment  à  redouter.  Sueno,  pour 
leur  montrer  combien  il  fallait  mépriser  ces  dieux,  se  tint  debout 
sur  les  idoles  et  obligea  les  Karentins  à  le  traîner  avec  elles,  nec 
minus  trahentes  rubore  quam  pondère  vexavit,  dit  ironiquement 
Saxo  Grammaticus'. 

Enfin  les  biographies  d'Otto  de  Bamberg  nous  apprennent 
l'existence  d'un  dieu  appelé  Herovith  ou  Gerovit.  Ebbo  décrit  le 
temple  de  Gerovit,  qui  lingua  latina  Mars  dicitur ,  qï  qu'il  appelle 

1)  Saxo  cite  des  châtiments  surnaturels  infligés  par  les  dieux  ou  plutôt  par 
les  démons  aux  Slaves  païens.  Il  en  rapporte  un  exemple  difficile  à  mettre  en 
français  :  «  Nec  mirum  si  illorum  potentiam  formidabant  a  quibus  stupra  sua  saepe 
numéro  punita  meminerant.  Si  quidem  mares  in  ea  urbe  cum  fœminis  inconcu- 
bitum  adcitis  canum  exemplo  cohaerere  soiebant,  nec  ab  ipsis  morando  divelli 
poterant,  interdum  utrique  perticis  e  diverso  appensi  inusitato  nexu  ridiculum 
populo  spectaculum  prœbuere.  Ei  miraculi  fœditate  solennis  ignobilibus  statuis 
cultus  accessit  creditumque  est  earum  viribus  effectum  quod  dœmonum  enit 
prœstigiis  adumbratum  ».  Un  peu  plus  loin  (p.  579)  Saxo  Grammaticus  s'em- 
presse de  raconter  les  miracles  opérés  à  la  prière  des  nouveaux  prêtres  chrétiens  : 
«  Nec  praedicationis  eorum  rainisterio  miracula  defiiere.  »  Évidemment  il  tient 


18  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

aussi  Deus  militide  (Ebbo  *  pense  peut-être  au  bas-latin  guerra). 
Dans  ce  temple  était  suspendu  un  bouclier  d'une  grandeur  éton- 
nante qu'il  n'était  pas  permis  de  touchera  aucun  mortel.  Il  était 
consacré  au  dieu  Gerovith  et,  quand  on  le  portait  devant  les  guer- 
riers, il  leur  donnait  la  victoire.  Un  clerc  allemand  s'en  empara 
un  jour  et,  grâce  au  prestige  de  cette  arme  redoutable,  put  échap- 
per aux  païens  qui  le  poursuivaient.  A  la  seule  vue  du  bouclier 
ils  s'enfuyaient  ou  se  précipitaient  la  face  contre  terre.  Les  Ha- 
voliens  célébraient  une  fête  en  son  honneur  au  commencement 
d'avril.  Gerovit  était  aussi  honoré  à  Velegost  (Hologasta,  Vol- 
gast),  sur  les  bords  du  fleuve  Piena;  on  lui  avait  dédié  un  temple*. 
Quand  l'évêque  Otto  se  présenta  devant  cette  ville,  il  la  trouva 
pavoisée  de  drapeaux  et  fort  occupée  à  célébrer  une  fête  en  l'hon- 
neur de  Gerovit ^  Il  est  bien  difficile  d'admettre  que  ces  dieux 
de  physionomie  et  d'attributs  si  différents  ne  soient  que  des  ho- 
monymes du  saint  Vit  de  Corvey. 

L.  Léger. 

à  opposer  ces  miracles  païens  qu'il  ne  conteste  pas  des  miracles  chrétiens  non 
moins  incontestables. 

1)  Ebbo  (III),  ap.  Pertz,  Monumenta,  XII,  p.  861,  865. 

2)  H.  Erbord,  III,  6. 

3)  «  Civilas  vexillis  undique  circumstantibus  cujusdam  idoli  Gerovili  noraine 
celebritatem  ascebat.  » 


LUCRÈCE 


DANS  LA  THEOLOGIE  CHRETIENNE 

DU  III«  AU  XIII«  SIÈCLE 

ET     SPÉCIALEMENT    DANS    LES    ÉCOLES    CAROLINGIENNES 

[Suite)  ' 


II 


THÉOLOGIE   ET  PHILOSOPHIE 

DE   LUCRÈCE  CHEZ  LES   GRAMMAIRIENS  ET  LES  APOLOGISTES. 

ISIDORE    DE    SÈVILLE     ET     BEDE. 

Dès  le  i"  siècle,  il  devient  difficile  de  suivre  l'influence  de  Lu- 
crèce*.  —  Chez  les  écrivains,  d'ailleurs  peu  nombreux,  de  cette 
époque,  on  ne  trouve  plus  que  de  rares  citations  de  seconde 
main,  fondues  dans  le  texte.  Elles  se  réduisent  même  à  si  peu 
de  chose  que  le  De  Natura  Rernim  semble,  à  premier  examen, 
avoir  disparu  durant  la  période  de  décadence  qui  précède  la  re- 
naissance carolingienne. 

Un  examen  attentif  montre  cependant  que  l'influence  de  Lu- 
crèce s'est  continuée. 

Les  écoles  carolingiennes  furent  dirigées  tantôt  par  ceux  qui 
avaient  apporté  en  France  les  traditions  saxonnes  et  romaines, 
tantôt  par  les  représentants  des  idées  espagnoles  :  elles  eurent 
pour  maîtres  '  et  disciples  les  chefs  du  mouvement  intellectuel  de 

1)  Voir  la  Revue,  nov.-déc.  1895,  p.  284. 

2)  C'est  l'époque  où  les  anciens,  même  les  plus  connus,  semblent,  chez  nous, 
momentanément  disparaître  (cf.  Grégoire  de  Tours). 

3)  «  Alcuin  eut  pour  disciples,  à  l'école  du  Palais,  Adalhard  qui  fit  fleurir  les 


20  REVUE    DE  l'histoire   DES    RELIGIONS 

cette  époque  et  rayonnèrent  en  Allemagne  et  en  Italie.  Les 
influences  subies  par  elles  s'étendirent  donc  à  presque  tout  le 
monde  chrétien.  Si  l'examen  des  textes  montre  que  les  philo- 
sophes et  les  théologiens  d'alors  retrouvèrent  en  des  ouvrages 
maniés  sans  cesse,  et  peut-être  dans  Lucrèce  lui-même,  des 
idées  épicuriennes  ;  si  ces  auteurs,  tout  en  faisant  leurs  réserves, 
ont  admis  quelques-unes  de  ces  idées,  on  ne  pourra  nier  que 
l'influence  directe  ou  indirecte  du  poète  se  soit  exercée  sans 
interruption  jusqu'au  temps  d'Abélard. 

Les  citations  éparses  chez  les  auteurs  nommés  dans  l'Intro- 
duction forment  un  total  d'environ  400  vers  :  quelques-uns, 
isolés  do  leur  contexte,  n'ont  aucune  valeur  et  d'autres  aucune 
importance  philosophique  ni  théologique.  Laissons  de  côté  les 
uns  et  les  autres;  il  restera  une  centaine  de  vers,  exprimant  en 
formules  précises  et  faciles  à  retenir  des  idées  épicuriennes  sur 
le  monde,  l'âme  et  la  divinité. 

études  à  Corbie,  d'où  sortiront  dans  la  suite  Radbert-Paschase  et  Ratramne  • 
Arigilbert,  abbé  de  Saint-Riquier,  qui  y  réunit  plus  de  200  volumes  ;  l'histo- 
rien Eginhard,  abbé  de  Seligenstadt;  Riculf,  archevêque  de  Mayence,  qui  en- 
voya peut-être  à  Tours  Raban,  Candide  et  quelques  autres  de  leurs  condisciples; 
Rigbod,  archevêque  de  Tours... 

«  Hincmar  consultait  plus  tard  Raban  parce  qu'il  était  le  seul  disciple  vivant 
d'Alcuin... 

«  Alcuin  fournit  par  son  enseignement  des  gloses  à  Raban;  Heiric  d'Auxerre 
commenta  les  vers  qu'il  a  mis  comme  prologue  au  livre  De  decem  categoriis. 

«  Gerberl  suit  à  Reims  l'ancien  programme  de  Raban  et  d'Heiric...  Abéiard 
lui-même  n'a  à  sa  disposition  que  les  ouvrages  dont  se  sont  servis  Gerbert, 
Heiric  et  Raban. 

«  Raban-Maur  a  pour  successeur  liaimon  et  pour  disciple  Servat-Loup, 
abbé  de  Ferrières;  Heiric  d'Auxerre  entend  Haimon;  Servat-Loup  commente 
Alcuin,  copie  Jean  Scot  et  a  pour  disciples  Hincbald  qui  dirige  ensuite  l'école 
deSainl-Ainand  et  Rémi  d'Auxerre  qui,  cité  plusieurs  fois  par  Abéiard,  enseigne 
à  Reims  où  il  a  pour  disciple  Abbon  de  Fleury,  puis  à  Paris  où  il  est  entendu 
par  Odon  de  Cluny. 

«  Odon  de  Cluny  a  été  indirectement  le  maître  de  Gerbert.  qui,  disciple  en 
philosophie  d'un  archidiacre  de  Reims,  restaure  dans  cette  ville  l'école  illustrée 
par  Rémi,  en  reprenant  pour  son  enseignement  l'ancien  programme  de  Raban 
et  d'Heiric.  »  (F.  Picavet,  Origine  de  la  philosophie  scolastique  en  France,  in 
Bibl.dfs  IJauics-Études  (Sciences  religmises),  t.  1,  n.  265-266.) 


LUCRÈCE    DANS    LA    THÉOLOrrTK    CHRÉTIENNE  21 

A  une  époque  où  toutes  les  éludes,  même  purement  gramma- 
ticales, étaient  dominées  parles  préoccupations  théologiques'; 
au  moment  où  la  physique  n'avait  d'autre  utililé  que  d'éclairer 
la  lecture  de  la  Genèse  et  de  VEcclésiaste~^  ces  fragments  épars 
ne  pouvaient  rester  sans  influence.  C'étaient,  sous  cette  forme, 
des  idées  constamment  en  circulation  et  d'autant  moins  suspec- 
tes que,  séparées  du  corps  des  doctrines  épicuriennes,  elles  pa- 
raissaient sans  danger. 

Voyons  donc  quelles  théories  elles  apportaient  aux  penseurs 
de  cette  époque. 

1°  Sur  le  inonde.  —  Celui  qui  veut  rechercher  le  principe  de 
l'Univers  et  de  la  Divinité,  et  déterminer  de  quoi  la  Nature  crée 
toutes  choses  et  à  quoi  les  ramène  après  dissolution  ^  trouvera 
quatre  éléments  :  le  feu,  la  terre,  l'air  (ou  l'âme)  et  l'eau*.  De 
ces  éléments  tout  est  sorti,  car  de  rien  on  ne  tire  rien  ';  il  faut 
donc  à  l'origine  supposer  un  principe  duquel  tout  fut  formé,  et 
même  des  principes  particuliers  pour  chaque  aspect  de  la  ma- 
tière^ :   ce  sont  les  homœoméries.   Chaque  être    a   sa  matière 

1)  Cf.  p.  26,  note  5. 

2)  Cf.  Cassiodore,  etc. 

3)  Natn  tibi  de  summa  cœli  rations  deiimque 
Disserere  incipiam,et  rerum  primordia  pandam, 
Unde  omnis  natura  creet  res,  auctet  alatque, 
Quove  eadem  rursus  natura  perempta  resolvat. 

(Lucr.,  I,  55.  —  Senec,  £p.  95,  il.) 

Principiis,  unde  hsec  oritur  variantia  rerum. 

(Lucr.,  III,  318;  —  Nonius,  K.,  p.  184.) 

4)  Ex  igni,  terra  atque  anima  nascuntur  et  imliri. 

(Lucr.,  I,  716;  —  Boet.,  Arithm.,  Il,  1.) 

Creare  est  traduit  par  créer,  conformément  à  la  tradilion  venue  de  ces  au- 
teurs. 

5)  Nil  igitur  fieri  de  nilo  fatendum  est, 

Semine  quando  opus  est  rébus,  quo  quseque  creata 
Aërisin  teneras  possint  proferier  auras. 

(Lucr.,  I,  205;  —  Lact.,  Ira  Bel,  10.) 

6)  Sed  quara  multarum  rerum  vis  possidet  in  se 
Atque  potestates,  ita  plurima  principiorum 

(Lucr.,  Il,  587;  —  aliter  Prise.,  I,  249.) 


22  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

propre,  de  laquelle  il  se  forme  peu  à  peu*  :  ainsi  les  viscères  pro- 
viennent à" éléments  viscéraux,  le  sang  à^ éléments  sanguins,  etc. 
Sinon^,  d'où  proviendraient  les  pierres  aussi  bien  que  le  fer 2,  etc.? 
Comment  un  corps  froid  engendrerait-il  le  froid  '  ?  Ne  voyons- 
nous  pas  que  c'est  la  matière  vivante  qui  donne  naissance  à  tout 
ce  qui  vit*? 

Ce  n'est  pas,  d'ailleurs,  une  condamnation  de  la  génération 
spontanée  :  le  soleil,  la  pluie  et  la  terre  combinés  sont  capables 
d'engendrer  ^  Des  êtres  se  développent  pour  ainsi  dire  dans  les 
ventres  de  la  terre,  comme  le  poussin  dans  ^œuf^  Quand  ces 
êtres  ont  épuisé  l'existence  que  leur  avait  prêtée  l'universelle 

1)  Quidque  sua  de  materia  grandescere  alique. 

(Lucr.,  I,  191;  — Nonius,  115.) 

Visceribus  viscus  gigni,  sanguenque  creari 

(Lucr.,  I,  837;  —  Nonius,  Plotius,  Charisius.) 

Développant  cette  pensée,  Servi  us  avait  écrit  : 

«  Ex  ossibus,  secundum  Anaxagoram  quihomœomeriam  dicit,  i.  e.  omnium 
membrorum  similitudinem  esse  in  rébus  creandis,  i.  e.  ex  ossibus,  ex  san- 
guine, ex  medullis.  Nam  omnia  pro  parte  su!  transeunt  in  procrealionem  ; 
(Lucr.,  I,  830). 

Nunc  ad  Anaxagorae  veniamus  homœomeriam.  » 

(Serv.,  ïnMn,,  IV,  625.) 

2)  Unde  queant  validi  silices  ferrumque  creari? 

(Lucr.,  I,  571;  -  Nonius,  K.,  225.) 

3)  Propterea  fît  uti  quae  semina  cumque  habet  ignis 
Dimittat,  quia  saepegelum,  quod  continet  in  se,  mittit. 

(Lucr.,  VI,  876;  —  Prise,  I,  211.) 

4)  Ex  insensilibus  ne  credas  sensile  nasci. 

(Lucr.,  II,  887;  —  Prise,  I,  132.) 

5)  Quod  sol  atque  imbres  dederant,  quod  terra  crearat 
Sponte  sua,  salis  id  placabal  pectore  donum. 

(Lucr..  V,  934;  —  Macr.,  Sat.  VI,  1,  65.) 

Vers  ainsi  interprétés  séparés  de  leur  contexte. 

6)  Crescebant  uteri  terrae  radicibus  apti. 

(Lucr.,  V,  805;  -  Lact.,  Inst.  div.,  III,  12.) 


LUCRÈCE    DANS    LA    THÉOLOGIE    CHRÉTIENINE  23 

créatrice  *,  la  Nature,  ils  rendent  à  la  terre  leurs  éléments  ",  qu'elle 
donnera  à  d'autres,  et  ainsi  de  suite  jusqu'au  jour  oii  s'écroulera 
la  machine  du  monde',  où  tout  retournera  dans  le  vide,  en  l'im- 
mensité duquel  tout  se  meut*. 

2°  V homme.  —  Maintenant  quelles  sont  dans  le  monde  ainsi 
constitué,  la  place  et  la  nature  de  l'homme  «? 

Tout  est  formé  de  deux  principes''  :  dans  l'homme,  l'un  de  ces 
principes  est  évidemment  l'âme.  Mais  comment  vient-elle  au 
corps?  Chez  les  êtres  inférieurs,  comme  les  vers,  on  ne  peut  dire 
qu'ellearrive  toute  créée  du  dehors'  ;  sinon,  où  loger  la  multitude 
des  âmes  attendant  leurs  corps?  Chez  l'homme  il  en  est  autre- 
ment, car  son  âme  [animus)  se  double  d'une  sorte  de   principe 

Quatenus  in  pullos  animalis  vertier  ova 
Cernimus  aliluum... 

(Lucr.,  II,  927;  —  Plotius,  K.,  445.) 

1)  Denique  ad  extremam  crescendi  perfîca  finem 
Omnia  perduxit  rerum  nalura  creatrix. 

(Lucr.,  II,  1116  ;  —  Nonius,  K.,  p.  160.) 

2)  Cedit  item  rétro,  de  ferro  qiiod  fuit  ante, 
In  terram... 

(Lucr.,  II,  1000;  — Lact.,  Jns(.  div.,  VII,  12.) 

3)  Sustentata  ruet  moles  et  machina  mundi. 

(Lucr.,  V,  96  ;  -  Probus,  225.) 

4)  ...  Totum  video  per  inane  geri  res. 

(Lucr.,  III.  17;  —  Nonius,  416.) 

5)  Quid,  genus  humanum  propntim  de  quibus  factumst? 

(Luor.,  II,  975;  —  Nonius,  K.,  511.) 

6)  Nam  quaecumque  cluent,  aul  his  conjuncta  duabus 
Rébus  ea  inventes  aut  horum  éventa  videbis. 

(Lucr.,  I,  449;  —Nonius,  iv.,  203.) 

7)  Quod  si  forte  animas  extrinsecus  insinuari 
Vermibus,  et  privas  in  corpore  posse  venire 
Credis,  nec  reputas  cur  milita  multa  animarum 

(Lucr.,  III,  720;  —  Nonius,  K.,  159.) 

Sur  l'importance  de  cette  question  dans  la  théologie  chrétienne,   cf,  Leibniz, 
Théodicëe,  I,  86,  90,  91. 


24  REVUK    DE    L"inST01RE    DES    RELIGIONS 

vilal  [anima)  analogue  au  principe  do  vie  des  animaux*.  Ce  prin- 
cipe naît  et  meurt  :  quant  à  l'âme  [animus)^  qui  est  notre  esprit% 
c'est  par  elle  que  nous  sommes  d'origine  céleste  et  que  nous  avons 
tous  un  Père  commun  ^;  c'est  elle  qui  peut  vivre  et  durer  hors  du 
corps*;  c'est  elle  entin  qui  retourne  aux  temples  resplendissants 
des  cieux  quand  la  terre  reprend,  à  la  mort,  ce  qu'elle  avait  donné 
aThomme"  :  etnous,  qui  restons  vivants,  croyons  voir  encore  de- 
vant nous  et  entendre  ceux  dont  la  terre  garde  les  os^ 

Dans  tous  ces  fragments  isolés,  rien  ne  heurtait  précisément 
les  idées  théologiques  :  mais  que  dire  des  vers  où  Lucrèce  nous 
montre  l'âme  terrifiée  de  mourir,  elle  qui  devrait  au  contraire,  si 
elle  se  sentait  immortelle,  se  réjouir  de  quitter  le  corps  comme 


1)  Esse  animam  cum  animo  conjunctam  :  quae  cum  animi  vi 
Perculsa  est,  exin  corons  propellit  et  icit. 

(Lucr.,  III,  159;  —  Nonius,  K.,  124.) 

2)  Priraum  animumdico,  mentem  quam  ssepe  vocamus. 

(Lucr.,  III,  94;  —  Charisius,  £.,  210.) 

3)  Denique  cœlesti  sumus  omnes  semine  oriundi 
Omnibus  ille  idem  Pater  est... 

(Lucr.,  II,  991  ;  —  Lact.,  Inst.  div.,  VI,  10,  et  Opif.  Dei,  19.) 
Sur  le  idem  Pater  est,  cf.  RitteretPreller; —  Patin,  sur  la  religion  de  Lucrèce. 

4)  Tanto  magis  infitiandum  est 

Totum  posse  extra  corpus  durare  genique. 

(Lucr.,  III,  794;  —  Prise,  I,  529.) 

5)  Cedit  item  rétro  de  terra  quod  fuit  ante 

In  terram,  sed  quod  missum  est  ea  setheris  oris 
Id  rursum  cœli  fulgentia  templa  receptant. 

(Lucr.,  IL  1001;  —Lact.,  Inst.  div.,  VII,  12.) 

Servius  avait  commenté  ainsi  un  passage  analogue  :  «  Nihil  enim  est  quod 
perire  funditus  possit,  cum  sit  to  Ttav,  i.  e.  omneinquod  redeunt  universareso- 
luta.  Res  autem  haec  quae  mors  vocatur,  non  est  mors  :  quippe  quee  nihil  perire 
facit;  sed  resolutio.  Unde  mors  a  plerisqueinteritus  dicta  est,  quasi  interveniens 
et  mistarum  rerum  connexionem  resolvens.  Lucretius  (I,  675)  : 
Conlinuo  lioc  mors  est  illius  quod  fuit  ante. 

(Serv.,  In  Mn.,  IV,  225.) 

6)  Cernere  ut  videamur  eos  audireque  coram 
Morte  obita  quorum  tellus  amplectitur  ossa. 

(Lucr.,  I,  175;  —  Macr.,  Sot.,  VI.  1,  4.) 


LUCRÈCE    DANS    LA    THEOLOGIE    CHRÉTIENNE  25 

le  sorpent  laisse  sa  peau  dès  l'avril*.  De  tels  vers  durent  être  la 
pierre  de  scandale  du  Moyen  Age^  :  seuls,  ils  auraient  suffi  à 
rendre  Lucrèce  suspect,  à  moins  qu'on  n'y  lût  la  terreur  de  l'enfer 
ou  qu'on  ne  les  présentât  comme  une  objection. 

3°  La  Divinité.  —  Il  semble  impossible  que  les  chrétiens  du 
Moyen  Ag-e  consultent  Lucrèce  sur  ce  sujet  :  cependant  les  apo- 
logistes ne  l'avaient-ils  pas  déjà  fait'?  Le  poète  n'était-il  plus 
celui  qui  dépeignit  en  vers  énergiques  la  misérable  condition 
des  hommes  courbés  sous  le  joug  du  polythéisme? 

Quels  malheurs,  quels  crimes,  quelles  impiétés  n'a  pas  causés 
la  religion  ancienne  *?  Faut-il  rappeler  le  sang  d'Iphigénie  rou- 
gissant les  autels  de  Diane  ^?  Faut-il  rappeler  ce  Jupiter  dont  le 
foudre  maladroit  frappait  innocents  et  coupables,  et  jusqu'à 
ses  propres  temples^?  Voilà  la  religion  dont  il  faut  délivrer  les 
hommes''  :  celle  qui  consiste  en  de  vaines  pratiques,  puis- 
qu'elle ne  commande  que  d'aller  d'un  autel  à  l'autre,  de  se  pros- 

1)  ...Quod  si  immortalis  nostra  foret  mens, 
Non  tam  se  moriens  dissolvi  conquereretur 

Sed  magis  ire  foras,  vestemque  relinquere,  ut  anguis. 

(Lucr.,  III,  610;  —  Lact.,  Inst.  div.,  III,  18.) 

2)  Aussi  verrons-nous  condamner  ensemble,  au  xii»  siècle,  les  doctrines  maté- 
rialistes et  panthéistiques  des  Amauriciens,  des  Épicuriens  et  des  Aristotéliciens. 

3)  Humana  ante  oculos  fœde  cum  vitajaceret 
In  terris  oppressa  gravi  sub  religione. 

(Lucr.,  1,  62;  —  Nonius,  K.,  314.) 

4)  Tantum  reiigio  potuit  suadere  malorum 

Quae  peperit  saepe  scelerosa  impia  atque  facta. 

(Lucr.,  I,  101;  —  Lact.,  Inst.  div.,  I,  25.) 

5)  Aulidae  quo  pacto  triviee  virginis  aram 
Iphianassae  turparunt  sanguine  fœde. 

(Lucr.,  I,  85  ;  —  Prise,  I,  285.) 

6)  tune  fulmen  mittit  et  aedes 

Ipse  suas  disturbat  et  in  déserta  recedens 
Sseviat,  exercens  telum,  quod  saepe  nocentes 
Praeterit,  exanimet  indignos  inque  merentes. 

(Lucr.,  II,  1002;  —  Lact.,  Inst.  div.,  III,  17.) 

7)  Religionum  animos  nodis  exsolvere  pergo. 

(Lucr.,  I,  932;  —  Lact.,  Inst.  div.,  I,  t6.) 


26 


REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 


ternpr  devant  des  pierres  en  étendant  les  mains,  de  répandre  le 
sang  des  animaux*,  etc. 

Il  est  d'autres  conceptions  d'une  Divinité  dont  la  puissance  fait 
se  mouvoir  en  ordre  les  cieux  et  donne  à  la  terre  les  rayons  du 
soleil^  Lucrèce  en  parle,  semble-t-il,  en  termes  que  ne  désavoue- 
rait pas  un  chrétien.  S'il  ne  montre  pas  cette  Divinité  attentive  à 
nous'',  il  la  dépeint  du  moins  avec  des  attributs  assez  parfaits;  mais 
les  dieux  n'ont  pas  à  s'occuper  de  nous  :  ce  serait  folie  de  le  pré- 
tendre !  Que  pourrait  ajouter  à  leur  bonheur  et  à  leur  immortalité 
ce  qu'ils  feraient  pour  nous?  Riche  d'elle-même,  loin  de  nos  soucis 
et  de  nos  tourments*,  la  Divinité  n'a  nul  besoin  de  nous  :  elle  est 
inaccessible  à  nos  passions  et  supérieure  à  nos  vertus. 

Tel  était  le  Lucrèce  (sensiblement  différent  du  véritable)  que 
cette  tradition  de  g-rammairiens  et  d'apologistes  faisait  connaître 
aux  écoliers  abordant  les  études  théologiques  et  philoso- 
phiques';   sous   la   forme   précise  du  vers,    ces   idées  furent 

1)  Nec  pietas  ulla  est  velatum  saepe  videri 

Vertier  ad  lapidem  atque  omnis  accedere  ad  aras 
Et  procumbere  humi  prostratum  et  pandere  palmas 
Ante  deum  delubra,  nec  aras  sanguine  multo 
Spargere  quadrupedum,  nec  votis  nectere  vota. 

(Lucr.,  V,  1196;  —  Lact.,  Inst.  div.,  II,  3.) 

2)  Quis  pariter  cœlos  omnes  convertere  et  omnes 
Ignibus  astheriis  terras  suffire  feraces; 

(Lucr.,  II,  1097;  —  Nonius,l[.,  197.) 

3)  Dicere  porro  hominum  causa  voluisse  parare 
Prseclaram  mundi  naturam... 

Desipere  est.  Quid  enim  immortalibus  atque  beatis 

Gratianostra  queat  largirier  emolumenti, 

Ut  nostra  quidquam  causa  gerere  aggrediantur? 

(Lucr.,  V,  156;  —  Lact.,  Inst.  div.,  VII,   14.) 

4)  Omnis  enim  per  se  divum  natura  necessest 
Immortali  sevo  summa  cum  pace  fruatur 
Semota  a  nostris  rébus  sejunctaque  longe; 
Nam  privata  dolore  omni,  privata  periclis, 
Ipsa  suis  pollens  opibusnihil  indiga  nostri 
Nec  bene  promeritis  capitur  neque  tangiturira. 

(Lucr.,  II,  646;  —  Lact.,  Ira  Dei,  9.) 

5)  «  Initiandi  ergo  sumus  in  grammatica,  deinde  in  dialectica,  posteainrheto- 
rica.  Quibus  instructi  ut  armis,  ad  studium  philosophiae  debemus  accedere.  » 

(Ad  spima  Bedœ,  Mg.,  I,  1178.) 
«  Porro  sapientiam  veteres   pbilosophiam  vocaverunt,  id  est  omnium  rerum 


LUCRÈCE    DANS    LA    THÉOLOGIE    CHRÉTIENNE  27 

comme  des  centres  autour  desquels  d'autres  idées  épicuriennes 
venaient  facilement  se  grouper.  Les  études  grammaticales 
contribuèrent  ainsi  à  répandre  les  idées  épicuriennes  de  Lu- 
crèce, surtout  chez  ceux  qui  s'occupaient  de  rattacher  la  Na- 
ture à  Dieu.  Etait-ce  assez  pour  faire  définitivement  adopter 
Lucrèce?  Non,  car  les  manuscrits  du  poète  étaient  là  pour 
contredire  les  éloges  de  Lactance  et  démontrer  combien  saint 
Jérôme  avait  eu  raison  de  proscrire  les  Epicuriens.  De  là  un 
double  courant  d'opinions  :  tantôt  Lucrèce  n'é'.ait  qu'un  hé- 
rétique, et  tantôt  il  était  considéré  comme  la  meilleure  source 
pour  commenter  les  livres  physiques  de  la  Bible.  Suivant  que 
prévalait  l'une  ou  Tautre  opinion,  on  faisait  le  silence  sur  lui  ou 
bien  on  le  citait  presque  autant  que  les  Néoplatoniciens  et  autres 
philosophes.  En  aucun  cas,  d'ailleurs,  sa  morale  ne  fut  adoptée. 
Ce  départ  entre  le  bon  et  le  mauv^ais  épicurisme  apparaît  bien 
chez  les  deux  auteurs  qui  eurent  le  plus  d'influence  sur  les  maî- 
tres des  écoles  carolingiennes  :  saint  Isidore  et  le  vénérable 
Bède. 

«  Saint  Isidore  est  peut-être  le  plus  grand  compilateur  qu'il  y  ait 
jamais  eu.  Ses  ouvrages,  qui  représentent  des  extraits  de  biblio- 
thèques tout  entières,  dans  un  temps  oii  il  y  en  avait  si  peu,  fu- 
rent d'autant  plus  décisifs  pour  la  culture  générale,  qu'ils  se 
distinguaient  davantage  par  un  agencement  simple  et  clair,  facile 
à  saisir  et  à  la  portée  de  tous.  » 

«  L'ouvrage  de  saint  Isidore  fut  donc  pour  le  Moyen  Age  une 
vraie  mine  oii  l'on  puisa  surtout  maintes  connaissances  sur  l'an- 

humanarum  atque  divinarum  scientiam.  Hujus  phiiosophiae  partes  très  esse 
dixerunt,  id  est,  physicam,  logicam,  ethicatn.  Physica,  naturalis  est  ;  Ethica 
moralis  ;  Logica  rationalis.  Harum  prima  naturae  et  contemplationi  rerum  de- 
putatur  ;  secundain  actione  et  cognitione  recte  vivendi  versatur;  tertia  in  dis- 
cernendo  verum  a  falso  ponitur.  » 

(Isid,,  Ind.  Differentiarum,  I.  II,  c.  xxxix,  149;  Mg.,  V,  93.) 

«  Philosophi...  Ethici,  Logici,  Physici,  nam  aut...  aut  de  natura  disputare 
soient,  ut  in  Genesi  et  Ecclesiaste.  •>> 

(Raban.  Maur.,  De  Universo,  I.  XV,  c.  i,  p.  416.) 


28  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

tiquité,  dans  un  temps  où  le  souvenir  en  étaitéteint  et  où  Tonne 
lisait  plus  les  auteurs  que  saint  Isidore  cite  directement  ou  de 
seconde  main-  Celte  œuvre  n'est  sans  doute  qu'un  dictionnaire 
des  arts  et  des  sciences;  mais  c'est  justement  par  là  qu  elle  ré- 
pondait le  mieux  au  degré  inférieur  de  la  culture  de  ces  temps 
qui  commençait  à  s'annoncer.  Cette  manière  de  faire  desEtymo- 
logies,  insensée,  il  est  vrai,  mais  transmise  par  l'antiquité  au 
Moyen  Age,  avait  du  moins  l'avantage  d'aider  parfois  la  mé- 
moire ^  » 

Aussi  l'auteur  des  Étymologies  fut-il,  avec  Lactance,  celui 
qui  contribua  le  plus  à  répandre  les  théories  de  Lucrèce  dans  les 
écoles  du  Moyen  Age^  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  toujours  favorable 
à  cet  Épicurien  hérétique^  et  immoral  :  il  reproduit  l'accusation 
de  Donat  et  de  Quintilien*  et  ne  rappelle,  des  éloges  de  Lactance, 
que  le  passage  contre  la  superstition;  encore  le  retourne- t-i! 
contre  Lucrèce  ^  Cependant  le  poète  lui  semble  assez  connu  pour 

i)  Ebert,  Histoire  de  la  littérature  du  Moyen  Age  en  Occident,  p.  556  et 
561,  trad.  Aymeric  et  Condamin. 

2)  Ses  opinions  avaient  la  même  valeur  que  celles  des  premiers  Pères  de 
l'Église  :on  le  préférait  même  à  saint  Ambroise  :  «...  vel  Ambrosioprœferendus  » 
disent  les  Bollandistes  {Mg.,ls\(i.,  op.  I,  p.  148).  —Dans  son  livre  De  scintil- 
lis  le  moine  Defensor  (vii^  siècle)  cite  les  paroles  d'Isidore  à  côté  de  celles  du 
Christ,  dans  les  évangiles,  des  apôtres  Pierre  et  Paul,  deSalomon,  d' Ambroise, 
de  Jérôme,  d'Augustin  et  de  Basile.  Les  citations  d'Isidore  sont  parmi  les  plus 
longues;  elles  fournissent  en  particulier  la  maxime  épicurienne  :  «  Reus  animus 
nunquam  securus  est  «(De  scint.,  c.  li  ;  Mg.,  t.  LXXXVIII,  684). 

3)  «  Eadem  materia  apud  herelicos  et  philosophos  volutatur...  divisi  sunt  au- 
tem  et  hi  in  hœresibus  suis,  habentes  quidam  nomina  ex  auctoribus,  ut  Plato- 
nici,  Epicurei,  Pythagorici...  Epicurei  dicti  ab  Epicuro,  quodam  philosopho  ama- 
torevanitatis,  non  sapientise,  quem  etiam  ipsi  philosophi  porcum  nominaverunt, 
quia  se  volutans  in  cœno  carnali,  voluptatem  corporis  summum  bonum  asseruit; 
qui  etiam  dixit  nulla  providentia  divina  instructum  esse  aut  régi  mundum.  » 
(tsid.,  Etym.,  1.  VIII,  c.  vi  ;  —  cf.  Hieron.,  Coin,  in  Epist.  ad  Titum,  cm, 
V.  iO.] 

4)«Patratioenimestrei  venerese  consommatio.  Lucret  :  Et  bene  parla  patrant  » 
{Is.. Etym.,  IX,  c.  v,3). 

Cf.  note  à  Donat.  Introd.  —  Cependant  saint  Jérôme  (Adv.  iov.)  avait  montré 
Lucrèce  détestant  l'amour  sensuel. 

5)  «  Superslitiosos  ait  Cicero  appellatos  qui  totos  dies  precabantur  et  immola- 
bant,  ut  sibisui  liberi  superstites  essent  «  (Isid.,  Etym,  I.  X,  S,  244), 

-.cLucretiusautem  superstitionera  dicit  superstantiam  rerum,  id  est,  cœleslium 


î 


LUCRÈCE    DANS   LA    THÉOLOGIE    CHRÉTIENNE  29 

mériter  une  menlion  dans  ses  Chroniques',  toutes  brèves  qu'il 
les  ait  faites, 

x4.utre  est  son  attitude  lorsqu'il  s'ag-it  de  théories  physiques  : 
dans  ses  Etymologies  et  son  livre  sur  la  Nature  [De  Natura  Re- 
rum),  Isidore  cite  abondamment  Lucrèce'.  Le  poète  est  un  de 
ces  anciens  dont  l'opinion  est  presque  aussi  considérable,  en 
ces  matières,  que  celle  des  Pères  catholiques;  aussi  est-il  très 
souvent  cité  lorsque  saint  Isidore  examine  ces  questions. 

1°  Les  éléments  primitifs  des  choses.  —  L'auteur  emprunte 
d'abord  aux  grammairiens,  sinon  à  Lucrèce  lui-même,  le  prin- 
cipe épicurien'  :  Rieji  ne  se  perd  et  rien  ne  se  crée',  il  s'étend  en- 
suite longuement*  sur  la  constitution  de  toutes  choses  par  les 

et  divinarum  quse  super  nos  stant;  sed  maie  dicU  «(Isid.,  Etijin.  VIII,  m,  7  ;  — 
Lucr.,  I,  66). 

Le  passage,  comme  beaucoup  d'autres,  semble  extrait  de  Servius,  mais  il  est 
démarqué  et  changé  : 

«  Sec  Lucr.  Superslitio  est  superstantiam  rerum,  i.  e.  coeleslium  et  divinarum, 
quae  super  nos  stant,  inanis  et  superfluus  timor  »  (Serv.,  Jn  ^n.,  VIII,  187). 

1)  «  Ptolemœus  Alexander  régnât  annis  X.  Syria  per  Gabinium  in  Romanorum 
dominium  transiit.  Poeta  quoque  Lucretius  nascitur,  qui  postea  se  furore  ama- 
torio  intertecit»  [Chr.  60).  —  Pour  apprécier  cette  simple  mention,  il  faut  rappe- 
ler ce  que  dit  Isidore  dans  sa  préface  :  «  Horum  nos  temporum  summam,  ab 
exordio...  ad  Sisebuti,  Gothorum  régis  principatum,  quanta  potuimus  brevitate, 
notavimus  w  (Prœfatio  ad  Chronicon). 

(Mg.,  VII,  p.  1037.) 

2)  Isidore  écrit  dans  la  préface  de  son  De  Natura  làerum  :  «  Quae  omnia, 
secundum  quod  a  veteribus  viris,  ac  maxime  sicut  m  lilteris  catholicorum  viro- 
rum  scripta  sunt,  proferentes,  brevi  tabella  notavimus.  Neque  enim  earum  re- 
rum naturam  noscere  superstitiosa  scientiaest,  si  tantum  sana  sobriaque  doc- 
trina  considerentur.  » 

(Isid.,  De  Natura  Rerum,  in  praef.) 

«  In  hoc  libello,  quasi  in  quadam  brevi  tabella,  quasdam  cœli  causas,  situs- 
que  terrarum  et  maris  spatia  annotavimus,  ut  in  modico  lector  ea  percurrat  et 
compendiosa  brevitate  etymologias  eorum  causasque  coguoscat  .» 

(Isid,,  Etym.,  1.  XIII  De  niundo  et  part,  prxf.) 

3)  Kx  nihilo  nihilum,  ad  nihilum  nil  posse  reverti. 

(Isid,,  Etym.,  1.  I,  17.) 

4)«Alomos  philosophi  vocanL  quasdam  in  mundo  corporum  parles  lam  mi- 
nutissimas,  ut  nec  visui  pateant,  nec  ioii.y\-i  (id  est,seclionem)  recipiant;  unde  et 
aTOfjiot  dicti  sunt,  Hi  per  iaane  totius  mundi  irrequietis  motibus  volitare,  et  hue 


30  REVUE   DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

atomes,  sur  l'eau  génératrice  des  êtres  *  et  les  petits  organismes 
qui  eng-endrent  nos  maladies'.  Parlant  des  pluies  qui  saturent  et 
fécondent  la  terre,  il  cite  le  fameux  vers  :  Ex  igni,..^  où  se  ré- 

atque  illuc  ferri  dicunlur,  sicut  tenuissimi  pulveres,  qui  infusis  per  fenestras 
radiis  solis  videntur;  ex  iis  arbores,  et  herbas  et  fruges  omnes  oriri...  etc.  » 

(Isid.,  Etym.,  1.  XIII,  c.  ii,  1.) 

Les  citations  grecques  autorisent  à  supposer  que  saint  Isidore  a  consulté 
d'autres  auteurs  que  Lucrèce  :  cf.  Servius,  In  Virgilii  Bucol.  VI,  31,  où  se 
trouve  une  partie  de  ce  texte. 

1)  <■<■  Alii  aquamdicuntgenitalemin  terris  moveri  et  eas  simul  concutere,  sicut 
vas,  ut  dicit  Lucretius,  » 

(Servius,  In  Mn.,  II,  479;  —  Isid.,  Etym.,  1.  XIV,  c.  i,  3.) 
Lucrèce  avait  écrit  (1.  VI,  555)  : 

Ut  vas  in  terra  non  quit  constare,  nisi  humor 
Destitit  in  dubio  fluctu  jactarier  intus. 

2)  «  Item  alii  aiunt  pestifera  semina  rerum  multa  ferri  in  aerem,  atque  sus- 
pendi,  et  in  externas  cœli  partes  aut  ventis  aut  nubibus  transporlari.  Deinde 
quaqua  feruntur  aut  cadunt  per  loca  et  germina  cuncta  ad  animalium  necem 
corrumpunt  ;  aut  suspensa  manent  in  aère,  et  cum  spirantes  auras,  illa  quoque 
in  corpus  pariter  absorbemus,  atque  inde  languescens  morbo  corpus,  aut  ulce- 
ribus  tetris  aut  percussione  subita  exanimatur.  Sicut  enim  cœli  novitate  vel 
aquarum  corpora  advenientium  tentari  consueverunt,  adeo  ut  morbum  conci- 
piant,  ita  etiam  aer  corruptus  ex  aliis  cœli  partibusveniens,  subita  clade  corpus 
corrumpit  atque  repente  vitam  exstinguit.  » 

(Isid.,  De  Natur.  Rer.,  c.  xxxix,  2.) 

...  primum  multarum  semina  rerum 
Esse  supra  docui  quae  sint  vitalia  nobis. 
Et  contra  quae  sint  morbo  mortique  necessest 
Multa  volare.  Ea  cum  casu  sunt  forte  coorta 
El  perturbarunt  cœlum,  fit  morbidus  aer. 
Atque  ea  vis  omnis  morborum  pestilitasque* 
Aut  extrinsecus  ut  nubes  nebulasque  superne 
Per  cœlum  veniunt,  aut  ipsa  sgepe  coortae 
De  terra  surgunt. .. 

Nonne  vides  etiam  cœli  novitate  et  aquarum 
Templari  procul  a  patria  quicumque  domoque, 
Àdveniunt  ideo  quia  longe  discrepitant  res... 
Quae  (species  hominuni)  cum  quatuor  inter  se  diversa  videmus 
Quattuor  a  ventis  et  cœli  parlibus  esee... 
Haec  igilur  subito  clades  nova  pestilitasque*, 
Aut  in  aquas  cadit  aut  fruges  persidit  in  ipsas, 
Aut  alios  iiominum  pastus  pecudumque  cibatus, 
Aut  etiam  suspensa  manet  vis  aëre  in  ipso, 

')  Cf.  iNou.  137. 


LUCRÈCE   DANS    LA    THÉOLOGIE    CHRÉTIENNE  31 

sumela  doctrine  des  quatre  éléments  '  si  populaires  dans  la  pre- 
mière partie  du  Moyen  Age. 

2o  La  terre  et  les  phénomènes  physiques.  —  La  terre  est  sus- 
pendue dans  le  vide  et  tenue  en  équilibre  comme  par  des  poids  : 
telle  est  du  moins  l'opinion  de  Job»  (et  d'autres  philosophes  cités 

Et,  cum'spirantes  mixtas  hinc  duciraus  auras. 
111a  quoque  in  corpus  paritersorbere  necessest 
Consiniili  ratione  venit  bubus  quoque  saepe... 
Languebat  corpus,  leti  jam  limine  in  ipso 
Et  simul  ulceribus  quasi  inuslis  omne  rubere 
Corpus... 

(Lucr.,  V[,  1090-1166.) 

1)«  Imbres  autem  et  ad  nubes  et  ad  pluvias  pertinent, dicti  agraeco  vocabulo, 
quod  terram  inebrient  ad  germinandum.  Ex  his  enim  cuncta  creantur,  unde  et 
Lucretius   : 

Ex  igni  terra  atque  anima  nascunlur,  et  imbri. 

(Isid.,  Etym.,  I.  Xlll,  c,  x,  4;    -  cf.  Servius,  In^n.,  I,  123.) 
Lucrèce  avait  écrit  (I,  715)  : 

Et  qui  quatuor  ex  rébus  posse  omnia  rentur, 
Ex  igni  terra  atque  anima  procrescere  et  imbri. 

Dans  son  De  Instit.  Arith.  (1.  II,  c.  i),  Boèce  semble  avoir  cité  ce  vers  sans 
nommer  Lucrèce,  ce  qui  a  fort  exercé,  aux  x^  et  xi"  siècles,  la  sagacité  des  cor- 
recteurs. Le  texte  de  Boèce  (édit.  Klotz)  porte  :  u...  jam  vero  mundum  corpora 
quatuor  non  ignoramus  efficere  ;  namque,  ut  ait  :  Ex  imbri,  terra  atque  aîiima 
gignuntur  et  igni... Ses  correcteurs  ajoutent  tantôt  le  nom  de  Lucrèce,  tantôt  celui 
de  Platon  :  ut  ait  Lucretius(v)  —  ut  ait  Plato  (e.  1.).  L'un  considère  ce  vers  comme 
une  glose,  tandis  qu'un  autre,  pour  l'identifier,  écrit  simplement  au-dessus  de  : 
ut  ait  :  Ex  imbri...  les  mots  :  poeta  vel  philo...,  qu'un  second  correcteur  com- 
plète :  ...  sophus  Lucretius  (v.  les  Mss.). 

2)  «  Qualiler  terra  super  aerem  fundata  libratis  credat  stare  ponderibus,  sic 
dicit  Ambrosius  :  de  terrae  autem  qualitate  (1.  I,  c.  vi)  sive  positione,  sufûciat 
secundum  Scripturam  Job  sciendum  «quia  suspendit  terram  in  nihilo  ».  —  Philo- 
sophi  quoque  similiteropinantur,  aère  denso  terram  sustineri  et  quasi  spongiam 
mole  sua  immobilem  pendere,  sicque,  ut  aequali  motu  hinc  atque  inde,  veluti 
alarum  suffulta  remigiis,  ex  omni  parte  libratapropendeat,  nec  in  parlera  possint 
inclinari  alteram.  » 

(Isid.,  DeNat.  Rer.,  c.  xlv,  1.) 

Cf.  Lucr.,  II,  602; 

Aeris  in  spatio  magnam  pendere  docentes 
Tellurem,  neque  posse  in  terra  sistere  terram. 

Cf.  id. ,  V,  543  ;  id. ,  I,  1058  et  1064,  etc. 


32  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

par  Lucrèce)  qui  compare  la  terre  à  une  éponge  maintenue  im- 
mobile par  sa  masse.  On  peut  même  tirer  de  là  une  explication 
des  tremblements  de  terre  à  laquelle  saint  Isidore  ajoute,  sans 
doute  pour  la  christianiser,  un  commentaire  moral  pris  de  la  Bible'. 
C'est  encore  à  Lucrèce  que  saint  Isidore  recourt  pour  expliquer  les 
phénomènes  du  jour  et  de  la  nuit^  le  tonnerre ^  les  vents \  la 
pluie*,  et  d'autres  phénomènes  naturels^;  il  imite  du  VI'  livre  de 

1)  «Sapientes  dicunt  terram  in  modum  spongioe  esse,  conceptumque  ventum 
rotari  et  ire  per  cavernas.  Cumque  tantum  ierit,  quantum  terra  capere  non  possit, 
hue  atque  illuc  ventus  fremitum  et  murmura  mittit.  Dehinc  quaerentis  vi  viam 
evadendi,  dum  suslinere  eum  terra  non  potuerit,  aut  tremit,  aut  dehiscit  ut 
ventum  egerat.  Inde  autem  fieri  terrœ  motum  dum  universa  ventus  inclusus 
conculil...))  (Cf.  Lucr.,  VI,  590,  etc.) 

«  Terrae  autem  motio  pertinet  ad  judicium,  quando  peccatores  et  terreni  homines 
spiritu  oris  Dei  concussi  commovebuntur.  Item  terrae  commotio  hominum  terre- 
norum  est  ad  fidem  conversio.  Unde  scriptum  est  :  «  Pedes  ejus  steterunt,  et 
mota  est  terra  »,  utique  ad  credundum.  » 

(Isid.,  De  Nat.  Rer.,  c.  xlvi.  1.) 

2)  ((  Noctem  autem  fieri,  aut  quia  longo  itinere  lassatur  so/,  et,  cum  ad  uUimum 
cœli  spatium  pervenit,  elanguescit,  ac  labefactos  efflat  suos  ignés;  aut  quia 
eadem  vi  sub  terras  cogitur,  qua  super  terras  pertuiit  lumen,  et  sic  umbra  terrae 
noctem  facit.  Unde  et  Virgiiius...  » 

(Isid.,  Etym.,  1.  V,  c.  xxxi,  3;  De  Nat.  Rer.,  c.  ii,  et  c.  xvii.) 

Cf.  Lucr.  (V,  648)  : 

At  nox  obruit  ingenti  caligine  terras 
Aut  ubi  de  longo  cursu  sol  ultima  cœli 
Impulit,  atque  suos  efflavit  languidus  ignis 
Conçusses  itère  et  labefactos  aère  multo  ; 
Aut  quia  sub  terras  cursum  convortere  cogit 
Vis  eadem,  supra  quae  terras  pertuiit  orbem. 

3)  Cf.  notes  à  Raban-Maur. 

4)  Cf.  Kaban-Maur. 

5)  Cf.  Raban-Maur. 

6)  «  Cur  mare  majus  non  fiât  ac  tantis  fluviorum  copiis  nullatenus  crescat, 
Clemens  episcopus  diciteo  quod  naturuliter  salsa  aqua  fluentum  dulce  in  se  re- 
ceptum  consumât,  eo  quod  fit  ut  illud  salsum  maris  elementum  quantascumque 
recipit  copias  aquarum,  nihilominus  exhauriat  :  adde  etiam  quod  venti  rapiunt 
et  vapor  calorque  solis  assumit.  Denique  videmus  lacusmultasque  lacunas  parvo 
sub  momenti  spatio  ventorum  flalibus  solisque  ardore  consumi.  Salomon  autem 
dicit  :  «  Ad  locum  unde  exeunt,  flumina  reverluntur  »  {Ecoles.,  I,  7).  Lx  quo  in- 
telligitur  mare  ideo  non  crescere  q  uod  etiam  per  quosdam  occultos  profundi  meatus 
aquae  revolutœ  ad  fontes  suos  refluant,  et  solito  cursu  per  suos  amnes  recur- 


LUCRÈCE  DANS    LA    TllÉ0LO(;iE    CHRÉTIENNE  33 

longs  passages,  dont  on  ne  peut  pas  nier  la  provenance.  Lui- 
même  nomme  d'ailleurs  assez  souvent  Lucrèce  pour  qu'on  ne 
puisse  l'accuser  d'avoir  voulu  cacher  l'origine  de  ces  idées. 

3°  L homme.  —  Isidore  s'inspire  moins  volontiers  de  Lucrèce 
lorsqu'il  parle  de  l'homme  et  do  son  rôle  dans  la  nature.  Cepen- 
dant il  lui  emprunte  les  hypothèses  sur  la  découverte  des  métaux* 
et  la  façon  dont  l'homme  apprit^  à  les  travailler.  Il  explique  éga- 
lement d'après  Lucrèce  comment  se  font  nos  perceptions,  pour- 
quoi de  loin  nous  voyons  ronde  une  tour  carrée  ^  etc.  Enfin  il 

rant.  Mare  autem  propterea  factum  est,  ut  omnium  cursus  tluviorum  recipiat. 
Cujus  cum  sit  altitudodiversa,  iadiscrela  tamen  dorsi  ejus  œqualitas.  » 
(Isid.,  De  l^at.  Rer.,  c.  xli  ;  cf.  Lucr.,  VI,  608.) 
En  un  autre  passage  sur  les  nuctations  du  Nil  (Isid.,  De  Nat.  Rer.,  xliii,  1-2), 
Isidore  imite  Lucr.,  VI,  712,  etc.  On  pourrait  encore  signaler  d'autres  rappro- 
chements. 

1)  «  Apud  antiques  autem  prius  seris  quam  ferri  cognitus  usus.  ^Ere  quippe 
prius  proscindebant  terram,  aère  certamina  belli  gerebant,  eratque  in  pretio 
magis  ces;  aurum  vero  et  argentum  propter  inutilitatem  rejiciebantur.  Nunc 
versa  vice  jacet  ses,  aurum  in  summum  cessit  honorem  ;  sic  volvenda  tetas  com- 
mutât tempora  rerum.  » 

(Isid.,  Ehjm.,  1.  XVI,  c.  xx,  1.) 

«  Ferri  usus  post  alia  metalla  reperlus  est.  Cujus  postea  versa  in  oppro- 
brium  species.  Nam  unde  prius  tellus  tractabatur,  inde  modo  cruor  effundi- 
tur.  » 

(Isid.,  Etym.,  XVI,  xxi,  2.) 

Et  ideo  œre  (sunt  cymbala  Ceereris)  quod  terram  antiqui  colebant  eere, 
prius  quam  ferrum  esset  inventum.  » 

(Isid.,  Etym.,  VIII,  ii,  66;  —  Lucr.,  V,  1290.) 

2)  Etym.,  1.  XVI,  c.  xviii,14,  —  Cf.  «Deniquein  fabrica  nisi  omnia  ad  per- 
pendiculum  et  certam  regulam  fiant,  necesse  est  utcuncta  œendosa  instruantur 
ut  aliqua  prava  sint,  aliqua  cubantia,  prona  nonnulla,  alia  supina,  et  propter 
hoc  universa  ruunt  constructa.  » 

(Isid.,  Etym.,  1.  XIX,  c.  xvm,  2.) 

3)  u  Nam  quamvis  quadratse  aut  lata?  construantur,  procul  tamen  videntibus 
rotundse  existimantur  :  ideo  quia  omne  cujusque  anguli  simulacrum  per  longum 
aeris  spatium  evanescit  atque  consumitur  et  rotundum  videtur.  » 

(Isid.,  Etym.,  1.  XV,  ii,  19.) 

Quadratasque  procul  turris  cum  cernimus  urbis, 
Propterea  fit  uti  videantur  ssepe  rotundse, 
Angulus  obtusus  quia  longe  cernitur  omnis, 
Sive  etiam  potius  non  cernitur  ac  périt  ejus 
Plaga   nec  ad  nostras  acies  perkibitur  ictus, 


34  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

reproduit,  en  décrivant  les  animaux*,  un  certain  nombre  de 
traits  dont  les  imagiers  et  les  bestiaires  du  Moyen  Age  ont  pu 
tirer  parti. 

Il  suffît  de  ces  quelques  citations  pour  montrer  combien  fut 
profonde  (sauf  en  morale)  l'influence  de  Lucrèce  sur  le  Docteur 
espagnol  :  cette  influence  agira  par  lui  sur  Raban-Maur. 

Loin  de  subir  autant  que  saint  Isidore  Tinfluence  directe  ou 
indirecte  du  poète  d'Épicure,  Bède  le  cite  à  peine  ^.  Son  De  arte 
melrica  contient  deux  fois  le  nom  de  Lucrèce'  :  mais  c'est  en 
des  passages  copiés  de  grammairiens  antérieurs.  Le  même  ou- 


Aëra  per  multum  quia  dum  simulacra  feruntur 
Cogit  hebescere  eum  crebris  offensibus  aër. 
Hoc  iibi  suiïugit  sensum  simul  angulus  oniiiis 
Fit  quasi  ut  ad  tornurn  saxorum  structa  tuamur. 

(Lucr.,  IV,  350.) 

L'importance  du  passage  de  saint  Isidore  est  considérable,  surtout  si  l'on 
donne  toute  sa  valeur  au  mot  existimatur .  La  perte  d'une  fiche  nous  empêche 
de  rapprocher  de  cette  citation  de  saint  Isidore  un  autre  fragment  où  étaient 
employés  les  mots  aei'is,  intuitus  oculi,  etc.,  et  qu'on  aurait  pu  comparer  à  la 
théorie  de  la  vision  (Lucr.,  III,  356). 

1)  Cf.  le  XII°  livre  des  Êtymol.,c.  ii,  iii,xiv,  etc.;  citons  :  <v  ...  ut  illa  trifor- 
mis  bestia  :  prima  leo,  postrema  draco,  média  ipsa  chimcera,  id  est  capra.  » 
Étym.,  1.  I,  c.  XL,  4;  —  Hier.,  Ep.  123;  -  Lucr.,  V,  905). 

2)  Son  prédécesseur  à  l'abbaye  de  Weremoulh  lui  avait  cependant  légué  une 
très  riche  bibliothèque  :  «  Innumerabilium  librorum  omnis  generis  copiam  ap- 
portavit  »,  dit  Stevenson,  cité  par  Ebert  (l.  L,  trad.,  p.  673). 

3)«...  Enarrativum...  item  Lucretii  carmina...  «  (Bède,  I>e  arte  melrica,  l\  25 
Mg. ,  l,  p.  170  et  174.  —  Dosithée,  K.  VU,  428). 

«...  Nametin  exemplis  antiquorum  inveniuatur  aliquoties  duo  spondei  in 
fine  versus,  sicut  et  duo  dactyli  nonnunquam,  ut  sunt  illa  Maroms  ; 

At  tuba  terribilem  sonitum  procul  excitât  horrida 
et 

Aut  levés  ocreas  lento  ducunt  argento 
quamvis  hoc  rarissime  inveniatur,  nisi  ita  ordiuatum  ut  et  dactyli,  qui  in  fine 
est,  ultima  syllaba  psv  symlepham  sequenti  versui  jungaiur...  quas  (régulas) 
moderni  poetse  distinctius  ad  certee  normam  definitionis  observare  maluerunt. 
Nam  et  vocalem  brevem  quae  ^  et  u  et  vocali  quaUbet  exciperetur  voluerunt 
esse  communem,   ut  Lucretius  (VI,  668)  . 

QufE  calidum  faciuntaquae  tactum  alque  vaporem.  » 

(B.  Deartemelr.,  Il,  16;  Mg.,  I,  170.) 

CI.  Auducis  excerpia,  K.  ,Vll,  329. 


LUCRÈCE    UANS    LA    THÉOLOGIE    CHRÉTIENNE  35 

vrage  présente  aussi  un  vers*  dont  la  pensée  est  tout  épicu- 
rienne, mais  qui  est  tiré  d'un  auteur  chrétien.  Cependant 
Bède  connaît  le  Ex  nihilo  nihil...  qu'il  commente  en  un 
sens  orthodoxe ^  Sur  les  questions  naturelles,  il  adopte  par- 
fois les    solutions   empruntées  à   Lucrèce  par  saint  Isidore ^ 

1)  Immortale  nihil  muadi  coupage  tenetur. 

(De  arte  metnca,  Mg.  1.) 

Ce  vers  n'est  pas  hétérodoxe,  certains  théologiens  soutenant  encore  que 
l'âme  est  immortelle,  non  par  sa  nature,  mais  par  un  don  spécial  de  Dieu,  C'est 
un  extrait  de  Juvencus,  que  saint  Jérôme  cite  {Chron.,  a.  332)  et  loue  fort  et  dont 
l'œuvre  rappelle,  en  certains  vers,  Lucrèce  : 

Immortale  nihil  mundi  compage  tenetur 
Non  orbis,  non  régna  hominum,  non  aureaRoma, 
Non  mare,  non  tellus,  non  ignea  sidéra  cœli; 
Nam  statuit  genitor  rerum  irrevocabile  tempus 
Quo  cunctum  torrens  rapial  flamma  ultima  mundum. 

^Juv.  Presbyter  (Hispanus).  Evangel.  hist.  initio.] 

D'ailleurs  Bède  ne  cache  pas  qu'il  a  compilé  ses  prédécesseurs  :  «  Hsec  dili- 
genter  ex  antiquorum  opusculis  scriptorum  excerperecuravi  »  {D".  Arte  metr., 
Mg.  1,  174). 

2)  «  Ex  nihilo  nihil  fît  )>  [I  Phys.  ("?)]  Intelligitur  per  naturalem  actionem. 
Oœnis  enim  naturalis  actio  prtesupponit  subjectum.  Ve!  aliter,  ex  nihilo 
nihil  fît,  scilicet  ab  agente  naturali,  sed  bene  ab  agente  supernaturali,  scilicet 
Deo;  is  enim  hoc  universum  ex  nihilo  creavit,  hodieque  singulas  animas  ratio- 
nales  ex  nihilo  créât.  » 

{Sententiœ  philos,  ex  Aristot.  E.;  —  Bedœ  dubia,  Mg.  I,  992.) 

(Peu  importe  à  ces  recherches  que  le  passage  soit  de  Bède  ou  d'un  de  ses 
contemporains;  il  en  est  de  même  pour  l'origine  de  la  maxime  commentée;  sous 
sa  forme  épicurienne  elle  était  trop  connue  pour  qu'il  fût  possible  d'en  faire 
abstraction). 

3)  Ainsi,  à  propos  de  la  mer  :  «  Quod  mare  fluviorum  accursu  non  augelur,  di- 
cunl  naturaliter  saisis  undis  fluentum  dulce  consumi,  vel  ventis  aut  vapore  solis 
abripi,  ut  in  lacis  lacunisque  probamus  in  brevi  momento  desiccatis,  vel  etiam 
occulto  meatu  in  suos  refluere  fontes,  et  solito  per  suosamnes  gressu  recurrere. 
Marinis  autem  aquis  dulces  superfundi,  utpote  leviores;  ipsas  vero  ut  gravioris 
naturae  magis  sustinere  superfusas,  » 

(Bed.,  De  Nat.  Rer.  c,  xl;  —  cf.  Lucr.,  VI,  608.) 

Sur  les  éruptions  de  l'Etna  {id.y  c.  l),  Bède  copie  Isidore  qui  imite  Lucrèce 
d'assez  loin  ;  de  même  sur  le  Nil  :  «  JNilo  flumine  quod  inter  ortum  solis  et 
Austrum  enascitur,  pro  pluviis  utitur  ^Egyptus,  propter  solis  calorem  imbres 
et  nubila  respuens.  Menseenim  maio,  dum  osiia  ejus,  in  quibus  in  mare  influit. 


36  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

mais  les  applique  à  la  magie  plutôt  qu'à  la  vraie  science*. 
On  ne  saurait  d'ailleurs,  malgré  les  erreurs  d'Isidore  de  Sé- 
ville,  placer  son  œuvre  sur  le  même  rang-  que  celle  de  Bède,  qui 
consacre  un  livre  entier  à  Tétude  des  présages  par  le  tonnerre  le 
jour  du  sabbat,  et  un  autre  à  la  prévision  de  la  mort.  Mais  il 
importait,  avant  d'étudier  Alcuin,  de  faire  connaître  quelle  fut 
l'attitude  de  son  maître  ^  à  l'égard  de  Lucrèce. 

[A  suivre.)  J.  Philippe. 

Zephyro  fiante,  undis  ejectis  arenarum  camuIoprcEstruuntiir, paulatitn  intumes- 
cens  ac  rétro  propulsas,  plana  irrlgal  iE;.'ypti  ;  vento  autem  cessante,  ruptisque 
arenarum  cumulis,  suo  redditur  alveo  »  (Bed.,  De  Nat.  Rer.,  c.  xliii). 

Rappelons  que  l'ouvrage  de  Bède  fut  commenté,  vers  1008,  par  l'Anglais 
Bridfertus  (monachus  Ramesiensis). 

1)  a  Philosophi  qui  arlifîciali  scientia  rerum  naturas  atque  praesagia  intel- 
lectuali  spéculations  subtiliter  cernere,  juxta  sagacissimi  eorum  ingenii  nimiam 
fragrantiam  conati  sunt  de  Saturni  diei  lonitruum  omnibus  praefîgurationibus, 
quœ  taliter  investigare  atque  exponere  dicuntur  »  (Beda,  De  tonitruis,  p.  614). 

2)MTractatusquosrogastisdireximus,deprecantesut  quantocius  scribantur  et 
reraittantur,  quia  nobis  valde  necessarii  sunt  propter  legentiumutilitatem,quos 
dominusBeda  magister  noster  sermone  simplici  sub  sensu  subtili  composuit.  » 

(Alcuin,  Epist.,  138;  Mg.,  I,  378.) 


LES 


:i  r  1 


APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL 


Dès  que  l'homme  réfléchit,  un  des  problèmes  qui  se  dressent 
devant  son  esprit  et  réclament  le  plus  impérieusement  une  so- 
lution est  celui  de  sa  destinée.  A  quelque  époque  de  l'histoire 
que  nous  le  placions  et  dans  quelque  lieu  de  la  terre  que  nous 
voyions  l'être  humain  chercher  à  savoir,  c'est  toujours  la  grande 
question  de  l'au-delà  qui  le  préoccupe.  Tous  apportent  leur  ré- 
ponse à  cette  question;  et  pour  nous  faire  une  idée  quelque  peu 
complète  des  diverses  solutions  qui  ont  été  proposées,  les  docu- 
ments les  plus  variés  s'oiïrent  à  nos  investigations.  Mais  nous 
ne  devons  pas  seulement  interroger  les  fondateurs  de  religions, 
les  philosophes,  les  savants,  les  historiens;  à  côté  de  cette  éh'te, 
les  conceptions  populaires,  produit  d'une  imagination  souvent 
enfantine  et  terre  à  terre,  n'en  ont  pas  moins  une  importance  ca- 
pitale à  nos  yeux. 

En  effet,  lorsque  nous  rencontrons  chez  un  auteur  une  réponse 
au  problème  qui  préoccupait  ses  contemporains,  nous  devons 
nous  garder  de  lui  en  attribuer  à  lui  seul  la  paternité.  Souvent  il 
n'est  qu'un  écho  des  idées  qui  avaient  cours  parmi  le  peuple,  et 
nos  recherches  seraient  condamnées  à  la  pins  complète  stérilité, 
si  nous  ne  tenions  un  grand  compte  des  éléments  épars  puisés  à 
des  sources  multiples.  Il  faut  remonter  à  ces  sources,  dont  la 
connaissance  nous  permet  seule  de  nous  rendre  compte  de  la  ge- 

1)  Le  travail  que  nous  publions  ici  est  la  reproduction  de  la  plus  grande 
partie  d'une  Itièse  présentée  par  l'auteur  à  la  Faculté  de  théologie  protestante 
de  Paris.  {î^ote  de  la  Réd.) 


38  REVUE    DE    l'histoire     DES     RELIGIONS 

nëse,  du  développement  et  de  reachaîaemeiit  des  croyances  et 
des  faits. 

Nous  pouvons  admirer  le  poème  du  Dante  etTart  avec  lequel 
il  nous  dépeint  les  tourments  des  damnés  ou  la  félicité  des  élus; 
sa  description  de  l'enfer,  du  purgatoire  et  du  paradis,  prise  en 
elle-même  et  en  tout  état  de  cause,  est  au-dessus  de  tout  éloge. 
Mais  l'intérêt  scientifique  grandira  bien  davantage  si  nous  pou- 
vons savoir  à  quelles  sources  le  poète  a  puisé  ;  nous  apprendrons 
par  exemple  qu'il  affecte  tel  châtiment  à  telle  faute  parce  qu'il  a 
pris  ce  renseignement  dans  une  Apocalypse  populaire,  comme 
celle  de  Pierre  ou  de  Paul',  ou  qu'à  telle  bonne  action  il  attache 
telle  récompense  parce  que  cette  notion  lui  est  fournie  par  l'Apo- 
calypse de  la  Vierge^;  il  empruntera  d'autres  traits  aux  Oracles 
Sibyllins,  et,  pour  parfaire  son  œuvre  chrétienne,  il  ne  craindra 
pas  de  solliciter  Taide  païenne  d'un  Virgile  ou  d'un  Homère. 
C'est  dire  combien  nous  attachons  de  prix  à  la  connaissance  des 
croyances  populaires  relatives  à  la  destinée  humaine  :  les  unes 
ne  nous  sont  conservées  que  par  la  voie  de  la  tradition  orale  ;  il 
en  est  d'autres,  au  contraire,  qui  nous  sont  connues  par  des 
écrits  auxquels  la  faveur  populaire  a  été  longtemps  attachée.  A 
cette  dernière  catégorie  appartiennent  un  grand  nombre  d'œuvres 
apocryphes  de  tout  genre,  notamment  les  Apocalypses. 

On  a  peut-être  trop  dédaigné  de  telles  productions.  On  s'atta- 
chait aux  doctrines  eschatologiques  d'un  savant  Père  de  l'Eglise 
ou  aux  élucubrations  souvent  bizarres  d'un  théologien  en  renom. 
Quant  aux  œuvres  populaires,  bonnes  tout  au  plus  à  satisfaire 
la  curiosité  du  vulgaire,  elles  ne  semblaient  mériter  à  aucun 
titre  d'arrêterl'attention  d'unphilosophe.  Depuis  quelques  années 
un  revirement  se  produit.  La  découverte  de  plusieurs  manuscrits 
détourne  de  leurs  études  traditionnelles  un  certain  nombre  de 
savants.  Les  Apocalypses  surtout  commencent  à  être  étudiées 

1)  Cf.  A .  Lods,  L'Évangile  et  l'Apocalypse  de  Pierre,  Paris,  Leroux,  1893. 
—  Cf.  aussi  l'Apocalypse  de  Paul  dans  Tischendorf  :  Apocalypses  apocryphœ, 
Lipsiae,  1866. 

2)  Texts  and  Studies,  vol.  II,  n"  3  :  Montague-Rliodes  James,  Apocrypha 
anecdota,  Cambridge,  1893,  p.  109  ss. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  39 

avec  un  soin  particulier,  et  les  résultats  déjà  obtenus  nous  pa- 
raissent un  encouragement  à  persévérer  dans  cette  voie.  Parmi  ces 
Apocalypses,  les  unes  ont  été  examinées  avec  le  plus  grand  soin, 
et  il  semble  vraiment  qu'on  ait  dit  le  dernier  mot  à  leur  sujet. 
Mais  il  en  est  d'autres,  fort  peu  connuesjusqu'àpréseut.  Quelques- 
unes  d'entre  elles  seront  l'objet  de  ce  présent  travail  ;  nous  vou- 
drions faire  connaître  les  Apocalypses  apocryphes  de  Daniel. 

Les  Apocalypses  apocryphes  de  Daniel,  que  nous  connaissons, 
sont  au  nombre  de  neuf  :  une  en  persan^  une  en  copte,  une  en 
arménien  et  six  en  grec.  Sauf  la  persane,  ces  Apocalypses  n'ont 
encore  été  l'objet  d'aucune  étude  spéciale  ni  d'ensemble.  L'Apo- 
calypse copte  a  été  imprimée  par  Woide  dans  son  Appendix  ad 
editionem  N.  T.  grseci  e  codice  Alexandrino.  Oxford,  1799,  in- 
fol.,  p.  140  ss.  Celte  même  Apocalypse  se  trouve  en  manuscrit  à 
la  Bibliothèque  Nationale,  fonds  copte,  n°  58.  L'Apocalypse  ar- 
ménienne a  été  éditée  par  le  P.  Gr.  Kalemkiar  dans  :  Wif^ner  Zeit- 
schriftfûrdieKundedesMorgenlandes[V.  VI,  2'fasc.,  Vienne,  1892, 
p.  109  ss.),  d'après  trois  manuscrits.  Les  Apocalypses  grecques 
ont  été  en  partie  éditées  par  Tischendorf,  dans  la  préface  de  ses 
Apocalypses  apocryphae^  p.  xxx  ss.,  mais  il  ne  donne  pas  le  texte 
en  entier;  l'un  des  manuscrits  est  à  la  Bibliothèque  de  Saint- 
Marc,  à  Venise,  et  vient  d'être  édité  par  M.  Klostermann;  deux 
autres  manuscrits  sont  à  la  Bibliothèque  Nationale  de  Paris, 
sous  les  numéros  2180  et  947.  Vienne  possède  deux  manuscrits 
d'une  Apocalypse  grecque  de  Daniel.  La  Bibliothèque  de  Saint- 
Marc,  à  Venise,  possède  encore  deux  oracles  sur  les  îles  de  Crète 
et  de  Chypre,  attribués  à  Daniel.  A.  Vassiliev  a  édité  trois  textes 
d'Apocalypses  de  Daniel  ;  nous  y  reviendrons  ultérieurement. 
Enfin  l'Apocalypse  persane  a  été  étudiée  par  M.  James  Darme- 
steter,  dans  le  73*^  fascicule  de  la  Bibliothèque  de  l'Ecole  des 
Hautes-Etudes  [Mélanges  Renier,  p.  405  ss.).  Elle  fait  partie 
d'une  Histoire  de  Daniel  apocryphe,  qui  a  été  éditée  en  entier 
par  M.  Zotenberg,  en  persan,  avec  traduction  allemande  en 
regard  du. texte,  dans  VArchiv  fur  wissenschaftliche  Erforschung 
des  Alten  Testaments,  4*  livr..  Halle,  1869,  p.  385  ss. 

Comme  ces  ouvrages  n'ont  pas  encore  paru  en  français,  au  lieu 


40  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

de  longues  analyses  et  de  fastidieuses  dissertations,  nous  croyons 
préférable  de  faire  connaître  les  textes  eux-mêmes.  Nous  don- 
nons donc  la  traduction  on  français  des  Apocalypses  copte  et 
arménienne.  A  cause  de  la  ressemblance  des  Apocalypses 
grecques  entre  elles,  nous  traduirons  le  meilleur  texte  avec 
quelques  variantes,  afin  que  le  lecteur  soit  à  même  d'en  apprécier 
le  contenu.  Pour  l'Apocalypse  persane  proprement  dite,  nous 
renvoyons  le  lecteur  à  l'article  de  M.  Darmesteter.  Mais  nous 
emprunterons  quelques  extraits  aux  chapitres  qui  précèdent  et  à 
ceux  qui  suivent  l'Apocalypse.  De  la  sorte,  on  pourra  se  faire 
une  idée  d'ensemble  de  l'histoire  de  Daniel  en  persan. 


Le  nombre  des  Apocalypses  apocryphes  actuellement  con- 
nues est  suffisant  pour  qu'on  puisse  songer  à  les  classer  :  une 
telle  classification,  sans  avoir  rien  de  rigoureux,  présente  néan- 
moins certains  avantages,  tant  pour  l'étude  générale  de  l'apoca- 
lyptique que  pour  la  compréhension  particulière  de  notre  sujet. 

Nous  croyons  qu'on  peut  répartir  en  deux  classes  les  Apoca- 
lypses. Dans  la  première  entreront  les  écrits  purement  fantaisistes, 
oii  l'auteur  donne  libre  cours  à  son  imagination.  Sans  aucun 
souci  du  vrai  non  plus  que  du  vraisemblable,  il  s'occupe  surtout 
de  l'au-delà  :  la  seconde  venue  du  Christ,  précédée  de  l'Anti- 
christ*  et  accompagnée  de  phénomènes  extraordinaires;  la  des- 
cription détaillée  de  l'enfer;  l'assignation  spéciale  du  châtiment 
au  délit,  tel  est  le  thème  habituel  sur  lequel  l'auteur  exécute  des 
variations  bizarres,  qui  touchent  à  toutes  les  conceptions  popu- 

1)  Nous  employons  intentionnellement  le  moi  Antichrist  pour  désigner  le  per- 
sonnage qui  s'élèvera  contre  le  Christ  au  moment  où  celui-ci  viendra  établir  son 
règne  définitif.  On  dit  ordinairement  Antéchrist.  Son  apparition  précédera  la 
seconde  venue  du  Christ;  dans  ce  sens  il  est  donc  bien  «  Antéchrist  »,  et  cette 
considération  a  prévalu  dans  la  langue  française.  Cependant  le  Christ,  à  sa 
parousie,  aura  à  lutter  contre  un  ennemi  qui  subornera  les  hommes  par  de  faux 
miracles  et  de  fausses  merveilles.  Cet  ennemi  dernier  dont  le  Christ  triomphera 
est  V Antichrist.  Nous  avons  choisi  ce  mot  de  préférence  à  l'autre.  Il  est  étymo- 
logiquement  plus  exact;  il  renferme  la  notion  d'inimitié,  d'opposition,  qui  a 
donné  naissance  à  ce  personnage  fantastique. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPnES  DK  DANIEL  41 

laires  de  Tépoque,  mais  dont  chacune  le  ramène  au  motif  fonda- 
mental (Apocalypse  de  Pierre,  de  la  Vierge,  de  Paul,  etc.). 

La  seconde  classe  comprendra  un  genre  d'ouvrages  où  le  but 
est  bien  le  même  que  dans  les  précédents,  mais  avec  une  notable 
différence  dans  le  choix  des  moyens.  L'histoire  y  joue  un  grand 
rôle,  et  c'est  précisément  son  intervention  qui  rend  intéressante 
l'étude  de  ces  Apocalypses.  L'auteur,  après  quelques  mots  d'in- 
troduction, retrace  comme  encore  à  venir  l'histoire  du  passé 
avec  des  détails  suffisants  pour  qu'on  puisse  lire  au  travers  de 
ses  allusions;  arrivé  à  son  époque,  il  continue  à  prophétiser; 
mais  immédiatement  le  vague  des  figures  et  l'invraisemblance  du 
récit  font  sentir  au  lecteur  qu'il  sort  du  domaine  de  l'histoire  et 
qu'il  se  meut  sur  le  terrain  de  la  pure  imagination  (Apocalypses 
de  Daniel,  Apocalypse  syriaque  d'Esdras). 

Les  Apocalypses  apocryphes  de  Daniel,  comme  du  reste  toutes 
les  Apocalypses,  ont  pour  ancêtre  le  livre  biblique  de  Daniel. 
Elles  imitent  surtout  la  seconde  partie  de  ce  livre  (vii-xii).  Au 
point  de  vue  littéraire,  il  y  a  un  enchaînement  continu  du  livre 
de  Daniel  jusqu'à  la  plus  récente  de  nos  Apocalypses  apocryphes. 
Dans  cette  longue  chaîne,  plusieurs  intermédiaires  ont  disparu 
ou  du  moins  sont  encore  inconnus.  C'est  ainsi  que  dans  sa  Sticho- 
métrie  Nicéphore  parle  d'un  livre  apocryphe  de  Daniel;  or,  des 
six  ou  sept  Apocalypses  de  Daniel  que  nous  possédons  en  grec, 
aucune  n'est  l'ouvrage  cité  par  Nicéphore;  toutes  sont  posté- 
rieures à  l'époque  où  vivait  le  patriarche  de  Gonstantinople, 
t828. 

L'intérêt  principal  que  présente  l'étude  de  nos  Apocalypses  est 
de  faire  ressortir  la  longue  durée  de  ce  genre  littéraire.  L'inspi- 
ration apocalyptique  fournie  par  le  livre  de  Daniel  n'est  même 
pas  épuisée  par  le  moyen  âge.  L'histoire  de  l'apocalyptique  ne 
doit  pas  s'arrêter  à  la  plus  jeune  des  Apocalypses  de  Daniel  ;  pour 
en  avoir  une  vue  d'ensemble,  il  faut  poursuivre  jusqu'à  nos  jours. 
N'est-ce  pas  après  la  guerre  de  1870  que  parurent  des  ouvrages 
apocalyptiques  où  la  description  de  l'Antichrist  est  trait  pour 
trait  celle  d'un  Napoléon  ou  d'un  Boulanger?  Et  de  nos  jours 
même,  ne  fixe-t-on  pas,  avec  une  mathématique  précision,  la  date 


42  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIftlONS 

deladestructiondeParis(l896),delafmdumondc(le  jeudi  H  avril 
1901),  et  de  la  parousie  du  Christ  '  ? 

De  même,  en  remontant  la  série,  ce  ne  serait  peut-être  pas  au 
livre  biblique  de  Daniel  que  l'historien  devrait  fixer  son  point  de 
départ.  Ce  livre  nous  présente  un  genre  littéraire  tout  formé.  Or, 
en  vertu  de  la  continuité  historique,  il  ne  peut  avoir  été  créé  de 
toutes  pièces  ex  abrupto^  il  suppose  des  aînés;  la  plupart  sont 
perdus  sans  doute;  mais  n'en  avons-nous  pas  des  traces  mani- 
festes dans  le  livre  du  prophète  Zacharie,  dans  Ézéchiel  xxxviii 
et  xxx[x  et  enfin  dans  Esaïe  xxiv  et  xxv? 

Qu'on  ne  nous  accuse  pas  d'exagération.  Ce  qui  donne  la  lon- 
gévité à  ce  genre  d'écrits,  c'est  qu'ils  répondent  à  un  besoin  per- 
manent de  l'esprit  humain  :  c'est  une  raison  psychologique  qui 
en  explique  la  genèse,  comme  elle  en  explique  la  persistance  à 
travers  les  siècles. 

De  tous  temps,  les  hommes  religieux  faisant  partie  d'une  com- 
munauté constituée  se  sont  considérés  comme  étant  seuls  en  pos- 
session de  la  vérité.  Il  en  était  ainsi  chez  les  juifs.  Seuls  ils 
avaient  un  livre  sacré  qui  renfermait  réellement  le  dessein  de 
Dieu  à  l'égard  de  l'humanité  et  de  l'univers.  Mais  il  fut  un  temps 
oii  la  loi  et  les  prophètes  suffisaient  à  Israël.  Puis  à  ces  deux  re- 
cueils s'en  joignit  bientôt  un  troisième  :  les  Ragiographes\  et  cette 
collection  forma  un  nouveau  recueil  qui,  pour  les  fidèles  des  âges 
suivants,  devint  une  œuvre  également  divine  en  ses  trois  parties. 
Le  même  principe  a  présidé  à  la  formation  du  canon  du  Nouveau 
Testament. 

Ce  qu'il  y  a  de  curieux  et  ce  qui  vaut  la  peine  d'être  remarqué, 
c'est  que,  dans  les  deux  cas,  les  fidèles  d'une  communauté  reli- 
gieuse, possédant  un  livre  inspiré,  ne  s'en  trouvent  pas  satisfaits 
et  veulent  compléter  par  des  productions  personnelles  ce  qu'ils 
trouvent  de  défectueux  dans  le  susdit  recueil. 

Ces  tentatives  pour  remédier  à  l'insuffisance  de  l'enseignement 
biblique  par  l'exposé  de  conceptions  personnelles  se  rencontrent 

\)  I^ibrairicNeal,  248,  rue  de  Rivoli,  Paris.  Cf.  Comhig  ivars and  great  events, 
i&Olh  ihouscmd,  enlaiged  uLilion,  by  (lie  author  of  «  The  coming  Napoléon  » 
The    Rev.  M.  Baxter).  Lonrlros,  Clivhtkm  Herald  office,  s.  d. 


LES  APOCALYPSES  APOCHYPITKS  DE  DANIEL  43 

parallèlement  dans  le  judaïsme  et  dans  l'Eglise  chrétienne.  Elles 
dénotent  un  état  de  malaise  delà  société  qui,  ne  trouvant  point 
sa  satisfaction  dans  le  présent  et  ne  voulant  pas  s'instruire  aux 
leçons  du  passé,  porte  ses  regards  vers  l'avenir,  un  avenir  de 
gloire  et  de  bonheur  offrant  le  plus  parfait  contraste  avec  le  pré- 
sent. C'est  toujours  aux  époques  troublées  et  sombres,  quand  la 
foi  doit  remplacer  la  vue,  sous  le  coup  de  l'humiliation  et  de 
l'écrasement,  quand  tout  espoir  paraît  à  jamais  perdu  et  quand 
les  magnifiques  promesses  de  la  Bible  semblent  une  dérision 
amère  en  comparaison  des  maux  actuels,  que  paraissent  ces  écrits 
apocalyptiques  destinés,  dans  la  pensée  de  leurs  auteurs,  à  re- 
lever le  courage  des  fidèles  et  à  entretenir  leur  foi  invincible 
dans  l'avenir  qui  réalisera  les  promesses  infaillibles. 

C'est  par  là  surtout  que  cette  branche  de  la  littérature  reli- 
gieuse juive  et  chrétienne  est  intéressante.  Il  serait  injuste  de 
ne  voir  dans  ces  auteurs  apocal^^ptiques  que  des  rêveurs  en  quête 
de  nouveautés,  encore  moins  des  faussaires  se  couvrant  d'un 
nom  respecté  pour  donner  de  l'autorité  à  leurs  écrits.  Ce  sont 
bien  plutôt  des  âmes  froissées,  souffrant  des  douleurs  de  l'actua- 
lité triste  et  cherchant  à  se  consoler  et  à  consoler  les  autres  par 
la  perspective  d'un  avenir  brillant.  Il  y  a  là  tout  un  genre  de  lit- 
térature peu  connu  et  qui  a  joué  un  très  grand  rôle  dans  la  vie  de 
l'Eglise  aux  temps  passés  et  au  moyen  âge,  genre  très  peu  étudié 
jusqu'à  ce  jour  et  qui  mérite  de  Têtre  davantage. 


II 

l'apocalypse    PERSANE    DE    DANIEL 

L'Apocalypse  persane  de  Daniel  est  contenue  dans  une  his- 
toire apocryphe  de  Daniel,  bxiDi  n'^p,  dont  l'existence  a  été 
signalée  pour  la  première  fois  par  S.  .Munk  dans  la  traduction 
de  la  Bible  par  S.  Cahen,  t.  IX,  p.  139.  Après  une  courte  ana- 
lyse, Munk  annonçait  la  publication  complète  avec  traduction. 
Malheureusement  la  mort  vint  l'arrêter.  Ce  projet  fut  repris  par 


44  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

M.  Zotenberg,  qui  édita  le  texte  persan  avec  des  caractères  hé- 
braïques et  l'accompagna  d'une  traduction  allemande,  mais 
sans  aucun  essai  d'identification.  Enfin  M.  Darmesteter  prit  dans 
cette  histoire  de  Daniel  la  partie  apocalyptique  qui  est  de  l'his- 
toire prophétisée  et  il  identifia  quelques  personnages.  Ayant 
entrepris  à  notre  tour  l'étude  de  cette  Apocalypse,  il  nous  a  été 
impossible  d'identifier  plus  de  personnages  que  lui.  Toutefois, 
comme  ce  texte  d'Apocalypse  est  encadré  dans  une  histoire  de 
Daniel,  nous  croyons  qu'il  y  a  intérêt  à  en  donner  un  rapide 
aperçu.  Certains  traits  méritent  d'être  relevés. 

Daniel,  «  descendant  de  Jéchonia,  roi  de  la  maison  de  Juda  », 
raconte  ce  qu'il  a  vu  à  la  cour  de  Jérusalem,  à  la  fin  du  règne 
de  Sédécias  :  l'impiété  idolâtre  des  Juifs,  la  prédication  de  Jé- 
rémie,  son  emprisonnement  sur  l'ordre  de  Sédécias,  l'irritalion 
de  Dieu  qui  met  au  cœur  de  Nabuchodonosor  d'assiéger  Jéru- 
salem. Le  roi  de  Babylone,  dont  le  quartier  général  est  à  Ribla, 
envoie  Nebusaradan  avec  l'armée  [Il  Rois,  xxv).  Les  Juifs  sont 
invincibles  tant  qu'ils  observent  les  deux  commandements  du 
sacrifice  et  de  la  circoncision.  Chaque  jour,  ils  descendaient  un 
dirhem  dans  une  corbeille  le  long  de  la  muraille,  et  les  Chal- 
déens  leur  livraient  en  retour  un  agneau  pour  le  sacrifice;  mais 
un  jour  les  Chaldéens  remplacèrent  l'agneau  par  un  porc  sur 
lequel  ils  lancèrent  des  flèches;  dès  qu'il  fut  arrivé  au  haut  de  la 
muraille,  son  sang  coula  et  le  mur  se  fendit  en  deux.  Nebusa- 
radan, entré  par  cette  brèche,  se  dirige  vers  le  temple  et  y  tue 
un  porc,  tandis  que  Nabuchodonosor  fait  crever  les  yeux  à  Sé- 
décias. Alors,  sur  le  seuil  du  temple,  se  produit  un  bouillonne- 
ment de  sang;  les  anciens  et  Jérémie  consultés  répondent  que 
c'est  le  sang  des  bœufs  et  des  brebis  offert  précédemment  en 
sacrifice  et  que  Ton  ne  sacrifie  plus,  Nebusaradan  en  fait  im- 
moler une  grande  quantité;  le  bouillonnement  du  sang  ne  cesse 
pas.  Irrité,  il  menace  de  les  mettre  tous  à  mort  s'ils  ne  disent 
pas  la  vérité.  Alors  Gedaliah,  fils  d'Ahikam,  dit  :  «  Il  y  avait  un 
homme,  un  prophète  de  Dieu,  du  nom  de  Zacharie.  Il  était  en 
même  temps  prêtre.  Le  jour  où  on  le  tua  était  le  jour  de  l'expia- 
tion,.,, c'est  son  sang  qui  témoigne  devant  toi.  »  Alors  Nebu- 


LES  APOCALVl'SES  APOCRYPHES  Dli  DANIEL  45 

saradan  se  mit  en  colère  et  ordonna  d'amener  trois  mille  sag-es 
et  de  les  tuer  sur  ce  sang.  Mais  le  bouillonnemonl  ne  cessa  pas; 
alors  ils  tuèrent  trois  mille  prêtres  ;  mais  le  sang  ne  cessa  pas 
de  bouillonner;  alors  on  amena  deux  mille  lévites  et  on  les  tua, 
mais  le  sang-  ne  s'arrêta  pas.  Là-dessus  ils  prirent  deux  mille 
fiancés  et  leurs  liancées,  et  ils  les  tuèrent  également.  Mais  le 
bouillonnement  du  sang  continua.  Alors  ils  prirent  deux  mille 
enfants  de  l'école,  les  lièrent  dans  les  rouleaux  de  la  loi  et  les 
jetèrent  dans  le  feu.  Mais  le  bouillonnement  du  sang  ne  cessa 
pas  encore.  Alors  l'ennemi  fut  touché  de  compassion*.  » 

Daniel,  emmené  à  Bagdad  avec  ses  compagnons,  d'autres  Is- 
raélites, les  vases  du  temple,  le  trône  de  Salomon,  etc.,  entre 
en  rapport  avec  Nabuchodonosor  :  «  Quand  Nabuchodonosor 
voulut  monter  sur  le  trône  de  Salomon,  il  tomba  et  se  brisa  la 
jambe  droite;  il  fut  fort  effrayé  et  reconnut  qu'il  avait  péché 
devant  Dieu,  Alors  il  me  fit  appeler,  moi,  Daniel,  et  dit  :  0 
Daniel,  cet  accident  m'est  survenu  ;  il  faut  que  je  demande  grâce 
à  Dieu  pour  que  ma  jambe  se  guérisse.  Je  le  ferai  du  bien,  à  toi 
et  à  tes  compagnons.  Moi,  Daniel,  je  suppliai  Dieu  et  lui  de- 
mandai grâce  pour  Nabuchodonosor.  Alors  Dieu  envoya  un 
ange  et  il  médit  :  0  Daniel,  mon  ami,  quelque  prière  que  tu 
fasses,  elle  t'est  accordée.  Je  tombai  sur  mon  visage  devant 
l'ange  de  Dieu  et  je  priai  pour  Nabuchodonosor  et  je  dis  :  Il 
faut  que  tu  viennes  en  aide  à  ce  scélérat  et  que  tu  guérisses  sa 
jambe.  »  Dieu  exauce  la  prière  de  Daniel,  qui  est  comblé  de 
biens  par  le  roi.  Suit  l'histoire  de  la  fournaise,  semblable  à  celle 
contenue  dans  le  livre  biblique  de  Daniel. 

A  la  mort  de  Nabuchodonosor,  son  fils  Belsatzar  lui  succède. 
Pendant  un  festin,  une  main  écrit  sur  le  mur  de  la  salle  quel- 
ques mots  mystérieux  :  Daniel  interprète  l'inscription  et  an_ 
nonce  que  la  royauté  sera  enlevée  au  roi.  Le  même  jour,  Bel- 
satzar part  en  guerre.  Daniel  s'enfuit  à  Schiischter  près  de 
Cyrus,  qui  lui  promet  de  ramener  à  Jérusalem  les  vases  sacrés, 
après  avoir  triomphé  de  Belsatzar,  le  roi  de  Mossoul.  Celui-ci 

1)  L'historien  Josèplie  nous  raconte  une  histoire  toute  semblable  dans  les 
Aidiquittsjuiies,  XIV.  2.  2.  —  Cfr.  J.  Deienbourg,  Palestine,  p.  113. 


46 


REVUE   DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 


est  en  effet  tué  et  on  annonce  la  reconstruction  du  temple,  — 
Une  année  après,  paraît  Darius  qui  tue  Cyrus  et  règne  à  sa 
place.  Daniel  s'enfuit  en  Perse,  s'enveloppe  dans  un  sac,  s'as- 
sied dans  la  poussière  et  supplie  Dieu  :  «  Et  moi  Daniel  je 
restai  ainsi  quatorze  jours  devant  Dieu,  sans  manger  ni  boire, 
pleurant  et  me  lamentant  jour  et  nuit,  assis  quatre  jours  sur  le 
sol,  sans  compter  ceux  que  j'avais  passés  debout.  »  Dieu  exauce 
ses  prières.  Darius  le  fait  appeler  et  lui  témoigne  de  la  bonté, 
comme  avait  fait  Cyrus.  Darius  désire  les  vêtements  sacrés; 
Daniel  ne  veut  pas  lui  dire  où  ils  sont;  alors  le  roi  le  fait  jeter 
en  prison.  Dieu,  pour  venger  son  serviteur,  frappe  de  cécité  Da- 
rius. Celui-ci  ordonne  à  Daniel  d'implorer  Dieu  afin  qu^il  recou- 
vre la  vue.  Un  ange  de  l'Éternel  ordonne  de  conduire  Darius 
au  bord  du  fleuve  et  de  lui  tremper  le  visage  dans  l'eau;  ses 
yeux  sont  guéris;  il  loue  Dieu;  «  et  Dieu  lui  inspira  d'ouvrir 
son  trésor  et  de  donner  la  dîme  aux  prêtres,  aux  lévites  et  aux 
orphelins;  et  à  moi  Daniel  il  donna  une  grande  richesse.  »  Da- 
rius retourne  chez  lui,  et  sur  sa  route^  les  gens,  le  voyant  guéri, 
se  convertissent  au  judaïsme. 

«  Mais  moi  Daniel  je  me  vêtis  d'un  sac,  je  me  mis  dans  la 
poussière  un  long  temps;  je  ne  mangeais  pas  de  viande,  je  ne 
buvais  pas  de  vin  *  ;  jour  et  nuit  je  pleurais  et  mes  yeux  étaient 
comme  une  source  d'eau,  parce  que  la  maison  de  Dieu  était 
ruinée.  »  Alors  Dieu  envoie  à  Daniel  son  ange  pour  le  consoler 
et  lui  montrer  la  série  des  rois  et  combien  ils  régneront.  C'est 
ici  que  commence  l'Apocalypse  étudiée  par  M.  Darmesteter,  et 
dont  nous  allons  consigner  succinctement  les  résultats. 

Au  point  de  vue  formel,  l'Apocalypse  persane  rappelle  l'Apo- 
calypse copte  dont  nous  parlerons  ultérieurement;  dans  l'une 
comme  dans  l'autre,  le  vague  des  figures  et  les  erreurs  chrono- 
logiques, intentionnelles  ou  dues  à  l'ignorance  de  l'auteur,  ren- 
dent toute  interprétation  très  difficile.  S'il  faut  un  exemple,  voici 
le  commencement  de  l'Apocalypse  persane  :  «  0  Daniel,  dans  tes 
jours  il  y  aura  un  mauvais  roi;  il  régnera  un  an  et  ensuite  il 

1)  Cf.  Dan.,  X,  2,  3. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  47 

mourra.  Puis  viendra  un  roi  qui  ne  connaît  pas  Dieu;  il  sera  ,'  « 
couleur  roug-e;  il  arrivera  beaucoup  de  mal  aux  hommes;  il  leur 
prêchera  et  les  conduira  à  sa  volonté.  Après  celui-là  viendra  un 
autre,  et  tous  les  hommes  deviendront  sages.  Ils  cohabiteront 
avec  leurs  mères  et  leurs  sœurs,  ils  adoreront  le  soleil  et  feront 
régner  la  paix  dans  le  monde,  etc.  »  Et  ainsi  de  suite,  ving-t- 
quatre  rois  se  succéderont  jusqu'à  ce  que  vienne  «  un  roi  de  chez 
les  Roumis,  qui  portera  des  vêtements  rouges...,  qui  brisera 
l'empire  d'Ismaël  qui  ne  se  relèvera  plus...,  il  supprimera  la  cir- 
concision et  le  sabbat...,  et  il  massacrera  en  masse  les  Israélites. 
Honneur  alors  à  l'Israélite  qui  dans  ces  jours  observera  sa  foi  d'Is- 
raélite et  ne  passera  pas  à  la  religion  de  ces  étrangers.  Et  après 

ces  souffrances,  tous  les  Israélites  se  réuniront  etferontpénitence, 
et  en  ce  temps-là  le  Saint,  béni  soit-il,  leur  enverra  délivrance.  » 
«  Le  premier  personnage  parfaitement  reconnaissable  est  le 
cmquième.  Ce  faux  prophète  qui  vient  sur  un  chameau  de  The- 
man,  c'est-à-dire  de  l'Arabie,  et  qui  fait  tant  de  mal  aux  enfants 
d  Israël,  est  évidemment  xAIahomet  »  (J.  Darmesteter,  p.  417). 
Puis,  M.  Darmesteter  reconnaît  parfaitement  Omar    Othman 
Haroun  al-Racbid,  El-Hâdî,  El-Mahdi,  Mamoun,  enfin  le  roi  des 
Roumis.  aux  vêtements  rouges  (croix  rouge  des  Croisés),  qui 
n  est  autre  que  Godefroy  de  Bouillon.  C'est  lui  qui  «  démolit  les 
minarets,  détruit  les  mosquées,  proscrit  le  nom  de  Mahomet 
il  a  régné  neuf  mois...  C'est  alors  que  paraît  l'Antéchrist.  Nous 
sortons  de  l'histoire  et  tombons  en  plein  messianisme.  La  con- 
clusion qui  semble  résulter  de  là,  c'est  que  notre  texte  a  été  écrit 
au  lendemain  de  la  mort  de  Godefroy  de  Bouillon  >,  (J  Darme- 
steter, p.  420). 

Nous  préférons  renvoyer  le  lecteur  à  l'article  de  M.  Darme- 
steter pour  l'Apocalypse  proprement  dite,  et  nous  passons  à  la 
description  des  temps  messianiques  qui  suit  l'Apocalypse  Elle 
n'a  rien  de  saillant;  cependant  il  faut  remarquer  l'influence  très 
grande  que  le  christianisme  a  exercée  sur  le  judaïsme.  On  sent, 
en  lisant  cette  description  des  derniers  temps,  que  l'auteur  si 
juif  qu'il  puisse  être,  s'est  fortement  laissé  influencer  par 'les 
idées  eschatologiques  chrétiennes. 


48  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Après  la  mort  de  Godefroy  de  Bouillon,  «  un  autre  viendra  du 
Maghreb,  plus  mauvais  et  plus  ennemi  que  le  précédent.  On  le 
reconnaîtra  à  ceci,  que  sa  hauteur  s'élèvera  à  cent  aunes  et  onze 
palmes,  sa  largeur  à  dix  palmes,  et  sa  bouche  sera  large  d'une 
palme,  et  il  aura  beaucoup  de  poils  à  son  visage.  11  fera  la  con- 
quête de  tout  rOccidcnt.  Et  il  y  aura  des  hommes  méchants  et 
belliqueux  qui  se  rassembleront  de  toute  la  terre  autour  de  lui 
et  diront  qu'il  est  le  Messie,  et  ce  bruit  se  répandra  dans  toute  la 
terre,  et  toute  la  terre  lui  sera  assujettie,  et  celui  qui  ne  se  sou- 
mettra pas  à  lui  il  le  tuera.  Les  Israélites  auront  beaucoup  de 
soulîrances  et  de  misères;  ils  leur  échapperont.  11  y  aura  tribu- 
lation  dans  toute  la  terre.  [Mais  ceux-là]  se  cacheront  dans  les 
montagnes  et  ils  iront  jusqu'à  l'extrémité  la  plus  lointaine  de  ces 
montagnes,  et  l'armée  de  Gog  et  de  Magog  ira  avec  lui  (le  roi), 
lis  seront  reconnaissables  à  ceci,  qu'ils  auront  tous  quatre  yeux, 
deux  devant  et  deux  derrière.  Les  hommes  souffriront  beau- 
coup de  tribulation  et  de  peine,  mais  les  Israélites  encore  plus.  » 

Daniel  se  lamente  très  fort;  mais  Dieu  lui  envoie  son  ange 
pour  lui  annoncer  des  choses  plus  terribles  encore.  Puis  vient 
une  peinture  très  détaillée  de  l'Antichrist.  Nous  la  reproduisons 
textuellement.  «  Alors  paraîtra  un  homme  en  ce  lieu  éloigné,  et 
chaque  Israélite  quittera  sa  résidence  et  ils  se  rassembleront  tous. 
Cet  homme  sera  d'entre  les  enfants  d'Ephraïm.  Ils  se  rendront 
vers  ce  scélérat  qui  dit  :  Je  suis  le  Messie,  votre  roi,  votre  ri- 
chesse. Les  Israélites  lui  diront  :  Nous  demandons  trois  signes 
de  toi,  qui  nous  convaincront.  Il  dira  :  Quel  signe  demandez- 
vous?  faites-moi  voir!  Ils  répondront  :  Nous  demandons  les  si- 
gnes suivants  :  avec  ce  bâton  que  notre  maître  Moïse  a  changé 
en  serpent  devant  Pharaon,  fais  la  même  chose;  que  le  bâton 
d'Aron,  qui  était  un  bois  sec,  porte  à  l'instant  des  feuilles  et  des 
fruits;  comme  troisième  signe,  nous  demandons  que  tu  fasses 
paraître  le  vase  avec  la  manne  qu'Aron  a  conservée.  Accomphs 
ces  trois  signes,  alors  nous  saurons  que  tu  dis  la  vérité.  Ce  mé- 
chant ne  pourra  pas  en  exécuter  un.  Alors  tout  Israël  et  les  chefs 
se  réuniront  et  iront  dans  le  désert  d'Ephraïm  ;  ils  se  vêtiront  de 
sacs,  se  mettront  dans   la  poussière   et  invoqueront   Dieu   en 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  49 

disant  :  0  Seigneur  !  sauve-nous  de  cette  calamité  et  de  cette 
misère;,  ne  considère  pas  notre  péché  et  pardonne-nous.  Alors 
Dieu  enverra  un  ange  et  dira  :  Ne  craignez  pas,  je  ne  vous  livre- 
rai pas  dans  les  mains  de  ce  méchant.  Mais  vous,  qui  êtes  Israé- 
lites, vous  devez  aller  et  lui  parler  ainsi  :  Si  tu  es  le  Messie,  il 
faut  que  tu  ressuscites  des  morts,  pour  que  nous  soyons  convain- 
cus '.  Alors  il  ne  pourra  pas  le  faire  et  se  mettra  en  colère  et 
ordonnera  de  les  massacrer.  Les  Israélites  s'enfuiront,  femmes, 
hommes  et  enfants;  ils  iront  tous  ensemble  dans  le  désert,  pous- 
seront des  cris  de  plainte,  se  mettront  dans  la  poussière  et  invo- 
queront Dieu;  ils  mèneront  grand  deuil  pendant  quatorze  jours. 
Alors  la  grâce  de  Dieu  sera  accordée  aux  Israélites,  et  il  ouvrira 
les  écluses  du  ciel  ;  un  mois  sera  comme  une  semaine,  et  une 
semaine  comme  un  jour,  et  un  jour  comme  une  heure  ^.  Dieu 
montrera  de  la  bonté  aux  Israélites  et  exécutera  cette  alliance 
qu'il  a  conclue  avec  leurs  pères.  Et  après  ces  ténèbres  il  y  aura 
de  la  lumière,  et  les  Israélites  seront  heureux  et  joyeux,  s'il  plaît 
à  Dieu.  » 

Michael  et  GabrieP  intercèdent  auprès  de  Dieu  en  faveur  des 
Israélites  qui  reçoivent  la  consolation  et  tuent  celui  qui  s'est 
donné  pour  le  Messie.  Alors  Dieu  «  fera  descendre  du  ciel  la  Jé- 
rusalem délivrée;  et  le  rameau  et  le  rejeton  d'Isaïe,  c'est-à-dire 
le  Messie  fils  de  David  apparaîtra...  et  le  Messie  fils  de  Joseph 
sera  tué  et  l'étendard  du  Messie  fils  de  David  paraîtra.  Il  tuera 
toute  l'armée  de  Gog  et  de  Magog.  Elie  viendra  avec  un  joyeux 
message  pour  tout  Israël,  tant  ceux  qui  sont  vivants  que  ceux 
qui  sont  morts  ;  il  rebâtira  le  sanctuaire,  et  l'Egypte  sera  dévas- 
tée, mais  le  sanctuaire  subsistera. 

«  Le  Messie,  fils  de  David,  et  Elie  et  Serubabel  se  rendront 
sur  le  sommet  de  la  montagne  des  Oliviers.  Le  Messie  ordon- 

1)  La  même  idée  se  trouve  dans  le  Livre  de  V Abeille,  éd.  par  Ernest  A. 
Wallis  Budge,  Oxford,  1886,  p.  130  :  «  Mais  il  (l'Antichrist)  ne  sera  pas  capa- 
ble d'évoquer  la  mort.  » 

2)  Cf.  Tischendorf,  Apocal.  apocr.,  Apoc.  de  Jean,  p.  76  :  -rp-a  é'ty)  strov-rxi  o\ 
xaipo\  èxEïvoi,  etc. 

3)  Cf.  Tiscijend.,  ibid.,  Apocal.  d'Esdrns,  p.  28,  où  ces  deux  personnages 
sont  donnes  à  Esdras  comme  guides  dans  les  régions  inférieures  du  Tartare. 


50  REVDE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

nera  à  Élie  de  faire  sonner  de  la  trompette  '  ;  la  splendeur  qui 
régnait  dans  les  six  jours  de  la  création  sera  de  nouveau  visible, 
et  la  lune  sera  comme  le  soleil  et  Dieu  enverra  guérison  com- 
plète à  tous  les  malades  d'Israël.  Le  deuxième  son  de  la  trom- 
pette, qu'Élic  produira,  ressuscitera  les  morts;  ils  se  relèveront 
de  la  poussière  et  tous  se  reconnaîtront  :  mari  et  femme,  père 
et  fils,  frère  et  sœur*.  Tous  viendront  au  Messie,  des  quatre 
coins  de  la  terre,  de  l'est  et  de  Touest,  du  nord  et  du  sud;  les 
Israélites  viendront  au  Messie  sur  les  ailes  du  simurg-.  Une  co- 
lonne de  feu  sortira  du  sanctuaire  comme  signe,  pour  quiconque 
la  voit,  que  le  sanctuaire  a  paru  à  cette  heure.  Au  troisième  son 
de  trompette  qu'il  fera  entendre,  la  gloire  de  Dieu  sera  visible, 
et  au  quatrième  son  de  trompette  les  montagnes  seront  mises  au 
niveau  de  la  plaine  et  du  sol  :  le  Tabor,  le  Carmel,  le  Hermon 
et  le  mont  des  Oliviers;  et  il  y  aura  huit  parasanges  ^  d'une 
montagne  à  l'autre.  Le  sanctuaire  apparaîtra,  comme  Ezéchiel 
l'annonce.  Et  cette  porte  d'or  qui  avait  été  cachée  dans  la  terre 
sera  élevée  par  deux  anges  et  suspendue  comme  elle  avait  été 
autrefois.  Notre  père  Abraham  marchera  au  côté  droit,  et  Moïse 
notre  maître  et  le  Messie  fils  de  David  à  gauche,  elles  Israélites 
se  rangeront  là.  Alors  le  Messie  dira  à  Abraham  :  Sont-ce  tes 
fils?  et  à  Moïse  notre  maître  il  dira  :  Est-ce  Israël  ton  ami?  Alors 
Abraham  regardera  les  Israélites  et  dira  au  Messie  :  Ceux-ci 
sont  mes  fils...  Les  Israélites  seront  joyeux  et  loueront  et  exal- 
teront Dieu  et  diront  :  Dieu  est  juste,  car  tout  ce  qu'il  a  affirmé, 
il  nous  l'a  fait.  Ils  jouiront  pendant  treize  cents  ans*  du  festin 

1)  Dans  le  Livre  de  l'Abeille,  p.  131,  Élie  seul  apparaît  :  «  Et  quand  chacun 
se  tiendra  dans  le  désespoir,  alors  Élie  viendra  du  paradis  et  il  convaincra  le 
trompeur,  etc.  » 

2)  Cf.  Tischend.,  Apocalypse  apocryphe  de  Jean,  p.  79,  où  la  même  idée  est 
exprimée,  mais  avec  une  restriction  :  «  Les  justes  se  reconnaîtront,  les  mé- 
chants ne  le  pourront,  toï;  |1£v  Stxaiotç  Yvwp'.(7(Jî.b;  ycvsTai,  toi;  ôè  o([xapT(jù),oî; 
o'Joa|i.h>;>..  » 

3)  «Cette  mesure,  usitée  en  Egypte  et  chez  quelques  peuples  de  l'Asie,  égale 
trois  milles  et  demi,  avec  de  légères  variations  suivant  les  districts.  Il  faut,  en 
général,  la  compter  pour  plus  de  6  kilomètres  ^)  (Paul  Hugounet,  La  poste  des 
califes  et  la  poste  du  schah.  Paris,  1884,  p.  29,  note  2). 

4)  Cf.  Apoc.,  XX,  où  la  durée  du  règne  du  Messie  est  de  mille  ans. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL 


51 


du  Messie,  et  le  sanctuaire  sera  achevé.  Car  tout  peuple  entendra 
parier  des  événements  des  Israélites  et  ils  viendront  à  dix  et 
vingt  vers  un  Juif  et  lui  diront  :  Quel  crime  et  péché  avons-nous 
commis,  que  vous  ne  nous  invitiez  pas  à  la  fête?  Ceux  qui  vien- 
dront ainsi  seront  les  jUstes  d'entre  les  peuples  de  la  terre.  Par 
tout  011  ils  verront  un  Israélite,  ils  se  retireront  devant  lui,  lui 
témoigneront  du  respect  et  le  prendront  sur  leur  dos  et  l'amène- 
ront en  hâte  au  roi  Messie...  Alors  ceux  qui  ont  porté  le  joug 
de  la  captivité  et  gardé  la  religion  Israélite  seront  contents  et 
heureux  et  ils  chasseront  loin  d'eux  ces  pécheurs  et  leur  diront: 
Allez,  nous  vous  haïssons.  Leur  visage  sera  noir  et  horrible  et 
grimaçant.  Alors  ils  se  rendront  dans  la  vallée  de  Josaphat*  et 
y  resteront  jusqu'au  jour  du  grand  jugement. 

«  Les  Israélites  auront  dans  les  treize  cents  ans  de  durée  du 
Messie  bonne  chère,  fêtes,  bonheur,  grandeur  et  honneur,  jus- 
qu'au grand  jour  du  jugement.  Mais  ce  jour  sera  sombre  et 
terrible,  car  la  lueur  des  flambeaux  seulement  éclairera.  Alors 
Dieu  rendra  visibles  le  paradis"  et  l'enfer^  qu'il  a  créés  avant  la 
terre.  Le  paradis  aura  sept  portes,  l'enfer  en  aura  trois.  Et  au 
jour  du  jugement  tout  peuple  comparaîtra  devant  l'éclat  de  Dieu, 
et  quiconque  aura  commis  un  péché  se  placera  vis-à-vis  d'un 
Israélite  qui  est  resté  dans  le  judaïsme.  Aux  trois  portes  de 
l'enfer  se  placeront  à  l'une  Abraham,  à  l'autre  Isaac,  et  à  la 
troisième  Jacob,  et  ils  prieront,  disant  :  0  Seigneur,  souviens- 
toi  de  ta  promesse  et  de  l'alliance  que  tu  as  établie  toi-même, 
comme  il  est  écrit  dans  la  Sainte  Ecriture  :  «  Et  je  pense  à  mon 
alliance  avec  Jacob,  etc.  »  Dieu  entendra  leur  supplication  et 
pardonnera  aux  Israélites  leurs  péchés.  A  Abraham  il  abandon- 
nera quiconque  est  de  pure  descendance,  et  tous  les  Israélites 
entreront  dans  le  paradis.  Alors  les  pécheurs  leur  diront  :  0 
prophètes  qui  êtes  d'entre  nous,  vous  nous  chassez!  Il  ne  leur 
sera  donné  aucune  réponse  et  on  les  enverra  tout  d'un  coup  en 
enfer.  Mais  l'enfer  aura  sept  divisions.  La  division  inférieure 
sera  le  séjour  de  ceux  qui  auront  changé  la  loi.  La  deuxième 

1)  Cf.  Joél,  III. 

2)  Cf.  Tischendorf,  Apocal.  apocr.  de  Jean,  p.  91,  §  25,  et  p.  87,  §  19. 


S2  REVUE    DE    l'histoire    DES  RELIGIONS 

division  sera  le  séjour  des  malfaiteurs;  la  troisième,  pour  ceux 
dont  la  foi  au  judaïsme  ne  sera  pas  sincère,  la  quatrième,  pour 
les  incrédules  qui  n'auront  pas  obéi  à  Dieu,  La  cinquième  est 
pour  les  malfaiteurs  d'Israël,  qui  auront  commis  impureté  et 
adultère.  La  sixième  est  pour  les  peuples  de  la  terre,  pour  ceux 
qui  auront  pratiqué  prière  hypocrite,  hypocrisie  et  dissimulation. 
La  septième  division  est  pour  celui  qui  aura  été  corrompu  et 
hautain  au  milieu  d'Israël  et  dont  les  actions  auront  été  mau- 
vaises. Tous  les  autres  Israélites  seront  participants  de  la  vie  à 
venir.  Ainsi  tous  les  malfaiteurs  d'Israol  trouveront  alors  la 
punition  de  l'enfer;  puis  ils  seront  sauvés  de  la  punition  et  réunis 
avec  leurs  frères,  car  les  descendants  d'Abraham,  d'Isaac  et  de 
Jacob  ne  seront  pas  anéantis...  Loué  soit  Dieu  à  cause  de  son 
abondante  miséricorde  et  de  sa  grande  grâce  et  de  sa  bonté  per- 
pétuelle! Puisse-t-il  réunir  prochainement  des  quatre  bouts  du 
monde  les  dispersés  d'Israël!  Dites  Amen.  Puisse-t-il  accomplir 
pour  nous  la  parole  de  l'Ecriture  qui  dit  :  «  Dieu  édifie  Jérusa- 
lem, etc.  {Ps.  CXLVII,  2)!  Loué  soit  Dieu  dans  l'éternité. 
Amen,  amen  !  » 

Nous  avons  tenu  à  reproduire  complètement  la  fin  de  l'his- 
toire de  Daniel  :  un  simple  résumé  n'aurait  pu  rendre  le  tableau 
dans  la  vivacité  de  son  réalisme. 

On  remarquera  la  division  de  l'enfer  en  régions  réservées  aux 
différentes  classes  de  pécheurs.  Elle  se  retrouve,  avec  des  modi- 
fications, dans  la  plupart  des  Apocalypses  apocryphes.  Il  y  a  là 
un  fonds  d'idées  commun  aux  autres  ouvrages  du  même  genre, 
l'Apocalypse  de  Paul,  celle  d'Esdras  en  grec,  l'Apocalypse  apo- 
cryphe de  Jean,  etc.,  sorte  de  thème  primitif  qui  se  développera 
pour  atteindre  à  la  perfection  dans  la  Diurne  Comédie.  Il  faut 
aussi  remarquer  le  rôle  du  Messie  :  les  juifs  seront  tous  sauvés, 
avec  ceux  qui  se  seront  attachés  à  eux,  tandis  que  les  nations 
périront  impitoyablement. 

Il  y  a  dans  notre  écrit  persan  de  telles  contradictions  qu'on 
est  autorisé  à  douter  de  l'unité  de  composition.  Certains  passages 
sont  universalistes  et  proclament  le  salut  de  toute  l'humanité. 
D'autres,  au  contraire,  et  ce  sont  les  plus  nombreux,  dénotent 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  53 

un  tel  particularisme  qu'à  première  vue  on  reconnaît  un  juif 
comme  auteur  de  l'ouvrage.  S'il  n'est  pas  tendre  à  l'égard  des 
non-Israélites,  il  ne  l'est  guère  davantage  à  Fendroit  de  ceux  de 
son  peuple  qu'il  ne  porte  pas  dans  son  cœur. 

Lorsque  notre  auteur  fait  sonner  de  la  trompette  au  jour  du 
jugement,  il  a  évidemment  une  réminiscence  des  chap.  viii  et  ix 
de  l'Apocalypse  de  Jean.  Mais  nous  ne  nous  arrêterons  pas  da- 
vantage à  cette  Apocalypse  persane  de  Daniel;  il  suffît  que  nous 
en  ayons  donné  une  idée.  Nous  avons  hâte  d'arriver  à  un  sujet 
moins  connu,  et  nous  commençons  par  l'Apocalypse  copte  de 
Daniel, 

{A  suivre  ■) 

Frédéric  Macler. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE 


DE    LA 


RELIGION    GRECQUE 

DECEMBRE  1894. —  DÉCEMBRE  1895. 


L'exploration  de  Delphes  n'est  point  terminée  encore,  Dieu 
merci,  ni  fermée,  espérons-le.  l'ère  des  grandes  découvertes; 
nous  devons  seulement  constater  une  sorte  d'accalmie  dans  le 
succès.  Mais  ce  n'est  point  à  dire  que  M.  Homolle  et  ses  jeunes 
collaborateurs  de  l'École  d'Athènes  se  reposent  sur  leurs  lauriers, 
et,  à  défaut  d'imporlantes  révélations  nouvelles,  ils  s'appliquent 
à  faire  connaître,  avec  une  lenteur  que  d'aucuns  trouveront  exces- 
sive, que  nous  appellerons  seulement  sage,  les  résultats  qu'ils 
n'ont  jusqu'ici  que  signalés. 

Si  Ton  veut  bien  se  r  ndre  compte  de  ce  qu'a  produit  cette 
glorieuse  entreprise  nationale,  qu'on  ne  s'adresse  pas  à  quelques 
comptes  rendus  rapides  écrits  pour  les  lecteurs  des  journaux 
quotidiens  ou  des  revues  d'art  sans  caractère  nettement  archéo- 
logique, pour  le  grand  public,  comme  on  dit.  Là,  M.  Homolle  a 
exposé  plusieurs  fois  et  fait  valoir  avec  une  juste  fierté  quelle 
récompense  a  couronné  ses  efforts*;  mais  ces  énumérations  à 
toute  vapeur,  si  elles  satisfont  ceux  à  qui  on  les  destine,  ne  font 
qu'irriter  la  curiosité  des  lecteurs  moins  pressés  et  plus  compé- 
tents. Ceux-là,  les  lecteurs  de  la  Revue  de  thistoire  des  Reli- 
gioiu  en  particulier,  doivent  recourir  aux  communications  que 
M.  Homolle  a  faites  plusieurs  fois  à  l'institut  et  au  Bulletin  de  Cor- 
respondance hellénique^  organe  officiel  de  notre  Ecole  d'Athènes. 

Dans  les  Comptes  rendus  des  séances  de    l Académie  des  Ins- 

l)Voy.  par  (i\<imi^\&  Gazette  des  Beawa;- A?-(5,  décembre  1894,  mars-avril  1895. 


BULLETFN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  55 

criptiom  et  Belles-Lettres  en  1895,  nous  trouvons,  à  la  date  du 
] 6  août,  unenote  très  intéressante  relative  au  temple  d'Apollon  ». 
L'histoire  de  cet  édifice  était  jusqu'à  présent  assez  obscure  Certains 
testes  avaient  c induit  les  historiens  et  les  archéologaes  à  penser 
que,  vers  le  milieu  du  iv«  siècle,  le  sanctuaire  construit  au  vi"  siè- 
cle avait  été  remplacé  par  un  sanctuaire  nouveau,  ou,  du  moins, 
presque  totalement  reconstruit.  Mais  ces  données  sont  en  contra- 
diction formelle  avec  les  affirmations  catégoriques  de  Pausanias. 
Celui-ci,  sans  la  moindre  hésitation,  prétend  décrire  le  temple 
construit  par  les  Amphictyons,  l'œuvre  de  l'architecte  corinthien 
Spintharos,  dont  les  frontons  avaient  été  sculptés  par  Praxias, 
élève  de  Calamis,  et  par  Autosthénès,  c'est-à-dire  le  monument 
même  «  qui  fut  élevé  au  vi^  siècle,  après  l'incendie  de  548;  qui 
g-râce  à  la  générosité  des  Alcméonides  fut  orné  sur  le  front 
oriental  d'un  portique  en  marbre  blanc  de  Paros;  qui  enfin, 
d'après  le  témoignage  d'Kuripide,  portait  sur  le  même  front  une 
frise  de  métopes  sculptées  ».  L'étude  attentive  des  ruines  aujour- 
d'hui complètement  déblayées  permet  maintenant  à  M.  Homolle 
d'assurer  que  Pausanias  s'est  trompé.  De  l'édifice  du  vi*  siècle 
il  ne  reste  rien  qu'une  partie  des  soubassements,  «  en  gros  blocs 
de  brèche  du  Parnasse,  grossièrement  équarris  et  dressés  seule- 
ment sur  les  plans  de  lit;  »  ces  soubassements  subsistent  à  Test 
et  au  sud.  Partout  ailleurs  le  travail  de  taille  et  d'appareillage 
des  pierres  indique  une  époque  très  postérieure;  le  choix  des 
matériaux,  le  style,  les  marques  inscrites  d'entrepreneurs,  tout 
se  rapporte  au  iv  «  siècle  ;  et  cette  date  est  confirmée  par  l'examen 
des  fragments  de  corniches,  de  colonnes,  de  frises  qui  ont  été 
recueillis  en  grand  nombre,  et  qui  tous  rappellent  l'Erechtheion 
d'Athènes  ou  le  temple  de  Priène.  Par-ci,  par-là,  on  s'aperçoit 
que  d'anciens  matériaux  doriques  ont  été  utilisés  pour  la  con- 
struction de  l'édifice  ionique.  Ainsi  donc  une  catastrophe,  incendie 
ou  tremblement  de  terre,  a  détruit  ou  tellement  endommagé  le 
vieux  temple  qu'on  a  dû  le  reconstruire  complètement.  Comme 
on  n'a  rien  retrouvé  du  monument  primitif,  ou  à  peu  près,  il  faut 

1)  Acad.  des  Inscr.  et  Belles-Lettres,  comptes  rendus  de  4895,  p.  328. 


56  REVUE   DE  l/nlSTOIRE  DES  RELIGIONS 

croire  que  tous  les  débris  ont  été  retaillés  pour  les  bâtisses  qui 
devaient  le  remplacer.  C'est  là  la  meilleure  explication  de  la  dé- 
ception qu'ont  éprouvée  nos  missionnaires,  qui  comptaient  au 
moins  sur  quelques  débris  desmétopes  et  des  frontons.  D'ailleurs, 
des  indications  empruntées  aux  comptes  rendus  encore  inédits  des 
vaoxoio'!  préposés  aux  travaux  du  temple  pendant  et  après  la  Guerre 
Sacrée,  durant  une  période  de  plus  de  ving-t  ans,  prouvent  qu'à 
cette  époque  on  travaillait  —  très  lentement  —  non  pas  à  des  répa- 
rations d'un  temple  endommag-é,  mais  à  Tédification  complète 
d'un  temple  nouveau.  Tout  porte  donc  à  croire  que  le  temple  du 
vi«  siècle  fut  détruit  vers  374;  on  commença  aie  réédifier  vers 
371  ;  entre  332  et  330,  on  y  travaillait  encore  à  des  parties  essen- 
tielles, par  exemple  aux  architraves;  il  ne  devait  jamais  être  ter- 
miné,  puisque  sous  le  règne  de  Néron  on  formait  encore  des 
souhaits  pour  son  achèvement.  Les  déductions  de  M.  Homolle 
sont  très  rigoureuses,  et  il  semble  bien  que  le  problème  soit  main- 
tenant résolu;  peut-être  le  savant  directeur  des   fouilles  trou- 
vera-t-il  à  préciser  encore  et  à  nous  donner  des   dates  fixes  à 
la  place  des  dates  hypothétiques  qu'il  a  dès  à  présent  présentées 
avec  toute  la  prudence  nécessaire- 
L'Institut  a  eu  encore  la  primeur,  à  la  date  du  23  août',  d'une 
inscription  très  originale  et  très  instructive,  quatre  règlements 
relatifs  à  la  phratrie  des  Labyades,  très  antique  et  prépondé- 
rante à  Delphes.  Nous  ne  voulons  pas  analyser  ici  la  note  de 
M.  Homolle,  et  la  raison  en  est  que  le  dernier  fascicule  du  Bulle- 
tin de  Correspondance  hellénique  contient  la  première  partie  du 
long  mémoire  que  M.  Homolle  a  très  succinctement  résumé  à 
l'Institut.  Nous  attendrons,  vu  l'importance  tout  à  fait  rare  du 
document,  que  le  commentaire  entier  en  ait  paru,  et  nos  lecteurs 
nous  sauront  gré  d'avoir  remis  à  Tannée  prochaine  le  soin  de  leur 
en  faire  part  avec  tout  le  développement  et  tout  le   soin  qu'il 
mérite. 

L'inscription  des  Labyades  intéresse    l'origine   de   Delphes, 
l'administration  et  le  culte  spécial  d'une  phratrie.  Les  hymnes, 

1)  Acad.  des  Inscr.  et  Belles-Lettres,  comptes  rendus  de  1895,  p.  345. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  57 

chantés  en  l'honneur  d'Apollon  avec  accompagnement  de  musi- 
que sont  d^un  intérêt  plus  général.  On  se  rappelle  sans  doute 
que  notre  dernier  Bulletin  a  donné  la  traduction  d'un  péan,  et 
celle  d'un  hymne  dont  la  découverte  a  fait  grand  bruit.  On  n'aura 
pas  oublié  non  plus  qu'en  un  post-scriptum  daté  du  2.^  février  1895 
nous  signalions  un  article  de  M.  Th.  Reinach  paru  dans  la  Revue 
Critique  quelques  jours  auparavant,  et  relatif  à  ce  dernier  docu- 
ment. M.  Th.  Reinach  y  déclarait  que  des  trouvailles  nouvelles 
contraignaient  la  critique  à  modifier  singulièrement  ses  affirma- 
tions aussi  bien  que  ses  hypothèses.  Ainsi,  cet  hymne,  pompeu- 
sement exécuté  à  grand  ou  petit  orchestre,  d'Athènes  à  Paris  et 
de  Londres  à  Bordeaux,  n'était  qu'une  restitution  aventureuse 
et  ne  méritait  pas  cet  excès  d'honneur.  Sans  doute,  mais  il  ne 
mérite  pas  non  plus  trop  d'indignité;  l'essentiel,  en  somme,  est 
que  la  transcription  mélodique  de  M.  Th.  Reinach  résiste  aux 
changements  qu'il  est  nécessaire  d'introduire  à  la  disposition  du 
texte,  que  chaque  note  de  musique  moderne  réponde  avec  exac- 
titude à  chaque  note  du  texte  grec,  et  jusqu'ici  nous  ne  voyons 
pas  que  la  méthode  de  M.  Th.  Reinach  ait  été  sérieusement  atta- 
quée ni  sa  traduction  démontrée  mauvaise.  Après  cela,  peu  im- 
porte que  l'on  ait  tout  d'abord  mis  la  charrue  avant  les  bœufs, 
et  qu'il  faille  maintenant  intervertir  l'ordre  des  deux  fragments 
que  nous  avons  traduits;  qu'il  faille  placer  B  avant  A,  et  rétablir 
au  début  de  l'hymne  l'invocation  aux  Muses  ;  qu'il  faille  renon- 
cer à  attribuer  les  vers  et  l'harmonie  à  l'Athénien  Cléocharès,  fils 
de  Bion,  contemporain  de  Lysandre,  comme  le  voulait  M.  Couve  ; 
que  tous  les  fragments  publiés  en  189.3  se  rapportent,  non  plus  à 
trois,  mais  à  deux  hymmes  seulement.  Il  est  plus  intéressant  de 
noter,  car  cela  peut  changer  la  valeur  musicale,  que  ces  cantates 
officielles  furent  composées  pour  être  chantées,  non  par  les  en- 
fants de  Delphes,  mais  par  les  artistes  dionysiaques  d'Athènes. 
M.  H.  Weil  a  été  amené  à  ces  corrections  lorsque  JM.  Homolle 
l'eut  prié  d'étudier  un  nouvel  hymne  provenant  comme  le  premier 
du  Trésor  des  Athéniens.  Ce  n'a  point  été  chose  facile  de  réunir 
les  dix  fragments  sur  lesquels  était  gravé,  en  deux  colonnes,  ce 
texte  non  moins  curieux  que  les  précédents.  Mais  rien  ne  rebute 


58  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

la  patience  de  notre  maître  éminenl,  el  rien  n'est  au-dessus  de 
sa  science,  que  M.  Th.  Reinach  a  bien  raison  d'appeler  divina- 
toire. Souvent  avec  certitude,  toujours  avec  vraisemblance,  s  ai- 
dant du  mètre  aussi  bien  que  du  sens,  M.  Weil  est  arrivé  à  recon- 
stituer le  morceau,  et  voici  la  traduction  qu'il  en  a  faite  '  : 

«  Venez  sur  ces  hauteurs  qui  regardent  au  loin,  d'où  surgis- 
sent les  deux  cimes  du  Parnasse,  et  présidez  à  mes  chants,  6 
Piérides,  qui  habitez  les  roches  neigeuses  de  l'Hélicon.  Venez 
chanter  le  Pylhien,  le  dieu  aux  cheveux  d'or,  le  maître  de  l'arc 
et  de  la  lyre,  Phébus,  qu'enfanta  l'heureuse  Latone  près  du 
fameux  lac,  quand,  dans  les  luttes  do  l'enfantement,  elle  eut 
touché  de  ses  mains  une  branche  verdoyante  du  glauque  olivier. 

«  Le  ciel  était  tout  en  joie,  sans  nuages,  radieux;  dans  l'ac- 
calmie des  airs,  les  vents  avaient  arrêté  leur  vol  impétueux; 
Nérée  apaisa  la  fureur  de  ses  flots  mugissants  ;  ainsi  fit  le  grand 
Océan,  qui  entoure  la  terre  de  ses  bras  humides. 

«  Alors,  quittant  l'île  du  Cynthe,  le  dieu  gagna  la  patrie  du 
fruit  de  Déméter,  la  noble  terre  attique,  près  de  la  colline  de 
Pallas.  Le  souffle  suave  du  lotos  de  Libye  se  mêlait  aux  doux 
accents  de  la  lyre  en  accords  modulés  pour  accompagner  sa  mar- 
che, et,  tout  à  la  fois,  la  voix  qui  réside  dans  le  roc  fit  à  trois 
reprises  entendre  le  cri  :  lé  Péan.  Le  dieu  se  réjouit;  confident  de 
la  pensée  de  son  père,  il  reconnut  l'immortel  dessein  de  Zeus. 
C'est  pourquoi,  depuis  lors,  Péan  est  invoqué  par  tout  le  peuple 
autochtone  et  par  les  artistes  qui  habitent  la  ville  de  Cécrops, 
sainte  troupe  que  Bacchus  frappe  de  son  thyrse.  Mais,  ô  maître 
du  trépier  fatidique,  marche  vers  la  crête  du  Parnasse,  foulée 
par  les  immortels,  amis  des  saintes  extases.  Là,  ô  Seigneur,  tes 
blondes  boucles  ceintes  d'un  rameau  de  laurier,  tu  traînais  de 
ta  main  immortelle  d'immenses  blocs,  fondements  de  ton  temple, 
quand  tu  te  vis  en  face  de  la  monstrueuse  fille  de  la  Terre. 
—  Mais,  ô  fils  de  Latone,  dieu  à  l'aimable  regard,  tu  aff'rontas  le 
dragon,  et  l'inabordable  enfant  de  Géa  expira  sous  les  traits  de 

1)  Bulletin  de  Correspondance  hellénique,  1894,  p.  355,  H.  Weil,  Un  nouvel 
hymne  à  Apollon; —  p.  359,  Sur  le  premier  htjmne  à  Apollon  (AeÛTîpai  çpov-£a:;), 
p,  363;  Th.  Reinach,  La  musique  du  nouvel  hymne  de  Delphes,  p\.  XIX-XXVII. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  59 

Ion  arc...  Et  tu  veillais  près  du  saint  ombilic  de  la  terre,  ô  Sei- 
gneur, quand  la  horde  barbare,  profanant  le  siège  de  ton  oracle 
pour  en  piller  les  trésors,  périt  dans  une  tourmente  de  neige. 

<(  Mais,  ô  Phébus,  protège  la  ville  fondée  par  Pallas  et  son  noble 
peuple,  et  toi  aussi,  ô  reine  des  arcs  et  des  chiens  de  Crète, 
Artémis  chasseresse,  et  toi,  ô  vénérable  Latone.  Prenez  soin  des 
habitants  de  Delphes,  afin  qu'eux,  leurs  enfants,  leurs  femmes, 
leurs  maisons,  soient  à  l'abri  de  tout  revers.  Soyez  propice  aux 
serviteurs  de  Bracchus,  couronnés  aux  jeux  sacrés  de  la  Grèce. 
Qu'avec  votre  aide  le  glorieux  empire  des  belliqueux  Romains, 
toujours  fort  et  jeune  et  florissant,  puisse  croître  en  marchant  de 
victoire  en  victoire.  » 

L'hymne,  comme  on  le  voit,  date  de  l'époque  romaine,  sans 
doute  de  la  fin  du  ii^  siècle  avant  notre  ère.  M.  Weil  attire  très 
justement  l'attention  sur  le  peu  d'originalité  du  poème.  A  peine 
est-il  intéressant  de  noter  que  l'auteur,  parlant  au  nom  d'Athè- 
nes, donne  la  préférence  aux  versions  attiques  de  la  légende  del- 
phienne,  et  qu'une  fiction  hardie,  bien  que  naturelle,  transforme 
un  fait  historique,  l'invasion  galate,  en  un  fait  mythique;  la  vic- 
toire du  dieu  sur  les  Barbares  devient  comme  le  pendant  de  sa 
victoire  sur  le  Dragon. 

Nous  n'avons  rien  à  dire  ici  de  la  musique  de  ce  nouvel 
hymne,  telle  que  l'a  notée  M.  Th.  Reinach;  elle  ne  rentre  point 
dans  le  cercle  des  études  de  cette  Revue,  et  nous  avouons  d'ail- 
leurs notre  complète  incompétence.  L'auteur,  devons-nous  seu- 
lement remarquer,  ne  s'est  livré  à  ce  travail  de  transcription 
rythmique  et  mélodique  et  de  restauration  partielle  qu'avec 
une  grande  prudence  et  pas  mal  de  restrictions.  N'importe;  voilà 
la  bibliothèque  musicale  de  la  Grèce  singulièrement  enrichie,  et, 
pour  peu  que  les  découvertes  de  ce  genre  se  succèdent,  nous 
pourrons  pénétrer  assez  avant  dans  une  partie  jusqu'à  présent 
inexplorée  du  domaine  des  cérémonies  religieuses. 

Nous  ne  connaissons  encore  que  par  ouï-dire  un  second  péan 
dont  M.  Homolle  a  annoncé  la  découverte  à  l'Institut;  l'auteur 
en  serait  un  Locrien  de  Scarphée*. 

1)  Sal.  Reinach,  Chronique  d'Orient,  dans  Ri^viie  archéoL,  1895,  j).  101. 


go  REVIIF.  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

La  générosité  des  Chambres  françaises  va  permettre  à  M.  Ho- 
molle  de  mener  cette  année  une  nouvelle  campagne.  Qu'elle 
nous  donne  encore  une  riche  moisson  de  textes  épigraphiques, 
de  monuments  de  sculpture  et  d'architecture,  et  nous  nous  con- 
solerons un  peu  de  la  perte  par  trop  certaine  aujourd'hui  des 
métopes  et  des  frontons  de  Praxias  et  Autosthénès. 

Nous  sommes  heureux  d'avoir  quelques   mois  à  dire  d'une 
entreprise  qui  sera  aussi  toute  à  l'honneur  de  la  science  fran- 
çaise et  de  notre  École  d'Athènes.  On  sait  combien  fut  célèbre 
dans  toute  l'antiquité  le  temple  d'Apollon  Didyméen  à  Milet. 
Quelques-unes  des  œuvres  les  plus  célèbres  de  la  sculpture  ar- 
chaïque proviennent  de  la  Voie  Sacrée  qui  conduisait  du  port 
de  Panormos  au   sanctuaire.    Le  Musée    Britannique  est    lier 
de  posséder,   avec    d'autres    statues   importantes,   la    fameuse 
image   colossale   do  Charès,  qui   montre  si  bien  Tétroite  con- 
nexion de  Tart  ionien  primitif  avec  celui  de  l'Egypte  et  de  la 
Babyloni(3.  Mais  il  faut  surtout  se  rappeler  que,  grâce  cà  la  libé- 
ralité des  Rothschild,  0.  Rayet  a   pu  faire  des  fouilles  à  Milet, 
et  rapporter  au  Louvre,   avec  des  statues  de  même  type  que 
celles  de  Londres,  nombre  de  chapiteaux  et  de  fragments  de  fri- 
ses du  temple.  Mais  l'œuvre  de  Rayet  était  restée  interrompue'. 
M.  HaussouUier,  notre  ancien  camarade,  que  ses  fouilles  à  Del- 
phes, au  temps  où  il  était  membre   de  l'École  d'Athènes,  que 
ses  belles  études  épigraphiques  et  historiques  désignaient  assez 
pour  continuer  et  parfaire  les  travaux  de  Rayet,  a  obtenu  du 
gouvernement  des  subsides  qui  lui  ont  déjà  permis  de  recom- 
mencer  les  fouilles  et  lui  permettront  de  mener  à  bonne  fin 
cette  importante  recherche.  Notre  ami  s'est  montré  jusqu'à  pré- 
sent sobre  de  communications  sur  ses  découvertes,  mais  nous 
savons  qu'il  a  trouvé  plus  que  ses  espérances.  Comme  d'Ephèse 
et  de  Cnide,  nous  aurons  bientôt  une  riche  et  savante  monogra- 
phie de  Milet.  L'histoire   de   la  religion  grecque  en   fera  son 
profit  autant  que  l'histoire  des  arts  plastiques. 

1)  Ruyel  et  Thomas,  Milet  et  le  golfe  Latmique,  1877. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  61 

Sans  doute  les  membres  actuels  de  l'École  n'ont  pas,  en  1895, 
été  tous  absorbés  par  les  fouilles  de  Delphes;  mais  nous  igno- 
rons en  quels  lieux  s'est  exercée  leur  activité,  et  quels  succès  ont 
couronné  leurs  efforts.  M.  Homolle,  que  des  travaux  plus  scien- 
tifiques occupent,  s'est  montré  beaucoup  plus  économe  des  ren- 
seignements précieux  auxquels  il  nous  avait  accoutumés  sous 
les  rubriques  Institut  de  Correspondance  hellénique,  et  Nou- 
velles et  correspondance.  De  son  côté,  M.  Salomon  Reinach, 
informé  jusqu'à  la  minutie,  ne  nous  signale  rien  de  nouveau 
dans  ses  abondantes  Chroniques  d'Orient  de  1893. 

A  défaut  de  ces  nouveautés  dont  nous  avons  le  droit  d'être 
friands,  explorons  le  Bulletin  pour  y  recueillir  tout  ce  qui  peut 
intéresser  la  religion  grecque. 

Voici  d'abord  le  mémoire  où  M.  de  Ridder  expose  le  résultat 
des  fouilles  qu'en  octobre  1893  il  exécutait  à  Orchomène,  et 
dont  nous  avions  dit  un  mot  l'année  dernière'.  Ce  n'est  pas 
un,  mais  deux  sanctuaires  qu'a  découverts  et  déblayés  notre  ca- 
marade, un  Asclépeion  sur  la  pente  est  du  mont  Hyphanteion, 
et  un  Héracleion  situé  près  de  la  source  la  plus  occidentale  du 
Mêlas. 

Le  premier  ne  mérite  pas  absolument  le  nom  de  temple,  bien 
qu'il  soit  désigné  dans  un  texte  épigraphique  par  le  mot  vaiç; 
il  est  probable,  à  la  disposition  des  soubassements  remis  au  jour, 
qu'il  n'y  avait  là  qu'un  petit  sanctuaire  à  ciel  ouvert,  un  autel 
peut-être,  entouré  de  portiques,  dont  l'un,  à  l'est,  très  ancien, 
semble  remonter  au  début  du  vi«  siècle  avant  notre  ère,  tandis 
que  l'autre,  à  l'ouest,  daterait  du  lu^  siècle  seulement.  Ces  deux 
portiques  se  rapportent  certainement  à  un  édifice  religieux,  car 
on  a  retrouvé  parmi  les  débris  d'architecture,  et  ne  provenant 
pas  des  tombeaux  qui  çà  et  là  se  sont  rencontrés  autour  des 
ruines,  un  grand  nombre  d'objets  qui  furent  des  ex-voto.  Quant 
au  nom  du  dieu,  le  doute  n'est  guère  possible,  car  plusieurs  actes 
d'affranchissement  découverts  en  ce  lieu  portent  que  la  liberté 
est  donnée  aux  esclaves  sous  forme  de  vente  à  Asclépios.  Du 

1)  Bull,  de  Corresp.  hellén.,  1895,  p.  113. 


g2  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

reste  plusieurs  Lexles  d'auleuis  ou  d'inscriptions  mentionnent 
TAsclépeion  d'Orchomène.  M.  de  Ridder  tire  d'une  observation 
et  d'une  comparaison  attentive  des  ruines  des  conclusions  qui 
nous  paraissent  un  peu  trop  hardies;  les  voici,  à  titre  de  docu- 
ment-  nous  aimons  du  reste  à  citer  l'auteur,  pour  laisser  à  sa 
pensée  toute  sa  précision  et  aussi  toutes  ses  réserves  : 

«  D'après   ces  indices,  le  portique  oriental,  dédié  à  une  divi- 
nité inconnue,  probablement  chthonique,  aurait  été  constrmt 
vers  600  avant  J.-C.  Le  culte  aurait  continué  un  siècle  au  moins. 
Puis  il  serait  tombé   en  désuétude,  jusque  vers  le  milieu  du 
iii«  siècle,  où  l'on  aurait  restauré  le  portique,  en  lui  donnant  à 
l'ouest  un  vis-à-vis... Plus  tard  la  fortune  du  temple  continua.  Il 
est  possible  qu'on  v  ait  par  la  suite  adoré  Sérapis.  Puis  avec 
ses  ruines  on  bâtit  de  nombreux  tombeaux,  smvaut  en  cela  une 
tradition  déjà  ancienne.  A  l'époque  chrétienne,  il  restait  encore 
des  assises  assez  bien  conservées  pour  qu'on  en  fît  une  chapelle.  » 
Des  inscriptions,  trois  sur  sept,  les  plus  importantes,  sont  les 
actes  d'affranchissement  signalés  déjà;  ils  n'apprennent  rien  de 
nouveau  sur  cette  vente  curieuse  des  esclaves,  si  fort  usitée 
dans  toute  la  Grèce  du  nord,  surtout  en  Béotie  et  en  Phocide. 
Les  ex-voto,  figurines,  lampes,  cônes  en  terre  cuite,  vases  de 
formes  et  de  style  très  divers,  depuis  le  mycénien  jusqu'à  l'at- 
tique,  en  passant  par  le  béotien  et  le  corinthien  primitifs,  tout 
ce  mobilier  du  sanctuaire,   dont  nous  avons  essayé  nous-mème 
d'indiquer  la  signification  et  l'importance  religieuse  à  propos 
de  nos  fouilles  d'Élatée,  est  avant  tout  instructif  pour  les  histo- 
riens de  l'art. 

Quant  à  l'tléracleion,  si  vraiment  il  faut  bien  placer  le  vadç 
d'Héraclès,  mentionné  par  Pausanias  comme  une  des  curiosités 
d'Orchomène,  à  l'endroit  où  M.  de  Ridder  croit  l'avoir  retrouvé, 
ce  n'était  pas  non  plus  un  temple,  mais  tout  un  ensemble  de 
bases  et  d'offrandes,  de  petites  chambres,  de  portiques,^  de 
gradins  renfermés  sans  doute  dans  une  enceinte,  un  téménos, 
dont  il  ne  semble  pas  que  rien  se  soit  conservé.  Les  objets 
trouvés  dans  les  remblais,  dit  M.  de  Ridder,  sont  caractéris- 
tiques ;  ce  sont,  avec  quelques  débris  mycéniens,  des  vases  proto- 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  63 

béotiens,  proto-corinthiens  et  corinthiens,  des  lames  d'applique 
arg-ivo-corinthiennes,  etc.  Dans  tout  cela  rien  de  récent,  et  tous 
les  indices  «  témoignent  d'un  culte  archaïque  et  d'un  sanctuaire 
très  ancien  que  dès  le  v'  siècle  on  commença  à  délaisser  ».  Cela 
convient  très  bien  au  dieu  qui  passait  pour  être  le  premier  auteur 
des  inondations  du  lac  Copaïs. 

De  Béotie,  transportons-nous  en  Carie,  au  petit  village  de 
Laïjia,  qui  a  succédé  à  l'importante  ville  antique  de  Lagina.  Le 
temple  d'Hécate  était  un  des  plus  fameux  de  la  province  d'Asie, 
et  ses  ruines  ont  bien  souvent  attiré  les  voyageurs.  M.  Newton 
qui  les  avait  visitées  en  1863,  en  ava:  t  rapporté  nombre  d'inscrip- 
tions, et  dans  ses  Découvertes  à  Cnide,  Halicarnasse  et  Branchides, 
il  avait  publié  quatre  frag-ments  de  la  frise  sculptée  qui  couron- 
nait l'édifice.  En  1881-82,  MM.  Benndorf  etNiemann  ont  poussé 
plus  avant  l'exploration  et  rapporté  un  nouveau  lot  d'inscriptions 
et  de  bas-reliefs.  Après  MM.  Hauvette  et  Dubois  en  1880,  après 
nos  amis  Diehl  et  Cousin  en  1885,  xMM.  Legrand  et  Chamonard 
en  1891  ont  recueilli  beaucoup  de  textes  épigraphiques  dont 
nous  avons  parlé  ici  même  à  plusieurs  reprises,  et  découvert 
beaucoup  de  nouveaux  fragments  de  la  frise.  Si  bien  que  Son 
Excellence  Hamdy-Bey,  directeur  des  antiquités  de  l'Empire 
ottoman,  s'est  cru  le  devoir  d'associer  l'École  aux  fouilles  qu'il 
a  décidé  de  faire  à  Lagina.  L'entreprise  n'est  pas  terminée,  mais 
aujourd'hui  l'on  ne  croit  pas  qu'il  soit  possible  de  retrouver 
d'autres  bas-reliefs,  et  M.  Chamonard  a  cru  le  moment  venu  d'é- 
tudier la  décoration  sculpturale  du  temple  dans  son  ensemble*. 
Il  n^a  encore  parlé  dans  le  Bulletin  que  de  la  frise  ouest,  et,  si 
nous  tenons  à  signaler  ici  le  rôle  si  honorable  que  tient' notre 
Ecole,  nous  croyons  qu'il  vaut  mi«ux  attendre,  pour  parler  de 
ce  sanctuaire  comme  il  le  mérite  et  des  études  de  M.  Chamonard, 
que  le  déblaiement  du  temple  soit  complet,  que  nous  puissions 
présenter  à  nos  lecteurs  la  frise  entière,  dans  tout  son  dévelop- 
pement. 

A  présent  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  glaner  çà  et  là  dans  les 

1)  Bull.de  Corresp.  hellén.,  1895,  p.  235,  pi.  XXV   (Les  sculptures  de  la 
frise  du  temple  d'Hécate  à  Lagina,  par  J.  Chamonard). 


g4  REVUK    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

articles  épigraphiques,  d'abord  une  curieuse  dédicace  trouvée 
par  M.  Perdrizet^  à  Amphipolis,  dans  la  Macédoine  première. 
On  y  voit  un  roi  Philippe,  certainement  Philippe  V,  associe  au 
culte  dlsis  et  Sérapis.  De  tels  documents  ne  sont  point  rares 
hors  de  la  Macédoine;  les  successeurs  d'Alexandre  dans  son 
pays  natal  furent  facilement  déifiés  par  les  étrangers,  le  Polior- 
cète par  les  Athéniens,  Lysimaque  par  les  habitants  de  la  1  al- 
iène, Antigone  Gonatas  par  les  Cnidiens,   etc.  Mais  les  purs 
Macédoniens  se  montrèrent  plus  hésitants,  et  il  ne  faut  pas  oublier 
que,  comme  la  Pallène,  Amphipolis  n'est  macédonienne  que  par 
annexion.  Que  Philippe  soit  associé  à  Isis  et  Sérapis,  voila  ce 
qui  est  surtout  curieux,  mais  s'explique  par  la  dilïusion  rapide 
des  cultes  alexandrins.  Lesdévots,  enÉgypte,  faisaient  aisément 
de  leurs    rois  les  .ùwa.-.  ou   cuix3a>.xs-.  de  leurs   dieux  préfères, 
et  le  pieux  dédicant  d' Amphipolis,  Alcœos,  suit  cette  coutume. 
Il  est  du  reste  à  remarquer  que  les  monuments  du  culte  d  Isis 
et  Sérapis  sont  encore  rares  en  Macédoine. 

Dans  la  Piérie  du  Pangée,  à  ^anew,  peut-être  l'antique  Ga- 
lepsos  M.  Perdrizet  a  trouvé  une  borne  sacrée,  un  horos  prove- 
nant de  l'enceinte  de  Zens  Erkeios,  Patrôos  et  Ctésios\  La  gra- 
vure indique  la  fm  du  v«  siècle.  ZcusGtésios,  gardien  des  richesses 
de  la  maison,  était  bien  connu,  ainsi  que  Zeus  Patrôos,  protecteur 
de  la  famille  etpeut-être  de  la  phratrie  ;  mais  c'est  ici  la  première 
mention  de  Zeus  Erkeios,  gardien  du  foyer. 

De  Macédoine,  A' Ano-Crousioba,  peut-être  Argélos,  provient 
aussi  une  mauvaise  petite  stèle  funéraire  qui  n'est  pas  d  une 
facture  ordinaire'.  Elle  porte  trois  noms  d'hommes,  dont  deux 
à  forme  thrace,  Zelmoutas  et  Zeipurôn,  et  un  nom  de  femme 
Calliope;  mais  l'inscription  a  moins  dintôrêt  que  le  bas-rclief 
qui  la  surmonte.  La  femme,  Calliope,  est  représentée  comme 
une  statue  drapée  qui  se  dresse  sur  un  socle  où  est  écrit  le  mot 
XAIPE  tandis  que  les  trois  hommes,  à  cheval,  sont  figures  sous 
la  forme  des  Dioscures  dans  les  ïhéophanies.  Les  morts  sont 

1)  Bull,  de  Corresp    hellén.,  1894,  p.  417. 

2)  Ibid.,  p.  441. 

3)  Ibid.,  p.  436. 


I 


nULLETIX  AllCIlÉOLOGIQUE  DE  LA  RLLIGION  GRECQUE  65 

ainsi  héroïsés,  comme  l'indique  d'ailleurs  le  mot  HPOE:^:  gravé 
après  leurs  noms,  mot  que  M.  Perdrizet  a  omis  par  inadverUnce 
dans  sa  transcription. 

Les  stèles  funéraires  de  la  Thrace  portent  très  souvent  l'image 
du  mort  héroïsé,  transformé  en  l'un  des  Dioscures,  ou  tout  au 
moins  sous  la  forme  d'un  cavalier  marchant  vers  un  autel;  cet 
autel  est  lui-même  placé  au  pied  d'un  arbre  autour  duquel  s'en- 
roule un  serpent.  A  Karien,  M.  Perdrizet  a  relevé  une  stèle 
unique  en  son  genre  :  le  cavalier  a  été  supprimé,  par  une  sim- 
plification bizarre;  il  ne  reste  que  l'autel,  l'arbre  et  le  serpent  '. 

L^année  dernière  nous  avions  surtout  parlé  des  fouilles  de 
M.  Dœrpfeld  entre  l'Acropole,  l'Aréopage  et  le  Pnyx  pour  avoir 
1  occasion  d'analyser,  d'après  M.  S.  Wide,  l'intéressante  inscrip- 
tion des  lobacchoi.  Voici  que  M.  Dœrpfeld  nous  donne  de  nom- 
breux détails  sur  l'emplacement  même  d'où  provient  le  règlement 
du  thiase,  et  qu'il  reconnaît  définitivement  pour  le  Lénaion,  ou 
Dionysion  èv  Xi>vai;,  aux  marais  '  ;  nous  ne  pouvons  manquer 
de  revenir  sur  ce  sujet,  car  ce  sanctuaire  était  un  des  plus  anciens 
et  des  plus  importants  d'Athènes,  et  parce  que  les  recherches, 
poursuivies  en  ces  lieux  depuis  plusieurs  années' déjà  par  un 
archéologue  des  plus  éminents,  sont  l'occupation  essentielle  de 
l'Institut  allemand. 

Les  textes  qui  mentionnent  le  Lénaion  ou  le  Dionysion  Èv 
).':H.vat,-  sont  assez  nombreux,  mais  assez  obscurs,  surtout  en  ce 
qui  concerne  la  topographie.  Aussi  chacun  de  ceux  qu'a  occupés 
la  restitution  de  l'Alhènes  antique  a-t-ii  eu  son  opinion  à  lui, 
et  Lénaion  et  Dionysion  se  sont  promenés  sur  le  plan  tout  autour 
de  l'Acropole,  de  l'est  à  l'ouest  et  du  nord  au  sud.  D'autre  part, 
c'est  une  grave  question  de  savoir  si  Lénaion  et  Dionysion  dé- 
signent deux  sanctuaires  différents  ou  ne  sont  que  des  noms 
synonymes.  Il  ne  semble  plus  qu'il  y  ait  aujourd'hui  le  moindre 
doute. 

1)  Bull,  de  Corresp.  hellén.,  189i,  p.  444. 

2)  Athen.  Mittheihmgen,  1895,  p.  161,  Taf.  IV,  W.  Dœrpfeld,  Die  Ausgra- 
^>'-incjen  am  Westabhange  cier  Akropolis,  Das  Lénaion  oder  Dionysion  in  den 
Umnge  ;  cf.  p.  368,  Lénaion. 


gg  REVUE   DE    L*HI8T0IRE    DES    RELIGIONS 

iM   Dœrpfeld,  en  déblayant  le  lUiiic  ouest  de  l'Aciopole  pour 
retrouver  la  fontaine   Gallirhoé  et  l'Ennéacrounos  (notons  en 
passant  qu'il  croit  avoir  réussi,  mais  qu^on  lui  conteste  vigou- 
reusement ce  succès)  S  a  déblayé  entre  autres  ruines  une  enceinte 
très  ancienne,  de  forme  triangulaire,  et  bordée  de  trois  rues  : 
runeàl'est,  allant  de  l'Agora  à  l'Acropole;  l'autre  à  l'ouest, 
partant  de  l'Aréopage  et  rejoignant  la  précédente  au  sud;  la 
troisième  au  nord,  reliant  les  deux  premières.  On  distingue  a 
l'intérieur  de  ce  téniénos,  qui  a  cinq  cents  mètres  carrés  de  super- 
ficie, des  constructions  de  trois  ou  quatre  époques.  Les  plus 
anciennes,  contemporaines  de  l'enceinte,  datent  sans  doute  du 
vi^  siècle;  elles  consistent,  si  l'on  s'en  tient  au  principal,  en  un 
petit  temple  situé  à  l'angle  sud-est,  et  formé  seulement  d'une 
cella  et  d'un  vestibule  ;  à  l'angle  nord-ouest,  en  une  salle  où  se 
trouvait  un  pressoir;  au  centre,  en  un  soubassement  quadrangu- 
laire  qui  supportait  un  autel;  quatre  cavités  rondes,  symétri- 
quement disposées,  indiquent  que  la  table  de  l'autel  s'appuyait 
sur  quatre  colonnes. 

L'antiquité  des  ruines,  le  pressoir,  l'état  du  terrain,  tout  dé- 
trempé par  les  sources  et  les  intiltrations  abondantes  de  la  pré- 
tendue fontaine  Gallirhoé,  qui  se  trouverait  toute  proche,  tout 
cela  joint  aux  conclusions  tirées  des  textes,  semble  déjà  rendre 
inévitable  l'identification  de  M.  Dœrpfeld.  Mais  il  y  a  plus  ;  tous 
les  bâtiments  énumérés  plus  haut  ayant  été  à  peu  près  détruits, 
et  le  sol  ayant  été  nivelé  au-dessus  d'eux,  une  grande  partie  de 
l'enceinte,  à  l'angle  nord-est,  a  été  occupée  à  l'époque  romaine, 
peut-être  au  i"  siècle,  par  un  temple  d'assez  vastes  dimensions 
qui  lui-môme,  n'ayant  pas  été  achevé,  ou  ayant  été  reconstruit 
partiellement  sur  un  plan  nouveau,  a  été  remplacé  au  ii'^  siècle 
de  notre  ère  par  le  Baccheion  des  lobacchoi.  Le  nom  n'est  pas 
à  mettre  en  doute,  puisque  c'est  sur  une  colonne  de  cet  édifice 
qu'a  été  retrouvé  encore  en  place  le  règlement  du  thiase. 

Le  Baccheion  était  une  sorte  de  basilique  divisée  en  trois  nefs 
par  une  double  rangée  de  colonnes,  et  terminée  par  une  salle 

1;  Voy.Sai.  Reiaach,  Chronique  d'Orkat,  dans  Revue  uichéol.,  i8J3,  p.  235. 


BLLLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  67 

carrée  formant  abside,  au  cenlre  de  laquelle  était  un  autel.  A 
gauche  l'abside  était  flanquée  d'une  salle  avec  autel  central,  con- 
sacrée à  Artémis. 

Que  le  lieu  d'assemblée,  le  sanctuaire  des  lobacchoi,  ait  succédé 
au  Lénaion,  rien  de  plus  naturel,  et  nous  avouons  même  que  cet 
arg-ument  nous  semble  plus  concluant  pour  établir  la  situation 
(lu  vieux  temple  primitif  que  tous  ceux  tirés  do  l'interprétation 
des  textes  ou  de  la  disposition  de  l'enceinte  archaïque.  Le  mé- 
moire de  M.  Dœrpfeld  est  d'ailleurs  un  modèle  d'exposition  claire 
et  plein  d'enseignements.  Il  nous  fait  désirer  d'abord  que  les 
fouilles  du  flanc  occidental  de  l'Acropole  soient  continuées,  en- 
suite que  l'érudit  architecte  ne  nous  fasse  pas  attendre  le  mé- 
moire complémentaire  du  premier,  où  seront  décrits  et  étudiés 
d'abord  les  objets  découverts  dans  l'enceinte  dionysiaque,  puis 
les  autres  édifices  déblayés   ou  partiellement  reconnus.  Parmi 
ces  derniers  un  sanctuaire  d'Amynos,  d'Asclépios  et  de  Dexion 
(Sophocle  héroïsé),  présentera  sans  doute  un  attrait  fort  original. 
Les  Mittheilimgen'  (section  athénienne)  ont  donné  l'hospitalité 
au  compte  rendu  détaillé  dos  fouilles  que  deux   archéolo-ues 
suédois,  >L)L  E.  \Yide  et  Kjellberg,  ont  exécutées  dans  l'île  de 
Calaurie,  au  temple  de  Poséidon  célèbre  par  la  mort  de  Démos- 
thënes.    Les  ruines  se  trouvent  à  une  heure  environ  au  nord- 
est  de  la  ville  de  Poros  (Poros  est  le  nom  moderne  de  l'Ile  et  de 
sa  capitale),  sur  une  colline  élevée  de  190  mètres  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer.  La  vue,  de  là,  est  magnifique  sur  la  mer,  le  dé- 
troit de  Poros,  la  plaine  de  Trézène,  couverte  de  citronniers  et 
d'orangers,  les  montagnes  de  Trézène  et  d'Épidaure,  et  plus  loin 
Méthana,  Égine  et  l'Atlique. 

Le  sanctuaire  était  enfermé  dans  une  enceinte  oblougue,  de 
o5m,o0  sur  27'",60.  Ce  péribole  est  d'origine  ancienne,  comme  le 
montrent  des  parties polygonalement  appareillées,  et  surtout  les 
débris  de  vases  mycéniens  trouvés  au  pied,  dans  les  terres  de 
soutènement.  >L  Wide  croit  que  la  construction  remonte  au 
moins  au  vi«  siècle.  Du  temple  même  il  reste  bienpeu  de  chose  ;  ou 

1)  Mhcn,  MUtheii,  1895,  p.  2û7,  Tdf.  Vl[,  X. 


68  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

poiil  seulement  reconnaître  un  temple  dorique  périptère  ayantsix 
colonnes  de  façade  et  douze  de  côlé.  Datant  aussi  du  vi'  siècle, 
il  était  construit  en  pierre  poreuse,  de  grain  plus  mou  aux  sou- 
bassements, plus  dur  aux  murailles  et  aux  colonnes.  Certaines 
parties  de  Tentablcment,  selon  une  coutume  fréquente  à  cette 
époque,  étaient  en  terre  cuite  peinte,  et  on  a  recueilli,  en  parti- 
culier, desantéfixes  de  joli  modèle.  M.  Widc  les  rapproche  des 
fragments  analogues  trouvés  à  Olympie,  dans  les  restes  du  trésor 
des  Mégariens. 

Nous  ne  dirons  rien  des  bâtiments  déblayés  non  loin  du  temple, 
où  MM.  Wide  et  Kjellberg  reconnaissent  une  agora,  une  exèdre, 
un  double  portique  ;  nous  ne  nous  arrêterons  pas  non  plus  sur 
quelques-uns  des  nombreux  ex-voto  recueillis  autour  du  temple, 
figurines  en  bronze  ou  terre  cuite  et  fragments  de  vases.  Nous 
préférons  donner  la  traduction  d'une  inscription  qui  règle  d'une 
façon  intéressante  l'emploi  d'une  somme  offerte  au  dieu  : 

«  Trésorier  :  Sôphanès,  fils  de  Poli...  ;  mois  Géraistios.  Décret 
du  peuple. 

«  Pour  administrer  l'argent  etle  terrain  offerts  par  Agasiclès  et 
Nicagora  à  Poséidon,  on  nommera  deux  épistates.  Ceux-ci  pla- 
ceront l'argent  par  fractions  de  trente  drachmes  sous  garantie  ou 
à  titre  d'hypothèques.  Quant  au  terrain,  ils  l'affermeront  avec 
le  consentement  de  rassemblée  et  par  bail  ;  et  ayant  touché  l'in- 
térêt de  l'argent  et  le  fermage  des  terrains,  ils  offriront  à  Poséi- 
don un  sacrifice  complet,  et  à  Zens  Sauveur  un  sacrifice  complet, 
ayant  dressé  un  autel  devant  les  statues  des  donateurs  dans  le 
bouleutérion.  Et  ils  feront  le  sacrifice  selon  qu'il  est  écrit  sur  la 
stèle,  annuellement  :  et  pour  tout  le  reste  ils  agiront  comme  il 
leur  paraîtra  le  plus  convenable;  et  ils  prendront  des  eutliynes 
(contrôleurs)  le  premier  jour  du  sacrifice,  et  ils  rendront  leurs 
comptes  aux  euthynes  choisis  le  jour  suivant;  et  ils  jureront  par 
Zeus  Sauveur  qu'ils  n'ont  commis  aucune  fraude;  et  le  premier 
jour  du  sacrifice  les  épimélètes  seront  choisis  pour  l'année  sui- 
vante. » 

Comme  notre  École  française  a  ses  domaines  réservés  de  fouilles , 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIore  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  69 

Delphes  et  Délos;  comme  l'École  allemande  semble  avoir  Athè- 
nes, les  Américains  ont  Argos,  les  Grecs  Eleusis,  Épidaure, 
Mycènes.  Là  se  continuent  tous  les  ans  des  recherches  plus  ou 
moins  actives,  et  tous  les  ans  nous  avons  à  enreg^istrer  quelques 
découvertes. 

M.  Waldstein  est  retourné  à  l'fléraîon  d' Argos  en  mars  189o'. 
L'argent  ne  lui  a  pas  manqué  cette  année  plus  que  les  autres,  et 
il  a  dû  pousser  loin  sinon  achever  son  exploration.  Les  nouvelles 
dont  nous  avons  connaissance  datent  déjà  de  plusieurs  mois. 
M.  Waldstein  annonçait  en  particulier  la  découverte  de  fragments 
très  bien  conservés  des  métopes  du  second  temple;  ils  avaient 
roulé  dans  les  ruines  d'un  grand  édifice  situé  au-dessous  de  ce 
temple. 

A  Epidaure  %  les  édifices  proprement  religieux  semblent  tous 
à  peu  près  connus;  les  fouilles  ont  porté  l'année  dernière  sur  le 
stade,  qui  se  trouve  assez  bien  conservé  sous  la  terre,  et  où  l'on 
aretrouvé,  entre  autreschoses,  le  but  des  courses  et  une  signature 
du  célèbre  sculpteur  Thrasj^médès  de  Paros.  Mais  les  découvertes 
antérieures  de  M.  Cavvadias  ont  repris  un  regain  d'actualité  de- 
puis la  publication  du  magnifique  volume  de  M.\L  Lecliat  et  De- 
frasse.  M.  Lechat  a  présenté  au  public  la  très  belle  restitution 
de  son  ami,  M.  ûefrasse,  grand  prix  de  Rome,  qui  eut  au  Salon, 
il  y  a  peu  d'années,  un  grand  et  légitime  succès.  La  part  de 
M.  Lechat  dans  l'œuvre  commune  est  de  tous  points  digne  de  la 
part  de  son  collaborateur;  elle  témoigne  d'un  esprit  très  éclairé 
et  très  personnel.  Sans  aucun  doute  les  lecteurs  de  la  Revue  de 
r histoire  des  Religions  auront  l'occasion  de  lire  une  étude  critique 
sur  ce.  bel  et  bon  livret 

A  Eleusis*,  M.  Skias  continue  l'œuvre  de  Philios.  On  nous  a 
signalé  surtout  deux  trouvailles  intéressantes.  D'abord  une  ta- 
blette de  terre  cuite  de  30  centimètres  de  haut,  de  lo  de  large, 
surmontée  d'un  fronton.  C'est  une  œuvre  du  rve  siècle,  un  ex-voto 

1)  American  Journal  of  archseology,  1835,  p.  109. 

2)  Ibid.,  p.  116. 

3)  Defrasse  et  Lechat,  Épidaure,  Paris,  Quaalin,  1895. 

4)  Athen.  Mittheil,  1895,  p.  23i. 


70  REVrE    PE    l/nïSTOTRE    DES    RETjnfONS 

àeNmnio77,  nno  coiirlisano  sans  donle,  aux  déesses;  la  plaque 
est  curieusement  divisée  :  à  droite  est  une  déesse  assise  sur  un 
trône;  vers  elle,  séparés  en  deux  rangs  superposés,  sept  person- 
nages marchent  d'un  pas  animé.  Le  premier  de  la  ligne  inférieure 
est  un  jeune  homme  à  longue  chevelure,  vêtu  d'une  tunique  à 
manches,  et  chaussé  de  bottes,  qui  tient  deux  torches;  les  per- 
sonnages du  registre  inférieur  sont  conduits  par  une  femme  à 
longs  vêtements,  couronnée  d'un  diadème,  qui  porte  aussi  deux 
torches.  Les  autres  figures  sont  des  hommes  et  des  femmes,  ces 
dernières  portant  sur  la  tête  des  espèces  de  chapiteaux  en  forme 
de  vases,  et  tenant  à  la  main  soit  de  minces  bâtons,  soit  de  pe- 
tites cruches.  Il  y  a  des  images  semblables  sur  le  fronton.  Le  sens 
de  la  scène  mérite  d'être  éclairci  et  le  nom  des  personnages  re- 
cherché. Ensuite  vient  un  vase  à  figures  rouges  où  sont  repré- 
sentés Déméter  avec  des  épis,  Coré  avec  des  torches,  et  entre 
elles  Triptolémos  sur  son  char  attelé  de  serpents;  d'autres 
figures  sont  effacées.  C'est  un  ex-voto  de  Démétria  à  Déméter; 
le  sujet  est  devenu  banal,  mais  la  plupart  des  vases  où  il  paraît 
sont,  comme  celui-ci,  de  haute  valeur  artistique. 

M.  Skias  a  fait  à  Eleusis  d'autres  découvertes  d'un  intérêt  tout 
particulier*.  Il  s'agit  de  tombes  renfermant  des  vases  de  l'époque 
géométrique  et  d'autres  objets  précieux.  L'un  de  ces  tombeaux, 
pour  prendre  un  exemple,  long  de  1"',40  seulement  et  large  de 
90  centimètres,  renfermait  les  restes  d'une  femme  enterrée  assise 
et  une  collection  de  08  vases  diiïérents.  Au-dessus  du  tombeau  il 
y  avait  un  autre  grand  vase,  suivant  une  coutume  bien  connue.  A 
l'intérieur  on  a  recueilli  des  boucles  d'oreilles  d'or  avec  des  perles, 
des  fibules  de  bronze  et  de  fer,  des  bracelets  de  bronze,  des  ba- 
gues d'argent,  de  bronze  et  de  fer,  plus  trois  scarabées  égyptiens 
avec  une  petite  idole  d'Isis.  La  valeur  principale  de  cette  tombe 
réside  dans  le  type  des  vases  à  figures  géométriques  ou,  comme 
on  dit,  des  vases  de  la  Porte  Dipyle.  Car  on  sait  combien  le  style 
du  Dipylon  est  embarrassant  pour  les  historiens  de  l'art  grec,  et 
comme  il   rend  obscure   la  question  des  origines;   combien   il 

i)  Athm.  MiUheU.,  1895,  p.  37 /i. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGIOM  GRECQUE  Vf 

s'explique  malaisément,  en  particulier,   lorsqu'on  veut  faire  de 
l'art  grec  archaïque  la  suite  directe  de  l'art  mycénien. 

L'art  mycénien,  du  reste,  et  la  civilisation  mycénienne,  leur 
origine  et  leur  originalité,  leur  rôle  dans  l'ensemble  de  la  civili- 
sation hellénique,  voilà  une  question  de  plus  en  plus  à  l'ordre  du 
jour.  Chaque  année  maintenant  on  peut  enregistrer  la  décou- 
verte de  nouveaux  monuments,  de  nouveaux  tombeaux  contenant 
de  nouveaux  objets  de  l'époque  et  du  style  de  Mycènes  ',  et  à  pro- 
pos de  chacune  de  ces  trouvailles  renaît  la  discussion. 

Elle  a  pris  cette  année  une  ampleur  considérable  à  l'Académie 
des  Inscriptions,  où  le  savant  Helbig,  associé  étranger,  est  venu 
lire  un  mémoire  sur  ce  sujet".  Comme  les  origines  et  le  sens  de 
la  religion  grecque  sont  intimement  liés  à  ce  problème,  nous  ne 
saurions  nous  dispenser  de  résumer  les  débats. 

M.  Helbig  soutient  ce  que  l'on  peut  appeler  la  théorie  phéni- 
cienne. Pour  lui,  les  monuments  de  l'art  dit  mycénien  se  divisent 
nettement  en  deux  classes,  ceux  qui  ont  été  exécutés  sur  place  par 
des  ouvriers  locaux,  comme  les  stèles  funéraires  sculptées,  et 
ceux  qui  sont  une  simple  importation  phénicienne  des  objets 
de  l'art  phénicien  du  II^  millénaire  avant  J.-C.  En  effet,  les  pre- 
miers, stèles  sépulcrales,  Porte  des  Lions,  fresque  du  taureau, 
etc.,  sont  de  beaucoup  inférieurs  aux  seconds,  poignards  incrus- 

1)  Nous  pouvons  signaler  aujourd'hui  : 

i°  Les  fouilles  de  Mycènes,  continuées  par  M.  Tsoundas  au  nom  de  la  Société 
archéologique  d'Athènes.  Elles  ont  rais  au  jour  15  tombeaux  abondamment 
pourvus  de  vases  de  terre  et  de  pierre,  d'anneaux  d'or,  de  miroirs,  d'armes, 
elc.  {Athen.  Mitth.,  1895,  p.  375). 

2°  Les  fouilles  de  M.  Staïs  à  Égine,  au  nom  de  la  même  Société,  non  loin  du 
temple  d'Aphrodite  déjà  mentionné  plus  haut;  on  y  a  recueilli  de  nombreux 
vases  {Athen.  Mittheil.,  1894,  p.  533). 

3°  La  tombe  à  coupole  retrouvée  et  déblayée  par  M.  Wolters  à  Masarakata 
(Céphallénie),  et  des  tombes  creusées  dans  le  roc,  d'où  proviennent  peut-être  les 
objets  mycéniens  conservés  à  Neufchàtel  {ibid.,  p.  486). 

4°  Le  lumulus  ouvert  par  M.  S.  Wide  à  Aphidna,  en  Attique,  et  qui  renfermait 
12  tombes  mycéniennes  {ibid.,  p.  531),  etc.,  etc. 

2)  Comptes  rendus  Acad.  Inscript.,  1895,  p.  237  (séance  du  31  mai);  p.  242 
(7  juin);  p.  244  (14  juin).  Cf.  Sal.  Reinach,  Chronique  d'Orient,  1895,  p.  41 
du  tirage  à  part  [Mycènes,  le  mycénien  et  le  mirage  oriental). 


72  REVUE    DE    L'mSTOlRE    DES    RELTGTONS 

tés,  sceaux  d'or,  vases  d'argent  et  d'or  repoussé,  et  de  style  irhs 
différent.  Du  style  des  premiers,  on  comprend  jusqu'à  un  certain 
point  que  l'on  soit  passé  au  style  du  Dipylon,  et  de  celui-ci  au 
style  archaïque,  tandis  que  le  style  des  seconds  n'aurait  pu  don- 
ner naissance  qu'à  un  style  tout  autre  et  très  supérieur.  De  plus 
les  éléments  décoratifs  des  objets  de  la  seconde  série  sont  em- 
pruntés à  la  faune  maritime  (poissons,  poulpes,  éléJons,  etc.),  et 
cela  prouve  que  les  artistes  qui  les  ont  choisis  vivaient  près  de 
la  mer,  sinon  sur  la  mer  et  de  la  mer,  ce  qui  n'est  point  le  cas 
des  Mycéniens.  Enfmla  civilisation  mycénienne  a  laissé  des  tra- 
ces dans  des  pays  lointains,  l'Ég-ypte,  Tltalie,  la  Sicile,  la  Sar- 
daigne,  l'Espagne,  qui  ne  furent  accessibles  aux  Grecs  que  long- 
temps après  la  fin  de  la  période  dite  mycénienne.  Un  seul  peuple, 
à  cette  époque,  a  pu  répandre  ainsi  les  produits  de  sou  art,  le 
peuple  phénicien  ;  et,  de  plus,  tout  ce  que  nous  savons  des  procé- 
dés techniques  et  des  tendances  de  Fart  phénicien  concorde 
absolument  avec  ce  que  nous  apprennent  les  monuments  mycé- 
niens. Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  l'industrie,  que  révè- 
lent les  poèmes  homériques,  est  purement  phénicienne;  pour 
illustrer  Ylliade,  M.  Helbig  a  trouvé  surtout  à  emprunter  des 
modèles  à  l'industrie  phénicienne'. 

Jamais  encore  la  théorie  phénicienne  n'avait  été  posée  avec  une 
rigueur  si  intransigeante.  Aussi  M.  Helbig,  s'il  a  trouvé  un  appui 
chez  M.  Ph.  Berger,  a  rencontré  chez  la  plupart  de  ses  confrères 
une  vive  résistance. 

Les  plus  modérés,  comme  M.  Max  Collignon,  revendiquent 
une  part  d'influence  égyptienne,  puisque  certains  objets  trouvés 
àMycènes  ont  une  origine  égyptienne  assurée,  et  il  fait  remar- 
quer qu'il  y  a  pu  y  avoir  à  la  cour  des  princes  mycéniens  un 
groupe  d'artistes  étrangers. 

M.  Diculafoy  signale  de  même  des  traces  évidentes  d'influence 
chaldéenne  dans  les  objets  d'art  mycéniens.  Mais  s'il  admet  que 
cet  art  ait  beaucoup  emprunté  à  la  Phénicie,  à  l'Egypte  et  à  la 
Ghaldée,  il  faut  reconnaître  qu'il  a  amalgamé  ces  éléments  aux 

1)  Helbig,  D«s  homeriche  Epos . 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RKLTGION  GRECQUE  73 

siens  propres^  de  façon  à  s'en  faire  une  orig-inalilé.  Les  habi- 
tants de  la  Grèce  propre,  des  îles  et  des  côtes  de  l'Asie  ÎMineure, 
ont  été  les  vrais  artisans  de  l'art  mycénien.  Nous  ne  suivrons 
pas  le  savant  ingénieur  dans  ses  hypothèses  aventureuses  au 
sujet  d'un  mélange,  d'une  confusion  des  deux  races  sidonienno 
et  pélasge,  c'est-à-dire  grecque  indigène;  il  nous  semble  là  sur 
un  terrain  bien  peu  solide,  lancé  dans  une  ethnographie  un  peu 
fantaisiste,  et  nous  indiquons  tout  de  suite  comment  il  explique 
que  cet  art  ainsi  formé  de  pièces  et  de  morceaux,  et  devenu  ori- 
ginal par  son  mélange  même,  reçut  de  nouveaux  éléments  et  se 
modifia  encore  de  façon  à  devenir  l'art  grec  archaïque  lorsque 
les  hordes  doriennes,  venues  du  Nord,  envahirent  la  Grèce.  Cet 
art  archaïque  se  forma  de  quelques  rejetons  de  la  souche  my- 
cénienne, de  nouvelles  pousses  empruntées  à  l'Orient  et  d'autres 
venues  du  Nord,  tout  cela  inspiré  d'un  esprit  nouveau  et  jeune. 

Toute  celte  argumentation,  autant  qu'on  la  peut  suivre  dans 
le  compte  rendu  que  nous  avons  sous  les  yeux,  nous  semble  un 
peu  en  l'air,  car  elle  fait  trop  de  place  à  l'hypothèse  et  néglige 
trop  les  faits  et  les  monuments  matériels.  M.  de  Vogiié,  qui  con- 
naît bien,  et  de  longue  date,  l'art  de  la  Phénicie,  est  plus  précis. 
Il  réduit  le  rôle  des  Phéniciens,  dont  l'art,  il  croit  l'avoir  montré 
le  premier,  est  un  art  hybride,  à  moitié  égyptien,  à  moitié  asia- 
tique, au  rôle  d'importateurs  de  petits  objets  sans  valeur  et  au 
rôle  d'intermédiaires.  Leur  art  si  peu  personnel  n'est  pas  un  art 
créateur,  et  l'on  ne  peut  lui  attribuer  qu'une  influence  des  plus 
restreintes  sur  la  constitution  de  l'art  grec.  Quant  aux  objets  my- 
céniens, ils  n'ont  avec  les  objets  d'industrie  phénicienne  que  des 
rapports.  M.  Ravaisson  se  refuse  ônergiquement  à  croire  que 
des  objets  comme  les  gobelets  de  Vaphio  soient  phéniciens.  Ce 
qui  distingue  les  œuvres  d'art  mycéniennes,  c'est  le  mouve- 
ment, la  vie,  la  souplesse  et  l'élégance  des  formes,  le  goût  des 
détails  anatomiques,  qui  sont,  dans  l'ensemble  de  l'art  antique, 
absolument  originaux.  Rien  de  cela  n'est  proprement  égyptien, 
ni  assyrien,  ni  phénicien,  et,  comme  ce  sont  là  au  contraire  les 
caractères  de  l'art  grec  archaïque,  il  y  a  tout  lieu  de  le  rattacher 
étroitement  à  l'art  mycénien.  Ce  dernier  d'ailleurs  a  ses  racines 


/  i  REVUE    DE    L  HTSTOTRE    DES    BELTGTONS 

plutôt  dans  le  Nord,  dans  les  contrées  auxquelles  se  rattachent 
les  légendes  d'Orphée,  de  Jason,  de  Pelée,  d'Achille,  sujets  des 
plus  anciennes  poésies,  dont  s'inspirèrent  les  plus  anciens  ar- 
tistes. 

Laissons  ce  dernier  point,  très  hypothétique,  étant  donné  qne 
les  monuments  mycéniens  ne  font  aucune  allusion,  à  notre  con- 
naissance, à  ces  légendes  venues  du  Nord.  Quant  à  la  première 
partie  de  la  thèse,  c'est  celle  que  M.  Perrot  a  exposée  et  soute- 
nue dans  le  VP  volume  de  sa  magistrale  Histoire  de  VArt  ;  nous 
avons  dit  ici  même  en  quoi  elle  nous  semble  attaquable  '.  Dans  la 
discussion  de  l'Institut,  il  ne  paraît  pas  que  personne  ait  parlé  de  la 
religion  mycénienne;  c'est  un  tort,  car,  selon  que  cette  religion, 
manifestée  dans  les  monuments,  a  des  rapports  avec  telle  ou  telle 
autre  religion  contemporaine  du  monde  antique,  il  y  a  lieu  de 
regarder  vers  le  Nord,  vers  TOrient  ou  même  vers  l'Occident.  Il 
doit  y  avoir  là  un  point  d'appui  solide  pour  la  discussion.  Grâce 
à  lui,  on  arrivera  probablement  à  discerner  avec  précision  la  part 
des  différentes  influences  orientales  qui  ne  nous  semblent  pas 
douteuses.  Peut-être  les  Phéniciens  perdront-ils  un  peu  à  cette 
répartition,  car^  si  leur  domaine  géographique  était  aussi  vaste 
que  veulent  l'établir  quelques  érudits'par  des  méthodes  qui  mal- 
heureusement ne  sont  pas  plus  sûres  que  nouvelles^  leur  domaine 
artistique  était  beaucoup  plus  modeste. 

Quant  aux  rapports  de  l'art  archaïque  avec  l'art  mycénien, 
nous  en  sommes  moins  frappé  que  de  leurs  différences,  et  jus- 
qu'à nouvel  ordre  nous  penchons  à  croire  que  l'invasion  do- 
rienne  a  creusé  comme  un  fossé  entre  deux  périodes  de  l'his- 
toire grecque.  Toute  la  civilisation  a  sombré  dans  le  cataclysme, 
et  les  nouvelles  couches  ont  dû  édifier  sur  des  bases  nouvelles 
un  nouveau  monument,  subissant  d'ailleurs  des  influences  et 
manifestant  une  originalité  nouvelle. 

Nous  n'avons  plus  à  citer,  pour  être  complet,  que  des  fouilles 

1)  Tieinœ  de  VHùt.  des  Religions,  1894,  p.  8.5. 

2)  Voy.  par  exemple  Lecliat,  La  Méditerranée  phénicienne,  dans  Annales  de 
Géographie,  15  avril  1895. 


BULLETIN  ARCHÉOLOnrnrE  OK  LA  RELIGTOX  OREnOUE  7o 

sans  grando  impnrlnnro.  commo  cellos  do  Lycnsonrn,  on  Ar- 
cadie,  reprises  par  M.  Léonardos.  Il  a  continué  le  déblaiement 
du  temple  de  Despoina  et  a  retrouvé,  avec  une  mosaïque  et  de 
nouveaux  fragments  de  l'idole  colossale,  œuvre  de  Damophon, 
des  ex-voto  de  terre  cuite  et  de  bronze,  des  fragments  de  vases 
et  de  tuiles  inscrites.  Non  loin  du  temple,  dans  les  ruines  d'un 
portique  entourant  un  autel,  on  a  recueilli,  entre  autres  offrandes 
très  antiques,  une  statuette  d'Athéna  en  bronze,  et  de  plus 
quelques  inscriptions*. 

A  Érétrie*,  non  loin  du  théâtre,  M.  Richardson,  directeur 
de  l'École  américaine  d'Athènes,  a  déblayé  les  fondations  d'un 
temple  et  d'un  autel  voisin.  Le  temple  était  périptère  ;  on  y 
adorait  sans  doute  Dionysos. 

A  Égine',  outre  les  tombeaux  mycéniens  déjà  signalés. 
M.  Staïs  a  fait  des  recherches  sur  l'emplacement  d'un  temple 
probablement  consacré  à  Aphrodite;  il  en  reste  quelques  fonda- 
tions et  un  frag-ment  de  colonne  encore  en  place.  L'édifice  a  du 
remplacer  quelque  très  ancienne  construction  mycénienne,  dont 
on  trouve  encore  des  restes  profondément  enfouis  sous  la  ter- 
rasse actuelle. 

Mais  nous  comprenons  l'aridité,  le  peu  d'utilité  même  que 
risque  d'avoir  une  telle  énumération.  Aussi  ne  la  poussons- 
nous  pas  plus  loin,  comme  il  nous  serait  facile;  nous  préférons 
attendre  les  comptes  rendus  explicites  de  ces  fouilles  pour  en 
parler  à  notre  aise,  et  insister  maintenant  sur  quelques  do- 
cuments, inscriptions,  bas -reliefs,  peintures  de  vases,  tout 
récemment  trouvés  et  publiés. 

Nous  nous  arrêterons  d'abord  sur  un  long-  frag-ment  de  calen- 
drier liturg-ique  trouvé  à  Koukoimari^  en  Attique  (nom  de  l'an- 
tique Epacria),  et  que  M.  Richardson  a  édité  avec  un  long  com- 
mentaire*. Le  texte  remonte  probablement  à  la  première  moitié 

\)  Athen.  Miftheil.,  1895,  p.  376. 

2)  American  Journal  of  archseology,  1895,  p.  117,  2iO.  Cf.  Athen.  Mittheil., 
1894,  p.  532. 

3)  Athen.  Mittheil.,  1894,  p.  533. 

4)  American  Journal  of  archseology,  1895^  p.  209  et  s.,  pi.  XVI. 


76  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

du  rve  siècle  ;  il  est  possible,  comme  essaie  de  le  démontrer 
M.  Ricliardson,  qu'il  ait  été  transporté  à  Koukounari  d'un  autre 
endroit,  ^'Hécalé,  centre  religieux  de  la  Tétrapole  maratho- 
nienne.  Toujours  est-il  qu'il  est  des  plus  curieux.  Il  nous  indi- 
que mois  par  mois,  presque  jour  par  jour,  les  sacrifices  que  le 
démarque  do  Marathon  doit  accomplir,  à  quelle  divinité  chacun 
d'eux  est  offert,  quels  animaux  seront  immolés  ou  quelle  of- 
frande consacrée,  quel  prix  doit  être  mis  à  l'achat  de  chaque 
victime  ou  de  chaque  objet  offert.  La  liste  des  divinités  ou  des 
héros  vénérés  par  cette  population  agreste  est  très  longue,  en- 
core qu'elle  reste  incomplète,  le  marbre  étant  fort  mutilé.  On  y 
trouve  Athéna,  protectrice  de  l'Attique  entière,  mais  sous  le 
nom  nouveau,  du  moins  comme  épithète  de  la  déesse,  d'  'E aawtîç  ; 
Gè,  la  Terre,  qui  avait  au  moins  quatre  autels  distincts  sur  le 
territoire;  Zeus,  trois  fois  mentionné,  avec  l'épithète  nouvelle 
d'sù6aA£jç,  à  signification  agraire  très  probablement,  et  celles 
d'èpt'oç  et  uTratoç  ;  Héra,  Coré,  les  Moires,  Héraclès,  Chloé,  etc.  ; 
un  certain  nombre  de  héros  et  héroïnes,  divinités  locales  dont 
la  plupart  étaient  connues  déjà,  dont  plusieurs  apparaissent 
pour  la  première  fois,  Nsaviaç,  la  nymphe  Eùi;  (le  nom  rappelle 
YÉvaii  dionysiaque),  le  héros  <î>£patc«:,  FâXtcç,  etc.  Les  victimes 
sont  les  chèvres  et  les  boucs,  les  bœufs  et  les  vaches  avec  leurs 
veaux,  les  béliers  et  les  brebis,  les  porcs  et  les  truies.  Les  of- 
frandes sont  des  mesures  de  blé  ou  de  vin,  des  parts  prélevées 
sur  les  récoltes  (-ci  o\oaTa),  des  tables  de  sacrifice,  et  ces  présents, 
dont  les  noms  sont  nouveaux  et  difficiles  à  interpréter,  lepcj^uva, 
peut-être  la  part  réservée  au  prêtre,  opéaTo;,  a-j).-.»  ou  arycu. 
Sacrifices  et  offrandes,  d'ailleurs,  sont  modestes  et  varient  de 
90  drachmes  pour  un  bœuf  ou  pour  une  vache  avec  son  veau, 
jusqu'à  une  drachme  pour  une  xpaTre^a.  Mais  il  va  sans  dire  qu'une 
même  cérémonie  pouvait  comporter  l'immolation  de  plusieurs 
victimes  et  le  don  de  plusieurs  offrandes.  Ainsi  l'inscription  n'est 
pas  moins  utile  pour  la  connaissance  de  la  religion  des  dèmes 
attiques  que  pour  celle  du  calendrier;  ceux  qu'intéresse  l'éco- 
nomie politique  des  Grecs  et  qui  cherchent  à  connaître  le  prix 
des  choses  y  trouveront  aussi  plus  d'un  renseignement  utile.  Le 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  77 

calendrier  d'Epacria  vient  heureusement  se  joindre  aux  docu- 
ments analogues  de  Myconos,  de  Cos,  etc. 

Les  monuments  les  plus  intéressants  de  la  sculpture  religieuse 
publiés  en  189o  proviennent  aussi  de  l'Attique,  d'Athènes  même 
et  d'Eleusis. 

M.  Skias  nous  a  fait  connaître  quelques  bas-reliefs  trouvés  en 
1894  dans  le  lit  de  l'ilissus  '.  D'abord  une  petite  plaque  de  mar- 
bre où  sont  figurés  un  dieu  barbu,  assis,  le  torse  nu,  tenant  un 
sceptre,  du  type  classique  de  Zeus;  devant  lui  sont  deux  ado- 
rants, vêtus  de  longues  robes,  et  entre  le  dieu  et  les  humains 
s'élève  un  autel  fait  de  pierres  brutes  amoncelées;  un  reste  d'ins- 
cription, sur  une  petite  plate-bande,  au-dessus  des  personnages, 
semble  pouvoir  se  compléter  ainsi  :  o  osTva  âvî6r,]7.£v  Na([to  A--.. 
M.  Skias  admet  l'identité  de  Zeus  Naios  avec  Zeus  Meilichios, 
et  serait  disposé  à  croire  que  le  bas-relief  provient  du  sanc- 
tuaire de  ce  dieu,  situé  tout  près  de  l'ilissus. 

Un  autre  bas-relief,  plus  important,  serait  de  la  même  prove- 
nance; on  y  voit  un  dieu  du  même  type  que  le  précédent  assis  à 
gauche  sur  un  siège,  un  rocher  peut-être,  contre  lequel  est  ap- 
puyée une  tête  colossale,  très  barbue  et  chevelue  ;  une  inscription 
le  désigne  sous  le  nom  d'Achéloios.  Derrière  le  dieu,  qui  tient 
un  petit  vase  du  type  prochoiis  sur  ses  genoux,  sont  les  restes 
d'une  nymphe  portant  une  corne  d'abondance;  comme  adorants 
du  dieu  apparaissent  Hermès  et  Héraclès  ;  ce  dernier  a  seulement 
le  dos  couvert  de  la  peau  du  lion  et  porte  sa  massue  sur  l'épaule, 
son  autre  main  porte  un  objet  indistinct;  quant  à  Hermès,  il 
est  reconnaissable  au  caducée  qu'il  tient  de  la  main  gauche,  tan- 
dis que  de  la  droite  il  incline  unep/ochous  vers  le  dieu.  M.  Skias 
ne  peut  pas  facilement  expliquer  le  rapport  que  les  trois  divinités 
ont  entre  elles  ;  mais  il  reconnaît  naturellement  Achéloios  dans 
le  dieu  assis  et  Callirhoé  dans  la  nymphe  qui  l'accompagne. 
Gomme  on  a  constaté  l'existence  d'une  fontaine  et  d"uu  grand 
bassin  dans  le  lit  de  l'ilissus,  au  lieu  oii  ont  été  recueillis  les  bas- 
reliefs,  il  semble  possible  de  placer  là  la  fontaine  Callirhoé  et 

1)  'Evr,!J.sp\;    àp/a;o/,ûv;y.r,,  1894,  p.  133,  pi.  Vtl  et  Vill, 


78  REVUE  UE  L  histuirh:  des  religions 

rEiuiéacioaiios;  M.  Skias  cL.M.  ucl^cv,  qui  a  exposé  la  question 
devant  la  Société  archéologique  de  Berlin,  trouvent  là  riche  ma- 
tière à  contredire  M.  Dœrpfeld. 

Le  bas-relief  d'Achéloios  est  de  l'époque  alexaudrine  ;  du  même 
temps  est  aussi  sans  doute  la  troisième  plaque  sculptée  de  même 
provenance;  c'est  le  fragment  d'une  enceinte  ou  d'une  balustrade 
de  marbre;  trois  déesses,  Athéna,  Niké  et  peut-être  Déméter, 
marchent  en  procession,  précédées  d'un  dadouque  et  suivies  d'un 
autre.  On  souge,  dit  M.  Skias,  à  un  fragment  de  composition 
assez  vaste,  dont  le  sujet  serait  Tinitiation  d'Héraclès  aux  mys- 
tères d'Agra. 

Les  bas-reliefs  d'Eleusis  sont  de  dimensions  plus  grandes  et 
de  style  bien  supérieur,  bien  que  ce  style  soit  encore,  du  moins 
pour  l'un  d'eux,  fortement  entaché  d'archaïsme.  Le  premier, 
haut  de  O^'îTS,  large  de  0'",58,  représente  Déméter  et  Goré.  La 
mère  est  assise  sur  un  escabeau,  les  pieds  nus  posés  sur  un  ta- 
bouret; elle  est  vêtue  d'une  longue  tunique  à  manches  courtes, 
coiffée  d'un  diadème  en  forme  de  polos;  sa  main  gauche  porte  un 
long  sceptre,  sur  lequel  la  déesse  s'appuie,  le  coude  relevé;  sa 
main  droite,  reposant  sur  les  genoux,  tient  un  bouquet  de  trois 
épis.  Quant  à  la  fille,  elle  marche  vers  sa  mère,  vêtue  d'une  robe 
à  très  petits  plis  et  d'un  voile  en  forme  de  châle;  elle  porte  une 
torche  dans  chaque  main.  Le  monument  mérite  de  prendre  une 
place  importante  parmi  les  représentations  figurées  des  grandes 
déesses  éleusiniennes,  quoique  bien  loin,  sans  aucun  doute,  du 
célèbre  bas-relief  Lenormant.  Mais  nous  ne  croyons  pas  que  l'on 
puisse  en  tirer  tout  ce  que  M.  Philios  en  lire,  relativement  à  la 
restitution  de  Vidole  officielle  d'Eleusis. 

Un  fragment  du  second  bas-relief  a  été  découvert,  il  y  a  long- 
temps déjà,  dans  le  Plutoneion,  en  1885;  M.  0.  Kern  en  avait 
donné  un  dessin  très  sommaire  et  insuffisant,  alors  qu'il  en  man- 
quait encore  la  moitié.  Aujourd'hui  le  monument  est  complet, 
bien  que  fort  endommagé  par  endroits.  Il  a  la  forme  bien  connue 
des  stèles  votives  trouvées  à  l'Asclépeion  d'Athènes,  par  exem- 
ple, c'est-à-dire  la  forme  d'un  parallélogramme;  les  personnages 
sont  censés  groupés  dans  un  sanctuaire  qu'indique  suffisamment 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  GRECQUE  79 

une  architrave  supportée  à  droite  et  à  gauche  par  des  pilastres. 
Le  sujet  est  très  simple,  Triptolémos  sur  un  trône  contre  lequel 
s'enroule  un  drag"on  ailé,  entre  Déméter  et  Coré,  et  devant  ce 
groupe,  à  gauche,  quatre  adorants,  hommes  et  femmes,  de  heau- 
coup  plus  petite  taille.  Triptolémos  a  le  torse  nu;  son  bras  gauche 
s'appuie  sur  un  long  sceptre  ;  il  a  de  longs  cheveux,  la  face  très 
jeune  et  imberbe.  Coré,  derrière  lui,  très  joliment  drapée,  très 
souple  et  très  élégante,  tient  une  haute  torche  à  chaque  main; 
Déméter  est  très  mutilée  ;  ni  ses  bras  ni  sa  tète  ne  sont  conservés  ; 
mais  ce  qui  reste  de  son  corps  est  d'une  ampleur  et  d'une  ma- 
jesté qui  ne  permettent  pas  de  la  confondre  avec  sa  fille.  Les 
deux  déesses  sont  d'une  beauté  plastique  bien  rare  sur  de  pareils 
monuments,  et  l'artiste  qui  les  a  sculptées,  très  sensible  à  l'in- 
tluence  des  grands  maîtres  du  v°  siècle,  mériterait  d'être  connu 
par  son  nom.  L'œuvre  nous  semble  plus  intéressante  encore  pour 
les  historiens  de  l'art  que  pour  ceux  de  la  religion  attique,  bien 
que  la  ressemblance  de  la  tête  de  Triptolémos  avec  le  prétendu 
Eubouleus  de  Praxitèle  puisse  suggérer  plus  d'une  importante 
hypothèse  ^ 

A  côté  d'un  monument  si  beau,  nous  avons  quelque  honte  à 
parler  d'une  humble  figurine  archaïque  en  bronze,  trouvée,  dit- 
on,  à  Thèbes,  et  que  M.  Frœhner  a  publiée  dans  les  Mélanges 
Piot'.  C'est  une  horrible  statuette,  à  laquelle,  semble-t-il,  les 
plus  forcenés  archéologues  peuvent  seuls  prendre  intérêt,  sinon 
plaisir.  Elle  représente  un  homme  nu,  le  corps  misérablement 
construit,  en  dehors  de  toute  vérité  de  forme  ou  de  proportions. 
Sa  tête,  d'où  pendent  des  boucles  lourdes  decheveuxmal  plantés, 
est  triangulaire  ;  le  nez  l'envahit,  les  yeux  y  sont  marqués  par 

1)  Noire  maître,  M.  Paul  Foucarl,  a  publie  en  1895  un  de  ces  mémoires  admi- 
rables dont  il  se  montre  seulement  trop  avare,  sur  l'origine  et  la  nature  des  mys- 
tères d'Eleusis.  JNous  nous  en  voudrions  beaucoup  de  ne  pas  le  signaler,  mais 
encore  plus  de  ne  pas  eu  parler  avec  les  développements  qu'il  exige.  La  Revue 
s'en  est  déjà  occupée  à  deux  reprises  (voir  les  Chrouiques,  t.  XXX(,  p.  352 
et  suiv.;  t.  XXXiI,p.201).  Elle  y  reviendra.  L'œuvren'est  du  reste,  espérons-le, 
que  la  première  d'une  série  d'études  sur  les  mystères.  Ou  y  verra  comment 
l'épigraphie  et  les  monuments  figurés  servent  l'histoire. 

2)  Monuments  et  Mémoires,  fondatiun  Euyàie  Piot,  II,  p.  137,  pi,  XV, 


80  REVUE    DE    l'hISTOTHE    DES    RELIGIONS 

deux  trous  ronds  aux  rebords  saillants;  le  cou  est  de  grosseur  et 
de  longueur  démesurées,  planté  sur  des  épaules  qui  forment  la 
base  d'un  triangle  isocèle  renversé  dont  la  taille  serait  le  som- 
met. L'un  des  bras  tombait  le  long  des  lianes,  tandis  que  l'autre 
était  replié  contre  la  poitrine;  les  hanches  sont  saillantes,,  bien 
qu'étroites,  les  cuisses  trop  longues  et  diiïormes.  Par  bonheur 
les  jambes  sont  brisées  aux  genoux,  car  nous  n'aurions  pas  sans 
doute  trouvé  de  mots  pour  décrire  les  mollets  et  les  pieds.  Voilà 
une  nouvelle  horreur  pour  la  série  déjà  si  longue  des  prétendus 
Apollons  archaïques;  et  colle  figure  ne  mériterait  pas  sans  doute 
de  nous  arrêter,  si  M.  Frœhner  n'avait  de  nouveau  soulevé  le 
problème  d'identification.  Pour  lui,  il  ne  semble  pas  même  que 
la  question  vaille  la  peine  d'être  discutée.  C'est  un  Apollon,  vous 
dis-je!  et  la  preuve,  c'est  qu'on  lit,  gravée  sur  ses  cuisses,  la  dé- 
dicace que  voici  :  «  IVlanticlès  m'a  consacré  au  dieu  dont  l'arc  est 
d'argent  et  qui  lance  au  loin  ses  flèches;  je  suis  la  dîme  [de  sa 
victoire  (?)].  Toi,  Phœbos,  donne  ta  faveur  en  échange!  »  Il  y  a 
longtemps  que  cet  argument  est  pris  par  les  archéologues 
pour  ce  qu'il  vaut.  M.  Frœhner  ajoute  bien,  et  cela  serait  plus  pro- 
bant, que  le  personnage  tenait  un  arc  serré  contre  son  sein,  mais 
cette  restitution  est  douteuse. 

Deux  vases  ont  surtout  attiré  notre  attention;  l'un  est  une 
amphore  archaïque  de  Milo'.  Tout  ce  qui  provient  de  cette  île 
privilégiée  a  laplus  grande  valeur  artistique.  On  sait  quelle  place 
tiennent  les  céramiques  oricntalo-grecques  de  Milo  dans  l'histoire 
de  la  décoration  des  vases.  Ici,  parmi  les  rosettes,  les  rinceaux, 
les  lignes  géométriques,  nous  voyons  figurée  une  scène  de  my- 
thologie grecque.  Sur  un  char  à  quatre  chevaux  est  montée  une 
jeune  femme  richement  vêtue  ;  un  héros,  que  la  peau  de  lion  dont 
ses  épaules  sont  couvertes,  son  carquois  et  sa  massue  désignent 
clairement  pour  Héraclès,  monte  sur  le  char,  ayant  déjà  en  mains 
les  rênes,  et  tout  à  la  fois  il  se  retourne  vers  un  homme  d'âge 
mùr  qui  lui  parle,  en  faisant  mine  de  protester.  En  arrière  des 
chevaux,  au  second  plan,  une  femme  fait  aussi  des  démonstra- 
tions à  celle  qui  est  sur  le  char.  Sans  parler  du  groupement  pit- 

l)'E^y)i7..  àp/x'.oX.,  1894,  p.  225,  pi.  XII  et  XIII  (Mylonas). 


BULLETIN  AUCIIÉOLOGIOUE  DE  LA.  RELIGION  GRECQUE  8  l 

toresque  des  personnages,  de  leur  forme  originale,  de  leur  riche 
parure,  nous  devons  remarquer  une  fois  de  plus  que  les  œuvres 
de  la  céramique  nous  initient  de  bonne  heure  à  la  connaissance 
des  mythes  et  servent  plus  d'une  fois  à  la  bonne  interprétation 
comme  à  la  correction  même  des  textes.  Ici,  très  probablement, 
nous  voyons  une  variante  de  Tenlèvement  d'Iolé  par  Héraclès. 
Suivant  les  mythographes  le  héros  n'aurait  ravi  la  jeune  fille 
qu'après  avoir  tué  son  père,  Eurytos,  roi  d'Œchalie  et  sa  mère 
Antiopé;  la  version  adoptée  par  le  décorateur  est  différente,  si 
toutefois  il  faut  reconnaître  Eurytos  et  Antiopé  dans  les  deux 
personnages  debout  derrière  le  char. 

C'est  encore  un  vase  archaïque  que  publie  M.  Lœschcke,  mais 
de  facture  bien  moins  primitive.  Le  lieu  oii  il  a  été  trouvé  est 
inconnu,  mais  l'origine  est  certaine;  il  sort  d'un  atelier  corin- 
thien du  commencement  du  vi^  siècle*.  Le  sujet  est  le  retour 
d'Héphaïstos  dans  l'Olympe.  Le  dieu  est  impossible  à  méconnaître, 
car  il  a  les  pieds  tordus.  Il  est  assis  à  califourchon  sur  un  cheval 
dont  il  tient  la  bride  de  la  main  droite,  tandis  qu'il  porte  de  la 
main  gauche  un  rhyton  à  sa  bouche.  Derrière  lui  marchent  trois 
personnages,  une  femme  étroitement  pliée  dans  son  manteau, 
comme  décoré  d'écaillés,  et  deux  hommes,  dont  l'un  tient  sur 
Tépaule  une  branche  de  vigne  chargée  de  raisins,  l'autre  une 
cruche;  devant  le  cheval  dansent  deux  Satyres  grotesques  et 
obscènes.  M.  Lœschcke  veut  reconnaître  dans  la  femme  la  déesse 
Thétis,  qui  avait  accueilli  le  dieu  tombé  de  l'Olympe;  tous  les 
autres  personnages  font  partie  du  Ihiase  d'Héphaïstos  ;  cependant 
celui  qui  porte  une  cruche  pourrait  bien  être  Dionysos,  le  con- 
ducteur et  le  guide  de  toute  la  marche.  Tout  ce  petit  tableau,  très 
animé  et  pittoresque,  est  marqué  au  coin  d'un  comique  naïf  et 
réjoui. 

11  ne  nous  reste  plus  à  décrire  que  la  patère  d'argent  de  Bizerte, 
récemment  entrée  au  Musée  duBardo,  à  Tunis,  et  dont  M.  Gauck- 
1er  a  donné  dans  les  Mélanges  Piot  de  superbes  héliogravures'. 

1)  Athen,  MittheiL,  1894,  p.  510,  G.  Lœschck.^,  Korinthische  Vase  mit  der 
Ruckfiihmng  des  Hephaistos  (taf.  VIII). 

2)  Monuments  et  Mémoires,  fondation  Eicg.  Piot,  II,  p.  77,  pi.  VIII,  IX. 


82  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIO^ÎS 

Nous  Favons  voulu  garder,  comme  ou  dit,  pour  la  bonne  bouche. 

Cette  patère,  une  de  ces  ricbes  pièces  d'orfèvrerie  que  les  Ro- 
mains s'arrachaient  à  prix  d'or,  et  pour  lesquelles  les  amateurs, 
comme  Verres,  étaient  capables  de  tous  les  crimes,  a  été  draguée 
dans  le  chenal  du  port  de  Bizerte.  Quelque  navire  coulé  dans  la 
passe  l'y  aura  déposée,  et  la  vase  l'a  conservée  jusqu'à  nous.  Par 
malheur  la  drague  l'a  un  peu  endommagée.  La  patère,  dorée  par 
places,  pèse  neuf  kilogrammes  d'argent  fin  ;  elle  a  la  forme  d'une 
de  ces  écuelles  d'étain  que  l'on  voit  encore  dans  quelques- 
unes  de  nos  campagnes.  Le  fond  intérieur  était  décoré  de  figures 
au  repoussé,  ainsi  que  le  rebord  et  les  deux  oreilles  qui  servaient 
à  la  prendre.  Il  va  sans  dire  que  c'était  là  une  pièce  de  pur  or- 
nement. 

Le  travail  est  grec,  comme  aussi  le  sujet  des  scènes  figurées; 
M.  Gauckler  propose  de  rapporter  l'exécution  à  l'époque  alexan- 
drine,  et,  sans  doute  a-t-il  raison.  Cependant  nous  trouvons  une 
différence  étrange  de  facture  entre  la  scène  centrale  et  celles 
des  oreilles,  et  que  l'avantage  soit  à  la  première,  comme  le  veut 
l'éditeur,  ou  aux  secondes,  comme  cela  nous  semble  plus  pro- 
bable, toujours  est-il  qu'il  y  a  là  une  source  de  difficultés  pour 
l'estimation  de  la  date  exacte. 

Sur  le  fond  de  la  patère  est  représentée  la  lutte  musicale 
d'Apollon  et  de  Marsyas.  Le  Silène  phrygien   est  le  principal 
acteur.  Plus  grand  que  les  autres  figures,  il  joue  de  la  double  flûte, 
avec  force  contorsions  disgracieuses.  Apollon  est  à  sa  gauche, 
tenant  la  lyre,  avec  Athéna,  qui  écoute  ;  à  sa  droite  est  Dionysos , 
peut-être  simplement  un  satyre.  En  avant  de  ce  groupe,  sur  un 
plan  inférieur,  Cybèle,  la  grande  déesse  phrygienne,  couronnée 
de  tours  et  appuyée  sur  un  tambourin,  est  assise;  à  ses  pieds 
est  couché  sur  le  sol  le  jeune  berger  Olymos,  ou  peut-être  l'es- 
clave chargé  plus  tard  d'écorcher  le  Silène,  et,  faisant  face  à 
Déméter,  une  Muse,  qu'une  table  chargée  de  couronnes  près 
de  laquelle  elle  est  assise,  désigne  comme  le  jug:e  du  combat, 
est  attentive  à  la  mélodie  des  flûtes.  Derrière  Marsyas  est  l'arbre, 
l'olivier  rabougri,  auquel  il  sera  pendu. 

Sur  chaque  oreille  est  retracé  un  tableau  à  quatre   person- 


BULLETIN  ARCHÉOLO-llOUE  DE  LA   HELIGION  GRPXOCE  83 

nages.  Ici,  c'est  un  sacrilice  ru.^tique  à  Dionysos,  représenté  sous 
son  antique  forme  dexoanon.  Il  est  barbu,  les  cheveux  noués  en 
diadème,  et  tient  d'une  main  une  férule,  de  l'autre  un  sarment 
de  vigne;  devant  lui  est  un  cratère  sans  anses,  derrière  un  autel 
où  fume  un  sacrifice.  Les  autres  figures  sont  un  Silène  ventri- 
potent qui  joue  de  la  flûte,  et  deux  Satyres  dont  l'un  traîne  un 
chevreau,  l'autre  agite  un  thyrse. 

Là  Dionysos,  jeune  et  sans  barbe,  comme  un  éphèbe,  à  demi 
ivre  et  brandissant  son  thyrse,  s'appuie  sur  un  petit  Satyre,  tandis 
que  derrière  eux  bondit  une  panthère.  A  droite  et  à  gauche  sont 
deux  Satyres,  l'un  surpris,  béant,  les  bras  derrière  Je  dos,  et 
vieux;  l'autre,  plus  jeune,  danse  en  élevant  les  mains  à  la  hau- 
teur de  ses  yeux.  Dans  le  champ  sont  dessinés  des  roseaux  fleuris, 
un  figuier  tordu  auquel  est  suspendu  un  tympanon,  un  autel 
surmonté  d'un  vase,  etc. 

En  somme,  dans  la  conception  de  la  scène  centrale,  pas  plus 
que  dans  les  bacchanales^  rien  de  nouveau,  rien  d'original  ni  de 
personnel;  mais  la  valeur  artistique  de  cette  massive  orfèvrerie 
suffit  à  nous  intéresser  à  sa  découverte  ,  et  ce  n'est  point  d'ail- 
leurs un  mince  mérite,  même  au  point  de  vue  religieux,  de  con- 
naitre  par  un  tel  monument  les  tableaux  qui  flattaient  les  goûts 
des  riches  Romains  alors  que  la  Grèce  eut  vaincu  ses  vainqueurs. 

Bordeaux,  janvier  1895. 

Pierre  Paris. 


REVUE  DES  LIVRES 


ANALYSES  ET  COMPTES-RENDUS 


M.  Grûnwald.  -  Die  Eigennamea  des  Alten  Testamentes 
in  ihrer  Bedeutung  fur  die  Kenntnnis  des  hebràischen 
Volksglaubens.  —  Breslau,  Wilhelm  Kœbner,  1895. 

L'auteur  de  cet  opuscule  de  77  pages,  à  la  suite  d'un  nombre  toujours 
plus  grand  de  savants,  cherche  à  comprendre  la  religion  des  anciens 
Hébreux,  en  partant  des  religions  primitives  en  général.  Mais,  comme 
l'indique  déjà  le  titre  de  son  travail,  il  n'étudie  qu'une  seule  série  de 
données  se  rapportant  à  son  sujet,  celles  qui  ressortent  des  noms  propres 
de  l'Ancien  Testament. 

Dans  un  premier  paragraphe,  il  fait  ressortir  l'importance,  au  point 
de  vue  ethnologique,  linguistique  et  religieux,  des  noms  propres  usités 
chez  un  peuple.  Ces  noms,  dit-il,  sont  l'un  des  plus  anciens  témoignages 
sur  l'esprit  d'un  peuple.  On  ne  peut,  il  est  vrai,  s'en  servir  qu'avec  les 
plus  grandes  précautions,  à  cause  des  nombreuses  modifications  etmter- 
prétations  que  ces  noms  subissent  à  travers  les  temps.  A  cette  difficulté 
vient  se  joindre,  pour  l'Ancien  Testament,  la  défectuosité  souvent  très 
grande  du  texte  de  la  bible   hébraïque  parvenu  jusqu'à  nous.  Malgré 
cela,  on  peut  encore  tirer  parti  de  beaucoup  de  noms  propres  en  usage 
chez  les  Hébreux,  pour  élucider  certains  problèmes  de  leur  religion. 
Les  noms  propres  théophores  sont  particulièrement  instructifs  à  cet  égard. 
Un  second  paragraphe  est  consacré  à  des  considérations  générales  sur 
l'origine  des  religions.  Passant  aux  cultes  sémitiques,  M.    Grûnwald 
constate  que  les  anciens  Arabes  du  nord  ne  se   sont  guère  élevés  au- 
dessus  du  polydémonisme  animiste.  Le  fétichisme  s'est  manifesté  chez  eux 
dans  l'adoration  des  astres.  Ils  étaient  aussi  adonnés  au  totémisme.  Ils 
avaient  des  divinités  des  deux  sexes.  De  bonne  heure  leur  religion  a 
subi  des  influences  étrangères.  Il  en  a  surtout  été  ainsi  de  celle  des 
Arabes  du  sud,    soumis  à   l'influence  de  la  culture  babylonienne.  Les 
peuplades  cananéennes  ont  eu  le  plus  de  parenté  avec  les  Phéniciens.  La 


ANALYSES  ET  COMPTES-RENDUS  gg 

religion  des  Hébreux  se  rapproche  pourtant  davantage  de  celle  des  Moa- 
bites,  des  Ammonites  et  surtout  des  Édomites,  chez  lesquels  le  culte 
des  ancêtres  prime  l'adoration  de  la  nature  et  le  totémisme. 

Notre  auteur,  entrant  ensuite  dans  le  vif  de  son  sujet,  cherche  à  signa- 
ler des  traces  de  démonisme  chez  les  Hébreux.  Il  rend  attentif  aux  noms 
propres  qui  servent  à  désigner  des  infirmités,  des  maladies,  de  vilaines 
plantes.  Il  explique  ces  noms  par  la  supposition  qu'on  les  donnait  aux 
enfants,  afin  de  les  placer  sous  la  protection  de  mauvais  esprits,  et  de 
les  mettre  ainsi  à  l'abri  de  l'animosité  de  ces  esprits.  Il  ne  s'appuie  pas 
sur  la  démonologie  postérieure  des  Juifs  et  des  Chrétiens  pour  justifier  sa 
thèse,  parce  qu'il  y  voit  une  influence  babylonienne  et  perse.  Mais  il 
donne  comme  preuve  les  Séirim,  les  Schédim,  Azazel  et  Lilit,  démons 
qui  figurent  dans  l'Ancien  Testament.  Il  croit  en  découvrir  d'autres, 
Scheol  par  exemple.  En  opposition  aux  mauvais  esprits,  les  Hébreux, 
pense-t-il,  adoraient  aussi,  bien  que  moins  fréquemment,  de  bons  esprits. 
Il  en  trouve  des  traces  dans  une  série  de  noms  propres,  parmi  lesquels 
il  convient  de  signaler  ceux  de  quelques   héros  de  tribus   Israélites, 
comme  Gad,  Aser,  Joseph  et  d'autres. 

M.  Grûnwald  affirme  que  les  Hébreux  ont  nécessairement  dû  se  livrer 
au   culte  de  la  nature,  parce  que,  en  Palestine,   l'homme  est  plus 
qu'ailleurs  le  jouet  des  forces  capricieuses  de  la  nature.  Ils  craignaient 
l'orage  destructeur,  le  soleil  brûlant,  l'eiîrayant  tremblement  de  terre, 
comme  ils  soupiraient  après  la  pluie  rafraîchissante  et  la  rosée  féconde. 
Notre  auteur  croit  trouver  des  restes  de  ce  naturalisme  dans  des  noms 
propres  où  figurent  la  pluie,  la  grêle,  l'éclair,  le  tonnerre.  Le  cultiva- 
teur, ayant  remarqué  l'influence  des  nuages  et  du  cours  des  astres  sur 
les  récoltes  et  le  changement  des  saisons,  fut  porté  à  adorer  les  princi- 
paux astres,  ce  qui  est  un  véritable  fétichisme.  A  l'appui  de  son  dire, 
M.  Grïinwald  signale  les  noms  propres  des  localités  où  entre  le  mot  sché- 
mesch,  le  soleil,  ainsi  que  Simson  et  d'autres  du  même  genre.  L'adora- 
tion delalune,  dit-il,  existait  chez  les  Babyloniens  et  les  Arabes.  Chez  les 
Hébreux,  elle  semble  même  avoir  joué  un  rôle  plus  grand  que  le  culte 
du   soleil,  puisque  la  lune  servait  à  mesurer  le  temps.  Ils  célébraient 
au  reste  la  fête  de  la  nouvelle  lune.  D'ailleurs,  certains  noms  propres 
plaident  également  en  faveur  de  cette  opinion.  Les  Hébreux  adoraient 
probablement  aussi  Saturne. 

Un  paragraphe  spécial  de  notre  opuscule  est  consacré  au  fétichisme 
proprement  dit.  Les  principaux  fétiches  énumérés  ici  sont  les  pierres, 
les  arbres,  les  sources  et  les  montagnes  sacrés.  L'auteur  signale  aussi 


p,Ç,  «F.VITE    DE    L'niSTOîRE    DES    HELTOTONS 

le  cnlte  .les  ancêtres  et  dit,  avec  raison,  que  la  foi  à  la  survivance  des 
morts  qu'il  implique  n'est  pas  un  emprunt  étranger  ni  le  produit  de 
spéculations  postérieures,  mais  une  partie  intégrante  delà  rehgion  pri- 
mitive des  Hébreux,  comme  de  leurs  frères  les  Arabes,  les  Assyriens  et 
les  Syro-Phéniciens.  Par  contre,  il  n'admet  pas  que  les  Hébreux  fussent 
adonnés  au  totémisme,  malgré  le  grand  nombre  de  noms  propres  israe- 
lites  où  entrent  des  désignations  d'animaux. 

Dans  les  paragraphes  suivants,  M.  Grûnwald  applique  sa  méthode  au 
culte.  Il  y  parle  du  rôle  des  songes,  de  la  magie,  de  la  nécromancie,  de 
l'exorcisme,  desthéophanies,  des  emblèmes  religieux,  etc.  Finalement, 
il  s'arrête  aux  patriarches,  dans  les  noms  desquels  il  veut  généralement 
trouver  des  noms  de  dieux.  Il   prétend  découvrir  des  traces  de  natura- 
lisme dans  les  noms  de  Benjamin,   Manassé,  Gad,  Nephlhali,    Juda, 
Dan  •  des  restes  de  fétichisme  dans  ceux  de  Benjamin,  Manassé,  Juda, 
Zabulon,  Siméon,  Buben,  Issachar,  Nephthali;  des  allusions  au  culte 
des  astres  dans  ceux  de  Juda,  Issachar,  Nephthali;  des  indices  de  toté- 
misme dans  ceux  de  Benjamin,  Juda,  Siméon;  des  vestiges  de  demo- 
nisme  dans  la  plupart  de  tous  ces  mêmes  noms. 

Cette  fin  de  l'étude  dont  nous  nous  occupons  nous  semble  le  mieux 
révéler  sa  principale  taiblesse,  c'est  que  l'auteur  appartient  évidemment 
au  nombre  des  esprits  qui  s'imaginent  entendre  pousser  l'herbe.  Nous 
croyons  que  l'idée  dominante  de  son  travail  est  juste,    et  que  les  noms 
propres  de  l'Ancien  Testament  peuvent  réellement  servir  à  jeter  plus  de 
lumière  sur  certains  problèmes  de  la  religion  hébraïque,  ce  qui  est  d'ail- 
leurs reconnu  depuis  longtemps.  Mais  c'est  d'abord  commettre  une  faute 
que  de  séparer  les  données  que  les  noms  propres  peuvent  nous  fourmr 
à  ce  sujet  des  autres  données  de  l'Ancien  Testament  se  rapportant  aux 
mêmes  questions.  Les  anciennes  sources  de  la  Bible  ont  été  tellement 
retravaillées  par  les  auteurs  jahvistes  plus  récents  qu'on  a  beaucoup  de 
peine  à  retrouver  les  traits  principaux  de  cette  religion,  tout  en  ayant 
égard  à  toutes  les  traces  probables  qui  nous  en  restent.  En  les  isolant  les 
unes  des  autres,  on  a  de  la  peine  à  arriver  à  des  résultats  certains  ou  con- 
vaincants. Et,  comme  M.  Grûnwald  s'est  néanmoins  confiné  presque  ex- 
clusivement dans  l'examen  des  noms  propres  au  point  de  vue  de  l'histoire 
religieuse,  il  en  a  ensuite  tiré  beaucoup  plus  qu'ils  ne  renferment.  Trop 
souvent  un  nom  hébreu   n'ayant   qu'une  ressemblance  lointaine  avec 
celui   de  telle  ou   telle   divinité  sémitique   ou  égyptienne    lui    suffit 
nour   édifier   des    conclusions    fort  importantes    pour   la   religion  hé- 
Jjfaïque.  La  plus  grande  valeur  du  travail  consiste  peut-être  dans  le 


I 


ANALYSES  ET  COMPTES-RENDUS  g7 

fait  qu'on  y  trouve  groupés  ensemble  tous  les  noms  propres  de  l'Ancien 
Testament,  qu'il  faudra  examiner  de  plus  près  pour  voir  s'ils  peuvent 
nous  apprendre  quelque  chose  sur  cette  religion  ou  non.  Mais  ces  riches 
matériaux  ont  besoin  de  passer  par  le  crible  d'une  critique  plus  sévère 
que  celle  de  notre  auteur,  afin  que  toutes  les  non-valeurs  —  c'est-à-dire 
suivant  nous,  la  plus  grande  partie  de  ces  matériaux  —  soient  élimi- 
nées. Malgré  un  grand  nombre  d'idées  fort  justes  qui  sont  émises  dans 
ce  mémoire  sur  l'ancienne  religion  d'Israël  et  sur  les  religions  sémitiques 
ou  sur  les  religions  primitives  en  général,  le  sujet  spécial  qui  y  est  traité 
a  donc  besoin  d'être  soumis  à  une  sérieuse  révision. 

G.    PlEPENBRlNG. 


E.  Ehrhardt.  —  Der  Grundcharakter  der  Ethik  Jesu,  im 
Verhàltniss  zu  den  messianischen  Hoffnungen  seines 
Volkes,  und  zu  seinem  eigenen  Messiasbewusstsein. 

—  In- 8,  Fribourg  i.  B.  et  Leipzig,  1895. 

On  comprend  facilement  l'intérêt  qui  s'attache  à  la  question  traitée 
par  M.  Ehrhardt  dans  le  petit  volume  dont  nous  venons  de  transcrire 
le  titre.  Les  idées  eschatologiques  qui  ont  joué  un  si  grand  rôle  dans  le 
développement  du  judaïsme,  et  qui  ont  été  pendant  plus  d'un  siècle  la 
préoccupation  dominante  de  l'Église  chrétienne,  ont  depuis  longtemps 
disparu  de  notre  horizon  religieux.  Notre  conception  du  monde  et  de 
ses  destinées  est  absolument  différente  de  ce  qu'elle  était  au  temps  de 
Jésus.  La  morale  de  .Jésus  a-t-elle  été  influencée,  et  dans  quelle  mesure, 
par  les  espérances  messianiques  de  son  temps  et  par  les  siennes  propres? 
Peut-elle  encore  nous  servir  de  guide  sans  que  nous  ayons  besoin  de  re- 
courir à  des  procédés  d'interprétation  et  d'accommodation  qui  en  dénatu- 
rent le  caractère?  Ce  sont  là  des  questions  qui  ont  leur  importance,  non 
seulement  au  point  de  vue  historique,  mais  aussi  au  point  de  vue  reli- 
gieux et  pratique. 

L'auteur  a  essayé  de  les  résoudre  avec  toute  la  rigueur  de  la  méthode 
historique.  Il  recherche  d'abord,  en  suivant  le  développement  des  espé- 
rances messianiques  depuis  leur  origine,  quels  étaient,  au  temps  de  Jé- 
sus, les  principes  fondamentaux  de  la  morale  des  Juifs  en  rapport  avec 
leurs  idées  eschatologiques.  Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  les  développe- 
ments qu'il  a  donnés  à  cette  première  partie  de  son  travail,  et  nous  nous 
bornerons  à  indiquer  les  résultats  auxquels  il  est  arrivé. 


88  RLVUE    DE    L'niSTOIRE    DES    RELIGIONS 

Au  temps  de  Jésus,  la  morale  du  Judaïsme  présente  comme  salut  et 
bien  suprême  l'établissement  du  règne  du  Messie.  Ce  règne  n'est  ni  ab- 
solument terrestre  ni  absolument  céleste,  mais  flotte  confusément  entre 
ces  deux  mondes.  L'espérance  d'un  triomphe  glorieux  du  peuple  juif 
n'a  pas  disparu  ;  elle  a  été,  avec  tous  ses  caractères  terrestres,  en  quel- 
que sorte  projetée  dans  le  ciel.  L'antithèse  n'est  pas  entre  le  ciel  et  la 
terre,  elle  est  restée  entre  le  présent,  qui  est  mauvais,  et  l'avenir,  qui 
sera  glorieux.  Il  n'a  pu  sortir  de  ces  idées  confuses  aucun  principe  mo- 
ral assez  fort  pour  détacher  les  âmes  du  monde  terrestre  et  les  diriger 
avec  quelque  décision  vers  le  monde  supérieur. 

La  catastrophe  finale  qui  Iranformera  le  monde  est  en  dehors  de 
l'histoire,  et  sera  produite  par  un  acte  de  la  toute-puissance  de  Dieu  ; 
elle  arrivera  à  son  heure,  conformément  au  plan  divin,  et  l'homme  ne 
peut  rien  pour  la  préparer  ou  la  hâter. 

Le  salut  a  un  caractère  social  :  c'est  le  salut  du  peuple;  l'individu 
n'y  participe  que  comme  membre  du  corps.  Le  chemin  qui  y  conduit  est 
l'observation  de  la  loi,  considérée  comme  règle  de  la  vie  sociale.  Les 
prescriptions  ascétiques  concernant  la  pureté  et  l'impureté  sont  consi- 
dérées comme  les  plus  importantes,  comme  étant  de  nature  à  séparer 
les  Juifs  des  autres  peuples  et  à  en  faire  une  nation  à  part.  Dans  ces 
conditions,  le  plus  sûr  est  d'observer  la  loi  à  la  lettre  ;  les  scribes  et  les 
docteurs  se  sont  occupés  de  l'expliquer,  de  la  préciser,  de  la  compléter  ; 
ils  n'ont  jamais  eu  la  pensée  d'en  dégager  l'esprit.  Tout  cet  ensemble 
d'idées  aboutit  au  légalisme  pharisaïque,  à  une  morale  qui  se  pétrifie  de 
plus  en  plus. 

C'est  en  présence  de  celte  morale  sans  idéal  bien  déterminé,  et  par 
conséquent,  sans  force  que  s'est  trouvé  Jésus.  Quelles  idées  nouvelles  y 
a-t-il  opposées? 

Jésus,  lui  aussi,  prêche  le  règne  de  Dieu,  règne  à  venir,  mais  im- 
minent, qu'il  ne  fonde  pas,  mais  qu'il  annonce  et  prépare,  et  dont 
l'avènement  sera  l'œuvre  de  Dieu,  non  des  hommes.  Mais  ce  règne  de 
Dieu  a  chez  lui  un  caractère  tout  à  fait  transcendant  ;  c'est  décidément 
le  royaume  des  cieux  ;  c'est  un  bien  qui  ne  dépend  pas  du  monde  et 
qui  est  supérieur  à  tous  les  biens  du  monde,  d'une  telle  valeur  qu'il 
faut  tout  abandonner  pour  s'y  attacher  et  le  saisir. 

Ce  bien  suprême  est  un  bien  individuel  et  non  national  ;  Jésus  le 
possède  présentement  par  son  union  étroite  avec  Dieu  son  père.  Les 
hommes  ne  peuvent  connaître  Dieu  ainsi  que  si  on  le  leur  révèle,  mais 
ils  peuvent  aussi  jouir  présentement  de  ce  bien  céleste.  On  ne  l'acquiert 


ANALYSES  ET    COMPTES-RENDDS  89 

pas  avec  effort  en  suivant  péniblement  les  prescriptions  d^une  loi  :  on  le 
possède  et  il  se  manifeste  par  la  vie  morale  qui  en  est  la  conséquence. 

Tout  en  prêchant  le  renoncement  aux  choses  de  ce  monde,  Jésus  no 
les  méprise  pas  et  ne  les  fuit  pas;  il  vit  dans  le  monde  et  s'y  intéresse; 
il  y  agit  en  faisant  le  bien,  il  exhorte  ses  disciples  à  y  intervenir  par  une 
activité  bienfaisante.  Tout  ceci  est  l'opposé  de  la  morale  messianique. 

Mais,  d'un  autre  côté,  Jésus  parle  le  langage  messianique,  non  par 
accommodation,  mais  par  conviction.  Il  a  la  conscience  d'être  le  Messie; 
il  attend  prochainement  la  grande  révolution  qui  doit  renouveler  le 
monde  et  dans  laquelle  il  aura  son  rôle  à  jouer.  Le  royaume  des  cieux 
qu'il  prêche  n'est  pas  ce  que  nous  appelons  la  félicité  éternelle,  ni  un 
idéal  social,  mais  un  état  du  monde  supraterrestre,  où  ceux  qui  auront 
renoncé  aux  choses  d'ici-bas  trouveront  une  riche  et  glorieuse  récom- 
pense. 

Il  en  résulte,  dans  la  morale  de  Jésus,  certaines  contradictions  :  le 
règne  de  Dieu  est,  d'une  part,  un  bien  présent  pour  ceux  qui  sauront  le 
saisir,  et,  d'autre  part,  un  bien  à  venir  qui  ne  se  réalisera  qu'à  l'avènement 
du  Messie;  il  ne  dépend  pas  du  monde  et  est  supérieur  au  monde,  et  a 
pourtant  besoin  d'une  transformation  du  monde  pour  s'établir  ;  c'est  la 
disposition  morale  qui  est  la  chose  essentielle  et  qui  donne  aux  actes 
leur  valeur,  et  c'est  à  ces  actes  que  sont  promises  les  récompenses  fu- 
tures. M.  Ehrhardt  cherche  à  montrer  que  ces  contradictions  ne  sont 
qu'apparentes  et  qu'elles  se  sont  conciliées  d'une  manière  harmonieuse 
dans  l'âme  de  Jésus.  Il  déploie  dans  cette  partie  de  son  œuvre  une  grande 
finesse  psychologique,  mais  il  m'a  semblé  parfois  que  cette  tentative  de 
conciliation  était  quelque  peu  laborieuse  et  subtile. 

Là  est  peut-être  le  point  faible  de  ce  remarquable  travail.  Il  y  a  en 
réalité  dans  les  enseignements  de  Jésus,  tels  que  les  évangiles  synopti- 
ques nous  les  ont  rapportés,  deux  morales  différentes  et  qui  n'ont  entre 
elles  de  commun  que  la  forme  messianique  dont  elles  sont  revêtues  : 
l'une  qui  tient  étroitement  aux  idées  eschatologiques  du  temps,  l'autre 
qui  en  est  à  peu  près  dégagée,  au  moins  pour  le  fond.  On  peut  admettre 
sans  doute,  les  textes  nous  présentant  la  chose  ainsi,  que  tous  ces  élé- 
ments, plus  ou  moins  contradictoires,  se  sont  trouvés  réunis  simultané- 
ment et  d'une  manière  définitive  dans  l'âme  de  Jésus,  et  chercher  alors 
comment  ils  ont  pu  et  dû  s'y  concilier^  ce  qui  ne  va  pas  sans  quelque 
complication  et  même  sans  quelque  confusion.  Mais  on  peut  aussi  sup- 
poser, ce  qui  me  semblerait  plus  vraisemblable,  que  ces  deux  morales 
représentent  deux  étapes  successives  du  développement  de  la  conscience 


90  P.KVUE    DE    L'niSTOTRF:  DES  RELIGIONS 

de  Jésus.  Jésus  se  serait  ainsi  progressivement  dégagé  de  l'étreinte  des 
idées  de  son  temps  pour  arriver  à  la  conception  de  ce  salut  purement  re- 
ligieux et  transcendant,  et  qui  n'a  plus  rien  de  messianique  que  la  forme, 
que  l'auteur  nous  présente  dans  sa  conclusion  finale.  Il  faut  convenir 
toutefois  que  les  informations  dont  nous  disposons  ne  permettent  pas 
de  résoudre  le  problème  avec  quelque  certitude. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  petit  livre  de  M.Ehrhardt  est  un  travail  d'une 
grande  valeur,  qui  jette  une  vive  lumière  sur  certans  éléments  de  la 
question,  et  nous  pouvons  louer  sans  restriction  la  rigueur  de  sa  mé- 
thode, la  sûreté  de  sa  critique  et  la  clarté  de  son  exposition.  Il  s'en  est  tenu 
à  l'essentiel,  laissant  de  côté  bien  des  questions  secondaires^  mais  tou- 
chant pourtant  de  près  à  son  sujet  :  cette  rapide  étude  fait  désirer  de  sa 
part  un  travail  plus  développé  et  plus  complet. 

Eug.  Picard. 


J.  CuRTiN.  —  Taies  of  the  Fairies  and  of  the  Ghost  "World 
collectei  from  oral  tradition  in  South-"West  Munster. 
Londres,  D.  Nutt,  1895.  In- 12,  xii-193  pages. 

M.  J.  Curtin  est  depuis  plusieurs  années  déjà  bien  connu  de  tous  ceux 
qui  s'occupent  de  la  littérature  orale  de  l'Irlande,  et,  comme  le  dit  fort 
justement  M.  A.  Nutt  dans  la  brève  introduction  qu'il  a  placée  en  tète 
de  ce  nouveau  recueil,  un  livre  signé  de  lui  n'a  pas  besoin  d'autre  recom- 
mandation que  cette  signature  même  auprès  des  spécialistes.  Par  la 
publication  de  ses  deux  précédents  ouvrages,  [Myths  and  Folk-lore  of 
Jreland,  1890,  Bei^o  taies  of  Ireland,  1894),  M.  Gurtin  a  conquis  une 
place  éminente  parmi  les  collecteurs  de  contes  et  de  légendes  celtiques  ; 
son  nouvel  ouvrage  lui  crée  un  titre  de  plus  à  la  reconnaissance,  non  seu- 
lement des  historiens  de  la  littérature  populaire,  mais  aussi  et  peut-être 
surtout  à  celle  des  historiens  des  croyances  et  des  rites. 

Les  trente  récits  que  renferme  le  dernier  volume  publié  par  M.  Curtin 
ont  tous  été  recueillis  dans  un  territoire  très  limité  :  la  région  qui  est  y 
comprise  entre  les  montagnes  de  Killarney,  la  baie  de  Tralee  et  la  rivière 
de  Kenmare.  La  langue  de  tout  ce  district  est  encore  le  gaélique;  l'anglais 
y  est  une  langue  apprise  et  dont  ne  se  servent  ceux  des  habitants  qui  la 
savent  que  dans  leurs  rapports  avec  les  étrangers.  Les  légendes  réunies 
par  M.  C.  ont  été  cependant  autant  qu'il  semble  —  car  il  ne  sexplique 
pas  nettement  sur  ce  point  —  recueillies  en  anglais  et  non  pas  en  gaë- 


ANALYSRS  ET  COMPTFS-RENDTJS  94 

lique;  mais  elles  portent  néanmoins  tous  les  caractères  de  l'aulhenticité 
et  ne  sont  certainement  pas  des  adaptations  locales  de  contes  importés 
d'ailleurs  à  une  date  récente. 

Le  grand  intérêt  des  récits  contenus  dans  ce  nouveau  recueil  est  au  reste 
d'être,  à  la  difféi'ence  des  contes  proprement  dits  ou  imerchen,  la  rela- 
tion d'événements  récents,  crus  réels  par  ceux  qui  les  racontent,  qui  se 
Sont  passés  à  leur  témoignage  dans  le  pays  même  où  ils  vivent  et  où  ont 
été  mêlés,  comme  acteurs  ou  spectateurs  des  gens  qu'ils  connaissent  ou 
qu'ont  connus  du  moins  leurs  parents  et  leurs  amis.  Les  croyances  qui 
s'expriment  en  ces  légendes,  la  croyance  aux  fées  par  exemple,  la  croyance 
que  les  morts  continuent  de  vivre  mêlés  aux  vivants,  amis  parfois  de 
ceux  qui  survivent,  ennemis  dangereux  plus  souvent  et  quelquefois  même 
altérés  du  sang  et  avides  de  la  chair  des  hommes,  sont  des  croyances 
aussi  sincèrement,  aussi  sérieusement  crues  aujourd'hui  encore  que  le 
peuvent  être  en  d'autres  milieux  tel  dogme  religieux  ou  telle  vérité  scien- 
tifique. Il  semble  d'ailleurs  qu'en  certains  cas  les  événements  racontés 
soient  des  événements  réels  ou  du  moins  que  la  légende  ait  pour  point 
de  départ  un  événement  réel,  qui  n'a  subi  d'autres  déformations  en  pas- 
sant de  bouche  en  bouche  que  celles  qu'aurait  subies  le  récit  d'un  crime, 
d'un  naufrage,  d'un  incendie,  d'une  grande  épidémie  ou  de  tout  autre 
événement,  de  nature  à  frapper  vivement  les  imaginations  ;  les  épisodes 
merveilleux  ne  sont  pas  la  plupart  du  temps  des  épisodes  surajoutés,  ils 
font  partie  de  la  trame  même  du  récit  et  sont  pour  le  conteur  aussi  vrais 
que  les  autres;  peut-être  les  hallucinations  jouent-elles  dans  la  genèse 
de  ces  légendes  un  rôle  plus  important  que  celui  qu'on  est  communément 
porté  à  leur  attribuer.  Mais  tous  les  événements,  réels  ou  purement 
imaginaires,  les  faits  les  plus  simples  et  les  plus  aisément  explicables 
sont  immédiatement  rapportés  à  des  causes  surnaturelles,  parce  que  les 
gens  croient  de  bonne  foi  et  avec  une  entière  sincérité  à  l'incessante 
action  de  ces  agents  surnaturels ,  de  ces  êtres  plus  puissants  que 
l'homme  dont  l'homme  est  entouré.  Nous  retrouvons  donc  ici  vivantes 
et  en  acte  les  croyances  même  que  nous  révèlent  les  pratiques  rituelles 
et  les  mythes  des  non-civilisés  et  qui  ont  survécu  sous  une  forme  tradi- 
tionnelle dans  les  contes  et  les  légendes  héroïques  ou  pieuses  de  tous  les 
peuples  d'Europe. 

Ces  récits,  localisés  en  une  époque  si  voisine  de  la  nôtre,  renferment 
des  traits  qui  proviennent  d'un  lointain  passé,  passé  à  demi  oublié, 
passé  mythique  et  légendaire,  qui  ne  survit  plus  que  dans  les  contes  et 
les     sagas.    A    côté   des   croyances   vivantes    encore   apparaissent  des 


92  REVUE    DK    T/mSTOIP.E    DES    RELIGIONS 

croyances,  mortes  maintenant,  ou  transformées  à  tel  point  qu'on  les  peut 
méconnaître  à  un  premier  examen.  C'est  ainsi  que  dans  l'histoire  de  John 
Shea  et  du  trésor  (p.  102),  dont  le  héros  mourut,  dit-on,  en  1847,  appa- 
raît le  nom  du  pays  enchanté  de  Lochlin  comme  dans  les  plus  anciennes 
légendes  irlandaises  et  que  les  épisodes  merveilleux  sont  ceux  mêmes 
que  l'on  retrouve  dans  les  contes  héroïques  du  type  le  plus  archaïque. 
Saint  Martin,  auquel  il  faut  immoler  un  bélier  ou  une  génisse,  qui  en- 
voie à  ceux  qui  lui  donnent  aux  jours  fixés  la  victime  prescrite  de 
mystérieux  troupeaux,  qui  enrichissent  leur  heureux  possesseur,  mais 
s'enfuient  dans  la  mer  pour  disparaître  à  jamais,  si  on  viole  certaines 
restrictions  mises  à  leur  libre  jouissance,  a  certainement  pris  la  place  et 
les  attributs  d'un  dieu  ou  d'un  magicien  celtique. 

Dans  toutes  ces  légendes,  le  premier  rôle  est  joué  par  les  âmes  des 
morts  et  par  ces  êtres  de  nature  mystérieuse  et  indéterminée,  intermé- 
diaires entre  l'homme  et  les  puissances  célestes,  dont  ils  semblent  au 
reste  à  demi  indépendants,  les  fées.  Un  fait  intéressant  à  constater,  c'est 
que  les  umes  des  morts,  les  spectres  semblent  peu  à  peu  prendre  la 
place  et  assumer  les  fonctions  qui,  dans  les  récits  de  date  plus  ancienne, 
appartiennent  aux  fées.  Les  morts  n'apparaissent  que  rarement  dans  la 
légende  héroïque  et  romanesque  des  Gaëls  d'Irlande;  ils  se  mêlent  peu 
aux  vivants  et  n'exercent  sur  leurs  destinées  qu'une  assez  faible  influence. 
Il  n'en  va  plus  de  même  dans  les  histoires  que  publie  M.  Gurtin  dans  son 
dernier  livre;  la  mort  ne  sépare  plus  les  défunts  de  ceux  qui  ont  continué 
de  vivre,  les  âmes  ne  sont  pas  toutes  encloses  en  un  lointain  Hadès;  elles 
errent  par  les  marais  déserts,  reviennent  visiter  les  maisons  où  s'e>t 
écoulée  leur  existence  d'autrefois,  ou  habitent  la  tombe  même  où  e.'^t 
enseveli  le  corps  qu'elles  animaient.  On  est  contraint  de  songer  sans 
cesse  à  elles,  car  on  les  rencontre  sans  cesse  et  les  vengeances  parfois 
cruelles  qu'elles  tirent  des  vivants,  auxquels  elles  ne  peuvent  pardonner 
de  goûter  encore  des  joies  dont  elles  ne  sauraient  plus  jouir,  ne  permet- 
tent pas  de  les  oublier  jamais.  Les  fées  et  les  faitauds  demeurent  d'ordi- 
naire enfermés  dans  ces  tumuli  {fairy  forts)  qui  leur  servent  commu- 
nément d'habitation;  ils  ne  se  laissent  pas  voir  à  tous  les  yeux,  lors 
même  qu'ils  sortent  de  chez  eux,  et  leur  rôle,  si  prépondérant  dans  les 
contes  héroïques  d'Iilande,  va  toujours  déclinant.  Ils  sont  bientôt  dépouil- 
lés au  profit  des  morts  de  leurs  principaux  attributs,  de  leurs  fonctions 
principales;  puis  ces  deux  classes  d'esprits  en  viennent  à  se  mêler  et  à 
se  confondre  à  tel  point  qu'on  ne  les  peut  plus  aisément  distinguer  l'une 
de  l'autre  et  que  l'on  en  arrive  parfois  à  se  demander  si  ces  noms  de 


ANALYSES  ET  COMPTES-RENDUS  93 

fées  et  de  spectres  ne  sont  pas  deux  désignations  diflérentes  d'un  même 
groupe  d'êtres  surnaturels.  M.  A.  Nutt,  sans  adopter  la  théorie  de  Mac 
Ritchie,  qui  voit  dans  les  fées,  les  faitauds  et  tous  les  mounds-dwellers, 
les  survivants  mythiques  d'une  race  véritable  d'hommes  de  très  petite 
taille  qui  aurait  occupé  le  pays  avant  l'immigration  aryenne,  semble  incli- 
ner à  croire  que  certaines  raisons  militent  en  sa  faveur,  mais  son  opi- 
nion véritable  semble  plutôt  être  que  c'est  dans  le  culte  des  morts, 
l'adoration  des  ancêtres,  —  les  a  fairy  mounds  »  sont  pour  la  plupart  des 
tombes,  —  qu'il  faut  chercher  l'origine  véritable  de  la  croyance  aux  fées. 
Les  fées  seraient  ainsi  des  morts  que  l'imagination  populaire  aurait  sé- 
parés des  autres  eL  investis  de  fonctions  et  de  dons  spéciaux;  peu  à  peu,  à 
mesure  que  les  croyances  animistes  subissaient  sous  l'influence  des  reli- 
gions plus  évoluées  une  sorte  de  régression,  le  sentiment  de  ces  diffé- 
rences presque  artificiellement  établies  entre  les  morts  de  cette  classe  et 
tous  les  autres  se  serait  perdu;  le  sentiment  au  contraire  de  leur  origi- 
nelle ressemblance  aurait  persisté  et  les  fées  seraient  venues  se  perdre 
dans  le  vaste  et  anonyme  troupeau  de  ceux  qui  ne  sont  plus.  Je  ne  crois 
pas  exacte  cette  manière  de  voir  que  M.  Nutt  n'indique  point  au  reste 
avec  une  très  grande  netteté  comme  la  sienne  et  que  M.  Curtin  ne  prend 
point  à  son  compte  :  je  me  suis  expliqué  à  cet  égard  à  plusieurs  reprises  et 
ea  particulier  dans  l'article  que  j'ai  consacré  à  l'ouvi'age  de  R.  Kirk  :  The 
secret  Cominonwealtk  of  Elves ,  Fauns  and  Fairies.  A  mes  yeux,  les  fées 
sont  les  survivants  de  toute  cette  famille  d'esprits  qui  peuplaient  le  monde 
avant  l'avènement  de  la  civilisation  chrétienne  :  les  esprits  des  eaux,  des 
arbres,  des  rochers,  etc.  ;  nous  les  retrouvons  dans  toutes  les  régions  de 
la  terre,  et  la  foi  à  leur  existence  réelle  est  encore  une  croyance  univer- 
selle chez  les  peuples  non-civilisés;  ils  ont  précédé  les  dieux  et  leur  ont 
survécu.  Leur  culte  s'est  développé  parallèlement  avec  celui  des  âmes 
des  morts.  Lorsque  les  diverses  populations  de  l'Europe  ont  été  conver- 
ties au  christianisme,  les  fées  ont  été  partiellement  identifiées  avec  les 
démons,  les  anges  et  les  saints  qui  ont  hérité  de  bon  nombre  de  légendes 
qui  s'attachaient  d'abord  à  leur  nom.  Privés  de  quelques-uns  de  leurs 
attributs  les  plus  caractéristiques,  vivant  en  un  monde  souterrain  ou  en 
une  île  lointaine  ou  comme  des  génies  familiers  dans  les  habitations  des 
hommes,  tour  à  tour  protecteurs  ou  ennemis,  mais  doués  d'une  puis- 
sance subordonnée  et  restreinte,  visibles  parfois,  mais  non  pas  toujours, 
ni  pour  tout  le  monde,  fées  et  faitauds  ont  fini  par  se  confondre  à  demi 
avec  ces  autres  divinités  inférieures,  douées  des  mêmes  habitudes,  vivant 
aux  mêmes  lieux  et  dont  la  nature  et  l'origine  demeurent  claires  pour 


94  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

tous  les  esprits,  les  âmes  des  morts.  Mais  cette  confusion  n'a  jamais  été 
que  partielle,  et  dans  la  plupart  des  traditions  les  fées  et  les  morts  ne  se 
mêlent  pas  dans  les  mêmes  contes  ou  bien  en  certains  cas  jouent  dans 
un  même  récit  des  rôles  fort  différents  ;  si  les  frontières  qui  séparent 
l'un  de  l'autre  ces  deux  groupes  de  divinités  inférieures  sont  moins  pré- 
cises en  Irlande  que  partout  ailleurs,  cela  peut  tenir  à  ce  double  caractère 
des  fairy  niounds,  signalé  par  M.  Nutt  :  ce  sont  des  tombes  où  demeu- 
rent les  fées. 

Voici  maintenant  quelques-uns  des  faits  légendaires,  des  épisodes  et 
des  rites  les  plus  caractéristiques  ou  les  plus  intéressants  pour  l'histoire 
des  religions  que  renferme  le  volume  de  M.  Curtin  : 

P.  10.  Pour  qu'un  mort  soif  vêtu  dans  l'autre  monde  et  n'ait  pas  à 
souffrir  du  froid,  il  faut  que  l'on  donne  tous  ses  vêtements  à  l'un  de  ses 
intimes  amis  ou  proches  parents  ou  à  un  pauvre,  et  que  celui  qui  a  reçu 
ce  cadeau  entende,  revêtu  de  ces  vêtements^  la  messe  trois  dimanches 
de  suite,  s'aspergeant  chaque  fois  copieusement  d'eau  bénite.  C'est  un 
exemple  très  net  de  «  magie  sympathique  ».  L'histoire  d'Elisabeth  Shea 
et  des  fées  de  Rahonain  (p.  23)  est  une  histoire  typique  de  changelin,  mais 
ce  n'est  pas  un  enfant  qui  est  enlevé  parles  fées,  c'est  une  femme  adulte; 
le  fait  intéressant,  c'est  qu'elle  peut  sortir  parfois  de  ce  monde  enchanté 
d'où  elle  ne  se  peut  évader  tout  à  fait  et  revient  comme  une  âme  en  peine 
hanter  ses  parents  et  les  supplier  de  la  délivrer.  Nul-  trait  ne  saurait  mieux 
marquer  la  confusion  des  deux  ordres  de  légendes.  Dans  un  autre  conte 
{The  Knights  of  Kerrij,  p.  33)  est  mentionnée,  comme  dans  l'histoire 
même  d'Elisabeth  Shea,  l'interdiction  de  goûter  à  la  nourriture  des  fées, 
si  on  veut  pouvoir  revenir  parmi  les  hommes.  — P.  37  [The  caille  jobber 
of  Awnascaw'd)  et  p.  43  {llie  midwife  of  Listowel),  il  est  question  de 
l'onguent  magique  qui  permet  de  voir  l'invisible,  les  fées  par  exemple, 
que  les  hommes  ne  voient  point.  Dans  la  légende  de  la  sage-femme  de 
Listowel  comme  dans  celle  du  fermier  de  Tralee  et  des  vaches  des  fées 
apparaît  cette  nécessité  où  se  trouvent  souvent  les  esprits  de  recourir 
à  l'assistance  d'un  être  humain  pour  mener  à  bien  telle  ou  telle 
tâche,  dont  malgré  leur  magique  puissance  ils  ne  sauraient  s'acquitter 
seuls.  —  P.  73,  il  est  question  de  l'immolation  rituelle  d'un  animal  à 
saint  Martin.  —  P.  81  est  indiquée  la  manière  dont  fut  acquise  par  un 
berger  la  connaissance  de  l'avenir  et  la  capacité  à  guérir  les  maladies. 
Un  flocon  d'écume  blanche  descendit  du  ciel  sur  une  colline,  une  vache 
lécha  cette  écume  et  ce  fut  pour  avoir  bu  son  lait  que  le  berger  se  vit 
investi  de  ces  dons  merveilleux.  —  P.  87,  sont  rapportées  des  visions 


ANALYSES  ET  COMPTES-RENDUS  95 

OÙ  est  révélée  à  des  femmes  la  connaissance  des  simples,  qui  fait  d'elles 
des    sortes    de    médecins  surnaturels    [Herb-Doctors).   Dans   le   conte 
de  John  Shea  et  du  trésor   (p.   102)  se  retrouve  le  trait  de   la  chair 
d'animaux  merveilleux  qui  donne  à  qui  la  mange  la  connaissance  des 
trésors  cachés  ;  des  instruments  magiques,  (un  bassin,  une  serviette  et  un 
rasoir),  dont  le  seul  contact  rajeunit,  figurent  dans  la  même  histoire. 
—  P.  ilo.  Toute  la  légende  a  pour  héros  principal  un  spectre,  dévoreur 
d'hommes,   qu'il  convient  de  rapprocher  des  cadavres  avides  de  sang 
qui  sortent  de  leur  tombe  pour  étancher  leur  horrible  soif,  et  dont  il 
est  fait  mention  p.  180  et  seq.  —  P.  127,  est  indiquée  la  propriété  des 
chaines  de  charrue  de  protéger  celui  qui  les  porte  contre  la  colère  des 
spectres.  Les  instruments  de  travail  ont  dans  les  légendes  bretonnes  la 
même  propriété.  —  P.   138,  le  même   rôle    protecteur  est   attribué  à 
tous  les  objets  d'acier,  à  ceux  surtout  qui  ont  été  forgés  par  un  forgeron 
irlandais  (cf.  p.  141).  La  propriété  du  trèfle  à  quatre  feuilles  de  rompre 
les  enchantements  est  signalée  p.  146,  et  p.  177,  l'action  protectrice  de 
l'eau  pure  et  du  bon  ordre  de  la  maison.  --  P.  156-8,  sont  décrites  les 
coutumes  funéraires  du  jour  de  la  Toussaint,  identiques  aux  coutumes 
bretonnes.  Un  repas  funéraire  est  servi  ce  jour-là  aux  âmes  des  défunts. 
C'est  aussi  un  usage  en  vigueur  que  de  laisser  le  mort  libre  de  toutes 
entraves  dans  son  cercueil  dont  le  couvercle  ne  doit  pas  être  cloué.  — 
P.  158,  est  racontée  l'histoire  d'un  homme  cruellement  puni  par  lestées 
pour  avoir  bâti  sur   leur  chemin  habituel;  p.   145,  celle  de  la  mère 
morte  qui  revient  veiller  sur  son  enfant.  —  Enfin  p.  151  et  suivantes  est 
rapporté  un  conte  où  un  homme  épouse  une  femme  à  demi  femme,  à 
demi  phoque,  mais  de  forme  humaine,  dont  il  s'empare  en  prenant  son 
capuchon  et  qui  retourne  vers  les  siens  dès  qu'elle  retrouve  par  hasard 
dans  un  coin  de  la  maison   ce  capuchon  qu'il  y  avait  caché.  C'est  une 
légende  qui  trouve  des  parallèles  à  la  fois  dans  les  contes  qui  appar- 
tiennent au  cycle  des  «  Swan-Maidens  »  et  dans  les  histoires  de  femmes 
de  la  mer,  de  «  Mari  Morgan  )>,  si  répandues  en  Bretagne. 

Les  analogies  sont  au  reste  frappantes  entre  les  récits  qui  figurent 
dans  ce  recueil  et  les  légendes  similaires  des  Bretons  armoricains  (cf. 
par  exemple  celles  qu'ont  réunies  A.  Le  Braz  dans  La  Légende  de  la 
mort  en  Basse-Bretagne  et  F. -M.  Luzel  dans  ses  Légendes  chrétiennes 
de  Basse- Bretagne).  C'est  la  même  inspiration,  ce  sont  les  mêmes  croyan- 
ces, les  mêmes  rites,  les  mêmes  coutumes;  ce  sont  souvent  les  mêmes 
épisodes  légendaires.  Il  n'est  pas  jusqu'à  un  conte  facétieux  recueilli  par 
M.  Curlin  [The  Three  sisters  and.  their  Husbands'  three  Brothers,  p.  89- 


96  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

101),  dont  il  existe  en  Basse-Bretagne  une  variante,  qui  ne  diffère  de 
la  variante  irlandaise  que  par  des  détails  secondaires.  Le  conte  breton, 
(L'Auberge  du  Bitiklé)  est  encore  inédit. 

Nous  devons  souhaiter  que  M.  Curtin  ne  s'arrête  point  là  dans  ses 
précieux  travaux  sur  le  folk-lore  irlandais  et  qu'il  nous  donne  quelque 
jour  un  recueil  complet  des  coutumes  et  rites  populaires  encore  en  usage 
dans  les  parties  de  l'Irlande  qu'il  a  visitées. 

L.  Marillier. 


W.  NowACK.  —  Lehrbuch  der  hebràischen  Archseologie, 

2  vol.  in-S  {S  amml  un  g  iheologischer  ZeAr6«c/ie/-,  Fribourgen  Brisgau 
chez  Mohr),  1894. 

La  révolution,  fruit  de  la  méthode  historique,  qui  a  transformé 
l'ancienne  conception  de  l'histoire  d'Israël,  a  renouvelé  également  les 
disciplines  se  rangeant  sous  le  titre  plus  général  de  critique  de  l'Ancien 
Testament.  La  théologie  biblique  de  l'Ancien  Testament,  en  particu- 
lier, a  dû  être  remanié  de  fond  en  comble.  L'ouvrage  de  Smend,  publié 
dans  la  même  série  que  VAtxhéologie  de  Nowack,  a  eu  tout  le  succès 
qu'il  méritait. 

L'archéologie  biblique  n'avait  pas  encore  été  traitée  suivant  la  méthode 
qui  s'impose  de  plus  en  plus  en  matière  historique.  Et  cependant  les 
matériaux  ne  manquaient  pas.  La  critique  littéraire  a  accompli  une 
œuvre  considérable  et  l'on  peut  dire  sans  exagération  qu'à  part  certains 
points  de  détail  controversés,  les  grandes  lignes  de  l'évolution  littéraire 
d'Israël  sont  définitivement  tracées.  Les  monuments  et  les  inscriptions 
ont  été,  d'une  façon  approfondie,  étudiés  et  classés.  Déplus,  Wellhausen, 
dans  ses  Prolegomena,  dans  son  Histoire  d'Israël,  dans  ses  Skizzen 
und  Vorarbeilcn,  R.  Smith,  dans  son  Histoire  des  Prophètes,  et  dans 
sa  Religion  des  Sémites,  Stade,  dans  son  admirable  Histoire  d'Israël  ont 
élucidé  bien  des  points  obscurs  d'archéologie  biblique.  Mais  aucun  de 
ces  maîtres  n'a  réuni  les  éléments  épars  dans  leurs  œuvres  pour  en  faire 
un  livre  d'ensemble.  Le  professeur  W.  Nowack,  de  la  Faculté  de  théo- 
logie de  Strasbourg,  a  voulu  combler  cette  lacune.  Dans  le  livre  très 
documenté,  quel'éditeur  Mohr,  de  Fribourg,  a  si  bien  édité,  M.  W.  Nowack 
s'est  efforcé  de  donner  un  manuel  aussi  complet  que  possible  de  tout  ce 
qui  intéresse  les  antiquités  d'Israël.  Il  n'a  rien  omis  de  ce  qui  était 
nécessaire  et  cependant  il  a  su,  avec  tact  et  mesure,  résumer  les  savantes 


ANALYSES  ET  COMPTES-RENDUS  97 

monographies  qu'il  a  toutes  lues  et  ses  propres  études  sur  un  sujet  où 
le  détail  pourrait  facilement  faire  perdre  de  vue  l'ensemble.  Et  quand  on 
compare  son  travail  avec  celui  de  Keil,  par  exemple,  on  est  frappé  delà 
lumière  qu'a  jetée  la  nouvelle  conception  historique  de  l'histoire  d'Israël 
sur  l'histoire  des  usages  et  des  mœurs  de  ce  peuple.  De  nombreuses 
illustrations  rehaussent  la  valeur  de  ce  bel  ouvrage. 

Le  premier  volume  qui  compte  xv-387  pages  s'ouvre  par  une  intro- 
duction dans  laquelle  M.  N.  expose  la  méthode,  discute  les  sources  et 
donne  une  histoire  résumée  de  l'Archéologie  hébraïque.  Puis  avant 
d'aller  plus  loin,  il  décrit  la  Palestine,  sa  géologie,  sa  géographie,  son 
ethnographie,  sa  population.  Quand  il  a  bien  préparé  le  terrain,  il  passe 
à  l'étude  des  Antiquités  ^privées  [Privataltertkûmer]  et  subdivise  cette 
première  partie  en  six  chapitres,  clairement  écrits,  et  dont  les  paragra- 
phes se  détachent  nettement  à  l'œil.  L'auteur  évidemment  a  voulu  être 
très  clair,  et  il  a  réussi.  Il  traite  d'abord  de  l'alimentation,  du  vêlement 
et  de  l'habitation  de  l'Israélite.  Puis  vient  la  Famille  avec  les  usages  qui 
accompagnent  l'Israélite  de  la  naissance  à  la  mort.  Le  3e  chapitre  résume 
ce  que  l'on  sait  sur  les  mesures,  les  poids  et  la  monnaie;  le  4=  traite  des 
travaux  et  du  commerce;  le  5e  est  voué  à  l'art  :  architecture,  plastique- 
sculpture,  glyptique,  peinture,  céramique;  poésie  et  rhétorique;  chant' 
musique  et  danse.  Dans  le  6«  chapitre,  M.  N.  a  résumé  ce  que  l'on  sait 
sur  l'écriture,  l'évolution  de  l'alphabet  hébreu  et  la  science  en  Israël. 

La  deuxième  partie.  Antiquités  civiles  (Staatsaltert/iûmer),  n'a  que 
trois  chapitres,  dont  les  deux  premiers  sont  très  intéressants  à  étudier 
en  se  mettant  au  point  de  vue  de  l'École  de  Reuss  et  de  Wellhausen  En 
effet,  VEtat  (chapitre  I-)  et  le  Droit  (chapitre  II)  doivent  être  envisao-és 
bien  différemment  suivant  que  l'on  conserve  à  l'Hexateuque  sa  date  tra- 
ditionnelle, ou  que  l'on  admet  les  résultats  des  recherches  les  plus  ré- 
centes sur  ces  vieux  livres.  Le  3e  chapitre  a  trait  aux  alliances,  à  l'or- 
ganisation mihtaire,  à  la  guerre,  etc. 

Les  Antiquités  sacrées  [Sacralalterthûmer]  sont  étudiées  dans  le  se- 
cond volume,  qui  leur  est  entièrement  consacré. 

Le  premier  chapitre,  le  lieu  saint,  est  divisé  en  trois  sections.  Dans  la 
première,  M.  N.  passe  en  revueles  lieux  saints  d'Israël,  au  temps  des  ori- 
gmes.  Il  discute  les  quelques  textes  qui  peuvent  nous  renseigner  sur  ces 

époques  reculéesetlesrésultatsqu'ilproposeontpoureuxla  vraisemblance 
Il  commence  par  résumer  ce  que  l'on  sait  sur  l'arche  d'alliance,  que  l'on 
retrouve  encore  en  Israël  aux  commencements  de  la  royauté,  mais  dont 
les  prophètes  ne  parlent  pas.  Puis,  à  côté  de  l'arche,  il  signale  les  pierres 


98  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

saintes,  les  arbres  sacrés,  les  sources,  les  hauteurs  consacrées  et  enfin 
les  tombeaux  qui  sont  aussi  l'objet  d'un  culte.  Le  temple  de  Salomon  est 
ensuite  l'objet  d'une  étude  approfondie.  Le  temple  d'Ézéchiel  et  le  ta- 
bernacle occupent  la  deuxième  section;  et  dans  la  troisième,  l'auteur 
expose  ce  que  nous  savons  sur  le  temple  de  Zorobabel  et  sur  celui  d'Hé- 
rode,  ainsi  que  sur  les  synagogues,   lieux   de  réunions,   qui   peuvent, 
d'après  notre  auteur,  remonter  jusqu'au  temps  d'Esdras.  11  fait,  en  effet, 
remarquer  à  juste  raison  que  plus  la  Loi  devenait  la  norme  de  la  vie  juive, 
plus  il  était  nécessaire  de  la  faire  bien  connaître  au  peuple;  d'où  la  né- 
cessité de  créer  deslieux  où  pouvaient  s'assembler  les  fidèles.  Les  prêtres, 
les  prophètes,  les  voyants,   tel  est  l'objet  du  deuxième  chapitre  :    les 
prêtres  dans  les  âges  reculés,  les  prêtres  au  commencement  de  la  royauté, 
les  prêtres  d'après  le  Deutéronome  et  Ézéchiel,  les  prêtres  d'après  le 
code  sacerdotal.  Puis  l'auteur  traite  du  vêtement,  et  de  la  consécration  du 
prêtre  et  le  chapitre  se  termine  par  deux  paragraphes  consacrés  l'un  à 
l'hiérodulie  et  l'autre  au  naziréat.  Le  chapitre  3  traite  des  fêtes. 

Le  4'  chapitre  réunit  en  trois  subdivisions  tout  ce  que  l'on  sait  sur  les 
sacrifices,  les  prières,  les  vœux,  les  oracles,  les  pratiques  de  purifica- 
tion. 

Enfin,  dans  un  appendice,  M.  N.  jette  un  coup  d'œil  rapide  sur  les 
différents  cultes  qui  ont  eu  quelque  influence  sur  la  religion  d'Israël. 

J'ai  déjà  dit  que  de  belles  illustrations  expliquent  le  texte  et  facilitent 
la  compréhension  des  divers  sujets  traités.  U Histoire  de  Vart  de  Perrot 
et  Chipiez  a  été  mise  à  contribution  par  M.  N.,  ainsi  que  \e Dictionnaire 
de  Riehm,  V Histoire  (illustrée)  d'Israël,  de  M.  Stade,  etc.  Des  index 
très  complets  facilitent  les  recherches. 

En  somme,  belle  production  scientifique,  importante  contribution  à  la 
science  de  l'Ancien  Testament,  utile  répertoire  pour  tous  ceux  qui  s'in- 
téressent au  passé  d'Israël. 

X.  Kœmg. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES 


Edwin  Sid.ney  Hartland.  —The  Legend  of  Perseus,  a  study  of  tradi- 
tion in  story,  custom  and  belief.  Vol.  I.  The  Supernatural  Birth 
(xxxiv-228  p.).  —  Vol.  II.  The  Life-Token  (vm-445  p.)  (t.  Il  et  III  de  la 
Griinm  Library).  Londres.  D.  Nutt.  1894-1895. 

La  légende  de  Persée,  telle  que  nous  l'ont  conservée  les  écrivains  de  l'anti- 
quité classique,  comprend  trois  incidents  ou  épisodes  principaux  ;  la  naissance 
surnaturelle  du  héros,  sa  victoire  sur  la  Gorgone,  la  délivrance  d'Andromède. 
Dans  la  plupart  des  nombreux  parallèles  que  le  fo!k-lore  fournit  à  la  légende 
grecque  figure  un  épisode  ou  trait  nouveau  :  celui  du  gage  ou  signe  de  vie 
{Life-Token).  M.  Hartland,  après  avoir  fait  l'analyse  comparative  des  diverses 
versions  de  cette  légende  répandue  de  la  Bretagne  à  rinde,  de  la  Norvège  à 
l'Afnque  orientale,  et  les  avoir  toutes  ramenées  à  quelques  types  principaux 
(t.   I.,  ch.  i-iii),  consacre  le  reste  de  ce  premier  volume  à  l'étude  de  l'épisode 
de  la  naissance  surnaturelle  ou,  ainsi  qu'il  serait  plus  juste  de  dire,  de  la  con- 
ception surnaturelle.  Il  analyse,  compare  et  groupe  les  exemples  de  conceptions 
sans  rapprochement  sexuel  qu'il  a  recueillis  dans  les  contes  [mxrchen),  les  lé- 
gendes épiques  et  religieuses  {sagas),  les  mythes  et  les  traditions  des  divers 
peuples  (ch.  iv-v),   et  rapproche  de  ces  traits  légendaires  les  pratiques  ma- 
giques accomplies  en  vue  d'assurer  la  fécondité  des  femmes  demeurées  jusque- 
là  stériles,  de  leur  fait  ou  de  celui  de  leur  mari.  Le  chapitre  vu  est  consacré  à 
montrer  que,  d'après  les  croyances  d'un  grand  nombre  de  peuples,  l'enfant  très 
souvent  n'est  que  la  réincarnation,  la  réapparition  sous  une  forme  nouvelle  d'un 
être  qui  a  existé  antérieurement,  d'un  homme  ou  d'un  animal  morts  ou  disparus. 
M.  Hartland  explique  par  cette  conception  un  certain  nombre  de  pratiques  su- 
perstitieuses de    divers  ordres  et  s'attache  à  mettre  en  évidence  le  lien  étroit 
qui  existe  primitivement  entre  les  idées  de  métamorphose  et  de  transmigration. 
Dans  le  second  volume,  l'auteur  étudie  en  grand  détail  l'épisode  du  gage  de 
vie  [Life-Token),  qui,  partie  intégrante  de  la  plupart  des  contes  et  des  légendes 
qui  appartiennent  à  ce  cycle,  fait  cependant  défaut  dans  la  légende  même  de 
Persée.   Il  analyse    rapidement  un  grand  nombre  de  traditions  et  de  contes 
où  figure  cette  conception  que  la    vie  du  héros  est  liée  à  tel  ou  tel  objel 
matériel  :  une  arme,  un  arbre,  un  miroir,  une  source.  Si  le  héros  est  en  dangei 
ou  meurt,  le  poignard  saigne  ou  se  rouille,  les  feuilles  de  l'arbre  se  flétrissent, 
le  miroir  se  ternit,  et  réciproquement,  si  cet  objet  où  est  attachée  sa  vie  est  dé- 
truit, il  est  condamné  à  périr.  M.  Hartland  s'attache  à  faire  voir  (ch.  viii)  les 


IQQ  REVUE    DE  l'histoire      DES    RELtGIOlSS 

éU-oiles  aialo.^ies  qui  exisle.U  entre  ce  gage   de   vie  et  l'esprit  extérieur  {Ex- 
ternal  Soûl)  qui  a  été  si  complètement  étudié  par  M.  Frazer.  Dans  les  cha- 
pitres IX  et  X   il  montre  par  des  exemples  empruntés  aux  pratiques  de  sorcel- 
lerie   à  la  fabrication  des  charmes  mortels  et  des  philtres  d'amour,  à  la  méde- 
cine'populaire,  encore  vivante  et  en  acte  cette  croyance  à  l'action  d'une  partie 
séparée  d'un  être  sur  l'être  à  laquelle  elle  a  été  unie  que  nous  révélaient  déjà  les 
contes  où  figure  l'épisode  du  gage  de  vie.  C'est  ainsi  que  l'on  peut  faire  périr 
quelqu'un  si  l'on  réussit  à  s'emparer  d'une  mèche  de  ses  cheveux,  d'une  goutte 
de  son  sang,  d'une  rognure  de  ses  ongles.  Souvent  un  objet  qui  a  touche  une 
personne  ou  qui  lui  appartient  peut  jouer  le  même  rôle  que  les  cheveux  ou  les 
ongles  :  c'est  ainsi  qu'on  peut  faire  passer  une  verrue  en  la  frottant  d'un  mor- 
ceau de  lard  qu'on  enterre  et  qu'on  laisse  se  détruire  dans  le  sol.  On  peut  rendre 
la  santé  à  un  malade  en  l'unissant  à  la  vertu  médicatrice  d'un  dieu  ou  d'un  esprit, 
ou  même  d'un  être  jeune  et  vigoureux,  et  c'est  là  ce  qui  explique  (ch.  xi)  l'ha- 
bitude de  planter  des  clous  qui  ont  touché  telle  ou   telle  personne  dans  les 
statues  des  saints  ou  les  idoles  des  dieux,  de  jeter  des  épingles  dans   les  fon- 
taines sacrées,  de  suspendre  des  haillons  aux  arbres,  qui   sont   l'objet  d'un 
culte.  Ce sontdesconceptionsanaloguesqui permettent  d'expliquer(ch.  XII)  l'union 
par  le  sang  [Blood  covenant)  qui  s'établit  entre  un  animal  totem  elles  membres 
du  clan,  it  fraternisation  par  le  sang,  les  liens  d'hospitalité  contractés  par  les 
repas  en  commun,  qui  dérivent  eux-mêmes  du  sacrifice  totémique,  les  pratiques 
où  l'usage  de  la  salive  se  substitue  à  celui  du  sang.  L'examen  de  ces  rites  di- 
vers a  conduit  M.  Hartland  à  étudier  la  structure  du  clan;  il  est  arrivé  à  le 
considérer  comme  un  seul  corps  dont  les  individus  qui  le  forment  constituent 
les  membres;  ils  agissent  les  uns  sur  les  autres  comme  les  diverses  parties 
séparées  d'un  même  corps,  et  un  ensemble  de  pratiques  assure  la  conservation 
de  cette  unité  étroite  entre  tous  les  membres  vivants  et  morts  d'une  même  pa- 
renté totémique.  C'est   là  la  vraie  signification   des  repas  funéraires,  repas 
qui  en  leur  forme  la  plus  ancienne  étaient  des  repas  où  le  mort  était  mangé  par 
les  membres  de  son  clan  et  qui  se  sont  transformés  lentement  en  des  ban- 
quets  où  le  mort  participait  comme  convive.  L'union  peut  être  assurée  par 
d'autres  voies  du  reste  :  le  barbouillage  du  corps  avec  le  liquide  qui   s'écoule 
du  cadavre  ou  avec  les  cendres,  l'aspersion  du  cadavre  avec  le  sang  de  ses 
parents,  l'enseveUssement  en  une  tombe  commune  de  tous  les  membres  du 
clan   etc.  (cb.  xiii).  Le  chapitre  xiv  est  consacré  à  l'élude  des  rites  du  ma- 
ria'-è.  M.   Hartland  cherche  à  montrer   que  le    mariage  est   essentiellement 
pour'les  peuples  non  civiUsés  l'admission  dans  un  autre  clan,  et  que  des  rites 
d'union  qui  font  de  la  femme  ou  du  mari  une  «  même  chair»  avec  son  nouveau 
clan  y  doivent  trouver  et  y  trouvent  place  en  effet.  Enfin  le  chapitre  xv  et  der- 
nier, où  l'auteur  passe  rapidement  en  revue  diverses  pratiques,  telle  que  la  cou- 
vade   (l'interdiction  de  certains  aliments  et  de  certains  actes  au  père  pendant  la 
grossesse  de  sa  femme  et  les  premières  années  de  la  vie  de  l'enfant,)  l'habi- 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  101 

tude  de  soumettre  tout  le  clan  à  un  traitement  médical  pour  la  maladie  d'un 
de  ses  membres,  etc.,  et  esquisse  à  grands  traits  la  conception  que  se  font 
les  peuples  non  civilisés  ou  à  demi  civilisés  de  la  solidarité  familiale  et  des 
devoirs  de  vengeance  et  d'assistance,  achève  de  mettre  en  pleine  lumière 
l'ensemble  d'idées  et  de  croyances  auquel  est  consacré  ce  second  volume.  Nous 
n'avons  voulu  par  cette  brève  analyse  que  signaler  à  l'attention  des  mytho- 
logues l'important  ouvrage  de  M.  Hartland;la  légende  de  Persée  repose  sur 
tout  un  groupe  de  conceptions  qui  sont  au  nombre  de  celles  dont  l'étude 
éclaire  du  jour  le  plus  vif  la  psychologie  des  peuples  non  civilisés,  et  il  faut 
être  reconnaissant  à  l'érudit  qui  a  su  grouper  avec  une  si  rare  critique  autant 
de  documents  qui  en  donnent  une  meilleure  et  plus  précise  connaissance. 
Lorsque  le  troisième  et  dernier  volume  aura  paru,  nous  consacrerons  un  ar- 
ticle plus  développé  au  livre  de  M,  Hartland,  dont  nous  nous  réservons  de 
commenter  et  de  discuter  les  conclusions.  Le  premier  volume  est  précédé  d'un 
long  et  excellent  index  bibliographique. 

L.  MARILLIKn. 


Alessandro  Chtappelli.  —  La  dottrina  délia  resurrezione  délia  carne 
nei  primi  secoli  deraChiesa.  — Memoria  letta  ail'  Accademia  di  Scienze 
Morali  e  Politiche  délia  Société  Reale  di  Napoli.  Napoli,  1894. 

Étudier  un  dogme  chronologiquement,  documents  en  main,  en  partant  des 
origines,  pour  arriver  à  sa  constitution  définitive;  assister  à  sa  formation  lente 
et  motivée,  en  d'autres  termes,  à  son  évolution  naturelle  en  tant  qu'elle  est  con- 
forme à  la  nature  et  à  l'esprit  humains,  c'est,  à  notre  avis,  le  seul  vrai  moyen 
de  faire  l'histoire  des  dogmes,  histoire  aussi  exacte  que  possible  parce  qu'elle 
est  objective  et  laisse  dans  l'ombre  le  subjectivisme  dogmatique  de  l'écrivain 
qui,  sans  entacher  en  rien  sa  sincérité,  trop  aisément,  (quelles  que  soient  ses 
opinions  religieuses,)  peut  lui  faire  oublier  un  des  côtés  du  tableau  si  complexe 
du  monde  psychique. 

M.  A.  Chiappelli  en  s'occupant  de  la  «  doctrine  de  la  résurrection  de  la 
chair  dans  les  premiers  siècles  de  l'Église  «  est  parti  de  ce  principe,  si  bien 
même  qu'il  a  négligé  (intentionnellement,  sans  doute)  de  nous  donner  son 
point  de  vue  personnel  sur  la  valeur  essentielle  du  dogme,  La  conclusion  n'au- 
rait pourtant  pas  manqué  d'intérêt,  car  M.  Chiappelli  est  un  penseur  et  un  phi- 
losophe de  mérite. 

Impossible  de  résumer  cette  étude  sans  entrer  dans  de  trop  longs  détails.  Bor- 
nons-nous à  dire  qu'après  avoir  tranché  le  problème  des  origines,  l'auteur  exa- 
mine avec  soin  les  diverses  opinions  qui  se  sont  fait  jour,  soit  déjà  du  temps  des 
apôtres,  soit  plus  tard  en  Occident,  en  Orient,  et  parmi  les  sectes  réputé  es 
hérétiques  par  l'Église  officielle.  Cette  étude  documentaire  est  à  l'abri  des  cri- 


102  REVUE  DE  L^HISTOIKE    DES  RELÎGrONS 

tiques.  Si  M.  Chiappelli,  au  lieu  de  nous  donner  un  «  Mémoire  »,  nous  eût 
livré  une  monographie  complète,  nous  aurions  pu  exiger  de  lui  une  étude  plus 
minutieuse  des  sources.  A  propos  du  Talmud  surtout,  il  aurait  été  bon  de  se 
souvenir  qu'il  est  bien  difficile  d'y  distinguer,  à  coup  sûr,  ce  qui  est  réelle- 
ment ancien,  de  ce  qui  est  d'origine  plus  récente.  Mais,  ce  qui  pourrait  paraître 
à  quelques-uns  une  critique  n'est  en  réalité  qu'une  observation  :  M.  Chiappelli 
connaît  son  sujet  et  les  sources  qu'il  a  consultées.  Nous  réserverons  plutôt  nos 
regrets  pour  les  inexactitudes  typographiques,  trop  nombreuses,  hélas!  pour  un 
écrit  scientiSque. 

Nous  ne  partageons  pas  les  idées  de  l'auteur  sur  ua  point  essentiel  :  à  savoir 
que  la  raison  de  l'origine  du  dogme  de  la  résurrection  de  la  chair  se  trouve  dans 
\e  Messianisme.  Cette  raison  est  insuffisante.  Elle  ne  peut  expliquer  que  la  ten- 
dance parliculariste  qui  réservait  aux  seuls  élus,  aux  Juifs,  le  privilège  de  revêtir 
un  jour  un  nouveau  corps  pour  jouir  des  temps  bienheureux  qu'inaugurerait 
le  Messie.  L'origine  du  dogme  est  plus  complexe.  M.  Chiappelli  l'a  fort  bien 
dit  :  cette  doctrine  est  une  doctrine  nationale,  née  dans  le  milieu  juif  lui-même. 
—  Nous  sommes  parfaitement  de  son  avis.  —  Mais  sous  l'influence  de  quelles 
forces?  C'est  ce  qu'il  aurait  dû  approfondir.  Ces  forces  sont,  d'une  part,  l'ébran- 
lement de  la  croyance  à  la  rétribution  temporelle,  d'autre  part,  l'anthropologie 
juive.  Quand  l'expérience  de  tous  les  jours  eut  ouvert  les  yeux,  quand  on  cons- 
tata que  le  bien  n'était  pas  toujours  récompensé  ici-bas,  et  que  le  mal  n'était 
pas  toujours  puni,  on  accepta  l'idée  d'une  vie  avenir,  vie  de  justes  rétributions, 
qui  se  substitua  à  l'ancienne  conception  du  Scheol.  Or  comment  concevoir  cette 
seconde  vie'^.  C'est  ici  qu'intervient  Tanthropologie,  Pour  le  Juif,  le  coî'^^s  est  la 
condition  sine  quanon  de  1'  «  existence  >-.  L'esprit  vital,  (plus  tard  «  âme  «), 
privé  de  son  enveloppe  sensible  n'est  qu'une  ombre  vague  et  sans  réalité.  De 
là,  pour  le  Juif,  la  nécessité  aussi  rationnelle  qu'absolue  d'une  «  résurrection 
de  la  chair  »,  doctrine  que  le  Messianisme  mit  largement  à  profit. 

Tonv  André. 


B.  Labanca.  —  Francesco  d'Assisi  e  i  Francescani  dal  1326  al  1228. 

Roma,  1894,  46  pages. 
L'Evangelio  di  S.  Giovanni  ed  il  commento  di  Antonio  Rosmini. 

Roma,  1894,  78  pages. 

Nous  pourrions  répéter,  à  propos  de  M.  B.  Labanca,  professeur  à  l'Université 
de  Rome,  plusieurs  des  observations  que  nous  a  suggérées  la  lecture  des  livres 
de  M.  Mariauo.  Nous  ne  nous  permettrons  cependant  pas  de  juger  un  écrivain 
d'après  deux  brochures,  sortes  de  comptes  rendus  d'ouvrages  plus  volumi- 
neux. 

Dans  le  premier  écrit,  Saiîit  François  d'Assise  et  les  Franciscains,   M.  La- 


à 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  103 

banca  résume  et  critique  l'ouvrage  de  M.  P.  Sabatier,  Vie  de  saint  François 
cV Assise {P avis,  1894).  C'est  une  notice  consciencieuse  etclaire.  Sans  la  résumera 
notre  tour  ni  insister  sur  les  louanges  que  M.  L.  décerneà  l'auteur,  nous  nous  bor- 
nerons à  relever  ses  principales  critiques;  partant,  son  point  de  vue  particulier. 
M.  Sabatier,  dit-il,  n'a  pas  assez  mis  en  lumière  le  mouvement  théologique 
et  arlisLique  qui  caractérise  l'époque  où  parut  le  saint  d'Assise  :  les  circons- 
tances religieuses  et  politiques  ne  sauraient,  à  elles  seules,  donner  la  solution 
du  problème  des  origines.  Saint  François  n'est  pas  un  théodidacte,  dans  le 
sens  absolu  du  mot;  malgré  les  apparences  contraires,  il  est  un  enfant  de  son 
temps.  Il  est  toujours  resté  fidèle  à  l'Église.  Quoique  sa  doctrine  de  la  pau- 
vreté contînt  un  levain  d'opposition  et  une  protestation  tacite  contre  la  hiérar- 
chie catholique,  il  ne  prévit  pas  les  conséquences  de  son  principe.  Il  ne  dé- 
sirait qu'une  réforme  morale  et  intérieure,  d'accord  avec  TÉgUse,  et  dans  la 
soumission  entière  à  l'Église.  Après  sa  mort,  mais  après  sa  mort  seulement, 
commencèrent  les  hostilités.  De  son  vivant,  sa  règle  ne  subit  pas  d'altérations  ; 
tout  ce  que  l'on  peut  dire,  c'est  qu'il  sut  se  plier  aux  circonstances.  Somme 
toute,  c'est  ce  que  fit  aussi  Antoine  de  Padoue,  son  successeur;  comment  dire 
alors  qu'avec  celui-ci  l'idée  franciscaine  fit  une  «  chute  immense  «?...  M.  La- 
banca  reproche  encore  à  M.  Sabatier  de  n'avoir  pas  tenu  compte,  dans  le  cha- 
pitre de  la  conversion  de  saint  François,  du  divin  et  de  la  grâce  divine  qui 
seule  peut  transformer  un  homme  et  en  faire  un  saint.  Les  songes  de  cet 
homme  régénéré  ont  aussi  une  grande  importance,  et,  quant  aux  miracles,  il 
faut  les  admettre  tels  quels,  sans  attendre  de  la  science  des  explications  qu'elle 
ne  pourra  jamais  donner.  Enfin,  M.  Labanca  estime  qu'une  exposition  moins 
partiale  des  rapports  de  saint  François  avec  les  papes  de  l'époque  aurait 
gagné  en  vérité.  —  Un  mot  pour  finir  :  Pourquoi  M.  Sabatier  traite-t-i!  d'uto- 
pie l'histoire  objective  quand  il  documente  chacune  de  ses  pages  avec  tant  de 
soin,  après  de  si  patientes  et  louables  recherches? 

L'autre  publication,  L'Évangile  de  Jean  et  le  commentaire  de  Rosmini,  fournit 
à  l'auteur  plus  d'une  occasion  d'exprimer  ses  propres  idées.  Aucune  affirmation 
nouvelle.  M.  Labanca,  tout  en  accordant  à  la  critique  scientifique  un  droit  de  con- 
trôle, se  plaît  à  constater  que  les  esprits  modernes  tendent  de  plus  en  plus  à  se 
rapprocher  des  idées  traditionnelles.  —  Après  avoir  passé  en  revue  les  docu- 
ments nouveaux  découverts  depuis  quelques  années,  il  affirme  l'authenticité  et 
l'originalité  du  quatrième  Évangile,  son  indépendance  vis-à-vis  des  Synop- 
tiques, sa  date  ancienne,  son  but  historique  et  nullement  polémique,  etc.,  en 
un  mot,  un  ensemble  d'opinions  qui  ne  sauraient  porter  préjudice  aux  enseigne- 
ments de  l'Église  catholique.  —  Cependant,  le  véritable  but  de  cette  étude  n'est 
pas  de  résoudre  un  problème  de  critique  historique  :  M.  Labanca  veut  reven- 
diquer pour  l'Italie  un  rôle  dans  les  éludes  bibliques.  Il  désire  montrer  que  les 
Italiens,  eux  aussi,  ont  su  faire  quelque  chose  et  qu'avant  de  puiser  dans  la 


104  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

littérature  étrangère,  il  faut  avoir  soin  de  prendre  en  considération  les  œuvres 
des  compatriotes...  Hélas!  M.  Lahanca  a  été  bien  mal  payé  de  sa  peine!  Son 
mémoire,  écrit  pour  l'Académie  Pontaniana  de  Naples  et  lu  le  16  juillet  1893, 
lui  attira  les  colères  des  cléricaux  :  il  ne  fut  pas  accepté  dans  les  Actes  de 
l'Académie,  et  peu  après  l'auteur  se  voyait  obligé  d'envoyer  sa  démission  de 
membre.  On  a  peine  à  comprendre  ces  fureurs.  M.  Labanca  est  bon  catholique, 
éclairé,  il  est  vrai,  mais  fidèle  à  Rome.  Son  seul  tort,  il  le  reconnaît  lui-même 
dans  un  article  adressé  à  la  Nuova  Rassegna  (n°  44,  Rome,  19  nov.  1893),  es- 
d'avoir  résumé  le  commentaire  de  Rosmini  dont  l'Église  avait  condamné  qua- 
rante propositions,  extraites  de  ses  divers  écrits. 

Tony  André. 


D,  G.  Brinton.  —  The  aims  of  anthropology.  An  adress  by  D.  G.  Brint 
ton,  the  retiring  'président  of  the  American  Association  for  the  advancement 
of  Science,  at  the  Springfleld  meeting  (août  1895).  Extrait  des  Proceedings 
of  the  American  Association  for  the  advancement  of  Science,  vol.  XLIV  (1895). 
Salem,  Aylward  et  Huntress,  The  Salem  Press,  1895,  in-8,  17  pages. 

M.  B.,  après  s'être  élevé  contre  la  conception  trop  étroite  que  certains 
savants  se  font  de  l'anthropologie  qu'ils  semblent  limiter  à  la  connaissance  de 
l'homme  physique,  énumère  les  diverses  disciplines  qu'il  importe  de  comprendre 
dans  les  cadres  de  cette  science  :  1°  Description  de  l'homme  physique  consi- 
déré en  ses  types  divers,  et^étude  des  lois  de  son  développement  individuel  avant 
et  après  la  naissance;  étude  connexe  des  lois  de  son  développement  mental, 
action  de  l'hérédité  et  des  conditions  de  milieu.  Toute  cette  partie  de  l'anthropo- 
logie est,  à  vrai  dire,  une  section  de  la  biologie  générale.  2°  Ethnographie  ou 
étude  des  divers  groupes  en  lesquels  s'est  fragmentée  l'espèce  humaine  et  de 
leurs  traits  caractéristiques  :  a)  au  point  de  vue  physique;  h)  au  point  de  vue  so- 
ciologique (étude  des  institutions  politiques,  des  religions,  des  langues,  des 
instruments,  outils,  vases,  monuments,  etc.).  A  cette  dernière  section  se  rat- 
tache l'archéologie  et  en  particulier  l'archéologie  préhistorique,  l'étude  des  peu- 
plades sauvages  qui  existent  encore  actuellement  et  celle  du  fo!k-lore  des  peuples 
civilisés  ou  à  demi  civilisés. 

Ces  multiples  recherches  ont  mis  en  lumière  deux  grands  faits  :  1°  l'humi- 
lité de  la  condition  où  a  vécu,  à  ses  origines,  la  race  humaine;  2°  l'unité  de 
l'esprit  humain.  11  existe  entre  les  actions  et  les  pensées  de  tous  les  hommes  ar- 
rivés à  un  même  degré  de  développement,  quels  que  soient  le  lieu  et  le  temps  où 
ils  vivent,  une  extraordinaire  ressemblance,  et  ce  sont  seulement  ces  conditions 
extérieures  qui  contraignent  les  hommes  à  apporter  quelque  variété  dans  l'im- 
placable uniformité  de  leurs  inventions. 

Il  ne  suffît  pas,  ajoute  M.  B.,  de  collectionner  des  faits,  bien  que  ce  soit,  à 
l'heure  où  nous  sommes  et  avant  que  les  dernières  tribus  sauvages   aient  été 


KOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  105 

détruites  et  les  dernières  traces  d'un  passé  lointain  eiïacces  de  la  conscience  des 
peuples  civilisés,  la  besogne  essentielle,  il  faut  les  organiser  en  lois.  C'est  à 
celte  fin  qu'est  destinée  cette  partie  de  l'anthropologie  qu'on  appelle  l'ethnologie. 
La  méthode  de  l'ethnologie  est  essentiellement  une  méthode  comparative;  elle 
cherche  à  déterminer  avec  précision  l'action  sur  la  formation  des  caractères  in- 
dividuels et  collectifs  des  conditions  extérieures  et  des  facteurs  internes.  Son 
domaine,  c'est  l'histoire  tout  entière,  aussi  bien  celle  des  sociétés  les  plus  ré- 
centes et  les  plus  complexes  que  celle  des  sociétés  primitives.  Elle  a  pour 
tâche  de  discerner,  au  travers  des  mille  accidents  historiques,  ce  qu'il  y  a  de 
commun  entre  tous  les  hommes,  d'universel  dans  l'humanité.  Le  résultat  des 
travaux  des  ethnologistes  a  été  de  montrer  combien  était  vaste  ce  patrimoine 
commun  de  l'humanité;  jeux,  coutumes,  institutions,  arts,  mythes,  etc.,  tout  se 
ressemble  d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  et  la  théorie  qui  voudrait  expliquer 
toute  ressemblance  par  un  emprunt  demeure  impuissante  devant  l'étendue  des 
similitudes. 

II  ne  faut  pas  cependant  réaliser  des  abstractions  et  parler  d'une  âme  de  l'hu- 
manité et  d'âmes  ethniques.  La  science  ne  connaît  que  des  individus  réunis  en 
groupes  plus  ou  moins  larges  d'après  leurs  affinités  naturelles,  c'est-à-dire 
leurs  ressemblances  certaines  et  leur  parenté  probable. 

C'est  dans  la  psychologie  seule  que  se  peuvent  trouver  les  raisons  d'être,  les 
explications  dernières  des  lois  de  développement  déterminées  par  la  méthode 
ethnologique,  et  c'est  sur  cette  anthropologie  ethnique,  éclairée  par  l'étude  de 
la  psychologie,  que  se  peuvent  seulement  fonder  une  morale  et  une  politique 
rationnelles.  Pour  savoir  ce  qui  peut  améliorer  la  condition  humaine,  il  faut 
savoir  ce  qui,  en  fait,  l'a  améUorée  dans  le  passé. 

Ce  qu'il  importe  de  faire  spécialement  remarquer,  c'est  la  netteté  avec  la- 
quelle M.  B.,  d'accord  en  cela  avec  Frazer,  Lang,  Tylor,  Steinmetz,  Andrée,  etc., 
affirme  que  la  similitude  frappante  qui  existe  entre  les  croyances  et  les  cou- 
tumes des  divers  peuples  et  des  diverses  races  ne  se  peut  comprendre  comme 
le  résultat  d'une  série  d'emprunts. 

L.  Marillikr. 


Benediciti    Régula    Mcnachorum,     recensuit.    Eduardls    Woelffli.n. 
Leipzig,  Teubner.  Prix  :  i  m.  GO. 

M.  Éd.  Woelfflin  a  réimprimé  avec  soin,  dans  la  Bibliothèque  Teubnérienne 
des  auteurs  grecs  et  latins,  la  Règle  de  saint  Benoît  d'après  cinq  manuscrits, 
un  Oxoniensis  du  vu®  ou  viii^  siècle,  un  Tegernseensis  (actuellement  Mona- 
censis,  lat,  19408)  du  viii^  ou  ix"  siècle,  un  Emmeraraensis  (actuellement  Mo- 
nacensis,  lat.  29169)  du  viii"  siècle,  un  Sangallensis  (n°  916)  du  vni«  siècle  et 
un  commentaire  de  la  Règle  par  Hildemar,  datant  d'avant  l'an  840  et  imprimé 


106  REVUE    DE  l'histoire    DES    RELIGIONS 

à  Ratisbonue  eu  1880.  La  grande  difficulté,  en  ce  qui  concerne  ce  texte,  c'est 
que  saint  Benoît  lui-naème  l'a  remanié  à  plusieurs  reprises;  les  traces  de  ces 
éditions  successives  de  l'original  se  retrouvent  dans  les  copies.  Les  chapitres 
67  à  73  ont  été  évidemment  rajoutés  quand  l'expérience  eut  fait  ressortir  les 
lacunes  du  texte  primitif.  Les  titres  des  chapitres  ne  semblent  pas  provenir  de 
saint  Henoît  lui-même.  M.  Woeltflin  a  publié  le  texte,  surtout  à  cause  de  son 
intérêt  philologique  comme  témoin  du  latin  vulgaire,  mais  l'histoire  ecclésias- 
tique fera  également  son  profil  de  cette  édition  soignée  et  à  bon  marché.  Un 
index  des  passages  de  l'Écriture  Sainte,  utilisés  par  saint  Benoît,  rendra  service 
à  ceux  qui  étudient  la  Bible  latine;  il  y  a  aussi  un  indax  des  mots  et  construc- 
tions caractéristiques. 

J.  R. 

Louis  Thomas.  —  Le  jour  du  Seigneur.  —  Étude  de  dogmatique  chré- 
tienne et  d'histoire.  —  Lausanne,  Bridel.  Paris,  Fischbacher,  2  vol. 
in-8  de  viii-328  et  220-53  pages. 

Le  titre  de  cet  ouvrage  dénote  déjà  la  subordination  de  l'étude  historique  à 
des  convictions  d'ordre  dogmatique.  Deux  thèses,  prises  parmi  beaucoup  d'au- 
tres semblables,  suffiront  à  le  caractériser  :  l'institution  primitive  du  sabbat 
remonte  à  l'origine  même  de  l'humanité,  selon  le  récit  des  deux  premiers  cha- 
pitres de  la  Genèse  considérés  comme  historiques  ;  —  l'institution  du  di- 
manche, substitué  au  sabbat  juif,  remonte  à  Jésus-Christ  qui  l'a  désigné 
expressément  comme  le  «  jour  du  Seigneur  «  en  ressuscitant  ce  jour-là;  (à  si- 
gnaler la  note  1  de  la  p.  99  où  l'auteur  affirme  que  la  résurrection  a  eu  lieu, 
non  au  lever  du  soleil,  mais  à  l'aube). 

Il  faut  reconnaître  toutefois  que  l'auteur  a  mis  le  plus  grand  zèle  à  réunir  et  à 
discuter  les  renseignements  qu'il  a  pu  trouver,  non  seulement  dans  les  religions 
bibliques,  mais  encore  dans  les  religions  païennes,  pour  suivre  l'histoire  de 
cette  institution  sabbatique  et  dominicale  à  travers  son  évolution  et  ses  défor- 
mations. Le  premier  volume  est  consacré  au  sabbat  primitif  d'après  l'Ancien 
Testament  et  les  documents  païens  :  Ghaldéens,  Arabes,  anciens  Perses,  Grecs 
et  Romains,  Chinois,  Péruviens,  Nègres  de  la  Côte  d'Or,  etc.  Il  y  a  là,  à  défaut 
de  l'interprétation  sur  laquelle  il  y  aurait  constamment  des  réserves  à  faire  si 
l'on  ne  part  pas  du  point  de  vue  dogmatique  de  l'auteur,  une  ample  et  intéres- 
sante collection  de  faits  ou  de  citations  relatifs  aux  divisions  hebdomadaires 
du  temps,  aux  us  et  coutumes  qui  s'y  rattachent  chez  les  divers  peuples. 
Comme  la  plus  grande  partie  de  ces  deux  volumes  a  paru  antérieurement  sous 
forme  d'articles  dans  des  Revues,  l'auteur  a  complété  son  travail  primitif  par 
une  série  d'appendices,  où  il  communique  les  résultats  de  ses  recherches  ulté- 
rieures concernant  la  semaine  des  anciens  Irlandais,  des  Hindous,  des  Germains 
et  divers  autres  sujets  connexes. 


NOTICE  BIBLTOrTRAPHIQUE  107 

Le  second  volume  est  consacré  au  sabbat  mosaïque  depuis  le  Décalogue  et 
au  dimanche  et  comprend  de  nouveau  plusieurs  appendices  et  des  additions 
et  rectifications,  où  l'on  voit  le  désir  très  sincère  et  très  consciencieux  de  l'au- 
teur d'être  aussi  complet  et  exact  que  possible  dans  une  élude  qui  nécessaire- 
ment, —  il  ne  s'en  cache  pas,  —  ne  peul  être  que  de  seconde  ou  même  de  troi- 
sième main  dans  une  grande  partie  de  son  contenu. 

J.  R. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES 


PÉRIODIQUES  RELATIFS  AU  CHRISTIANISME  ANTIQUE 


L'Année  philosophique  (Paris,  Alcan).  —  Renouvier,  Étude  philoso- 
phique sur  la  doctrine  de  saint  Paid.  Cette  étude  magistrale,  la  plus  importante 
de  celles  qui  ont  été  publiées  en  1895  sur  le  christianisme  antique  dans  des 
recueils  périodiques  français,  fait  suite  à  l'Étude  sur  la  doctrine  de  Jésus-Christ 
qui  a  paru  dans  le  volume  précédent  de  1'  «  Année  philosophique  ».  Pour  M.  Re- 
nouvier l'apôtre  Paul  s'est  assimilé  l'enseignement  de  Jésus  à  un  degré  extraordi- 
naire et  sans  aucune  déviation  grave  qu'on  puisse  démontrer,  en  y  ajoutant  quel- 
ques très  heureux  développements  dogmatiques.  La  doctrine  messianique  dePaul 
est  d'un  esprit  très  opposé  à  la  mythologie  alexandrine;  le  Christ  de  la  doctrine 
paulinienne  n'est  pas  une  hypostase  de  l'Éternel;  «  il  est  conforme  au  Messie 
juif  et  à  l'idée  que  Jésus  se  faisait  de  sa  propre  et  humaine  nature  ».  Premier- 
né  de  la  création,  il  est  une  créature.  M,  Renouvier  insiste  beaucoup  sur  cette 
distinction  capitale  :  «  la  Parole  de  Dieu,  dit-il  encore,  se  rencontre  dans  les 
Epîtres  de  Paul  avec  son  sens  métaphorique  ordinaire;  avec  son  sens  hypo- 
statique,  jamais.  «  —  Une  analyse  des  diverses  conceptions  combinées  chez 
Philon  sous  le  nom  de  Logos  montrerait,  croyons-nous,  que  l'opposition  entre 
le  Logos  hypostalique  et  l'être  créé,  agent  ou  instrument  de  Dieu,  entre  la  no- 
tion hellénique  et  la  notion  juive,  n'est  pas  aussi  tranchée  dans  le  judéo-hellé- 
nisme, dans  lequel  vécut  Paul,  que  dans  la  spéculation  alexandrine  chrétienne 
ultérieure  avec  laquelle  seule  M.  Renouvier  établit  la  comparaison. 

L'analyse  de  la  doctrine  paulinienne  est  faite  ici  de  main  de  maître,  «  Il  ne 
prêchait  pas  ce  que  les  habitudes  des  modernes  font  entendre  sous  le  nom  de 
religion,  et  qui  est  une  façon  de  gouvernement  de  la  multitude,  mais  bien  un 
mystère  comme  les  Grecs  l'avaient  toujours  compris,  destiné  à  être  révélé  aux 
âmes  inquiètes  et  dignes  de  l'initiation  »  (p,  2).  Ce  mystère  n'est  pas  celui  de 
la  rédemption,  le  sacrifice  de  la  croix;  car  si  cette  «  folie  de  la  croix  »  est  un 
scandale  pour  les  juifs  et  une  absurdité  aux  yeux  des  mondains,  «  elle  ne  lais- 
sait pas  de  répondre  au  sentiment  profond  de  la  vertu  du  sacrifice  et  de  la  pro- 
pitialion'par  lesangdes  victimes  chez  tous  les  peuples  de  l'antiquité  »  (p,  10-H). 
Le  mystère,  c'est  l'élection  divine  des  hommes  de  foi  dans  le  Christ  et  le  décret 


HEVUE    DES    PÉIUODIOUES  109 

divin,  antérieur  à  la  création,  ou  qui  en  est  inséparable,  pour  diriger  toutes 
choses  à  cet  accomplissement  de  la  destinée  humaine  (p.  11).  L'objet  du  mys- 
tère est  de  garantir  aux  appelés  la  vie  et  rincorruptiuilité.  L'apôtre  a  composé 
une  vraie  philosophie  de  l'histoire. 

M.  Rjnouvier  étudie  sa  théorie  de  la  justice,  de  la  loi  et  du  péché,  la  doc- 
trine du  salut  par  la  foi  et  l'amour,  la  morale  de  l'apôtre.  Les  chapitres  sui- 
vants ont  pour  objet  la  résurrection,  le  sort  des  pécheurs,  l'élection  et  la  pré- 
destination, le  mystère  de  l'Antichrist,  le  PauUnisme  et  l'Église.  Nous  ne 
saurions  résumer  ici  tout  ce  mémoire,  si  riche  de  pensée,  qui  ne  s'arrête  pas  à 
la  discussion  incessante  des  opinions  ou  des  interprétations  des  autres,  mais 
qui  procède  d'une  étude  personnelle  approfondie  et  dégage  avec  tant  de  bon- 
heur les  idées  maîtresses  de  la  doctrine  paulinienne.  Encore  moins  peut-il  être 
question  de  discuter  l'interprétation  lorsqu'elle  paraît  ramener  à  l'uniié  ce  qui 
implique  plutôt  des  variations  dans  l'évolution  de  la  pensée  de  l'apôtre.  Nous 
recommandons  très  vivement  la  lecture  de  cette  étude,  œuvre  d'un  philosophe 
très  versé  dans  les  études  bibliques,  mais  qui  procède  néanmoins  d'une  prépa- 
ration autre  que  celle  des  théologiens  ou  des  exégètesde  profession  et  qui  voit 
par  conséquent  les  questions  d'un  point  de  vue  indépendant  et  original.  —  On 
remarquera  que  xM.  R.  puise  ses  citations  indistinctement  dans  les  épîtres  sans 
faire  de  réserve  sur  leur  authenticité,  pas  même,  par  exemple,  sur  les  deux 
Epîtres  àTimothée.  C'est  d'autant  plus  regrettable  qu'il  n'avait  aucun  besoin 
de  recourir  à  des  matériaux  de  qualité  contestable  pour  étayer  sa  thèse. 


Revue  historique  (Paris,  Alcan).  —  LVIll,  1  (1895  :  mai-juin)  :  Jean  Gci- 
RAUD,  Jean-Baptiste  de  Rossi:  sa  'personne  et  son  œuvre.  Déjà  dans  le  numéro 
précédent  avait  paru  une  notice  de  M.  Pératè  sur  le  même  sujet.  Article  intéres- 
sant par  la  description  de  la  personne,  de  la  méthode  et  de  l'œuvre  de  M.  de 
Rossi,  mais  dont  fauteur  paraît  plus  familiarisé  avec  l'archéologie  chrétienne 
qu'avec  l'histoire  ecclésiastique  et  l'histoire  des  dogmes,  telle  qu'elle  ressort  des 
nombreux  documents  littéraires  de  l'antiquité  chrétienne.  Chaleureux  hommao-e 
rendu  au  grand  savant,  chez  qui  M.  G.  lait  ressortir  l'unité  de  l'œuvre  scienti- 
ûque  et  le  caractère  profondément  romain. 


Revue  des  Questions  historiques.  —  1"  Janvier  1895:  H.  Delehave, 
Les  stylites.  Saiiit  Siméon  et  ses  imitateurs.  Monographie  très  détaillée  de 
cette  forme  bizarre  de  l'ascétisme  oriental.  L'auteur  repousse  toute  influence 
païenne  dans  lorigine  et  le  développement  du  stylitisme.  11  eût  été  intéressant 
et  plus  précieux  que  de  se  refuser  au  rapprochement,  de  faire  connaître  ce  que 
l'on  peut  savoir  sur  les  colonnes  analogues  à  celles  des  stylites  qui  se  trou- 


110  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

valent  auprès  de  certains  sanctuaires  syriens.  Excepté  chez  les  Ruthènes  aucun 
texte  ne  permet  de  constater  positivement  l'existence  des  stylites  après  le 
XII»  siècle.  En  Occident  le  stylitisme  ne  se  répandit  pas.  Le  seul  exemple  connu 
est  celui  du  diacre  VVuiflaïcus  dans  les  Ardennes,  mais  les  évoques  le  rame- 
nèrent à  des  pratiques  plus  compatibles  avec  le  climat  et  les  mœurs  de  l'Oc- 
cident. 

—  l"'^  juillet  1895  :  Paul  Allard,  Le  clergé  chrétien  au  début  du  iv^  siè- 
cle. L'auteur  examine  successivement  ce  qui  différencie  le  clergé  chrétien, 
entièrement  consacré  à  ses  fonctions  ecclésiastiques,  du  sacerdoce  païen 
confié  à  des  dignitaires  civils  ;  la  hiérarchie  chrétienne  qui  fait  la  force  du 
clergé;  sa  popularité,  les  privilèges  du  clergé,  son  extension,  les  premiers 
établissements  monastiques.  M.  Allard  continue  ainsi  les  études  justement 
estimées  qu'il  a  déjà  publiées  sur  l'Église  chrétienne  dans  l'empire  païen.  On 
regrette  seulement  qu'il  soit  trop  souvent  dominé  par  un  a  priori  ecclésiasti- 
que, ainsi  quand  il  nous  présente  le  tableau  suivant  de  la  hiérarchie  au  com- 
mencement du  iv^  siècle  :  «  des  clercs  inférieurs  aux  diacres,  de  ceux-ci  aux 
prêtres,  des  prêtres  aux  évêques,  des  évêques  aux  métropolitains,  des  métro- 
politains au  successeur  de  saint  Pierre,  assis  sur  le  premier  des  sièges  apos- 
toliques, une  chaîne  ininterrompue  relie  ensemble  tous  les  membres  du 
clergé.  »  —  Voilà  qui  eût  bien  étonné  les  métropolitains  du  iv  siècle.  En 
lisant  cet  article  on  ne  se  doute  pas  des  étranges  compromis  auxquels  se 
prêtent  les  évêques  dans  les  querelles  du  iv*^  siècle.  M.  Allard  ne  présente  qu'un 
côté  de  la  situation. 


Ravue  Biblique  internationale  (Paris,  Lecoffre).  —  1895,  n°  2  : 
P.  Batiffol,  L'Église  naissante.  Cet  article  très  intéressant  est  consacré  à 
l'extension  géographique  de  l'Église  dans  la  seconde  moitié  du  r'  siècle.  Il  fait 
partie  d'une  introduction  historique  à  l'étude  du  Nouveau  Testament,  dont  une 
première  partie  a  paru  au  mois  d'octobre  1894. 

—  1895,  n**  3  :  Semeria,  Les  Actes  des  Apôtres  :  introduction  a  ce  livre. 

—  1895,  n°  4  :  P.  Batiffol,  L'Église  naissante  (suite).  Dans  ce  troisième 
article,  très  bien  documenté  comme  toujours,  l'auteur  étudie  les  institutions 
hiérarchiques  de  l'Église.  Voici  sa  conclusion  :  «  C'est  ainsi  du  moins  que  l'on 
pourrait  concevoir  l'organisation  primitive  des  Églises  :  1°  des  fonctions  pré- 
paratoires ubiquistes  :  l'apostolat,  la  prophétie,  la  didascalie  :  2o  un  ordo 
local  purement  honorifique  et  ne  conférant  qu'une  notabilité  de  fait,  le  pres- 
bytérat  ;  3°  une  fonction  liturgique  et  sociale,  le  diaconat  ;  4°  une  fonction 
liturgique,  sociale  et  de  prédication,  l'épiscopat,  épiscopat  plural  comme  le 
diaconat;  b"  l'épiscopat  plural  disparaissant  au  moment  où  les  apôtres  dispa- 
raissent, et  se  démembrant  pour  donner  naissance  à  l'épiscopat  souverain  de 
l'évêqueetau  sacerdoce  simple  des  prêtres  »  (p.   500).  —  Sauf  la  dernière 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  1  1  l 

conclusion,  qui  ne  parait  nullement  ressortir  Je  l'arLicle,  la  plupart  des  thèses 
énoncées  dans  ce  travail  se  rapprochent  trop  étroitement  de  celles  que  j'ai 
développées  dans  le  premier  volume  de  mes  Origines  de  V Êpiscopat  pour  que 
je  ne  leur  donne  pas  une  pleine  adhésion. 

La  même  livraison  contient  un  article  du  P.  La  grange  :  Origène,  la  critique 
textuelle  et  la  tradition  topographique,  destiné  à  contrôler  la  méthode  de  cri- 
tique suivie  par  Origène  à  propos  des  deux  problèmes:  Béthanieou  Bethabara  ? 
Géraséniens  ou  Gergéséniens? 


Revue  de  théologie  et  de  philosophie  (Lausanne,  Bridel).  Sep- 
temhre  1895  :  G.  Brusto.v,  La  vie  future  d'après  saint  Paul.  L'apôtre,  d'après 
M.  B.,  enseigne  que  la  résurrection  n'a  lieu  que  pour  les  vrais  disciples  de 
Jésus-Christ  et  qu'elle  a  lieu  immédiatement  après  la  mort.  Cette  résurrection 
est  successive  et  non  unique  à  la  fin  des  temps;  il  en  est  de  même  du  jugement 
divin.  L'auteur  affirme  qu'il  n'y  a  aucune  différence  entre  l'enseignement  de 
Jésus  et  celui  de  saint  Paul  sur  ce  point.  —  Voir  plus  bas  l'étude  de  M.  Orello 
Cône  dans  la  «  New  World  », 


Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire  (Paris,  Fontemoing).  — -  XV, 
2  et  3  :  L.  Ddchesne,  Vepitaphe  d'Abercius.  Réfutation  de  l'idée  de  M.  Ficker, 
reprise  par  M.  A.  Harnack  (  «  Texte  und  Untersuchungen  »,  t.  XII)  que  cette 
épitaphe,  connue  par  la  Vie  de  saint  Abercius,  et  retrouvée  en  Asie  Mineure 
par  M .  Ramsay,  ne  serait  pas  chrétienne .  M.  Duchesne  l'établit  par  les  preuves 
externes  et  internes  avec  beaucoup  de  force.  —  L'inscription  qui  nous  paraît 
aussi  d'origine  chrétienne  apporte  un  témoignage  très  précieux  sur  les  dispo- 
sitions d'esprit  de  certains  chrétiens  phrygiens  à  l'époque  du  syncrétisme  reli- 
gieux. 

* 
♦  * 

Academy.  —  14  septembre  :  S.  Cheetham,  The  destruction  ofthe  Serapeum 
at  Alexandria.  C'est  bien  la  bibliothèque  qui  a  été  détruite  par  les  chrétiens 
avec  le  temple  et  non  pas  le  seul  sanctuaire.  Passages  à  l'appui. 

26  octobre  :  F.  G.  Conybeare,  An  old  Armenian  form  of  the  Antichrist  saga  : 
traduction  d'une  description  de  l'Antichrist  qui  fait  partie  d'une  «  Vie  de  Ner- 
ses  »  publiée  à  Venise  par  les  Mékhitaristes  en  1853,  de  l'époque  des  Croisades, 
mais  composée  d'éléments  plus  anciens. 

15  février  1896  :  Whitley  Stokes,  On  infant  baptism  and  folklore.  Après 
avoir  donné  des  exemples  de  purification  ou  d'immersion  rituelles  chez  les 
païens  normands  et  celtes,  chez  des  tribus  de  l'Afrique  occidentale,  chez  les 
Aztecs  —  exemples  qui  complètent  ceux  donnés  par  M.  Tylor,  «  Primitive  Cul- 
ture, »  3^=  édition,  II,  p.  430-433  —  M.  Whitley  Stokes  se  croit  autorisé  à  con- 


|j^2  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

dure  qu'un  rile  de  ce  genre  devait  être  en  usage  chez  les  peuples  païens  avec 
lesquels  les  chrétiens  entrèrent  en  rapports  et  qu'ils  le  leur  empruntèrent  en 

le  spiritualisant.  II  n'est  pas  nécessaire  d'aller  chercher  si  loin  l'explication 

d'une  pratique  suffisamment  justifiée  par  les  analogies  avec  la  circoncision 
juive  et  par  le  caractère  sacramentel  magique  attribué  de  plus  en  plus  au 
baptême.  Du  moment  qu'il  était  admis  que  l'on  ne  pouvait  pas  être  sauvé  sans 
baptême,  il  était  tout  naturel  que  les  parents  fissent  baptiser  les  enfants  dès  le 

premier  âge.  ^ 

•  » 

The  New  World  (Boston,  Houghton).  —Juin  1895  :  H.  Wendt,  The  pré- 
sent standing  of  the  synoptic  prohlem  in  Germany.  Résumé  bien  fait  de  la 
marche  suivie  par  l'étude  critique  des  évangiles  synoptiques  en  Allemagne 
dans  les  cinquante  dernières  années.  Lecture  à  recommander  à  ceux  qui,  sans 
avoir  fait  d'études  personnelles  sur  la  question,  veulent  se  faire  une  idée  d'en- 
semble de  cette  délicate  question. 

Orello  CoNE,  The  Pauline  eschatology.  L'auteur  fait  ressortir  les  contradic- 
tions internes  de  l'eschatologie  paulinienne,  et  les  nombreuses  lacunes  qu'elle 
présente  en  ce  qui  concerne  le  sort  des  justes  antérieurs  au  Christ,  des  méchants 
etc.  On  regrette  qu'il  n'ait  pas  envisagé  l'hypothèse  d'une  évolution  dans  la 
pensée  de  l'apôtre,  dans  laquelle  il  aurait  peut-être  trouvé  la  solution  de  cer- 
taines difficultés  (cfr.  l'étude  de  M.  Aug.  Sabalier,  «  Comment  la  foi  chrétienne 
del'apôlrePaul  a-t-elle  triomphé  delà  craintedela  mort?  »  da.ns  Revue  chrétienne, 
1«  janvier  1894;  cfr.  Revue  de  V Histoire  des  Religions,  t.  XXIX,  p.  104-105). 

Livraison  de  septembre  :  E.  A.  Abbott,  The  fourth  gospel  as  correcting 

the  third.  Malgré  l'inspiration  toute  différente  du  IV*  Évangile  et  des  synopti- 
ques, M.  Abbott  relève  de  nombreux  exemples  de  la  dépendance  de  l'Évangile  de 
Jean  à  l'égard  de  celui  de  Marc,  tandis  qu'au  contraire  le  quatrième  évangéliste 
lui  paraît  corriger  le  troisième  avec  le  désir  manifeste  de  revenir  à  une  tradition 
plus  ancienne. 

—  Livraison  de  décembre  :  Albert  Réville,  The  miracles  of  Jésus  in  the  synoptic 
gospels.  Après  avoir  déterminé  ce  qu'il  faut  entendre  par  «  miracle  »  et  montré 
la  différence  entre  la  notion  du  miracle  chez  les  anciens  et  chez  les  modernes, 
l'auteur  suit  le  récit  de  certains  miracles  dans  les  évangiles  synoptiques  et  fait 
ressortir  combien  leur  caractère  miraculeux  se  précise  à  mesure  que  le  rédacteur 
est  plus  éloigné  des  événements.  11  montre  ensuite  très  clairement  comment  on 
peut  reconnaître  dans  certains  miracles,  tel  que  celui  de  la  multiplication  des 
pains,  la  transformation  d'une  parabole  en  récit  d'événements  réels.  Si  le  Proto- 
Marc  remonte  véritablement  à  l'apôtre  Pierre,  c'est  celui-ci  qui  le  premier 
aurait  insisté  avec  prédilection  sur  les  miracles  de  son  maître.  Jésus  lui-même 
a  dû  avoir  sur  le  miracle  les  idées  de  ses  contemporains,  mais  il  les  juge  au 
point  de  vue  de  sa  conscience  religieuse  et  il  se  refuse  à  en  faire  le  fondement 
de  la  foi  religieuse  ou  la  preuve  de  son  enseignement. 


REVUE   DES    PÉRIODIQUES  113 


Zeitschrift  fur  Kirchengeschichte  (Gotha,  Perthes).  —  XVI,  1  et  2  : 
Karl  MuLLER,  Die  Bussinstitution  in  Karthago  unter  Cyprian.  L'auteur  expose 
les  résultats  d'une  nouvelle  étude,  entreprise  dans  son  séminaire  universitaire, 
sur  la  discipline  ecclésiastique,  spécialement  pénitentielle,  à  Carthage  au  milieu 
du  iu«  siècle,  d'après  les  Epîtres  de  saint  Cyprien  et  son  traité  «  De  lapsis  «• 
Étude  très  consciencieuse  complétant  et  rectifiant  les  travaux  de  Rellberg, 
Fechtrup,  0.  Ritscnl  sur  saint  Cypnen  et  la  monographie  de  Golz,  «  Die  Buhs- 
lehre  Cyprians  »  (1895).  L'auteur  distingue  les  martyrs,  qui  ont  souffert  la 
torture  ou  qui  sont  morts  pour  la  foi,  et  les  confesseurs  qui  ont  été  simplement 
ncarcérés  ou  bannis.  Les  «  libelli  pacis  »  ne  doivent  être  donnés  que  par  les 
martyrs  et  ne  sont  valables  de  la  part  de  confesseurs  que  lorsque  ceux-ci  sont 
devenus  martyrs;  mais  en  fait  les  confesseurs  en  accordent  beaucoup  au  nom 
de  martyrs,  par  délégation  expresse  ou  tacite.  Mais  Cyprien  n'admet  pas  que 
même  les  «  libelli  pacis  »  délivrés  par  les  martyrs  soient  ratifiés  officiellement  avani 
l'approbation  de  l'évêque,  à  moins  que  ce  ne  soit  à  l'article  delà  mort.  M.  Mui- 
1er  estime  avoir  montré  qu'il  n'y  avait  pas,  sur  ce  point,  désaccord  entre  let 
confesseurs  et  leur  évêque,  et  voit  dans  le  conflit  disciphnaire  de  Carthage  le 
pendant  du  fameux  édit  pénitentiel  du  pape  Calliste.  L'autorité  de  l'évéque  à 
l'égard  des  martyrs  n'était  pas  la  même  partout,  notamment  à  Alexandrie  (Ep. 
de  Denys  d'Alexandrie  à  l'évêque  d'Antioche,  dans  Eusèbe,  H.  E.,  VI,  42).  — 
M.  Muller  examine  ensuite  les  origines  du  schisme  de  Felicissimus  à  Carthage, 
sans  expliquer  suffisamment  d'où  vient  l'opposition  d'une  partie  des  presbytres 
contre  Cyprien.  Le  synode  de  Carthage  de  251  sanctionna  définitivement  la 
prépotence  de  l'autorité  épiscopale,  qui  sort  triomphante  de  cette  crise  discipli- 
naire. —  Ce  que  l'auteur  dit  dans  le  second  article  sur  les  rapports  entre  ie 
pardon  ecclésiastique  et  le  pardon  divin  est  peu  clair  et  peu  probant. 

—  J.  R.  AsMus,  Eine  Encykiika  Julians  des  Abtrunnigenund  ihre  Vorlâu- 
fer.  Élude  intéressante  sur  les  instructions  publiées  par  Julien  l'Apostat  eu 
tant  que  pontifex  maximus  pour  la  réorganisation  du  sacerdoce  païen.  L'au- 
teur rapproche  le  Fragmentum  epistolae  (éd.  Hertlein,  p.  371  et  suiv.),  de  k 
fin  de  la  63^  Épître  au  grand  prêtre  Théodoros,  du  traité  de  Julien  contre  le. 
Galiléens,  de  la62«  Épître,  de  la  Lettre  à  Arsaldos  (49)  et  de  certains  passages 
du  Misopogon,  etc.  Se  référant  à  Sozomène  {Hist.  eccL,  V,  16)  et  Grégoire  de 
Wazianze  {i^<>  Invective,  111),  M.  Asmus  croit  pouvoir  affirmer  que  l'Encyclique 
ainsi  reconstituée  par  lui  a  véritablement  existé.  Ce  travail,  dont  la  conclusion 
parait  singulièrement  hasardée,  renferme  de  nombreux  détails  qui,  en  dehors 
même  de  l'hypothèse  de  l'auteur,  sont  fort  instructifs  sur  la  nature  de  la  res- 
tauration du  paganisme  telle  que  Julien  la  rêvait. 


Zeitschrift  fiir  wissenschaftliche  Tlieologie.    —   T.    XIXVIII 

S 


114  REVUE   DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

1"^°  livraiso7i  :  A.  Hilgenkeld,  Bie  AposklgescIddUe  nach  ihren  Qadlen- 
sckriften  untersucht.  Étude  détaillée  et  minutieuse  sur  les  sources  ou  les 
documents  historiques  antérieurs  dont  s'est  servi  l'auteur  des  Actes  des 
Apôtres  avec  discussion  des  travaux  modernes  sur  cette  question  qui  est  de 
nouveau  à  l'ordre  du  jour  dans  les  diverses  écoles  d'exégèse.  Elle  se  continue 
dans  les  livraisons  suivantes  jusques  et  y  compris  la  première  de  1896  et  sera 
sans  doute  publiée  en  volume.  L'auteur  reconnaît  dans  Actes,  i,  15-v,  42  un 
premier  document  (A)  racontant  la  fondation  de  la  communauté  primitive  de 
Jérusalem  à  un  point  de  vue  très  indulgent  pour  les  Juifs  et  sans  mentionner  la 
situation  prépondérante  de  l'apôtre  Jacques.  Dans  le  fragment  vi,  1-vui,  40,  il  voit 
un  second  document  (B)  plus  sévère  à  l'égard  du  Judaïsme.  Dans  le  récit  de  la 
conversion  et  de  la  première  activité  de  l'apôtre  Paul,  il  reconnaît  une  troisième 
source  (C).  Le  document  A  reparaît  dans  l'histoire  du  voyage  missionnaire  de 
l'apôtre  Pierre  (ix,  31  à  43  ;  si,  2  ;  xu,  1-23),  tandis  que  C  a  inspiré  xi,  27-29. 
Quant  aux  récits  sur  les  négociations  entre  Paul  et  les  autres  apôtres  à  Jéru- 
salem ils  sont  pour  M.  H.  une  rédaction  propre  à  l'auteur  même  des  Actes, 
tout  comme  le  récit  de  la  conversion  de  Corneille.  —  Ce  travail  considérable 
se  continuera  dans  les  livraisons  de  l'année  1896  et  doit  évidemment  être  pris 
en  considération  •  mais  on  éprouve  en  le  lisant  l'impression  qu'il  y  a  un  grand 
danger  pour  les  exégètes  à  vouloir  à  tout  prix  distinguer  jusque  dans  les 
moindres  paroles  le  travail  du  rédacteur  et  le  résidu  des  sources  hypothétiques 
auxquelles  il  a  puisé. 

j^  R_  AsMUs  Ist  die  pseudojustinischc  Cohortatioad  Graecos  eine  Streitschrift 

gegen  Julian?  M.  Asmus  cherche  ici  dans  les  écrits  mêmes  de  Juhen  l'Apostat 
tels  que  nous  les  connaissons  ou  que  nous  pouvons  les  reconstituer,  la  preuve 
que  la  Cohortatio  ad  Graecos,  faussement  attribuée  à  Justin  Martyr,  est  bien 
réellement,  comme  MM.  Driiseke  et  Harnack  l'ont  supposé  pour  d'autres  rai- 
sons, un  traité  d'Apollinaire  de  Laodicée  dirigé  contre  Julien  l'Apostat.  11  en 
trouve  aussi  des  preuves  dans  d'autres  ouvrages  de  controverse  contre  Julien, 
notamment  les  Invectives  de  Grégoire  de  Nazianze,  la  Thérapeutique  de  Théo- 
doret  et  dans  la  controverse  de  Cyrille. 

—  T.  XXXyill,  2^  livr.  :  J.  Dr^se&e,  Zur  Athanasiosfrage.  Article  dirigé 
en  grande  partie  contre  M.  Archibald  Robertson  d'Oxford,  l'éditeur  du  traité 
«  De  Incarnatione  Verbi  ».  M.  Driiseke  rappelle  ici  les  résultats  de  ses  tra- 
vaux antérieurs  sur  la  tradition  littéraire  relative  à  saint  Athanase  :  1°  le  traité 
dit  «  Quatrième  Uvre  contre  les  Ariens  »  n'est  pas  de  lui,  mais  probablement  du 
philosophe  Maxime  ;  2°  les  deux  livres  contre  Apollinaire  ne  sont  pas  d' Atha- 
nase, mais  postérieurs  à  lui  ;  3"  les  écrits  «  Contre  les  Hellènes  »  et  de  1'  «  In- 
carnation du  Verbe  »  sont,  non  d'Athanase,  mais  de  l'École  d'Antioche,  du 
milieu  du  iv''  siècle,  peut-être  d'Eusébed'Émèse  (voir  les  Athanasiana  du  même 
auteur  dans  les  «  Theologische  Studien  und  Kritiken  »,  1893). 

~  G.  ScHEpps,  Zu  Fseudo-Bocthius  de  fide  catholica.  Ce   traité  a  été  sou- 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  llo 

vent  utilisé  par  d'autres;  il  a  été  remanié  notamment  dans  un  sermon  du  Cod. 
Vin'Iobonensis  1370  (p,  83-88),  qui  se  trouve  à  côté  du  De  catechisandis 
rudibus  de  saint  Augustin. 

—  T.  XXXVin,  3«  livr.  :  A.  Hilgexfeld,  Die  Elnfuhrung  des  kanonischen 
Matthaus-Evangeliums  in  Rom.  L'auteur  attire  l'attention  sur  un  texte  sy- 
riaque relatif  à  l'étoile  des  mages,  publié  par  Wright  (Journ.  of  sacred  Lit., 
oct.  1833,  en  anglais),  d'après  lequel  le  récit  de  l'Évangile  de  Mathieu,  i,  13, 
aurait  été  mis  en  grec  à  Rome  sous  Xystus  en  119. 

—  G.  Rauch,  Ziim  zweiten  Thcssalonicherbrief  :  dirigé  contre  Bornemann 
et  destiné  à  prouver  que  la  ll^  Épître  aux  Thessaloniciens  est  postérieure  à 
l'Apocalypse,  antérieure  à  l'Épître  de  Barnabas,  donc  inauthentique  et  com- 
posée pour  donner  un  caf-actère  judéo-chrétien  à  l'eschatologie  paulinienne. 

—  T.  XXX Vin,  4»  livr.  :  J.  Dr.eseke,  Athanasios  pseudepigraphos . 
Réfutation  des  objections  dirigées  par  F.  Hubert  contre  la  thèse  de  l'auteur 
que  les  traités  «  Contre  les  Hellènes  »  et  «  De  l'Incarnation  »  ne  sont  pas  des 
écrits  d'Athanase.  Cette  discussion  raéri te  d'être  suivie  de  près. 

—  V,  Ryssel,  Die  syrische  Uebersetzung  der  Sextussentenzen.  11  s'agit  des 
Sexti  Senlentlac,  traduites  par  Riifin  qui  les  attribuait  à  i'évèque  de  Rome 
Sextus.  L'original  grec  a  été  retrouvé  au  Vatican  et  publié  par  le  professeur 
Elter  de  Bonn  {Gnomica,i,  chez  Teubner).  D'après  M.  Wendland  le  texte  grec, 
tel  que  nous  le  possédons  maintenant,  date  environ  de  la  fin  du  ii*  siècle 
de  notre  ère;  il  ne  saurait  être  postérieur  puisqu'il  est  cité  par  Origène  ;  mais 
il  est  déjà  un  remaniement  chrétien  d'une  collection  de  sentences  faite  par  un 
pythagoricien  antérieur  et  doit  être  considéré  comme  un  témoin  de  ce  rappro- 
chement de  l'Hellénisme  et  du  Christianisme  qui  est  le  fait  capital  de  celte 
époque.  Ce  n'est  d  onc  pas  Rufln  qui  a  christianisé  son  texte  grec  en  le  tra- 
duisant. M.  Ryssel  se  propose  d'étudier  la  traduction  syriaque  pour  faciliter  la 
reconstruction  du  texte  primitif  pythagoricien. 


Theologische  Studien  und  Kritikeu  (Gotha,  Perthes).  —  1896. 
f'=  livraison  :  J.  Weisz,  Paulinische  Problème.  Le  professeur  J.  Weisz,  de 
Marbourg,  y  continue  l'étude  de  certains  problèmes  soulevés  par  l'interpréta- 
tion des  écrits  pauHniens,  notamment  par  la  formule  h  Xp-.cTTw  'IvîtoO,  qu'il 
croit  antérieure  à  Paul  ou  tout  au  moins  indépendante  de  sa  doctrine  du 
pneuma  et  dont  il  dégage  les  diverses  acceptions. 

—  A.  RiJEGG,  Die  Lukassckriften  und  der  Raumzwang  des  antiken  Bucfiwesens. 
Les  dispositions  matérielles  du  papyrus,  fourni  en  rouleau  de  dimensions  dé- 
terminées et  non  en  feuilles  ou  cahiers,  ont  exercé  souvent  de  l'influence  sur 
les  proportions  des  écrits  de  l'antiquité.  Ne  peut-on  expliquer  ainsi  que  l'as- 
cension soit  à  peine  mentionnée  en  quelques  mots  à  la  fin  de  l'Évangile  de  Luc, 
tandis  qu'elle  est  reprise  plus  au  long  au   début  du  Livre  des  Actes?  —  Cfr.  à 


H  6  REVUE  DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

ce  sujet  :  Th.  Birt,  «  Das  antike  Buchwesen  in  seinem  Verhâltnis  zur  Litera- 
tur  ». 

— 1896, 2*  livraison  :  J .  Jûngst,  Hat  das  Lukasevangelium  paulinischen  Charac- 
ter?  Le  style  et  le  langage  de  l'Évangile  de  Luc  reflètent  ceux  des  écrits  pau- 
liniens,  mais  l'auteur  n'est  pas  déterminé  par  des  considérations  théologiques 
pauliniennes  dans  le  choix  et  la  rédaction  des  sujets  traités  par  lui.  Il  n'est  pas 
un  historien  à  parti  pris.  —  Cfr.  à  ce  sujet  :  Resch,  «  Ausserkanonische  Paral- 
leltexte  zu  den  Evangeliën  »,  3*  fasc. 


Theologrische  Quartalschrift.  —  LXXVII,  1  (1895;  Tubingue,  Laup)  : 
Belzer,  Studien  zur  Apostelgeschichle.  Analyse  et  examen  critique  des  travaux 
de  MM.  Paul  Feine  et  Spitta  sur  les  Actes  des  Apôtres.  M.  Belzer  se  félicite  de 
voir  les  théologiens  dits  rationalistes  renoncer  de  plus  en  plus  à  la  thèse  de 
l'École  de  Baur,  que  le  Livre  de  Actes  soit  un  écrit  sans  valeur  historique  do- 
miné par  des  préoccupations  de  tendance.  Il  doute  cependant  —  et  sur  ce  point 
on  ne  saurait  lui  donner  tort  —  que  les  efforts  faits  pour  reconstituer  jusque 
dans  le  détail  la  part  de  chacun  des  documents  utilisés  par  l'auteur  du  Livre 
canonique  puissent  aboutir  à  des  résultats  précis.  La  suite  du  mémoire  dans  la 
deuxième  livraison. 

—  2e  livraison  :  A.  Schulte,  Die  koptische  Uebersetzung  der  kleinen  Prophê- 
ten.  Comparaison  minutieuse  verset  par  verset  du  texte  copte  des  prophètes 
Sophonie,  Aggée,  Zacharie  et  Malachie  avec  le  texte  grec. 

—  0,  RoTTMANNER,  Zur  S pr uc hkenntnis  des  heil.  Augustins.  Saint  Augustin 
ne  savait  ni  l'hébreu  ni  le  syriaque,  mais  possédait  assez  bien  le  punique  qui 
est  de  même  famille  que  l'hébreu. 

—  F.  DiEKAMP,  Ein  angeblicher  Brief  des  heil.  Basilius  gegen  Eunomius. 
Cette  lettre  attribuée  à  Basile  le  Grand  (Migne,  t.  XXXII,  p.  280-281)  n'est  pas 
de  lui,  mais  fait  partie  du  X"  livre  de  Grégoire  de  Nysse  contre  Eunomius.  Dé- 
monstration irréfutable. 

—  3®  livraison  :  H.  Koch,  Der  pseudepigraphische  Charakter  der  dionysi- 
schen  Schriften.  Ce  mémoire  commence  par  un  aperçu  très  utile  de  l'état  de  la 
question  :  les  écrits  de  Denys  l'Aréopagite  sont-ils  pseudépigraphes,  c'est-à-dire 
a-t-il  voulu  se  faire  passer  pour  le  disciple  et  contemporain  de  l'apôtre  Paul, 
ou  bien  les  anciens  déjà  ont-ils  attribué  par  erreur  une  signification  de  cette 
portée  à  plusieurs  passages  de  ses  écrits  qui  s'expliquent  autrement?  ou  bien 
faut-il  distinguer,  entre  les  écrits  sous  son  nom,  ceux  qui  sont  de  lui  et  ceux 
qui,  ayant  été  interpolés  après  lui,  l'ont  été  avec  l'intention  de  les  faire  passer 
pour  des  œuvres  de  l'âge  apostolique?  M.  Koch  rétablit  ensuite  l'ordre  véritable 
des  écrits  de  Denys  et  discute  les  passages  les  plus  caractéristiques  pour  la 
solution  du  problème.  Il  aboutit  à  la  conclusion  que  celui  qui  les  a  écrits  avait 
positivement  le  désir  de  se  faire  passer  pour   un  contemporain  des  apôtres 


REVUE    Dl'S    PÉRIODIQUES  1(7 

(p.  413).  Il  observe  du  reste  que  cetauteur,  désireux  de  donner  au  christianisme 
une  forme  qui  pût  convenir  aux  esprits  attirés  par  le  néoplatonisme,  n'a  fait 
qu'appliquer  un  procédé  usuel  chez  les  néoplatoniciens  en  s'abritant  sous  un 
nom  vénérable  du  passé.  M.  Koch  estime  que  le  Pseudo-Denys  est  postérieur 
à  Proclus  (mort  en  485). 

—  ScH.EFER,  Die  Christologie  des  heil.  Cyrillus  von  Alexandrien  in  der 
rômischen  Kirche.  Mémoire  destiné  à  exposer  comment  et  pourquoi  la  christo- 
logie que  saint  Cyrille  d'Alexandrie  fît  triompher  au  concile  d'Ëphèse  en  431 
ne  fut  officiellement  reconnue  par  les  évèques  de  Rome  que  cent  ans  plus  tard 
24  mars  234). 

—  ScHANz,  Die  Lehre  des  heil.  Augustinus  ueber  das  Sakrament  der  Busze. 
Étude  détaillée  de  la  pratique  et  de  la  notion  de  la  pénitence  dans  l'entourage 
de  saint  Augustin  et  dans  ses  propres  écrits.  L'auteur  insiste  sur  le  fait  que 
la  réconciliation  avec  l'Éghse  n'est  pas  seulement  pour  saint  Augustin  une 
cérémonie  extérieure,  mais  un  acte  judiciaire  réel,  ayant  pour  objet  Fabsolution 
de  la  faute  et  de  la  peine.  Avec  toute  l'ancienne  Église  il  n'admet  qu'une  seule 
pénitence  publique  avec  réconciliation;  en  cas  de  récidive  la  pénitence  subsiste, 
mais  la  réconciliation  n'est  plus,  dans  l'économie  terrestre  tout  au  moins. 

4e  livraison  :  Vetter,  Eine  rabbinische  Quelle  des  apokryphen  dritten  Korin- 
therbriefes.  Rapprochant  le  passage  m,  26-27  de  la  troisième  Épître  apocryphe 
aux  Corinthiens  (le  grain  de  blé  dénudé  mourant  dans  la  terre  et  ressuscUant 
en  grain  recouvert  d'un  vêlement)  de  deux  passages  du  Talmud  de  Babylone, 
Kethuboth,  fol.  111  b  et  Sanhédrin,  foi.  90  b,  ainsi  que  du  xxxme  "chap.' 
des  Pirke  de  R.  Elieser,  M.  Vetter  en  conclut  que  l'auteur  de  la  IJIe  Épître 
apocryphe  a  puisé  non  seulement  dans  les  Actes  de  Paul,  mais  encore  dans  un 
Midrasch  juif  contemporain  de  l'ère  chrétienne  et  qu'il  était  un  judéo-chrétien 
d'Édesse. 

—  Belzer,  Lukas  und  Josephus.  Réfutation  de  la  thèse  défendue  tout  parti- 
culièrement par  M.  Krenkel  que  les  écrits  de  saint  Luc  trahissent  une  dépen- 
dance incontestable  à  l'égard  des  écrits  de  l'historien  Josèphe,  ce  qui  entraîne 
leur  inauthenticité,  puisqu'ils  ne  pourraient  dans  ce  cas  être  antérieurs  au 
commencement  du  ne  siècle.  Condamnation  justifiée  du  procédé  trop  accrédité 
qui  consiste  à  déduire  une  dépendance  Httéraire  entre  deux  auteurs,  parce  qu'ils 
se  servent  l'un  et  l'autre  de  termes  très  ordinaires  appartenant  au  langage  cou- 
rant de  leur  époque.  Cette  étude  se  continue  dans  la  première  livraison  de  1896, 
pour  montrer  que  l'on  ne  peut  pas  davantage  re'ever  des  traces  d'une  dépen- 
dance à  l'égard  de  Josèphe  dans  la  teneur  de  certains  récits  que  dans  le  voca- 
bulaire ou  dans  le  style.  A  noter  ici  ce  qui  est  dit  sur  un  recensement  qui 
aurait  eu  lieu  en  748  dans  tout  l'empire,  comme  suite  au  recensement  des 
citoyens  romains  de  746  (Suétone,  Auguste,  29;  Dion  Cassius,  LUI,  30  et 
LIV,  35),  et  un  second  recensement  opéré  en  Judée  sans  les  ménagements  du 
premier,  dix  ans  plus  tard.  Josèphe  aurait  intentionnellement  passé  sous  si  - 


118  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

lence  le" recensement  opéré  l'année  de  la  naissance  de  Jf  sus,  à  cause  de  l'impor- 
tance que  les  chrétiens  accordaient  à  ce  fait  {!).  Toute  la  seconde  partie  de  ce 
mémoire  perd  beaucoup  de  sa  valeur  pour  la  raison  que  l'auteur  opère  avec  les 
légendes  de  la  première  enfance  de  Jésus  comme  avec  des  événements  histori- 
ques etdatables.  M.  Belzer  croit  bien  plutôt  que  c'est  Josèphe  qui  a  connu  les 
écrits  de  saint  Luc  à  Rome,  où  ils  ont  tous  deux  composé  leurs  écrits,  mais  les 
preuves  qu'il  en  donne  n'ont  guère  de  portée. 


Byzantinische  Zeitschrift  (Leipzig,  Teubner).  —  IV,  1  (1895)  :  J.  R. 
AsMus,  Ein  Beitrag  zur  Rekonstniktion  der  Kirchengeschichte  des  Philostorgios. 
M.  Asmus  cherche  à  retrouver  dans  quelle  partie  de  l'Histoire  ecclésiastique 
(perdue)  de  Philostorge  se  trouvait  le  fragment  analysé  par  Photius,  relatif  à 
Grégoire  de  Nazianze  et  à  Basile  le  Grand,  et  à  le  reconstituer  d'après  les  don- 
née^  de  l'Épitome  de  la  même  Histoire  par  le  même  Photius,  d'après  Suidas 
(s.  V.  ApoUinarios)  et  d'après  un  fragment  du  «  Thésaurus  Orthodoxiae  »  attri- 
bué à  Nicétas. 

—  2"  livraison  :  E.  Nestlé,  Die  Kreuzauffinchmgslegende.  Comme  suite  à 
son  petit  volume  «  De  sancta  cruce  «  (Heuther,  Berlin,  1889),  M.  Nestlé  publie 
ici  un  manuscrit  grec  du  Sinai,  du  viii«  siècle,  contenant  la  légende  de  la  décou- 
verte de  la  sainte  croix.  11  traite  aussi  des  rapports  des  textes  latin,  grec  et 
syriaque.  Les  légendes  relatives  à  sainte  Hélène,  grecques  et  latines,  impliquent 
l'existence  antérieure  des  formes  syriaques  de  la  légende;  celles-ci  à  leur  tour 
supposent  la  légende  de  Protonikê,  laquelle  manque  jusqu'à  présent  sous  forme 
grecque  ou  latine,  et  dont  la  version  relativement  la  plus  originale  se  trouve 
dans  la  «  Doctrina  Addaei.  » 

—  3«  et  4*  livraison  :  J.  Laurent,  Sur  la  date  des  égli'^es  Saint-Dcmétrius  et 
Sainte-Sophie  à  Thessalonigue.  La  première  est  du  commencement  du  vii'=  siècle, 
non  du  v*;  la  seconde  est  de  la  même  époque.  Il  y  a  là  une  confirmation  de  la 
prospérité  commerciale  de  Thessalonique  en  ce  temps. 

Sp.  Lambros,  Eine  neuePassung  des  XL  Kapitels  des  VI.  Bûches  von  Sokrates 
Kirchengeschichte.  Texte  de  ce  chapitre  d'après  le  cod.  226  du  couvent  Xeropo- 
tamu  du  mont  Athos,  beaucoup  plus  développé  et  se  rapprochant  plus  de  celui 
de  Sozomène  que  le  texte  ordinaire. 

Jean  Réville. 

(A  suivre.) 


CHRONIQUE 


FRANCE 


L'histoire  religieuse  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Let- 
tres. —  Séance  du  13  décembre  :  M.  Maspero  rend  hommage  à  la  mémoire  de 
M.  de  la  VUlemarqué,  décédé  en  Bretagne  et  qui  appartenait  depuis  trente-sept 
ans  à  l'Académie.  Dans  la  délicate  appréciation  de  l'œuvre  de  ce  folkloriste 
d'avant  le  folklore,  M.  Maspero  a  fait  valoir  en  véritable  historien  la  nécessité 
de  ne  pas  appliquer  à  des  travaux  déjà  anciens  et  qui  ont  eu  le  mérite  d'appeler 
l'attention  sur  des  sujets  dédaignés,  les  méthodes  rigoureuses  dont  nous  usons 
pour  les  travaux  qui  paraissent  de  nos  jours, 

M.  Barbier  de  Meynard  donne  lecture  des  principaux  passages  du  rapport 
de  M.  Max  van  Berchem  sur  l'exploration  épigraphique  de  la  Syrie  septentrio- 
nale en  1895,  L'heureux  explorateur  possède  aujourd'hui  près  de  1,500  inscrip- 
tions pour  la  plupart  historiques.  M.  Clermont- G  anneau  annonce  qu'un  autre 
explorateur,  M.  Fossey,  membre  de  l'École  française  d'Athènes,  a  recueilli  une 
soixantaine  de  vieilles  inscriptions  eoufiques  dans  les  régions  du  Djôlàn  et  du 
Djédour,  déjà  visitées  par  M,  Waddington. 

M,  Clermont- Ganneau  a  reçu  deux  nouvelles  inscriptions  palmyréniennes 
découvertes  par  un  de  ses  anciens  élèves  de  l'École  des  Hautes  Études,  M.  Ché- 
diaCy  chargé  d'une  mission  archéologique  en  Syrie.  La  première,  datée  du 
mois  d'août  de  l'an  95  après  J.-C,  provient  d'un  tombeau  de  famille  et  men- 
tionne les  bustes  des  défunts.  La  seconde,  gravée  sur  un  petit  cippe,  est  une 
dédicace  au  «  dieu  bon  et  miséricordieux  »,  dont  il  semble  que  le  nom  ne 
devait  pas  être  prononcé,  pour  le  salut  du  fidèle  Hagegou,  de  son  père  et  de 
son  frère  On  connaissait  déjà  une  autre  inscription  émanant  du  même  per- 
sonnage, où  il  implore  le  salut  pour  ses  enfants  et  pour  son  frère.  Dans 
l'intervalle  des  neuf  ans  qui  séparent  les  deux  inscriptions  il  semble  que  le  père 
soit  mort,  tandis  que  des  enfants  étaient  nés  à  Hagegou.  M.  Clermont-Gan- 
neau  relève  sur  la  nouvelle  inscription  la  mention  d'un  mois  du  calendrier 
palmyrénien  encore  inconnu  :  le  mois  de  minian  ou  mois  du  comput,  et  entre- 
prend une  grande  étude  sur  la  place  de  ce  mois  dans  ce  calendrier. 

M.  Abel  Lefranc  apprend  à  l'Académie  la  découverte  qu'il  a  faite,  dans  un 
manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale,  du  recueil  des  poésies  composées  par 
Marguerite  de  Navarre,  sœur  de  François  I*"",  pendant  les  quatre  ou  cinq  der- 
nières années  de  sa  vie  :  deux  drames,  dix  épîtres  en  vers  dont  trois  réponses 
de  Jeanne  d'Albret,  des  dialogues,  des  chansons  spirituelles,  enfin  deux  grands 


120  RF.\TE    DE    l'hISTOIRF    DES    RELIGIONS 

poèmes,  le  «  Navire  »  et  les  «  Prisons  »  (plus  de  5000  vers),  sorte  He  Confes- 
sion extrêmement  originale. 

—  Séance  du  20  décembre  :  M.  Philippe  Berger  communique  le  rapport 
envoyé  par  le  capitaine  Hélo,  du  3e  tirailleurs,  sur  ses  fouilles  à  Collo,  petit 
port  de  la  côte  dans  la  province  de  Constantine.  Il  y  a  découvert  une  nécropole 
dont  les  tombes  les  plus  anciennes  sont  de  la  fin  de  la  période  punique,  les 
autres  de  la  période  numide.  Les  ossements  n'ont  pas  été  incinérés.  H  y  a 
retrouvé  de  nombreux  objets  de  bronze  et  des  poteries,  parmi  lesquelles  des 
vases  anthropoïdes,  c'est-à-dire  ayant  une  tête,  des  bras,  des  seins  comme 
les  poteries  de  Rhodes. 

—  Séance  du  17  janvier  1896  :  M.  Foucher,  chargé  par  l'Académie  d'une 
mission  archéologique  dans  l'Inde,  envoie  de  Ceylan  une  note  relative  à  des 
peintures  du  v»  siècle  admirablement  conservées  sur  le  mont  Sîjiri  et  étudie  les 
rapports  de  l'art  à  Ceylan  avec  celui  de  l'Inde  dans  une  haute  antiquité.  Il 
établit  surtout  une  comparaison  avec  les  peintures  d'Ajunta,  dans  les  grottes 
au  nord  de  Bombay. 

—  Séance  du  24  janvier  :  Le  P.  Ch.  de  Smedt,  correspondant  étranger, 
envoie  de  la  part  de  la  Société  des  Bollandistes  les  ouvrages  suivants  :  1"  Bi- 
bliotheca  hagiographica  graeca;  2°  Catalogue codicum  hagiographicorum  grae- 
corum  Bibliothecae  Nationalis  Parisiensis  auquel  a  collaboré  M.  Henri  Omont; 
3°  De  codicibus  Johannis  Gielemans,  description  d'un  recueil  relatif  à  l'hagio- 
logie  du  Brabant. 

—  Séance  du  31  janvier  :  M.  Salomon  Reinach  entretient  l'Académie  de  deux 
autels  gallo-romains  découverts  à  Sarrebourg.  Sur  l'un  des  deux  figure  le 
dieu  au  maillet  accompagné  d'une  divinité  féminine  ;  mais  ce  qui  fait  le 
grand  intérêt  de  ce  monument,  c'est  qu'on  y  voit  pour  la  première  fois  les  noms 
de  ces  personnages  :  Sucellus  et  Nautosvelta.  M.  R.  réfute  l'interprétation 
donnée  par  M.  Michaelis,  qui  se  refuse  à  voir  dans  le  dieu  au  maillet  le  dieu 
suprême  des  Gaulois,  appelé  Dispater  par  César,  et  l'identifie  avec  Silvanus. 

—  Séance  du  7  février  :  M.  Salomon  Reinach  présente  Une  aquarelle  et  des 
photographies  d'un  très  beau  vase  à  figures  rouges  avec  dorures  trouvé  sur 
l'Acropole  de  Rhodes,  qui  est  actuellement  au  Musée  de  Constantinople. 
M.  Reinach  y  reconnaît  une  des  rares  œuvres  de  céramique  grecque  dont  il 
soit  possible  de  préciser  la  date;  elle  date  de  l'an  410  environ.  Le  sujet  traité 
est  la  naissance  du  jeune  Ploutos,  dieu  de  la  richesse,  présenté  à  Démêler,  sa 
mère,  par  la  Terre  en  présence  d'une  assemblée  de  dieux  et  de  Triptolème. 
M.  R.  rappelle  que  d'après  une  tradition  très  ancienne  Ploutos  était  fils  de  Dé- 
mêler et  du  Cretois  lasion. 

—  Séance  du  14  février  (c.-r.  reproduit  d'après  la  Revue  critique  d'histoire 
et  de  littérature)  : 

M.  Eugène  Miintz  communique  un  mémoire  sur  les  tiares  du  pape  Jules  11, 
Au  xve  et  au  xvi^  siècle,  l'histoire  des  tiares  est  intimement  liée  à  celle  des 


CHRONIQUE  121 

finances  pontificales.  Elles  ne  servaient  pas  seulement  à  affirmer  la  puissance 
ou  le  faste  des  papes  :  elles  formaient  aussi  une  réserve  pour  les  mauvais  jours. 
La  richesse  de  ces  ornements  était  allée  croissant  d'âge  en  âge  ;  si  la  tiare 
d'Eugène  IV  représentait,  rien  que  pour  les  pierreries,  une  valeur  de  38,000  flo- 
rins d'or  (au  moins  2  millions  de  francs),  celle  de  Paul  II  valait,  d'après  les 
uns,  120,000,  d'après  les  autres,  180,000  florins  (de  6  à  8  millions).  Elle  étaitsi 
l'iiirde  que  Plaliuaallribueà  son  poids  la  mort  subite  de  ce  pape.  Plus  précieuse 
encore  était  une  des  tiares  de  Jules  II  :  elle  aurait  coûté  plus  de  200,000  florins 
(une  dizaine  de  millions).  L'histoire  des  tiares  de  Jules  II,  telle  que  M,  Muntz 
l'a  reconstituée  d'après  les  documents  conservés  dans  les  archives  romaines, 
abonde  en  épisodes  piquants;  rien  ne  peint  mieux  le  caractère  de  ce  pontife,  à 
la  fois  si  fougueux  et  si  fantasque.  A  peu  de  mois  d'intervalle,  il  commande 
une  tiare  nouvelle  et  met  en  gdige  la  tiare  de  Paul  IL  La  pire  de  ces  boutades 
fut  de  faire  reprendre  de  vive  force,  par  le  barigel,  la  tiare  qu'il  avait  mise  en 
gage  chez  Chigi,  et  cela  sans  avoir  remboursé  son  créancier.  Parmi  les  tiares 
de  Jules  II,  la  plus  célèbre  était  celle  qu'il  avait  commandée,  en  150J-15iO,  à 
l'éminent  sculpteur,  médailleur,  orfèvre  et  joaillier  milanais  Caradosso.  Les  con- 
temporains se  sont  extasiés  sur  sa  richesse,  non  moins  que  sur  l'art  merveilleux 
avec  lequelles  gemmes  étaient  groupées  et  assemblées.  Ce  chef-d'œuvre  d'orfè- 
vrerie et  de  joaillerie  demeura  intact  dans  le  Trésor  pontifical  jusqu'en  1789, 
époque  où  Pie  IV  le  fit  démonter  pour  lui  donner  une  forme  plus  élégante.  Tout 
souvenir  en  semblait  irrévocablement  perdu,  lorsque  M.  Muntz  en  découvrit 
une  reproduction  ancienne  dans  un  loi  de  gravures. 

—  M.  E.  Guimet  fait  une  communication  sur  Ylsis  romaine.  Son  culte  a  été 
beaucoup  plus  répandu  dans  l'Europe  antique  et  à  Rome  même  qu'on  ne  le  croit 
généralement.  Mais  cette  Isis  n'était  pas  l'antique  déesse  du  temps  des  Pharaons. 
La  politique  des  Ptolémées  les  poussait  à  faire  la  fusion  des  divinités  de  la 
Grèce  et  des  dieux  de  l'Egypte  :  de  là  le  culte  alexandrin  des  Isis-Vénus,  Isis- 
Déméter,  etc.  Les  Romains  voulurent  l'isis  pure,  philosophique  et  mystérieuse. 
Ils  firent  venir  des  missionnaires,  et  alors  on  créa  une  Isis  latine  représentée 
par  une  prêtresse.  Puis  des  artistes  italiens  portèrent  en  Egypte  les  figurations 
ruinâmes,  et  l'on  peut  trouver  côte  à  côte  l'isis  pharaonique,  l'isis  ptoiémaïque 
et  risis  italique.  —  MM.  Perrot  et  Saglio  présentent  quelques  observations. 


M.  V.  Henry  a  publié  dans  la  Revue  critique  d'histoire  et  de  littérature 
(17  février  1896)  un  article  sur  l'ouvrage  d'A.  Lang,  traduit  par  L.  Marillier, 
Mythes,  cultes  et  religion,  dans  lequel  il  pose  aux  mythologues  de  l'école 
anthropologique  une  sorte  d'ultimatum,  les  avertissant  que  ses  amis  et  lui 
n'acceptent  pas  qu'on  les  traite  de  «  partisans  attardés  du  système  de  Max 
MuUer  »  ni  qu'on  les  considère  comme  «réduits  au  silence.  »  «  Il  faut, dit-il,  que 
les  animistes,  totémistes  et  fétichistes  en  prennent  leur  parti  :  nous  les  écoute- 


122  BEVUE    DE    l'histoire    DES   RELTGTOXS 

roTis  parler,  avec  plaisir  ou  politesse;  mais  ils  ne  nous  feront  point  taire.  Libre 
à  eux  de  se  boucher  les  oreilles.  A  leur  principe  a  •priori  et  quelque  peu  mys- 
tique  de  l'unité  de  l'esprit  humain,  nous  continuerons  à  opposer  le  nôtre, 
l'identité"  et  la  régularité  des  grands  spectacles  de  la  nature.  Nous  dirons  que, 
si  l'esprit  humain  n'est  pas  une  pure  et  vide  entité,  on  ne  peut  entendre  sous 
ce  terme  que  la  résultante  des  sensations  extérieures  qui  l'ont  lentement  formé, 
depuis  qu'il  y  a  au  monde  un  homme,  un  mammifère,  un  vertébré,  un  être  doué 
de  sens  ;  que,  si  vraiment  l'esprit  humain  est  semblable  à  lui-même  sous  toutes 
les  latitudes,  c'est  qu'en  effet  de  tout  temps  et  sous  toutes  les  latitudes,  le 
drame  de  l'univers  s'est  déroulé  devant  lui  dans  un  décor  sensiblement  identique  ; 
et  que  les  éléments  essentipJs  de  ce  décor,  les  retours  pèrio'liques  de  l'aurore, 
du  soleil,  de  la  lune,  des  e'toiles,  des  vents  et  des  orages,  restent  à  jamais  sous 
orme  de  mythes,  de  cultes  et  de  religion,  et  en  vertu  d'un  immémorial  atavisme, 
la  trame  nécessaire  de  sa  pensée.  Et  pour  ma  part,  je  ne  saurais  assez  protester 
contre  une  méthode  aussi  incomplète  qu'ingénieuse,  qui  cueille,  il  est  vrai,  les 
idées  à  profusion,  mais  omet  toujours,  de  parti  pris,  de  nouer  le  fil  qui  assu- 
jettirait la  guirlande  »  (p.  143-144). 

Nos  lecteurs  connaissent  le  livre  de  M.  Lang  et  l'Introduction  que  M.  Maril- 
lier  a  mise  en  tête  de  la  traduction  française,  puisqu'elle  a  paru  ici  même  dans  la 
livraison  de  septembre-octobre  de  l'année  1895.  Ils  savent,  par  conséquent,  que 
si  M.  Lang  a  attaqué  avec  vivacité  les  mythologues-philologues,  c'est  parce 
qu'il  avait  affaire  à  forte  partie  et  qu'il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  ren- 
verser un  dogmatisme  d'autant  plus  absolu  qu'il  reposait  sur  une  base  plus 
étroite  et  plus  fragile.  On  ne  saurait  contester  non  plus  qu'il  a  brillamment 
réussi,  puisqu'il  est  évident  que  le  crédit  de  la  mythologie  comparée  fondée  sur 
la  seule  philologie  est  aujourd'hui  très  ébranlé  auprès  de  la  grande  majorité  de 
ceux  qui  s'occupent  de  ces  questions.  S'ensuit-il  que  l'on  veuille  condamner  au 
silence  les  partisans  demeurés  fidèles  à  l'école  dite  de  Max  Muller?En  aucune 
açon.  Le  voudrait-on,  d'ailleurs,  on  ne  le  pourrait  pas.  M,  V.  Henry  n'est  pas 
homme  à  se  laisser  réduire  au  silence.  Mais,  en  vérité,  personne  ne  songe  à  de 
pareilles  extrémités. 

Il  nous  semble,  au  contraire,  que  l'Introduction  ajoutée  par  M.  Marillier  au 
livre  de  M.  Lang  ajustement  pour  but  de  faire  ressortir  les  insuffisances  de  la 
méthode  anthropologique,  telle  qu'elle  a  été  appliquée  jusqu'à  présent,  et  de 
prévenir  la  consécration  d'une  nouvelle  orthodoxie  substituée  à  celle  que  la 
mythologie  comparée  exclusivement  philologique  prétendait  nous  imposer.  Que 
l'on  veuille  bien  relire  les  p.  124  et  125  de  l'article  M.  Marillier  (p.  ix  et  x  de 
l'Introduction  qui  précède  la  traduction  de  Lang),  et  l'on  verra  combien  peu 
celui-ci  prétend  expliquer  tous  les  mythes  par  des  survivances  de  la  sauvagerie 
primitive. 

La  vérité,  c'est  que  dans  un  ordre  de  phénomènes  aussi  complexe  il  est  in- 
vraisemblable a  priori  qu'ils  se  laissent  tous  expliquer  par  une  seule  et  même 


CHRONIQUE  423 

cause.  Nous  nous  permettons  de  rappeler  à  ce  propos  ce  que  nous  avons  dit 
dans  cette  Hevue  il  y  a  dftjà  bien  des  années  (t.  XIII,  p.  169  et  suiv.)  ;  «  la 
méthode  des  folkloristes  et  celle  des  philologues  ne  s'excluent  en  aucune  façon. 
Le  tout  est  de  les  employer  à  propos.  »  L'étude  des  légendes  chrétiennes  où  il 
est  possible  parfois  de  reconnaître  les  divers  éléments  de  provenance  et  de  forma- 
tion très  différentes  qui  se  sont  fond  us  dans  le  récit  légendaire  définitif,  est  un  excel- 
lent exercice  pour  nous  faire  comprendre  cette  complexité  constitutive  des  mythes 
et  des  légendes.  On  aurait  donc  le  plus  grand  tort  de  se  cantonner  dans  des  positions 
absolues  et  exclusives.  Ce  qui  importe,  c'est  de  reconnaîlre  que  telle  explication 
sulfisante  lorsqu'il  s'agit  de  textes  ressortissant  à  des  époques  d'une  civilisa- 
tion déjà  compliquée,  ne  s'applique  pas  nécessairement  à  tous  les  mythes  ou  à 
toutes  les  légendes  analogues  appartenant  à  un  milieu  et  à  une  période  de  civi- 
lisation tout  autres.  L'avis  très  judicieux  adressé  par  M.  MaiiUier  aux  folkloristes 
de  mettre  un  peu  plus  de  psychologie  dans  leurs  travaux  s'adresse  non  moins 
aux  mythologues-philologues.  Expliquer  des  mythes  ou  des  légendes  par  des 
devinettes,   c'est  ne  rien  expliquer  du  tout.   Le  fait  initial  lui-même  est  une 
simple  hypothèse,  et,  même  si  on  le  croit  réel,  il  ne  signifie  rien  tant  que  l'on 
n'a  pas  analysé  les  conditions  dans   lesquelles  ce  fait  a  pris  naissance  dans 
l'esprit  humain.  Les  phénomènes  religieux  sont  toujours  et  partout  des  faits  de 
conscience,  existant  dans  l'esprit  de  l'homme  et  non  pas  en  dehors  de  lui.  Il  ne 
s'agit  nullement  d'opposer  le  principe  de  l'unité  de  l'esprit  humain  au  principe 
de  l'identité  et  de  la  régularité  des  grands  spectacles  de  la  nature.  Car  l'esprit 
humain  n'aurait  jamais  rien  produit  sans  l'action  de  la  nature  extérieure  sur  lui 
et  la  nature  n'existe  pour  l'homme  que  sous  la  forme  où  elle  est  perçue  par  son 
espjit  et  ressentie  par  ses  facultés  sensilives.  Aussi  faut-il  étudier  à  la  fois 
Tesprit  humain  et  la  nature  dans  laquelle  il  vit  pour  pouvoir  se  rendre  compte    • 
de  la  manière  dont  l'homme,  aux  diverses  phases  de  son  développement  et  dans 
les  divers  milieux  naturels  où  il  a  vécu,  s'est  représenté  cette  nature  et  se  l'est 
objectivée. 

J.  R. 

Le  Gérant  :  Ernest  Leroux. 


A.NGERSj   I31P.  A.   BLKDIN  ET  C'^,    KCE    GAH.MKK,    4. 


LUCRÈCE 

DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE 

DU  Ille  AU  XIII'  SIÈCLE 

ET     SPÉCIALEMENT    DANS    LES    ÉCOLES    CAROLINGIENNES 

{Suite  et  fin)  • 


III 


LUCRÈCE  ET  LES  FONDATEURS  DES  ÉCOLES  CAROLINGIENNES 

Le  premier  fondateur  des  écoles  carolingiennes  fat  un  moine 
lombard,  Paul,  fils  de  Warnfried,  plus  connu  sous  le  nom  de 
Paul  Diac^e^  Charlemagne  l'avait  amené  d'Italie  vers  774  et  lui 
confia  le  soin  d'organiser  l'école  du  palais  :  à  la  suite  d'une  cons- 
piration, Paul  Diacre  s'enfuit^  et  refusa  de  revenir  auprès  de 
Charles. 

En  quoi  consista  son  œuvre?  C'est  assez  difficile  à  préciser  : 
mais  il    est  peu   probable  que,   dans  cette  réorganisation  des 

1)  Voir  t.  XXXII,  p.  284,  et  t.  XXXIlî,  p.  19, 

2)  0.  Primi  vero qui  Carolo  Italiam  aliquoties peragranti  innoluere,  fuerunt  Petrus 
Pisanus  diaconus,  vir  senex,  et  Paulus  Warnefridi,  diaconus  pariter...;  illos 
Carolus  ad  aulam  suam  invitavit,  futures  in  ipso  palatio  suc  scientiarum  pro- 
fessores  et  consilii  sui  io  restaurandis  litterarum  studiis  scholisque  ordinandis 
acinstituendis  adjutores.  Post...774,  ut  creditur,...  inGalliam  abiere  ..(Froben, 
De  -cita  Akuini,  M'gne,  I,  p.  39). 

3)  Ce  point  est  assez  obscur  :  Paul  Diacre  s'établit  à  Trévise,  où  il  ensei- 
gnait les  lettres  grecques.  L'Empereur  (qui  songea  quelque  temps  à  réunir  à 
l'Empire  latin  l'Empire  grec  de  Constantinople)  le  rappela  en  vain.  Alcuin  eut 
d'ailleurs  à  lutter  contre  les  influences  grecques  (que  représentera  Jean  Scot) 
presque  autant  que  contre  les  influences  espagnoles  :  témoin  ses  discussions  avec 
ceux  qui  voulaient  faire  adopter  la  Pàque  grecque. 

9 


126  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

études  littéraires,  le  Lombard,  à  qui  nous  devons  à  peu  près 
tout  ce  qui   reste  de  l'ancien   lexique  de  Verrius*,  ait  oublié 

Lucrèce. 

Le  poète  épicurien  figure  donc  à  la  restauration  des  études  au 
vni'=  siècle.  Mais  Alcuin  ne  continuera  pas  sur  ce  point  l'œuvre  de 
son  prédécesseur. 

Appelé  par  Charlemagne  peu  de  temps  après  le  Lombard', 
Alcuin  n'ignorait  pas  ce  que  celui-ci  avait  fait  les  premiers  efforts 
pour  restaurer  l'étude  des  lettres  ;  il  semble  même,  sur  certains 
points',  avoir  repris  l'œuvre  de  Paul  Diacre,  et  rappelle  à  l'Em- 
pereur avec  quel  éclat  Pierre  de  Pise  enseignait  la  grammaire  à 
sa  cour\  Cependant,  qui  se  bornerait  à  compulser  les  textes  pour- 
rait presque  dire  qu'Alcuin  ignore  jusqu'au  nom  de  Lucrèce. 
C'est  à  peine  si  ses  œuvres  contiennent  le  nom  et  une  loiutaine 
imitation  du  poète  \  Au  catalogue  de  sa  bibliothèque,  nulle  men- 

1)  Le  De  signijicatione  vcrborum  de  Verrius  contenait  de  nombreuses  ci- 
tations de  Lucrèce.  Verrius,  fort  estimé  par  Arnobe  {Adv.  gentes,  I,  5  0), 
est  cité  par  Auiu-Geiie,  Lactance,  Servius,  Macrobe,  et  c'est  là  sans  doute 
que  Diomède,  Gharisius  et  V.  Longus  ont  puisé  les  règles  qu'ils  donnent  comme 
venant  de  Verrius.  Abrégé  une  première  fois  par  Pompeius  Festus,  il  le  fut  a 
nouveau  (sur  l'extrait  de  Festus)  par  Paul  Diacre.  «  Ex  quà  ego  prolixitate  su- 
perflua  quseque  et  minus  necessaria  praetergrediens  et  quaedam  absirusa 
penitus  stilo  proprio  eaucleans,  nonnuUa  ita  ut  erant  posita  relinquens,  hoc 
veslraecelsitudmilegendumcompendiumobtuli  »  (Paui.  Diac,  Ep.  Il  adCarol.). 
Quoique  fort  succmct,  ce  dernier  résumé  (le  seul  qui  nous  reste)  fait  encore  une 
large  place  aux  citations  de  Lucrèce  :  ce  n'était  donc  pas  un  auteur  oublié  à 
cette  époque.  (Cf.  les  éditions  de  Ëgger  (Pans,  1838)  et  Muller  (Leipsig,  1839), 
et  ïeulfel,  Histoire  de  la  littérature  latine,  trad.  Boanard,  11,  120.) 

2)  uAlouinum  primum  anno78i  anle  fesLum  Paschatis  Carolum  Parmœob- 
viam  habuit,  ubi  lune  ab  eodem  rege  primum  ad  permanendum  in  reguo  suo 
mvitalus  luit  »  (Frouen.  De  vita  Alcuini,  Migne,  I,  42). 

3)  il  continua  son  œuvre  en  coiligeant,  comme  lui,  les  homélies  des  Pères 
{Vita  Alcuini,  c.  xii,  Migne,  1,  103). 

4)  «  Uumego  adolesceiisKomam  perrexi  et  ibi  aliquantosdies idemPetrus 

fuit  qui  in  palatio  vestro  docens  grammaticam  claruit  »  (Migne,  I,  314  c).  Pierre 
de  Pise  vint  à  la  cour  de  Charles  avec  Paul  Diacre  (cf.  notes).  El  c'esl  bien 
par  la  grammaire  que  devaient  commencer  les  études  des  clercs  :  «  Initiandi 
ergo  sumus  in  grammatica,  deinde  in  dialectica,  postea  in  rhetorica.  Quibus 
in&trucli  ut  armis,  ad  sludium  philosophisB  debemus  accedere  »  [Ad  spwia 
Bedx,  Migne,  1,  1178  d). 

5)  Nobilis  exinde  est  animée  natura  sagacis 


i 


LUCRÈCE  DANS  hX  TriÉOLOGllil  CHRÉTIENNE  127 

lion  de  cet  auteur'.  Gomment  admettre  une  telle  ignorance  chez 
celui  qui  possède  et  étudie  Lactance,  Priscien,  Servius,  etc.? 

Pour  proscrire  Lucrèce  plus  sévèrement  encore  que  Virgile  % 
rélève  de  Bède  avait  des  raisons  qu'il  faut  mettre  en  lumière. 

Pendant  longtemps,  à  la  cour  et  dans  les  écoles  de  Charles, 
Espagnols  et  Saxons  se  disputèrent  la  prééminence.  Les  premiers, 
qui  avaient  leur  philosophie,  leur  liturgie^  et  leur  chronologie  ' , 

Atque  potens  sensu  cernere  cuncla  suo 

QucC  mare,  quœ  terras (Migne,  II  647,  c). 

Lucrèce  avait  dit  (II,  840)  : 

Nec  minus  hoc  animum  cognoscere  posse  sagacem 
Quam  quce  sunt  aliis  rébus  privata  notare. 

1)  Huic  sophiae  spécimen,  studiura,  sedemque  librosque 

Undique  quos  clarus  collegerat  ante  magister. 


lUic  invenies  veterum  vestipia  patrum 
Quidquid  habel  pro  se  Latio  romanus  in  orbe, 
Grœcia  vel  quidquid  transmisil  clara  latinis, 
Hebraïcus  vel  quod  populus  bibit  imbre  superno, 
Africa  lucitluo  vel  quidquid  lumine  sparsil  ; 
Quod  pater  Hieronymus,  quod  sensit  Hilarius  atque 
Ambrosius  preesul,  simul  Augustinus  et  ipse 
Sanctus  Athanasius,  quod  Orosius  edit  Avilus  : 
Quidquid  Gregorius  summus  docet  et  Léo  papa 
Basilius  quidquid,  Fulgentius  atque  coruscant. 
Cassiodorus  item,  Chrysostomus  atque  Joaunes 
Quidquid  et  Althe'.mus  docuit,  quid  Beda  magister 
Quœ  Victorinus  scripsit,  Boetius,  atque 
Historici  veteres,  Pompeius,  Piinius,  ipse 
Acer  Aristoteles  rhetor  quoque  TuUius  ingens. 
Quid  quoque  Seduiius  vel  quid  canit  ipse  Juvencus. 
Alcimus  et  Glemens,  Prosper,  Paulinus,  Arator, 
Quid  Fortunatus,  vel  quid  Lactantius  edunt; 
Quod  Maro  Virgilius,  Statius,  Lucanus  et  auclor 
Artis  grammaticse,  vel  quid  scripsere  magistri, 
Quid  Probus  atque  Phocas,  DonatusPriscianusve, 
Servius,  Euticius,  Pompeius,  Comminiaiius. 
Invenies  alios  pcrplures  '>■,  lector,  ibidem 
Egregios  studiis,  arte  et  sermone,  magistros. 
Plurima  qui  claro  scripsere  volumina  sensu  : 
Nomina  sed  quorum  presenli  in  carminé  scribi 
Longius  est  visum  quam  plectri  postulet  usus. 

(De  Pontif.  et  S.  Ebor.  Ecdes.,  v.  1530-1564.) 

2)  V.  plus  loin,  note  1,  p.  130. 

3)  La    liturgie    mozarabique.    —  Cf.  .Migne,   Patrol.  lat.,  vol.  LXXVIII  et 
LXXIX,  (à  la  suite  des  œuvres  de  saint  Isidore). 

4)  L'ère  espagnole  fui  enfin  adoptée   sous  Louis   le   Pieux  (Maurice  Prou, 
Paléographie,  p.  82). 

a)  Lucrèce  est-il  de  ce  nombre?  On  verra  plus  loin  les  raisons  qu'il  y  a  de  le 
supposer. 


128  REVUE  DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

étaient  représentés  par  deux  hérétiques  habiles  et  remuants, 
Élipandde  Tolède  et  Félix  d'Urgel,  et  s'appuyaient  précisément 
sur  l'œuvre  de  saint  Isidore*,  imbu,  en  physique,  des  doctrines 
de  Lucrèce  «  l'hérétique'  ».  —  Disciple  de  Bède  et  défenseur  des 
idées  romaines',  Alcuin  eut  mission  d'arrêter  cette  nouvelle 
hérésie*.  Dans  la  lutte,  il  mit  bien  hors  de  cause  les  doctrines 
de  saint  Isidore^  :  mais  n'alla-l-il  pas  plus  loin  et  n'essaya-t  il 

1)  C'est  de  lui  que  se  réclame  Félix  d'Urgel,  lorsqu'il  écrit  :  «  Hispaniae 
doctores  Christum  adoptivum  (Dei  Filium)  soliLos  esse  nomiaare  »  (Alcuin, 
Adv.  Elipand.  Epist.,  Migne,  II,  242  d).  —  Élipand  de  Tolède  fait  de  même 
(Alcuin,  Adv.  Elip.,  1.  III,  Migne,  II,  274  et  285)  et  s'attire  cette  réponse  d'AI- 
cuin  :  «  Nusquam  (in  Isidoro)  de  Redemptoris  nostri  humanitate  adoptionis 
n  ïtnen  exaratum  invenimus  »  {Adv.  Elip.,  1.  II,  c.  viii). 

2)  C'est  de  Rome  que  Bède  était  venu  en  Angleterre;  Alcuin  revenait  aussi 
de  Rome  lorsque  l'Empereur,  défenseur  du  pontife  romain,  l'appela  à   sa  cour. 

3)  «  Ad  confutandos  errores  Felicis  et  Elipanti,  Carolus  opéra  Alcuini  indi- 
guit,  illumque  in  hune  flnem  ut  reditum  ex  Auglia  acceleraret,  permovit  » 
(Froben,  Vita  Alcuini,  Migne,  I,  50). 

«  Dum  Alcuinus  in  palria  sua  morabatur,  tumultus  Felicis  episcopi  Urgellitani 
nova  dogmata  in  Francia,  atque  Elipanti  aliorumque  episcoporum  illi  adheeren- 
tium  adversus  veritatem  catholicam  molimina  in  Hispania  excitavere.  Pro  se- 
dandis  hisce  turbis  compescendisque  in  Ecclesia  ei  regno  hisce  tumultibus, 
nihil  non  egit  rex  christianissimus  Carolus.  Consilium  ergo  in  hune  finem  cum 
Adriano,  sumrao  pontifice,  cum  episcopis  totius  regni...  initurus,  nullius  quam 
Alcuini  operam  in  illa  conlro  v^ersia  exstinguenda  utiliorem  fore  exislimavit  »  (Ibid. , 
p.  58). 

4)  «  Tertia  quoque  nobis  de  Hispania,  quaeolim  tyrannorum  nutrix  fuit,  nunc 
vero  schisniaticorum,  contra  universalem  sanclae  Dei  Ecclesiae  consuetudinem, 
de  baptismo  qusestio  delata  est  »  (Aie,  Epist.  90,  Migne,  I,  289  d). 

5)  «  Beati  itaque  Isidori,  clarissimi  doctoris  non  solura  Hispaniee,  verum 
etiamcunctarum  latinas  eloquentiee  Ecclesiarum,  perplurimalegebamus  opuscula 
et  in  magna  habemus  veneratione  :  in  quibus  nunquam  de  Redemptoris  nostri 
humanitate  adoptione  nomen  exaratuna  invenimus  »  (Adv.  Elipand.,  1.  II, 
c.  viir,  Migne,  II,  266  a). 

«  Contra  quam  impietatem  sanctœ  fidei  professio  in  symbolo  quod  beatus 
Isidorus  in  Etymologiis  composuit,  manifeste  pugnat,  dicens  :  «  Ergo  Dei 
Qlius...  »  (Adv.  Heresin  Felicis,  c.  xxx,  Migne,  II,  p.  99).  [Le  texte  cité 
comme  appartenant  au  De  Etymologiis  se  trouve  en  réalité  dans  le  De  doctrina 
et  fide,  c.  ii.J 

«  Scimus  beatum  Isidorum  dicere  de  Christo  :  «  Unigenitus  indivinitate,  pri- 
«  mogeiiilDS  in  humanitate  »  ;  non  tamen  legimus  eum  contradicere  quod  pri- 
raogenitus  quoque  esset  in  divinilate»  (A'iu.  E/i/).,  1.  II,  c.  xxi,  Migne,  II, 
256  c). 

(f  Igitur  Beatus  Isidorus,  cui  nihil  Hispania  clarius  habuit,  multa  nouiina  ponit 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  129 

pas  d'écarter  les  œuvres  de  celte  lumière  de  V Eglise  d'Espagne  si 
volontiers  citées  par  les  hérétiques'.  Il  le  semble  :  et  si  telle  fut 
son  attitude  contre  saint  Isidore,  à  combien  plus  forte  raison 
contre  l'Epicurien  dont  s'inspira  souvent  rauleurdesA^ymo/o^zes' 
et  du  /)e  Natura. 

Ce  n'est  pas  que  le  réformateur  des  écoles  carolingiennes  se 
dissimule  les  services  que  peuvent  rendre  aux  chrétiens  les 
auteurs  profanes  ^  :  lui-même  les  avait  beaucoup  pratiqués  ;  il 
avait,  dans  sa  jeunesse,  préféré  Virgile  aux  Psaumes  et,  plus 
tard,  donna  à  ses  élèves,  comme  on  le  fit  à  la  Renaissance, 
des  noms  anciens.  Pour  eux,  il  composa  une  grammaire  qui 
devint  classique  ^  et  dans  laquelle  abondent  les  citations  des 
poètes.  Mais  qu'était  tout  cela  en  regard  de  Tétude  des 
lettres  sacrées*  ?  Sur  la  fin  de  ses  jours,  il  en  était  venu  jusqu'à 

de  Deo  Chrislo  in  Etymologiis  vel  aliis  scriptis  suis,  sed  in  nulio  loco  invenimus 
eum  adoplivum  vel  nuncupativum  Deum  Dei  filiuin  ChrisLura  nominasse  »  (Adr, 
Elip.Epist.,  Migne,  II,  242  d). 

1)  C'est  du  moins  ce  qui  paraîtrait  résulter  de  ce  que  Charlemagne,  peu 
après  le  concile  de  Ratisbonne  contre  Élipand  (792),  demande  qu'on  apporte  en 
France  les  œuvres  de  saint  Isidore.  «  Hoc  religionis  dissidium,  quod  multis 
annis  Ecclesiae  pacem  turbavit,  pluribus  hinc  inde  scriptis  editis,  causa  sine 
dubio  fuit  Isidori  Hispalensis  episcopi  opéra  quserendi  atque  ex  Hispania 
afferendi.  Elipandus  quippe  et  Félix  Urgellitanus  inter  alios  raagni  nominis  auc- 
tores  quitus  ad  patrociniiim  vel  defensionem  erroris  utebantur,  laudati  Isidoris 
Hispalensis  aiicloritatera  non  semel  appellavere,  ut  sub  tanti  viri  nomine  suse 
causas  (avèrent  »  [Prsef.  in  Isid.,  ap.  Migne). 

2)  Il  cite  fréquemment  Horace  (cf.  Migne,  II,  887,  etc.),  Juvéna!  (id.,  Soi,  etc.), 
Térence  (id.,  881,  etc.),  Lucain,  etc.  —  Écrivant  à  l'Empereur,  il  se  compare  à 
Virgile  écrivant  à  Auguste  (Migne,  I,  269  c)  et  se  vante  même  de  l'égaler  en 
poésie  :  «  Nec  me  Maro  vincit  in  odis  »  (Migne,  II,  793  6). 

3)  Hauréau,  Philosophie  scolaslique,  I,  128. —  Dans  son  résumé  de  Priscien, 
Alcuin  n'a  pas  conservé  une  seule  citation  de  Lucrèce.  Ajoutons  que  Donat 
(cf.  p.  17)  était  son  maître  préféré,  et  qu'il  semble  l'avoir  compulsé  plus  soigneu- 
sement que  tout  autre.  «  Donatus,  magislernoster,  haecvalde  obscure  et  breviter 
tetigit.  »  En  somme,  Alcuin  en  reste  au  jugement  de  saint  Jérôme  (cf.  Ep.  43, 
Migne,  1,  209  a;  Migne,  II,  882  b).   ' 

4)  «  Utinam  Evangelia  quatuor,  non  i4^neades  duodecim,  pectus  compleant 
tuum,  ut  ea  te  vehat  quadriga  ad  cœlestis  regni  palatium  »(Ep.  159,  Migne,  I, 
442  a). 

«  Discant  pueri  Scripturas  Sacras,  ut,  setate  perfecta  veniente,  alios  docere 
possint.  Qui  non  discit  in  pueritia  non  docet  in  senectute...  Recogitate  nobi- 
lissimum  nostri  temporismagistium  Bedam  presbyteium,  quale  hobuit  injuven- 


130  REVUE    DE    l'uISTOIHE    DES   RELIGIONS 

interdire  la  lecture  du  doux  Virgile  '  :  à  combien  plus  forte  raison 
celle  de  l'hérétique  Lucrèce  ? 

Les  prédécesseurs  l'avaient  appelé  à  leur  aide,  parce  que  son 
poème  traite  des  questions  physiques,  pour  commenter  YEcclé- 
siaste.  Alcuin  n'abandonna  pas  leur  sentiment  sur  l'étude  et  le 
commentaire  des  Livres  sacrés  ^  mais  il  eut  grand  soin  de  mettre 
ses  élèves  en  garde  contre  Tintroduction  des  idées  épicuriennes 
dans  le  commentaire  de  VEcclésiaste  '  ;  il  lui  semblait  si  impor- 

lute  discendi  studium  »  {Epit.  14,  Ad  fratres  Wiy^ensis  Ecdesise,  Migne,  I, 
164  d). 

«  (Sapientia)  in  virgiliacis  non  invenietur  mendaciis,  sed  in  evangelica  af- 
fluenter  reperietur  veritate  »  (De  animœ  ratione,  XIV). 

«  Unde,  sanctissimi  patres,  exhortaminijuvenes  vestros  utdiligentissime  catho- 
licorum  doctorum  discanl  traditiones  et  catholicae  fidei  rationes  omni  intenlione 
apprehendere  studeant,  «  quia  sine  fide  Deo  impossibile  est  placera  »  (Hebr., 
XI,  6).  Nec  tamen  sœcularium  litterarum  contemnenda  est  scientia,  sed  quasi 
fundamentum  teneree  aetati  infantium  tradenda  est  gramraatica  aliaeque  philo- 
sophicfB  subtilitatis  disciplinée,  quatenus  quibusdam  sapientiae  gradibus  ad  altis- 
simum  evangelicae  perfeclionis  culmen  ascendere  valeant,  et  justa  annorum 
iiugmentum  sapientiae  quoque  accrescant  divitite  »  {Ep.  225,  Ad  fratres  in  Hi- 
bernia,  Migne,  I,  502). 

1)  Mais  les  élèves  lisaient  le  poète  en  cachette  :  voir  dans  l'École  calligraphi- 
que de  Tours  le  récit  qu'en  a  fait  M.  L.  Delisle,  d'après  les  biographes  d'Al- 
cuin  (p.  21);  voir  aussi  Monnier,  Alcuin,  p.  261,  et  Froben,  Vita  Aie.  (Migne, 
I,  p.  Lxvi).  Saint  Jérôme,  en  Palestine,  s'était  vu  en  songe  damné  pour  avoir 
préféré  Cicéron  à  la  Bible  (de  même  Vilgard).  — Lucrèce  eut-il  le  même  sort? 
Nous  le  verrons  en  étudiant  son  influence  sur  Raban. 

2)  «  In  bis  quippe  generibus  tribus  philosophise  (physica,  logica,  ethica)  etiam 
eloquia  divina  consistunt.  —  Nam  aut  de  natura  disputare  soient,  ut  in  Genesi 
et  Ecclesiaste;  aut  de  moribus,  ut  in  Proverbiis  et  in  omnibus  sparsim  libris  ; 
aut  de  logica,  pro  qua  nostri  theologi  sibi  vindicant,  ut  in  Canticis  Canticorum 
et  sancto  Evangelio  »  (Aie,  De  Dialectica,  c.  i,  Migne,  II,  952  c). 

«  Salomon...  tria  volumina  edidit  :  Proverbia,  Ecclesiasten,  Cantica  Cantico- 
rum... In  Ecclesiaste  vero,  malurae  virum  œtatisinstituens,  nequidquamin  mundi 
rébus  putet  esse  perpetuum,  sed  caduca  et  brevia  universa  quœ  cernimus... 
Haud  procul  ab  hoc  ordine  doctrinarum  et  philosophi  sectatores  suos  erudiunt, 
ut  primum  ethicam  doceant,  deinde  physicam  interpretentur,  et  quem  in  his, 
profecisse  perspexerint,  ad  theologiam  usque  perducant  »  {Comm.  inEcclesiat. 
c.  1,  v.  1,  Migne,  I,  668d). 

3)  «  Concionator  verax  illudex  tentatione  carnali  intulit  et  hocpostmodum  ex 
spirilaU  veritate  defînivit  {Hierom.et  Greg.  Dial.  IV).  Hasvero  diversashumanœ 
mentis  opiniones  diligenter  hujus  libri  lector  intelligat...et  caveat  ne  in  Epicuri 
dûgmata  cadat  ex  hujus  hbri  lectione  »  (Aie.,  In  Eccles.,  Migne,  I,  671  d). 

«  Vade  ergo   et  coniede  in  la-titia  panem  tuum  et  bibe  in  gaudium  viuum 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  131 

tant  de  le  faire  qu'il  y  revient  expressément  à  la  fin  de  son  Com- 
mentaire *. 

D'autres  raisons  encore  expliquent  le  silence  d'Alcuin  sur  Lu- 
crèce. 

Le  poète  est  un  ancien  par  rapport  au  siècle  d'Auguste  :  un 
archaïque,  selon  l'expression  de  Quintilien  et  de  Tacite.  Isidore 
de  Séville  ne  s'en  effrayait  pas'  :  mais  Alcuin  pensera  tout  au- 
trement, lui  qui  use  des  lettres  profanes  surtout  pour  former  le 
style,  et  qui  prétend,  dans  ses  œuvres,  ég^aler  Virgile  •'. 

Cependant  un  élève  de  Tours,  qui  semble  bien  s'inspirer  d'Al- 
cuin, imitera  Lucrèce.  Dans  un  poème  bizarre*,  qui  tient  de  l'ana- 
gramme et  de  la  mosaïque,  Raban  Maur  reprend  les  synalèphes 
de  Lucrèce  ^  Il  est  vrai  que  ce  procédé  de  versification  avait  été 

tuum,  quia  placent  Deo  opéra  tua.  »  —  «  Melius  haec  omnia,  sicut  sxpe  dix'imus, 
spirilaliter  inlelliguntur  quam  carnaliter,  ne  forte  in  Epicari  dogma  ruamus, 
qui  beatam  feslirnavit  vitam  corporis  delectalionibus  frui  ;  nisi  forte,  con- 
cionaloris  more,  aestimemus  Salomonem  vulgi  verba  et  sensus  ex  sua  persona 
proferre.  Dicamus  altiori  sensu  :  quia  didicisti priori  sententia  quod  morte  omnia 
flniuntur,  et  in  inferno  non  sil  pœnitentia  fructuosa,  nec  aliquis  virtutis  recur- 
sus; dum  in  isto  saeculo  es,  festina,  contende,  âge  penitentiam;  dum  habes 
lempus,  labora  »  (Aie,  In  Eccles.,  c.  ix,  v.  7,  Migne,  I,  704). 

1)  Iste  liber  varios  sensus  sermone  patescit 
Diverses  hominum,  quid  cuinam  piaceat. 
Quem  tuus,  o  juvenis,  tanto  moderamine  sensus 
Periegat,  Èpicuri  ne  ruât  in  foveam. 

(^Aibini  ad  lect.  in  fine  Com.  in  Eccles.,  Migne,  I,  720  b.) 

2)  Ainsi  il  adopte  le  mot  effigix  (au  lieu  de  effigies)  qui  n'est  employé  que 
par  Plante  et  Térence  : 

«Nomismaest  solidus  aureus  velargenteus  sive  eereus,  qui  ideo  nomisma  di- 
citur  quia  nominibus  principum  eftigiisque  signabatur  »  (Is.,  Etym.,  XVI, 
c.  xviu). 

«  Ipse  quoque  nomisma  vocatur  pro  eo  quod  nominibus  principum  effigiisque 
signetur  »  (Etym.,  XVI,  c.  xxv,  14). 

Sur  l'archaïsme  de  Lucrèce,  cf.  Comparetti,  Virgilio  nel  média  œvo. 

3)  Nous  l'avons  vu  se  comparer  à  Virgile  (Ep.  244j. 

4)  De  laudibus  Sanctœ  Crucis,  Migne,  I,  146  et  suiv. 

5)  «  Feci  quoque  et  synalœpham  aliquando  in  scriptu  in  opporfunis  locis 
synalœpharum,  quod  et  Titus  Lucretius  non  raro  fecisse  invenitur  »  {Prologus 
de  laudibus  Sanctœ  Crucis,  Migne,!,  146). 


132  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

signalé  par  Bède',  dont  Alcuin  loue  fort  la  métrique*.  Mais  Bède 
s'était  contenté  de  nommer  Lucrèce  ;  Raban  dit  avec  plus  de 
précision  :  «  Titus  Lucrelius^  «.Faut-ilen  conclure  qu'iladirecte- 
ment  consulté  le  De  Natura  Rerum  et  pris  au  titre  d'un  ma- 
nuscrit le  prénom  de  Titus  que  nous  n'avons  rencontré  nulle 
part  ailleurs  à  cette  époque?  Hypothèse  d'autant  plus  probable 
que  tous  les  manuscrits  anciens  de  Lucrèce  datent  précisément 
de  cette  période*;  Fun  d'eux  provient  même  de  l'Eglise'  de 
Mayence,  dont  Raban  fut  évêque  :  il  est  l'œuvre  d'un  copiste  de 
l'école  calligraphique  de  Tours  fondée  par  Alcuin^,  et  fut  soi- 
gneusement corrigé  par  un  copiste  saxon'.  Dans  ces  conditions, 
il  y  a  tout  lieu  de  conclure  que  Raban  l'eut  en  mains. 

i)  «  Synalaepha  :  coUisio  vocalium  adjunctarum  vocalibus  ut  :  «  atque  ea 
diversa  penitus  dum  parte  geruntur  »  (Isid.,  Etym.,  I,  c.  xxv).  —  Cf.  Bède, 
note  3. 

2)  (Beda)...  nec  non  metrorum  condidit  arlem 
De  quoque  Temporibusmira  ratiooe  volumen 
Quod  lenet  astrorum  cursus,  loca,  tempora,  leges. 

(Alcuin,  De  Pontif.  Ebor.,  v.  1306.) 

3)  En  quelques  vers  placés  en  li-te  du  poème,  Alcuin  recomnaande  au  pape 
Adrien  cette  œuvre  de  son  élève  : 

Hune  puerum  docui  divini  famine  verbi 
Ethicae  monitis  et  sophiae  studiis. 

(Raban,  Migne,  I,  138.) 

Ebert  [Hist.  de  la  littéral,  au  moyen  âge  en  Occident.  Trad.,  t.  II)  attribue  à 
Raban  ces  vers  mis  dans  la  bouche  d'Alcuin  :  l'important,  pour  nous,  est  que 
dans  ce  poème,  œuvre  de  jeunesse,  Raban  se  soit  inspiré  de  Lucrèce,  sans 
être  désavoué  par  son  maître. 

4)  Ces  Mss.  sont  au  nombre  de  quatre  :  ils  ont  été  copiés  entre  le  ix«  et  le 
x»  siècle  (v.  Châtelain,  Paléographie  des  classiques  latins,  vol.  IV). 

5)  Mss.  du  ix«  siècle  (Vossianus)  actuellement  à  la  bibliothèque  de  l'Univer- 
sité de  Leyde.  Au  f°  1,  on  lit  :  «  Iste  liber  pertinet  ad  Librariamsancti  Martini, 
Ecclesiae  Magunti  (ensis).  » 

6)  V.  L.  Delisle,  L'École  calligraphique  de  Tours. 

7)  A  son  école  de  copistes,  Alcuin  avait  adjoint  une  école  de  correcteurs, 
qui  corrigeaient  les  manuscrits  d'après  certains  exemplaires  types,  probable- 
ment réunis  dans  la  bibliothèque  de  l'Empereur.  Les  abbayes  profilaient  du 
passage  d'Alcuin  pour  obtenir  ces  corrections  :  ainsi,  s'arrêtant  avec  Charle- 
magne  à  Sainl-Riquier,  dont  son  élève  Angiibert  était  abbé,  Alcuin  corrige  une 
légende  de  Sainl-Riquier  (799)  (Monnier,  Alcuin,  p.  250).  —  Charlemagne  recher- 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  133 

Nous  savons  d'ailleurs  que  d'autres  manuscrits  de  Lucrèce 
existaient  dans  des  abbayes  dirigées  par  des  disciples  d'Alcuin*  : 
la  proscription  n'alla  donc  pas  jusqu'à  supprimer  l'œuvre  de 
l'Epicurien.  Disons  plus  :  elle  n'empêcha  même  pas  certaines 
théories  épicuriennes  de  se  glisser  dans  les  écrits  d'Alcuin  ou 
dans  des  livres  qui  lui  sont  attribués.  On  voit  reproduite,  dans  un 
commentaire  sur  saint  Paul,  une  théorie  sur  le  temps  ^  qui  est 
évidemment  épicurienne  :  ailleurs  se  trouve  un  long  passage 
sur  la  vision  que  l'on  peut  rapprocher  de  l'ensemble  de  la  théorie 
épicurienne*  ;  enfin,  dans  un  opuscule  contemporain,  la  distinc- 
tion entre  animus  et  anima  est  soigneusement  exposée*.  Si  ces 

chait  avidement  les  manuscrits,  partout  où  il  passait  :  comment  admettre  qu'il 
n'ait  pas  recueilli  un  seul  Lucrèce? 

1)  V.  le  catalogue  de  la  bibliothèque  de  Corbie,  etc.,  p.  153. 

2)  «  Unde  quidam  philosophorum  non  putant  esse  tempus  prœsens,  sed  aul 
praeteritum  ant  futurum;  quia  omne  quod  loquimur,  agimus,  cogitamus,  au! 
dum  fit,  praelerit,  aut,  sinondum  factum  est,  expectalur  »{In  Epist.  sancti  Pauii 
ad  Titum,  v.  1,  Migne,  I,  1011  6;  —  cf.  Hieronymus,  In  eamdem). 

Tempus  item  per[se  non  est,  sed  rébus  ab  ipsis 
Consequitur  sensus,  transactum  quid  sit  in  aevo 
Tum  quae  res  instet,  quid  porro   deinde  sequalur; 
Nec  per  se  quemquam  tempus  sentire  fatendum 
Semotum  ab  reriim  molu  placidaque  quiele. 

(Lucr.,  I,  459.) 

3)  «  Tria  sunt  gênera  visionum,  unum  corporale,  aliud  spirituale,  tertium  in- 
tellectuale.  Corporale  est  quod  corporels  oculis  videtur.  Spirituale  est  quod, 
remota  corporalivisione,  in  spiritu  solo  per  imaginationem  quamdam  cernimus , 
sicut  cum  forte  quidlibet  ignotum  oculis  perspicimus,  statim  ejus  rei  imagi 
formatur  in  spiritu,  sed  prius  non  apparet  illa  spii'itualis  imaginatio  quiiru 
corporalis  allata  sit  intuitio.  Intellectuale  est  quoi)  sola  mentis  vivacitate  con- 
sideramus,  veluti  cum  scriplum  legimus  :  «  Diliges  proximum  tuum  sicut  teip- 
sum  »  (Math,  xix,  19).  Litterae  autem  corporali  visione  leguntur,  el  proximus 
spirituali  imaginatione  rememoratur,  et  dilectio  sola  mentis  ;intelligentia  (Aie. 
Ep.  204,  Migne,  I,  478  c).  Cf.  Raban,  De  Universo,  1.  111,  in  fine. 

4)  Dans  le  Disputatio  puerorum  : 

«  Interrogatio.  Anima  unde  nomen  accepit?  —  Resjionsio.  A  gentilibus  a)  enini 
anima  nomen  sumpsit,  eo  quod  ventus  sit,  unde  et  graece  anemos  dicitur, 
quod,  ore  trahentes  aerem,  vivere  videamur  :  sed  aperte  falsum  est...  qui.i 
multo  prius  gignitur  anima  quam  concipi  aer  possit,  quia  jam  in  genitric:.- 
utero  vivit,  et  ideo  non  est  aer  anima,  quod  putaverunt  quidam,  quia  noa 
potuerunt  incorpoream  ejus  cogitare  naluram...  —  Inter  Inter  animum  et  ani- 

a)  Isid.  avait  dit  :  a  ventis. 


134  REVUE  DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

textes  ne  démontrent  pas  précisément  qu'Alcuin  et  l'auteur  de 
la  Dispiitatio  se  soient  directement  inspirés  de  Lucrèce,  ils  prou- 
vent du  moins  que  l'un  et  l'autre  ont  admis  certaines  parties 
de  ses  doctrines  et,  par  conséquent,  subi  son  influence. 

Cette   influence   reparaît    beaucoup  plus   considérable   chez 
l'élève  direct  d'Alcuin,,  Rahan  Maur, 


IV 


INFLUENCE  DE  LUCRECE  SUR  RABAN  MAUR 

Alcuin  avait  suivi,  pour  Lucrèce  et  l'Epicurisme,  la  tradition 
de  Bède  :  Raban  Maur  continua,  au  contraire_,  colle  de  saint  Isi- 
dore. Avec  le  successeur  d'Alcuin,  la  physique  de  Lucrèce  et 
quelques  principes  de  sa  métaphysique  elle-même  vont  pénétrer 
dans  renseignement  théologique  et  philosophique  des  écoles 
carolingiennes. 

Rien  n'est  d'ailleurs  changé  dans  le  cadre  de  l'enseignement. 
Raban,  comme  ses  prédécesseurs,  divise  les  philosophes'  en 

mam  quid  interest?  —  JResp.  Animus  idem  est  quod  ei  anima  :  sed  anima 
vitse  est,  animus  consilii.  Unde  dicunt  philosophi  eliam  sine  animo  vitam  manere 
et  sine  mente  durare  animam,  unde  et  amentes.  Mens  autem  vocataquodeminet 
in  anima  (vel  quod  meminit)...  tanquam  caput  ejus  vel  oculus.  Unde  et  homo 
ipse  secundum  raentem  imago  Dei  dicitur  »  (Aie,  Migne,  II,  1103,  1104). 

idnter.  Quare  sensusvocanlur?  —  Resp.  Sensus  sunt  dictiquia  per  eos  anima 
subtilissime  totum  corpus  agitai  vigore  sentiendi  unde  et...  —  Inter.  Quid  est 
visus?...  —  Resp.  Visumautemfieriquidamasseverantaut  extrema  aetherialuce, 
aut  interno  spiritu  lucido  per  tenues  vias  a  cerebrovenlentes,  alque,  penetratis 
tunicis  in  aère  exeuntes,  et  tune  commistione  similis  materiae  visum  dantes... 
Visus  est  dictus  eo quod sit  vivaeior  cœteris  sensibus  ac prœstantior  si ve  veiocior.. . 

«  Tactus  dictus  eo  quod  pertractet  et  tangat  et  per  omnia  membra  vigorera 
sensus  aspergat.  Nam  tactu  probamus  quidquid  cœteris  sensibus  judicare  non 
possumus  »  {Id.,  p.  1105  et  suiv.  ;  —  cf.  Isid.,  Etym.,  1.  XI,  c.  i). 

Ailleurs,  le  même  auteur  parle  de  spiritus  vitales,  oculorumforamina,  etc.,  et 
distingue  trois  sortes  d'esprit  :  spiritus  qui  cavne  non  legitur  —  spiritus  qui  carne 
tegilur  sedcum  ea  nonmoritur  —  spiritus  qui  cum  carne  moritur  {id.,  1107). 
Ces  distinctions  ont  leur  importance,  surtout  si  l'on  se  reporte  à  l'ouvrage  de 
Claudianus  Mamertus,  à  certains  passages  de  Raban-Maur  (cf.  p.  145,  note  4) 
et  aux  doctrines  de  quelques  hérétiques. 

1)  «  Philosophi  triplici  génère  dividuntur,  nam  aut  physici  sunt,  aut  ethici, 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  i3o 

moralistes,  log-iciens  et  physiciens.  «  Ceux-ci  traitent  des  mêmes 
sujets  que  la  Genèse  et  VEcclésiaste\  et  certains  poètes  font  de 
même,  témoin  Lucrèce',  dont  l'œuvre,  écrite  en  vers  comme  les 
Psaumes,  les  Paraboles  et  VEcclésiaste^^  est,  par  conséquent, 
philosophique  en  même  temps  qu'exégétique  *  ». 

Voilà  Lucrèce  classé  :  sera-t-il  permis  de  puiser  dans  son  œu- 
vre? 

Étant  philosophe,  il  est  hérétique  %  car  les  hérétiques  n'ont 

aut  logici...  Pbysici  dicti,  quia  de  naturis tractant  :  natura  quippe  graece  phy~ 
sis  vocatur  «  (Raban,  De  Univ.,  1.  XV,  c.  i). 

1)  «  In  Physica  igitur  causa quserendi,  in  Ethicaordo  vivendi,  in  Logica ratio 
intelligendi  versatur.  In  quibus  videlicet  generibus  tribus  philosophite  divina 
eloquia  consistunt.  Nam  aut  de  natura  dispulare  soient,  ut  in  Genesi  et  in  Ec- 
clesiaste...  »  {Ibid.,  Migne,  p.  416  b). 

2)  «  Exegemalici,  id  est  enarrativi,  poematisspecies  sunttres,  angelilicae,  his- 
toricœ,  didascalica?.  Angeiiticaest  quà  sententiae  scribuntur,  ut  est  Theognidis 
liber  et  Monastica  Albini,  quae  species  in  plurimis  poematibus  sparsira  posita 
reperitur.  Item  chrice  eidem  depuLantur.  Historica  est  qua  narrationis  genea- 
iogiee  componuntur,  ut  est  metruuj  de  generatione  mundi,  et  situ,  et  qualitate 
diversarum  gentium  et  liber  Alcuini  et  his  similia.  Didascalica  est,  quâ  com- 
prehenditur  philosophia  Empedoclis  et  Lucretii.  Iteui  astrologia  et  pbœnomena 
Arati  etCiceronis,  et  Georgica  Virgilii  et  his  similia  »  (Raban.  Excerpta  de  avte 
fjrammatica  Prisciani,  in  fine,  Migne  V,  p.  670). 

3)  u  Poematos  gênera  sunt  tria  :  aut  enim  Kctivum  vel  imitativum,  aut  enar- 
rativum  vel  enuntiativum,  aut  commune  vel  mixtum.  Exegeticon  vel  enar- 
rativum  est  in  quo  poeta  ipse  sine  uUius  personee  interlocutione,  ut  se  habent 
très  Georgici  libri  et  prima  pars  quarti.  Item  Lucretii  carmina  et  ccetera  his 
similia  »  (Raban,  Excepta  de  arte  gr.  Prise,  Migne,  V,  667  c). 

4)  <■<■  Exegematicon  est  vel  enarrativum  in  quo  poeta  ipse  loquitur  sine  ullius 
interpositionepersonae,  ut  se  habent  très  libri  Georgici  toti  et  prima  pars  quarti. 
Item  Lucretii  carmina  et  his  similia  :  quo  génère  apud  nos  scriptae  sunt  Para- 
bolae  et  Ecclesiastes  :  quae  sua  iingua,  sicut  et  Psalterium,  métro  constat  esse 
conscripta  »  (Raban.  De  Vniverso,  I.  XV,  c.  ii). 

(Sur  l'origine  de  ces  passages,  v.  Bède  :  Ai'S  metrica,  Migne,  I,  174;  — 
Isidore,  Êtymologies  ;  —  Priscian,  Ars  gramtnatica  ;  —  Diomède,  Ars  gram- 
inatica,  K.  III,  482;  —  Dosithée,  K.  VII,  428;  —  Lactance,  De  Inst.  div.,  1, 
c,  xxv;  —  Quintilien,  Vitruve.  etc.) 

5)  «  Divisi  sunt  autem  ipsi  philosophi  in  hjeresibus  suis,  habentes  quidam 
nomina  ex  auctoribus  :  ut  Platonici,  Epicurei,  Pythagorici....  Hi  pbilosophorum 
errores  etiam  apud  Ecclesiam  induxerunt  haereses....  Et  «  ut  anima  interire 
dicatur  »  Epicurus  observât,  et  '<  ut  carnis  restitutio  negetur  »  de  vana  omnium 
pbilosophorum  schola  sumitur.  Eadem  materia  apud  haereticos  et  philosophos 
volutatur,  iidem  relractaîus  iuiplicantur...  ><  (Raban,  De  Universo,  1.  XV,  c.  i> 
p.  414-416). 


136  REVUE    DE    l'histoire     DES    RELIGIONS 

pas  fait  autre  chose  qu'apporter  à  lÉglise  les  doctrines  philoso- 
phiques '.  De  plus,  le  poêle  est  disciple  de  cet  Épicure  que  les 
philosophes  eux-mêmes  appelaient  «  pourceau^  »  et  qui  s'est  roulé 
dans  la  fange  des  voluptés  corporelles'  ;  il  a  écrit  contre  la  super- 
stition, etc.  Les  griefs  contre  lui  sont  nombreux. 

Ce  n'est  cependant  pas  une  raison  pour  négliger  celles  de  ses 
théories  qui  pourraient  servir  aux  chrétiens*.  Sur  la  légitimité 

1)  (<  Haeresis  graece  ab  electione  vocatur,  quod  scilicet  unusquisque  id  sibi  de 
haeresi  et  schismate  eligat,  quod  raelius  illi  esse  videtur,  ut  philosophi  peripate- 
tici,  academici,  et  epicurei  et  stoici,  vel  si  qui  aliiqui  perversum  dogma  excogi- 
tantes,  arbilrio  suo  de  Ecclesia  recesserunt  »  (Raban.  De  Universo,  1.  IV,  c.viii; 
—  cf.  De  clericorum  institutione,  1.  II,  c.  lviii). 

2)  «  Epicurei  dicti  ab  Epicuro,  quodam  philosophe  amatore  vanitatis,  non  sa- 
pientiae,  quem  etiam  philosophi  porcum  nominaverunt  :  quia  se  volutans  in 
cœno,  carnalem  voluptatem  corporis  summum  bonum  asseruit.  Qui  etiam  dixit 
nulla  divina  providentia  instructum  esse  aut  régi  mundum  :  sed  originem  re- 
rum  atomis,  id  est  insecabilibus  ac  solidis  corporibus  assignavit,  quorum  for- 
tuitis  concursionibus  universa  nascanluret  nata  sint.  Asserunt  autem  Deum  ni- 
hil  agere,  omnia  constare  corporibus,  animam  nihil  aliud  esse  quam  corpus. 
Unde  et  dixit  :  «  Non  ero  posteaquam  mortuus  fuero  »  (Raban,  De  Univ., 
1.  XV,  c.  i;  —cf.  Isid.). 

3)  «  Superstitio  dicta  eo  quod  sit  superflua  aut  superstituta  observatio.  Alii 
dicunt  a  senibus,  qui  multis  annis  superstites  per  aetatem  dehrant  et  errant  su- 
perstilione  quadam,  nescientes  quae  veteres  colunt  aut  quœ  velerum  ignari 
asciscant.  Lucretius  autem  siiperstitionem  dio.it  superstantiam  reriim,  id  est 
cœlestium  et  divinorum  quae  super  nos  stant  :  sed  maie  dicit.  Hsereticorum 
autem  dogmata  ut  facile  possint  agnosci,  causas  eorum  vel  nomi..a  demons- 
trari  opportet  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  IV,  c.  viir;  —  cf.  id.,  Migne,  VI,  690  6). 
—  Cf.  Isid.,  Etym.,  1.  VITI,  c.  m;  —  Lact.,  Inst.  div.,  1.  V,  c.  xxviii. 

Mais  la  pensée  de  ce  dernier  auteur  s'est  singulièrement  transformée  avant 
d'arriver  jusqu'à  Raban. Lactance  louait  la  définition  de  Lucrècequi  attaquait  le 
polythéisme  :  Raban  la  blâme  et  ne  cite  plus  l'Epicurien  à  propos  de  celle  de  la 
religion  (Raban.  De  Univ.,  1.  IV,  c.  iv). 

4)  «  Illud  adhuc  adjicimns  quod  philosophi  ipsi  qui  vocanlur,  si  qua  forte 
vera  et  fidei  nostrae  accommodata  in  dispensationibus  suis  seu  scriptisdixerunt, 
maxime  Platonici,  non  solum  formidanda  non  sunt,  sed  ab  eis  etiam  tanquam 
injustis  possessoribus  in  usum  nostrum  vmdicanda.  Sicut  enim  .(4ilgyptii  non 
tantum  idola  habebant  et  oneragravia,  quœ  populus  Israël  detestaretur  et  fuge- 
ret,  sed  etiam  vasa  atque  ornamenta  de  auro  etargento,  etvestem,  quae  ille  po- 
pulus exiens  de  ^Egypto  sibi  tanquam  ad  usum  meliorem  clanculo  vendicavit... 
sic  doctrinx  omnes  gentilium...  superstitiosa  fjgmenta...  habent...  Nonne 
aspicimus  qu&nto  auro  et  argento  et  veste  suffarcinati  exierunt  de  iEgypto 
Cyprianus   et   doctor  suavissimus  et  martyr  bealissimus.   Quanio  Lactantius, 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  137 

de  ces  emprunts,  Raban  reprend  la  théorie  de  Lactance,  d'Au- 
gustin et  d'autres.  On  peut  puiser  en  leurs  poèmes,  pourvu  qu'on 
les  traite  comme  les  captives  d'Israël:  qu'on  leur  coupe  de  près 
les  ongles  et  qu'on  les  rase  entièrement*. 

En  d'autres  termes,  il  faut  les  interpréter  aliégoriquement». 
C'est  ainsi  qu'après  avoir  condamné  la   chair  au  sens  propre 

quanto  Victorinus,  Optatus,  Hilarius  ?  quaiUo  innuoierabiles  grammatici  ? ,. 
(Raban,  De  clericoruin  institut ioîie,  J.  III,  c.  xxvi). 

Augustin  avait  écrit  (De  doctrina  christiana,  1.  II,  lx)  ;  «  Ptiilosophi  autem 
qui  vocantur,  si  qua  forte  vera  eLQdei  nostrae  accommodata  dixerunt,  maxime 
Pialomci,  non  solum  formidanda  non  sunt,  sed  ab  eis  etiam  tanquam  injustis 
possessonbus  m  usuin  nostnun  vindicanda.  Sicut  enim  yËgypUi  non  solum 
idola  babebant  et  onera  gravia  quae  populus  Israël  detestarelur  et  fugeret,  sed 
euam  vasa  alque  ornamenta  de  auro  et  argento  et  vestem  quae  ilie  populus 
exiensde  ^gypto  sibi  poims,  tanquam  ad  usuinmeiiorein,cla,nc\i[o  vindicavit... 
Nam  quid  aliud  lecerunt  multi  boni  ûdelesnostn?  Quanto  auro  et  argento" 
exierit  de  ^gypto...  Lactantius;  quanto  Viclorinus,  Optatus,  Hilarius,  ut  de 
vivistaceam,  quanto  maumerab.les  Grseci...  Injmti  sunteaim  (gentiles)  pos- 
sessores  sciealiarum  ». 

Notons  en  passant  que  Victorinus  composa  un  De  Physicis  contre  les  philoso- 
phes qui  attaquaient  la  Genèse  (Mai.,  Script.  Veter.  nova  collect.,  t.  III). 

1)  «  Poemata  autem  et  Iibros  geutilium  si  velimus  propter  flore.n  eloquentise 
légère,  typus  muliens  captivtE  tenendus  est,  quam  ûeuleronomium  describit;  et 
Dominum  ita  prœcepisse  commémorât,  ut  si  Israélites  eam  habere  veliet  uxorém, 
calvitium  ei  faciat,  ungues  prsesecet,  pilos  auferat,  et  cum  munda  fuerit  effecta,' 
tune  transeat  m  uxoris  amplexus.  Haec  si  secundum  litteram  intelligimus,  nonne 
ridiculasunf?ltaqueetnoshocfaceresolemus,  hocque  facere  debtmus  quando 
poetas  gentiles  leyimus,  quando  in  manusnostras  veniunt  libri  sapientiee  seecu- 
iaris:  si  quid  in  eis  utile  reperimus,  ad  noslrum  dogma  convertimus;  si  quid 
vero  supertluumde  idolis,  de  amore,  de  cura  seecularium  rerum,  haec  radamus, 
lus  calvitiem  inducamus,  baec  m  uuguiummorelerroacutissimo  desecemus  ->  (Ra- 
ban. De  dericorum  institutione,  1.  iil,  c.  xvui).  -  C'est  la  règle  qu'avait  appli- 
quée Raban  en  imitant  Lucrèce  dans  son  poème  des  Louanges  delà  Croix. 

2)  Potest  etjuxta  allegona;  regulam  in  auro  idolotytho  hxreticorum  et  philo- 
sophorum  doctrina accipi,  qu*  spiendore  nitet  eloquenliœ  etcuriosorum  per  om- 
lua  se  portendit  ruinœ.  Qui  autem  ejus  amore  captus  non  praecavet  iatentis 
nequitiae  insidias,  errons  et  peccatorum  iaqueis  constrictus  perpétuas  decidet 
lu  pœuas  a  »(Com.  inEcclesiasticum,  1.  Vil,  c.  vij.  -Allegona  vero  aliquid  in 
se  plus  conuuet  quod  per  hoc  quod  loqueas  de  rei  veritate  ad  quiddam  dat 
inleliigendum  de  tidei  puritale,  et  sancLse  Ecclesiœ  mysteria  sive  praesentia, 
sue  lutura,  aliud  dicens,  aliud  signiUcans,  semper  autem  figmentis  et  velati's 
oit'Uiiit  »  [Atieg.  in  Script.  Sacrum,  Migne,  VI,  8i9  6). 

a)  L"idée  est  de  Lactance. 


J38  REVl'E    DE    l'fIISTOIRE    DES    RELlGIOiNS 

(comme  l'entendent  les  Épicuriens,  sans  doute),  on  peut  en  faire 
l'éloge  au  sens  allégorique'. 

Ce. qui  pi^écède  explique  pourquoi  Raban,  loin  de  proscrire 
Lucrèce  (comme  avait  fait  Alcuin),  puisa  souvent  dans  son  œuvre, 
soit  pour  commenter  YEcclésiaste  et  la  Genèse,  soit  pour  éclaircir 
les  questions  de  physique  qui  touchent  au  dogme  chrétien.  Toutes 
les  fois  qu'il  la  rencontre  chez  saint  Isidore,  il  reprend  la  tradi- 
tion épicurienne,  et  souvent  y  ajoute. 

Laissons  de  côté  les  nombreuses  imitations  qui  n'ont  qu'une 
valeur  littéraire'^  :  n'insistons  pas  non  plus  sur  quelques  citations 
empruntées  à  Lucrèce  (ou  à  d'autres  qui  l'avaient  cité)  pour  ex- 
pliquer le  sens  de  certains  mots;  bornons-nous  à  étudier  cette 
influence  en  exégèse,  en  physique  et  en  métaphysique. 

L'œuvre  exégétique  de  Raban  est  considérable  :  elle  embrasse 

1)  «  Caro,  juxta  alltgoriam,  aîiquando  significat  exleriorem  hominem,  ali- 
quando  litteram  legis  et  carnalem  sensum,  aîiquando  sapientiam  humanam  qucc 
contraria  sentit  Deo  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  VI,  c.  i,  Migne,  V,  142  c). 

«  Bona  est  caro  nostra  et  valde  bona,  utpote  a  solo  et  bono  Deo  condita;  et 
nonestmala,  ut  volunt  Sethianus  et  Opinianus  et  Patricianus  :  nec  mali  causa, 
ut  docuilFiorinus;  nec  ex  maloet  bono  compacta,  ut  Manichteus  blasplieinal  » 
(Raban.  De  univ.,  1.  IV,  c.  x,  Migne,  V,  103  b). 

2)  (De  Univ.,  1.  VU,  c.  ii)  :  «  Patratio  enim  est  rei  veneriae  consummalio. 
Lucrelius  : 

Et  bene  patratio  patrum.  » 

Cf.  —  Et  bene  parla  palrum  iiunt  anademata,  mitree.  (Lucr.,  IV,  1121.) 
«  Aratrum  ab  arandoterram  vocatum,  quasi  araterium.  Vomer  dictas,  quod  vi 
humana  eruat,  seu  ab  evomendo  terram.  De  quo  Lucretius  : 

,  .  .  uncus  aratri 
Ferreus  occulte  decrescit  vomer  in  arvis.  » 

(I^aban,  De  Univ.,  1.  XXII,  c.  xiv.—  Lucr.,  l,  314.) 
«  Rola  quod  quasi  ruât  :  est  enim  machinade  quaellumine  aqua  exlrahilur. 
Lucretius  : 

In  fiuvios  versare  rotas  atque  haustra  videmus.  » 

(Raban,  De  Univ.,  1.  XXII,  c.  xv.  —  Lucr.,  v.  517.) 
«  Accusativus  si  as  fuerit  lerminatus  et  a  genitivo  singulari  venerit  os  finito, 
corripilur,  ut  arcados,  arcadas.  Lucretius  : 

Lampades  igniferas  manibus  retinentia  dextris.  » 
(Raban,  Excerptade  arte Prise, Migne,  Y,  644.  —{Lucr.,  II,  25. Etc.) 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  139 

presque  toute  la  Bible.  L'importance  qu'il  donne  à  rallog-orie  et 
sa  façon  de  la  comprendre  le  font  recourir  plus  souvent  que  ses 
prédécesseurs  immédiats  à  l'œuvre  des  philosophes  et  des  gen- 
tils :  Lucrèce  n'est  pas  oublié*. 

Mais  il  est  surtout  mis  à  contribution  pour  la  physique  :  les 
explications  épicuriennes^  étaient  faciles  à  comprendre,  et  ce 
fut  sans  doute  une  des  raisons  qui  les  firent  accepter  à  cette  épo- 
que où  l'on  multiplie  les  traités  de  physique'  pour  commenter 
le  sens  spirituel  et  mystique  des  Écritures*. 

Dans  ce  but,  Raban  parle  d'abord  des  quatre  éléments,  allé- 
goriquement  représentés  par  les  quatre  animaux  symboliques 
d'Ezéchiel  qui  figurèrent  les  quatre  Évangélistes  -'  ;  puis  il 
décrit,   d'après  Lucrèce,  la  terre  aux  profondeurs   de  laquelle 

1)  Cf.  Migne,  III,  739  (sur  l'origine  des  religions)  ;  —  id.,  740  b  :  Comm.  in 
SapienL,  i.  III,  c.  m  (sur  Gérés).  —  Pour  se  faire  une  idée  exacte  de  la  façon 
dont  se  transmettaient  les  idées  à  cette  époque,  on  peut  comparer  Raban,  De 
Univ.,  I.  XV,  c.  VI.  —  Isid.,  Etym.,  1.  VIII,  c.  ii.  —  Aug.,  Civ.  Dei,  I.  Vlil, 
c,  n.  —  Ovid.  Fast.,  IV,  25.  —  Lucr.,  II,  600...  (et  la  liste  n'est  pas  complète). 
11  n'est  pas  possible  de  mettre  ici  en  regard  tous  ces  textes  :  mais  il  suffira 
de  s'y  reporter  pour  voir  combien  il  faut  examiner  attentivement  un  texte 
avant  de  déclarer  qu'il  provient  directement  d'un  ancien,  et  comment  se  trans- 
mettaient alors  les  idées  anciennes. 

2)  Pour  chaque  phénomène  terrestre  ou  céleste,  Lucrèce  propose,  comme 
Épicure,  deux  ou  trois  explications,  au  choix  du  lecteur. 

.V  3)  Rappelons  le  De  Natura  Rerum  dlsïdore  de  Seville,  outre  ses Ètymologies,  et 
le  De  Naturis  de  Bède,  etc.  Vincent  de  Beauvais  appelle  De  Naluris  Rerum  le 
De  Universo  de  Raban-Maur  (Hauréau,  P/ti/osop/ue  scolastique,  I,p.  141,  note). 
Dans  un  catalogue  de  l'abbaye  du  Bec,  M.  Ravaisson  signale  un  De  Naturis 
iierwn  de  Raban  (F.  Ravaisson,  Rapport  sur  les  Bibliothèques  de  l'Ouest,  p.  xii, 
et  Append.,  p.  391).  La  Bibliothèque  Nationale  (fonds  Boutier,  10)  possède  un 
De  Universo  dont  le  titre  est  :  Rabani  Mauri  de  naturis  rerum  et  verborum 
proprietatibus  et  de  mystica  rerum  significatione. 

4)  <(  Posteaverode  cœlestibus  et  terrestribus  creaturis,  non  solum  de  natura, 
sed  etiam  de  viet  elfectibus  earum,  sermonemhabere  iastitui  :  ut  lector  diligens 
in  hoc  opère  et  naturœ  proprietatem  juxta  historiam,  et  spiritualem  signifi- 
cationem  juxta  myslicum  sensum  simul  posita  inveniret  »  (De  Univ.,  Praif., 
Migne,  V,  p.  10  a  ;  —  cf.  J.  Scut). 

5)  «  Suntquisimpliciter  in  quatuor  animalibus  juxLa  Hippocratis  sententiam 
quatuor  arbitrantur  elementa  monstrari,  de  quibus  constant  omnia  :  ignem, 
aerem,  aquam  lerramque  »  —  et  il  décrit  ces  quatre  animaux  d'après  Ezéchiel 
—  (Raban,  Comm.  in  Paralip.,  1.  II,  c.  xxviii,  Migne,  III,  4106).  Ailleurs  : 


140  REVUE    DE    l'histoire    DES    RhLIGIONS 

s'agite  un  principe  générateur'  ;  Teau,  créatrice  de  toutes 
choses  *  ;  l'air,  plus  subtil  et  si  ténu  que  certains  philosophes 
en  voulurent  tirer  l'âme';  enfin  le  feu    et  la  foudre,  qui  ne 

«  Quatuor  enim  sunl  mundi  parles,  et  omnis  creatura  visibilis  ex  quatuor  cons- 
tat démentis  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  XVIII,  c.  m,  Migne,  V,  493  b). 

i)  Terra  est  in  média  mundi  regione  posita,  omnibus  partibus  cœli  in  modum 
centri  aequali  intervallo  consistens  :  quee  singulari  numéro  totum  orbem  signi- 
6eat,  plurali  vero  singulas  partes.  Cujus  nomina  diversa  dat  ratio...  Cujus  mo- 
tum  alii  dicunt  ventum  esse  inconcavis  ejus,  qui  motus  eam  movet.  Sallustius  : 
Venti  per  cava  terrae  praecipitati,  rupti  aliquot  montes  tumulique  sedere.  Alii 
aquam  dicunt  genitalem  in  terris  moveri  et  eas  simul  concutere  sicut  vas,  ut 
dicit  Lucretius.  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  XII,  c.  i  ;  —  cf.  Lucrèce,  1.  I,  in  fine). 
—  Cf.  Isid.,  Etym.,  I.  XIV,  1  :  Sapientes  dicunt  terram  in  modo  spongiae  esse 
conceptumque  ventum  rotari  étire  per  cavernas...  Unde  et  Sallustius  :  Venti, 
inquit.  per  cava  terrée  prœcipitati,  rupti  aliquot  montes,  tumulique  sedere. 
Ergo,  ut  diximus,  tremor  terrée  vel  spiritu  venti  per  cava  terrse  vel  ruinri  infe- 
riorum  motuque  undse  existit.  Sic  enim  ut  Lucauus  ait  : 

...terraque  déhiscente 
Insolitis...         ...tremuerunt  motibus  Alpes.  » 

(Isid.  De  iSalura  Rerum,  c.  xlvi.) 

2)  «  Pluviae  dictée  eo  quod  fluant  quasi  fluvii.  Nascuntur  enim  de  terrae  etmaris 
anhelitu.  Quee  cum  altius  elevatae  fuerunt  aut  solis  calore  resolutee  aut  vi  ven- 
torum  compressée  stillantur  in  terris.  Imbres  autem  et  ad  nubes  et  ad  pluvias 
pertinent,  dictée  greeco  vocabulo  quod  terram  inebrient  ad  germinandum.  Ex 
his  enim  cuncta  creantur.  Significant  autem  pluviae  vel  imbres  dona  cœlestia, 
et  praccepta  vel  mandata  Dei,  quee  terram,  hoc  est  homines,  irrigant  et  incitant 
ad  proferendumgermen  bonorum  operum  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  XI,  xiv  ;  —  cf. 

Isid.). 

3)  «  Ventus  est  aer  commotus  etagitatus,  pro  diversis partibus  cœli  diversa  no- 
mina sortitus.  —  Agitatus  autem  aer  auram  facit-  Unde  et  Lucretius  dicit  aerias 
auras  »  (Raban,  De  Uriiv.,  1.  IX,  c.  sxv,  xxvi). 

Isidore  avait  écrit  (De  Nat.  Rerum,  c.  xxxvi)  :  «  Ve:itus  est  aer  commotus  et 
agitatus,  approbante  Lucretio  : 

Ventus  enim  fît  ubi  est  agitando  percitus  aer.  » 

On  voit  par  là  que  Raban  ne  cite  Lucrèce  que  lorsqu'il  le  juge  nécessaire.  II 
était  d'ailleurs  sorti  de  cette  théorie  de  l'air  une  théorie  de  l'âme  contre  laquelle 
il  proteste  :  «Anima  autem  agentilibus  nomen  accepil,  eo  quod  ventus  sit.  Unde 
elGraeci  ventum  anemos  dicunt,  quod  ore  trahentesaerem  vivere  videamur;  sed 
apertissime  falsum  est,  quia  multo  prius  gignitur  anima  quam  concipi  aer  ore 
possit,  quee  jam  in  genitricis  utero  vivit.  Non  est  igitur  aer  anima,  quod  puta- 
verunt  quidam  qui  nonpotueruntincorporeamejus  cogitare  naturam  »  (Raban, 
De  Univ.,  1.  VI,  c.  i,  Migne,  V,  139). 


I 


LUCRKCE  DANS  LA  THÉOLOGIii:  CHRÉTIENNE  Hl 

sont  que  cetair  subtilisé  et  animé  d'un  mouvement  plus  violent  '. 
Si  l'on  examine  attentivement  ces  diil'érents  passages,  on  y 

1)  Voici  les  passages  caractéristiques.  «  Aer  est  inanilas  lumen  plurimum 
habens  admixtum  raritatis  quam  cœlera  elementa.  De  quo  Virgilius  Longum 
per  inane  secutus.  Aer  diclus  ab  eo  quod  ferat  lerram,  vel  quod  ab  ea  fera- 
tur....  liie  suhlilis  ubi  ventosi  et  procellosi  motus  non  possunt  existera...; 
iste  vero  turbulentior...  Nam  commolus  ventos  facit:  vehemenlius,  ignés  et 
tonilrua; contraftusnubila,  cumspissatus pluviam; congelanllbusnebulisnivem... 
Unde  Aposlolus  ait  :  Sic  pugno,  non  quasi  aerem  verberans  (I  Cor.,  ix),  id  est, 
non  inania  consectans  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  IX,  xvii). 

«  Tonitruum  dictum  quod  sonus  ejus  terreat.  Nam  tomus  sonus,  qui  ideo  in- 
terdum  tam  graviter  concutil  omnia,  ita  ut  cœlum  di.<cidisse  videatur,  quiu  cum 
procellcB  vehementissimi  venti  nubibus  se  repeiite  iuimiserint,  turbine  inva- 
lescenle,  exilumque  quaerenl,  nubem  quam  excavavil  impetu  magno  rescindit, 
ac  sic  cum  horrendo  labore  fragore  defertur  ad  aures.  Tonitruum  aiiquando  in 
Scr  pluris  divinam  vocem  significat,  ut  est  illud  :  Intonuit  de  cœlo  Dominas  et 
Altissimus  dedil  vocem  suatn  {Psal.  XVII};  quippe  qui  erat  ingentia  sacramenta 
locuturus;  ait  enim  Evangelio  vox  omnipotens  Patris  :  Et  clarificavi  et  iterum 
clarificabo  [Joan.,  xii)  ;  unde  multi  (sicut  ibi  iegitur)  tonitruum  fuisse  credide- 
runt  »  etc.  (Raban,  De  Univ.,  1.  XI,  c.  xix).  —  Cf.  Isid.,  Etym.,  I.  XII,  «.  vin  : 
«Quiadeo  interdum  tam  graviter  concutit  omnia,  ita  ut  cœlum  discidisse  videa- 
lur,  quia  cum  procelise  vehementissimis  venli  nubibus  se  repente  immiserit, 
turbine  invalescente,  exitumque  quaerente,  nubem  quam  excavavit  impetu 
magno  perscindil  ac  sic  cum  horrendo  fragore  defertur  ad  aures.—  Quod  mirari 
quis  non  débet,  cum  vesicula  quam  vis  parva  magnum  tamen  sonitum  displosa 
emiLlat.  Cum  tonitruo  autem  simul  et  fulgura  exprimit  :  sed  illud  celerius 
videtur,   qui  clarum  est,  hoc  aulem  ad  aures  tardius  pervenit.  » 

«Deinde  sequunlur  tonitrua,  quae  licet  sonitu  tardiora  sunt,  prsecedenti  con- 
cussi  luminis  claiitate,  pariter  tamen  cum  fulgurc;  emilluntur.  Sed  eorum 
sonitus  tardius  penetiat  aures  quem  oculos  splendor  fulguris  ad  instar  securis 
arborera  procul  caedeutis,  cujus  qiiidem  anle  cernis  ictum  quam  ad  aures 
pervenial,  sonitus  »  {De  Naturis,  XXX,  2). 

Et  ailleurs  :  «  Ideo  autem  iulminis  iclum  vim  habere  majorera  quia  subtilioribus 
elementis  factus  est  quam  nosler  (ignis),  id  est,  qui  nobis  in  usu  est  »  (Raban, 
De  Univ.,  l.  IX,  c.  xix,  Migne,  V,  177). 

«  Lucretius  autem  dicit  fi^Iraina  ex  minutis  seminibus  conslare,  idio  penetra- 
bilior  esse;  ubicumque  aulem  lulmen  inciderit,  sulphuns  ardor  emittit  »  (Lid., 
De  Naturis  Rer.,  c.  xxx). 

11  faut  rapprocher  de  ces  citations  les  passages  (Lucrèce  VI,  221    330    806 
et  VU,  111-199}  d'où  sont  tirés  ces  vers  : 

Interdum  perscissa  furit  petulantibus  auris, 
Cum  subito  valide  venli  conlecla  proaella 
Nubibus  intors't  sese  conclusaque  ioidem. 
Turbine  versanli  magis  ac  magis  undique  nubem 

iO 


142  BEVUE    Di;    L*1I1ST01BE    DES    RELIGIONS 

verra  (outre  l'indication  de  ia  manière  dont  Raban  imite  Lucrèce 
à  côté  de  saint  Isidore)  comment  il  christianise  ces  théories  en  y 
joignant  des  citations  bibliques.  Notons,  en  passant,  à  cause 
de  l'influence  que  cette  idée  put  avoir  sur  les  théories  alchi- 
mistes ',  le  passage  où  Raban  montre  l'air  se  transformant  en  feu 
et  en  eau. 

L'élève  d'Alcuin  ne  borne  pas  là  ses  emprunts  au  système 
d'Épicure  :  après  avoir  ainsi  parlé  des  éléments,  apèrs  avoir  posé 
la  question  de  la  pluralité  des  mondes^  Raban  s'étend  longue- 


Cogituti  tiat  spisso  cava  circum. 
Post,  ubi  comminiiit  vis  ejus  et  inipelus  acer, 
Tuii)  perterii  crépu  sonilu  dal  sciss;i.  fragorem 
Nec  œirum,  cum  pleiia  animœ  versicula  parva 
Ssepe  ita  dal  lorvurii  sonitum  displosa  re[)ente. 


Seii  tonitruum  fit  uti  posl  auribus  accipiamus 
Fulgere  qiiam  cernant  ociili,  quia  semper  ad  aures 
Tardius  adveniunt  quam  visum  quaj  moveant  res. 

Venlus  ubi  invasit  nubem  et  versatus  ibidem 
Fecit  ut  ante  cavam  docui  spissere  nubem. 

Inde  soniUis  sequilur  qui  tardius  adficit  aures 
Quam  qiia'  perveniunt  ooulorura  ad  lumina  nostra, 

Nunc  hinc,  nuiic  illinc  fremitus  per  nubila  miLtunt 
Quaerentes  viam  circumversantur  et  ignis. 

{Lucr.,  VI,  V.  lil-iyy.; 

Cf.  Pline,  I,  142  :  «  Fulgetrum  prius  cerni  quam  tonitrua  audiri,  cum  simul 
Bant,  cerlum  est;  nec  niirum,  quoniam  lux  sonitu  velocior  «  (Munro,  Lucr. 
notes) . 

1)  «  De  ces  procédés  (des  Égyptiens)  les  Grecs  faillirent  faire  sortir  une  science 
en  les  expliquant  par  la  théorie  atomique  de  Démocrile  et  de  Leucippe...  la 
mappœ  davicula  {x"  siècle)  contient  les  recettes  sur  le  verre  incassable,  consi- 
déré comme  malléable  par  Pétrone,  Pline,  Tsidore  de  Séville,  Jean  de  Salisbury 
et  le  pseudo  Lulle  »  (voir  Picavet,  La  science  expérimentale  au  xin«  siècle  dans 
Le  Moyen  Age,  de  novembre  1894). 

2)  «  Alii  innumerabiles  esse  dicunt  mundos,ut  scribit  Democritus,  cui  pluri- 
mum  de  Physicis  auctoritalis  vetustas  detulit»  (Raban,  Comm.  in  Gènes.,  I,  ci). 

a)  N'oublions  pas  que  Gerberl  fut  accusé  de  magie  et  soupçonné  d'être  un 
d^  ces  hérétiques  qui,  comme  les  Cathares,  étaient  rattachés  à  l'Epiourisme. 


M 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIEiNNE  143 

ment  sur  la  nature  de   l'élément  primitif  de   toutes   choses  : 
l'atome*. 

1)  «  Philosophi  alomos  vocant  quasdam  in  mundo  corporum  partes  tam  minu- 
tissimas  ut  nec  visui  pateant  nec  lomen  (Toar.v),  id  est  sectionem,  recipiant.  Unde 
et   alomi  dicti  (aTOfioi   dictas)   sunt.    Hae    per  inane    totius  mundi    irrequietis 
molibus   volitant    (volitare)   et  hue  atque    illuc  ferri    dicantur   :  sic  tenuis- 
simi    pulveres    quae   fusi   {qui   infusis)  per  feriestras    radiis    solis  videnlur. 
Ex  his  arbores  et  herbas  et  fruges  omnes  oriri,  et  ex  his  ignetn  et  aquam,    uni. 
versa  gigni  alque  constare  quidam  philosophi  gentium  pictaverunt  a).  —   Sunt 
autematomi  aut  in  corpore,  aut  in  tempore,  aut  in  numéro.  In  corpore  ut  lapis: 
dividis  eum  in  partes,  et  partes  ipsas  dividis  in  grana  velut  s'jnt  arense;  rur- 
susque  ipsa  arenae  grana  divide  in  minutissimum  pulverem,  donec,  si   possis, 
pervenias  ad  aliquam  minutiam  quae  non  jam  (sit  qu3e)  dividi  potest  vel  secaq 
possit.  Haec  est  atomus  in  corporibus.  —  In  tempore  vero  sic  intelligitur  ato- 
mus.  Annum,  verbi  gratia,  dividis  in  menses,  menses  in  dies,   dies  in  horas; 
adhuc  partes  admittunt  divisionem,  quousque  venias  ad  tantum  temporispunc- 
tum  et  quandam  momenti  (stellam  ut)  particulam  lalem   quae  per  nuiiam  mo- 
rulam  produci  possit,  et  ideojam  dividi  non  possit.  Haec  est  atomus  temporis. 
—  In  nuoieris,  ut  puta,  octo  dividunt  in  quatuor,  rursus  quatuor  in  duo,  inde 
duo  in  unum.   Unde  autem  atomus  est,  quia  insecabilis  est,  sic  et  lutum  {in 
Uttera).  Nam  orationem  dividis  in  verba,  verba  {autem)  in  syllabas,  syllabam 
[autem)  in  litteras.  Liltera  pars  minima  atomus  est,  nec  dividi  potest.  Atomus 
ergo  est  quod  dividi  non  potest,  ut  in  geometria  punctum.  Nam  tomus  divisio  di- 
citur  greece  (to[j.t,  grœcesecfio  dicitur,  aTO[io;  indivisio)  atomus  indivisio.  »  —  (Les 
mots  particuliers  aux  Étymologies  sont  en  italiques.  Commentaire  biblique  ajouté 
par  Raban  ;  «Nam  quantum  indivisibilis  unitas  valeat  in  rébus  ad  ostendendam 
myslicam  significationem  manifeste  Scriplura  désignât,  quiaipsam  omnium  rerum 
initium  esse  demonstrat,  Apostolo  dicente  :  Unus   Dominus,  una  fides,  unum 
baptisma,  unus  Deus  et  Pater  omnium,  qui  est  super  omnes  et  per  omnia  et  in 
omnibus  nobis  qui  est  benedictus  in  ssecula  {Ephes.,  iv).  Unde  idem  jubet  nos 
sollicitos  servare  unitatem  spiritus  in  vinculo  pacis,  ut   fiât  unum    corpus  et 
cujus  unus  spiritus,  sicut  vocati  sumus  in  una  spe  vocationis  noslrae»  (Raban, 
Be  Univ.,  1.  IX,  c.  i;  —  Isid.,  Etym.,  1.  XII,  c.  n), 

«  Atomos  philosophi  vocant  quasdam  in  mundo  minutissimas  partes  corporum, 
ita  ut  nec  visui  facile  pateant  nec  sectionem  recipiant.  Unde  atorai  dicti  sunt. 
Nam  tomus  graece  divisio  dicitur,  atomus  vero  indivisio. 

«  Denique  hue  illiusque  volitant  atque  feruntur  sicut  tenuissimi  pulveres  qui 
infusi  per  fenestras  radiis  solis  fugantar. 
«  Quinque  ergo  species  sunt  atomorum,  id  est  : 

«  Atomus  in  corpore,  cum  corpus  aliquod  in  partes  dividis,  partesque  illas  in 
alias  partes  et  hoc  totiens  donec  ad  taies  minutias  pervenias  quaeob  suam  par- 
vitatem  ullo  modo  dividi  non  possint. 


a)  On  pourrait  voir  dans  ce  mot  une  allusion  à  Lucrèce  si  la  leçon  n'était  dou- 
teuse :  peut-être  faut-il  lire  :  putaverunt. 


144  REVUE    DE    LHISTOIKE    DES    RELIGIONS 

Épicure  avait  conduit  sa  théorie  plus  loin  et  l'avait  appliquée 
au  temps.  Raban  le  suit  encore  en  ce  point',  comme  en  sa 
doctrine  des  corps  divins,  par  laquelle  il  expliquera  l'immortalité 
et  la  résurrection^. 

Ces  questions  résolues,  Raban  nous  fait,  d'après  Lucrèce, 
l'histoire  de  l'homme  dans  la  nature  :  il  nous  montre  comment 
celle-ci,  à  l'origine,  lui  découvrit  l'usage  des  métaux^;   puis  il 

«Atomus  in  sole  est  ille  tenuissimus  pulvis  quem  diximusradiis  solis  fugari, 

«  Atomus  in  oratione  est  minima  portio,  ut  est  liltcra.  Cum  enim  partem  quam- 
iibet  orationis  dividis  in  syllabas,  syllabam  denuo  in  lilteras,  sola  lillera  non 
habet  quo  solvatur. 

«  Atomus  in  numéro  est  unum. 

«  Denique  atomus  in  tempore,  cum  majora  spatia  temporis  par  punclos  vel 
etiam  caeteras  minores  parles  dividens,  ad  talem  particulam  pervenias,  quse  ob 
sui  pusillitatem  nuHam  habeat  moram  talem  quee  uUo  modo  dividi  possit,  sicut 
velocissimus  ictus  est  oculi,  ipsas  scias  esse  atomum  »  (Raban,  De  Computo, 
c,  XI  ;  —  Isid.,  Etym.,  1.  XIII,  c.  iv), 

1)  «  Momentum  est  minimum  atque  angustissimum  tempus  a  motu  siderum 
dictum.  Est  enim  extremitas  horse  in  brevibus  intervallis  cum  aliquid  siM  cedit 
atque  succedit.  Momentum  ergo  significat  brevissimum  temporis  decursum  ut  est 
illud  Apostoli  :  Omnes  quidem  resurg émus,  sed  non  omnes  Immutabimur,  inmo- 
mento,  in  iztu  oculi  (l  Cor.,  xv),  Per  ictum  oculi  nimiam  brevilatem  vult  signifi- 
care  momenti,  in  quanta sit  Dei  potentia,  ex  resurrectionis  celeritate  cognoscas. 
De  quo  alla  edilio  habet  in  atomo  et  In  ictu  oculi.  Minimum  autem  omnium  et 
quod  ulla  ralione  dividi  queat,  tempus  atomum  Graece,  hoc  est  indivisibile  sive 
inseclibile  nominant,  quod  ob  sui  pusillitatem  grammalicis  potius  quam  calcu- 
latoribus  visibile  est,  qaibus  cu^n  versum  per  verba,verbumperpedes,pedesper 
syllabas,  syllabas  per  tempora  dividant,  et  longae  quidem  duotempora...  ultra 
in  quod  dividant  non  habentibus,  banc  atomum  nuucupari  complacuit  »  (Raban, 
De  Universo,  1.  X,  c.  n). 

2)  Sur  l'introduction  de  l'atomisme  dans  l'œuvre  des  auteurs  de  celte  épo- 
que, cf.  Kurd  Lasswitz,  Gesch.  der  Alomistik  von  Mittelalter  bis  Newton.  Il  si- 
gnale les  réfutations  de  l'atomisme  par  Denys  d'Alexandrie,  Lactance  et  saint 
Augustin;  puis  l'emploi  du  mot  atome  chez  Marcianus  Capella,  sainllsidore,  Bède, 
Raban  Maur,  J.  Scot,  Abélard,  Guillaume  de  Conches  et  Hugues  de  Saint-Victor. 

3)  «  In  notiliam  aulem  formarum  melalla  ita  venerunt  ;  dum  enim  quacunque 
causa  ardentes  silvae  excoquerent  terram,  excalefactis  venis  l'udit  rivos  cujus- 
cumque  structure,  siveaes  illud  fuerat,  siveaurum,  cum  inloca  terrae  depressiora 
decurrerel,  sumpsit  figuram,  in  quam  illud,  vel  praefluens  rivus,  vel  excipiens 
lacuna  formaverat.  Quarum  rerura  splendore  capti  homines,  cum  ligatas  attol- 
lerent  massas,  viderunt  in  eis  terrae  vestigii  figurata,  hincqueexcogitaverunt  li- 
quefactas  ad  omnemformamposse  deduci  »  (Raban,  De  Universo,  1,  XVIII,  c.  i. 
Migne,  p.485  ;  —  Lucr.,  V,  1250 ;  — cf.  Isid.,  E<</w.,  I.  X  VI,  c.  xviu,  il;  c.  XXII,  2). 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIR  CHRÉTIENNE  |45 

esquisse  une  théorie  des  sensations  '  et  classe  les  hommes  d'après 
leurs  tempéraments».  Enfin  il  reproduit,  tout  en  expliquant  com- 
ment l'âme  anime  le  corps,  la  dislinclion  établie  par  Lucrèce  entre 
Vam'miis  et  Yanima^. 

Là  ne  se  bornent  pas  les  emprunts  de  Raban  Maur  :  il  a,  sur  la 
nature  des  anges  et  des  corps  destinés  à  ressusciter,  une  curieuse 
théorie  dont  l'origine  épicurienne  n'est  pas  contestable*. 

{)  «  Primus  ex  bis  (sensibus)  visus  est  :  qui  quadam  vi  animae  quain  aspec- 
tiim  dicimus,  per  pupillam oculi  egrediens,  res  non  val.'e  longe  positas  ^Madam 
sxibtiiitale  pei'sp\cil,  coloresque  invisibilium  rerum  illuininalo  aère  cognoscit.  Si 
vero  valde  longe  posilae  fuerint,  ipsa  elongatione  déficit  »  (Raban,  De  aaima 
c.  xa). 

«  Alii  tria  gênera  visionum  esse  dixerunt.  Unum  secundum  oculos  corporis..- 
alterum  secundum  spiritura,  quo  imaginamurea  quae  per  corpus  sentimus...  ter- 
tium  aulem  genus  est  visionis  quod  neque  corporels  sensibus  neque  ulla  parle 
animae  qua  corporaliura  rerum  imagines  capiuntur,  sed  per  inluitum  mentis  quo 
intellecla  conspicitur  Veritas  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  III,  in  âne;  —  cf.  Alcuin, 
p.  133,  note  3). 

«  Sensus  dicli,  quia  per  eos  amma  subtilîssime  totumccrpus  agitât  vigore  ssn- 
tiendi.  Visum  autem  fieri  quidam  philosopbiasseveranlaut  extremaeetherea  luce, 
autinlerno  spiritu  \uc\do  per  tenues  vias  a  cerebro  venientes...  Tactusper  omnia 
membra  vigorem  sensus  aspergit  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  VI,  c.  i,  Migne,  V, 
p.  143). 

2)  ((  Nam  Physici  dicunt  stultos  esse  bomines  frigidioris  sanguinis  :  prudentes, 
calidi.  Unde  et  senes  in  quibus  j;im  friget  et  pueri  in  quibus  necdum  calet, 
minus  sapiunt  »  (Lucr.,  III,  740-760;  —  Raban, De  Univ.,  1.  VII,  c.  i,  Migne, 
V,.185). 

3)  «  Ergo  ideo  sanguis  dicitur  anima  esse  carnis,  quia  vitale  aliquid  est  in 
sanguine,  quia  per  ipsum  maxime  in  bac  carne  vivilur,  cum  in  omnes  venas 
per  corporis  cuncla  diffunditur.  Ipsam  videlicet  vitam  corporis,  vociivit  animam, 
non  vitam  quae  migrât  ex  corpore  sed  quœ  morte  finitur  »  (Raban,  Enarr.  su- 
per Deuter.,  1.  II,  c.  iv,  Migne,  II,  880  b). 

«  Item  animum  idem  esse  quod  animam,  sed  anima  vitae  est,  animus  con- 
silii.  Unde  dicunt  philosophi  etiam  sine  animo  vitam  manere,  et  sine  mente 
animam  durare  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  VI,  c.  i,  Migne,  V,  141  ;  —  cf.  Lucr., 
1.  III). 

4)  Et  cependant  Raban  n'ignore  pas  quels  dangers  présente  sur  ce  point 
l'Epicurisme,  et  à  quelles  hérésies  il  peut  conduire,  car  c'est  aux  Épicuriens  qu'il 
fait  allusion,  après  saint  Paul,  dans  le'passage  suivant  :  «  Manducemus  et  biba- 
7nus,  cras  enim  moriemur...  hoc  ab  Isaia  propheta  diclum  est  (Isa.,  xxii), 
propter  hos  qui  quasi  nihil  futurum  esset  post  mortem,  ventri  tantum  studebant, 
quomodo  pecora,  sicut  et  hi  qui  Corinthios  depravabant  »  {Enarr.  in  Ep.  Pauli, 
XI,  c.xv,  Migne,  VI,  149  c).  Mais  il  accepte  personnellement  la  responsabilité  de 


I  4g  REVUE    DK    l'hISTOIRK    DES    RELIGIONS 

Dans  son  livre  sur  lame,  Claudianus  iMaraeilus  avait  longue 
ment  réfuté  ceux  qui  prétendaient  s'appuyer  sur  l'opinion  de 
quelques  Pères  de  l'Église,  et  surtout  de  saint  Jérôme,  pour  mon- 
trer que  l'esprit  est  corporel'  :  quelques  hérétiques  iront  cepen- 
dant jusqu'à  dire  que  nous  verrons  Dieu  avec  les  yeux  du  corps  ^ 
Raban  par  avance  les  réfute,  affirmant  nettement  que  Dieu  est 
incorporel  et  invisible  '  :  mais  peut-on  donner  à  la  créature  la 
même  nature  qu'à  Dieu'?  Évidemment  non  :  elle  est  créée,  donc 
elle  est  corporelle,  mais  cette  corporalité  est  dune  nature  parti- 
culière, qu'il  explique  longuement  en  des  termes  analogues  à  ceux 
qu'a  employés  Épicure  pour  décrire  la  nature  des  dieux,  ces 

ces  emprunts  :  «  Quœ  cnncta  ex  cujusdainmagni  Aurelii  Cassiodori  senatoris  dictis 
excerpsi  (dit-il  à  propos  de  ses  théories  sur  l'âme);  aliqua  vero  ex  libro  Prosperi, 
erudilissimi  viri  ;  quaedam  vero  ex  proprii  ingenioli  sensu  addere  curavi  »  (De 
anima,  Prœfatio  ad  Lotharium  regem,  Migne,  1109  c). 

1)  «  Jam  nunc  testimoniorum  vel  maxime  penuria  coactus,  de  quodam  opère 
sancti  Hieronymi  capitulum  quoddam  (quod  quidem  te  constat  non  intellexisse) 
subjungis,  qui  ait  :  Globos siderum  corporatos  esse  spiritus  arbitrantur.  Omnem 
qui  arbitratur  (se.  spiritum  corpus  esse],  nutare  non  dubium  est  »  (Mamerti 
Claudiani,  De  statu  animœ,  1.  I,  c.  xi).  —  «  Si  angeli  (inquit  Hieronymus)  cœ- 
lestia  etiam  corpora  ad  comparation^nx  Dei  immunda  esse  dicuntur,  quid  putas 
homo  existimandusest?...  sed  duo  qusedam  intellipi  voluit  :  angelos  et  cœlestia 
corpora  »  (Mam.  Ciaud.,  De sfaf.  a/a'm«,  1. 1,  c.  xu). 

2)  Cités  par  Servat  Loup.  (Cf.  Ampère,  Histoire  littér.  du  Moyen  Age.) 
Est-ce  à  une  doctrine  analogue  que  fait  allusion  Cl.  Mamertus  lorsqu'il  se  de- 
mande comment  l'apôtre  Paul  fut  ravi  au  troisième  ciel  et. s'il  y  vit  avec  les  yeux 
du  corps  les  merveilles  dont  il  parle?  «  Ad  quod  ergo  tertium  cœlum  raptus  est 
Paulus?...  Aut  si  unus  mundus  plures  porro  non  habet  cœlos,  aliquos  tibi  cum 
Epicuro  mundos  atomorum  minusta  parturiant,  ut  lertium  cœlum  Paulus  inve- 
niat  »  (Claud.  Mam.,  De  statu  animae,  1.  ii,  c.  xu  3). 

3)  «  Nihil  incorporeum  et  invisibile  in  natura  credendum,  nisl  solum 
Deum  »  (Raban,  De  Univ.,  1.  IV,  c.  x,  Migne,  p.  98).  —De  ces  textes  on  peut 
rapprocher  le  passage  où  le  Pseudo-Justin  (De  Resurr.,  c.  vi),  montre  la  possi- 
bilité de  la  résurrection  dans  la  doctrine  épicurienne  (Usener,  Epicureay 
p.  351). 

4)  «  Et  non  est  ulla  creatura  invisibilis  in  conspectu  ejus,  omnia  aulem  nuda 
et  aperta  sunt  oculis  ejus(Serv,).Quibus  manifeste  colligitur  nihil  esse  incorpo- 
reum nis^i  Deum  solum,  et  idcirco  ipsi  tantummodo  posse  penetrabiles  onines 
spiritales  atque  inteilectuales  esse  substantias,  eo  quod  solus  et  totus  et 
ubique  et  in  omnibus  sit,  ita  ut  cogitationes  hominum  et  internos  motus  adita 
mentis   universa  suspiciat   atque  perlustret  »    (Raban,  Enarr.  in  Ep.  Pnuli, 

l.   XXVI 1,    c.    IV;. 


i 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  147 

corps  des  intermondes  qui  ne  sont  pas  corporels  comme  les  corps 
de  l'univers». 

Ainsi  la  doctrine  de  Lucrèce  fournit  à  Raban  Maur,  huit  siècles 
avant  Gassendi,  les  éléments  d'une  théorie  chrétienne  sur  la 
nature  de  l'àme.  On  peut  s'étonner,  quand  on  a  lu  nos  histoires 
générales  de  la  philosophie  et  de  la  théologie  au  Moyen  Age,  de 
voir  que  l'Épicurisme  apporte  à  ces  théologiens  une  telle  doctrine. 
Ce  n'est  cependant  pas  un  épisode  isolé  dans  l'histoire  des  idées 
de  cette  époque  ;  cette  théorie  reparait,  en  formules  plus  maté- 
rialistes encore,  chez  des  hérétiques  condamnés  peu  de  temps 

1)«  Inprincipio  creavit  Deus  cœlumet  terram{Gen.,i)  etaquam  ex  nihilo... 
Et  ita  hic  visibilis  mundus  ex  materia  quae  a  Deo  creata  fuerat  factus  est  et 
ornatus.  Nihil  incorporeum  et  invisibile  in  natura  credendum  nisi  solum  Deum, 
id  est,  Patrem  et  Filium  et  Spiritum  Sanctumqui  ex  eo  incorporeus  creditur  quia 
ubique  est  et  omnia  implet  atque  constringit;  ideo  invisibilis  omnibus  crea- 
turis,  quia  incorporeus  est,  Creatura  omids  corporea,  angeli  et  omnes  cœlestes 
virtutescorporeœ,  licetnoncarne  subsistanta.  Exeo  autera  corporeasessecredimus 
intellectuales  naturas,  quod  localiter  circumscribuntur  :  sicut  et  anima  humana 
quœ  carne  clauditur  :  et  dsemones  qui  per  substantiam  angelicae  naturse  sunt. 

«  Immortales  credimus  intellectuales  naturas,  quse  carne  carent,  nec  habent 
quo  cadant,  ut  resurrectione  egeant  postruinam.  Inde  necessario  animas  ho- 
minum  non  esse  ab  initio  iuter  cœteras  intellectuales  naturas  nec  simul  creatas, 
sicut  Origenes  fingit;  neque  cum  corporibus  per  coitum  seminaatur,  sicut 
Luciferiani  et  Cyrillus  et  aliqui  Latinorum  praesumptores  affirmant,  quasi  na- 
turœ  consequentia  serviente,  sed  dicimus  corpus  tantum  per  conjugii  copulam 
seminari. .. 

«  Neque  duas  animas  esse  dicimus  in  uno  homine,  sicut  Jacobus  et  alii  Syro- 
rum  scribunt  :  unam  animalem,  qua  animatur  corpus,  et  immista  sit  sanguine; 
et  alteram  spiritalem  quae  rationem  ministret;  sed  dicimus  unam  eamdemque 
esse  animam  in  homine,  quœ  et  corpus  sua  societate  vivificet,  et  semetipsam 
sua  ratione  disponat,  habens  in  se  libertatem  arbitrii,  ut  in  suœ  substantia? 
légat  cogitatione,  quod  vult.  Solum  hominem  credimus  habere  animam  sub- 
stantialem,  qua  et  exuta  corpore  vivil  et  sensus  suos  atque  ingénia  vivaciter 
tenet  :  neque  cum  corpore  moritur,  ut  Arabs  (?)  asserit;  neque  postmoduminte- 
rituram,  sicut  Zeno  dicit  :  quia  substanlialiler  vivit.  Animalium  vero  animai 
non  sunt  substantiae...  «  (Raban,  De  Univ.,  1.  IX,  c.  x,  Migne,  V,  '.'8). 

«  Quae  cum  ita  sint,  primum  sciendum  est  quoniam  de  divinatione  dœmonum 

quaestio  est,  illos  ea  plerumque  praenuntiare  quce  ipsi  facturi   sunt Suadent 

autem  miris  et  invisibilibus  modis  per  illam  subtilitatem  corporum  suorum  cor- 
pora  hominum  insensibiliter  penetrando  :  et  se  cogitationibus  eorum  per 
quœdam  imaginaria  visa  miscendo  sive  vigilantium  sive  dormientium  «  (Raban, 

a)  Rappelons,  à  titre  de  rapprochement,  que  les  vertus  étaient  corporelles 
pour  Epicure  :  «  Virtutes  cœlestes  »  sont  des  anges. 


148  BEVL'K    1>F    l'histoire    DES    RELIGIONS 

après  Raban;  la  vivacité  avec  laquelle  on  les  attaqua  et  l'éner- 
gie déployée  pour  les  anéantir  prouvent  bien  la  force  des  idées 
épicuriennes  qui  continuaient  de  circuler  sous  les  formes  les  plus 
diverses. 


LUCRÈCE  CHEZ  LES  ORTHODOXES  ET  LES  HÉRÉTIQUES  AUX  IX'  ET  X*  SIÈCLES. 
CONTINUATION  DE  SON  INFLUENCE 

Au  début,  nous  avons  dit  que  la  destinée  de  Lucrèce,  durant 
toute  cette  période,  fut  étrange  :  rien  ne  le  prouve  mieux  que  le 
silence  fait  sur  lui  après  Raban  Maur.  A  côté  des  doctrines  de 
celui-ci,  Jean  Scot  créait  un  courant  d'idées  tout  opposées,  sur- 
tout en  physique  :  ses  conclusions  et  sa  méthode  sont  nettement 
idéalistes.  S'inspirant  du  platonisme,  qu'il  voit  à  travers  lePseudo 
Denys  l'Aréopagite*,  il  veut  descendre  du  ciel  sur  la  terre,  au  lieu 
de  remonter  de  la  terre  au  ciel.  Le  principe  de  toute  philosophie 
est  la  connaissance  de  Dieu  *,  et  cette  connaissance  est  tout  inlel- 
Iectuelle\  Si  maintenant  nous  descendons  de  ces  hauteurs  pour 
prendre  connaissance  de  la  matière,  nous  voyons  qu'elle  con- 
siste essentiellement  en  des  qualités*  sans  lesquelles  elle  n'est 
plus  intelligible  ;  le  corporel  est  donc  en  réalité  de  l'intelligible^  ; 

De  magicis  artibus,  Migne,  IV,   1103  6;  —  cf.  Lucrèce  expliquant  les  songes 
et  les  oracles). 

1)  Son  livre  sur  la  Nature,  «  -ke^X  çOctsw;  \).ipici[i.o\),  seu  de  Dlvisione  Naiurse  », 
est  un  long  oommenlaire  de  l'œuvre  de  Denys,  dont  il  accentue  encore  le  mys- 
ticisme :  «  Ex  quibusveluti  physicœ  tlieoricepennis  ultra  omniasubvectus,  divina 
gralia  adjulus,  illuminatus,  poterisarcaiia  Verbi  mentis  acie  inspicere  »  (Homilia 
in  Evang.  S.  Joan.,  M  igné,  289  b). 

2)  «  Quis  enim  de  creatis  causis  recte  quid  dicet,  nisi  prius  unicam  omnium 
causam...  pure  perspiciat  »  (De  Divis.  Naturse,  1.  III,  c.  i,  Migne,  619  c). 

3)  «  Non  ergo  secundum  corpus,  sed  secundum  animara  imago  Dei  nostrae 
naturae  impressa  est  »  (De  Divis.  Naturae,  1.  II,  c.  xxin,  23,  Migne,  507  b). 

4)  «  Omnis  maleria  ex  quibusdam  qualitatibus  consistit  :  quibus  si  nudata  fue- 
rit,  per  seipsam  nulla  ratione  comprehenditur  »  (De  Diols.  Naturœ,  I,  lvi, 
Migne,  507). 

5)  «  Necessario  fateberis  corpora  in  incorporea  posse  resolvi  ita  ut  corporea 
non  sinl,  sod  penitiis  soluta.  » 

...  Sun!  uulem  corpora  :  loca  igitur  nonsunt»  {Ibidem,  I,  lviii,  Migne,  478  6). 


I 


LtCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  149 

il  n'y  a  de  vrai  que  ce  qui  existe  dans  l'intelligence •  ;  les  choses 
se  réduisent  à  leur  idée. 

Quoi  de  plus  opposé  aux  théories  de  Lucrèce?  Et  cependant  il 
y  a  chez  J.  Scot  quelques  traces  de  Tinfluence  du  poète  épicurien, 
particulièrement  en  certains  passages  sur  le  vide  et  sur  la  vision'  : 
sans  reproduire  exactement  la  doctrine  de  Lucrèce,  ils  la  rap- 
pellent cependant  assez  pour  qu'on  puisse  les  en  rapprocher.  Ils 
expriment  d'ailleurs  des  idées  dont  les  analogues  se  retrouvent 
chez  Raban'.  Peut-on  conclure  de  là  que  J.  Scot  subisse  l'in- 
fluence de  Lucrèce?  Bornons-nous  à  dire  qu'il  n'a  pu  l'ignorer, 
ayant  commenté  Gapella*  et  probablement  donné  des  Extraits  de 
Macrobe', 

1)  «  Intellectus  enim  rerum  veraciter  ipsce  res  sunt,  dicente  S.  Dionysio  : 
Cognitio  eorum,  quae  sunt,  ea  quaesunt,  est  »  {Ibidem,  l.  II,  viii,  Migne,  b35d). 

«  Maximus  ait  :  Quodcumque  inlellectus  cotaiprehendere  potuerit,  id  ipsura 
fit  »  [Ibidem,  Migne,  400  a). 

2)  «  Saepe  siquidem  inane  et  vacuum  eliam  in  laiidibus  eorporalium  rerum 
soient  poni.  Tolum  nnraque  spiitium,  quod  inter  globum  terrse  chorosque  side- 
rum  extremumque  mundi  arabiluno  in  naedio  est  constitutum,  in  duas  partes 
a  sapienlibus  mundi  divinseque  Scripturas  divisum.  Inferior  enim  pars  a  terra 
usque  ad  Iiin;im  aer  dicitur,  hoc  est  spiritus.  Snperior  a  iuna  usque  ad  sidéra 
extremae  spherae  œther,  id  est  pnrus  spiritus.  Ambge  aulem  xOço;  a  Greecis,  va- 
cuum sive  inane  a  Lalinis  vocanlur;  nec  immerilo,  nam  nullo  corporeo  pon- 
dère implenlur  »  {De  Divis.  Naturœ,  1.  II,  16,  Migne,  549  6). 

«  Quid  ergo  mirum  si  primordiales  visibilium  rerum  causée  ferra;  inanis  et  va- 
cu3e  vocahulo  insinuentur,  prae  nimia  sui  subtiiitale  ineiïabilique  in tellectualis 
suœ  naturcB  simpiicitale  priusqiiam  in  gênera  et  formas  sensibilesque  numéros, 
in  quibus,  veluli  quibusdam  nebulis,  corporels  sensibus  apparent,  per  genera- 
tionem  profluerent,  quando  praedicta  vlsibilis  mundi  spalia,  proptersui  subtili- 
tatem  ac  paene  incorporalitatem,  inania  sea  vacua  non  incongrue  appellantur, 
sicut  quidam  poelarum. 

Aéra  per  vacuum  saltu  jactabere  corpus.  » 

[Ibidem,  1.  II,  XVII,  Migne,  550  6.) 

3)  Cr.  Raban,  note  1,  p.  147. 

4)  Le  commentaire  de  J.  Scot  sur  le  De  Nuptiis  de  Martianus  Capella  fut 
d'abord  découvert  pariiellement,  en  1849,  par  Dom  Pitra  dans  le  riche  dépôt  de 
Middie-Hill,  et  totalement  par  Haurèau  dans  le  Mss.  1110  du  fonds  latin  de 
Sainl-Germain-des-Prés;  c'est  un  in-quarto  provenant  de  l'abbaye  de  Corbie  et 
compos.^  de  pièces  diverses  écrites  aux  ix*  et  x^  siècles  (Haurèau,  Sotices  sur 
les  Mss.,  t.  XX,  p.  II,  4). 

5)  «  Excerpta  ex  Macrobio,  «ie  diiferentiis  et  societatibus  grae^M  latinique 
verbi.  »  (Migne,  p.  52).  —  «  Joannis  quoque  nostri  putantur  esse  excerpta  illa 


150  REVl  K    DE    [.'hISTOIUE    DES    RELIGIONS 

L'influence  de  Lucrèce  est-elle  plus  apparente  sur  les  disciples 
immédiats  d'Alcuin  et  de  Raban*  ? 

11  ne  le  semble  pas  ;  en  tout  cas,  elle  n'apparaît  nulle  part.  Ra- 
tramne  de  Corbio  ne  le  nomme  pas  :  cependant  il  se  rattache  à 
l'Epicurisme  par  son  hérésie.  Ampère  croit  même  qu'on  peut 
affirmer  de  tous  les  hommes  de  cette  époque  qu'ils  concevaient 
d'une  façon  toute  corporelle  les  choses  divines-.  Servat-Loup 
n'avait-il  pas  signalé  certains  hérétiques  qui  soutenaient  que  les 
élus  voient  Dieu  avec  les  yeux  du  corps  '? 

On  ne  trouve  aucun  emprunt  à  Lucrèce  chez  Paschase-Radbert 
ni  chez  Hincmar  de  Reims.  Servat-Loup,  réputé  le  littérateur 
le  plus  éruditdeson  siècle*,  ne  nomme  pas  une  seule  fois  Lu- 


qucE  inter  Macrobii    scripta  ferenlur  «  de  dilîerentiis  et  societatibus  graeci 

latinique  verbi  ».  Ita  qaoque  censuit  P.  Pilhaeus (Jacob  Usserius)  »  (M igné, 

p.  93). 

1)  On  pourrait  dire  en  effet  que  le  silence  de  J.  Scot  ne  prouve  rien  contre 
l'influence  de  Lucrèce  :  il  représentait  les  tendances  helléniques,  et  fut  violem- 
ment combattu  par  plusieurs  abbés  et  évêques  du  ixe  siècle. 

2)  Cela  est  vrai  pour  Ratramne,  qui  défend  de  la  façon  suivante  le  dogme  de 
la  Virginité  :  «  Si  quidem  pervenimus  ad  genitalia  Virginis,  transivimus  ad 
pudenda  puerperae,  ut  oui  non  dabat  intelligenliam  conceptus,  partus,  generatio, 
nativitas,  apertio  vulvae,  tandem  doceant  pudenda,  erudiant  genitalia.  »  Selon 
Paschase  Ratbert,  la  chair  de  Jésus-Christ  n'est  pas  autre  dans  le  sacrement  et 
sur  l'autel  que  celle  qui  est  née  de  Marie,  qui  a  souffert  sur  la  croix,  qui  est  res- 
suscilée  du  sépulcre.  Peut-être  encore  Raban  Maur,  en  combattant  la  prédesti- 
nation de  Gottschalk,  se  souvenait-il  de  la  théorie  d'Épicure  et  de  Lucrèce  sur 
la  liberté,  dont  il  reproduit  plus  d'un  passage.  —  Notons  enfin  la  réfutation 
de  la  morale  d'Épicure  par  Marbode. 

3)  F.  Picavet,  La  Scolastique  [Revue  internationale  de  l'Enseignement, 
15  avril  1893,  p.  8). 

4)  Sur  la  biographie  et  le  rôle  de  Servat-Loup  au  ix«  siècle,  consulter  l'Intro- 
duction de  G.  Desdevises  du  Dézert  [Bihliothèque  de  l'École  des  Hautes-Études, 
Philol.,  fasc.  77).  —  Les  lettres  qui  témoignent  de  sa  sollicitude  pour  les  ma- 
nuscrits d'anciens  sont  nombreuses.  — «  Habeo  vero  tibi  plurimas  gratias  quod 
in  Macrobio  corrigendo  fraternum  adhibuisti  laborem,  quanquam  librum  eu  jus 
mihi  ex  eodem  folium  direxisti,  pracoptarem  videra  »   [Lit.,  8  (a.  837)]...  etc. 

Sur  la  question  de  la  prédestination,  alors  capitale  à  cause  de  Gottschalk, 
il  déclare  adopter  l'avis  de  saint  Augustin,  saint  Jérôme,  saint  Grégoire,  Bède, 
Isidore  et  Cyprien,  et  se  prononce  nettement  contre  les  Grecs,  qui,  dit-il,  n'ont 
rien  compris  à  l'Évangile  :  «  Hune  intellectum  evangelico  fonte  manantem  non 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  15i 

crèce;  même  silence  chez  Heiric  et  Rémi  d'Auxerre  *,  et,  ce  qui 
semble  plus  étrange,  chez  leur  disciple  Gerberl-  :  mais  il  con- 
vient d'ajouter,  à  propos  de  ce  dernier,  que  nous  n'avons  qu'une 
faible  partie  de  ses  œuvres. 

Faut-il  conclure  que  Lucrèce  avaitalors  disparu?  Les  manus- 
crits et  les  catalogues  de  bibliothèques  prouvent  le  contraire. 

Non  seulement  le  ix*^  et  le  x^  siècle  possédèrent  plusieurs  ma- 
nuscrits de  Lucrèce,  mais  encore  ceux-ci  appartinrent  précisément 
à  des  abbayes  dirigées  par  les  disciples  ou  les  élèves  des 
disciples  d'Alcuin.  Outre  le  Lucrèce  de  Mayence,  dont  il  a  été 
parlé  plus  haut,  citons  celui  de  Leyde',  qui  provient  de  l'ab- 
baye de  Saint-Bertin  près  Saint-Omer,  non  loin  de  Gorbie, 
et  les  Schedœ  de  Vienne  qui   semblent  provenir  de  la  biblio- 

videns  Joannes  Constantinopolitanus  episcopus  (Jean  Chrysostome)  »  (Lettre 
à  Charles,  en  850). — J.  Scot  passait  à  juste  Litre  pour  représenter  ces  tendances 
grecques. 

1)  Le  poème  d'Heiric  (De  Yita  Sancti  Germani)  renferme  quelques  vers  qui 
rappellent  des  tournures  de  Lucrèce  :  mais  'l  n'y  a  rien  d'assez  précis  pour 
qu'on  puisse  en  tirer  une  conclusion.  Ainsi  : 

...  Exin  viventia  cuncta 
Quaeque  vehit  tellus,  aes  quae  provehit  altus, 
Quae  vehit  eequoreus  diversos  gurges  in  usus. 
Et  :  ...quodque  ex  ima  tellure  ferarum 

Quod  cœlo  volucrum  pélagique  per  abdita  nautum. 

[De  Vita  Sancti  Germani,  Epilog.,  177,  et  1.  Il,  c.  i,  52,  Migne,  1287  a 
et  1156  d;  —  cf.  Lucr.,  II,  341  etsuiv.) 

Au  lieu  de  citer  Lucrèce  à  propos  de  VEcclésiaste,  Rémi  d'Auxerre  se  con- 
tente d'écrire  :  «  Sicut  in  mundanis  libris,  ita  et  in  divinis  quaerere  potest  unus- 
quisque  ad  quam  parlem  philosophiae  spectet.  Sed  sicut  in  illis,  ita  et  in  islis 
quidam  ad  physicamut  Ecclesiastes  (in  quoquaeritur  initium  et  finis  rerum  om- 
nium quee  in  mundo  sunt  et  ostenduntur  omnia  haec  vanitati  subjacere)  et 
Genesis.  Quidam  ad  ethicam,  ut  Proverbia  et  Evangelia...  »  (Rem.,  Prœf.  in 
Psahnos,  Migne,  148). 

2)  «  Nosti  quanto  studio  librorum  exemplaria  undique  conquiram;  nosti  quot 
scriptores  in  urbibus  aut  in  agris  Italiee  passim  habeantur.  Age  ergo  et  te  solo 
coiiscio  ex  tiiis  sumptibus  fac  ut  mihi  scribantur  M.  Manilius  de  astrologia, 
Viclorinus  de  rhetorica...  »  (Gerbert.  Epist.  Rainaudo  monacho,  Ep.  130, 
Migne,  233). 

3)  Mss.  de  Leyde,  bibl .  de  l'Université,  copié  au  ixe  siècle,  en  Allemagne, 
d'après  Lachmann  ;  — voir  Châtelain,  Paléographie  des  classiques. 


152  REVUE   DE  i/hISTOIRE  des  REI.IGIONS 

thèque  de  Gerbert,  àBobbio'.  Enfin  les  catalogues  des  biblio- 
thèques de  Bobbio-  et  de  Corbie^  démontrent  que  Lucrèce  n'était 
pas  oublié. 

1)  Mss.  de  Vienne,  Bibl.  impériale,  copié  au  ix*  siècle.  Ce  manuscrit  con- 
tient, cuire  des  fragments  de  De  Natura  Rerum,  les  Prognostlca  et  Avieni 
PAenomewa,  ouvrages  très  souvent  cités  à  propos  des  questions  naturelles. 

C'est  de  Bobbio  que  proviennent  les  deux  célèbres  recueils  de  grammairiens 
latins  dont  Keil  s'est  servi  pour  son  édition.  —  Les  caractères  de  l'écriture  des 
Schedx  font  supposer  qu'ils  sont  un  reste  du  Mss.  de  Bobbio. 

2)  Le  catalogue  de  Bobbio  dressé  à  l'époque  de  Gerbert,  et  probablement  sur 
sa  demande  à  la  suite  de  ses  discussions  avec  ses  moines,  est  très  connu  :  nous 
en  citerons  plusieurs  parties  afin  de  pouvoir  examiner  s'il  est  fait  mention  d'un 
seul  livre  de  Lucrèce  ou  de  tout  son  poème  : 

«  ...  Libres  Sergii  de  grammatica  duos,  et  in  uno  horum  Adamantii  liber  iia- 
betur  ;  —  Libros  Virgilii  numéro  quatuor  ;  —  Lucani  Libros  IV  ;  —  J  uvenalis  duos 
et  in  uno  ex  bis  habetur  Marlialis  et  Persius  ;  —  In  uno  voluminehabemus  Per- 
sium,  Flaccum  et  Juvenalem;  —  Libros  Ciaudiani  poetae  quatuor,  et  in  uno  ex 
bis  sedulii  qiiaedam  pars  in  capite,  et  alia  opuscula;  —  Libros  Ovidii  Nasonis 
duos.  —  Librum  Lucretii  I;  —  Librum  Draconlii  I;  —  Librum  Ennodii  episcopi 
unum  in  quo  et  alia  continentur  opuscula;  —  Libros  Donati  très,  et  in  uno  ex 
bis  habeulur  Sinonima  Ciceronis...  Libros  Terentii  H...  Librum  I  in  Veleri 
Testamento  conscriptum  metrice  :  in  quo  continentur  libri  Alchimiet  Catonis;  — 
Libros  II  Capri  et  Acroetii  de  orthographia...  Libros  Marii  graramalici  decentura 
metris  II,  etin  uno  ex  bis  habenlur  Sergii  de  litlera  libri  II...  Libros  Prisciani  II, 
unum  de  figuris  Numerorum,  alterum  de  litera  ;  —  Librum  I  de  ssntentiis  phi- 
losophorum,  in  quo  sunt  libri  Catonis  et  Theophrasti  de  nuptiis.  —  Librum 
Sosipatris  in  quo  continetur  liber  differentiarum  Plinii  »  (Muratori,  Antiq., 
m,  817). 

Librum  Lucretii  1...  signifîe-t-il  :  I  chant  ou  livre  du  De  Natura  Rerum,  ou 
bien  I  exemplaire  du  poème  de  Lucrèce?  Nous  croyons  que  cette  seconde  inter- 
prétation est  la  vraie,  étant  donné  qu'elle  concorde  avec  les  autres  désignations 
du  catalogue  :  «  Juvenalis  duos  (libros)  :  et  in  uno  ex  his  habetur  Marlialis  et 
Persius,  etc.  »  Liber  signifie  dans  ce  cas  la  couverture  sous  laquelle  sont  réunis 
un  certain  nombre  d'ouvrages,  le  volume  au  sens  actuel  du  mol.  C'est  bien  ainsi 
qu'on  l'entendait  alors  : 

«  Opusculorum  gênera  sunt  tria  :  primum  genus  excerpta  sunt,  quse  grsece 
scholiam  nuncupantur,  in  quibus  ea  quae  videntur  obscura  vel  difficilia  sum- 
malim  ac  breviler  prœslringuntur;  secundum  genus  homiliee  sunt,  quas  Latini 
verba  appellant  quae  proferunlur  in  populis  ;  tertium  tomi  quos  nos  libros  vel 
volumina  nuncupamus  »  (Isid.,  Etym.,  1.  VI,  c.  viii;  — ci.  Raban,  De  Univ., 
1.  V,  c.  V). 

Raban  s'exprime  ainsi  :  «  Codex  muUor(jm  librorum  esl,  liber  unius  voluminis... 
volumen  liber  esl  :  a  volventlo  dicilur...  liber  esl  inlerior  lunica  corticis.  >>  (Ra- 
ban, De  Univ.,  1.  V,  c.  v,  Migne,  V,  123). 

3)  Le  catalogue  de  la  bibliothèque  de  Corbie,  dont  Ratramme  fut  abbé,  date  du 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  153 

Mais  pouvons-nous  conclure  de  ce  que  Lucrèce  est  alors  men- 
tionné par  quelques  bibliothécaires,  qu'on  le  lisait  encore?  Cer- 
tes, les  arg-uments  ne  manqueraient  pas  à  qui  voudrait  soutenir  le 
contraire.  Il  suffirait  de  rappeler  combien  sévèrement  on  pros- 
crivait tous  les  auteurs  profanes  et  tout  ce  qui  pouvait  fomenter 
l'hérésie.  Le  recueil  de  décrets  réunis  au  x'=  siècle,  par  Yves  de 
Chartres*,  d'après  divers  conciles  et  des  auteurs  comme  saint  Jé- 
rôme, Bède  et  Alcuin,  montre  bien  jusqu'où  l'on  allait  dans  cette 
voie. 

xiie  siècle  :  une  autre  rédaction  en  fut  faite  peu  après.  Quoiqu'il  soit  un  peu 
postérieur  à  l'époque  sur  laquelle  nous  faisons  ces  recherches,  il  doit  cependant 
être  cité  :  on  nous  accordera  qu'il  n'a  pas  été  dressé  au  lendemain  de  l'acqui- 
sition du  Lucrèce  par  la  bibliothèque  de  Gorbie. 

In  prirais  codices  beati  Augustini,  deinde  aliorum  doctorum... 

Firmiani  Laclanlii  liber  de  Falsa  religione... 

Glossa  super  Priscianum... 

Isidorus  Etymologiarum... 

Macrobii  Theodosiaiii  Saturnalium  liber... 

Prisciani  libii... 

Titus  Lucretius  Poeta  a)... 

Virgilii  opéra... 

Viclorini  grammatici...  etc.,  etc. 

(Cf.  L.  Delisle,  Cabinet  des  Mss.,  t.  II,  p.  428.) 

1)  Voioi  quelques-uns  de  ces  décrets  • 

«Prohibetur  Christianus  légère  figmenta  poetarum...  cavendi  sunt  libri  gen- 

tilium meliores  sunt  grammalici  quam  haeretici...  grammaticorum  doctrina 

potest  proficere  ad  vitam,  dum  fuerit  in  meliores  usus  assumpta  »  {Décret.,  IV, 
167,  Migne,  I.  303). 

«  Pervenitad  nos,quod  sine  verecundia  memorarenon  possumus,  fraternitateui 
tuam  grammaticam  quibusdam  exponere...  in  uno  ore,  cum  Jovis  laudibus, 
laudes  Christi  »  {Greg.  ad  Desitlerium,  non  capiunt;  —  Décret  ,  IV,  161,  id.). 

«Legant  episcopi  atque  presbyleri  quifiliossuos  seecularibusiitleris  erudiunt... 
quod  pauperes  (eis)  obLulerunt,  hoc  in  Saturnalium  sportulam  et  Minervale 
munus  grammaticus  et  orator  convertit  (ex.  Hieron.)»  {Décret.,  IV,  166,  id.). 

«  Episcopus  gentilium  libros  non  légat,  haereticorum  autem  pro  necessitate  et 
tempore  (ex.  Carlhag,  concilio)  »  {Décret.,  IV,  160). 

«  Gentilium  libros  vel  haereticorum  volumina  monachus  6) légère  caveat  )>(Isid., 
Régula  monastica). 

a)  Il  y  avait  eu,  en  Espagne,  au  temps  de  saint  Isidore,  un  Lucretius  episco- 
pus :  est-ce  pour  les  distinguer  que  le  bibliothécaire  ajoute  poetal 

h)  Les  moines  laïques,  distincts  des  moines  clercs  (Viollet,  Hist.  du  droit 
français,  p.  231  ;  —  Gerbert,  Ep.  82,  édit.  Havet,  p.  75),  étaient-ils  exceptés? 


154  REVUE    DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

Mais  de  telles  proscriptions  furent  souvent  violées,  et  si  les 
auteurs  orthodoxes  s'abstinrent  de  citer  les  anciens  autant  qu'on 
l'avait  fait  avant  eux,  les  hérétiques  n'observèrent  pas  la  même 
réserve  '.  Il  est  maintenant  difficile  de  jug-er,  sur  les  rares  docu- 
ments qui  nous  restent,  dans  quelle  mesure  ils  s'inspirèrent  de 
Lucrèce  :  mais  nous  savons  que  le  plus  souvent,  à  leur  qualifi- 
cation d'hérétiques,  s'ajoutait  celle  d'Epicuriens  :  les  preuves  en 
sont  nombreuses. 

Alvarus  de  Cordoue,  dès  le  x«  siècle,  avait  désigné  les  Épicu- 
riens ^  comme  les  plus  dangereux  fauteurs  d'hérésies  :  ils  étaient, 
pour  ces  auteurs  qui  comprenaient  assez  mal  Lucrèce,  les  pro- 
moteurs du  fatalisme  et  de  la  corporalité  des  âmes,  les  adversai- 
res de  l'immortalité,  du  mariag-e  et  de  la  continence.  Sur  tout 
cela,  les  hérétiques  d'alors  trouvaient  en  Lucrèce  des  arguments 
innombrables  et,  ce  qui  valait  mieux  encore,  faciles  à  exposer 
au  peuple. 

Sans  parler  de  Ratramne  et  de  Gottschalk,  nous  voyons  les 
Cathares  propager  ces  doctrines  pendant  des  siècles. 

a  L'hérésiedes  Cathares,  apportée  d'Italie,  envahit  bientôt  toute 
la  France,  dit  M.  Schmidt  dans  l'ouvrage  qu'il  leur  a  consacré.  On 

Cependant  il  y  avait  eu  des  protestations  contre  cette  proscription  absolue  : 
«  Turbal  acumen  legentiura  qui  eos  omnimodis  a  legendis  saecularibus  litteris 

aestimat  prohibendos,  quibus  ubilibet  inventa  utilia  quasi  sua  sumere  licet.  — 

Alioquin  nec  Moyses  et  Daniel  sapientia  iEgyptiorum.  » 

1)  D'ailleurs  il  suffisait  parfois  de  trop  aimer  les  classiques  pour  être  accusé 
d'hérésie,  ténaoin  Viigard:  «  Quidam  igitur  Viigardus  dictus,  studio  artis  grana- 
maticae  magis  adsiduus  quam  frequens,  sicut  Ilalis  mos  semper  fuit,  artes  ne- 
gligere  cœleras,  illam  sectari.  Is  enim  cum  ex  scientia  suae  arlis  cœpisset,  in- 
flatussuperbia,  stultior  appai'ere,  quadam  nocte  assumpsere  daemones  poetarum 
speciea  Virgilii  et  Horatii  atque  Juvenalis,  apparentesque  illi  fallaces  retulerunt 
grates  quoniam  suorum  dicta  voluminum  cbarius  amplectens  exerceret,  seque 
illorum  posteritalis  feiiceni  esse  praeconem  ;  promiserunt  ei  insuper  suse  gloriae 
postmodum  fore  participem...  Ad  ulLinaum  vero  heereticus  est  repertus  atque 
a  ponlifice  ipsius  urbis  Petro  daninatus  »  (R.  Glaber,  Hist.  litt.,  1.  II, 
c.  Xll). 

2)  M  Dans  le  livre  où  il  signale  «  hostem  Ecclesiae  quem  omnis  vitare  Chris- 
tianitas  débet  >»,  Alvarus  écrit  :  «  Nonne  ipsi  qui  videbanlur  columnaj,  qui  pu- 
tabautur  Ecclesiae  petrae,  qui  credebantur  electi,  nulle  cogente,  nemins  provo- 
cante, judicem  adierunt,  et  in  prcesentia  Cynicorum,  imo  Epicureorum,  Dei 
martyres  infamaverunt  »  {Incliculus  luminosuti,  14,  Migne,  p.  121). 


LUCRKCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRETIENNE  1S5 

les  assimilait  aux  Manichéens.  Ils  niaient,  comme  Béranger  de 
Chartres,  la  transsubstantiation,  condamnaient  le  mariage  et  re- 
jetaient le  baptême.  Cette  hérésie  étendit  ses  ramifications.  Ger- 
bert  dut  s'en  défendre. 

L'hérésie  éclata  à  Orléans,  où,  pour  la  première  fois,  des  hé- 
rétiques furent  livrés  au  feu.  —  «  Deux  lignes  de  Glaber  nous  pa- 
raissent fort  curieuses  :  «  Ils  proclamèrent  par  leurs  détestables 
'(  aboiements  de  chiens  l'hérésie  d'Épicure;  ils  ne  croyaient  plus 
«  à  la  punition  des  crimes,  à  la  récompense  éternelle  des  œuvres 
«  de  piété.  »  —  Si  TEpicurisme  vint  du  dehors  à  ces  chanoines 
d'Orléans,  dans  les  replis  d'un  manteau  de  femme,  ce  fut  cer- 
tainement d'Italie.  La  secte,  recrutée  parmi  les  lettrés,  les  in- 
crédules, les  partisans  de  l'empire,  les  ennemis  du  pape,  est  si- 
gnalée sans  cesse  au  cours  du  Moyen  Age  italien  :  Florence  en 
était  la  métropole.  Au  temps  des  grandes  luttes  entre  Guelfes  et 
Gibelins,  sous  les  Hohenstauffen  et  jusqu'à  Boniface  VIII,  l'Épi- 
curisme  fut  une  doctrine  militante,  accident  que  n'avait  point 
prévu  Épicure.  Les  Farinata  et  les  Cavalcanti  bafaillèrent  contre 
l'Eglise  en  se  moquant  de  l'enfer,  en  poussant  même,  s'il  faut  en 
croire  Benvenuto  d'Jmola,  jusqu'à  l'athéisme  extrême.  Epicu- 
riens ou  Manichéens,  les  hérétiques  d'Orléans  provoquèrent  un 
horrible  scandale*  ». 

Voici  comment  Alain  des  Isles  dépeint  cette  hérésie  des  Ca- 
thares :  ((  ...  Prœdicti  etiam  bseretici  nuptias  damnant.  Dicunt 
enim  quidam  eorum  quod  omnibus  modis  se  débet  homo  purgare 
ab  eo  quod  habet  a  principe  tenebrarum,  id  est  a  corpore,  et 
ideo  passim  et  qualitercumque  fornicandum  esse,  ut  citius  libe- 
retur  a  malanatura. 

(<  Et  ideo  nuptias  damnant,  quae  fluxum  luxuriœ  coarctant. 
Unde,  utfertur,  inconciliabulissuis  immundissima  agunt.  Hi  di- 
cuntur  Cathari,  id  est  diftluentes  per  vitia ,  a  catha,  quod  est  fluxus . 
Vel  cathari  dicuntur  a  cato,  quia,  ut  dicitur,  osculantur  poste- 
riora  cati,  in  cujus  specie,  ut  dicunt,   apparet  eis  Lucifer.  Quod 

1)  Gebhart,  Un  moine  de  l'an  /OOO  (Gerberl);  -  Revue  des  Deux-Mondes 
1"  octobre  1891,  p.  621 


156  KEVTJE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

autem  nuptiae  damnabiles  sint,  auctoritatibus  et  rationibus  pro- 
bare  conantur  '.  » 

Ce  sont  ces  mêmes  doctrines  que  continuèrent  les  Albigeois 
et  sur  lesquelles  semble  s'appuyer  en  partie  la  sorcellerie  du 
Moyen  Age.  Aussi  Marbode  combat-il  avec  violence  ces  disciples 
d'Épicure  qui  envabisscnt  les  cités,  les  bourgades  et  jusqu'aux 
moindres  villages,  niant  la  Providence,  prêchant  l'incontinence, 
et  combattant  l'immortalité'. 

Est-ce  à  dire  que  l'évêque  de  Rennes  fasse  Lucrèce  responsable 

1)  Alani  de  Insulis  c.  hxreticos,  1.  I,  c.  lxiii. 

2)  Graecia  phi'.osophos  habuit  diversa  sequenles. 

Hi  rie  principiis  munrii  vitaqiie  beala 
Millia  verborum  sludueruut  lexere  multa. 

Inter  quos  hubitus  non  uUimus  est  Epicurus 
Ex  aloinis  perhibens  mundi  consistere  inolem. 
Isle  voluptalem  summum  déterminât  esse 
Perfectumque  bonuin,  quo  qiiisque  fruendo  beatus 
CongauJensque  sibi  sine  sollicifudiiie  vivat; 
Scilicet  aut  animas  cum  corporibus  perituras 
Aut  nullum  credens  meritum  post  f'ala  manere. 
Hujus  discipuli  plures  sunl  Pythagoreis 
Socralicis  plures,  nec  quisquam  philosophorum 
Tôt  propriae  seclae  poluit  r^perirc  sequaces. 
Quis  numerare  queat  regioiies,  oppida,  vicos. 
Urbes  atque  domos  Eoicuri  dogina  sequeutes? 
Sed  nec  ego  dubilem  si  corporis  uda  voltiplas 
Hoc  prsestare  potesl,  ut  soHicitudine  puisa, 
Perpetuo  gaudens  aelalem  ducere  possim 
Inler  delici.is  praebere  maiius  Epicuro. 
At  si  constilerit  quod  pernciosa  libido, 
Corpus  debilitet,  mentisque  retundat  acumen, 
Obtineat  ratio  quod  sit  fugienda  voluptas. 
Primo  delicias  Epicuro  sulficienles 
Nonnisi  sollicitus  queat  ipse  parare  magister. 
Sed,  verbi  causa,  nos  illi  cuncta  paremus 
Commoda  solliciti,  gratis  quibus  ipse  fruatur 
Et  videamus  utrum  sit  iuxuriando  beatus. 

(Suit  une  réfulatioa  de  l'Épicurisme  en  une  centaine  de  vers.) 
...Quapropter  stuUos  Epicuri  respue  sensus 
Qui  cupis  ad  vitara  quaudoque  venire  beatam  ; 
Sperne  voluptates  inimicas  philosophiee 
In  grege  porcorum  nisi  mavis  pinguis  haberi. 

(Marbod.,  Lî6er  decem  capitulorum,  c.  vu.) 

A  ce  chapitre  succède  une  description  de  l'amitié  —  le  rapprochement  est  à 
signaler;  —  puis  le  poète,  abordant  la  question  de  la  mort  : 

Hanc  (mortem)  iniioclus  homo  summum  putat  esse  malorum 


I 


LDCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGtE  CHRÉTIENNE  157 

de  ce  déchaînement  d'hétérodoxie?  Si  l'on  rapproche  du  Discours 
de  la  Nature  au  vieillard  les  vers  de  Marbode  sur  la  nécessité  de 
mourir,  on  ne  pourra  s'empêcher  de  conclure,  comme  nous,  qu'il 
connaissait  Lucrèce,  quoiqu'il  ne  l'ait  pas  nommé,  et  qu'il  voit 
Epicure  à  travers  son  interprète  latin. 

Quoi  d'étonnant,  dès  lors,  à  ce  qu'on  trouve  à  peine  deux  ci- 
tations de  Lucrèce  chez  les  orthodoxes  de  cette  époque*?  L'Épi- 
Omnia  cum  vita  tollentem  commoda  vitae. 

Quos  ratione  carens  vulgaris  opinio  ducil. 
Nam  quidquid  natura  potens  jubet  esse  necesse, 
Quodque  suis  spatiis  dislinguit  providus  ordo 
Insipienter  agis  quisquis  reprehendere  tentas. 

Naturae  lex  est,  ut  sit  reparabile  nulli 
Prœteritum  tempus,  sint  prseteritura  futura. 

At  puer  in  juvenem  per  deflua  tempora  transit. 

Inde  vir  efficitur  :  post  bsec  subit  aegra  senectus. 

Cum  velut  a  docta  bene  sit  descripta  poeta 
Naturae  studio  mortalis  fabula  vitse 
Laudato  primo,  laudetur  et  ultimus  actus, 
Quo  jam  finito  :  «  Vos  plaudite  dicat  ». 

Ultima  cunctorum  deterrima  flne  carebit, 

Cui  via  jam  fessos  longissima  concutit  artus; 

Nana  si  vita  senis  miseri  sive  fine  maneret, 

Cui  non,  quaeso,  gravis,  quae  se  quoque  praegravat,  essef? 

Expedit  ergo  mori  senibus,  quam  morte  carere 

Mors  est  ergo  bonis  requies,  finisque  malorum; 
Pœnse  causa  malis  non  mors,  sed  vita  maligna! 

(Marbod.,  Decem  capitulorwn,  c.  ix). 
1)  «  Quod  vero  in  compositione  stellarum,   de  inferioribus  et  superioribus 
elementis  aliquid  sit,  ratione  tali  probari  potest  :  quod  visibilia  sint  et  splen- 
dida  et  mobilia  —  quod  enim  visibilia  sunt  ex  visibili  sunt,  ex  visibili  et  in- 
visibili  habent,   sed  ab  invisibili  nihil  potest  esse  visibile,  ut  Lucretius  dicit 
(lib.  11,  De  Rer.  Nat.  v.  -^^"^ 


Ex  insensibilibus  me  credas  sensile  gigni. 

Macrobius  :  omnis  qualitas  germinata  crescit;   nunquam  contrarium  opera- 
tur  »  (Honorius  Aug-jstodunensis,  De  PA/Zosop^m  mundi,  ).  I,  c.  xxi). 

On  retrouverait,  dans  le  De  imagine  mundi  du  même  auteur,  où  il  résume 


il 


158  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

curisme  fait  désormais  corps  avec  l'hérésie.  On  ne  se  borne  plu 
à  proscrire  la  morale  :  la  haine  a  grandi  et  l'on  proscrit,  en  outre, 
l'atomisme  et  la  corporalité  remis  au  jour  par  Isidore  et  Raban. 
C'est  ce  que  montre  bien  le  passage  où  Gaultier  de  Saint-Victor  ' 
accuse  d'atomisme  et  de  fatalisme  les  hérétiques  de  son  temps  : 
et  s'il  ne  suffisait  pas,  nous  renverrions  encore  au  livre  oii  le  docte 
Alain  des  Isles,  après  avoir  parlé  des  Cathares,  réfute  la  corpo- 
ralité des  âmes  en  termes  analogues  à  ceux  de  Claudianus  Ma- 
mertus".  £st-il  nécessaire,  après  cela,  de  parler  de  la  longue 
réfutation  développée  par  Jean  de  Salisbury^  dans  les  livres  où, 

saint  Isidore  et  Raban,  d'autres  traces  d'Épicurisme;  et  dans  son  De  Hœresibvs, 
il  parle,  comme  ses  prédécesseurs,  de  l'Épicurisme,  de  ses  hérésies,  des  atomes, 
de  la  volupté,  du  monde  sans  Dieu,  etc. 

Honorius  a-t-il,  comme  le  prétend  Munro  après  d'autres  auteurs  (Munro,  Lu- 
cret.,  V.  II,  p.  3),  copié  le  vers  chez  William  de  Hirschau?  On  peut  en  douter, 
car  W.  de  Hirschau  dit,  d'après  Priscien  : 

Ex  insensile  credas  sensile  gigni. 

1  ) «  Inde  Willielmus  de Conchis,  ex  atomorum,  id est minutissimorum corporum, 
concretione  fieri  omnia.  Et  Pelrus  :  Probatur,  inquid,quod  caro  Christi  non  fuit 
in  Abraham  vel  Adam,  quod  non  tôt  atomi  fuerunt  in  iis  quot  hominis  ab  eis 
descenderunt.  Ergo,  si  unus  atomus,  secundum  eos,  quid  sive  aliquid  est,  quia 
corpus  est,  et  omne  corpus  substantia  est,  omnis  autem  substantia  aut  ratio- 
nalis  aut  irrationalis,  de  qua  per  quid  et  aliquid  quaeritur,  quantum  aliquid  totus 
homo,  in  quo  sunt  atomi  paene  innumerabiles  et  utique  tara  spiritalis  quamcor- 
poralis  substantia  »  (Gualterus  de  Sanclo-Victore,  Libi'i  conlra  IV  labyrinthos 
Franciae,  Abœlard.  Lombard.  Petrum  Pictaviensem  et  Gilbertum  Porretanum, 
novos  fixreticos,  —  Migne,  t.  199,  p.  1170). 

2)  «  Quod  autem  anima  incorporea  sit,  multiplici  ratione  probatur;  verbi 
gratia  :  hoc  genus,  spintus,  conlinet  sub  se  hos  species,  animam  et  angelum. 
Ergo  angélus  incorporeus  non  est,  vel  anima  est  eliam  incorporea. .,  Ex  prae- 
dictis  patet  animam  esse  incorpoream  et  ita  incorruptibilem  quia,  si  anima  est 
incorporea,  est  sicut  angélus  ;  qua  ratione  est  immortalis  et  anima  »  (Alani  de 
Insulis,  Lib.  c.  hœreticos,  1.  I,  c.  xxxi). 

Citons  en  passant  ce  texte,  du  même  livre,  que  l'on  peut  rapprocher  du  pari  de 
Pascal  :  «  Ilem,  ad  idem  probandumpossumus  uti  ea  insinuatione,  qua  usus  est 
quidam  religiosus  contra  philosophum  qui  negabat  animam  esse  immortalem. 
Ait  enim  :  aut  anima  est  mortalis  aut  immortalis  ;  si  morlalis  est  anima  et  credis 
eam  esse  immortalem,  nullum  tibi  inde  proveniet  incommodum;  si  autem  est 
immortalis  et  credis  eam  esse  mortalem,  aliquod  potest  tibi  inde  provenire  in- 
commodum. Ergo  melius  est  ut  credatur  immortalis  quam  mortalis  »  (Id.,  id.), 

3)  Esse  boni  summum,  putat  alter,  gaudia  mentis, 

Atque  voluplati  cuncta  subesse  docet. 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  159 

SOUS  des  noms  anciens,  il  combat,  nous  dit  M.  Hauréau,  des  phi- 
losophes qui  sont  ses  contemporains?  Rappelons  enfin  que  les 

Hoc  equidem  recte,  sed  si  sit  pura  voluptas. 

Sobrius  exaudit  leges  Epicurus,  et  idem 

Ebrius  est  Veneri  subditus  atque  guise. 
Hic  faber  iucudem,  quam  circumvallat  inani, 

Fingit  in  incerto  :  caetera  casus  agit. 
Confiât  in  immensum  corpuscula  casus  acervum 

Ut  fiât  mundi  maximus  iste  globus, 
Fixaque  suit  elementa  locis  sub  iege  perenni, 

Utque  vices  peragaiit  tempora  certa  suas.  ' 
Haec  quoque  secta  docet  animam  cum  carne  perire, 

Et  trustra  leges,  justitiam  coli. 
Flatibus  assimilât  subtilia  corpora  mentes, 

Mentiturque  piis  prœmia  nulla  dari. 
Quid  deceat  nescit  :  Venus,  alea,  somnus,  odores, 

Crassa  culina,  jocus,  otia,  vina  jiivant; 
Jstis  addantur  plausus,  fallacia,  nugae 

Et  quidquid  mimus,  histrio,  scurra  probant. 
Mancipium  ventris  non  curât  quid  sit  honestum, 

Fortunamque  putat  numinis  esse  loco, 
Nil  ratione  geri,  sed  casu  cuncta;  voluptas 

Numen  excolitur,  res  mala,  venter  edas. 
Nil  Epicurus  amat,  nisi  quod  ventri  Venerique 

Immolât;  at  ventri  victima  prima  cadit, 
Ordoque  membrorum  vitiorum  germina  nutrit, 

Et  gula  dat  Veneri  semina,  spemque  fovet; 
Hostia  quam  mactat  ventri  Venerisque  sacerdos 

Congrua  pro  meritis  praeinia  semper  habet. 

(Joan.  Saresbur.,  Entheticus,  v.  526-589.) 
Non  est  ejusdem  nummos  librosque  probare, 
Persequiturque  libros  grex,  Epicure,  tuus. 

(Id.,  Polycraticus,  Prolog.,  Migne,  p.  384.) 

Le  même  livre  contient  plusieurs  chapitres  contre  les  Épicuriens  :  «  Epicure  os 
nunquam  assequi  finem  suam  {id.,  1.  VIII,  c.  xxiv).  -  «  De  quatuor  fluminibus 
quae  de  fonte  libidinis  oriuntur  Epicureis  »  (id.,  id.,  c.  xvi).  _  „  Stoïcus  enim  ut 
rerum  contemptum  doceat,  in  mortis  meditatione  versatur.  Peripatelicus  in  inqui- 
sitione  verivolutalur;  in  voluptatibus  Epicurus,  etlicet  ad  unum  tendant,  varias 
sententias  quasi  vias  beatitudinis  auditoribus  suis  aperiunt  »  (Id.,  id.,  c.  viii) 
—  «...  Sine  expletione  libidinis  perfectam  non  esse  voluptatem...  traditur  sen- 
sisse  Epicurum.  Sed  quidquid  gregis  illius  gruminant  sues,  tam  immundam  et  tam 
funestam  vocem  nuUi  philosophorum  arbitror  placuisse,  nedum  Epicuro  qui  tantus 
fuit  ut  inter  philosophos  propriani  fecerit  sectam.  Sunt  ejus,  auctore  Seneca, 
egregia  multa,  quae  possim  possunt  apud  philosophos  inveniri,  et  pro  parte 
expressa  suntet  congesta  in  libroquide  vestigiis  sive  dedogmate  philosophorum 
inscribitur.  Sileni  senis  inveterati  videtur  amenlia,  potius  quam  sententia  philoso- 
phi,  et  est  certe  asello  cui  insidebat  brutior  cui  hoc  nequitia  potuit  suadere  Id 
ipsum  forte  innuunt  figmenta  gentilium,  quae  delirum  senem  vino  aestuantem, 
alns  naturae  obtemperantibus  et  quiète  fessa  recreantibus  corpora...  Omnis  ergô 


jgO  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Amauriciens  furent  traités  d'Épicuriens'  à  une  époque  où  le  De 
finibiis  de  Cicéron  était  trop  peu  connu  pour  qu'il  fût  possible  d'y 
puiser  les  doctrines  que  Jean  le  Teutonique  reproche  à  ses  ad- 
versaires. Ici  encore  il  faut  donc  voir  l'influence  d'un  poète  qui, 
jusqu'après  la  disparition  des  écoles  carolingiennes,  continue  de 
représenter  ces  philosophes  néfastes  auxquels  tant  de  chrétiens 
attribuaient  la  corruption  de  l'humanité. 

COxNCLUSION 

Les  recherches  qui  précèdent  montrent  jusqu'où  s'étendit, 
dans  les  écoles  carolingiennes,  lïnfluence  de  Lucrèce  :  elles  en 
suivent  les  variations  et  s'efforcent  d'en  mettre  les  causes  en  lu- 
mière. 

Après  avoir  été  presque  universellement  proscrit,  non  seule- 
ment par  les  philosophies  adverses,  mais  encore  par  le  poly- 
théisme qu'il  avait  attaqué,  Lucrèce  fut  remis  en  honneur  parles 
Apologistes  chrétiens.  Lactance  fut  des  premiers  à  lui  faire  place 
dans  la  religion  nouvelle,  Dès  lors,  il  ne  cessa  plus  d'être  utilisé, 
sinon  toujours  cité.  Mais  les  hérétiques  virent  aussi  quel  parti  ils 
pouvaient  tirer  de  ces  doctrines  et  s'adressèrent  de  préférence  à 
rÉpicurisme  pour  lutter  contre  l'Église*.  Trois  siècles  durant, 

voluptas  libidinis  turps  est,  ea  excepta  quee  excusatur  fœdere  conjugal!  et  in- 
dullae  liceuUœ  beneficio  quidquid  erubescentise  poterat inesse  abscondit.  Discant 
(Chrisliani)  vel  ab  elhnicis  caslilatem  (non  tamen  quod  conjugal!  detraham  cas- 
t!Lati)...  Leno,  Epictetus,  Aristoteles,  Critolaùs,  et  Epicureorum  quara  plunmi 
tradunt  posteris  liane  publ!cam  seutentiam  »  (Id,,  Polycraticus,  1.  VIIL  c.xi, 
Migne,  p.  750). 

«  ...  Adeo  quidem  ut,  cum  Epicurei  s!nt  plunm!  (!d  est  vanœ  sectatores  volup- 
tat!s)  nomen  hoc  pauci  profiteantur»  (Id. ,  Po/(/cra((.CM5, 1.  VIII,  c.  xxv). 

1)  «  Sunt  profanae  nov!tates  quas  introducunt  qu!dam,  Epicuri  polius  quam 
Christi  discipuli.  Qui  periculosissima  fraudulentia  persuadere  nituntur  !n 
occuUo  peccatorum  impiinitatem,  asserentes  peccatum  !ta  nihil  esse  ut  etiam 
pro  peccato  nemo  debeat  a  Deo  punir!...  »  (cité  par  B.  Hauréau,  Hist.  de  la 
philos,  scolastique,  II"  p.,  t.  I,  p.  93).  —  A  la  suite  du  conciie  de  Paris  (1210) 
contre  les  Amauriciens,  «  la  lecture  des  livres  de  philosophie  naturelle  fut  inter- 
dite à  Paris  pendant  trois  ans  »  (Id.,  id.,  p.  98). 

2)  Et  c'est  surtout  par  Lucrèce  que  l'on  connaît  l'Épicurisme,  à  cette  époque 


LUCRÈCE  DANS  LA  THÉOLOGIE  CHRÉTIENNE  ifil 

saint  Jérôme  et  les  continuateurs  de  son  œuvre  dirigèrent  de 
violentes  attaques  contre  Epicure  et  ses  disciples  :  on  pouvait 
enfin  les  croire  vaincus  car,  chez  les  orthodoxes,  il  n'était  pres- 
que plus  fait  mention  de  Lucrèce. 

Est-ce  à  dire  qu'il  eût  totalement  disparu  ?  Non,  car  ceux- 
mêmes  qui  n'auraient  peut-être  pas  voulu  de  lui  comme  théo- 
logien ou  philosophe,  l'admirent  en  leurs  écoles  à  la  suite  des 
grammairiens  :  on  lui  rendait  ainsi  la  place  qu'on  lui  avait  d'abord 
enlevée.  Qu'importe  la  cause  de  cette  tradition,  pourvu  qu'elle 
persistât  ? 

Les  citations  de  Lucrèce  chez  les  grammairiens,  les  extraits  de 
son  œuvre  donnés  par  les  Apologistes  assurèrent,  bien  mieux 
qu'un  enseignement  méthodique,  la  conservation  de  ses  idées  qui 
entrèrent  ainsi  dans  l'enseignement  théologique.  Présenté  comme 
système,  rÉpicurisme  eût  été  vite  proscrit,  et,  de  fait,  il  l'a  été 
souvent  :  mais  des  citations  éparses  semblaient  moins  dange- 
reuses, et,  comme  les  idées  qu'elles  contenaient  répondaient  sou- 
vent à  des  questions  soulevées  par  les  commentaires  bibliques', 
on  les  adopta  sans  défiance.  Nous  avons  montré,  en  les  réunissant, 
qu'elles  formaient  un  ensemble  assez  considérable. 

Ainsi  s'explique  leur  réapparition  dans  l'œuvre  de  saint  Isi- 
dore, peu  de  temps  après  l'époque  où  l'on  croyait  avoir  définitive- 
ment vaincu  l'Epicurisme  et  les  hérésies  qui  s'en  étaient  ins- 
pirées. L'opposition  d'i^-lcuin  n'empêche  pas  Raban,  son  dis- 
ciple, de  reprendre  cette  doctrine  telle  que  l'avait  laissée  Isidore, 
et  d'y  ajouter  encore.  En  ces  siècles  de  compilation,  les  idées, 
une  fois  adoptées,  continuent  de  circuler  longtemps. 

où  le  grec  est  mal  lu  et  où  le  De  Finibus  paraît  avoir  été  peu  praliqué  et  ne 
pouvait  d'ailleurs  donner  de  l'Epicurisme  les  notions  que  l'on  en  avail  à  cette 
époque. 

1)  Dans  un  récent  article  (mai  i89i, Revue  Thomiste),  le  P.Denifle  insiste  sur 
l'importance  des  commentaires  bibliques  :  au  moyen  âge,  à  l'Université  de 
Paris,  la  Bible  était  le  commencement  et  la  fin  des  études  théologiques.  Nous 
avons  montré  comment  et  pourquoi  les  commentateurs  de  la  Bible  appelaient 
Lucrèce  à  leur  aide.  Quant  à  l'importance  de  la  grammaire,  rappelons  encore 
ce  texte  de  Jean  de  Salisbury  :  «  Sine  grammatica  non  raagis  quis  philosoptiare 
potest,  quam  si  sit  surdus  aut  mutus»  (Joan.  Saresb.,  Metalog.,  1.  I.,  c.  xxi, 
Migne,  p.  851), 


162  REVUE   DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

Mais  on  vit  une  fois  de  plus  que  le  matérialisme  de  ces  doc- 
trines, si  précieuses  pour  les  Commentaires  bibliques,  menaçait 
l'orthodoxie.  Les  hérétiques  se  groupaient,  comme  au  temps  de 
saint  Jérôme,  autour  d'Épicure,  connu  par  Lucrèce  :  ou  en  a 
vu  des  preuves  précises  ;  il  eût  suffi  d'ailleurs,  à  leur  défaut, 
de  relever  l'existence  de  ces  luttes  pour  faire  sentir  combien 
est  profonde  l'influence  de  Lucrèce  du  ix^au  xiri*'  siècle. 

Qu'il  soit  permis^  en  terminant  cette  étude,  de  rappeler 
qu'aux  xvii*  et  xviii*  siècles  Lucrèce  eut  la  même  fortune  qu'aux 
temps  de  Jean  Scot,  Raban  et  leurs  successeurs.  Contre  la 
métaphysique  de  Descartes,  Gassendi  releva  l'Epicurisme  qu'il 
mit  en  accord  avec  le  Christianisme,  Cet  accord  était-il  fondé  en 
raison?  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  l'examiner  :  notons  seulement 
que  Spinoza,  peu  après,  reprit  avec  pleine  conscience  les  doc- 
trines panthéistiques  que  les  Amauriciens  avaient  exposées  sans 
toujours  en  saisir  la  portée  ;  et  nul  ne  songe  alors  à  accuser  Lu- 
crèce, que  Gassendi  avait  christianisé  comme  Épicure.  Enfin  c'est 
encore  à  Lucrèce  (et  cela  complète  le  parallélisme  des  deux  pé- 
riodes) que  s'adressèrent,  contre  les  religions  révélées,  les  parti- 
sans de  la  tolérance  au  xviii^  siècle  :  Voltaire  et  les  Encyclopé- 
distes. 

Ainsi,  d'âge  en  âge,  les  générations  se  transmettent  le  poème 
de  la  Nature,  pareil  au  flambeau  que  se  passaient  les  coureurs  du 
stade. 

J.  Philippe. 


LES 

APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE   DANIEL 

[Suite]  ' 


III 


L  APOCALYPSE    COPTE    DE    DANIEL 


Dès  l'origine  les  chrétiens  d'Egypte  se  montrèrent  ardents  aux 
spéculations  théologiques.  Ils  ont  eu  de  bonne  heure  une  riche 
littérature,  et,  plus  que  toute  autre,  les  Églises  d'Egypte  furent 
éprouvées  parles  plus  violentes  persécutions.  Celle  dé  Dioclétien 
laissa  un  souvenir  si  profond  que  c'est  de  lui  que  date  désormais 
l'ère  copte,  284.  Plus  tard,  lorsque  le  christianisme  fut  devenu 
religion  d'Etat,  l'Eglise  copte  eut  à  souffrir  de  nouvelles  et  non 
moins  cruelles  persécutions  de  la  part  des  empereurs  byzantins, 
au  cours  des  querelles  théologiques  oii  s'épuisa  FEglise  d'Orient. 
En  butte  à  la  tyrannie  de  Constantinople,  écrasés  sous  le  joug 
des  gouverneurs  etdesévêques  qu'on  leur  imposait,  les  malheu- 
reux Coptes  appelèrent  et  accueillirent  comme  des  sauveurs  les 
Arabes  qui,  sous  la  conduite  d'Amrou  (639-641),  envahirent 
l'Egypte  et  en  firent  rapidement  la  conquête.  Mais  les  Arabes  ou- 
blièrent bien  vite  l'appui  qu'ils  avaient  trouvé  chez  les  Coptes 
contre  les  Grecs  :  leur  tyrannie  et  leurs  persécutions  dépassèrent 
tout  ce  que  Ton  avait  eu  à  subir  et  de  Rome  et  de  Gonstantinople. 
Il  est  surprenant  que  l'Eglise  copte  ait  survécu  à  toutes  ces  tri- 
bulations. Exaspérée  par  le  malheur,  elle  se  réfugia  dans  les  es- 
pérances apocalytiques  qui,  là  comme  ailleurs,  entretinrent  la 

1)  Voir  la  livraison  de  janvier- février,  p.  37  à  53. 


164  REVUE  DE  L  HISTOIRE  DES  RELIGIONS 

foi  des  fidèles  en  leur  faisant  entrevoir,  au  delà  der  misères  pré- 
sentes, un  avenir  brillant  où  la  jvictoire  finale  leur  serait  accor- 
dée, la  grande  délivrance  par  le  retour  du  Messie,  après  la 
défaite  de  tous  ses  ennemis.  C'est  de  l'excès  du  malheur  que  naît, 
comme  d'un  terrain  bien  préparé,  la  littérature  apocalyptique. 
C'estbien  le  cas  pour  notre  Apocalypse  copte  de  Daniel.  Son  nom, 
La  quatorzième  vision  de  Daniel,  vient  de  ce  que,  dans  le  manu- 
scrit où  elle  se  trouve,  elle  vient  après  le  livre  de  Danielqui  est 
divisé  en  treize  visions,  conformément  à  la  division  du  manuscrit 
Alexandrinus. 

Cette  Apocalypse  imite  au  début  le  livre  canonique  de  Daniel; 
elle  lui  emprunte  la  notion  des  quatre  grandes  monarchies  ;  elle 
lui  emprunte  même  des  phrases  entières  que  nous  indiquerons 
en  renvoyant  aux  passages  correspondants. 

Après  une  introduction  en  apparence  historique,  assez  détail- 
lée, qui  rappelle  celle  du  livre  canonique,  le  prophète  a  une  vi- 
sion concernant  le  royaume  des  fils  d'Ismaël.  Dix-neuf  rois  de 
cette  race  régneront  sur  la  terre  (sur  l'Egypte)  ;  sous  le  règne  du 
dix-neuvième  et  dernier  roi,  Pitourgos,  son  ennemi  viendra,  le 
fera  fuir  et  le  mettra  à  mort;  puis  se  lèvera  le  roi  des  Romains 
qui  asservira  les  Ismaélites  ;  ensuite,  Gog  et  Magog  bouleverse- 
ront la  terre...,  puis  apparaîtra  l' Antichrist...,  ensuite  viendra 
l'Ancien  des  jours,  qui  mettra  à  mort  l'Antichrist  et  dontle  règne 
n'aura  pas  de  fin.  Enfin  Daniel  reçoit  de  Dieu  l'ordre  de  sceller 
toutes  ces  choses  jusqu'au  temps  de  leur  accomplissement. 

Notre  Apocalypse  offre  cette  particularité  qu'au  premier  abord 
tous  les  faits  cités  semblent  historiques  et  faciles  à  fixer;  mais  en 
y  regardant  de  plus  près,  cette  apparence  s'évanouit,  et  il  ne 
reste  plus  qu'un  bizarre  assemblage  de  traits  associés  par  une 
mémoire  peu  fidèle.  Si  le  lecteur,  ne  voulant  pas  en  rester  là,  re- 
prend plus  en  détail  son  étude,  il  arrive  à  voir  que  l'auteur  de 
l'Apocalypse  a  juxtaposé  des  faits  historiques  dont  il  se  souvient 
exactement,  et  des  données  vagues,  erronées,  destinées  à  rem- 
placer les  événements  qu'il  ne  se  rappelle  pas. 

Nous  consignerons  dans  des  noLes  accompagnant  le  texte  les 
résultats  auxquels  nous  sommes  arrivé.  Nous  ne  prétendons  pas 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  165 

être  parvenu  à  la  complète  lumière,  mais  peut-être  notre  hypo- 
thèse n'est-elle  pas  très  éloignée  de  la  vérité. 

L'auteur  de  l'Apocalypse  énumère  dix-neuf  rois,  mais  il  ne  les 
caractérise  qu'à  partir  du  dixième;  comme  il  écrit  enEg-ypte,  il 
est  vraisemblable  qu'il  parle  des  Fatimites  d'Ég-ypte,  et  dans  nos 
notes  explicatives  nous  verrons  que  Pitourg-os  désig'ne  lesTarcs, 
et  plus  spécialement  le  Tare  Saladin;  les  Romains  (Roumis)  ar- 
rivent, ce  sont  des  Croisés  :  nous  pensons  donc  que  notre  Apo- 
calypse a  vu  le  jour  aux  environs  de  la  troisième  croisade,  un 
peu  après  1187. 

LA    QUATORZIÈME  VISION    DE  DANIEL 

1.  La  troisième  année  de  Cyrus  le  Perse,  qui  s'empara  de  Ba- 
bylone^  une  parole  fut  révélée  à  Daniel,  dont  le  nom  est  Ballha- 
sar*.  Cette  parole  est  véritable.  Moi,  Daniel,  je  jeûnais  depuis 
ving^t  et  un  jours  jusqu'au  soir;  je  n'avais  pas  mang-é  de  viande, 
je  n'avais  pas  bu  de  vin,  je  ne  m'étais  pas  oint  d'huile*. 

2.  Il  arriva,  comme  j'étais  au  bord  du  Tig-re,  que  ceci  me  fut 
révélé;  je  reg-ardais^  :  voici  les  quatre  vents  du  ciel  étaient  pous- 
sés vers  la  g-rande  mer'. 

1)  Ce  nom  de  Balthasar  est  indifTéremment  donné  à  Daniel  et  au  dernier  roi 
de  Babylone.  Dans  le  texte  hébreu,  ils  sont  distincts  l'un  de  l'autre.  Le  roi  se 
nomme  Bélshatsar  et  Daniel  Bélteshatsar  ;  ce  sont  les  LXX  qui  ont  opéré  la 
confusion  en  rendant  ces  deux  mots  par  Bélthasar  (cf.  Dan.,  i,  7,  et  v,  1).  La 
lecture  du  nom  de  ce  dernier  roi  de  Babylone  est  très  problématique  :  M.  Oppert 
nous  disait  récemment  qu'il  n'était  pas  encore  sûr  qu'il  fallût  lire  Bil-sami- 
usur  l'idéogramme  de  l'inscription  de  Nabunaid  que  l'on  rend  communément 
par  Ballhasar. 

2)  Cf.  Dan.,  x,  i,  2,  3  :  «  La  troisième  année  de  Cyrus,  roi  de  Perse,  une 
parole  fut  révélée  à  Daniel,  qu'on  nomme  BéUesha-tsar  ;  et  cette  parole  est  véri- 
table... En  ce  temps-là,  moi,  Daniel,  je  fus  dans  le  deuil  pendant  trois  se- 
maines ;  je  ne  mangeai  point  de  mets  délicats  ;  il  n'entra  dans  ma  bouche  ni 
viande  ni  vin,  et  je  ne  m'oignis  point  jusqu'à  ce  que  les  trois  semaines  fussent 
accomplies.  » 

3)  Cf.  Dan.,  x,  4,  5^  :  «  Et  le  vingt-quatrième  jour  du  premier  mois,  j'étais 
sur  le  bord  du  grand  fleuve  Hiddékel  (le  Tigre).  Et  je  levai  les  yeux  et  je  re- 
gardai. » 

4)  Cf.  Dan.,  vu,  2  :  «  Je  regardais,  dans  ma  vision,  pendant  la   nuit,  et 


166  REVUE   DE  l'histoire   DES   RELIGIONS 

3.  Je  vis  quatre  bêtes  très  redoutables  montant  du  fleuve*. 

4.  La  première  bête  ressemblait  à  un  ours,  ayant  des  ailes 
comme,  un  aigle.  Je  regardais,  attendant  que  de  ses  ailes  il  volât; 
un  cœur  humain  lui  fut  donné  et  il  se  tint  sur  ses  pieds  ^. 

5.  La  deuxième  bête  ressemblait  à  de  la  chair  humaine  ;  exces- 
sivement horrible,  elle  se  tenait  sur  le  flanc.  Je  la  regardai  jus- 
qu'à ce  que  les  trois  quarts  de  sa  face  fussent  brisés  et  le  quatrième 
quart  restait  ferme.  Je  la  reg-ardai  jusqu'à  ce  que  ses  dents  fus- 
sent arrachées  de  sa  bouche'. 

6.  La  troisième  bête  ressemblait  à  une  panthère;  elle  avait  des 
ailes,  quatre  têtes,  dévorant  avec  rapidité  et  dispersant  ce  qui 
restait*. 

7.  La  quatrième  bête  que  je  vis  ressemblait  à  un  lion,  bête  de 
beaucoup  plus  terrible  que  toutes  les  bêtes  qui  avaient  été  avant 
elle.  La  puissance  et  une  grande  force  lui  furent  données;  ses 
mains  étaient  de  fer,  ses  ong-les  d'airain  ;  dévorant,  mâchant, 
broyant  de  ses  pieds  ce  qui  restait.  Je  vis  dix  cornes  qui  sortaient 
de  sa  tête;  je  vis  aussi  une  autre  petite  corne,  qui  sortait  à  côté 
de  ces  dix  cornes.  Et  une  grande  puissance  et  une  forme  remar- 
quable lui  furent  données.  Je  vis  quatre  autres  (cornes)  qui 
montèrent  à  sa  gauche,  puis  quatre  autres  qui  montèrent  der- 
rière toutes  celles-là;  chacune  d'entre  elles  était  diff'érente  des 
autres,  et,  entre  elles  toutes,  elles  formaient  dix-neuf  (cornes)  ^ 

voici,  les  quatre  vents  des  cieux  se  levèrent  avec  impétuosité  sur  la  grande 
mer.  » 

1)  Cf.  Dan.,  VII,  3  :  «  Et  quatre  bêtes  montèrent  de  la  mer...  » 

2)  Cf.  Dan.,  vu,  4,  où  la  première  bête  est  un  lion  avec  des  ailes  d'aigle. 

3)  Cf.  Dan.,  vii,  7,  où  la  bête  informe  est  la  quatrième  et  la  plus  puissante. 

4)  Cf.  Dan.,  vii,  6,  où  le  léopard  ressemble  beaucoup  à  notre  panthère. 

5)  Cf.  Dan.,  vu,  4  et  8,  où  le  lion  est  la  première  bête  et  où  la  quatrième  bête 
n'a  que  onze  cornes.  D'où  viennent  les  dix-neuf  cornes  de  notre  Apocalypse? 
Elles  désignent  sans  doute  les  dix-neuf  rois  de  la  race  des  fils  d'Ismaël,  c'est- 
à-dire  les  quatorze  Fatimites,  plus  une  dynastie  de  cinq  rois,  soit  les  Toulo- 
nides,  soit  les  Ekhchîdides.  Dans  l'Apocalypse  syriaque  d'Esdras  (Revue  sémi- 
tique, t.  II,  p.  334  et  335),  la  bête,  le  serpent,  a  successivement  douze  cornes 
sur  la  tête,  neuf  sur  la  queue,  une  grande  corne  sur  la  queue,  laquelle  pousse 
deux  petites  cornes  à  sa  pointe  ;  et  l'auteur  a  soin  de  renvoyer  le  lecteur  à 
la  révélation  de  Dieu  touchant  les  neuf  cornes  (cf.  IV  Esdras,  xii,  11). 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  167 

8.  Et  jY-ntendis  une  voix  qui  me  dil  :  «  Daniel,  homme  désiré  S 
connais  ce  que  tu  as  vu.  »  Mais  je  lui  dis  :  «  Gomment  puis-je 
le  connaître,  si  personne  ne  me  g-uide?  » 

9.  Je  reg-ardai  et  je  vis  un  ange  de  Dieu  debout  à  ma  droite. 
Ses  ailes  étaient  extrêmement  éclatantes.  J'eus  peur  et  je  tombai 
à  terre.  L'ange  me  saisit,  me  fît  tenir  sur  mes  pieds  en  me  disant  : 
«  Tiens-toi  sur  tes  pieds,  afin  que  je  t'annonce  ce  qui  arrivera 
aux  derniers  temps  ^ 

10.  Les  quatre  bêtes  que  tu  as  vues  sont  quatre  royaumes.  La 
bête  que  tu  as  vue,  semblable  à  un  ours,  est  le  roi  de  Perse.  Il 
possédera  la  terre  cinq  cent  cinquante-cinq  (5oo)  ans.  Ensuite  il 
périra  avec  son  royaume;  il  ne  sera  pas  puissant  pour  tou- 
jours^ 

11.  La  deuxième  bête  que  tu  as  vue,  semblable  à  de  la  chair 
humaine,  c'est  le  roi  des  Romains  :  il  s'emparera  de  la  terre 
comme  par  le  fer  ;  il  s'étendra  sur  elle  ;  il  dominera  par  ses  armées 
jusqu'à  la  terre  des  Éthiopiens,  et  il  rég-nera  sur  elle  neuf  cent 
onze  ans.  Mais  il  ne  possédera  pas  la  capitale  du  royaume,  avant 
que  des  jours  nombreux  soient  accomplis*. 

12.  La  troisième  bête  que  tu  as  vue,  qui  ressemblait  à  une 

1)  C'est  l'expression  hébraïque  niian-Uiï^  de  Dcm.,  x,  H,  i9;  ix,  23,  ef 
qui  se  retrouve  au  commencement  de  l'Apocalypse  arménienne. 

2)  Cf.  Dan.,  viii,  17-19  :  «  Et  il  vint  près  du  lieu  où  j'étais,  et,  à  sa  vue, 
je  fus  épouvanté  et  je  tombai  sur  ma  face,  et  il  me  dit  :  Comprends,  fils  de 
l'homme,  car  la  vision  est  pour  le  temps  de  la  fln.  Et  comme  il  me  parlait,  je 
m'assoupis  la  face  contre  terre,  mais  il  me  toucha  et  me  fit  tenir  debout  à  la 
place  où  j'étais.  Et  il  me  dit  :  Voici,  je  viens  l'apprendre  ce  qui  arrivera  au  der- 
nier temps  de  la  colère...  » 

3)  Aucune  des  dates  données  dans  notre  Apocalypse  n'est  exacte;  elles  sont 
toutes  de  pure  imagination,  La  domination  des  Perses  en  Egypte  dura  depuis 
Cambyse  jusqu'à  la  mort  de  Darius  II,  en  330,  ou  mieux  jusqu'en  332,  lorsque 
Alexandre  s'empara  de  l'Egypte,  soit  donc  de  330  à  532,  ou  cent  quatre-vingt- 
dix-huit  ans,  et  non  cinq  cent  cinquante-cinq. 

4)  L'an  30  avant  J.-C,  Octave  réduit  l'Egypte  en  province  romaine;  l'an  22 
après  J.-C,  les  Romains  se  hasardent  en  Ethiopie  et  repoussent  une  invasion 
de  la  Candace  d'Ethiopie.  Par  suite  du  transfert  delà  capitale,  de  Rome  à  Cons- 
tantinople,  l'Egypte  devient  tributaire  de  cette  dernière,  ce  qui  rend  absurde  ce 
chifîre  neuf  cent  onze  ans  (cf.  Amélineau,  Résumé  de  l'histoire  de  l'Egypte,  Pa- 
fis,  1894,  p.  188,  190  et  220). 


168  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

panthère,  c'est  le  roi  des  Grecs.  Il  régnera  sur  la  terre  mille  ans 
et  trente  jours;  mais  son  règ-ne  ne  durera  pas'. 

13.  La  quatrième  bète  que  tu  as  vue,  qui  ressemble  à  un  lion, 
c'est  le  roi  des  fils  d'Ismaël.  Il  rég^nera  longtemps  sur  la  terre  et 
sera  très  puissant  pendant  de  nombreux  jours.  Ce  royaume  sera 
de  la  race  d'Abraham  etde  l'esclave  de  Sara,  l'épouse  d'Abraham. 
Toutes  les  villes  des  Perses,  des  Romains  et  des  Grecs,  seront 
détruites  ;  dix-neuf  rois  de  cette  race  d'entre  les  fils  d'Ismaël  ré- 
gneront sur  la  terre  ;  ils  régneront  jusqu'à  ce  que  soit  arrivé  le 
temps  de  leur  fin  ^ 

14.  Le  dixième  roi  d'entre  eux  sera  comme  un  prophète;  le 
nombre  de  son  nom  est  399.  Il  pratiquera  la  justice,  donnera  du 
pain  aux  affamés,  des  vêtements  à  ceux  qui  sont  nus.  Il  affran- 
chira ceux  qui  sont  esclaves.  Sa  miséricorde  se  répandra  sur 
toute  la  terre,  et  sa  justice  jusqu'au  ciel^ 

1)  La  domination  byzantine  en  Egypte  dura  approximativement  depuis  312, 
sous  Constantin,  jusqu'au  jour  de  la  prise  d'Alexandrie  par  Ararou  (641),  jour 
où  les  Grecs  retournèrent  pour  toujours  à  Constar.tinopie, 

2)  Comme  nous  l'avons  dit  à  propos  des  dix-neuf  cornes,  ce  nombre  dix-neuf 
doit  représenter  les  quatorze  califes  fatimites,  et  probablement  les  cinq  Ekh- 
schîdides.  Il  se  pourrait  faire  encore  que  ce  nombre  dix-neuf  fût  fantaisiste,  ou 
qu'il  fut  une  réminiscence  des  dix-neuf  rois  du  royaume  d'Israël,  depuis  Jéro- 
boam jusqu'à  Osée.  —  L'expression  la  terre  doit  désigner  la  terre  d'Egypte  et 
non  la  terre  en  général;  l'article  la  est  déterminatif.  —  Notre  auteur  ne  parle 
que  des  dix  derniers  rois,  c'est-à-dire  des  dix  derniers  fatimites.  Il  faut  donc, 
pour  que  notre  hypothèse  se  vérifie,  que  les  traits  principaux  fournis  par  l'Apo- 
calypse aient  quelque  attache  avec  les  données  de  l'histoire.  Or,  nous  croyons 
avoir  trouvé  suffisamment  de  rapports,  pour  oser  consigner  ici  nos  résultats. 
M.  Darmesteter,  en  étudiant  l'Apocalypse  persane,  a  dû  passer  sur  bien  des 
rois  sans  pouvoir  les  identifier.  —  Nous  avons  puisé  nos  renseignements  sur- 
tout dans  les  ouvrages  suivants  :  Egypte  moderne,  par  J.-J.  Marcel  ;  —  Résumé 
de  l'histoire  de  l'Egypte,  par  E.  Amélineau  ;  —  Encyclopédie  moderne,  publiée 
par  Firmin-Didot,  Paris,  1848. 

3)  Ce  dixième  roi  nous  semble  être  le  fils  de  Moezz,  c'est-à-dire  Nazar  ben- 
Maad  Abou-l-Mansour,  surnommé  el-Aziz-Billah,  «  le  puissant  par  Dieu  ».  Ce 
que  nous  dit  l'histoire  correspond  assez  bien  avec  la  peinture  de  ci-dessus;  son 
règne  de  vingt  et  un  ans  et  six  mois  fut  tranquille;  il  épousa  une  femme  chré- 
tienne qui  eut  beaucoup  d'influence  sur  lui;  «  les  historiens  orientaux  repré- 
sentent ce  prince  comme  étant  d'un  excellent  naturel,  aimant  son  peuple,  rempli 
de  bonté,  de  modération  et  de  clémence  »  (J.-J.  Marcel,  Egypte  moderne, 
p.  103  a). 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  169 

lo.  Le  onzième  roi  d'entre  eux  pratiquera  l'iniquité  sur  toute 
la  terre;  il  ruinera  les  ouvrages  anciens.  Il  persécutera  ceux  qui 
sont  sur  la  terre,  afin  qu'on  ne  trouve  plus  personne  qui  y  habite 
ou  y  séjourne.  Tous  les  hommes  gémiront  quarante-deux  mois. 
Si  le  Dieu  du  ciel  le  supporte  avec  indulgence,  son  règne  durera 
quarante  mois\ 

16.  Le  règne  du  douzième  roi  d'entre  eux  sera  affermi  par  suite 
des  jugements  de  sa  bouche.  Il  accomplira  sur  la  terre  des  actions 
méchantes,  tellement  que  les  hommes  s'étonneront  de  ce  qu'il  a 
fait.  Il  y  aura  beaucoup  de  guerres  pendant  son  règne.  A  la  fin 
des  temps,  un  roi  troublera  complètement  le  royaume  des  Ismaé- 
lites pendant  cent  quarante-sept  ans.  Dans  la  cent  dixième  année 
de  son  règne,  il  aura  une  guerre  avec  les  Ethiopiens.  Les  Ismaé- 
lites régneront  sur  eux,  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  dépouillé  la  ville 
du  royaume,  laquelle  est  Souban.  Ils  leur  enverront  des  messa- 
gers pour  demander  la  paix  ;  ils  leur  donneront  de  l'argent  et  de 
l'or  en  grande  quantité,  on  leur  paiera  un  tribut  en  Ethiopie ^ 

17.  Le  treizième  d'entre  eux  n'habitera  pas  du  tout  dans  ce 
royaume,  et  ils  ne  le  craindront  pas.  Son  règne  sera  de  peu  de 
jours^ 

1)  La  cruauté,  la  folie  et  l'orgueil  de  EUHakem  sont  connus.  Il  se  fit  passer 
pour  Dieu,  inscrivit  sur  un  registre  le  nom  de  ses  adhérents,  et  ordonna  de 
brûler  le  Caire;  une  partie  de  la  ville  fut  la  proie  des  flammes,  l'autre  partie  fut 
livrée  au  plus  désastreux  pillage  par  les  soldats  de  Hakem.  Quant  à  la  durée  de 
son  règne,  elle  est  de  pure  fantaisie.  L'auteur  emprunte  ce  nombre  quarante- 
deux  k  Ai>oc.,  xr,  2,  qui  l'emprunte  à  Dan.,  vu,  25  et  xii,  7.  Un  temps,  deux 
temps  et  un  demi-temps  font  trois  ans  et  demi,  c'est-à-dire  quarante-deux  mois 
à  trente  jours.  Hakem  périt  assassiné  sur  l'ordre  de  sa  sœur;  bien  que  sa  mère 
fût  chrétienne,  il  maltraita  cruellement  les  Chrétiens  et  les  Juifs. 

2)  Quel  est  ce  roi  qui  régna  au  moins  cent  dix  ans  et  qui  eut  beaucoup  de 
guerres  pendant  son  règne?  Il  faut  voir  ici.  soit  une  erreur  de  copiste,  soit  une 
intention  de  l'auteur  pour  dérouter  le  lecteur.  Daher,  successeur  de  Hakem, 
fit  assassiner  les  meurtriers  de  son  père,  et  fit  une  campagne  en  Syrie,  —  La 
ville  de  Souban  nous  semble  être  Assouân  ou  Syène,  à  l'extrémité  sud  de 
l'Egypte  supérieure.  L'orthographe  copte  de  ce  mot  autorise  cette  identification, 
le  mot  copte  étant  soouan,  et  en  copte  le  h  équivaut  à  la  lettre  lo  dans  la  pro- 
nonciation. L'Egypte  fit  souvent  la  guerre  à  l'Élhiopie  et  pilla  Assouàn  ;  la  ré- 
ciproque eut  également  lieu  et  le  roi  de  Nubie  descendit  souvent  dans  l'Egypte 
supérieure  (cf.  J.-J.  iVIarcel,  p.  69*). 

3)  Conformément  à  notre  hypothèse,  le  treizième  roi  devait  être  Mostanser, 


170  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

18.  Le  quatorzième  roi  d'entre  eux  recevra  de  l'or  et  de  l'ar- 
g-ent  en  grande  quantité  et  il  jugera  la  terre  avec  équité.  Il  en- 
gagera la  guerre  avec  la  Basse-Egypte,  afin  que  l'Egypte  soit 
dans  la  peine  et  dans  les  gémissements.  Les  Ethiopiens  ne  se 
soumettront  pas  du  tout  à  lui,  ils  ne  lui  paieront  pas  tribut.  En 
ces  jours-là  il  y  aura  guerre  en  la  terre  des  Romains.  Les  Ethio- 
piens ferontla  guerre  avec  les  contrées  méridionales  de  l'Egypte  ; 
ils  pilleront  les  bourg"set  toutes  les  villes  de  l'Egypte  inférieure, 
jusqu'à  ce  qu'ils  arrivent  à  la  ville  de  Gléopâtre  qu'elle  a  bâtie 
elle-même  dans  l'Egypte  supérieure,  laquelle  ville  est  Schmoun. 
Après  ces  choses,  le  roi  de  Syrie  lappreudra^  il  redoutera  la  fin 
parce  que  la  guerre  s'est  approchée  de  lui.  A  la  fin,  son  règne 
sera  établi  et  il  jouira  d'une  existence  heureuse ^ 

19.  Ensuite  se  lèvera  un  enfant  d'entre  les  Israélites  ;  c'est  le 
quinzième  roi  d'entre  eux.  En  son  cœur,  il  sera  dur  comme  le 
fer;  il  étendra  son  glaive  jusqu'aux  Romains;  sa  main  droite  sera 
sur  les  Éthiopiens.  Son  visage  sera  double  (fourbe)  et  son  lan- 
gage sera  double  (rusé).  Pendant  les  jours  de  son  règne,  il  y  aura 
un  grand  trouble  sur  toute  la  terre,  et  sa  parole  sera  violente 
comme  le  feu.  Les  Ethiopiens  lui  apporteront  des  dons,  de  l'or, 

ce  qui  nous  donnerait  un  résultat  diamétralement  opposé  aux  données  de  notre 
Apocalypse.  Si  l'on  nous  permettait  de  faire  une  inversion,  voici  ce  que  nous 
proposerions  pour  expliquer  ce  passage  '.  nous  ferions  du  treizième  roi,  le  dou- 
zième, et  du  douzième  nous  ferions  le  treizième;  de  la  sorte,  la  longue  durée  du 
douzième  se  comprend  si  elle  est  attribuée  au  treizième,  et,  vice  versa,  le  peu 
de  durée  du  treizième  s'explique  si  on  l'applique  au  douzième.  Si  l'on  accepte 
notre  proposition,  voici  les  résultats  auxquels  nous  aboutissons  :  le  treizième 
est  Mostanser,  fils  d'une  esclave  noire;  il  monte  sur  le  trône  à  l'âge  de  sept  ans 
et  règne  soixante  ans,  un  des  règnes  les  plus  longs  des  califes.  Sous  son  règne, 
il  y  eut  des  guerres  nombreuses;  il  fut  mou,  irrésolu  et  cruel;  ce  sont  ses  vi- 
zirs et  ses  conseillers  qui  jetèrent  de  l'éclat  sur  son  règne.  Bedr-el-Gemaly, 
gouverneur  d'Egypte,  réunit  des  troupes  et  alla  guerroyer  à  l'extrême  sud  de 
l'Egypte  supérieure  (Ethiopie)  ;  il  réussit  et  redescendit  en  toute  hâte,  pour 
s'opposer  à  l'émir  Atsiz,  prince  turcoman,  qui,  après  plusieurs  conquêtes  en 
Syrie,  était  venu  camper  dans  les  plaines  qui  entourent  le  Caire. 

1)  Ce  règne  doit  être  celui  de  Mostaaly,  dont  le  visir  Chahyn-Chah-el-Afdal, 
fut  toujours  victorieux,  et  assura  au  calife  la  paix  et  la  gloire.  C'est  sous  ce 
règne  qu'eut  lieu  la  première  croisade,  et  on  sait  la  ma:  che  victorieuse  des 
croisés  à  travers  la  Syrie. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  171 

de  l'arg-ent,  des  perles,  et  il  imposera  àchacun  son  travail,  il  mè- 
nera captives  plusieurs  nations  afm  de  les  pressurer;  pendant 
toute  la  durée  de  son  règne,  elles  ne  seront  pas  rassasiées  de 
pain;  il  n'y  aura  pas  de  paix  tant  qu'il  régnera,  et  de  son  temps 
le  carnag-e  sera  fréquent*. 

20.  Quant  au  seizième  roi  d'entre  eux.,  il  n'y  aurapas  de  guerre 
dans  son  royaume,  et  lui-même  ne  guerroiera  avec  personne,  et 
on  lui  accordera  un  grand  temps  (qu'il  passera)  en  paix,  et  son 
règne  se  passera  dans  la  droiture'. 

21.  Pour  ce  qui  est  du  dix-septième  roi  d'entre  eux,  une  guerre 
éclatera  entre  lui  et  sa  nation  ;  c'est  lui  dont  le  nom  fera  le  nom- 
bre 666.  Il  s'élèvera  de  sa  nation  un  homme  qui  lui  fera  la  guerre  ; 
il  le  poursuivra  jusqu'en  Egypte  avec  les  richesses  de  son 
royaume.  Il  abandonnera  sa  nation  et  son  grand  peuple  et  sèmera 
les  richesses  dans  les  places  publiques  et  dans  les  chemins.  En 
montant  dans  l'Egypte  inférieure  avec  ses  richesses,  il  s'en  ira 
dans  l'Egypte  supérieure  du  côté  du  midi,  dans  l'intention  de 
piller  Souban,  la  ville  des  Éthiopiens,  avec  le  reste  de  ses  riches- 
ses. Mais  un  homme  de  sa  propre  nation  le  tuera  dans  les  con- 
trées méridionales  de  l'Egypte  inférieure,  et  prendra  ce  qui  lui 
restera  de  ses  richesses  '. 

1)  Amr,  fils  de  Mostaaly,  monta  sur  le  trôtie  à  l'âge  de  cinq  ans  et  en  régna 
Irenle;  li  fut  d'abord  sous  l'exceilenLe  influence  du  visir  El-Afdal,  puis  se  lassa 
de  cette  dépendance  et  fit  assassiner  son  visir.  Sous  le  règne  d'Amr,  les  rois 
chrétiens  de  Jérusalem  s'emparèrent  d'Acre,  de  Tripoli,  de  Sidon  :  le  comte 
de  Saint-Gilles  marcha  contre  Akkah  (Saint-Jean  d'Acre),  alors  gouvernée  au 
nom  du  calife  d'Egypte;  il  y  mit  le  siège,  qui  fut  long.  Amr  envoya  des  renforts 
(étendit  son  glaive  jusqu'aux  Romains  —  Roumis  —  Francs);  les  Francs 
s'emparèrenL  de  la  ville  et  furent  sans  pitié  pour  les  habitants.  En  1117,  Bau- 
douin I",  successeur  de  Godefroy  de  Bouillon,  poussa  une  pointe  en  Egypte 
jusqu'à  Faramah,  à  l'est  de  l'ancienne  Péluse.  En  1118,  les  Francs  s'emparè- 
rent de  Tyr,  qui  dépendait  alors  des  califes  d'Egypte.  Il  y  eut  des  guerres 
continuelles  sous  le  règne  il'Amr. 

2)  Hal'ed,  proclamé  calife,  choisit  comme  visir  Ahmed,  remarquable  par  son 
intégrité  et  son  zèle.  Ses  vertus  lui  attirent  la  haine  des  courtisans  qui  le  font 
assassiner;  le  même  sort  atteint  le  successeur  d'Ahmed,  qui  avait  voulu  mar- 
cher sur  ses  traces.  Hafed  prend  un  dernier  visir,  Baharam,  chrétien  sage  et 
habile;  il  est  assassiné.  Alors  Hafed  gouverne  par  lui-même  et  se  fait  aimer  par 
sa  sagesse  et  sa  modération. 

3)  El-Dhafer,  fils  et  successeur  de  Hafed,  monta  sur  le  trône  à  l'âge  de  dix- 


172  REVUE    DE    l'histoire    DES  RELIGIONS 

22.  Le  dix-huitième  roi  d'entre  eux,  au  début  de  son  règ-ne, 
fera  de  g-rands  maux,  mille  deux  cent  soixante  jours  durant.  On 
lui  fera  la  guerre  dans  les  contrées  occidentales,  et  il  remportera 
la  victoire  jusqu'au  jour  de  sa  mort*. 

23.  Ensuite  s'élèvera  parmi  eux  un  enfant,  qui  est  son  fils. 
Celui-ci  est  le  dix-neuvième  roi  d'entre  eux.  Il  sera  le  rejeton 
d'une  doublerace,  car  sonpère  est  Israélite,  sa  mère  est  Romaine^. 
Il  y  aura  guerre  en  Egypte  et  en  Syrie  pendant  vingt  et  un  mois. 
Leur  épée  tombera  sur  eux-mêmes  en  cette  guerre.  C'est  le  roi 
dont  le  nom  fait  le  nombre  666  ;  il  sera  appelé  de  ces  trois  noms  : 
Mamétios,  Khalle  et  Sarapidos^  Car  il  régnera  étant  enfant_,  afin 
de  faire  beaucoup  de  mal.  Il  ordonnera  à  tous  les  Juifs  qui  sont 
en  tous  lieux  de  se  rassembler  à  Jérusalem.  Toute  la  terre  sera 
troublée  pendant  son  règne,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  livré  un  homme 
pour  un  denier.  Il  est  sans  pudeur  et  il  oubliera  la  crainte  de  Dieu. 
Il  ne  se  souviendra  pas  de  la  loi  d'Ismaël  son  père,  ni  de  sa 
mère,  qu'elle  est  Romaine;  il  sera  arrogant,  continuellement 
ivre  ;  il  fera  mourir  un  grand  nombre  de  ceux  qui  mangent  à  sa 
table  par  des  breuvages  empoisonnés_,  et  en  ces  jours  il  y  aura 
de  grandes  dévastations.  Il  affranchira  la  Syrie  et  le  territoire  des 

sept  ans.  Livré  sans  frein  au  goût  des  plaisirs,  avide  des  jouissances  de  toute 
espèce,  il  ne  s'occupa  nullement  des  affaires  de  son  royaume;  désireux  [seule- 
ment de  jouir,  il  prodiguait  follement  son  or  et  ses  richesses.  C'est  sous  son 
règne  que  Baudouin  s'empara  d'Ascalon.  Les  musulmans  de  Sicile  se  révoltè- 
rent, débarquèrent  en  Egypte,  incendièrent  la  ville  de  Tennys,  et  repartirent 
chargés  de  captifs  et  d'un  immense  butin.  Dhafer  abusa  du  jeune  (fils  de  son 
visir  Abbas,  et  le  père,  pour  venger  son  honneur  et  celui  de  son  fils,  fit  poi- 
gnarder le  calife  et  s'empara  des  richesses  que  renfermait  son  palais. 

1)  Les  chroniques  parlent  peu  du  règne  de  Payez,  qui  monta  sur  le  trône  à 
l'âge  de  cinq  ans  et  devint  fou;  le  début  de  son  règne  fut  malheureux;  ses 
deux  oncles  furent  accusés  d'avoir  assassiné  Dhafer,  et  on  les  mit  à  mort  ;  on 
reconnut  bientôt  qu'.\bbas  était  l'auteur  du  meurtre;  il  voulut  s'enfuir  avec 
toutes  ses  richesses;  il  fut  pris  et  mis  à  mort.  Alors  Telaï  fut  nommé  visir  et 
ramena  un  peu  d'ordre  dans  les  affaires  gouvernementales  ;  il  obtint  de  ne  pas 
être  inquiété  par  des  guerres  en  payant  un  fort  tribut  annuel  au  roi  de  Jérusa- 
lem. —  Le  nombre  mille  deux  cent  soixante  jours  est  emprunté  à  Apoc,  xi,  3. 

2)  L'auteur  doit  confondre  avec  Hakem,  dont  la  mère  était  chrétienne. 

3)  M  40  +  a  1  +  m  40-1-e  5-ft  300  +  i  lO-f-o  70-|-s  200  =  666.  —  kh  600 
4-  al-f-l  30-1-1  30-1-  e5  =  666.  —  S  200  4-  a  1  +  r  100  -f-  a  i  +  p  80  -f  i  10 
-f-  d  4  -!  0  70-f-s  200  =  666,  d'après  la  valeur  des  lettres  coptes. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  173 

Juifs,  et  tourmentera  l'Orient  et  ]'Eg:ypte.  Il  établira  des  porteurs 
de  lettres  en  Eg^ypte.  Deux  et  trois  fois  dans  une  seule  année, 
l'Orient  sera  contre  soi-même  dans  ce  règne  qui  sera  le  dix- 
neuvième.  Il  ne  recherchera  ni  la  justice,  ni  la  vérité,  mais  il 
cherchera  l'or  en  tout  temps.  Il  établira  des  régisseurs  dans  les 
régions  de  l'Afrique,  et  une  grande  quantité  de  soldats.  La  guerre 
éclatera  entre  lui  et  eux;  ils  détruiront  la  multitude  qui  est  avec 
lui  ;  il  s'établira  dans  les  contrées  de  l'Afrique,  avec  ce  qui  res- 
tera de  sa  troupe,  pour  plusieurs  années,  et  il  ne  la  vaincra  pas 
(l'Afrique). 

Puis  se  lèvera  contre  lui  une  nation  étrangère  ;  on  l'appelle 
Pitourgos  (le  Turc)  ;  il  lui  fera  la  guerre.  Sarapidos  dominera  sur 
beaucoup  de  Romains,  sur  la  Pentapole  ',  sur  les  Mèdes  ;  sur  eux 
tous  il  prélèvera  un  tribut,  commandera  à  leurs  villes  et  pillera 
la  ville  qu'il  a  bâlie,  et  les  contrées  que  son  père  avait  réunies'. 

1)  La  Pentapole  de  Libye  :  Cyrène,  Bérénice,  Arsinoé,  ApoUonie  et  Ptolé- 
maïs. 

2)  Jl  est  inutile  d'entrer  dans  beaucoup  de  détails  pour  montrer  que  ce  der- 
nier roi  clôt  aussi  la  liste  des  caliles  fatimites.  Adhed  monta  très  jeune  sur  le 
trône;  il  n'était  pas  le  fils  de  son  prédécesseur,  mais  le  petit-fils  du  calife 
Hafed.  Nous  n'avons  pas  trouvé  d'indication  concernant  la  religion  et  la  nation 
de  sa  mère.  Sous  son  règne  eurent  lieu  des  guerres  fréquentes  en  Egypte  et  en 
Syrie;  il  suffit  de  rappeler  les  nomsde  Nour-ed-din,  d'Araauri  !*"■,  etc.  Les  trois 
noms  que  lui  donne  l'auteur  de  notre  Apocalypse  sont  imaginaires  ;  les  valeurs 
de  leurs  lettres  en  copte  font,  en  effet,  le  nombre  666,  ainsi  que  son  nom 
Adhed  :al  +  d300  +  h60i-e5-Fd  300  =  666.  Il  s'adonna  à  la  débauche  et 
à  la  mollesse,  vivant  retiré  dans  son  palais  et  laissant  les  rênes  de  l'État  aux 
mains  de  ses  visirs.  —  Nous  pensons  qu'il  faut  rendre  Pitourgos  par  «  le  Turc  », 
et  que  ce  mot  sert  à  désigner  Saladin.  En  ce  qui  concerne  la  mort  d'Adhed, 
les  auteurs  sont  partagés  :  les  uns  disent  qu'il  mourut  des  suites  d'une  grave 
maladie;  d'autres,  comme  Guillaume  de  Tyr,  prétendent  qu'il  fut  mis  à  mort 
sur  les  ordres  de  Saladin.  Quoi  qu'il  en  soit,  celui-ci  s'empara  de  ses  richesses 
immenses,  perles,  pierres  précieuses,  or  et  argent.  Ces  événements  se  passaient 
en  1171. 

Deux  villes  portaient  le  nom  d'Eschmoun  ou  Aschmoun  :  l'une,  sur  le  canal 
du  même  nom,  qui  n'est  qu'une  des  deux  branches  du  Nil,  qui  se  bifurque  à 
Mansourah,  et  dont  l'une  passe  à  Damiette, tandis  que  l'autre  (canal  d'Aschmoun) 
va  se  perdre  dans  le  lac  Menzaleh.  De  sanglantes  batailles  se  livrèrent  dans 
ces  régions,  à  diverses  reprises,  lorsque  les  croisés  occupaient  Damiette.  En 
1219,  «  le  dernier  dimanche  de  carême,  le  fleuve  et  le  rivage  furent  tout  à  coup 
couverts  de   bataillons  et  de  vaisseaux  ennemis  qui,  en  même  temps,   atta- 


174  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Le  Turc  se  préparera  à  la  guerre,  pour  eulever  le  royaume  des 
mains  de  Sarapidos;  jusqu'alors  Sarapidos  était  resté  chez  lui. 
11  avait  devant  lui  du  butin,  car  Sarapidos  avait  devant  ses  yeux 
de  g-randes  richesses,  de  l'or,  de  l'arg-ent,  toutes  sortes  de  pierres 
précieuses,  et  des  ustensiles  désirables  de  tout  genre.  Mais  on 
lui  annoncera  que  le  Turc  s'est  rendu  maître  de  toute  la  Syrie  et 
de  ses  confins,  et  il  sortira  avec  un  g-rand  trouble  avec  toute  sa 
troupe;  il  laissera  toutes  les  dépouilles,  n'en  emportera  rien  avec 
lui  ;  mais  il  aura  une  âme  de  bête,  réfléchissant  et  ne  sachant  que 
faire.  Puis,  lorsqu'il  se  sera  enfui,  montant  en  Ég-ypte,  le  Turc 
le  devancera  avec  sa  troupe.  Ils  s'aborderont  réciproquement  avec 
leurs  troupes,  ils  lutteront  entre  eux  jusqu'à  ce  que  le  sang" 
coule  à  flots.  Le  Turc  est  de  race  romaine.  Il  y  aura  guerre  à 
Eschmoun  la  ville,  jusqu'à  ce  que  l'eau  du  fleuve  soit  changée  en 
sang  à  cause  de  la  g^rande  quantité  des  blessés  à  mort.  On  ne 
pourra  plus  en  boire  l'eau.  Beaucoup  d'hommes  mourront  par 
le  glaive,  on  ne  saurait  les  compter.  Ceux  qui  resteront  d'entre 
eux  pilleront  leur  contrée  d'oià  ils  sont  sortis.  Le  Turc  fera  périr 
Sarapidos,  afin  de  lui  enlever  son  royaume,  de  peur  qu'il  ne 
relève  le  royaume  des  Ismaélites;  mais  c'est  ici  la  fin  de  leur 
nombre. 

24.  Ensuite  s'élèvera  contre  eux  le  roi  des  Romains,  il  les  dé- 
truira par  le  tranchant  de  l'épée  au  milieu  des  Ismaélites  dans 
le  territoire  de  leurs  pères  réduit  en  désert.  Les  Ismaélites  seront 

quèrent  les  ponts,  les  galères  et  le  camp  des  croisés  :  le  combat  dura  jusqu'à 
la  nuit;  les  Sarrasins  perdirent  cinq  mille  de  leurs  guerriers  et  trente  de  leurs 
navires»  (Michaud,  Histoire  des  croisades ,  Ym^e  XII,  p.  452).  En  1221,  les 
chrétiens  essuyèrent  sur  les  bords  du  canal  d'Aschmoun  un  désastre  qui  eut 
pour  conséquence  l'évacuation  de  Damiette.  C'est  également  sur  les  bords  du 
canal  d'Aschmoun  que  se  livra  (1250)  la  bataille  de  Mansourah,  où  Louis  IX 
fut  fait  prisonnier. 

L'autre  ville  du  même  nom,  Aschmouneïn,  plus  au  sud,  en  remontant  le  Nil, 
a  été  aussi  le  théâtre  d'une  bataille  entre  les  troupes  de  Nour-ed-din,  comman- 
dées par  Schircou  et  son  neveu,  le  jeune  Saladin,  et  l'armée  des  Francs  auxquels 
s'étaient  unis  les  Égyptiens.  Les  chrétiens  et  les  Égyptiens  furent  mis  en  pleine 
déroute.  Peu  s'en  fallut  que  le  roi  Aniauri  ne  fût  fait  prisonnier,(H67).  [Biblio- 
thèque des  croisades,  Michaud,  4«  partie,  Chroniques  arabes,  p.l24etsuiv.).  C'est 
apparemment  de  cette  dernière  ville  qu'il  est  question  dans  notre  Apocalypse. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  175 

asservis  aux  Romains  pour  toujours;  les  Romains  domineront 
sur  l'Eg-ypte  quarante  ans  durant  '. 

25.  Ensuite  deux  nations  se  lèveront,  du  nom  de  Gog  et  de 
Magog;  elles  bouleverseront  la  terre  pendant  plusieurs  jours;  leur 
nombre  est  grand  comme  celui  des  grains  de  sable*. 

26.  Puis  apparaîtra  l'Antichrist  qui  en  abusera  plusieurs.  Lors- 
qu'il se  sera  fortifié,  il  séduira  même  les  élus.  Il  fera  périr  les 
deux  prophètes  Enoch  et  Elie,  de  sorte  que  pendant  trois  jours 
et  demi  ils  seront  morts  dans  les  places  publiques  de  la  grande 
ville  de  Jérusalem. 

27.  Ensuite  l'Ancien  des  jours  les  ressuscitera.  C'est  lui  que  je 

1)  La  date  de  quarante  années  ne  répond  pas  à  l'histoire.  Les  croisés  firent 
une  première  expédition  en  Egypte  en  1164  sous  le  roi  Amauri.  Cette  expédi- 
tion fut  suivie  de  plusieurs  autres,  1167,  1168,  1174  et  1217,  au  cours  de  la- 
quelle les  chrétiens  s'emparèrent  de  Damielle  (1219),  qu'ils  durent  évacuer  en 
1221,  après  les  désastres  qu'ils  éprouvèrent  sur  les  bords  du  Nil  et  du  canal 
d'Aschmoun.  —  En  1249,  saint  Louis  débarqua  en  Egypte  et  s'empara  de 
nouveau  de  Damiette;  mais  le  désastre  de  Mansourah  (1250)  et  la  captivité  du 
roi  mirent  fin  à  cette  occupation.  —  Ces  deux  périodes  d'occupation  de  l'Egypte 
par  les  croisés  ne  correspondent  pas  au  nombre  d'années  indiqué  par  notre  Apo- 
calypse apocryphe. 

2)  On  peut  ne  voir  dans  cette  invasion  de  Gog  et  iVIagog  qu'une  allusion  à 
Ezéchiel,  xxxviii  et  xxxix,  visé  déjà  par  l'Apocalypse  de  Jean,  xx,  8.  — 
Cependant  il  se  pourrait  que  ce  ne  fîit  pas  une  simple  réminiscence  et  qu'il 
soit  ici  question  d'un  fait  historique  contemporain.  C'était  l'époque  du  grand 
mouveruent  des  hordes  mongoles  et  de  l'ébranlement  immense  causé  dans  le 
monde  entier  par  la  formidable  invasion  de  Djenghis-Khan  (1164-1227),  conti- 
nuée par  son  fils  Octaï  (1227),  et  son  petit-fils  Houlagou  (1251).  Ce  dernier 
envahit  l'Asie  occidentale,  détruisant  toutes  les  principautés  seldjoucides,  et  se 
préparait  à  marcher  sur  l'Egypte,  qui  tremblait  déjà  à  l'approche  de  l'invasion 
lorsque  Houlagou,  changeant  de  plan,  se  tourna  vers  l'Inde.  —  Celte  invasion 
mongole  ou  tartare,  qui  jeta  la  terreur  des  mers  de  la  Chine  à  l'océan  Atlan- 
tique, était  regardée  comme  un  fléau  de  Dieu,  et  les  Mongols,  comme  des  dé- 
mons envoyés  pour  punir  les  crimes  de  l'humanité.  Tartari,  imo  Tartarei  était 
un  jeu  de  mots  universel  au  commencement  du  xiii^  siècle  (cf.  Encyclo- 
pédie moderne,  Firmin  Didot,  1860,  art.  Mongolie).  Ajoutons  comme  curiosité 
un  passage  du  Livre  de  l'Abeille,  qui  indique  l'endroit  où  Gog  et  Magog  seront 
anéantis  :  «  Ils  détruiront  la  terre  et  on  ne  pourra  plus  y  habiter.  Après  une 
semaine  de  cette  rude  affliction,  ils  seront  tous  détruits  dans  la  plaine  de  Joppa, 
pour  y  être  tous  enterrés  ensemble  avec  leurs  femmes  et  leurs  fils  et  leurs  filles; 
et  au  commandement  de  Dieu,  l'un  des  anges  descendra  et  les  détruira  en  un 
moment  »  (p.  129,  §  54  in  fine). 


176  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

vis  venant  avec  les  nuées  du  cieJ,  semblable  à  un  fils  d'homme  *. 
Sa  puissance  est  une  puissance  éternelle  et  son  règne  n'aura  pas 
de  fin.  C'est  lui  qui  mettra  à  mort  l'x^ntichrist  et  toute  la  multi- 
tude qui  est  avec  lui.  Malheur  alors  en  vérité  à  toute  âme  qui 
habitera  en  ce  temps-là  sur  toute  la  terre,  car  il  y  aura  de  l'ini- 
quité, une  grande  affliction  et  des  gémissements  ;  mais  le  salut  de 
l'homme  est  entre  les  mains  du  Dieu  du  ciel.  C'est  ici  la  fin  du 
discours.  » 

28.  L'ange  me  dit  :  «  Daniel,  Daniel,  consigne  ces  discours, 
scelle-les  jusqu'au  temps  où  ils  s'accompliront*,  car  c'est  la  fin 
de  tout.  »  Moi  Daniel  je  me  levai,  je  mis  un  cachet  aux  discours, 
je  les  scellai.  Je  glorifiai  Dieu,  le  père  de  toutes  choses  et  le  sei- 
gneur de  l'univers,  lui  qui  connaît  les  temps  et  les  moments'.  A 
lui  la  gloire  et  la  puissance  à  jamais  !  Amen. 


{A  suivre.) 


Frédéric  xMacler. 


1)  Cf.  Ban.,  vil,  13,  et  Apoc,  xiv,  14. 

2)  Cf.  Dan.,  xi,  4,  et  vu,  2tt  el  27. 

3)  Cf.  AcAes  des  Apôtres,  i,  7;  Matth.,  xxiv,  36;  Marc,  xii,  32;  i,  Thessal.,  v,  \ 


UNE 

NOUVELLE  PHLLOSOPHIE 

DE  LA  RELIGION 

Edward  Caiud,  The  évolution  of  religion 
(deuxième  article)  ' 


Les  lecteurs  de  la  Revue  de  l'Histoire  des  Religions  se  sou- 
viennent peut-être  encore  qu'un  article  paraissait  ici  même,  il  y 
a  quelques  mois,  consacré  à  la  philosophie  de  la  religion  qu'ex- 
posait, dans  un  livre  récent,  M.  Edward  Caird.  Nous  avions  tenté 
de  caractériser  les  tendances  principales  et  de  dég'ager  les  idées 
maîtresses  de  cette  doctrine  nouvelle,  de  cette  dogmatique 
hardie  qui  transforme  l'histoire  en  une  vivante  dialectique  et 
substitue  aux  affirmations  immobiles  des  théologies  tradition- 
nelles des  conceptions  en  perpétuel  avenir,  qui  tendent  à  l'avè- 
nement d'une  religion  unique,  sans  dogmes  arrêtés  et  sans  pra- 
tiques, dont  les  souples  formules  renferment  toutes  cependant 
quelque  parcelle  du  très  haut  idéal  un  instant  réalisé,  mais  sous 
une  forme  enveloppée  encore  et  à  demi-symbolique,  dans  la  cons- 
cience de  Jésus,  et  impliquent  avec  la  foi  en  un  Dieu,  père  des 
hommes,  la  nécessité  morale  de  l'universelle  charité  envers  tous 
nos  frères  en  humanité.  Nous  avions  alors  montré  que,  lorsqu'on 
parvenait  à  se  soustraire  au  charme  de  cette  séduisante,  habile 
et  éloquente  argumentation,  on  apercevait  aussitôt  à  la  théorie 
défendue  par  M.  Caird  des  objections  multiples,  les  unes  d'ordre 
historique  et  exégétique,  les  autres  d'ordre  proprement  philoso- 
phique. Nous  voudrions  aujourd'hui,  et  sans  plus  long  préam- 
bule, exposer  quelques-unes  d'entre  elles  avec  les  développe- 
ments qui  conviennent. 

1)  Voir  le  n°  de  noverabre-décenibre  1894  (t.  XXX,  n"  3),  p.  243-318. 


i78  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

La  critique  qui  se  présente  tout  d'abord  à  l'esprit,  c'est  que  le 
livre  de  M.  Gaird  ne  répond  point  à  son  titre,  ou  n'y  répond  du 
moins  que  très  imparfaitement.  Ce  n'est  pas  à  dire  vrai  l'évolution 
de  larelig-ion  qui  y  est  étudiée,  mais  l'évolution  du  christianisme 
et  celle  des  dogmes  et  des  croyances  qui  ont  préparé  son  avène- 
ment ou  sont  entres  comme  éléments  constitutifs  dans  la  forma- 
tion de  ses  propres  dogmes.  Pour  M.  Caird,  le  christianisme 
évangélique  est  l'aboutissement  naturel  de  tout  le  développement 
religieux  antérieur  de  l'humanité  ;  c'est  chose  certaine,  si  on 
limite  son  examen  précisément  à  cette  portion  de  l'humanité, 
dont  les  croyances^  les  façons  de  sentir  et  de  penser,  les  concep- 
tions sur  Dieu  et  sur  l'Univers,  sur  la  destinée  de  l'homme  et 
son  rôle  en  ce  monde,  ont  engendré  les  sentiments  et  les  idées 
qui  devaient  trouver  dans  la  conscience  religieuse  du  Christ  leur 
forme  la  plus  haute,  c'est-à-dire  en  réalité  aux  Grecs  et  à  leurs 
parents  de  race  et  aux  Sémites,  mais  il  n'en  va  plus  de  même,  si 
on  ne  laisse  pas  hors  de  son  cadre  les  peuples  qui  n'ont  point  été 
historiquement  en  relation  avec  les  populations  deracehelJénique 
ou  juive.  Personne  ne  saurait  être  surpris  que  M.  Caird,  ayant 
puisé  à  des  sources  grecques  et  hébraïques  les  conceptions  dont 
s'est  nourrie  sa  pensée  religieuse,  retrouve  dans  l'évolution  his- 
torique des  religions  d'origine  hébraïque  et  grecque,  les  mêmes 
processus  qu'il  lui  est  donné  de  saisir  en  action  dans  sa  propre 
conscience  :  il  est  Hébreu  et  Grec  par  l'éducation,  par  la  contagion 
du  milieu  011  il  vit,  milieu  tout  saturé  des  hautes  idées  des  philo- 
sophes antiques  et  des  sentiments  moraux  qui  animaient  les  pro- 
phètes juifs,  et  nous  en  pouvons  dire  autant  de  chacun  de  nous, 
puisque  tous  nous  avons  subi  la  double  influence  du  christianisme 
et  de  l'antiquité  classique,  que  ceux  même  qui  ont  été  élevés  en 
dehors  de  toute  foi  religieuse  et  dans  l'entière  ignorance  de  la 
Grèce,  n'ont  pu  se  soustraire  à  l'insensible,  mais  pénétrante  ac- 
tion de  la  société  où  ils  ont  appris  à  penser  et  à  vivre,  et  que 
c'est  sur  des  modèles  helléniques  et  juifs  qu'ont  été  conçus  les 
idéaux  divers  de  cette  société,  que  toutes  les  règles  d'action  qui  y 
sont  acceptées,  toutes  les  idées  morales  qui  y  sont  inconsciem 
ment  jugées  vraies  ont  leurs  lointaines  origines  en  Judée  ou  en 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  179 

Grèce  et  procèdent  par  une  série  de  lentes  transformations  de 
conceptions  créées  parle  génie  des  métaphysiciens  hellènes  et  des 
prophètes  d'Israël. 

M.  Caird  saisit  en  sa  conscience  une  certaine  conception  de  la  re- 
ligion, qui  résulte  de  la  synthèse  en  une  idée  supérieure  de  deux 
conceptions  antithétiques,  nécessaires  toutes  deux  et  correspon- 
dant à  deux  aspects  également  vrais,  également  importants  du  Di- 
vin et  de  ses  relations  avec  l'homme,  son  aspect  objectif  ou  natu- 
riste, son  aspectsubjectif  ou  spirituel.  Ce  développement  ternaire 
de  la  pensée  religieuse  lui  semble  avoir  ses  raisons  dans  la  nature 
même  des  choses,  et  lui  apparaît  comme  la  loi  d'évolution  à  la- 
quelle toute  théologie  est  nécessairement  soumise  ;  pour  le  dé- 
montrer, il  s'efforce  d'établir  que  cette  loi  s'est  historiquement 
vérifiée  au  cours  des  transformations  qu'ont  subies  les  croyances 
hébraïques  et  grecques  et  qui  ont  abouti  à  cette  synthèse  plus  vaste 
du  christianisme  évangélique,  point  de  départ  de  transformations 
et  de  différenciations  nouvelles,  destinées  à  permettre  à  des 
dogmes  nouveaux,  plus  synthétiques  encore  et  plus  explicites, 
plus  entièrement  débarrassés  de  toute  enveloppe  symbolique,  de 
venir  au  jour.  Mais  il  ne  s'avise  point  que  si  sa  pensée  offre  cette 
structure,  si  les  choses  se  présentent  à  elle  sous  cet  angle  parti- 
culier, cela  ne  tient  peut-être  pas  à  des  raisons  métaphysiques 
profondes,  mais  tout  simplement  à  ce  que  sa  pensée  s'est  formée 
et  développée  sous  l'influence  d'esprits  qui  possédaient  déjà  cette 
structure,  et  dont  le  développement  était  précisément  soumis  à 
cette  loi  particulière  d'évolution,  qu'il  veut  élever  jusqu'au  rang 
de  loi  universelle  de  l'intelligence.  Nul  doute  qu'il  ne  constate, 
soumises  à  des  lois  identiques,  la  pensée  religieuse  hébraïque 
et  grecque  d'une  part  et  la  sienne  propre  de  l'autre,  puisque  c'est 
dans  les  livres  et  les  traditions  de  la  Judée  et  de  la  Grèce  que  sa 
pensée  à  lui  trouve  ses  origines.  L'histoire  doit  ici  nécessairement 
confirmer  ce  que  nous  enseigne  l'analyse  de  notre  propre  con- 
science, puisque  Thistoire,  en  ce  cas,  c'est  l'étude  des  éléments 
mêmes  dont  s'est  formée  notre  conception  personnelle  du  Divin. 

La  vérification  aurait  une  tout  autre  valeur,  si  l'analyse,  au 
lieu  de  s'attacher  aux  idées  religieuses  de  peuples  dont  la  civili- 


480  REVUE    DE    l'histoire    DKS    RKLTGIONS 

sation  a  engendré  la  nôtre,  s'appliquait  aux  dogmes  et  aux  pra- 
tiques de  groupes  ethniques  qui  n'ont  eu  avec  ceux  auxquels 
nous  appartenons  que  de  fortuits  et  récents  contacts  et  dont  les 
croyances  ne  sont  pas  venues  influencer  et  modifier  les  nôtres. 
Rien  ne  démontre  que  si  M.  Caird  avait  étendu  à  un  plus  larg-e 
domaine  ses  recherches,  s'il  avait  étudié  par  une  méthode  vrai- 
ment comparative  les  diverses  manifestations  religieuses  de 
l'humanité,  il  se  serait  trouvé  en  état  de  maintenir  dans  leur 
intégralité  les  conclusions  auxquelles  ses  analyses  partielles 
l'ont  conduit  et  dont  la  simplicité  même  et  la  parfaite  rigueur 
logique  n'est  point  sans  soulever  quelque  méfiance.  Dans  l'aire 
restreinte  même  où,  en  réalité,  il  s'est  volontairement  confiné, 
bien  des  faits  apparaissent,  tels  que  le  naturisme  des  anciennes 
religions  sémitiques  ou  la  haute  spiritualité  des  conceptions  que 
les  Grecs  de  l'âge  classique  se  formaient  de  la  religion,  morale 
à  leurs  yeux  plus  encore  que  théologie,  qui  ne  s'adaptent  qu'à 
grand  peine  à  la  place  que  leur  impose  sa  théorie  générale;  les 
divergences  de  détail,  les  désaccords  se  multiplieraient  dès  que 
s'étendrait  le  territoire  à  explorer.  Il  est  possible  néanmoins  qu'a- 
près une  telle  enquête,  la  construction  que  M.  Gaird  a  édifiée 
demeurât  dans  ses  lignes  générales  intacte,  mais  il  est  possible 
également  que  les  faits  nouveaux  que  cette  comparaison  plus 
étendue  des  diverses  formes  religieuses  mettrait  au  jour,  le 
contraignissentàenmodifierprofondémentleplan  et  à  concevoir 
tout  autrement  qu'il  ne  l'a  fait  l'évolution  religieuse  de  l'huma- 
nité tout  entière  ;  on  peut  enfin  concevoir  qu'il  existe  des  types 
religieux  distincts,  irréductibles  les  uns  aux  autres  et  répondanl 
à  des  structures  mentales  foncièrement  difîférentes,  dont  ces 
recherches  viendraient  révéler  l'inconciliable  opposition,  oppo- 
sition qui  ne  se  limiterait  pas  aux  conceptions  seules,  mais 
s'étendrait  encore  à  la  loi  qui  préside  à  leurs  transformations  et  à 
leur  développement. 

Ce  que  l'ethnologie  comparée  nous  a  appris  de  l'étonnante 
ressemblance  des  manifestations  de  Tactivité  humaine  dans  les 
diverses  races,  en  ces  âges  lointains  surtout  où  des  différences 
moins  profondes séparaientles  uns  des  autres  lesmultiples  variétés 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  JE  LA  UELir.ION  i81 

en  lesquelles  se  ramifie  rhumanité,  rend  cette  dernière  hypo- 
thèse de  beaucoup  la  moins  vraisemblable.  M.  Gaird  n'avait 
pas  cependant  le  droit  de  l'écarter  «  ;;;'?on';  il  était  astreint  tout 
au  moins  à  la  discuter,  et  s'il  ne  voulait  pas  assumer  la  tâche, 
très  digne  de  le  tenter,  d'en  démontrer  l'inexactitude,  du  moins 
devait-il  indiquer  les  raisons  qui  le  faisaient,  à  cause  de  sa  trop 
faible  probabilité,  ne  s'y  arrêter  point.  Mais  de  ce  qu'une  loi 
unique  aurait  présidé  au  développement  religieux  de  l'humanité, 
il  ne  s'en  suivrait  pas  que  la  loi  à  laquelle  se  serait  trouvé  assujet- 
tie l'évolution  du  christianisme  et  des  religions  dont  il  procède 
ne  constituerait  point  une  forme  déjà  hautement  différenciée  de 
cette  loi  générale,  et  dont  les  particularités  risqueraient  de  mas- 
quer la  signification  d'ensemble  ;  ces  particularités  même,  ce  peut- 
être  au  reste  à  des  circontances  historiques  contingentes,  à  Fac- 
tion personnelle  de  grands  initiateurs  religieux  qu'elle  les  doive, 
elle  ne  saurait,  en  ce  cas,  être  considérée  comme  la  norme  néces- 
saire où  se  doit  ajuster  toute  pensée  en  raison  même  de  la  struc- 
ture générale  de  l'esprit. 

On  ne  saurait  assimiler  l'évolution  religieuse  de  l'humanité 
au  développement  logique  d'un  concept.  Sur  un  fond  primitif 
uniforme  des  conceptions  diverses  se  sont  venues  greffer  qui 
n'étaient  point  toujours  logiquement  liées  aux  idées  anciennes, 
qui  entons  cas  n'en  procédaient  pas  nécessairement.  Ces  concep- 
tions nouvelles,  presque  toujours,  ont  été  l'œuvre  personnelle, 
œuvre  aussi  individuelle  qu'un  poème  ou  une  statue,  d'hommes 
ou  de  groupes  d'hommes  particuliers.  Elles  se  sont  lentement 
substituées  dans  laconscience  des  divers  peuples  aux  dogmes  plus 
anciens,  grossiers  et  naïfs,  ou  du  moins  elles  les  ont  changés, 
transformés;  elles  les  ont  réduits  à  n'être  plus  que  des  allé- 
gories et  des  symboles,  tandis  qu'elles-mêmes  s'altéraient  à  leur 
contact.  Ces  croyances  et  ces  idées  de  création  récente  ont  sin- 
gulièrement différé  les  unes  des  autres;  elles  ont  été  aussi  va- 
riées qu'étaient  uniformes  et  monotones  les  conceptions  primi- 
tives et  s'il  se  semble  se  créer  de  nouveau  au  sein  de  l'humanité 
une  religion  unique,  si  un  idéal  commun  commence  à  se  déga- 
ger où  tendent  les  aspirations  de  tous  ceux  auxquels  la  science 


182  REVUE    DE    LHlSTOldE    DES    RELIGIONS 

et  la  morale  ne  sauraient  à  elles  seules  suffire,  du  moins  est-il 
cerluin  qu'on  ne  pourrait  que  très  diflicilcmenl  saisir  des  traits 
de  ressemblance  bien  nombreux  entre  cette  foi  relig^ieuse,  qui 
s'enveloppe  au  reste  des  formules  dog-matiques  les  plus  diverses, 
et  les  vieilles  croyances  primitives,  patrimoine  de  nos  lointains 
ancêtres. 

Cette  foi  nouvelle  est  la  synthèse  des  diverses  conceptions  reli- 
gieuses qui  ont  apparu  au  cours  de  révolution  historique;  elle 
procède  de  ces  croyances  de  seconde  formation  qui  sont  venues 
compliquer  et  modifier  les  idées  que  les  hommes  se  faisaient  an- 
ciennement des  Dieux  et  leurs  rapports  avec  l'univers.  Ce  n'est 
donc  pas  en  elle  que  nous  pouvons  espérer  de  découvrir  arrivée 
à  une  phase  nouvelle  de  son  développement  organique  la  religion 
instinctive  et  commune  de  l'humanité  :  c'est  un  produit  factice 
et  récent  du  travail  de  la  pensée  réfléchie  sur  les  dogmes  et  les 
sentiments  nouveaux  dont  les  grands  initiateurs  religieux  ont 
enrichi  notre  héritage.  Et  si  l'on  s'en  tient  aux  formules  dogma- 
tiques elles-mêmes,  aux  rites,  aux  idées  théologiques  sur  la 
nature  de  Dieu,  la  destinée  de  l'âme,  les  relations  qui  unissent 
les  hommes  à  l'Etre  divin  qui  les  a  faits,  nulle  unité  n'apparaît, 
mais  une  étrange  diversité  d'interprétations,  de  manières  d'agir  et 
de  croire  se  manifeste  au  contraire  tout  aussitôt. 

Je  sais  bien  que  M.  Caird  répondrait  que  ce  n'est  pas  du  contenu 
de  la  conscience  religieuse  qu'il  a  voulu  parler,  mais  de  la  loi  d'é- 
volution à  laquelle  sont  soumis  ces  concepts.  On  peut  objecter  à 
cette  réponse  même  que  les  deux  choses  ne  sont  pas  indépendantes 
l'une  de  l'autre  et  que  la  transformation  profonde  qu'ont  apportée 
aux  croyances  religieuses  de  l'humanité  les  créations  successives 
des  prophètes,  des  théologiens  et  des  philosophes  n'a  pas  été 
sans  modifier  jusqu'aux  processus  psychologiques  impliqués  dans 
toute  conception  de  cet  ordre.  La  fonction  de  la  rel'gion  a  en 
etfet  changé  ;  elle  n'a  plus  dans  la  vie  humaine  le  même  rôle  ni 
la  même  place  qu'elle  occupait  autrefois,  ses  relations  avec  les 
autres  activités  de  l'esprit  se  sont  modifiées;  elle  n'a  plus  pour 
tâche  de  satisfaire  aux  mêmes  besoins  que  jadis  et  d'autres  be- 
soins se  sont  éveillés,  tout  aussi  impérieux,  qu'il  lui  faut  main- 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  d  83 

tenant  apaiser.  Confondue  avec  la  science  balbutiante  encore 
flans  la  pensée  rudimenlaire  du  sauvage,  elle  s'en  dislingue  à 
grand  peine,  alors  que  la  connaissance  scientifique  commence  à 
conquérir  son  orig-inalité  propre  et  son  autonomie,  et  se  trouve 
avec  elle  en  perpétuels  conflits.  Aujourd'hui,  les  deux  domaines 
sont  entièrement  séparés  et  c'est  à  peine  si,  ça  et  là,  il  subsiste 
entre  eux  quelques  points  de  contact.  Indépendante  tout  d'abord 
de  la  morale,  comme  aussi  la  morale  est  indépendante  d'elle,  elle 
finit  par  l'absorber  tout  entière  en  elle  en  même  temps  qu'elle  la 
réduit  à  dépendre  de  ses  dogmes.  Puis  en  une  phase  nouvelle  de 
l'évolution,  la  religion  et  la  morale  tendent  de  nouveau  à  se  sé- 
parer pour  recouvrer  chacune  sa  physionomie  originale  et  se 
limiter  à  sa  fonction  propre,  mais  modifiées  profondément  Tune 
et  l'autre  par  l'étroite  association  qui  si  longtemps  les  a  unies. 
S'il  en  est  bien  ainsi,  si  les  conceptions  religieuses  ont  si  complè- 
tement changé  de  fonction,  de  rôle  et  de  signification,  au  cours  de 
l'évolution,  n'est-il  point  évident  qu'il  est  téméraire  de  vouloir 
dégager  de  l'élude  de  deux  ou  trois  formes  religieuses  et  de 
celles  qu'elles  ont  engendrées  les  lois  générales  du  développe- 
ment des  idées  et  dos  sentiments  religieux  dans  l'humanité 
entière?L'importance  historique  prépondérante  du  christianisme, 
sa  prodigieuse  importance  surtout  comme  facteur  de  notre  civi- 
lisation, de  notre  moralité,  de  notre  pensée,  la  noblesse  et  la 
beauté  des  conceptions,  le  charme  pénétrant  et  fort  des  senti- 
ments qui  ont  trouvé  dans  les  traditions  évangéliques  leur 
expression  parfaite,  nous  dissimulent  la  vérité  du  fait  qui  s'im- 
pose cependant  à  tout  esprit  réfléchi,  c'est  que  le  christianisme 
et  les  croyances  qui  lui  sont  immédiatement  apparentées  et  dont 
il  est  l'aboutissement  naturel  et  Tharmonieuse  synthèse,  ne 
sauraient  être  identifiés  avec  la  religion  commune  de  l'humanité. 
Cela  nous  le  savons  de  reste,  mais  nous  faisons  toujours  comme 
si  nous  ne  le  savions  pas,  nous  ne  parvenons  pas  à  n'être  point 
dupes  de  ce  mirage  et  il  arrive  môme  que  comme  ce  sont  les  élé- 
ments les  plus  spécifiquement  helléniques  ou  juifs,  les  éléments 
surtout  les  plus  spécifiquement  chrétiens,  qui  ont  marqué  notre 
pensée  européenne  de  la  plus  profonde  el  de  la  plus  nette  eni- 


184  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

preinte,  ce  soit  ceux-là  qui  nous  apparaissent  comme  le  produit 
nécessaire  de  la  structure  mentale  commune. 

Pour  résumer  en  deux  mots  notre  critique,  M.  Caird  a  retrouvé 
sans  doute  se  vérifiant  à  chaque  étape  de  l'évolution  religieuse 
gréco-hébraïque  la  loi  que  lui  avait  permis  de  formuler  a  priori 
l'analyse  des  conditions  générales  de  la  pensée,  mais  la  pensée  qu'il 
avait  analysée,  c'était  sa  pensée,  à  lui,  c'est-à-dire  précisément  une 
pensée  dont  tout  le  développement  a  été  conditionné  par  des  idées 
et  des  sentiments  chrétiens,  des  conceptions  qui  ont  leur  origine 
en  Grèce  et  en  Judée.  Les  conclusions  auxquelles  M.  Caird  est 
parvenu  sont  peut-être  exactes,  mais  la  méthode  qu'il  a  suivie  ne 
lui  permet  pas  de  démontrer  qu'elles  le  sont.  Il  eut  mieux  fait  de 
les  limiter  expressément  au  christianisme  seul  et  aux  religions  qui 
ont  préparé  son  avènement,  puisqu'aussi  bien  c'est  à  ce  domaine 
qu'il  a  limité  ses  recherches  personnelles  et  précises.  Elles  eus- 
sent pris  par  là  une  solidité  et  une  valeur  plus  grandes  et  le  but 
qu'il  se  proposait  en  réalité,  la  reconstruction,  au  moyen  d'une 
dialectique  historique,  d'une  dogmatique  mieux  appropriée  aux 
aspirations  et  aux  besoins  de  notre  temps,  eût  été  tout  aussi  sû- 
rement atteint.  On  aurait  pu  alors  comparer  les  résultats  qu'au- 
rait donnés  cette  enquête  sur  des  documents  de  même  famille  à 
ceux  qu'aurait  permis  d'atteindre  l'analyse  d'autres  formes  re- 
ligieuses dont  le  développement  historique  a  été  indépendant, 
relativement  du  moins,  de  celui  des  religions  gréco-hébraïques. 
Les  lois  ainsi  dégagées  auraient  eu  une  signification  et  une  por- 
tée tout  autres  et  le  livre  où  M.  Caird  les  aurait  exposées,  s'il  avait 
voulu  assumer  à  lui  seul  cette  tâche  gigantesque,  aurait  répondu 
cette  fois  à  son  titre  :  L'évolution  de  la  Religion.  Peut-être  au- 
rait-il ressemblé  de  très  près  à  l'ouvrage  qu'il  a  publié,  mais  eu 
matière  historique^  il  ne  suffît  pas  que  ce  que  l'on  affirme  soit 
juste,  il  faut  être  en  droit  de  l'affirmer  et  ne  rien  avancer  que 
preuves  en  mains.  M.  Caird  répondrait  peut-être  qu'il  a  voulu 
faire  œuvre  de  théologien  et  de  philosophe  et  non  d'historien, 
que  l'histoire  n'a  été  pour  lui  qu'une  méthode  d'exposition  dia- 
lectique et  il  y  aurait  dans  cette  réponse  une  part  de  vérité,  mais 
son  livre  se  présente  sous  les  apparences  d'un  ouvrage  histori- 


UNE  ^0IJVELL^:  philosophie  de  l4  religion  185 

que,  on  est  donc  fondé  à  exig-er  qu'il  soumette  aux  règles  de 
critique  dont  les  historiens  ont  coutume  de  faire  usage  pour  dé- 
terminer la  valeur  des  preuves,  les  arguments  dont  il  se  sert. 

Un  autre  point  faible  du  système  de  M.  Caird,  c'est  la  con- 
ception étroite  et  par  la  même  inexacte  qu'il  semble  se  faire 
de  la  religion.  Elle  paraît  parfois  se  réduire  pour  lui  à  un  sys- 
tème de  connaissances,  à  un  ensemble  de  réponses  à  des  ques- 
tions posées  sur  l'Homme,  sur  l'Univers  et  sur  Dieu.  Aussi  sa 
théologie  consiste-t-elle  essentiellement  en  une  théorie  de  la  con- 
naissance religieuse  et  ne  consiste-t-elle  guère  qu'en  cela.  L'élé- 
ment émotionnel  dont  le  rôle  semble  prépondérant  dans  le  dé- 
veloppement de  la  religion,  si  on  la  considère  du  moins  dans  les 
phases  les  plus  récentes  de  son  évolution,  paraît  rejeté  au  second 
plan  et  bien  que  M.  Caird  n'en  conteste  nulle  part  l'importance, 
il  ne  lui  accorde  jamais  explicitement  la  place  considérable  qui 
lui  appartient  légitimement  dans  l'explication  des  manifestations 
religieuses.  Les  rites,  les  cérémonies,  lespratiques,  le  culte  même, 
c'est  à  peine  si  M.  Caird  s'y  arrête  en  passant  et  seulement  quand 
ces  actes  religieux  lui  paraissent  commenter  quelque  formule  dog- 
matique. C'est  à  coup  sûr  à  ses  yeux  l'accessoire;  à  un  point  de 
vue  théologique  et  philosophique,  il  peut  avoir  raison,  mais  his- 
toriquement, si  telle  est  bien  sa  conception,  il  a  tort,  à  n'en  pas 
douter.  On  croirait  parfois  à  lire  son  livre  que  nulle  différence 
ne  sépare  une  religion  d'un  système  de  métaphysique,  et  en  effet, 
si  on  pouvait  retrancher  d'une  religion  à  la  fois  les  actes  cérémo- 
niels  auxquels  elle  conduit  et  les  sentiments  qui  trouvent  leur 
expression  dans  ses  formules  dogmatiques,  si  on  la  réduisait  à 
un  ensemble  de  préceptes  moraux  et  de  conceptions  théologiques, 
elle  ne  se  distinguerait  plus  en  réalité  que  bien  faiblement  d'une 
métaphysique  et  seulement,  à  vrai  dire,  par  l'orig-ine  que  tradi- 
tionnellement lui  attribueraient  ses  fidèles. 

A  un  stade  antérieur  de  l'évolution,  c'est  à  une  mythologie 
que  se  ramènerait  une  religion  dont  on  aurait  ainsi  éliminé  tout 
ce  qui  ne  constitue  point  une  réponse  à  une  question  posée,  tous 
les  éléments  dont  le  caractère  n'est  pas  exclusivement  intellec- 
tuel. S'il  faut  comprendre  la  religion,  comme  l'a  parfois  semblé 


186  HEVUE  nE  l'histoire  des  religions 

comprendre  M.  Gaird,  elle  se  trouve  alors  soumise  dans  son  évo- 
lution à  la  célèbre  loi  des  trois  états,  formulée  par  Aug.  Comte  : 
les  conceptions  métaphysiques  doivent  faire  s'évanouir  devant 
elles  les  symboles  religieux,  tandis  que  les  théories  métaphysi- 
ques à  leur  tour  verront  diminuer  chaque  jour  l'étendue  de  leur 
domaine,  iju'envahissent  de  toutes  parts  les  explications  scienti- 
fiques, les  réponses  «  positives  »  aux  questions  qu'obligent  de 
se  poser  les  multiples  phénomènes  de  l'Univers  et  les  problèmes 
de  notre  destinée  morale  et  sociale.  Pour  que  la  religion  puisse 
conserver  à  côté  de  la  métaphysique  et  de  la  science  son  existence 
propre  et  son  autonomie,  pour  qu'on  puisse  la  considérer  comme 
une  manifestation  originale  de  l'âme  humaine,  irréductible  à  toute 
autre  activité  mentale,  il  faut  de  toute  nécessité  qu'au  nombre  de 
ses  éléments  constitutifs  ily  en  aitquel'onsoit  impuissant  àrame- 
ner  à  des  connaissances,  à  des  phénomènes  de  représentation,  à 
desidées.  Toutereligionest  un  élan,  une  aspiration,  une  tendance, 
elle  ne  pourrait  donc  se  réduire  à  une  perception  de  laréalité,  lors 
même  que  cette  réalité  serait  le  principe  dernier  des  choses, 
que  ce  serait  Dieu;  et  encore  bien  moins  se  pourrait-elle,  par 
conséquent,  ramener  à  un  ensemble  d'inférences  hypothétiques 
sur  la  nature  du  Divin  et  les  relations  qui  l'unissent  à  l'humanité. 
La  théologie  peut  bien  être  considérée  comme  un  ensemble 
de  concepts,  mais  la  théologie  est  le  produit  de  l'étude  méthodi- 
que et  réfléchie  de  la  religion,  elle  n'est  pas  plus  la  religion  que 
la  physiologie  n'est  l'organisme  humain,  ou  la  chimie  les  corps 
qui  réagissent  dans  les  cornues;  la  religion  est  essentiellement 
un  mode  particulier  de  vie  intérieure  et  un  ensemble  d'actes  en 
lesquels  cette  vie  s'exprime  au  dehors,  les  dogmes  ne  font  que 
la  traduire  et  l'immobiliser  en  formules  abstraites,  ils  ne  la  cons- 
tituent pas. 

C'estcette  nature  intime  delareligion,ce  fait  qu'elle  n'est  point, 
comme  la  science  ou  la  métaphysique,  un  système  de  concepts, 
mais  essentiellement  un  ensemble  d'actes  et  d'émotions,  qui  a 
puissamment  contribué  à  ce  qu'elleensoit  venue  às'identifier  avec 
la  morale,  à  se  réduire  même  à  n'être  plus  qu'une  sorte  de  morale 
surnaturelle,  une  règle  de  vie  et  un  principe  de  vie,  inspirés  d'en 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  KELKIION  187 

haut.  Nous  nous  sommes  elïorcés  ailleurs»  de  montrerrindépen- 
dance  réelle  de  la  religion  el  de  la  morale  et  leurs  origines  dis- 
tinctes, mais  leurs  affinités  sont  impossibles  à  méconnaître  et 
ces  affinités  consistent  en  grande  partie  en  ce  qu'elles  impliquent 
toutes  deux  des  éléments  émotionnels,  qui  par  définition  même 
doivent  demeurer  et  demeurent  en  effet  exclus  de  toute  concep- 

tionscientifique.Lacroyancemoralecommelacroyancereligieuse 
est  un  acte  de  foi,  on  croit  parce  qu'on  veut  croire,  on  croit  pour 
satisfaire  un  besoin  de  Tâme.  On  ne  peut  pas  prouver  la  foi,  on 
peut  seulement  prouver  l'exactitude  ou  la  vraisemblance  d'une  in- 
terprétation théologique,  la  foi  étant  donnée;  la  foi,  c'est  l'expé- 
rience i  nterne  d'un  certain  mode  de  vie,  qui  nécessite  ou  paraît  né- 

cessiterl'affirmationdecertainspostulats,cen'estpasunensemble 
de  connaissances  objectives  vérifîables.  Il  en  est  à  ce  pointdevue 
des  affirmations  morales  comme  des  affirmations  religieuses  et 
c'est  ce  qui  rend  vaine  l'espérance  de  déduire  de  la  s^cience  un 
idéal  moral  :  tout  ce  qu'elle  peut  fournir,  ce  sont  des  règles  pra- 
tiques d'action.  Ces  relations  étroites  qui  existent  entre  la  mo- 
rale et  la  religion  permettent  précisément  de  comprendre  com- 
ment, en  de  certaines  âmes,  elles  peuvent  arriver  à  se  confondre 
ou  à  remplir  la  fonction  l'une  de  l'autre.  Le  caractère  émotionnel 
et  actif  de  la  religion  est  d'ailleurs  d'autant  plus  marqué  que  la 
religion  se  différencie  plus  complètement  des  autres  manifesta- 
tions psychologiques  avec  lesquelles  elle  est  à  l'origine  étroite- 
ment mêlée  et  qu'on  l'étudié  par  conséquent  en  des  formes  plus 
récentes,  plus  entièrement  affranchies  de  la  mythologie,  en  des 
formes  où  les  mythes  explicatifs  anciens  se  sont  réduits  à  n'être 
plus  que  des  symboles  expressifs  d'états  d'âme. 

Ce  n'est  point  à  dire  qu'une  religion  puisse  subsister  d'où 
tout  élément  intellectuel  soit  absent,  et  qu'une  foi  sans  dog-mes 
ne  soit  point  destinée  à  s'évanouir  lentement  comme  le  pa'î-fum 
laissé  au  creux  d'un  vase  ou  au  repli  d'une  étoffe;  il  est  nécessaire 
à  l'homme  religieux  de  ne  pas  sentir  seulement  sa  foi,  mais  de 

fi  ^'7  ro-  .     psychologie  dans  les  études  de  myiliologie  cou^parées 

{Revue  de  l  Histmre  des  Religions,  spptembre-octohre  1895.) 


188  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

pouvoir  se  représenter  à  lui-même  le  sentiment  qu'il  éprouve  et 
l'objet  auquel  il  tend;  aussi  une  théologie  doit-elle  exister  aussi 
longtemps  qu'il  existe  une  religion.  MaiSjà  mesure  que  l'on  remonte 
en  arrière  vers  les  lointaines  origines  de  notre  race,  une  part  plus 
largo  appartient  dans  la  religion  aux  connaissances,  aux  explica- 
tions, aux  mythes  enfin,  c'est  que  la  science  ni  la  métaphysique  ne 
se  sont  encore  séparées  d'elle,  c'est  que  la  morale  n'a  point  encore 
contracté  avec  elle  de  liens,  qu'elle  concentre  en  elle  seule  toute 
la  pensée  humaine  et  demeure  sans  action  sur  toute  une  vaste 
province  de  l'activité  des  hommes,leurs  relations  les  uns  avec  les 
autres.  Elle  est  alors  comme  l'encyclopédie  de  tout  ce  que  savent 
ou  croient  savoir  les  hommes;  elle  est  essentiellement  une  fonc- 
tion intellectuelle,  mais  il  faut  se  bien  pénétrer  de  la  pensée  que 
ce  n'est  pas  son  caractère  propre,  et  qu'elle  tendra  à  s'en  dé- 
pouiller à  mesure  qu'elle  se  différenciera  des  autres  activités 
mentales.  Il  est  donc  impossible  de  réduire  l'évolution  religieuse 
à  un  développement  logique  de  concepts,  procédant  régulière- 
ment les  uns  des  autres,  et,  bien  que  M.  Caird  n'ait  point  ex- 
plicitement dit  que  c'était  ainsi  qu'il  la  fallait  envisager,  bien 
qu'il  tende  à  identifier  la  religion  et  la  morale,  bien  qu'il  ait  même 
consacré  au  sentiment  religieux  et  à  ses  tonalités  diverses 
quelques-unes  des  meilleures  pages  de  son  beau  livre,  il  semble 
raisonner  cependant  comme  si  ce  qui  dominait  toute  la  reli- 
gion, c'était  le  problème  théologique  de  la  connaissance  de 
DieUj  et  non  pas  la  notion  mystique  de  la  vie  en  Dieu. 

M.  Caird,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  n'est  pas  par  profession  un 
historien  des  religions;  c'est  avant  tout  un  métaphysicien,  et 
métaphysicien  il  est  resté  dans  ce  domaine  nouveau  où  sa  haute 
curiosité  et  son  ardente  préoccupation  des  destinées  morales 
de  l'humanité  l'ont  conduit.  lia,  du  reste,  lui-même  senti  qu^une 
conception  tout  intellectualiste  de  la  religion  ne  répondait  qu'in- 
complètement à  la  réalité  des  faits,  et  par  une  sorte  de  réaction 
il  est  venu  à  en  donner  une  définition  qui  ne  pèche  plus  par  son 
étroitesse,  mais  que  son  ampleur  même,  tout  au  contraire,  rend 
inexacte.  «  La  religion  d'un  homme,  écrivions-nous,  c'est  en  réa- 
lité, [pour  M.  Caird],  sa  pensée  et  sa  vie  entières,  envisagées,  sui- 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RKLIGION  1^9 

vanLl'expression  de  Spinoza  sub  specie  œterni\  c'est  l'altitude  de  sa 
raison  et  de  ses  sentiments  envers  Tâme  qu'il  se  sentêtre  et  l'uni- 
vers qui  l'entoure;  c'est  l'efîort  de  sa  réflexion  pour  ramener  à 
l'unité  les  détails  de  ses  perceptions  et  de  ses  états  de  cons- 
cience et  pour  opérer  une  suprême  et  définitive  synthèse  entre 
l'image  qu'il  a  du  monde  et  la  connaissance  qu'il  a  de  lui-même  » 
Remarquons  tout  d'abord  que  les  éléments  intellectuels  prédo- 
minent encore  étrangement  dans  cette  conception  que  se  fait 
M.  Caird  de  la  religion,  que  le  sentiment  y  joue  un  rôle  su- 
bordonné, que  les  actes,  les  pratiques,  les  rites  n'y  tiennent 
aucune  place  et  que  malgré  cette  affirmation  qu'il  a  énoncée  que 
l'histoire  de  la  religion,  c'est  l'histoire  tout  entière  de  l'âme 
humaine,  il  semble  la  réduire  à  n'être  qu'une  métaphysique 
émue,  une  métaphysique  oii  les  raisons  du  cœur  font  entendre 
leur  voix  à  côté  des  raisons  de  la  raison. 

Mais,  si  malgré  sa  bonne  volonté  de  ne  pas  donner  de  la  reli- 
gion une  définition  trop  étroite,  il  a  laissé  en  dehors  de  l'idée 
qu'il  s'en  ait  formée  quelques-uns  des  éléments,  qui  semblent  le 
plus  essentiellement  la  constituer,  en  revanche  il  a  fait  rentrer 
dans  le  domaine  qui  lui  appartient  tout  un  ensemble  d'états  de 
conscience  et  d'activité  mentales,  qui  paraissent  devoir  en  de- 
meurer exclus.  A  prendre  les  choses  à  la  lettre,  la  science  devien- 
drait, d'après  M.  Caird,  une  province  de  la  religion  et  toute 
activité  synthétique,  par  le  seul  fait  qu'elle  serait  synthétique, 
obtiendrait  de  droit  le  nom  de  religieuse.  Mais,  si  à  l'origine, 
science,  religion  et  métaphysique  se  confondaient  en  effet,  nul 
trait  peut  être  de  l'évolution  intellectuelle  n'est  mieux  marqué 
que  leur  différenciation  progressive.  Il  est  certain  que  l'âme  hu- 
maine n'est  pas  divisée  en  compartiments  séparés  par  des  cloi- 
sons étahches,  et  il  n'est  pas  douteux  que  les  sentiments  religieux 
d'un  homme,  ses  conceptions  scientifiques,  les  règles  pratiques 
auxquelles  il  adapte  sa  conduite,  l'idéal  de  bonté  et  de  beauté 
qu'il  se  forme  ne  demeurent  point  isolés  en  lui  et  réagissent  d'or- 
dinaire les  uns  sur  les  autres  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
ce  sont  là  autant  de  classes  différentes  de  faits  qui  demandent  à 
n'être  pas  confondues  et  à  être  étudiées  chacune  en  elle-même  et 

13 


490  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIgIoNS 

pour  elle-même,  que  ces  étals  de  ooascience  divers  ont  dans  la 
vie  mentale  et  sociale  des  fonctions  distinctes  et  qu'il  faut,  si  l'on 
veut  rester  exact  et  clair,  considérer  comme  distincles,  encore 
qu'il  existe  entre  elles  comme  entre  toutes  les  fonctions  d'un  être 
vivant  d'innombrables  liens. 

Pour  mulliples  que  soient  ces  liaisons,  elles  ne  sont  peut-être 
pas  cependant  aussi  étroites  que  les  conçoit  M.  Caird  et  c'est  for- 
cer le  sens  des  mots,  que  de  déclarer  que  tout  être  raison- 
nable est,  en  tant  que  te],  un  être  religieux,  parce  qu'une  nécessité 
rationnelle  nous  oblige,  puisque  le  sujet  et  l'objet  n'ont  de  signi- 
fication qu'opposés  l'un  à  l'autre,  que  tout  le  contenu  de  chacun 
d'eux,  c'est  précisément  son  mouvement  vers  l'autre,  à  admettre 
qu'ils  ne  sont  que  la  réalisation  ou  la  manifestation  d'un  troisième 
terme,  qui  les  domine  tous  deux.  Ce  troisième  terme,  nous  l'ap- 
pelons Dieu.  Mais  qu'a  de  commun  ce  Dieu,  qui  n'est  qu'un  prin- 
cipe log'ique  de  synthèse  rationnelle,  ce  Dieu,  dont  l'idée  a  pour 
rôle  de  rendre  intelligibles  les  lois  formelles  de  la  pensée  avec  la 
religion,  au  sens  réel  et  historique  du  mot?  Que  ce  principe  d'u- 
nité existe,  nous  n'en  disconvenons  pas,  que  notre  raison  déve- 
loppée et  éclairée  en  postule  l'existence  nécessaire,  c'est  ce  que 
l'on  pourrait  tenter  de  démontrer  avec  quelques  chances  de  succès, 
mais  ce  qui  est  certain  d'autre  part,  et  M.  Caird  lui-même  est  con- 
traint de  l'avouer^  c'est  que  les  hommes,  aux  premières  phases  de 
l'évolution  religieuse,  n'avaient  nul  sentiment  bien  net  de  cette 
nécessité  logique,  qu'ils  ne  pouvaient  même  concevoir  une  idée 
aussi  abstraite  que  cette  conception  d'un  être  dont  toute  l'essence 
consiste  à  concilier  en  lui  ces  deux  termes  opposés,  le  monde, 
c'est-à-dire  l'ensemble  des  choses  pensées,  et  l'esprit  qui  les  pense. 

11  faut  donc  renoncer  à  rechercher  en  elle  l'origine  psycholo- 
gique de  la  religion  et  il  faut  y  renoncer  d'autant  plus  qu'un  tel 
principe  fût-il  conçu,  il  n'apparaîtrait  pas  nécessairement  à  la 
conscience  avec  les  attributs  multiples  qui  sont  à  l'origine  insépa- 
rables de  l'idée  d'un  Dieu,  ni  surtout  avec  les  attributs  moraux 
qui,  à  une  époque  plus  récente,  sont  entrés  comme  éléments  es- 
sentiels dans  lacoEieption  du  Divin.  Et  ceux  même  qui  de  nos 
jours  seraient  conduits  à  affirmer  qu'il  est  logiquement  impossi- 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  19i 

ble  de  concevoir  l'ensemble  des  choses  comme  une  chaîne  indé- 
finie de  phénomènes  à  double  aspect,  objectif  et  subjectif,  et 
qu'une  substance  unique  doit  être  postulée  en  laquelle  ces  phéno- 
mènes aient  leur  commun  principe  d'existence,  rien  ne  prouve 
que  cette  unité,  ils  l'adorent  ou  la  redoutent, qu'ils  la  vénèrent  ou 
l'aiment,  qu'ils  l'invoquent,  qu'ils  soient  provoqués  à  des  actes 
par  l'idée  qu'ils  en  ont,  qu'elle  joue  dans  leur  vie  morale  un  rôle 
efficace,  qu'elle  soit  pour  eux  la  source  d'émotions,  pareilles  à 
celles  que  provoque  la  beauté.  Si  elle  ne  détermine  en  leurs  âmes 
rien  de  tout  cela,  comment  les  pourra-t-on  considérer  comme  des 
hommes  religieux,  et  cependant,  en  acceptant  le  critérium  même 
fondé  par  M.  Caird,  ce  seront  des  êtres  raisonnables. 

Ce  besoin  de  cohérence,  de  liaison  rationnelle,  entre  les  di- 
verses conceptions  qui  occupent  simultanément  l'esprit,  entre  les 
solutions  qui  sont  données  aux  multiples  problèmes  qui  sollicitent 
la  curiosité  de  ceux  dont  les  yeux  s 'ouvrent  sur  le  monde  qui  les 
enveloppe,  est  au  reste  un  besoin  relativement  récent  :  contem- 
porain de  l'éveil  de  la  pensée  métaphysique,  c'est  le  précurseur 
de  la  science  réfléchie  et  consciente  de  son  but  et  de  son  office 
propres.  Les  sauvages  se  soucient  peu  que  leurs  explications  se 
contredisent,  elles  ne  les  satisfont  pas  moins  pour  cela  et  ce  sont 
cependant  en  un  sens  les  plus  religieux  des  hommes  :  toutes  leurs 
pensées  sont  mêlées  de  conceptions  religieuses,  des  motifs  reli- 
gieux déterminent  tous  leurs  actes. 

S'il  est  un  concept  métaphysique  qui  soit  obscurément  présent 
dans  les  âmes  grossières  et  très  simples  de  ces  hommes  en  qui 
nous  pouvons  espérer  de  saisir  encore  la  religion  en  ses  premiers 
rudiments,  c'est  cette  idée  d'un  au-delà,  d'une  réalité  qui  nous  dé- 
borde de  toutes  parts  et  que  nous  n'atteignons  qu'à  peine,  d'un 
infini  en  un  mot,  dont  Max  Millier  a  voulu  faire  la  source  commune 
de  toutes  les  notions  religieuses  ;  il  semble  qu'il  soit  allé  trop  loin 
et  qu'une  telle  idée  même  ne  soit  guère  accessible  à  l'esprit,  in- 
capable de  hautes  abstractions,  des  premiers  créateurs  de  mythes, 
mais  du  moins  un  sentiment  confus  de  cet  infini  peut-il  exister  et 
existe-il  en  effet  dans  les  intelligences  à  une  époque  où  l'idée  de 
l'unité,  telle  que  la  définit  M.  Caird,  serait  pour  elles  vide  de  sens. 


192  REVOK    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Je  sais  bien  que  M.  Gaird  ne  soutient  pas  que  ce  soit  à  un  con- 
cept clair  et  distinct  du  principe  rationnel  de  l'unité  qu'il  faille 
attribuer  le  rôle  essentiel  dans  la  genèse  des  religions;  il  semble 
admettre  que  ce  principe  agisse  sans  que  nous  sachions  qu'il  agit 
et  qu'il  suscite  en  nous,  sans  que  nous  ayons  conscience  de  sa  pré- 
sence, les  représentations  auxquelles  nécessairement  s'associent 
nos  émotions  religieuses.  Mais  c'est  un  postulat  auquel  M.  Gaird 
a  été  conduit  par  la  confusion  qu'il  parait  faire  de  la  fonction  de 
la  religion  avec  celle  de  la  métaphysique  et  de  la  science  et 
qui  ne  s'impose  point  à  la  raison,  puisqu'il  y  a  aux  phénomènes 
religieux  des  conditions  immédiates  qui  suffisent  à  en  expliquer 
l'apparition,  s'il  faut  pour  les  légitimer  rationnellement  recourir 
à  d'autres  principes  et  peut-être  à  celui  même  dont  l'auteur  du 
système  que  nous  critiquons  a  si  merveilleusement  mis  en  lu- 
mière la  haute  valeur. 

Passons  maintenant  à  quelques  remarques  d'un  caractère 
moins  général.  M.  Gaird  à  fort  bien  montré  que  ce  n*est  pas 
par  une  sorte  de  coup  de  théâtre  qu'apparaît,  au  milieu  de  cet 
amas  de  perceptions  d'objets  qui  se  limitent  les  uns  les  autres  et 
d'états  de  conscience  dont  est  le  sujet  celte  intelligence  finie  que 
nous  sommes,  la  notion  du  Divin,  mais  que,  latente  et  obscure 
dans  les  plus  humbles  âmes,  elle  va  s'enrichissant  et  se  précisant 
sans  cesse  jusqu'à  se  revêtir  de  cette  clarté  souveraine  qu'elle  pos- 
sède dans  la  pensée  des  hommes  vraiment  pieux.  Il  a  tenté 
de  retracer  l'évolution  de  celte  conception  et  d'esquisser  les 
formes  diverses  que  la  structure  mentale  de  l'humanité  aux  di- 
vers stades  du  développement  lui  a  nécessairement  imposées; 
c'est  même  là  l'objet  propre  de  son  livre.  Toutefois,  il  s'est 
contenté  d'indiquer  comment  s'était  individualisée  en  quelque 
sorte  l'idée  de  Dieu,  comment  les  dieux  s'étaient  dégagés 
peu  à  peu  du  monde  et  avaient  réussi  à  conquérir  leur 
personnalité  propre  et  leur  relative  indépendance,  mais  il 
n'a  point  analysé  de  près  cette  notion  intermédiaire  et  tran- 
sitoire du  surnaturel,  qui  a  permis  à  notre  conscience  du  divin  de 
s*alTermir  et  de  grandir  en  netteté  et  en  puissance.  Aujourd'hui 
qu'elle  est  adulte  dans  nos  âmes,  tout  dans  la  nature  est  rede- 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  193 

venu  pour  nous  naturel,  comme  rien  n'était  étrange,  rien  n'appa- 
raissait en  conflit  avec  les  luis  normales  do  l'univers  à  l'inlel- 
ligence  toute  neuve  des  premiers  qui  ont  commencé  à  réfléchir 
sur  ce  qu'il  voyait  autour  d'eux  et  à  chercher  des  réponses  aux 
questions  que  le  monde  et  leur  propre  destinée  les  contraignait 
de  se  poser.  L'idée  du  surnaturel  ne  se  peut  former  qu'en  oppo- 
sition avec  l'idée  d'une  nature,  c'est-à-dire  d'un  ensemble  de 
phénomènes,  unis  les  uns  aux  autres  par  des  rapports  uniformes 
et  constants,  où  chaque  événement  a  pour  antécédent  un  évé- 
nement de  même  ordre  qui  le  conditionne.  Or,  il  est  bien  évident 
qu'un  tel  concept  est  absent  de  l'âme  du  sauvage.  Dans  l'igno- 
rance où  il  se  trouve  des  lois  qui  régissent  le  monde,  tout  lui  est 
également  naturel.  Les  dieux,  les  âmes,  les  esprits,  les  animaux, 
les  hommes,  les  plantes  sont  alors  des  êtres  de  même  essence  et 
qui  ont,  toute  différence  de  puissance  mise  à  part,  même  rôle  et 
même  fonction  ;  ce  sont  pour  lui  des  causes  de  même  ordre  dont 
l'action  s'entremêle  et  se  confond  sans  cesse.  La  notion  du  surna- 
turel ne  lui  est  point  accessible,  parce  qu'il  est  impuissant  à  ranger 
en  classes  distinctes  et  opposées  les  agents  divers  auxquels  il  attri- 
bue la  production  des  phénomènes  de  la  nature  et  des  événements 
de  sa  vie  journalière.  Il  est  de  plein  pied  avec  ses  dieux,  ils 
n'appartiennent  point  à  un  autre  monde  que  lui,  ils  n'exercent 
point  d'en  haut  sur  les  destinées  humaines  une  toute  puissante 
action  :  ils  sont  communément  plus  forts  que  les  hommes,  mais 
il  arrive  que  les  hommes  triomphent  de  leur  volonté  même  et  de 
leur  résistance  par  les  moyens  efficaces  que  la  magie  met  à  leur 
disposition,  et  ces  moyens  sont  pour  le  sauvage  des  moyens  na- 
turels: on  lue  ses  ennemis  par  des  paroles  ou  des  rites,  comme 
en  jetant  contre  eux  un  boomerang  ou  une  zagaie,  ce  sont  des 
actes  de  même  nature. 

A  mesure  qu'une  notion  plus  exacte  de  la  causalité  naturelle  se 
formait  dans  les  intelligences,  une  idée  nouvelle  delà  nature  et 
du  rôle  des  dieux  etdes  esprits  apparaissait.  Ces  êtres  supérieurs, 
quelles  que  soient  leur  origine  et  leur  signification  première  se 
sont  dégagés  du  monde  matériel  où  vivent  les  hommes,  ils  se 
sont  élevés  au-dessus  des  phénomènes  pour  les  gouverner  d'en 


494  REVUE    DE   L*HISTOIRE   DES    RELIGIONS 

haut  et  les  soumettre  à  des  lois  qu'ils  ont  établies  par  leur  arbi- 
traire volonté  ou  les  décrets  de  leur  sag-csse;  leur  puissance  en 
même  temps  n'a  point  cessé  de  se  manifester  par  des  interven- 
tions personnelles  en  des  circonstances  spéciales  dans  les  affaires 
humaines  et  la  marche  habituelle  de  la  nature,  interventions  qui 
viennent  bouleverser  la  succession  coutumière  des  événements 
et  attester  par  la  violation  même  des  lois  auxquelles  ils  se  plient 
d'ordinaire  l'action  indépendante  de  cette  classe  nouvelle  d'êtres 
qui  s'opposent  désormais,  comme  étant  d'une  essence  différente, 
à  ceux  que  nos  yeux  voient  et  que  touchent  nos  mains.  Le  mira- 
cle, c'est  la  condition  même  de  l'affranchissement  des  Dieux,  de 
l'émancipation  du  Divin.  Le  mot  de  miracle  n'a  pas  de  sens  pour 
l'homme  qui  ne  conçoit  pas  encore  une  «  Nature  »,  le  miracle 
cesse  d'être  nécessaire  à  la  conception  de  Dieu,  alors  qu'elle  est 
devenue  adulte  et  qu'une  distinction  s'est  faite  entre  les  phéno- 
mènes qui  tombent  sous  nos  sens  et  se  succèdent  en  séries  ré- 
gulières et  les  énergies  qu'ils  manifestent  sans  doute,  mais  c'est 
l'idée  du  surnaturel,  d'une  causalité  superposée  à  l'enchaînement 
normal  dos  causes  et  des  effets  et  en  fréquent  conflit  avec  lui,  qui 
a  permis  à  cette  conception  de  grandir,  de  se  développer  et  de 
prendre  sa  signification  véritable.  Les  dieux  sont  à  l'origine  des 
objets  de  la  nature  ;  pour  qu'on  en  arrive  à  concevoirque  le  divin 
embrasse  et  contient  le  naturel,  il  faut  tout  d'abord  qu'il  s'oppose 
à  lui.  La  notion  du  surnaturel  disparaît  dès  que  la  causalité  divine 
est  conçue  dans  toute  son  ampleur  et  que  le  monde  n'apparaît 
plus  que  comme  un  phénomène  de  Dieu,  comme  la  manifestation 
d'une  énergie  unique,  immanente  et  transcendante  à  la  fois  par 
rapport  à  lui. 

Mais  le  sentiment  religieux  reste  à  ces  trois  phases  identique  en 
son  essence  et  cette  évolution  de  l'idée  de  la  nature  et  de  celle  du 
surnaturel  est,  à  proprement  parler,  une  évolution  des  conceptions 
métaphysiques  fondamentales,  beaucoup  plutôt  qu'une  transfor- 
mation des  émotions  religieuses  ;  ce  qui  importe  à  ce  point  de  vue, 
si  l'on  admet  comme  exacte  la  notion  de  la  religionque  nous  avons 
cherché  à  mettre  en  lumière,  c'est  l'attitude  de  Thomme  à  l'égard 
du  divin,  ce  n'est  pas  l'idée  qu'il  s'en  fait.  Or,  cette  attitude  est 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  19?) 

chez  le  fétichiste  pieux  très  souvent  analogue  à  celle  du  chrétien 
ou  du  panthéiste  rationaliste,  je  dis  analogue  et  non  pas  iden- 
tique, car  il  serait  absurde  de  nier  que  les  idées  que  l'homme  se 
forme  des  puissances  supérieures  soient  sans  action  sur  les  émo- 
tions qu'elles  lui  inspirent,  sans  action  surtout  sur  les  actes  aux- 
quels sa  foi  le  détermine. 

Comme  l'essentiel  dans  une  religion,  c'est  pour  M.  Cairdla  con- 
ception métaphysique  qu'elle  enveloppe,  ou  plutôt  encore  les  pro- 
cessus logiques  qu'implique  pour  nous  l'élaboration  de  cet  ensem- 
ble de  concepts,  il  était  naturel  que  ce  fût  à  ces  éléments  qu'il 
s'adressât  pour  édifier  une  classification  des  religions,  mais  la  con- 
séquence inévitable,  c'est  que  cette  classification  eût  un  caractère 
artificiel.  Il  a  divisé  les  diverses  religions  pré-chrétiennes  en  reli- 
gions objectives  et  religions  subjectives,  mais  il  lui  a  fallu  néces- 
sairement les  transformer  quelque  peu  pour  qu'elles  se  puissent 
bien  adapterauxcadres  rigides  qu'il  avait  tracés  d'avance.  M.  Gaird 
remarque  très  finement  qu'à  vrai  dire,  le  sauvage  conçoit  beau- 
coup moins  le  monde  à  sa  propre  image  qu'il  ne  se  conçoit  lui- 
même  à  l'image  du  monde,  que,  par  conséquent  les  religions  na- 
turistes que  nous  considérons  comme  des  religions  anthropomor- 
phiquesne  méritent  guère  ce  nom  et  que,  parce  qu'elles  correspon- 
daient àun  stade  de  la  pensée  où  tout  êtrerevêt  pour  la  conscience 
une  forme  matérielle  et  tangible,  elles  appartiennent  précisément 
au  groupe  des  religions  objectives,  c'est-à-dire  des  religions  où 
ce  n'est  pas  à  l'analogie  de  l'âme  humaine,  mais  des  objets  avec 
lesquels  l'homme  entre  en  conflit  que  l'intelligence  se  représente 
Dieu.  Qui  ne  songera  aussitôt  cependant  que  les  grandes  reli- 
gions naturistes  sont  aussi  au  premier  chef  des  religions  animis- 
tes, qu'à  ce  stade  de  l'évolution  l'idée  est  absente  d'une  matière 
inerte  et  inactive,  que  tout  est  vivant,  que  tout  est  plein  d'âmes, 
T.TM-x  -lr,pTi  'hùym,  que  les   morts  emplissent  et  gouvernent  le 
monde  et  que  les  plantes,  les  rochers,  les  fontaines  veulent, 
aiment,  sentent,  souffrent  et  agissent  comme  nous-mêmes.  Cette 
expansion  de  l'âme  humaine  avec  ses  passions  et  ses  désirs,  de 
la  pensée  humaine,  je  dirai  même  des  coutumes,  des  institutions, 
des  pratiques  des  hommes  à  travers  l'univers  entier,  est-ce  donc 


196  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

là  vraiment  ce  qu'on  peut  appeler  une  conception  objective  du 
monde,  et  n'est-ce  pas  faire  violence  aux  mots  que  de  consi- 
dérer une  religion  comme  n'étant  qu'à  demi-anthropomorphique 
parce  que  ses  sectateurs  n'ont  encore  de  l'immatérialité  de  la 
pensée  qu'une  notion  confuse? 

L'expression  de  religion  subjective,  appliquée  au  monothéisme 
hébraïque  par  exemple,  nous  semble,  elle  aussi,  sujette  à  bien  des 
critiques.  Un  esprit  a-t-ilpar  rapport  à  nous  une  existence  moins 
objective  qu'unobjet  matériel?  Et  M.  Caird  le  déclare  lui-même,  la 
transcendance  deDieu,  sa  radicale  séparation  dumonden'estnulle 
part  plus  accentuée  que  dans  la  classe  de  religions  dont  la  foi  des 
prophètes  juifs  constitue  le  type  exemplaire.  Ce  n'est  pas  dans  le 
cœur  de  Thomme  que  se  révèle  le  Divin,  la  révélation  lui  vient 
du  dehors,  d'en  haut;  et  ce  Dieu,  extérieur  à  lui,  il  le  conçoit 
semblable  à  lui,  à  l'image  sans  doute  de  sa  pensée,  mais  pas  plus 
que  lui-même  il  ne  le  conçoit  immatériel.  On  pourrait  parfaite- 
ment imaginer  un  monothéisme  oii  la  représentation  plastique  et 
sensible  du  Dieu  soit  aussi  définie  que  celle  de  Zeus  ou  d'Arlémis, 
de  même  qu'on  peut  concevoir  un  polythéisme  où  les  pouvoirs  di- 
vins soient  de  purs  esprits,  des  énergies  qui  ne  se  pourraient  révé- 
ler aux  sens  et  dont  less  eules  qualités  soient  des  qualités  morales. 

Et  si  nous  passons  au  troisième  type  religieux,  synthèse  des 
deux  autres,  qui  a  eu  dans  le  christianisme,  d'après  M.  Caird,  sa 
première  et  déjà  complète  réalisation,  n'est-on  pas  tenté  de  penser 
que  l'auteur  l'a  arbitrairement  construit  par  un  impérieux  besoin 
d'artificielle  symétrie?  C'est  là  sans  doute  une  erreur,  mais  il  et 
difficile  de  ne  s'y  point  laisser  entraîner,  quand  on  constate  sur- 
tout quel  écart  semble  exister  entre  les  croyances  évangéliques, 
telles  qu'elles  nous  sont  historiquement  connues,  et  les  postulats 
métaphysiques  qu'implique  nécessairement  la  forme  religieuse  à 
laquelle  les  rapporte  M.  Caird;  ce  n'est  qu'au  prix  d'interpréta- 
tions qui  nous  paraissent  forcées,  et  qui,  en  tout  cas,  sont  bien 
loin  de  s'imposer,  qu'il  parvient  à  faire  cadrer  croyances  et  postu- 
lats. L'idée  de  l'immanence  de  Dieu  est,  d'après  lui,  à  la  base  du 
christianisme  tout  entier,  mais  c'est  là  une  très  contestable  affir- 
mation et  il  ne  suffirait  pas  que  cette  idée  fût  impliquée  dans 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  197 

toute  la  théolog-ie  et  la  philosophie  modernes,  (ce  qui  du  reste 
n'est  point  vigoureusement  exact),  pour  que  nous  la  considérions 
comme  d'essence  chrétienne.  Onpeut  logiquemerxt  concevoir  un 
christianisme  où  Dieu  soit  transcendant  par  rapport  au  monde 
matériel  et  aux  âmes  à  la  fois  et  un  panthéisme  chrétien  où  l'u- 
nivers ne  soit  qu'un  développement,  une  réalisation  prog-ressive 
de  Dieu  ;  historiquement  des  formes  relig-ieuses  déhnies  ont  ap- 
paru où  ces  types  abstraits  se  sont  réalisés.  Mais  pas  plus  la  trans- 
cendance que  l'immanence  divines  ne  caractérisent  la  Bonne  Nou- 
velle, si  peu  dogmatique,  si  peu  métaphysique,  toute  religieuse 
et  morale,  toute  faite  de  foi,  de  confiance  et  d'amour  que  le  Christ 
a  apportée  aux  hommes.  Si  l'idée  de  l'immanence  prédomine  en 
certaines  formes  chrétiennes,  cette  prédominance  ne  semble  pas 
tenir  à  l'essence  même  de  la  foi  chrétienne,  mais  tout  simplement 
aux  conceptions  métaphysiques  personnelles  des  hommes  qui 
ont  élaboré  ces  dogmes  et  qui  avaient  emprunté  à  des  théologies 
à  demi  panthéistes  leur  manière  de  se  représenter  les  relations 
de  l'univers  et  de  Dieu. 

A  dire  vrai,  les  diiïérenccs  réelles  qui  nous  paraissent  séparer 
des  religions  naturistes,  dont  l'animisme  des  non-civilisés  et 
le  polythéisme  grec  constituent  des  types  nettement  caractérisés, 
une  religion  spirituelle,  telle  que  le  monothéisme  des  prophètes 
juifs,  ne  sont  point  des  différences  métaphysiques,  mais  des  dif- 
férences morales,  et  partout  où  des  préoccupations  morales  ap- 
paraissent et  en  viennent  à  prédominer  à  la  fois  sur  les  préoc- 
cupations esthétiques  et  sur  ce  besoin  d'expliquer  les  raisons 
des  choses,  qui  est  à  la  racine  de  toutes  les  mythologies,  la  reli- 
gion tend  à  prendre  la  forme  qu'elle  a  pris  en  Israël,  quelle  que 
soit  du  reste  la  métaphysique  particulière,  spontanée  encore  et 
à  demi  symbolique,  ou  réfléchie,  abstraite  et  systématique,  qui 
lui  fournisse  la  formule  dogmatique  qui  lui  est  nécessaire.  De 
même,  c'est  dans  des  éléments  émotionnels,  dans  des  éléments 
proprement  religieux  que  réside  l'originalité  du  christianisme  et  de 
toutes  les  religions  apparentées,  où  l'essentiel  n'est  plus  d'accom- 
plir des  rites  ou  de  conformer  sa  conduite  à  de  certaines  règles 
ou  de  connaître  la  nature  des  Dieux,  mais  de  développer  en  son 


198  REVUE    DE    LHTSTOIRE    DES    RELIGIONS 

âme  un  certain  mode  de  vie,  de  faire  grandir  en  soi  certains  sen- 
timents, certaines  aspirations. 

Le  contenu  moral  d'une  religion,  sa  valeur  proprement  reli- 
gieuse sont  dans  une  large  mesure  indépendants  de  sa  struc- 
ture métaphysique  ou  mythologique.  C'est  là  un  fait  historique 
indéniable,  mais  que  M.  Caird  a  paru  perdre  parfois  de  vue, 
ce  qui  l'a  conduit  en  quelques  circonstances  à  imaginer  d'é- 
tranges artifices  pour  adapter  les  formes  religieuses  réelles  aux 
cadres  qu'il  a  construits  a  priori  pour  elles  :  il  affirme,  par 
exemple,  qu'un  objet  en  tant  qu'objet  ne  peut  inspirer  d'autre 
sentiment  que  de  la  crainte,  mais  comme  il  est  contraint  de 
constater  que  les  adeptes  des  religions,  qu'il  appelle  objectives, 
éprouvent  souvent  pour  leurs  Dieux  des  sentiments  de  vénération 
et  de  respect,  il  en  vient  à  dire  que  lorsqu'un  objet,  devenu  le 
centre  permanent  de  la  vie  de  la  Cité,  en  arrive  à  déterminer  dans 
les  âmes  de  pareilles  émotions,  il  perd  par  là  même  quelque 
chose  de  son  caractère  objectif.  Pour  n'être  point  semblable  à 
tous  les  autres,  pour  s'élever  au-dessus  d'eux  et  se  revêtir  d'une 
excellence  particulière,  un  objet  n'en  devient  pas  plus  nous- 
mêmes,  et  parce  qu'il  réussit  à  se  dégager  du  monde  matériel,  et 
à  se  constituer  une  existence  distincte  de  celle  des  phénomènes 
et  des  objets  naturels  dont  il  était  jusqu'alors  conçu  comme 
l'âme  vivante,  un  Dieu  ne  cesse  point  d'être  un  Dieu  de  la  nature, 
qui  se  révèle  du  dehors  à  nous  et  dont  l'existence  n'est  pas  im- 
manente  à  nos  âmes. 

On  ne  saurait  davantage  voir  une  tendance  de  la  religion  à  se 
apiritualiser  et  à  se  moraliser,  dans  les  transformations  qu'un 
sens  plus  aigu  et  plus  délicat  de  la  beauté  imprime  aux  images 
des  Dieux.  Les  peuples  chez  lesquels  ce  besoin  de  la  beauté  se 
développe  et  grandit  embellissent  les  statues  des  Dieux  et  la 
vision  même  qu'ils  ont  des  Immortels  dans  leurs  âmes,  mais  ils 
font  de  même  plus  gracieux  et  plus  beaux  tous  les  objets  qui  sont 
à  leur  usage  et  sans  que  nulle  arrière-pensée  morale  se  cache 
derrière  celte  recherche  des  formes,  des  mouvements  et  des 
couleurs  qui  plaisent  aux  yeux.  La  beauté  est  un  des  dons  mer- 
veilleux des  Dieux  comme  la  puissance,  comme  la  vigueur. 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  199 

comme  la  hardiesse;  elle  ne  leur  enlève  rien  de  leur  objectivité, 
de  leur  réalité  distincte,  elle  ne  les  transforme  pas  en  symboles 
de  vérités  morales,  elle  ne  contribue  pas  à  faire  du  cœur  de 
l'homme  et  non  plus  du  vaste  et  fécond  univers  le  domaine 
propre  de  la  Divinité.  C'est  même  lorsque  les  représentations 
matérielles  des  Dieux  affectent  cette  signification  symbolique 
qu'elles  perdent  d'ordinaire  quelque  peu  de  leur  véritable  et 
franche  beauté  ;  on  ne  fait  vraiment  beaux  que  les  Dieux  à  la  réa- 
lité matétielle  desquels  on  croit,  les  Dieux  qui  ne  sont  pas  des 
abstractions,  ni  des  allégories,  mais  des  êtres  vivants,  des  êtres 
pareils  à  ceux  qui  peuplent  la  terre  et  qui  ne  se  distinguent  des 
hommes  que  par  la  souveraine  perfection  de  leur  corps  immortels. 

Ce  sont  là  des  manières  de  penser  auxquelles  M.  Caird  ne  peut, 
sans  quelque  efîort,  adapter  son  esprit  de  métaphysicien  idéa- 
liste; et  il  attribue  aux  poètes  homériques  et  aux  créateurs  de 
mythes  des  idées  nobles,  ingénieuses  et  subtiles,  semblables  à 
celles  qui  sont  nées  dans  l'âme  d'un  Platon  et  qui  se  sont  épa- 
nouies en  merveilleuse  et  splendide  floraison  dans  l'exégèse 
alexandrine.  Mais  il  n'est  point  douteux  que  faire  de  la  lutte  des 
Dieux  contre  les  Titans,  des  héros  contre  les  monstres,  des 
chasses  d'Artémis  et  des  travaux  d'Héraklès,  autant  de  symboles 
du  triomphe  de  la  pensée  sur  la  nature,  c'est  créer  soi-même 
des  mythes  nouveaux,  qui  n'ont  plus  que  la  forme  extérieure 
de  commune  avec  les  légendes  grecques. 

Si  d'autre  part,  les  dieux  grecs  de  l'âge  classique  ont  revêtu 
une  noblesse,  une  dignité,  une  idéale  beauté  que  n'avaient  point 
les  dieux  barbares  de  l'époque  pré-homérique,  qui  ont  survécu 
dans  les  cultes  locaux,  et  dont  Pausanias  a  pu  décrire  encore  les 
rites  et  raconter  les  légendes,  ce  n'est  pas  tant  qu'ils  se  soient, 
comme  le  dit  M.  Caird,  plus  complètement  «  humanisés  »,  et  par 
là  même  spiritualisés,  c'est  surtout  que  l'idée  que  les  Grecs  se 
faisaient  d'eux-mêmes  s'était  modifiée  et  cela  parce  qu'ils  s'étaient 
en  réalité  transformés  profondément.  Les  dieux  étaient  conçus 
à  limage  de  l'homme,  ils  en  étaient  comme  [l'idéale  représenta- 
lion,  l'effigie  avait  changé  comme  son  modèle. 


200  REVUE    DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

M.  Caird  no  peut  qu'avec  un  effort  pénible,  comme  tons  les 
hommes  dont  la  pensée  est  orig-inale  et  créatrice,  entrer  dans 
l'âme  des  autres  et  sentir  comme  ils  senteat,  aussi  ne  réussit-il 
point  à  se  représenter  aisément  que  l'opposition  qu'il  statue 
entre  le  fini  et  le  divin  résulte  de  conceptions  nouvelles  et  relati- 
tivement  récentes  et  qu'elle  est  étrangère  à  l'intelligence  grecque. 
Il  sait  mieux  que  personne  que  le  divin  et  le  parfait  ou  l'achevé 
sont  des  notions  identiques  pour  les  philosophes  grecs  de  V-^ge 
classique  et  que  cette  idée  de  perfection  achevée  implique  celle 
d'êtres  limités,  qui  peuvent  être  embrassés  tout  entiers  par  la 
pensée,  que  la  double  conception  par  conséquent  d'un  univers 
sans  bornes  et  d'un  Dieu  infini  et  immense  ne  sauraient  être  le 
produit  légitime  des  spéculations  helléniques.  Il  le  sait,  mais  il 
semble  parfois  l'oublier  :  aussi  en  vient-t-il  à  affirmer  que,  si 
l'anthropomorphisme  physique  a  succombé  en  Grèce,  c'est  parce 
que  les  Grecs  ont  compris  graduellement  qu'un  être,  incarné  en 
une  forme  sensible  et  matérielle,  était  nécessairement  fini  et  par 
conséquent  ne  pouvait  être  Dieu.  Mais  même  lorsque  les  métaphy- 
siciens hellènes  se  sont  élevés  à  la  notion  de  la  spiritualité  divine, 
ils  n'ontpas  attribué  à  Dieu,  aussi  longtemps  du  moins  qu'ils  sont 
demeurés  à  l'abri  des  influences  orientales,  cette  infinité  qui 
semble  à  M.  Caird  le  caractère  essentiel  du  divin.  Ce  n'est  donc 
pas  plus  à  la  perception  de  l'incompatibilité  qui  existe  entre  la 
forme  matérielle  des  Dieux  et  l'infinité,  qui  appartient  à  la  cause 
première,  qu'à  un  affinement  du  sentiment  esthétique  qu'il  faut 
rapporter  celte  indéniable  tendance  de  la  religion  de  la  Grèce  à  se 
spiritualiser,  dans  l'âme  du  moins  de  ses  philosophes,  c'est  à  un 
sens  nouveau  de  la  dignité  et  de  la  valeur  de  la  pensée,  à  un  sens 
plus  aigu  de  la  justice  et  des  droits  moraux  de  la  conscience.  Ici 
encore  ce  sont  des  notions  morales  bien  plutôt  que  des  notions 
métaphysiques  qui  sont  venues  transformer  la  religion  et  lui 
imposer  des  formules  dogmatiques  nouvelles. 

M.  Caird  affirme  que  la  conception  que  les  hommes  se  font  de 
leurs  dieux  agit  puissamment  sur  leurs  sentiments  moraux  et  sur 
leurs  institutions  et  leurs  coutumes  sociales  et  qu'à  leur  tour  ces 
institutions,  ces  coutumes,  ces  sentiments  réagissent  sur  leur  idée 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  201 

même  du  Diviu.  C'est  bieu  plulôl  le  contraire  qui  est  vrai;  ce 
sont  les  notions  morales  auxquelles  ils  sont  attachés  qu'objec- 
tivent les  hommes  en  traits  essentiels  de  la  Divinité,  ce  sont  les 
règles  auxquelles  obéissent  les  sociétés  qu'ils  forment,  les  insti- 
tutions qu'ils  ont  créées  qu'ils  font  monter  de  la  terre  jusqu'au 
ciel  011  elles  se  revêtent  d'une  majesté  et  d'une  sainteté  qu'elles 
ne  connaissaient  point  jusque-là.  Ils  imaginent  la  société  des 
dieux  à  la  ressemblance  de  la  tribu  ou  de  la  cité,  et  c'est  la 
conception  de  celte  société  divine  qui  devient  à  son  tour  la  rec- 
trice  de  leurs  pratiques  sociales  et  de  leur  conduite  privée. 

Aussi  ne  faul-il  pas  dire  que  partout  où  la  religion  sera  objec- 
tive et  naturiste,  le  lien  qui  unit  les  hommes  entre  eux  et  à  leur 
dieu  sera  considéré  comme  un  lien  naturel  et  par  conséquent 
comme  un  lien  de  parenté  et  faire  de  cette  conception  de  la  divi- 
nité l'origine  première  de  celte  conception  du  lien  social.  Dans 
les  groupes  ethniques,  en  revanche,  oii  le  seul  rapport  entre  des 
hommes  qui  soit  conçu  est  un  rapport  de  parenté,  où,  tout  au 
moins,  c'est  le  rapport  le  plus  clairement  et  le  plus  fréquemment 
conçu,  il  est  aisé  de  prévoir  qu'une  tendance  existera  à  se  repré- 
senter par  analogie  les  dieux  comme  des  ancêtres;  il  faut  d'ail- 
leurs ne  point  oublier  que  dans  les  sociétés  non  civilisées  existe 
partout  le  culte  des  âmes  des  morts  et  en  particulier  des  âmes  des 
ancêtres  et  qu'il  est  en  conséquence  fort  naturel  que  la  relation 
avec  les  autres  puissances  surhumaines  ait  été  assimilée  ù  celle 
qui  unissait  les  vivants  à  leurs  parents  devenus  divins,  M.  Caird 
soutient  que  le  dieu  protecteur  d'une  tribu  n'a  pas  été  divinisé, 
parce  qu'il  était  l'ancêtre  de  la  tribu,  mais  qu'il  n'a  été  considéré 
comme  ancêtre  que  parce  qu'il  était  déjà  dieu;  or  c'est  là  une 
théorie  qui  vient  se  heurter  à  cette  objection  que  c'est  aux  pa- 
rents les  plus  récemment  morts  que  s'adresse  principalement  et 
parfois  même  exclusivement  le  culte  dans  bon  nombre  de  peu- 
plades. 

Il  n'est  pas  douteux  que  les  dieux  et  génies  protecteurs  et  en 
première  ligne  les  totems,  ont  été  assimilés  par  analogie  aux  di- 
vinités ancestrales  et  que  les  liens  de  parenté  qu'on  en  est  venu 
à  leur  concevoir  avec  leurs  fidèles  résultent  da  ce  qu'ils  ont  à  l'é- 


202  REVUE  DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

gard  de  la  tribu  le  même  rôle  et  les  mêmes  fonctions  que  les  âmes 
des  parents  morts  ;  c'est  donc  si  l'on  veut  ici  de  leur  qualité  di- 
vine que  dépendent  les  relations  de  parenté  qu'ils  soutiennent 
avec  leurs  adorateurs,  ce  n'est  pas  de  ces  relations  que  résulte 
leur  qualité  divine,  ni  même  leur  rôle  protecteur.  Mais  il  est  bien 
clair  qu'il  s'agit  ici  de  l'extension  analogique  d'un  certaintype  de 
rapport,  rapport  qui  existe  réellement  entre  les  hommes  et  une 
certaine  classe  des  divinités  auxquelles  ils  rendent  un  culte  et 
que  le  caractère  objectif  ou  subjectif  de  la  religion  n'a  pas  à  inter- 
venir. 

Lorsque  M.  Caird  met  en  corrélation  le  particularisme  religieux 
avec  les  religions  naturistes  ou  objectives,  d'après  lui  nécessaire- 
ment polythéistes,  et  l'universalisme  avec  les  religions  morales  ou 
subjectives,  qui  doivent,  à  ses  yeux,  revêtir  dans  tous  les  cas  la 
forme  monothéiste,  on  a  l'impression  qu'ici  encore  les  conceptions 
systématiques  où  il  s'est  complu  lui  ont  masqué  en  partie  les 
faits.  Le  monothéisme  aboutit  logiquement  à  l'universalisme, 
mais  à  l'origine  le  vrai  Dieu,  le  Dieu  seul  adoré,  s'oppose  à  la 
foule  des  divinités  inférieures  et  mauvaises,  les  dieux  des  autres 
peuples  et  des  autres  tribus  et  son  culte  est  de  toutes  les  formes 
religieuses,  l'histoire  d'Israël  en  fournit  la  meilleure  démonstra- 
tion, la  plus  violemment  particulariste;  le  polythéisme  naturiste 
d'autre  part,  et  M.  Caird  en  fournit  lui-même  la  démonstration, 
tend  à  se  transformer  en  une  sorte  de  panthéisme,  le  plus  univer- 
saliste  et  le  plus  unitaire  de  tous  les  types  religieux. 

Il  paraît  donc  vraisemblable  qu'il  ne  faut  pas  attribuer  à  ce  ca- 
ractère du  reste  ambigu  et  mal  défini,  de  la  subjectivité  de  la 
religion,  le  rôle  prépondérant  que  lui  assigne  M.  Caird. 

Il  semble  bien  au  reste,  à  serrer  de  près  la  conception  qu'il  se 
fait  de  la  religion  subjective,  que  son  caractère  essentiel  soit,  en 
réalité,  à  ses  yeux,  celui-là  même  dont  nous  avaient  paru  être 
marqués  les  systèmes  divers  de  croyances  qu'il  a  placés  dans  ce 
groupe,  à  savoir  la  prédominance  des  préoccupations  morales: 
ce  sont  des  religions  qui  se  désintéressent  du  monde  tel  qu'il 
est  pour  ne  se  soucier  que  du  monde  tel  qu'il  doit  être  et  qui,  dans 
le  monde  même,  semblent  oublier  tout  ce  qui  ne  peut  pas  se  con- 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  203 

former  à  une  règle  supérieure  de  vie,  se  modeler  sur  un  idéal. 
M.  Caird  nous  dit  que  dans  ces  formes  religieuses,  et  semblerait- 
il,  à  l'entendre,  dans  celles-là  seules,  Dieu  est  conçu  à  l'image  de 
Tâme  humaine;  cela  est  fort  bien,  mais  à  la  condition  essentielle 
que  l'âme  réponde  elle-même  déjà  à  ce  type  très  particulier,  que 
son  souci  dominant  soit  un  souci  de  moralité  et  de  justice.  Les 
dieux  refléteront  alors  ces  âmes  préoccupées  avant  tout  de  bien 
vivre,  comme  ils  reflétaient  les  âmes  des  hommes  qui  vivaient 
si  étroitement  mêlés  à  la  nature,  qu'ils  s'en  distinguaient  à  peine. 
Le  Divin  est  dans  ces  deux  cas  une  notion  subjective,  puisque 
c'est  son  propre  esprit  qui  en  fournit  à  l'homme  le  prototype  et 
dans  les  deux  cas,  il  est  objectivement  conçu.  Le  Dieu  moral  du  mo- 
nothéisme spirituel  n'habite  pas  seulement  le  cœur  des  justes; 
ce  n'est  pas  une  catégorie  de  Tidéal,  mais  un  être  vivant,  agissant, 
qui  existe  en  dehors  des  hommes,  indépendamment  d'eux,  qui 
les  domine  même  de  bien  plus  haut,  que  ces  dieux,  âmes  des 
choses,  qu'adoraient  les  Grecs;  il  est  plus  objectif  qu'une  force 
naturelle  divinisée.  M.  Caird,  lorsqu'il  en  vient  à  parler  du  lahveh 
hébraïque,  est  contraint  lui-même  de  l'avouer. 

Le  dieu  de  l'antique  hébraïsme  est  très  analogue  aux  dieux 
naturistes  de  la  Grèce  et  de  l'Inde  et  son  caractère  cosmique, 
quoiqu'en  dise  M.  Caird,  n'en  est  pas  moins  net  parce  qu'au  lieu 
d'être  un  Dieu  solaire  comme  les  Baalim  phéniciens,  c'est  es- 
sentiellement un  dieu  de  la  foudre  et  de  la  tempête.  Les  cieux, 
œuvres  de  ses  mains,  racontent  sa  gloire  et  s'il  est  conçu  anthro- 
morphiquement,  rien  ne  permet  d'affirmer  qu'on  se  le  représen- 
tait comme  un  pur  esprit;  tout  porte  en  réalité  à  croire  qu'on 
lui  attribuait  un  corps,  une  forme  tangible,  qu'il  était  interdit  à 
l'homme  de  tenter  de  reproduire  même  en  des  représentations 
symboliques.  C'est  au  reste  du  dehors  qu'il  parle  à  l'homme  et 
nul  caractère  de  ce  Dieu  «  subjectif  »,  de  ce  Dieu  de  la  cons- 
cience, n'est  mieux  marqué  que  sa  transcendance  même.  Si 
le  Dieu  d'Israël  en  est  arrivé  à  incarner  toutes  les  aspirations 
de  l'humanité  vers  une  meilleure  justice,  vers  un  idéal  de  no- 
blesse et  de  pureté  morales,  ce  n'est  pas  que  métaphysiquement 
il  différât  beaucoup  des  autres  dieux,  c'est  qu'il  a  été  le  Dieu 


204  REVUE  DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

des  prophètes  juifs,  des  hommes  qui  ont  eu  le  sens  le  plus  aigu  de 
la  justice,  des  impérieuses oblig-ations  de  laconscience,  et  ce  sont 
ces  qualités  morales,  dont  il  s'est  trouvé  revêtu,  qui  l'ont  à  la  fois 
spiritualisé  et  rendu  intérieur  à  l'âme.  Il  n'a  pas  cessé  d'être  un 
Dieu  transcendant,  mais  il  est  devenu  un  Dieu  immanent  à  la 
conscience,  parce  qu'il  a  été  mêlé  à  toute  la  vie  de  la  conscience, 
(j'est  toujours  le  même  processus  que  nous  retrouvons  dans  les 
types  religieux  divers  :  la  religion  ne  se  subjective  qu'en  se  mo- 
ralisant. 

M.  Caird.  d'ailleurs,  a  si  bien  senti  l'importance  dans  la  vie  re- 
ligieuse d'Israël  de  cette  transcendance  de  Taction  divine,  qui  met 
avec  une  tetle  clarté  en  lumière  l'objectivité,  et  si  j'ose  dire,  l'ex- 
tériorité de  Dieu  par  rapport  à  l'homme,  qu'il  rattache  à  cette 
conception  de  la  Divinité  ce  qui  constitue  la  plus  frappante 
originalité  de  la  religion  juive^  je  veux  dire  son  caractère  pro- 
phétique et  que,  à  ses  yeux,  l'œuvre  essentielle  du  christianism.e, 
c'est  d'avoir  donné  à  la  notion  de  l'immanence  de  Dieu  ou,  pour 
parler  plus  précisément,  de  son  immanence  dans  l'âme  humaine 
une  place  prépondérante  et  d'avoir  ainsi  substitué  à  une  religion 
où  la  règle  de  la  vie  était  extérieure  à  l'homme,  étant  une  loi  qui 
s'imposait  du  dehors  à  sa  volonté,  une  religion  où  elle  est  deve- 
nue intérieure,  où  elle  a  cessé  d'être  une  loi,  pour  se  transfor- 
mer en  un  acte  de  foi  et  d'amour,  en  une  confiance  joyeuse  en  un 
Père  céleste,  qu'engendre  incessammentau  fond  des  cœurs  la  pré- 
sence de  sa  toute  puissante  grâce.  C'est  en  ce  sens  moral  que 
l'idée  de  l'immanence  divine,  qui,  envisagée  mélaphysiquement, 
ne  joue  pas  dans  le  christianisme  un  rôle  nécessaire,  a  dans  la  vie 
chrétienne  une  fonction  essentielle. 

Mais  à  prendre  les  choses  ainsi,  nulle  religion  ne  serait  plus 
«  subjective  »  que  celle  dont  le  Christ  est  venu  apporter  la 
révélation,  et  qui  a  fait  vivre  Dieu  dans  l'intimité  du  cœur  hu- 
main. Et  c'est  en  cette  religion  où  Dieu  ne  s'oppose  plus  à 
l'homme,  mais  s'unit  à  lui,  que  M.  Caird  qui,  plus  que  personne 
cependant,  a  insisté  sur  la  no! ion  de  l'immanence  et  par  consé- 
quent de  la  subjectivité  de  Dieu  dans  le  christianisme,  voit  une 
forme  supérieure,  où  se  concilient  les  deux  types  antithétiques 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  LA  RELIGION  205 

de  religion,  que  tout  son  effort  est  de  mettre  en  contraste.  Il  est 
difficile  cependant  de  soutenir  que  le  caractère  subjectif  de  la 
religion  juive  est  plus  marqué  que  celui  du  christianisme,  lors- 
que l'on  songe  aux  solutions  que  les  deux  religions  ont  données 
au  problème  de  la  destinée  et  du  salut  ;  le  haut  idéalisme  juif  est 
demeuré  toujours  un  idéalisme  social;  c'est  en  ce  monde  où 
nous  vivons  que  sera  établi  le  règne  de  Dieu  et  pour  les  avoir 
élargies,  le  peuple  d'Israël  n'a  point  abdiqué  les  espérances  mes- 
sianiques, qui  sont  venues  colorer  encore  durant  les  premiers 
siècles  la  foi  des  communautés  chrétiennes. 

La  notion  du  salut  individuel  par  l'union  directe  avec  Dieu, 
du  salut  par  la  foi,  de  la  rédemption  du  croyant  par  la  substitu- 
tion au  dedans  de  lui  de  l'esprit  de  Dieu  à  l'âme  charnelle  qui 
l'animait  jusque-là,  cette  idée  rectrice  de  toute  la  théologie  pauli- 
nienne  et  qui  est  demeurée  l'inspiratrice  de  tout  le  développement 
religieux,  qui  a  abouti  à  la  réforme  luthérienne,  est  la  plus  nette 
affirmation  d'individualisme  qui  ait  peut-être  jamais  été  faite; 
les  liens  qui  unissent  le  chrétien  à  ses  frères  se  détendent,  s'ils 
ne  se  brisent,  l'homme  reste  face  à  face  avec  Dieu.  Et  encore  l'ex- 
pression est  inexacte  :  Dieu  n'est  plus  hors  de  lui,  mais  en  lui,  il 
l'anime  et,  le  vivifie;  le  croyant  a  conscience  de  l'action  de  Dieu 
dans  l'intimité  de  son  cœur,  il  ne  l'entend  plus  lui  parler  du 
haut  des  cieux. 

M.  Caird  a  du  reste  très  bien  saisi  cet  aspect  du  christianisme 
et  il  a  esquissé  de  main  de  maître  un  tableau  rapide  de  l'histoire 
et  des  progrès  dans  notre  société  moderne  de  l'invidualisme  re- 
ligieux et  moral,  mais  il  semble  croire  que  c'est  là  une  déviation, 
si  j'ose  dire,  de  l'esprit  chrétien,  qu'on  ne  saurait  légitimement 
y  voir  l'aboutissement  naturel  des  doctrines  évangéliques  et  des 
sentiments  qui  avaient  trouvé  en  elles  leur  expression.  A  coup 
sur,  M.  Caird  a  raison,  s'il  veut  seulement  attirer  fortement 
l'attention  sur  la  place  très  large,  la  place  prépondérante  que 
tient  dans  la  morale  du  Christ  le  sentiment  de  la  fraternité  hu- 
maine, de  l'universelle  charité,  s'il  veut  mettre  en  lumière  que 
cette  morale  de  vie  et  d'amour  n'est  pas  une  morale  ascétique, 
une  morale  dont  la  fin  unique  soit  d'assurer  par  l'asservissement 

14 


206  UEVUE  DE  L  HISTOIKE  DES   RELIGIONS 

du  corps  à  l'esprit  la  Jesliuée  bien  iiuureuso  du  croyant,  mais  il 
n'en  est  pas  moins  certain  que  l'originalité  vraie  du  christianisme 
c'est  le  salut  par  la  foi  opposé  au  salut  par  les  œuvres,  c'est  la 
rédemption  parla  grâce  substituée  au  triomphe  collectif  desjustes 
assuré  par  l'obéissance  à  la  loi  et  l'intervention  transcendante  de 
Dieu.  11  n'est  pas  besoin  d'insister  pour  faire  sentir  en  laquelle 
des  deux  conceptions  s'accuse  le  plus  fortement  l'individualisme 
et  pour  mieux  dire  le  subjectivisme  religieux. 

La  vérité,  c'est  que  les  tendances  les  plus  diverses,  les  plus  op- 
posées coexistentdanslechristianismeetque  si  ellesse  sontéquili- 
brées  en  une  harmonieuse  unité  dans  la  conscience  religieuse  du 
Christ,  Téquilibre  n'a  pas  tardé  à  se  rompre  en  faveur  de  telle  ou 
telle  d'entre  elles  dans  les  diverses  sectes  en  lesquelles  s'est  divi- 
sée la  foi  originelle.  Mais  il  faut  avouer  cependant  qu'il  est  telle 
de  ces  tendances  qui  est  plus  spécifiquement  chrétienne  que  telle 
autre,  qui  se  trouve  en  contlit  avec  elle,  et  nulle  ne  nous  apparaît 
plus  caractéristique  de  la  foi  nouvelle  que  cette  aspiration  vers 
l'union  individuelle  et  directe  avecDieu,  union  qui,  comme  l'abien 
montré  M.  Caird,  n'est  point,  au  rebours  du  nirvana  bouddhique, 
une  libération  des  liens  de  la  chair  par  la  résorption  dans  TAbsolu 
ou  le  Néant,  mais  une  transfiguration,  une  sanctification  de  l'âme 
du  croyant,  qui  conserve  sa  vie  propre  et  sa  conscience  distincte. 

Rien  de  moins  ritualiste  sans  doute  qu'une  telle  foi_,  mais  n'est- 
ce  pas  forcer  un  peu  le  sens  des  faits  et  soUiciter  doucement  les 
textes  à  signifier  ce  qu'on  désire,  que  d'affirmer  que  pour  le  Christ 
le  culte  divin  devait  se  réduire  à  l'amour  actif  des  hommes.  La 
prière,  l'adoration  intérieure  de  Dieu,  le  culte  public  même, 
l'appel  en  commun  vers  le  Père  céleste,  ce  sont  des  éléments 
essentiels  de  la  morale  religieuse  de  l'Evangile.  De  telles  pra- 
tiques ne  consituent  pas  seulement  des  survivances  d'une  reli- 
gion ancienne  au  milieu  des  idées  et  des  sentiments  nouveaux 
que  le  Christ  est  venu  apporter  au  monde,  ils  forment  des  traits 
permanents  et  inséparables  de  l'ensemble  de  croyances  et  d'é- 
motions qui  a  trouvé  son  expression  dans  les  dogmes]  du  chris- 
tianisme. Des  chrétiens,  qui  ne  prient  point,  que  ce  soit  avec 
des  paroles  ou  dans  le  silence  de  leur  cœur,  ne  sont  point  à  vrai 


UNE  NOUVELLE  PHILOSOPHIE  DE  L\  IRELIGIION  207 

dire  des  chrétiens,  de  quelque  ardente  charité  qu'ils  puissent  être 
entlammés  pour  leurs  frères  en  humanité.  C'est  parce  que  le 
christianisme  implique  des  rapports  personnels  et  directs  entre 
l'homme  et  Dieu,  parce  que  le  culte  et  la  prière  y  ont  une  large 
place,  qu'il  demeure  une  religion  et  ne  se  réduit  point  à  n'être 
qu'une  morale. 

Si  l'on  songe  à  ce  caractère  d'intime  mysticité  dont  est  mar- 
quée la  foi  évangélique  et  à  la  notion  très  nette  dès  ce  temps  de 
la  spiritualité  de  Dieu,  il  deviendra  douteux  que  l'enseignement 
du  Christ  soit  venu  apporter  à  Israël,  ainsi  que  semble  le  soule- 
ver M.  Caird,  une  réhabilitation  de  la  nature  et  de  la  chair.  Sans 
doute,  Jésus  n'a  pas  jeté  Fanathème  sur  toute  vie  et  considéré 
comme  les  adeptes  de  la  gnose  la  terre  comme  le  domaine  du 
mal  et  du  péchés  mais  il  est  difficile  d'admettre  que  sa  doctrine 
fit  au  Dieu  de  la  nature,  au  Maître  du  ciel  et  de  la  terre  une  plus 
large  place  que  l'antique  hébraïsme,  et  que  le  véritable,  l'essentiel 
sanctuaire  de  Dieu,  ce  ne  fut  pas  pour  lui  le  cœur  pur  des  justes. 
L'homme  à  coup  sûr  se  trouve  moins  éloigné  de  Dieu,  mais  ce 
n'est  pas  que  Dieu  se  mêle  plus  intimement  à  la  nature,  c'est 
qu'il  sépare  l'homme  de  la  nature  pour  l'unir  à  lui,  qu'il  le  libère 
de  l'esclavage  de  la  chair  en  infusant  en  lui  son  esprit.  Rien  ne 
montre  mieux  que  telle  est  au  fond  la  conception,  que  M.  Caird 
lui-même  est  amené  à  se  faire  du  christianisme,  que  la  place 
immense,  la  place  trop  grande  peut-être,  qu'il  acccorde  dans  la 
doctrine  évangélique  à  la  mort  de  Jésus  sur  la  croix.  La  formule 
où  d'après  lui  s'incarne  et  s'exprime  rame  tout  entière  de  la  foi 
chrétienne  :  «  Mourir  pour  vivre  »  implique  nettement  cette  su- 
bordination dans  la  conscience  de  l'Univers  entier  et  de  tout  ce 
qui  dans  notre  cœur  nous  vient  du  dehors,  à  rame  unie  à  l'esprit 
divin. 

Nous  ne  pouvons  discuter  ici  pied  à  pied  toutes  les  opinions 
de  M.  Caird,  toutes  les  interprétations  qu'il  a  données  des  doc- 
trines évangéliques,  toutes  les  vues,  ingénieuses  et  fécondes, 
encore  que  bien  souvent  aventureuses,  que  lui  a  suggérées 
l'étude  du  développement  des  dogmes  chrétiens.  Notre  seul  but 
était  de  faire  sentir  les  dangers  de  la  méthode,  trop  insoucieuse 


208  REVUE  DE  l'histoire  LES  RELIGIONS 

parfois  de  rexaclitiide  historique,  qu'il  a  suivie,  les  dangers  de 
ces  grandioses  synthèses  a  priori  qui  contraignent  à  déformer  les 
faits  pour  les  adapter  aux  cadres  qu'on  a  tracés  d'avance. 

Les  recherches  métaphysiques  ne  sont  peut-être  pas  la  meil- 
leure préparation  à  l'étude  des  religions  :  c'est  œuvre  d'historien 
et  de  psychologue.  Le  but  sans  doute  est  d'arriver  à  une  vue 
d'ensemble  de  la  vie  religieuse,  à  une  conception  nette  de  la  re- 
ligion, de  sa  fonction  mentale  et  sociale,  de  sa  signification  et 
de  sa  valeur,  mais  c'est  là  un  but  lointain,  auquel  il  faut  seule- 
ment penser  pour  ne  pas  perdre  courage  en  route.  Le  moyen 
de  l'atteindre,  c'est  l'étude  patiente  et  objective  des  faits.  11 
faut  se  désintéresser  au  cours  de  ces  recherches  de  toutes  ses 
convictions  morales,  de  toutes  ses  préoccupations  métaphysiques, 
de  toutes  ses  préférences  religieuses;  c*est  seulement  ainsi  que 
nous  aurons  chance  que  lentement,  graduellement,  péniblement 
la  vérité  se  révèle  à  nous  en  ce  domaine  et  que  nous  en  arri- 
vions à  savoir  et  à  comprendre  ce  que  réellement  ont  pensé  et 
senti  les  hommes  en  ce  qui  concerne  leur  destinée  et  les  Dieux, 
à  comprendre  surtout  quelle  place  la  religion  tient  encore  dans 
les  âmes,  quel  rôle  utile  elle  peut  jouer. 

Nous  ne  voudrions  pas  que  ces  critiques,  qui  s'adressent  à  la 
méthode  plus  encore  qu'à  l'œuvre,  fissent  se  méprendre  sur  la 
très  grande  estime  où  nous  tenons  le  beau  livre  de  M.  Edward 
Caird.  Nous  lavons  loué  si  hautement  naguère,  et  nous  res- 
sentons pour  cette  magistrale  construction  métaphysique,  dont 
la  valeur  dogmatique  et  religieuse  ne  saurait  être  exagérée,  une 
si  sincère  admiration,  que  nous  nous  sommes  sentis  très  libres 
d'exprimer  les  objections  que  certaines  de  ses  conceptions,  de 
ses  conceptions  historiques  surtout,  doivent  soulever  pour  un 
psychologue  et  un  historien. 

L.  Maiullier. 


REVUE  DES  LIVRES 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 


Adolf  Bastian.  —  Zur  Mythologie  und  Psychologie  der 
Nigritier  in  Guinea  mit  Bezugnahme  auf  socia- 
listische  Elementargedanken.  —  Berlin,  Dietrich  Reimer, 
1894,  in-8,  xxxi-161  pages  (avec  une  carte). 

Il  est  impossilDle  d'analyser  réellement  ce  livre  de  M.  Bastian.  Aucun 
ordre,  aucune  pensée  directrice  dans  160  pages  d'une  exposition  conti- 
nue. Pas  de  chapitres  ni  de  sections  ;  des  paragraphes  qui  se  suivent  et 
ne  se  coordonnent  pas  ;  un  Index  inutile,  puisque  les  titres  indiquent  tout 
au  plus  le  sujet  d'un  paragraphe  dans  une  page,  quand  ils  ne  sont  pas 
simplement  la  répétition  d'un  mot  delà  page*.  Peut-être  même  serait-il 
impossible  de  mettre  un  titre  au  livre^  si  M.  Bastian  ne  l'y  avait  mis.  A 
part  un  très  petit  nombre  de  passages  2,  il  n'est  nulle  part  traité  exclusi- 
vement du  sujet  ;  nulle  part  la  mythologie  et  la  psychologie  des  nègres 
guinéens  ne  sont  seules  en  discussion.  Les  Hidatsa,  les  Maori,  le  Bud- 
dhisme,  les  Malais,  la  philosophie  grecque,  le  christianisme,  tout  cela 
défile  constamment  dans  une  véritable  fantasmagorie. 

Jevaisdonc,  pour  les  nécessités  du  moment, mettre,  dans  les  idées  que 
M.  B.  expose,  dit-il,  «  aphoristiquement  set  dans  les  faits  qu'il  livre  «  pure- 
ment et  simplement  »  [nackt  und  blos),  un  plan  qui  en  réalité  n'y  est  pas. 
Et  d'abord  lesspéculat.ioriSgénérales^philosophiques  et  pratiques, tiennent 
une  grande  place  matérielle  dans  le  livres,  comme  elles  font  dans  la 
pensée  de  l'auteur.  L'intérêt  des  études  ethnographiques,  pense-t-il,  est 
à  la  fois  scientifique  et  moral.  Il  est  scientifique,  parce  que,  seule,  une 
science  complète  de  l'humanité,  prise  dans  sa  totalité,  dans  l'unité  de 

1)  Exemples  :  les  titres  des  pages  30,  36,  71. 

2)  X,  24-28,  48-50,  60-62,  130-138. 

3)  P.  n-vni,  xi-xsiv,  4-7,  14,  47,  68,  72-129,  147-161. 


210  RKVL'E    DE    l'iHSTOIRE    DES    RELIGIONS 

sa  pensée,  à  travers  la  diversité  bariolée  desdifierences  de  civilisation  et  de 
situation  géoi,^raphique,  donnera  prise  à  une  statistique  de  pensées.  Celle- 
ci,  à  son  tour,  permettra  l'établissement  d'une  unité  dépensée,  la  fixation 
d'une  pensée  élémentaire,  qui  sera  le  moyen,  l'algorithme  d'un  «  nou- 
veau calcul  infinitésimal  d'une  puissance  supérieure  ».  Et  ce  calcul  sera 
une  voie  nouvelle  pour  l'induction  et  la  déduction.  Des  lois  de  la  pensée 
pourront  être  établies  par  comparaisons  et  proportions,  alors  que  main- 
tenant on  ne  peut  constater  que  leur  jeu  g-énéral  et  leur  application  frag- 
mentaire. De  lù  vient  aussi  l'intérêt  piatique  de  ces  recherches.  Elles 
mènent  à  une  vue  de  l'histoire,  à  une  théorie  de  la  connaissance  et  de 
la  volonté,  dont  sort  la  solution  des  questions  sociales  et  morales.  L'his- 
toire est  gouvernée  par  la  logique  des  choses  et  de  la  pensée  ;  la  pensée, 
en  son  double  aspect,  social  et  individuel,  subit  une  évolution  nécessaire 
de  l'image  à  l'intellection,  —  la  volonté  elle  aussi,  conditionnée  par  le  mi- 
lieu, comme  la  plante  par  sa  position,  a  son  but  fixe,  ses  lois;  de  sorte  que 
l'adaptation  morale  est  chose  nécessaire  pour  l'individu  qui  veut  vivre  dans 
le  monde,  et  qu'une  révolution,  un  changement  brusque  dans  l'évolution 
sociale  est  impossible.  Et  c'est  ainsi  que  se  justifie  cette  énigmatique 
partie  du  litre  :  mit  Bezugnahme  auf  socialistische  Elementargedanken. 

Parmi  ces  spéculations  s'enchevêtre  toute  une  végétation  de  faits.  La 
plupart  ne  sont  pas  empruntés  au  groupe  social  qui  devait  faire  le  sujet 
du  livre  :  les  nègres  de  Guinée.  Ainsi,  à  propos  des  formes  de  l'âme,  dans 
une  page,  sont  cités  :  les  Bantu,  les  Guinéens,  les  Hébreux,  lesHidatsa, 
Bornéo,  le  Siam ,  la  Birmanie,  la  Chine,  le  Stoïcisme,  les  Indiens  (Lafiteau), 
les  Dayaks,  etc.  De  plus,  les  mêmes  faits  se  trouvent  répétés,  réoxposés,  sou- 
vent dans  les  mêmes  termes,  à  trois  et  quatre  reprises,  ou  bien  un  déve- 
loppement est  coupé  par  une  digression  historico-philosophique.  Mais 
passons,  et  essayons  de  ranger  cette  masse  sous  les  deux  titres  du  livre  : 
Psychologie  et  Mythologie. 

Avant  tout,  une  remarque  :  M.  Bastian  a  négligé  l'étude  de  l'organisa- 
tion sociale,  la  sociologie  des  nègres  ;  il  ne  nous  donne  de  renseigne- 
ments ni  sur  l'organisation  de  la  famille,  ni  sur  l'organisation  politique, 
juridique  et  économique  de  ces  peuples.  La  chose  eût  été  bonne  pourtant 
pour  appuyer  des  considérations  pratiques.  D'autre  part,  ce  que  l'auteur 
entend  par  psychologie,  ce  n'est  pas  un  examen  de  l'état  mental  des 
hommes  qui  composent  ces  sociétés,  c'est  l'étude  de  leur  psychologie  à 
eux,  de  la  façon  dont  ils  se  représentent  l'âme,  ou  plutôt  les  âmes.  Il 
expose  donc,  avec  un  grand  luxe  de  parenthèses  et  d'analogies,  les 
croyances  relatives  au  spiritisme  absolu  [toute  choan  a  un  «  undivelling 


ANALYSriS  ET  COMPTEf^  RENDT'S  211 

spiynt  )))<  ;  la  distinction  des  divers  esprits  de  l'homme  2  :  vie,  ombre,  es- 
prit ;  leur  survivance,  leur  vie  dans  le  pays  des  morts,  leur  renaissance 
dans  le  corps  des  enfants,  les  rêves,  les  possessions,  les  esprits  gardiens 
et  tutélaires,  ou  qui  accompagnent  l'esprit  d'un  Dieu  ou  d'un  roii.  — 
Pour  la  mythologie,  pas  d'étude  des  mythes  dont  il  existe  (v.  Eilis)  des 
transcriptions  fort  complètes.  La  théologie  seule  est  étudiée  :  les  dit  mi- 
nuti  et  les  dieux  locaux*,  le  passage  de  ces  dieux  aux  grands  dieux, 
l'établissement  d'Olympes',  l'établissement  de  temples,  de  devins,  de 
sacerdoces,  qui  en  sont  la  conséquence,  la  naissance  de  mystères,  cor- 
respondant aux  croyances  qui  rapprochent  l'àme  et  les  dieux  ^  L'étude 
des  rites  est  fort  restreinte  ;  une  simple  énumération  des  interdictions 
alimentaires,  et  de  certains  rites  funéraires. 

Le  nombre  des  faits  étudiés  est  donc  assez  grand.  M.  Bastian  connais- 
sait d'ailleurs  le  pays.  Son  livre  Der  Fetisch  an  der  Kuste  Guineas  est 
infiniment  meilleur  que  ce  dernier  ouvrage.  Ce  qu'il  aurait  pu  faire  fait 
regrettercequ'ilafait.  Le  nombre  des  connaissances  nouvelles  qu'il  ajoute 
à  ce  que  nous  apprenent  les  livres  d'Ellis^est  très  restreint;  il  ya  à  retenir 
toutefois  la  discussion**  sur  la  question  de  l'origine  chrétienne  du  dieu 
Nyan-kupon.  Et  encore,  il  faut  remarquer  que,  transcrivant  un  texte  fort 
important,  M.  Bastian  ne  s'aperçoit  pas  que  «  Jan  Compé  »  est  appelé  par 
les  nègres  c(  Gott  der  Blanquen  »,  dieu  des  blancs.  D'autre  part,  la  mé- 
thode même  de  l'auteur  n'a  fait  que  troubler  des  notions  qu'Ellis  avait 
soigneusement  discernées  :  ainsi  la  classification  des  esprits  humains 
chez  les  Tshi  est  confondue  avec  celle  des  Yorubas,  alors  que  la  corres- 
pondance n'existe  certainement  pas. 

Je  sais  que  c'est  la  méthode  même  de  M.  Bastian.  «  L'ethnologie,  dit-il, 
use  d'un  matériel  complet  embrassant  toutes  les  nations*  ».  Mais  ce  mé- 
lange de  faits  repose  souvent  sur  de  simples  associations  verbales  dont 
l'auteur  n'est  pas  maître.  Pourquoi  ne  pas  dire  incantation  rituelle  et 

i)  11,55,66. 

2)  12,  16,  24,  36. 

3)  13,  14,  17,  29.  30,  39,  41,  43,  50,  51,  58,  62,  89.  135. 

4)  2,  3.  18,  39,  50,  58. 

5)  9,  10,  36,  37,  38,  46,  47,  48,  51,  55,  64,  130-138. 

6)  1-4,  26,  31,  33,  42,  51,  52,  54,  62,  89,  135. 

7)  The  Tshi  speaking  peoplesofihe  Gold-Coastofivest  Africa:  The  Eirespea- 
king  peoples  of  the  Slave-Coast,  etc.  ;  The  Yoi^ba^peaking,  etc.  (Lonrlon,Ctiap- 
man,  1884-1890-1894). 

8)  P.  130-135. 

9)  Der  Fetisch.  etc.,  p.  80. 


212  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

dire  toujours  :  «  Vedische  Mantra  »?  D'autant  plus  que  cela  conduit  sou- 
vent à  des  erreurs,  et  aussi  à  des  phrases  comme  celles-ci  :  «  C'est  avec 
confiance  {do  ngku  de  dsi)(ine  se  repose  ou  se  pose  l'œil  [ngku]  sur  le 
cœur  {dsi)  dans  le  souvenir  [do  ngku  dsi)  d'un  mana  (papou)  dirigeant 
la  force  volontaire  (Maori),  en  guise  d'arrangement  pour  l'homme 
(Manu),  etc.  '  ».  Quand  on  songe  que  le  livre  est  tout  entier  écrit  dans 
cette  forme,  on  ne  peut  s'empêcher  de  constater  qu'il  est  illisible  pour 
quiconque  ne  sait  pas  tout  ce  que  sait  M.  Bastian. 

Marcel  Mauss. 


C.-P.  TiELE.  —  Geschiedenis  van  den  godsdienst  in  de 
oudheid  tôt  op  Alexander  den  Groote,  ii-l.  —  Amster- 
dam, Kampen,  1895,  1  vol.  in-8  de  viii  et  174  p. 

Le  premier  volume  de  VHisloire  de  la  Religion  dans  l'antiquité 
jusqu'à  Alexandre  le  Grand  de  notre  collaborateur  M.  G. -P.  Tiele  a 
été  annoncé  dans  la  Revue  en  son  temps  (voir  t.  XXV,  p.  244,  et  t.  XXVIII, 
p.  212).  Nous  ne  revenons  donc  pas  sur  ce  qui  a  été  dit  concernant  le 
rapport  de  cette //w^oîVe  de  la  Religion  dans  V antiquité  avec  le  Manuel 
bien  connu  de  M.  Tiele,  que  M.  Vernes  a  traduit  en  français  et  qui 
traitait  plutôt  de  l'histoire  des  religions.  En  réalité,  l'ouvrage  qu'il  publie 
actuellement  est  une  œuvre  toute  nouvelle.  Nous  nous  bornerons  à  rap- 
peler qu'il  a  paru  chezPerthes,  à  Gotha,  une  bonne  traduction  allemande 
de  la  première  partie,  par  M.  Gehrich;  celle-ci  sera  continuée.  L'ouvrage 
sera  ainsi  plus  accessible  au  grand  public  scientifique. 

Le  volume  que  nous  nous  proposons  d'analyser  ici  forme  la  première 
moitié  de  la  seconde  partie  consacrée  au  Zoroastrisme.  L'auteur  n'a  pas 
voulu  qu'un  trop  long  espace  de  temps  s'écoulât  entre  le  premier  et  le  se- 
cond volume  ;  c'est  pourquoi  il  s'est  décidé  à  publier  celui-ci  en  deux  fas- 
cicules :  l'un  consacré  aux  sources,  à  l'origine  et  à  la  forme  première 
du  Mazdéisme,  l'autre,  (qui  ne  paraîtra  que  fin  1896),  ayant  pour  objet  les 
formes  ultérieures  de  cette  religion.  A  cette  modification  toute  formelle 
du  plan  primitif  se  joint  un  changement  dans  la  contexture  même  de 
l'œuvre.  M.  Tiele  avait  annoncé  dans  le  premier  volume  qu'il  étudierait, 
après  les  religions  sérnitiquos,  l'ancienne  religion  de  l'Inde,  parce  que 

1)  P.  27. 


ANALYSES  ET  COMPTE  SRENDUS  213 

cette  étude  lui  paraissait  nécessaire  à  l'intelligence  des  religions  ira- 
niennes. Il  a  renoncé  à  ce  projet;  il  estime  qu'une  histoire  de  la  religion 
dans  l'Inde  antique  ne  rentre  pas  dans  le  cadre  de  son  travail,  parce  que 
l'Inde  n'appartient  pas  à  ce  que  nous  appelons  1'  «  antiquité  ».  Sous  ce 
nom  nous  comprenons  l'antiquité  classique.  Or,  l'Inde  n'a  exercé 
aucune  action  sur  ce  monde  antique,  du  moins  avant  Alexandre.  Il 
suffira  d'indiquer  au  lecteur,  quand  il  y  aura  lieu,  les  rapprochements 
entre  la  religion  avestique  et  la  religion  védique,  et  de  lui  présenter  une 
esquisse  de  la  religion  chez  les  Indo-Iraniens  avant  leur  séparation,  pour 
autant  qu'il  est  possible  de  la  tracer.  M.  Tiele  s'est  senti  confirmé  dans 
cette  décision  par  les  analogies  des  grandes  publications  de  MM.  Perret 
et  Chipiez,  Ed.  Meyer,  Maspero,  qui  ont  résolument  laissé  l'Inde  de  côté. 

Il  nous  paraît  oiseux  de  chicaner  l'auteur  sur  ce  point.  En  histoire, 
tout  tient  à  tout;  il  faut  bien  néanmoins  s'arrêter  quelque  part.  A  nos 
yeux,  le  principal  intérêt  de  l'histoire  delà  religion  dans  l'antiquité,  telle 
que  l'entend  M.  Tiele,  c'est  de  montrer  quelle  est  la  vraie  nature  des 
grands  facteurs  religieux  qui  entreront  dans  la  vaste  synthèse  spirituelle 
à  laquelle  donnera  naissance  la  formidable  secousse  imprimée  par 
Alexandre  le  Grand  à  l'ancien  monde.  C'est  là  seulement  que  nous  pou- 
vons saisir  l'unité  du  sujet,  du  moment  que  l'auteur  n'a  pas  voulu  faire 
la  philosophie  de  l'histoire  religieuse  dans  l'antiquité,  en  montrant  dans 
les  évolutions  propres  à  chacune  des  formes  religieuses  de  l'antiquité  les 
caractères  communs  qui,  au  point  de  vue  de  la  psychologie  religieuse, 
constituent  l'évolution  de  la  religion  dans  le  monde  antique  avant 
Alexandre.  Or,  pour  une  pareille  tâche,  le  temps  n'est  assurément  pas 
encore  venu. 

En  une  courte  introduction,  M.  Tiele  énumère  les  sources  où  l'on  peut 
puiser  la  connaissance  de  la  religion  des  peuples  iraniens  avant  la  chute 
des  Achéménides  :  chez  les  Grecs,  quelques  chapitres  d'Hérodote,  de 
courtes  notices  conservées  par  Plutarque,  par  Strabon,  par  Pausanias; 
chez  les  Perses^,  quelques  inscriptions,  plus  importantes  pour  l'histoire 
politique  que  pour  l'histoire  religieuse,  voilà  tout  ce  que  l'on  a  en  dehors 
de  VAvesta.  Le  Bundehesh  ne  peut  pas  être  utilisé;  il  est  trop  tardif  et, 
alors  même  que  l'on  y  reconnaîtrait  le  développement  d'un  livre  perdu 
de  VAvesta,  l'étude  de  ce  document  est  encore  trop  peu  avancée  pour  que 
l'on  puisse  y  distinguer  ce  qui  est  ancien. 

Reste  YAveUa.  Mais  ici  se  pose  d'emblée  la  question  décisive  de  l'an- 
tiquité de  es  document.  M.  Tiele  la  traite  dans  le  premier  chapitre. 
Nos  lecteurs  savent  déjà  qu'il  rejette  absolument  la  thèse  révolutionnaire 


214  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

que  James  Darmesteter  a  brillamment  défendue  dans  l'Introduction  à  la 
traduction  française  du  Zend-Avesta  (cf.  Revue,  t.  XXIX,  p.  68  et  suiv.  ; 
t.  XXXII,  p.  210  et  suiv.}.  D'après  lui,  la  langue  dans  laquelle  sont  écrites 
les  Gâthâs  est  plus  ancienne  que  l'autre  dialecte  employé  dans  YAvesta, 
elle  n'en  est  pas  une  variété  contemporaine;  le  mètre  des  Gàthâs  est 
plus  ancien  que  celui  des  Yashl^i .  Cette  différence,  à  elle  seule, 
suffirait  déjà  à  justifier  l'attribution  d'une  plus  baute  antiquité,  non 
seulement  aux  Gdlhàs  elles-mêmes,  mais  encore  aux  autres  textes 
écrits  dans  le  même  dialecte.  Mais  il  y  a  plus;  ces  morceaux  se  distin- 
guent aussi  par  des  idées  et  des  représentations  plus  anciennes.  Le  Zara- 
thustra  (Zoroastre)  des  Gàthâs  est  un  prophète  glorifié,  en  qui  s'est  ma- 
nifestée la  complète  révélation  d'Ahura  Mazda  et  qui,  à  cause  de  cela, 
est  le  chef  de  tontes  les  créatures  terrestres;  dans  le  reste  de  l'Avesta, 
il  est  un  être  mythique  adoré  comme  un  dieu.  Les  sept  Amesha-Çpenta 
ne  portent  pas  encore  ce  nom  dans  les  Gàthâs  et  ne  sont  pas  encore  les 
Génies  de  la  doctrine  ultérieure;  ce  ne  sont  que  des  abstractions  à  peine 
personnifiées.  L'ancienne  doctrine  est  dualiste  assurément;  elle  proclame 
l'existence  de  deux  esprits,  un  bon  et  un  mauvais,  qui  se  combattent  et 
entre  lesquels  il  faut  choisir;  mais  Ahura  Mazda  est  réellement  plus  haut 
placé;  il  n'a  pas  devant  lui  un  créateur  hostile  de  même  rang  que  lui;  les 
textes  gâthiqu  es  ne  présentent  ni  le  nom  ni  lidée  de  l'Afigra  Mainyu  du 
système  plus  développé.  Enfin  le  culte  de  Haoma,  quj  est  avec  le  feu 
sacré  l'un  des  éléments  essentiels  de  l'Avesta  ultérieur,  n'est  même  pas 
mentionné  dans  les  écrits  gâtbiques.  «  Ces  différences  profondes  ne 
s'expliquent  pas  si  l'on  n'admet  pas  que  les  Gàthâs  et  ce  qui  s'y  ratta- 
che, sont  les  plus  anciens  documents  de  la  religion,  dont  les  textes  écrits 
dans  l'autre  variété  de  langue  représentent  le  développement  ultérieur.  » 
Ce  ne  sont  pas  là  deux  tendances  contemporaines,  originaires  de  régions 
distinctes  et  qui  auraient  fusionné  à  l'époque  des  Arsacides  ou  des  Sassa- 
nides.  Cela  résulte  de  la  comparaison  des  dialectes  et  du  fait  que  le  sys- 
tème grossièrement  dualiste  et  mythologique  des  autres  écrits,  avec  leurs 
innombrables  Yazatas  et  leurs  traditions  aryennes  vulgaires,  ne  peut 
être  qu'une  altération  et  une  dégénérescence  populaire  de  l'enseignement 
des  Gàthùs,  tout  comme  la  doctrine  chrétienne  s'est  greflée  sur  le  Nou- 
veau Testament  et  non  inversement.  Les  légendes  et  les  pratiques 
anciennes  dans  les  autres  parties  du  Ynçna,  du  Vendidad  et  surtout  des 
Yashts,  ne  témoignent  nullement  de  la  haute  antiquité  de  ces  morceaux; 
ce  sont  des  survivances  plus  ou  moins  bien  adaptées  à  la  doctrine  zoroas- 
trienne(p.  22  et  23). 


ANALYSES  ET  COMPTE"^  RENDUS  2lo 

Le  triage  des  éléments  antérieurs  au  Zoroastrisme  et  des  éléments 
proprement  mazdéens  dans  les  Yashts  est  encore  très  insuffisant  et,  sur 
beaucoup  de  points,  impossible.  Ce  qui  importe,  c'est  de  bien  déterminer 
en  quel  sen^iYAvesta  peut  être  considéré  comme  document  de  la  religion 
zoroastrienne,  sans  faire  tort  aux  données  fournies  par  Hérodote  ou  par 
les  inscriptions  des  Achéménides.  Il  n'y  a  pas  accord  entre  ces  diverses 
autorités,  c'est  vrai,  mais  cela  tient  à  ce  que  leur  point  de  vue  est  dif- 
férent. Hérodote  et  Slrabon  parlent  du  culte  populaire  tel  qu'un  témoin 
du  dehors  pouvait  le  constater  ;  les  inscriptions  révèlent  la  religion  d'Etat. 
«.h'Avesta  fait  connaître  un  Zoroastrisme  qui,  avant  Alexandre,  n'a 
peut-être  jamais  été  pratiqué  en  Médie  ni  en  Perse,  sinon  en  un  seul 
lieu,  par  exemple  la  ville  sacerdotale  de  Ragha,  mais  qui  vivait  dans  les 
écoles  sacerdotales  et  théologiques  et  qui  fut  introduit  par  celles-ci  dans 
le  nord-ouest  et  le  nord-est  de  l'Iran  dans  la  mesure  où  cela  leur  fut 
possible  »  (p.  31-32). 

L'opinion  de  M.  Tiele  sur  la  valeur  des  documents  avestiques  devait 
nous  retenir  plus  longtemps  que  les  autres  chapitres.  Dans  l'état  actuel 
des  études  sur  le  Mazdéisme,  en  effet,  la  conception  que  l'historien  se 
fait  de  l'évolution  de  cette  religion  dépend  absolument  de  la  solution 
qu'il  donne  au  problème  littéraire  de  l'origine  de  VAvesta.  En  se  plaçant 
au  point  de  vue  de  James  Darmesteter,  le  Mazdéisme  proprement  dit  ne 
devrait  pas  figurer  dans  une  histoire  de  la  religion  avant  Alexandre, 
alors  même  que  notre  regretté  compatriote  ne  méconnaissait  pas  l'exis- 
tence, dans  le  Mazdéisme  avestique,  d'éléments  anciens  de  beaucoup  an- 
térieurs aux  écrits  sacrés.  M.  Tiele  reporte  résolument  à  cette  époque 
de  beaucoup  antérieure  à  Alexandre  une  grande  partie  des  textes  eux- 
mêmes.  Cependant  il  ne  croit  pas  pouvoir  leur  assigner  une  date  précise 
en  l'absence  de  témoignages  historiques.  Les  parties  les  plus  anciennes 
de  la  seconde  couche  de  VAvesta,  sinon  dans  leur  forme  actuelle,  du 
moins  dans  leur  rédaction  primitive,  ne  sauraient  être  placés  beaucoup 
plus  tard  que  l'an  800;  les  morceaux  gâthiques,  étant  notablement  plus 
anciens,  doivent  donc  remonter  à  quelques  siècles  plus  haut  dans  le 
passé,  mais  eux-mêmes  sont  déjà  postérieurs  à  la  première  prédication 
de  la  religion  mazdéenne  (p.  46). 

Le  second  chapitre  est  consacré  par  l'auteur  à  la  préhistoire  du  Zoroas- 
trisme. C'est  là  que  se  trouvent  l'esquisse  de  cette  religion  aryenne  orien- 
tale qui  aurait  précédé  la  séparation  des  Aryas  de  l'Inde  et  des  Iraniens, 
ainsi  que  des  renseignements  sur  l'ethnographie  et  l'aire  géographique 
des  peuples  iraniens.  Ces  pages  très  condensées  ne  se  prêtent  guère  à 


216  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

l'analyse.  Elles  soulèvent  de  nombreux  problèmes,  quoique  la  thèse  même 
de  la  communauté  d'origine  entre  ces  deux  formes  des  religions  aryennes 
ne  puisse  pas  être  mise  en  doute.  Ce  qu'il  s'agit  d'expliquer,  c'est  le  fait  si 
curieux  qu'en  dépit  de  cette  origine  commune  les  deux  religions,  védi- 
que et  mazdéenne,  se  soient  développées  en  deux  directions  si  nettement 
opposées  l'une  à  l'autre  :  les  êtres  adorés  par  le  Brahmane  sont  des  êtres 
malfaisants  pour  le  disciple  de  Zoroastre;  les  rites  du  sacrifice  védique 
du  Soma  sont  pour  ce  dernier  une  orgie  infâme;  la  combustion  des  ca- 
davres est  pour  lui  une  souillure  du  feu;  la  vie  contemplative  lui  est  en 
horreur.  M.  Tiele  a  renoncé,  avec  beaucoup  d'autres,  à  expliquer  cette 
opposition  en  rattachant  la  séparation  des  deux  groupes  aryens  à  une  ré- 
forme religieuse  qui  n'aurait  été  autre  que  celle  de  Zoroastre.  Il  montre, 
en  eflet,  que  l'antithèse  n'est  pas  primitive,  parce  que  ni  la  religion  vé- 
dique ni  le  Zoroastrisme  ne  remontent  à  celte  période  de  vie  commune. 
Ils  se  sont  formés  plus  tard,  quand  les  deux  branches  du  tronc  primitif 
avaient  déjà  une  existence  depuis  longtemps  séparée.  Le  germe  de  l'op- 
position a  pu  exister  dès  l'origine  et  contribuer  à  la  séparation,  mais 
c'est  aux  différentes  conditions  géographiques,  climatériques  et  politi- 
ques de  l'Inde  et  de  l'Iran  qu'il  faut  attribuer  les  tendances  et  les  dispo- 
sitions contraires  qui  présidèrent  à  l'évolution  religieuse  des  deux  peu- 
ples, d'une  part  à  la  formation  de  la  religion  védique,  d'autre  part  à  la 
réforme  zoroastrienne. 

Car  la  religion  zoroastrienne  est,  dans  la  pleine  acception  du  terme, 
une  réforme,  voilà  ce  que  l'auteur  nous  montre  dans  son  troisième  cha- 
pitre. Elle  n'est  pas  le  résultat  d'une  évolution  naturelle  et  graduelle. 
Assurément  elle  s'appuie  sur  des  antécédents  propres  aux  Iraniens;  son 
dualisme  même,  c'est-à-dire  sa  doctrine  centrale,  n'est  qu'une  applica- 
tion du  vieux  mythe  aryen  de  la  lutte  entre  les  ténèbres  et  la  lumière. 
Mais  elle  est  l'œuvre  d'un  réformateur  ou  d'un  groupe  de  réformateurs, 
émané  du  peuple  iranien  lui-même  ;  elle  n'est  pas  une  doctrine  introduite 
du  dehors.  Cela  ressort  clairement  de  l'opposition  consciente  entre  les 
conceptions  et  les  pratiques  zoroastriennes  et  celles  qui  étaient  populaires 
et  traditionnelles  chez  les  Iraniens,  à  tel  point  que  le  Mazdéisme  ulté- 
rieur dut  leur  faire  une  place  dans  le  système.  Les  chants  des  Gàthàs 
sont  de  véritables  prédications  inspirées.  Le  but  que  poursuivent  les 
réformateurs  est  double  :  l'introduction  d'une  conception  religieuse  éthi- 
que et  la  substitution  de  la  vie  agricole  sédentaire  à  la  vie  nomade;  c'est 
une  réforme  à  la  fois  sociale  ou  économique  et  morale. 

Cette  réforme  est-elle   l'œuvre  d'un   personnage   historique  nommé 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUE  217 

Zarathustra?  Ici  l'auteur  avoue  son  emban^as.  Il  fait  valoir  les  passages 
des  ^a^/iâs  pour  et  contre  riiistoricité  du  réformateur  et  conclut  que,  si 
les  anciens  textes  ne  contiennent  encore  aucun  des  mythes  sur  Zoroastre 
que  l'on  trouve  plus  tard,  ils  présentent  néanmoins  un  personnage  déjà 
légendaire,  qui  peut  être  soit  la  personnification  des  sages  ou  prophètes 
auxquels  est  due  la  réforme  religieuse,  soit  la  glorification  d'un  être 
réel  (p.  99-100).  Les  saoshyafits  ou  porteurs  de  salut,  au  contraire,  qui 
dans  les  textes  plus  récents  sont  des  sauveurs  encore  avenir,  sont  dans 
les  Gâtkâs  des  prophètes  du  passé  ou  du  présent,  les  révélateurs  de  Mazda, 
qui  luttent  pour  le  triomphe  d'une  foi  meilleure,  des  êtres  réels,  idéali- 
sés, mais  non  inventés. 

Les  origines  de  la  réforme  zoroastrienne  étant  à  tel  point  obscures,  il 
n'est  pas  étonnant  que  l'on  soit  dans  l'incertitude  sur  la  patrie  où  ce  mou- 
vement religieux  a  pris  naissance.  M.  Tiele  la  cherche  de  préférence 
dans  le  nord  ou  le  nord-ouest  de  l'Iran,  dans  l'Atropatène,  d'où  elle  se 
serait  propagée  vers  l'est  et  le  sud-est,  enfin  vers  le  sud,  en  Médie  et  en 
Perse.  Cette  question  de  l'origine  géographique  du  Mazdéisme  zoroastrien 
amène  l'auteur  à  examiner  l'hypothèse  de  son  origine  sémitique,  mais 
c'est  pour  la  repousser.  Il  ne  conteste  pas  que  des  influences  sémitiques 
aient  pu  exercer  leur  action  sur  la  religion,  comme  sur  l'art  et  la  civili- 
sation des  Iraniens,  mais  le  principe  même  du  Zoroastrisme  doit  être 
indigène. 

Les  Gâthâs  et  les  m^orceaux  avestiques  de  même  nature  ne  sont  pas  des 
écrits  théologiques  et  ne  contiennent  donc  pas  un  système  doctrinal  nette- 
ment circonscrit.  On  peut  néanmoins  reconstituer  les  grands  traits  des 
croyances  dont  s'inspirent  leurs  auteurs.  C'est  à  quoi  M.  Tiele  s'emploie 
dans  la  dernière  partie  de  son  livre.  D'abord  les  poètes  des  Gâlliâs  glo- 
rifient la  souveraine  puissance  de  Mazda  Ahura,  le  créateur,  le  saint,, 
le  sage,  le  véridique  et,  à  proprement  parler,  le  seul  qui  soit  véritable- 
ment dieu.  Les  Amesha-Çpentas,  nous  l'avons  déjà  vu,  ne  figurent  pas 
dans  les  morceaux  gàthiques  de  VAvesta.  Mais  on  y  trouve  d'autres  êtres 
célestes  qui  sont  les  collaborateurs  de  Mazda,  tels  que  Vohu  Manô,  Asha 
Vahista,  Khshathra,  Armaiti,  etc.  Ce  sont  pour  la  plupart  d'anciennes 
divinités  aryennes,  mais  transformées,  adaptées  à  la  nouvelle  doctrine, 
et  plus  encore  des  concepts  personnifiés  que  des  personnes  proprement 
dites,  de  telle  sorte  que  l'on  peut  considérer  la  plus  ancienne  forme  de 
la  religion  zoroastrienne  comme  en  réalité  monothéiste.  Le  dualisme,  si 
accentué  qu'il  soit  déjà  dès  le  début  et  si  enraciné  dans  la  vieille  concep- 
tion aiyenne  de  la  lutte  entre  la  lumière  et  les  ténèbres,  la  vie  et  la  mort, 


218  REVUE    DK    l'uISTOIUE    DES    RELIGIONS 

le  bien  et  le  mal,  n'est  pas  aussi  radical  dans  le  Zoroastrisme  des  Gd- 
Ihâs  que  dans  le  Mazdéisme  ultérieur  ;  les  deux  esprits  du  mal  et  du  bien 
y  sont  en  réalité  encore  subordonnés  à  Mazda, 

Les  grands  principes  moraux  du  Mazdéisme  ultérieur  se  retrouvent 
déjà  dans  les  Gàlluis  :  il  faut  combattre  le  mal  et  s'attacher  au  bien,  en 
ses  actes,  en  ses  paroles  et  en  ses  dispositions.  Le  travail  est  le  grand 
devoir;  l'ascétisme  est  tout  à  fait  étranger  à  cette  conception  de  la  vie. 
La  lutte  contre  le  mal  implique  celle  contre  les  serviteurs  du  mal.  Cette 
morale  assurément  est  eudémoniste,  quoique  l'on  y  trouve  déjà  des 
lueurs  d'une  conception  supérieure. 

Un  dernier  paragraphe  consacré  aux  fragments  de  VAvesta  qui  sont 
écrits  dans  le  même  dialecte  que  les  Gnlhds,  mais  le  plus  souvent  en 
prose,  traite  des  transformations  que  le  Mazdéisme  a  subies  pendant  la 
période  à  laquelle  se  rapportent  ces  textes  postérieurs  aux  Gâthâs  et  pré- 
pare en  quelque  sorte  la  seconde  partie  de  l'ouvrage  où  seront  exposées 
les  destinées  ultérieures  de  cette  religion.  La  première  partie,  dont  cette 
analyse  permettra  à  nos  lecteurs  de  se  faire  une  idée  approximative  en 
attendant  que  la  traduction  allemande  leur  permette  de  lire  l'ouvrage 
lui-même,  forme  bien  un  tout  et  mérite  d'être  étudiée,  tout  particulière- 
ment chez  nous,  parce  qu'elle  représente  la  contre-partie  de  l'histoire  du 
Mazdéisme  telle  que  James  Darmesteter  l'a  conçue. 

Elle  confirmera  sans  doute  le  lecteur  dans  l'opinion  que  cette  histoire 
est  encore  singulièrement  incertaine  et  qu'elle  soulève  plus  de  problèmes 
qu'elle  n'en  résout.  L'étude  littéraire  de  VAvesla  peut  seule  contribuer 
à  les  trancher  et  malheureusement  le  nombre  de  ceux  qui  sont  capables 
de  faire  cette  étude  est  restreint.  En  réalité,  nous  ne  savons  rien  de  pré- 
cis sur  Zoroastre  ou  sur  ces  réformateurs  auxquels  on  fait  remonter  le 
Mazdéisme;  nous  sommes  réduits  à  des  hypothèses  sur  les  origines  his- 
toriques et  géographiques  de  ce  grand  mouvement  religieux,  et  tout  le 
tableau  de  l'évolution  historique  présentée  par  M.  Tiele  s'accroche  en 
dernière  analyse  à  la  démonstration  que  le  dialecte  des  Gâthas  est  néces- 
sairement antérieur  à  celui  des  autres  parties  de  VAvesla  ;  mais  la  nature 
historique  et  non  philologique  de  son  livre  ne  lui  permet  pas  de  donner 
de  cette  affirmation  des  preuves  nombreuses  et  concluantes.  Celte  reli- 
gion presque  toute  morale,  prenant  naissance  chez  un  peuple  qui  n'a  pas 
encore  complètement  abandonné  la  vie  nomade  pour  la  vie  agricole  et 
sédentaire,  esl  un  phénomène  assez  extraordinaire.  Nous  ne  contestons 
pas  le  lait;  nous  nous  bornons  à  demander  qu'il  soit  expliqué.  D'autre 
part,  les  rapports  du  Mazdéisme  avec  les  civilisations  sémitiques  ou  pré- 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  219 

sémitiques  de  l'Asie  occidentale  mériteraient  une  élude  plus  approfondie. 
Peut-être  le  progrès  des  études  sur  ces  antiques  civilisations  orientales 
permettra-t-il  d'y  voir  plus  clair  sur  ce  point  quand  nous  connaîtrons 
mieux  leur  histoire  religieuse.  En  tout  cas,  dans  l'état  actuel  des  docu- 
m.ents,  le  seul  moyen  d'avancer  la  question  mazdéenne,  c'est  de  travail- 
ler dans  le  sens  indiqué  par  M.  Tiele,  d'appliquer  une  critique  serrée 
el  approfondie  aux  textes  avestiques  et  de  faire  pour  eux  ce  que  l'on  a 
fait  pour  les  livres  législatifs  et  historiques  de  l'Ancien  Testament,  le 
triage  des  couches  différentes  de  documents  et  de  rédactions  superposées, 
qui  permettra  seul  de  reconnaître  ce  qui  est  vraiment  ancien. 

Jean  Réville. 


The  International  Gritical  Gommentary  on  the  Holy 
Scriptures  of  the  Old  and  New  Testament,  under  the 
Editorship  of  the  Rev.  S  -R.  Driveu,  D.  D.,  the  Rev.  A.  Plu.mmer. 
M.  A.  D.  D.  and  the  Rev.  Gh.-A.  Briggs,  D.  D.  —  S.-R.  Driver, 
A  Gritical  and  Exegetical  Çomnientary  on  Deutero- 
nomy.  —  Edimbourg,  Clark,  1895. 

Décidément  les  pays  de  langue  anglaise  sont  jaloux  des  grands  travaux 
de  théologie  scientifique  de  l'Allemagne,  de  la  Hollande,  de  la  France. 
Jusqu'ici,  nos  théologiens  continentaux  traitaient  un  peu  légèrement,  à 
notre  avis,  leurs  confrères  d'outre-Manche.  Peu  s'en  fallait  qu'on  n'affirmât 
que  l'Angleterre  était  la  terre  classique  de  l'ignorance  théologique.  Cette 
accusation  cependant  n'était  pas  fondée  ;  car^,  si  l'Angleterre  ne  produi- 
sait que  peu  de  travaux  originaux,  les  grandes  bibliothèques  de  traduc- 
tions d'ouvrages  savants,  édictées  par  Williams  et  Norgate  elpar  Clark, 
avaient  depuis  bien  longtemps  mis  à  la  portée  des  théologiens  de  langue 
anglaise  les  œuvres  capitales  des  savants  français,  hollandais  et  alle- 
mands. 

Ce  fut  le  procès  en  hérésie,  intenté  au  professeur  R.  Smith,  qui  rom- 
pit la  glace.  Les  Universités  anglaises  et  écossaises  avaient  secoué  le 
joug  de  la  tradition,  d'une  part,  de  la  science  étrangère,  de  l'autre. 
Depuis  vingt  ans,  l'esprit  scientifique  a  donc  fait  son  chemin  chez  nos  voi- 
sins, et  une  génération  d'hommes  a  suffi  pour  parachever  l'éducation 
scientifique  des  théologiens  d'outre-Manche,  Tous  ceux  qui  ont  parcouru 
ou  lu  les  ouvrages  de  Bruce,  de  R.  Smith,  de  A.-B.  Davidson,  de  Marcus 
Dods,  de  Faiibairn,  de  J.  Drummond,  deMartineau,  de  Flint,  de  Cheyne, 


220  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

de  Driver,  de  Westcott,  de  Ligthfoot  et  de  tant  d'autres,  ne  seront  pas 
tentés  de  me  contredire. 

Le  Commentaire,  dont  nous  présentons  aujourd'hui  le  premier  vo- 
lume aux  lecteurs  de  la  Revue,  est  né  de  la  conscience  très  nette  qu'ont 
nos  voisins  de  leur  propre  force.  Jusqu'ici  ils  n'avaient  à  leur  disposition, 
en  fait  de  commentaires,  que  les  traductions  du  fameux  Commentaire 
sur  leN.  T.  de  Meyer,  des  commentaires  bibliques  de  Keil  et  Delitzsch, 
et  de  Lange.  Maintenant,  pensent-ils,  le  jour  est  venu  où  les  savants  an- 
glais et  américains,  nourris  de  la  substance  de  la  science  continentale, 
doivent  montrer  ce  qu'ils  peuvent  faire.  Le  sentiment  est  louable  et  le 
résultat  n'est  pas  fait  pour  les  décourager. 

Le  commentaire  sur  le  Deutéronome  qui  ouvre  la  série  est  dû  à  la 
plume  du  savant  auteur  de  Y/nlrnduction  to  the  literature  of  the  Old 
Testament,  le  professeur  Driver.  Le  volume  est  admirablement  édité 
par  la  maison  Clark,  d'Edimbourg.  Le  but  de  l'auteur  est  «  de  fournir 
au  lecteur  anglais  un  commentaire  qui  soit  entièrement  au  courant  de 
la  science  d'aujourd'hui  »  [Préface,  p.  xi).  Ce  travail  est  d'autant  plus 
nécessaire  que  le  Deutéronome  joue  un  rôle  très  important  dans  la  recons- 
truction de  l'histoire  d'Israël.  La  méthode  sera  strictement  scientifique. 
«  C'est  le  devoir  d'un  bon  commentateur  de  bien  expliquer  son  texte  ; 
c'est  ce  que  j'ai  essayé  de  faire  dans  des  résumés  sommaires  et  dans  des 
notes  exégétiques.  L'homilétique  est  bannie  du  plan  de  cet  ouvrage, 
(comme  de  tous  ceux  qui  paraîtront  dans  cette  série)  ;  mais  j'ai  donné 
tous  mes  soins  à  expliquer  les  passages  ayant  quelqu'intérêtpour  la  théo- 
logie biblique  »  [Préface,  p.  xiii).  L'archéologie  n'a  pas  été  négligée  par 
notre  auteur.  L'Introduction,  qui  n'a  pas  moinsde95pages,  se  divise  en 
cinq  paragraphes  :  le  premier  donne  une  esquisse  du  contenu  du  livre  ;  le 
deuxième  détermine  d'une  façon  très  claire  les  relations  du  Deutéronome 
avec  les  autres  livres  du  Pentateuque;  le  troisième  cherche  à  déterminer 
le  but  et  le  caractère  du  livre;  le  quatrième,  son  auteur^  la  date  de  sa 
composition  et  de  sa  formation  définitive  ;  le  cinquième  est  consacré  à  la 
langue  et  au  style.  Le  commentaire  suit.  L'ouvrage  se  termine  par  un  in- 
dex copieux  qui  facilite  les  recherches. 

D'après  M.  D.,  le  Deutéronome  ne  peut  être  attribué  à  Moïse.  Livre 
d'une  grande  valeur  religieuse  (p.  xxxiii),  même  si  l'on  fait  abstraction 
des  nécessités  qui  l'ont  fait  naître,  il  est  en  même  temps  le  livre  de  la 
religion  nationale  et  le  livre  de  la  religion  personnelle.  C'est  là  qu'il 
faut  chercher  le  pouvoir  qui  a  donné  à  Israël  sa  force  et  sa  cohésion. 
La  religion  devient  ainsi  le  fondement  de  l'ordre  social,  et  le  but  du 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  221 

Deutéronome  est  d'établir  la  religion  sur  une  base  plus  solide  que  le 
rite  ou  les  lois  cérémonielles.  L'auteur  s'adresse,  d'une  façon  plus  di- 
recte et  plus  pressante  qu'aucun  législateur  précédent,  à  l'individu.  Il 
veut  réveiller  et  rendre  plus  intense  la  vie  religieuse  du  fidèle. 

Quel  est  l'homme  qui  a  composé  ce  livre?  Si  ce  n'est  Moïse,  est-ce  un 
autre  prophète?  On  a  pu  faire  des  conjectures  qui  toutes  faisaient  hon- 
neur à  la  subtilité  des  exégètes  ;  mais  aucune  n'a  paru  acceptable.  M.  D. 
écarte  délibérément  et  par  de  fort  bonnes  raisons  l'hypothèse  en  vertu 
de  laquelle  Jérémie  en  serait  l'auteur. 

Le  Deutéronome  ne  peut  être  que  le  produit  du  vii^  siècle  avant  J.-C. 
Ses  lois,  la  forme  d'idolâtrie  qu'il  combat,  les  traces  de  l'influence  qu'il 
a  eue  sur  les  prophètes,  l'enseignement  prophétique  qu'il  contient,  enfin 
le  style  le  prouvent  surabondamment.  M.  D.  ne  croit  pas  que  cet  opus- 
cule ait  été  composé  sous  Josias.  Admettant  qu'il  n'y  eut  nulle  feinte 
dans  la  surprise  provoquée  par  la  découverte  du  rouleau  sacré  sous  le  règne 
de  ce  roi,  notre  auteur  explique  qu'il  n'a  pu  être  écrit  que  sous  Manas- 
seh.  Mais  le  livre  était-il  alors  entièrement  nouveau?  Avec  un  sens  très 
profond  de  la  tradition,  M.  D.  s'efforce  de  démontrer  que  la  forme  du 
Deutéronome  est  plus  récente  que  son  contenu.  Il  suppose  des  lois  écrites 
ou  des  traditions  orales  qui  seules  permettent  d'expHquer  la  rapidité  avec 
laquelle  Josias  accepte  le  message  et  l'impose  à  son  peuple.  L'enseigne- 
ment du  nouveau  code  va  dans  la  même  direction  que  la  pensée  du  grand 
libérateur  d'Israël.  «  Le  Deutéronome  est  un  exemple  d'une  pratique  qui  a 
plus  d'un  précédent  dans  les  grandes  littératures  du  monde.  La  résur- 
rection du  passé  par  le  moyen  de  discours  et  même  d'actions  attribuées 
dramatiquement  aux  caractères  qui  ont  joué  un  rôle  dans  l'histoire  est 
un  fait  commun  dans  l'histoire  littéraire  :  ...  les  dialogues  de  Platon, 
le  poème  de  Dante,  les  tragédies  de  Shakespeare,  le  Paradis  perdu  de 
Milton,  et  même  le  livre  de  Job,  pour  ne  nommer  que  quelques  types  parmi 
les  grandes  créations  du  génie,  n'ont  jamais  été  condamnés  comme 
entachés  de  fraude,  alors  qu'on  ne  trouve  pas  toujours  dans  la  bouche 
des  personnages  créés  parleurs  auteurs  les  paroles  mêmes  qu'ils  ont  pro- 
noncées. Mais  l'auteur  dans  chaque  cas,  ayant  à  délivrer  un  message  ou 
à  donner  un  enseignement,  s'est  servi  pour  cet  effet  du  personnage  qui, 
d'après  lui,  pouvait  le  mieux  remplir  cet  office.  Mutatis  mutandis,  tel  a 
été  le  procédé  du  Deutéronomiste...  Un  seul  personnage  lui  a  suffi.  Il 
place  Moïse  au  premier  plan  et  le  montre  plaidant  sa  cause  contre 
Israël  dégénéré.  En  agissant  ainsi,  i'auteur  de  ce  livre  ne  fait  point  un 
usage  déloyal  du  nom  de  Moïse  ;  le  caractère  qu'il  crée  n'est  point  fictif  ; 

15 


222  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    UELIUIONS 

il  ne  s'appuie  pas  sur  lui  pour  avancer  des  choses  qu'il  aurait  rejetées  ; 
il  se  borne  seulement  à  développer  avec  une  grande  énergie  morale  et 
une  singulière  puissance  d'éloquence,  et  dans  une  forme  adaptée  à  l'âge 
dans  lequel  il  vivait,  les  principes  que  Moïse  avait  mis  en  avant  et  des 
arguments  qu'il  eût  certainement  proposés  »  (p.  LViii,  Lix). 

Sur  le  style  du  Deutéronome,  M.  D.  a  écrit  dix  pages  très  denses  où 
l'oa  reconnaît  les  qualités  de  l'auteur  des  Notes  on  the  hook  of  Samuel. 
Il  a  recueilli  et  groupé  méthodiquement  les  particularités  lexicographi- 
ques  de  cet  ouvrage,  et  son  labeur  servira  à  tous  ceux  qui  s'intéressent 
à  ces  questions.  D'ailleurs,  sur  ce  point,  M.  D.  n'a  fait  qu'amplifier  ce  qu'il 
avait  déjà  fait  dans  son  Introduction  et  dont  il  avait  été  loué  à  juste  rai- 
son. 

Nous  ne  doutons  pas  que  de  telles  œuvres  n'aient  le  succès  qu'elles  mé- 
ritent. Les  éditions  se  suivent  rapidement  en  Angleterre  [V Introduction 
de  M.  D.  a  déjà  dépassé  sa  cinquième  édition),  tandis  que,  hélas  !  chez 
nous,  un  livre  aussi  sérieux,  aussi  plein  de  faits  et  d'idées,  aussi  savant, 
ne  trouverait  peut-être  pas  vingt  lecteurs  !... 

X.  Kœnig. 


Raymond  Thamin.  —  Saint  Ambroise  et  la  Morale  chré- 
tienne auIV*"  siècle.  —  Paris,  G.  Masson  ;  gr.  in-8  de  492  pages 
(forme  le  tome  VIII  des  Annales  de  l'Université  de  Lyon);  prix  : 
7  fr.  50. 

A  quelques  mois  de  distance  deux  professeurs  de  philosophie  du  Lycée 
Condorcet  ont  présenté  à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris  deux  thèses  de 
doctorat,  Lien  ditlérentes  assurément  par  l'inspiration  et  le  langage,  mais 
qui,  l'une  et  l'autre,  témoignent  des  tendances  nouvelles  sollicitant  ac- 
tuellement les  jeunes  maîtres  de  notre  Université.  Si,  dans  la  Cité  Mo- 
derne, M.  Izoulet  a  mis  toutes  les  ressources  de  sa  puissante  synthèse 
philosophique  et  de  sa  brillante  imagination  a'i  service  des  tendances 
sociales  contemporaines  qui  subordonnent  entièrement  l'individu  à  la 
société,  M.  Raymond  Thamin,  dans  son  Saint  Ambroise,  répond  à  ce 
besoin  de  renaissance  morale  que  tant  des  meilleurs  et  des  plus  géné- 
reux esprits  parmi  la  jeunesse  actuelle  éprouvent  à  l'état  aigu,  en  pré- 
sence du  désarroi  des  doctrines  et  des  principes  de  vie  dans  une  civilisa- 
tion où  l'intelligence  et  la  conscience  sont  en  état  de  conflit  avec  la  tra- 
dition religieuse  et  morale.  Ne  sont-ce  pas  là,  avoir  les  choses  de  haut, 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  223 

les  deux  directions  maîtresses  de  la  pensée  humaine  à  l'heure  actuelle? 
Et  si  M.  Izoulet,  en  donnant  à  sa  vaste  construction  d'un  dessin  pan- 
théistique  et  d'un  style  quelque  peu  hégélien  le  titre  de  Cité  Moderne, 
n'a  peut-être  pas  redouté  d'oppc^îîr  l'i'^éal  social  de  l'avenir  à  celui  qui 
trouva  jadis  son  expression  classique  dans  la  Cité  de  Dieu,  n'est-il  pas 
intéressant  de  constater  que  c'est  par  une  glorification  de  Saint  Ambroise 
que  M.  Thamin  a  cherché,,  au  contraire,  à  justifier  le  retour  au  christia- 
nisme dans  lequel  il  voit  le  salut  ? 

Nous  n'exagérons  pas,  en  effet,  en  attribuant  à  son  ouvrage  une  portée 
aussi  générale.  C'est  un  livre  d'histoire,  assurément,  mais  d'histoire  écrite 
par  un  philosophe  ;  il  est  destiné,  non  seulement  à  nous  instruire  de  ce 
que  fut  le  passé,  mais  encore  à  en  tirer  des  enseignements  à  l'usage 
du  présent.  Pour  nous  faire  connaître  la  morale  de  saint  Ambroise,  l'au- 
teur retrace  toute  l'histoire  de  la  morale  chrétienne  dans  l'antiquité,  à 
commencer  par  Philon.  Et  pour  encadrer  1'  «  étude  comparée  Des  De- 
voirs de  Cicéron  et  de  saint  Ambroise  »  que  nous  annonce  le  sous-titre, 
c'est  une  étude  complète  qu'il  nous  offre  sur  la  morale  païenne  et  la 
morale  chrétienne,  et  sur  ce  qui  de  la  première  a  passé  dans  la  seconde. 

Ce  dernier  élément  est  bien  le  plus  intéressant  du  livre.  Le  temps 
n'est  plus  où  l'on  opposait  brillarameni  la  morale  païenne  et  la  morale 
chrétienne,  de  même  que  Ton  opposait  la  société  païenne  et  la  société 
chrétienne,  comme  si  elles  avaient  vécu,  non  pas  côte  à  côte  et  en  se 
pénétrant  respectivement,  mais  à  l'état  de  deux  camps  séparés^  sans 
aucune  relation  réciproque,  ayant  chacune  son  évolution  tout  à  fait  indé- 
pendante de  l'autre.  Si,  d'une  part,  les  recherches  plus  libres  de  la  cri- 
tique historique  moderne  ont  fait  ressortir  comment  îes  églises  chré- 
tiennes ont  subi  l'influence  des  conditions  générales  qui  régissaient  les 
associations  dans  l'empire  romain,  d'autre  part,  l'histoire  comparée  du 
dogme  et  de  la  philosophie  nous  a  fait  apprécier  le  singulier  parallé- 
lisme entre  la  formation  du  néoplatonisme  et  celle  de  la  doctrine  chré- 
tienne orthodoxe,  et  les  beaux  travaux  du  genre  de  ceux  de  M.  Boissier 
sur  la  Fin  du  Paganisme  nous  ont  appris  à  quel  point  les  maîtres  de  la 
pensée  chrétienne,  après  la  victoire  de  l'Eglise,  subirent  l'influence  de 
l'éducation  et  de  la  liante  culture  classiques.  Le  livre  de  M.  Thamin  con- 
tribuera à  instruire  ses  lecteurs  sur  ce  point  particulièrement. 

Nous  ne  dirons  rien  du  premier  chapitre  consacré  à  l'histoire  de  saint 
Ambroise.  L'auteur  n'a  pas  la  prétention  de  l'avoir  renouvelée.  Il  a  tracé 
le  panégyrique  de  son  héros,  plutôt  que  son  histoire.  C'est  une  tenta- 
tion à  laquelle  on  cède  volontiers  quand  ou  parle  de  saint  Ambroise.  l'une 


224  REVUE    DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

des  plus  nobles  figures  de  l'histoire  ecclésiastique  et  de  lantiquilé,  un  de 
ceux  justement  en  qui  la  ])eauté  de  la  culture  antique  et  la  pureté  de  la 
morale  chrétienne  se  sont  le  mieux  et  le  plus  naturellement  alliées,  de  telle 
sorte  qu'on  pardonne  volontiers,  à  cause  de  la  supériorité  de  l'homme,  la 
souveraineté  qu'il  s'arroge  à  l'égard  de  toutes  les  autres  puissances.  11  vaut 
tellement  mieux  que  ceux  qui  l'entourent!  Mais  l'erreur  de  M.  Thamin, 
et  ce  qui  risque  de  tromper  ceux  de  ses  lecteurs  qui  ne  sont  pas  au  cou- 
rant de  l'histoire  du  temps,  c'est  de  présenter  saint  Ambroise  comme 
le  type  de  l'évêque  chrétien  au  iv°  siècle  et  de  nous  laisser  sous  l'impres- 
sion que,  du  plus  ou  moins,  tous  les  évêques  ou  tout  au  moins  la  plupart 
ressemblaient  à  ce  modèle.  La  vérité,  hélai!  c'est  que,  si  beaucoup  lui 
ressemblaient  par  leurs  prétentions  d'exercer  un  pouvoir  quasi  divin, 
la  plupart  de  ceux  que  nous  connaissons  n'avaient  ni  son  indépendance 
à  l'égard  du  pouvoir  civil  ni  sa  noblesse  de  caractère.  Il  suffit  de  jeter 
un  coup  d'œil  sur  les  tristes  controverses  des  conciles  du  iv"  siècle  pour 
voir  de  combien  ils  lui  étaient  inférieurs. 

Le  second  chapitre  traite  des  premiers  maîtres  de  saint  Ambroise,  à 
commencer  par  Philon,  dont  l'évêque  de  Milan  a,  en  effet,  beaucoup  usé. 
M.  Thamin  éprouve  le  besoin  de  l'en  excuser;  il  ne  lui  suffit  pas  que  Clé- 
ment et  Origène  aient  éié  les  disciples  du  philosophe  judéo-alexandrin; 
il  en  appelle  au  témoignage  de  Justin  et  de  Cyrille  qui  ne  sauraient  être 
suspects  en  recourant  à  Philon,  puisquece  sont  des  saints  (p.  51).  L'exé- 
gèse de  saint  Ambroise,  nous  dit-il,  procède  de  celle  de  Philon.  Oui  et 
non.  L'exégèse  allégorique  n'est  pas  le  bien  propre  de  Philon.  Elle  lui 
est  bien  antérieure,  non  pas  du  fait  des  kabbalistes,  comme  le  dit  M.  Tha- 
min, p.  52,  en  antidatant  singulièrement  le  Zokar  qui  est  un  écrit  du 
moyen  âge,  mais  du  fait  des  rabbins  juifs  et  alexandrins,  des  stoïciens, 
de  tous  ceux  enfin  qui  voulaient  concilier  leurs  spéculations  avec  leurs 
écrits  sacrés  ou  avec  les  légendes  et  les  mythes  de  l'antiquité,  parce 
qu'ils  ne  pouvaient  pas  plus  douter  de  ceux-ci  que  de  celles-là. 

Pour  arriver  de  Philon  à  Origène  nous  passons  par  les  gno.stiques,  à 
propos  desquels  M.  Thamin  oublie  trop  et  que  nous  ne  les  connaissons 
que  par  des  réfutations  extrêmement  malveillantes  de  gens  qui  ne  les 
ont  peut-être  pas  compris,  et  qu'il  y  a  de  grandes  variétés  de  gnosticisme 
de  valeur  fort  inégale,  qu'il  ne  faut  par  conséquent  pas  associer 
toutes  dans  la  même  condamnation.  L'Église  chrétienne  a  gardé  de  son 
passage  à  travers  le  gnosticisme  plus  qu'elle  ne  l'a  cru  elle-même. 
M.  Thamin  est  bien  près  de  le  reconnaître,  puisqu'il  nous  montre  en 
Clément  d'Alexandrie  et  Origène  des  adversaires  de  la  gnose  qui,  pour 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  225 

nous,  à  les  juger  de  loin,  sont  eux-mêmes  des  gnostiques.  Or,  l'influence 
de  leur  spéculation  alexandrine  chrétienne  sur  la  formation  du  dogme 
chrétien  n'est  pas  contestable,  et  leur  conception  de  la  morale  a  eu  de 
même  une  influence  prépondérante  au  moins  sur  la  doctrine  morale  des 
Pères  grecs. 

Clément  d'Alexandrie  n'a  pas  eu  directement  d'action  sensible  sur 
Ambroise;  mais  il  a  été  le  maître  dOrigène,  auquel  l'évèque  de  Milan 
doit  beaucoup,  et  il  a  écrit  les  premiers  traités  de  morale  chrétienne  dans 
sa  trilogie  du  t^rotreptikon,  du  Pédagogue  et  des  Stromates.  A  ce  titre  sa 
place  était  marquée  dans  l'ouvrage  de  M.  Thamin,  à  coté  de  celle  d'Ori- 
gène.  Il  consacre  aux  deux  grands  docfeurs  alexandrins  quelques  pages 
très  nourries,  pour  aboutir  à  la  conclusion  qu'en  eux  déjà  l'esprit  clas- 
sique prend  peu  à  peu  le  dessus  sur  les  autres  éléments  qui  ont  contri- 
bué à  former  le  christianisme. 

Nous  sommes  ainsi  amenés  à  l'autre  forme  de  l'esprit  classique,  la 
forme  romaine.  Pour  M.  Thamin,  le  christianisme,  dans  sa  morale,  est 
surtout  romain;  cette  morale,  en  effet,  se  subordonne  la  spéculation. 
«  Elle  lui  impose  à  la  fois  un  but  et  des  limites.  La  morale  chrétienne 
fit  le  dogme  chrétien,  bien  plutôt  qu'elle  n'en  fut  une  dépendance...  La 
primauté  delà  raison  pratique,  ce  dogme  contemporain,  nous  vient  donc 
à  la  fois  de  notre  double  origine,  romaine  et  chrétienne  »  (p.  97).  L'ob- 
servation est  juste,  en  ce  sens  que  le  Christianisme  occidental  fut  avant 
tout  pratique  et  ne  se  lança  dans  la  spéculation,  assez  tardivement,  que 
pour  répondre  à  des  besoins  pratiques;  mais,  comme  historien,  M.  Tha- 
min serait  plus  exact  s'il  parlait  du  Christianisme  romain  plutôt  que 
du  Christianisme  tout  court.  Il  obéit  ici,  comme  dans  maint  autre  pas- 
sage de  son  livre,  probablement  sans  en  avoir  conscience  lui-même,  à  la 
fâcheuse  habitude  qu'ont  chez  nous  la  plupart  de  ceux  qui  s'occupent 
d'histoire  religieuse  à  identifier,  sans  la  moindre  hésitation,  le  Christia- 
nisme et  le  Christianisme  romain.  Ce  qui  est  frappant,  en  effet,  c'est  de 
constater  à  quel  point  le  Christianisme  occidental  fut,  dès  l'origine,  romain 
et  combien,  d'autre  part,  dans  la  société  païenne  du  iio  et  du  m^  siècles 
«  la  distance  se  faisait  de  moins  en  moins  grande  entre  le  paganisme  des 
meilleurs  parmi  les  païens  et  le  christianisme  lui-même  »  (p.  102). 

La  haine  violente  du  monde  idolâtre,  cet  héritage  du  Judaïsme  que  la 
première  chrétienté  conserva  pieusement,  éclate  chez  Teitullien.  La  des- 
cription de  ce  puissajjj.  écrivain  servira  comme  de  repoussoir  à  M.  Thamin 
avant  de  nous  montrer  l'alliance  de  la  culture  classique  et  du  Chris- 
tianisme chez  les  écrivains  latins  antérieurs  à  saint  Ambroise,  et  le  fa- 


226  REVUE    DE    l'hISTOIKE  DES    RELIGIONS 

meux  édit  de  Julien,  interdisant  aux  chrétiens  d'enseigner  la  rhétorique, 
lui  sert  de  confirmation  a  posleriori  :  «  Ainsi,  écrit-il  p.  134,  c'est  un 
païen,  et. dans  l'intérêt  de  sa  cause,  qui  reprenl  contre  l'alliance  de  la 
culture  classique  et  du  christianisme  la  campagne  qu'un  siècle  aupara- 
vant, et  dans  un  intérêt  tout  opposé,  Tertullien  avait  si  vigoureusement 
menée.  Et  il  est  tout  à  fait  piquant  de  retrouver  dans  la  bouche  de  l'em- 
pereur les  arguments  du  tribun  chrétien  »  (p.  134). 

De  tous  les  classiques  romains  Cicéron  a  été  le  plus  goûté  des  chrétiens. 
M.  Thamin  cherche  la  raison  de  cette  préférence  dans  sa  conception 
nettement  romaine  et  pratique  de  la  sagesse,  dans  l'absence  de  dogma- 
tisme qui  caractérise  ses  écrits,  son  grand  talent  d'écrivain  et  —  ce  qui 
nous  parait  le  plus  juste  —  dans  le  fait  que  «  Cicéron  présentait  dans 
ses  ouvrages  comme  un  résumé  à  point  de  la  philosophie  antique  pour 
des  gens  qui  se  souciaient  peu  de  recourir  aux  originaux  et  de  distinguer 
entre  les  doctrines  »  (p.  135).  La  philosophie  de  Cicéron  était  ce  qu'il 
fallait  à  ces  esprits  peu  philosophiques  par  nature.  L'auteur  nous  montre 
l'imitation  de  Cicéron  chez  Minucius  Félix,  chez  Lactance,  saint  Jérôme, 
saint  Augustin,  et  ne  résiste  pas  à  l'envie  de  nous  la  montier  se  conti- 
nuant au  moyen  âge. 

Alors  seulement  il  juge  ses  lecteurs  suffisamment  préparés  à  la  com- 
paraison des  traités  des  Devoirs  de  Cicéron  et  de  saint  Ambroise,  qui  est 
le  nucleus  de  l'œuvre.  Une  dernière  étude  préparatoire  s'impose  néan- 
moins. Le  modèle  imité  par  saint  Ambroise  n'est  lui-même  qu'un  imi- 
tateur; il  a  développé  le  traité  de  Panétius  sur  le  même  sujet.  Panétius, 
à  son  tour,  quoique  nous  ne  possédions  plus  son  écrit,  est  certainement 
un  disciple  adouci  de  Zenon,  un  représentant  de  ce  stoïcisme  «  huma- 
nisé pour  conduire  les  hommes  ».  Il  a  fait  une  première  adaptation  de 
la  théorie  morale  stoïcienne  à  l'usage  des  Romains,  plus  avides  des 
réalités  de  la  vie  sociale  que  d'abstractions.  Cicéron  n'a  pas  eu  beaucoup 
à  faire  pour  mettre  au  point  ce  manuel  de  vertu  patricienne  (p.  191). 
Ambroise  en  fera  passer  la  plus  grande  partie  dans  la  morale  chrétienne; 
c'est  ce  que  M.  Thamin  établit  pièces  en  mains  dans  une  longue  analyse 
qui  vaut  surtout  par  les  détails  et  qui  se  laisse  malaisément  résumer, 
se  félicitant,  d'une  part,  de  ce  que  par  cî  canal  la  conscience  chrétienne 
se  soit  enrichie  d'un  affluent  considérable  de  stoïcisme  antique,  mais 
s'étonnant,  d'autre  part,  plus  que  déraison,  nous  semble-t-il,  de  la  faci- 
lité avec  laquelle  le  moraliste  chrétien  a  accepté  l'héritage  païen,  (voir 
tout  le  paragraphe  sur  le  -  Stoïcisme  de  saint  Ambroise  »).  N'est-il  pas 
évident  que  le  Christianisme,  à  partir  du  moment  où  il  était  devenu  la 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  227 

religion  dominante  d'un  vaste  empire,  ne  pouvait  pas  conserver  intégra- 
lement la  théorie  de  la  morale  pratique  qui  lui  avait  suffi  lorsqu'il  n'était 
que  la  religion  d'un  groupe  plus  ou  moins  nombreux,  vivant  à  l'état 
d'opposition  avec  la  société  civile?  11  eu  est  toujours  ainsi  dans  l'histoire; 
toutes  les  fois  qu'un  parti  d'opposition  arrive  au  pouvoir,  il  est  obligé, 
par  la  force  des  choses,  de  modifier  la  rigidité  de  ses  principes  et  de 
tempérer  ce  qu'il  y  avait  d'excessif  dans  son  antithèse.  Déjà  une  fois, 
dans  la  première  moitié  du  iii^  siècle,  pendant  la  période  qui  s'étend  de 
la  mort  de  Marc  Aurèle  à  la  première  persécution  générale  sous  Decius, 
les  conducteurs  de  la  chrétienté  d'alors  avaient  dû  approprier  la  mo- 
rale qui  convenait  à  une  petite  secie,  de  manière  à  la  rendre  pratica- 
ble pour  une  société  devenant  beaucoup  plus  considérable  et  plus  com- 
plexe par  suite  de  la  rapide  extension  du  c^iristianisme.  Les  éloquents 
plaidoyers  de  TertuUien,  conservateur  intransigeant  de  l'ancien  ri- 
gorisme, nous  permettent  d'apprécier  toute  l'étendue  de  cette  évolution 
qu'il  fut  impuissant  à  prévenir.  Â  combien  plus  forte  raison  uns  appro- 
priation du  même  genre  était-elle  nécessaire  quand  l'empire  fut  devenu 
chrétien!  Nous  regrettons  que  M.  Thamin  n'ait  pas  fait  ressortir  l'étroite 
connexion  qui  existe  entre  les  transformations  de  la  morale  chrétienne 
qu'il  signale  et  les  conditions  sociales  successives  par  lesquelles  l'Église 
chrétienne  a  passé.  C'est  là  qu'il  en  aurait  trouvé  la  véritable  explication. 
Quant  à  nous,  bien  loin  de  faire  un  grief  à  saint  Àmbroise  d'avoir  incor- 
poré ainsi  à  la  morale  chrétienne  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  et  de  plus  beau 
dans  la  culture  antique,  nous  considérons,  au  contraire,  cette  largeur  d'es- 
prit comme  un  de  ses  meilleurs  titres  de  gloire,  regrettants  eulement  que 
dans  la  suite  des  temps  il  ait  eu  si  peu  d'imitateurs  et  que  sur  bien  des 
points  il  ait  dénaturé  à  la  fois  la  morale  de  l'Évangile  et  celle  des  Stoïciens. 
Après  avoir  montré  les  ressemblances  entre  les  deux  traités  et  les  deux 
morales,  l'auteur  entreprend  de  nous  faire  saisir  les  différences.  Il  y  a- 
d'abord  les  différences  entre  les  deux  écrivains  :  l'an  éclectique,  souvent 
sceptique;,  ayant  un  sentiment  très  vif  de  sa  valeur  personnelle  ;  l'autre 
évêque,  croyant,  et,  ajoute  M.  Thamin,  d'une  profonde  humilité.  Sur  oe 
point  nous  aurions  quelque  réserve  à  faire.  L'humilité  de  ceux  qui  par- 
lentau  nom  de  Dieu  et  réclament  pour  les  enseignements  qu'ils  répan- 
dent l'autorité  divine  est  d'une  espèce  particulière.  Comment  distinguer 
dans  la  pratique  entre  l'homme  et  l'agent  de  Dieu?  Théoriquement  ils 
sont  deux;  en  fait  ils  se  confondent,  et  l'histoire  même  de  saint  Ambroise 
nous  montre  que  l'humilité  de  l'individu  n'empêche  pas  l'évèque  de  tenir 
tète  à  toutes  les  puissances  de  son  temps.  Mais  n'insistons  pas. 


228  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Saint  Ambroise  a  renouvelé  certains  sentiments  de  la  morale  stoïcienne 
en  leur  donnant  droit  de  cité  dans  la  morale  chrétienne.  Il  serait  plus  juste 
de  dire  que  souvent  il  les  a  dénaturés.  A  la  science  il  substitue  la  foi; 
voilà  comment  la  science  reste  pour  lui  le  principe  de  tous  nos  devoirs;  à 
l'État  il  substitue  l'Église;  la  part  faite  à  la  charité  dans  la  justice  devient 
prépondérante  ;  le  courage  devient  surtout  la  patience  ;  la  tempérance 
devient  douceur  et  pureté;  c  tout  cela  fait  une  morale  nouvelle  dans  les 
cadi'es  anciens  et  avec  une  terminologie  qui  dissimule  la  profondeur  de  la 
révolution  accomplie  »  (p.  257).  Ce  paragraphe  est  un  des  meilleurs  du 
livre.  Mais  de  plus  la  morale  de  saint  Ambroise  ajoute  à  celle  de  Cicéron 
des  sentiments  nouveaux  :  l'amour  et  la  glorification  de  la  vie  intérieure 
et  cachée,  la  grandeur  de  l'humilité  et  de  la  soumission,  une  notion  nou- 
velle plus  intime  et  plus  pratique  de  la  charité,  Famour  des  pauvres  et  de 
la  pauvreté,  la  miséricorde  et  le  pardon  des  injures.  Et  elle  est  imprégnée 
d'une  fraîcheur  de  vie,  d'une  ferveur  et  d'un  entrain,  qui  sont  les  symp- 
tômes de  la  jeunesse  :  «  A  l'époque  où  nous  sommes,  écrit  M.  Thamin 
p.276,  c'estleChristianismequiestjeuneetc'estleStoïcismequiestvieux  ». 

Il  n'était  pas  possible  d'étudier  le  traité  des  Devoirs  sans  parler  de  la 
doctrine  de  saint  Ambroise  à  l'égard  des  biens  temporels.  L'amour  des 
pauvres,  en  effet,  a  engendré  l'amour  de  la  pauvreté  et  notre  évèque  ne 
se  prive  pas  de  condamner  la  richesse  avec  les  riches.  Mais  le  socia- 
lisme de  saint  Ambroise  ne  va  pas  plus  loin  que  la  théorie;  «  il  contient 
plus  de  regrets  que  de  revendications  et  d'espérances  ».  M.  Thamin, 
ici,  a  bien  reconnu  dans  l'extension  du  christianisme  la  cause  de  cette 
inconséquence  entre  la  théorie  et  la  pratique,  mais  cette  explication  ne 
lui  suffit  pas.  Si  le  Christianisme  accepta  Tétat  qui  s'offrait  à  lui,  c'est 
parce  que  le  chrétien  ne  met  pas  sa  confiance  dans  la  richesse,  ne  la 
désire  pas  et,  par  conséquent,  n'a  pas  d'intérêt  personnel  à  en  dépouiller 
ceux  qui  la  possèdent  (p.  283).  Hélas!  je  crois  bien  qu'ici  encore 
M.  Thamin  a  eu  tort  de  ne  pas  accorder  davantage  de  valeur  aux  causes 
économiques  et  sociales.  Qu'il  y  ait  un  certain  idéal  communiste  fondé 
sur  le  mépris  des  biens  de  ce  monde  dans  certains  passages  du  Nouveau 
Testament,  cela  n'est  pas  contestable;  mais  il  est  aisé  d'en  trouver 
d'autres  qui  ne  condamnent  que  le  mauvais  usage  de  la  richesse,  et  ce 
qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  jamais  une  église  chrétienne  n'a  pratiqué  ce 
collectivisme,  pour  la  très  bonne  raison  qu'il  est  impraticable.  J'entends 
bien  que  M.  Thamin  nous  opposera  les  communautés  religieuses,  puisqu'il 
nous  dit,  dans  une  de  ces  déclarations  où  se  trahit  sa  pensée  intime,  que, 
«  dans  un  cercle  étroit,  cette  société  modèle,  l'Église  »,  réalise  encore  cet 


ANALYSr.S  ET  COMPTES  RENDIS  229 

idéal  (p.  283).  Mais  j'avoue  ne  pas  comprendre  du  tout  comment  on  peut 
invoquer  à  l'appui  d'une  pareille  thèse  les  associations  les  plus  riches  qui 
aient  jamais  existé.  Il  en  est  de  cette  pauvreté  comme  de  l'humilité  de 
tout  à  l'heure  :  individuellement  tous  pauvres,  collectivement  tous  riches! 
Ce  que  M.  Thamin  appelle  l'économie  politique  de  saint  Ambroise  n'est 
pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  recommandable  dans  sa  morale,  non  pas  qu'elle 
ne  s'inspire  de  très  nobles  sentiments,  mais  parce  qu'elle  est  en  dehors 
de  la  réalilé  et  ne  peut  aboutir  qu'à  l'affaiblissement  général  de  la 
Société  auquel  ces  principes  ont  en  effet  conduit  l'empire  romain. 

Mais  revenons  aux  principes  nouveaux  de  la  morale  chez  saint  Am- 
broise. Les  liens  mêmes  qui  rattachent  son  traité  des  Devoirs  à  celui  de 
Cicéron  l'empêchent  de  donner  à  la  théologie  et  au  dogme  la  place  qui 
devrait  leur  revenir  dans  une  morale  chi'étienne.  Les  spéculations  ne 
sont  cependant  pas  absentes  de  sa  pensée;  elles  sont  à  l'arrière- plan. 
Ainsi  l'autorité  de  la  loi  morale  vient  de  Dieu;  les  écrits  sacrés  consi- 
dérés comme  parole  de  Dieu  sont  invoqués  à  l'appui  des  devoirs  de  pré- 
férence à  la  raison  ;  les  considérations  relatives  à  la  vie  future  sont 
capitales;  mais  la  doctrine  du  péché  n'y  est  encore  qu'à  l'état  de 
sous-entendu.  C'est  ce  qui  permet  à  l'évèquc  de  Milan  de  déduire  indis- 
tinctement nos  devoirs  de  notre  raison,  de  notre  nature,  puis  de  l'exis- 
tence de  Dieu  et  de  ses  volontés.  Il  n'y  a  pas  vu  de  contradiction.  «  Il 
ajoute  à  la  sanction  sto'icienne  de  la  conscience  la  sanction  chrétienne 
de  la  vie  future,  sans  oublier  la  sanction  juive  des  récompenses  ter- 
restres. Il  définit  la  vertu  par  ce  mot  significatif  de  décorum,  et  subit  en 
même  temps,  et  répand,  qui  plus  est,  la  contagion  des  vertus  ascétiques. 
Il  est  pour  la  vie  active  et  pour  la  vie  intérieure  »  (p.  307).  C'est  par  ces 
contradictions  mêmes,  excusables  chez  un  homme  qui  ne  prétend  pas 
être  philosophe,  qu'il  représente  le  plus  fidèlement  l'état  de  la  conscience 
humaine  de  son  temps. 

Quoique  le  traité  des  Devoirs  soit  l'objet  même  de  ce  livre,  M.  Tha- 
min ne  pouvait  pas  se  priver  d'étudier  la  morale  de  saint  Ambroise 
dans  ses  autres  écrits.  C'est  le  sujet  du  chapitre  vu.  Il  faut  noter  ici 
tout  particulièrement  la  glorification  de  la  virginité  qui  est,  pour  saint 
Ambroise,  la  vertu  suprême  des  femmes,  parce  qu'elle  est  la  forme  la 
plus  achevée  de  la  pudeur.  L'auteur  trouve  ici  l'occasion  de  parler  lon- 
guement du  rôle  de  la  femme  d'après  la  morale  chrétienne  et  des  consé- 
quences qui  en  découlent.  Les  moins  curieuses  ne  sont  pas  le  relèvement 
de  la  femme  par  suite  de  sa  plus  grande  dignité  morale  et  l'ennoblisse- 
ment de  l'amour  profane  lui-même  (p.  362). 


230  REVUE  DE  l'histoire  des  religions 

Enfin  saint  Ambroise  n'est  pas  le  seul  grand  écrivain  chrétien  de  son 
temps.  Quoique  M.  Thamin  se  défende  de  vouloir  présenter  un  tableau 
de  la  morale  chrétienne  au  iv<'  siècle,  il  ne  peut  pas  clore  son  étude  sans 
parler  des  contemporains  de  son  héros.  Successivement  il  passe  en 
revue  les  Pères  grecs,  le  monachisme  oriental  et  occidental,  saint  Jé- 
rôme et  saint  Augustin.  Sous  peine  de  prolonger  indéfiniment  ce 
compte  rendu,  nous  ne  pouvons  p:is  le  suivre  encore  ici,  où  nous  avons 
trouvé  beaucoup  d'observations  justes  brodées  sur  une  trame  qui  ne 
pouvait  pas  être  neuve,  et  plusieurs  sur  lesquelles  nous  ne  serions  pas 
toujours  d'accord  avec  l'auteur.  Nous  regrettons,  à  dire  vrai,  qu'il 
n'ait  pas  développé  un  peu  plus  cette  dernière  partie,  quitte  à  conden- 
ser davantage  tout  le  milieu  de  l'ouvrage,  où  il  y  a  des  longueurs  et  des 
répétitions.  C'est  à  saint  Augustin  notamment  qu'il  aurait  fallu  consa- 
crer une  plus  grande  place,  pour  montrer  la  difîérence  entre  la  morale 
augustinienne  et  la  morale  d'Ambroise  et  faire  ressortir  le  contraste 
entre  ces  deux  maîtres  du  Christianisme  occidental  au  iv°  siècle,  quoi- 
qu'ils aient  l'un  et  l'autre  fondu  dans  le  creuset  de  leur  âme  de  chrétien 
et  de  lettré  les  trésors  qui  leur  venaient  de  l'antiquité  classique  et  du 
Christianisme.  C'est  chez  saint  Augustin  que  l'on  peut  vraiment  saisir  la 
différence  profonde  entre  la  morale  du  Christianisme  hellénique  et  celle 
du  Christianisme  occidental,  parce  que  saint  Augustin  est  le  seul  des 
Pères  latins  qui  ait  su  ramener  à  leurs  principes  les  srentiments  et  les 
convictions  qui  l'animaient. 

Peut-être  que  si  l'auteur  avait  étudié  la  pensée  de  saint  Augustin,  non 
plus  seulement  en  appendice,  parce  qu'il  n'est  pas  possible  de  parler  de 
la  morale  chrétienne  au  iv^  siècle  sans  terminer  par  saint  Augustin, 
mais  plus  au  long,  il  aurait  été  amené  à  fouiller  plus  profondément  dans 
la  pensée  de  saint  Ambroise  lui-même  pour  en  dégager  sa  conception  du 
mal.  Il  avoue,  p.  305,  qu'il  aurait  dû  commencer  par  la  doctrine  du  pé- 
ché, comme  par  son  véritable  commencement,  l'e.xposé  de  la  métaphysi- 
que sur  laquelle  repose  la  morale  d'Ambroise,  mais  qu'il  ne  l'a  pas  fait, 
parce  que  dans  le  traité  des  Devoirs  cette  doctrine  n'est  pas  traitée.  Plus 
loin  cependant,  p.  440,  saint  Ambroise  nous  est  présenté  comme  le 
maître  immédiat  de  saint  Augustin.  Il  eût  fallu  nous  montrer  plus 
clairement  quelle  est,  pour  saint  Ambroise,  la  nature  propre  du  mal,  ou 
plutôt  comment  sur  ce  point  sa  pensée  est  flottante,  oscillant  entre  des 
conceptions  contraires,  tantùtgrecques,  tantôt  juivesouromainesd'origine. 

C'est  là,  à  mon  sens,  qu'est  le  nœud  de  l'histoire  de  la  morale  chré- 
tienne antique.  Pour  les  Grecs  et  pour  les  judéo-alexandrins,  qui  sur  ce 


ANALYSES  ET  COMPTAS  RENDUS  231 

point  sont  grecs,  le  mal  métaphysique  est  le  non-être,  la  négation  de 
l'être,  et  le  mal  moral  est  le  résultat  de  ce  mal  métaphysique,  ile  résultat 
d'une  diminution  de  la  vérité  ou  de  la  puissance  de  l'esprit  capable  de 
saisir  la  vérité.  Le  mal,  en  d'autres  termes,  est  une  erreur,  la  méconnais- 
sance ou  la  connaissance  imparfaite  du  bien  ou,  chez  les  penseurs  reli- 
gieux, de  Dieu.  Chez  les  Romains  et  chez  les  chrétiens  d'Occident,  nous 
ne  trouvons  guère  de  spéculation  indépendante  sur  le  mal  métaphysique, 
mais  le  mal  moral  pour  eux  est  le  résultat  de  la  volonté  mauvaise,  non 
plus  de  la  méconnaissance  du  bien;  il  procède  d'une  disposition  de  l'in- 
dividu, héréditaire  ou  non,  à  repousser  la  vérité  et  le  bien^  non  par  igno- 
rance, mais  parce  qu'il  préfère  suivre  sa  propre  inspiration  en  sens  con- 
traire. Cette  différence  de  constitution  spirituelle  entre  le  Christianisme 
hellénique  et  le  Christianisme  occidental  est  profonde  et  les  conséquen- 
ces en  sont  capitales.  Pour  corriger  le  pécheur,  dans  le  premier  système,, 
Il  faut  l'éclairer,  l'instruire,  lui  communiquer  un  esprit  nouveau,  le 
nourrir  de  vérité,  au  besoin  malgré  lui ,  dans  le  second  système,  qui 
trouve  un  point  d'appui  précieux  dans  l'Ancien  Testament,  il  faut  briser 
la  volonté  rebelle,  s'emparer  d'elle  pour  la  diriger,  lui  substituer  une 
autre  volonté  pour  le  bien.  Je  ne  veux  ici  qu'indiquer  ce  qui  me  paraît 
être  la  véritable  explication  de  la  différence  entre  la  morale  chrétienne 
de  l'Église  orientale  et  celle  de  l'Église  d'Occident,  mais  on  voit  tout  de 
suite  quelles  conséquences  en  découlent  pour  l'application  de  la  morale  à 
la  société  et  quelle  lueur  cette  explication  projette  sur  toute  l'histoire  de 
l'Église. 

Dans  le  grand  et  fort  travail  de  M.  Thamin,dont  je  tiens  d'autant  plus 
à  reconnaître  les  qualités  de  premier  ordre  que  je  suis  souvent  en  dés- 
accord avec  lui,  ce  qui  me  manque  le  plus,  c'est  que  l'histoire  de  l'évo- 
lution de  la  morale  chrétienne  n'y  ait  pas  été  suffisamment  étudiée  au 
point  de  vue  philosophique,  en  pénétrant  jusqu'aux  principes  métaphy- 
siques des  préceptes. 

Jean  Réville. 


H.  DE  Castries.  —  Les  Gnomes  de  Sidi-Abd  er-Rahman  el- 
Medjedoub  [lis.  Medjdoub)  (t.  I.  des  Moralistes  populaires  de  l'is- 
lam). Paris,  E.  Leroux,  1898,  xxviii-121  p.  in-12. 

La  littérature  paioetnio graphique  a  été,  de  tout  temps,  en  faveur  chez 
les  Sémites  et,  dès  les  plus  anciennes  époques ,  on  trouve  chez  les  peuples 
de  cette  race  les  préceptes  oraux  condensés  en  courts  distiques,  frappés 


232  REVUE  DE  l'mistoihe  des  religions 

comme  une  monnaie  qui  circule  plus  aisément.  La  littérature  arabe 
moderne  est  particulièrement  riche  en  dictons  de  ce  genre,  attribués 
pour  l'ordinaire,  mais  sans  î^aranlie  d'authenticité,  à  un  marabout  dont 
le  nom  s'est  conservé  dans  la  mémoire  populaire  pour  des  causes  qui  le 
plus  souvent  nous  échappent.  Par  un  long  séjour  au  milieu  des  popula- 
tions de  l'ouest  de  l'Algérie,  par  sa  connaissance  de  la  langue  vulgaire 
et  des  mœurs  —  on  pourrait  dire  de  l'état  d'âme  des  Arabes,  —  M.  de 
Castries  était  parfaitement  préparé  à  la  tâche  qu'il  a  entreprise,  la  pu- 
blication des  gnoœes  d'un  marabout  marocain. 

La  vie  du  cheïkh  'Abd  er-RaAmân  ben  Mohammed  El-Medjedoub  est 
presque  inconnue,  et,  comme  dans  tous  les  cas  semblables,  la  légende 
s'est  substituée  à  l'histoire  '.  Les  dates  acceptées  par  M.  de  Castries  me 
paraissent  fausses  :  celle  de  la  naissance  (fin  du  xi"  siècle  de  l'hégire, 
lire  xc),  celle  de  la  mort  (1085).  Suivant  MM.  Delphin  et  Guin*,  il 
naquit  anlérieuremeni  au  xi^  siècle  de  l'hégire.  Si  vague  qu'elle  soit, 
cette  date  est  plus  exacte.  Elle  est  contirinée  par  un  passage  du  I\'achr 
el-Methâ7ii\  où  MoAammed  ben  E<-Tayib  Ei-Qâdiri,  dit,  en  parlant  du 
cheïkh  MoAammed  es-Sab',  fils  de  Sidi  'Abder-RaAmàn  El-Medjedoub, 
qu'il  mourut  en  l'an  1014.  L'existence  du  marabout  doit  donc  être  re- 
portée dans  la  première  partie  du  x^  siècle  de  l'hégire,  surtout  si  l'on 
tient  compte  de  la  tradition  d'après  laquelle  il  aurait  exercé  quelque 
temps  à  El-Qasr  le  métier  de  boucher,  sur  l'ordre  de  son  chef  spirituel, 
le  deuxième  successeur  du  cheïkh  MoAammed  ben  Solaïmàn  El-Djazouli, 
l'auteur  du  Dalaïl  el-Kheiràt  :  ce  dernier  mourut  en  870  hég*. 

C'est  à  l'aide  des  dictons  qui  lui  sont  attribués  que  M.  de  Castries  a 
essayé  de  reconstituer  l'existence  vagabonde  de  ce  derviche,  semblable  à 
ceux  qu'on  rencontre  si  fréquemment  en  Orient  :  «  êtres  bizarres,  moi- 
tié fous,  moitié  sensés  ;  se  plaisant  à  déconcerter  ceux  qui  cherchent  à 
les  analyser;  exagérant  leur  folie  quand  on  serait  tenté  de  les  prendre 
pour  sages  ;  faisant  montre  de  la  lucidité  de  leur  esprit  quand  on  raille 
leur  démence;  témoignant  la  plus  grande  indifférence  pour  le  monde 

1)  J'ai  recueilli  sur  lui,  au  Maroc,  uoe  légende  berbère  qui  le  montre  appre- 
nant la  langue  des  animaux  d'une  façon  miraculeuse.  Cf.  mon  Recueil  de  textes 
et  de  documents  relatifs  à  la  philologie  berbère.  Alger,  1887,  iiî-8°,  p.  65-67. 

2)  Notes  sur  la  poésie  et  la  musique  arabes.  Paris,  1886,  in-16,  p.  70. 

3)  Éfl.  de  Fas,  2  vol.in-4,  1310  hég.,  t.  I,  p.  90. 

4)  Ces  iûdicalions  m'empêchent  d'accepter  la  dale  de  8,»0  de  l'hég.  proposée, 
mais  non  d'une  manière  certaine,  par  M.  Slumme,  Uichtkunst  und  Gedichte  der 
Schlùh,  Leipzig,  1895,  in-S",  p.  9-10. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  233 

extérieur,  impudents  devant  les  grands  ;  toujours  cyniques  »  (p.  xi). 
Mais  si  ces  traits  s'appliquent  exactement  à  la  personne  morale  d'El- 
Medjdoub,  est-il  permis  d'y  chercher  des  allusions  à  des  faits  réels? 
M.  de  Castries  procède  par  suppositions';  ce  champ  est  vaste,  et  l'on 
ne  saurait  s'y  aventurer  sans  s'exposer  à  substituer  la  fantaisie  person- 
nelle à  la  réalité  historique.  J'aurais  voulu  plus  de  scepticisme  en  ce  qui 
concerne  les  anecdotes,  souvent  inventées  pour  expliquer  tel  dicton  dont 
le  sens  est  pordu.  Ce  n'est  pas  le  seul  exemple  de  lacunes  comblées 
par  l'imagination  arabe. 

La  verve  du  marabout,  en  le  considérant  comme  l'auteur  réel  des 
dictons,  s'exerce  d'abord  sur  les  femmes,  un  thème  assez  rebattu,  même 
à  l'époque  où  il  vivait  :  il  fait  ensuite  un  retour  sur  lui-même  et  le  mé- 
pris où  on  le  tient  ;  son  siècle,  naturellement,  n'est  pas  ménagé,  ce  qui 
lui  est  commun  avec  la  plupart  des  moralistes,  comme  le  démontrent 
amplement  les  rapprochements  cités  par  M.  de  Castries.  L'inconstance 
des  amis,  accompagnant  l'infidélité  de  la  fortune,  est  prise  à  partie  dans 
plusieurs  maximes,  et  le  moraliste  est  amené  par  là  à  la  résignation.  Il 
passe  ensuite  à  l'éloge  de  la  discrétion  et  à  l'ingratitude  qui  est  spécia- 
lement reprochée  aux  nègres.  Divers  traits,  généralement  satiriques,  sur 
le  Maroc  et  ses  villes  sont  suivis  de  l'éloge  des  Tolba  et  de  la  critique 
des  Berbères  Ghelh'as  '  ;  ce  qui  indique  bien  l'origine  arabe  des  dictons  : 
eafm  le  livre  se  termine  par  quelques  maximes  générales. 

M.  de  Castries  a  accompagné  sa  traduction  d'un  commentaire  abon- 
dant et  intéressant  par  les  rapprochements  qu'il  fait  des  dictons  du  ma- 
rabout avec  ceux  de  la  sagesse  hébraïque  et  grecque.  Quoiqu'il  porte 
sur  les  proverbes  de  Meïdàni"  le  même  jugement  que  M.  de  Landberg% 
il  ne  laisse  pas  de  s'en  servir  fréquemment  comme  points  de  comparai- 

1)  J'en  citerai  quelques  exemples  pris  au  hasard.  P.  5  :  «  Rien  n'empêche  de 
supposer  que  le  Medjedoub  en  attendant  l'inspiration  se  livrait  à  l'exercice  en 
question  ».  —  P.  37  :  «  Le  Medjedoub  venait  sans  doute  d'être  raillé  à  cause  de 
ses  burnous  rapiécés  ».  —  P.  '^9  :  «  On  venait  sans  doute  de  louer  la  sagacité 
du  Medjedoub  ».  —  Le  verset  44,  en  dépit  de  son  allure  prophétique,  a  bien 
évidemment  été  composé  de  nos  jours. 

2)  Le  dicton  126,  relatif  aux  Hoouara  a  été  publié  avec  des  variantes  dans 
l'ouvrage  de  MM.  Socin  et  Stumme,  Der  arabische  Dialekt  der  Houwara.  Leipzig, 
1894,  gr.  in-8°,  p.  7-8. 

3)  Au  lieu  de  la  très  médiocre  édition  donnée  par  Freytag,  il  aurait  mieux 
valu  citer  celle  qui  a  été  donnée  à  Boulaq  et  qui  a  l'avantage  de  donner  le  texte 
non  tronqué  du  commentaire. 

i)  Proverbes  et  dictons  du  peuple  arabe.  Leyde,  1883,  in-8,  p.  xi. 


23 i  REVUK  DE  l'histoire  dks  religions 

sons;  mais  celles-ci  auraient  pu  porter  aussi  sur  d'autres  recueils,  par 
exemple  le  chapitre  iv  du  Mosialref^  ;  le  septième  chapitre  du  ''Iqd  el- 
Ferid  d'Ibn  'Abd  Rabbih-,  etc.  On  doit  remarquer  aussi,  et  ceci  touche 
à  la  question  d'authenticité,  que  la  plupart  de  ces  dictons  semblent  avoir 
une  origine  littéraire'. 

Ces  observations  faites,  je  n'ai  plus  qu'à  féliciter  M.  de  Castries  de  sa 
publication.  Il  nous  annonce  dans  sa  préface  (p.  iir-viiij  qu'il  a  re- 
cueilli de  nombreuses  chansons  d'enfants,  de  laboureurs,  de  femmes; 
des  poésies  sahariennes,  des  lamentations  de  funérailles,  des  gnomes  de 
Sidi  'Abd  el-'Aziz  el-Maghraoui,  deSidi  'A/jmed  ben  Yousof,  deBent-el- 
Khass,  etc.  Puisse  le  succès  de  son  premier  volume  le  déterminer  à  en 
faire  paraître  d'autres  qui  seront  également  les  bienvenus. 

René  Bassi^t. 


Oswald-H.Parry.B.  a.  — SixmonthsinaSyrianmonastery, 
being  the  record  of  a  visit  to  the  head  quarters  of 
the  Syrian  Cliurch  in  Mesopotamia,  with  some  ac- 
count  of  the  Yazidis  or  Devil  -worshippers  of  Mosul 
and  El-Jilwah,  their  sacred  book.  lUustrated  by  the  author, 
With  a  Prefatory  note  by  the  Right  Révérend  the  Lord  Bishop  of 
Durham.  London.  Horace  Gox,  Windsor-House,  Bream's  Buildings 
E.  C.  1895. 

En  4892,  M.  Pairy  se  rendit  en  Orient,  au  nom  de  la  Syrian  Palriar- 
chate  Education  Society,  pour  inspecter  les  écoles  établies  par  le  Pa- 
triarche d'Antioche  à  l'aide  de  souscriptions  recueillies  en  Angleterre  et 
pour  se  rendre  compte  des  moyens  qu'il  convenait  d'employer  afin  de  pro- 
pager l'instruction  dans  les  églises  dépendantes  de  la  juridiction  du  Pa- 
triarche. Il  franchit  les  Portes  syriennes,  et  pour  gagner  Mossoul,  siège 
important  des  missions  européennes,  il  se  dirigea  par  Alep,  Orfa,Édesse, 

1)  El-Ibchihi.  Mostatref,  Bonlaq,  2  vol.  in-8,  1292  hég.,  l.  I,  p.  33-42. 

2)  Boulaq,  3  vol.  in-4,  1293  hég.,  t.  I,  p.  327-354. 

3)  Par  exemple  le  premier  hémistiche  du  vii<>  dicton  est  évidemment  emprunté 
a  un  vers  des  Mille  et  Une  Nuits,  édition  du  Qaire,  1302 hég.,  1. 1,  p.  4,  repro- 
duit d'ailleurs  dans  le  Nozhat  el-Absdr,  p.  68,  et  dans  le  Mostatref,  t.  Il, 
p.  288.  Une  des  sections  du  chapitre  de  ce  dernier  ouvrage,  cité  plus  haut,  Jcon- 
tient  précisément  une  longue  série  de  vers  (il  en  est  de  Lebid)  qui  sont  passés 
en  proverbes,  à  la  façon  des  sentences  de  Pubiiuà  Syrus. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  235 

Diar])ekr  et  Mardin.  Nous  ne  serons  pas  surpris,  enlisant  la  préface  de 
Mgr  Dunelm,  d'y  relever  des  jugements  très  arrêtés  et  conçus  à  un  point 
de  vue  tout  anglais  et  tout  apostolique.  La  mission  de  M.  Parry  était, 
en  eflfet,  très  importante  à  ce  double  point  de  vue.  Il  s'agissait  de  renouer 
des  relations  avec  les  communautés  qui  représentent  l'élément  syrien  de 
l'Église  d'Antioche  dans  un  but  dont  on  va  comprendre  sur-le-champ 
l'importance. 

Depuis  la  visite  du  D""  Ciaudius  Buchanan  aux  Syriens  de  la  côte  du 
Malabar,  linlérètpour  les  vieilles  églises  d'Orient  avait  fait  de  lents  mais 
sûrs  progrès.  L'existence  de  300.000  chrétiens,  sujets  de  la  Reine-Impé- 
ratrice, placés  sous  la  juridiction  spirituelle  du  Patriarche,  devait  entrer 
en  compte  et  explique  la  sollicitude  du  clergé  de  l'Église  d'Angleterre. 
C'est  ainsi  que  les  conclusions  de  Mgr  Dunelm  sont  conciliatrices  et 
pacifiques;  selon  lui,  quelque  entachées  d'hérésies  que  soient  ces  vieilles 
églises,  en  ce  qui  concerne  les  Jacobites  et  les  Nestoriens,  par  exemple, 
les  différences  ne  reposent  que  sur  des  malentendus  de  termes  techniques 
mal  compris,  et  que  dissiperait  toute  franche  explication  {Préface^  p.  vu). 
Ce  qui  les  distingue,  c'est  leur  ardent  désir  de  conserver  leurs  anciennes 
formules  et  d'en  pénétrer  le  sens;  restées  pures  d'ailleurs  de  toutes 
autres  erreurs  que  celles  des  premiers  âges,  ce  sont,  avant  tout  et  sur- 
tout, des  églises  nationales,  jalouses  de  transmettre  intact  leur  héritage 
apostolique,  indépendantes  l'une  de  l'autre  et  n'ayant  entre  elles  qu'un 
seul  lien,  la  langue  liturgique. 

L'Église  des  vieux  Syriens  rentre  spécialement  dans  ce  cas  et  ne 
semble  soucieuse  que  de  son  passé,  sans  désir  de  faire  cesser  son  isole- 
ment. On  a  bien  essayé  de  la  rattacher  à  ses  sœurs  d'Occident  par  les 
soins  des  missionnaires  romains  et  américains,  mais  Mgr  Dunelm  estime 
que  les  uns  et  les  autres  ont  également  failli  à  cette  tâche*  :  «  Piome, 
par  sa  force  aggressivo,  malgré  la  dignité  de  ses  offices,  la  puissance,  le 
dévouement  des  missionnaires  et  l'influence  politique  de  la  France,  re- 
pousse une  nation  fière  de  ses  prérogatives.  »  [Préface,^,  vm)  Les  églises 
américaines  semblent  également  peu  faites  pour  la  conciliation,  tandis 
que  l'Église  anglicane  pourrait  s'allier  aux  chrétiens  syriens  sans  mena- 
cer leur  indépendance,  ni  troubler  la  transmission  de  la  tradition.  La 
réconciliation  viendrait  par  une  connaissance  mutuelle  plus  intime,  et  le 
rapprochement  se  ferait  avant  tout  par  l'enseignement  du  clergé  pris 

1)  Relevons,  ici,  l'opinion  personnelle  de  M.  Parry,  p.  505  :  «  Yet  for  ail 
this  Rome  is  very  strong  in  Turkey,  and  prepared  to  maintain  her  position  by 
a!l  raeans,  etc.  » 


236  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

en  main  par  le  Patriarche  lui-même.  C'est  l'antique  monastère  d'El- 
Za'aferan  que  M'j^v  Dunelm  assigne  comme  l'emplacement  du  futur  col- 
lège. Le  séjour  de  six  mois  qu'y  fit  M.  Parry  forme  un  des  chapitres  les 
plus  attrayants  du  livre.  On  pénèti-e  avec  lui  dans  les  détails  d'une  vie 
rurale  et  monastique  pleine  de  charme  pour  l'Européen.  C'est  là  que  le 
voyageur  aéludié  la  situation  présente  de  l'Église,  ses  croyances  théologi- 
ques, sa  liturgie  et  la  hiérarchie  de  son  clergé.  Quatre  chapitres  entiers 
(pp.  279-355)  y  sont  consacrés  ;  on  les  lira  avec  intérêt,  à  quelque  commu- 
nion que  le  lecteur  appartienne  quels  que  soient  le  parti  pris  de  l'auteur  et 
et  les  conséquences  qu'il  a  voulu  tirer  de  ses  observations  personnelles. 

Les  vieux  Syriens',  au  nombre  de  200.000,  habitent  principalement 
l'étendue  de  terre  appelée  Mésopotamie  ou  El-Jezirek,  située  entre 
le  Tigre  et  l'Euphrate.  Dans  la  Syrie  propre,  il  y  en  a  près  de  10.000  ré- 
pandus entre  les  villages  desenvironsdeHoms,  de  Damas,  de  Saddur,  an- 
cienne localité  biblique,  qui  en  contient  3.000;  à  Alep,  presque  tous  les 
Syriens  ont  suivi  l'exemple  de  beaucoup  de  Grecsetd'Arméniensetsesont 
réunis  à  la  communion  romaine.  A  Urfa,  l'antique  Edesse,  on  en  trouve 
un  certain  nombre  ainsi  qu'au  nord  et  à  l'est,  vers  Kharput  et  Diarbekr. 
Une  des  plus  fortes  agglomérations,  près  de  40.000  habitants,  est  can- 
tonnée dans  le  massif  de  montagnes,  appelé.lebelTur,  compris  entre  Mar- 
dinet  le  Tigre.  D'ailleurs  il  est  assez  malaisé  d'en  faire  un  recensement 
exact;  la  peur  des  impôts  et  des  taxes  empêchent  les  déclarations  loyales. 

Ajoutons  à  ce  nombre  restreint  les  300.000  chrétiens  de  la  côte  de 
Malabar  qu'on  appelle  également  Syriens,  non  qu'ils  soient  Syriens  de 
race,  — bien  qu'on  puisse  remontera  deux  migrations  venues  de  Mésopo- 
tamie et  de  Perse,  —  au  viii^  siècle  et  au  ix%  —  mais  parce  qu'ils  ont  reçu 
leur  foi  chrétienne  d'apôtres  de  l'Église  d'Antioche  et  que  le  syriaque  est 
resté  leur  langue  ecclésiastique.  Ce  respectable  appoint  justifie  les  em- 
pressements dont  le  Patriarche  fut  l'objet  en  Angleterre. 

C'est  à  Mardin  que  M.  Parry  fut  présenté  à  Sa  Sainteté  Moran  Mar 
Ignace,  Pierre  III,  Patriarche  du  siège  épiscopal  d'Antioche  et  de  toutes 
les  églises  jacobites  de  Syrie  et  d'Orient,  qui  s'intitule  aussi  Papa 
Orientis,  jjatriarcha  theopolis  Antioclias  lotiusque  Orientis;  c'est  un 
chef  absolu,  spirituel  et  temporel,  la  Porte  trouvant  commode  d'avoir 

l)Les  vieuxSyriens  se  servent  eux-mêmes  du  nomdeSyriens  pourse  distinguer 
des  Grecs  de  Palestine,  et  de  celui  de  vieux  pour  se  séparer  des  prosélytes  latins 
et  des  Assyriens  ou  Syriens  orientaux.  Quant  à  l'histoire  desEglises  d'Antiocheet 
d'Édesse,  nous  renvoyons  au  cours  que  fait  celte  année  M.  J.Deramey  à  l'École 
des  Hautes-Études. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  237 

affaire  à  ses  sujets  chrétiens  par  la  voie  d'un  représentant  directement 
responsable;  ainsi,  il  y  a  peu  de  temps  encore,  le  Patriarche  était 
toujours  menacé  d  être  appelé  à  répondre  en  personne  pour  tel  crime 
commis  par  un  des  membres  de  sa  communauté.  A  la  suite  de  longs 
efforts,  il  avait  enfin  obtenu  d'être  représenté  à  Constantinople,  au 
lieu  d'être  obligé  d'avoir  recours  au  patriarche  grégorien  d'Arménie  et 
d'y  avoir  un  évèque  suffragant  avec  droit  d'audience  du  Sultan  (p.  314 
et  suiv.).  En  1892,  Pierre  III  était  un  grand  et  beau  vieillard  déplus  de 
quatre-vingt-quatorze  ans,  plein  d'urbanité  et  de  dignité  ;  il  portait  sur 
son  visage  les  traces  de  ses  longs  ennuis  et  de  sa  haute  responsabilité. 
Aux  yeux  de  la  reine  Victoria,  il  apparut  comme  une  évocation  du  type 
d'Abraham!  En  1874,  il  s'était  rendu  en  Angleterre  sur  l'invitation  de 
Mgr  Tait,  archevêque  de  Canterbury,  pour  régler  de  graves  diffé- 
rends qui  s'étaient  élevés  dans  les  communautés  de  l'Inde  au  sujet  de 
la  nomination  d'évêques  rivaux  '  ;  sa  visite  s'imposait  en  quelque  sorte 
pour  faire  cesser  des  divisions  dont  l'origine  remontait  jusqu'à  la  venue 
de  Mar  Gregory  en  16Ô5.  Sa  mission  réussit,  et  il  revint  en  1876  après 
avoir  été  reconnu  comme  chef  suprême  des  églises  de  la  côte  de  Mala- 
bar*. 

Quand  le  Patriarche  reçut  M.  Parry,  il  était  affaibli  par  une  longue  ma- 
ladie ;  il  passa  leté  au  monastère  d'El  Za'aferan  et  rentra  le  6  octobre  à 
Mardin  où  il  mourut  subitement.  Sa  vie  avait  été  rude  et  laborieuse, 
toute  de  lutte  et  d'efforts.  Malgré  sa  haute  situation  autocratique  qui 
l'obligeait  à  un  noble  isolement,  il  avait  conquis,  par  la  séduction  per- 
suasive d'un  cœur  affectueux  et  tidèle,  de  très  chaudes  sympathies.  Si 
parfois  il  a  été  mal  jugé,  c'est  qu'il  a  été  mal  compris.  Il  est  allé  se 
reposer  dans  le  tombeau  qui  lui  était  préparé  dans  son  noble  monastère 
et  y  attendre  le  jour  où  les  schismes  auront  cessé  devant  le  seul  juge 
ment  infaillible  du  Dieu  Éternel  ! 

Tout  en  se  livi^ant  à  ses  études  spéciales,  M.  Parry  ne  négligeait 
aucune  occasion  de  recueillir  des  documents  sur  l'administration  turque, 

i)  Une  note,  p.  351,  dément  une  partie  du  récit. 

2)  Les  300.000  Syriens  de  la  côte  malabare  ont  changé  la  suprématie  nesto- 
rienne  pour  celle  des  Jacobites.  Dans  les  divers  recensements,  celui  de  1871, 
entre  autres,  on  a  confondu  les  catholiques  syriens  (200.000)  et  les  Jacob. tes 
(100.000).  Le  ceicsus  de  1891  ne  nous  est  pas  encore  parvenu.  —  Voy.  The 
Syrian  ChrUtians  of  Malabar,  being  a  catechism  of  their  doctrine  and  ritualby 
Edavalikel  Philipos,  Choreyiscopus  and  Cathanar  (».e.  priest)  of  the  Qreat 
Church  ofCottayam  in  T'-avancore,  1869. 

16 


238  REVUE  i>E  l'histoike  des  religions 

les  cruels  abus  de  ses  fonctionnaires,  leurs  exactions  vis-à-vis  des  popu- 
lations inoflensives  qui  vivent  sous  leur  pouvoir  :  idolâtres  ou  chré- 
tiennes, leur  sort  est  également  précaire  dans  un  pays  livré  totalement  à 
l'arbitraire  et  au  régime  du  bon  plaisir.  Lors  de  son  séjour  à  Mossoul, 
il  fut  à  même  de  se  rendre  compte  de  faits  dont  l'atrocité  révolte  les  sen- 
timents d'humanité  les  plus  rudimentaires  et  dénonce  les  vues  étroites 
et  mesquines  de  la  Porte  qui  sacrifie  des  sujets  honnêtes  et  laborieux 
à  la  cupidité  ou  aux  lâches  calculs  de  ses  fonctionnaires.  Le  chapitre  xviii 
(pp.  252-'26o]  est  consacré  à  un  douloureux  épisode,  déjà  ancien  (1892), 
mais  auquelles  récents  massacres  d'Arméniedonnentun  intérêt  palpitant. 
C'est  une  histoire  lamentable  que  celle  des  inoffensifs  Adorateurs  du 
Diable,  ainsi  qu'on  appelle  les  Yezidis,  ces  paisibles  habitants  des  vertes 
vallées  du  Sheikhan  et  des  monts  abruptes  du  Sinjar.  Depuis  près  de 
soixante  ans  des  massacres  dirigés  soit  par  les  Kurdes,  soit  par  les  pa- 
chas, ont  successivement  appauvri  et  décimé  ces  populations.  Ceux  dont 
M.  Parry  s'est  fait  le  narrateur  ont  surpassé  les  cruautés  de  Beder- 
khan-Beg,  le  chef  kurde  de  Rowandooz  et  du  pacha  crétois  Moham- 
med*. 

Cette  dernière  campagne  d'extermination^  a  revêtu  un  caractère  d'au- 
tant plus  odieux  qu'elle  est  la  violation  d'un  firman  obtenu  en  1847  par 
Lord  Stratford,  à  la  pressante  requête  de  Sir  Henry  Layard  ^  C'est  pen- 
dant les  fouilles  en  Assyrie  du  grand  explorateur  anglais  que  celui-ci  fut 
à  même  de  connaître  ces  malheureuses  populations  et  de  faire  parvenir 
leurs  justes  réclamations  jusqu'aux  pieds  de  Sa  Hautesse  :  aussi  les  Yezi- 
dis l'accueillirent-ils  en  sauveur;  deux  fois  la  vallée  de  Sheikh-Adi  s'illu- 
mina sous  ses  yeux;  deux  fois  il  fut  témoin  de  l'allégresse  d'une  com- 
munauté entière  qui,  en  retour  de  ses  bienfaits,  lui  livra  avec  simplicité 

\)  En  1840,  les  Yezidis  du  Kurdistan  étaient  au  nombre  de  200.000  et  pou- 
vaient mettre  sur  pied  3.000  cavaliers  et  6.000  fantassins.  Avant  la  dernière 
persécution,  il  en  restait  a  peine  90.000! 

2)  Nous  passons  sous  silence  lous  les  odieux  détails  de  la  persécution  san- 
glante d'Osman-Beg.  Njus  ferons  simplement  remarquer  que,  cette  fois,  on  ne 
pourra  pas  dire  que  «  l'esprit  public  anglais  se  soit  adonné  à  l'un  de  ses  sports 
préférés,  —  une  croisade  philanthropique  agressive  qui  sert  les  intérêts  britan- 
niques. »  Si  les  Anglais  avaient  des  intérêts  à  soutenir,  ce  ne  serait  pas  assu- 
rément à  Sheikh-Adi,  mais  bien  à  Mardin. 

3)  Le  firman  obtenu  par  Layard  exemptait  les  Yezidis  du  service  militaire  et 
de  tout  impôt  illégal  ;  il  défendait  pareillement  la  vente  des  enfants  comme  es- 
claves, leur  accordait  le  libre  exercice  de  leur  religion  et  les  plaçait  sur  le 
même  pied  que  les  autres  sectes  reconnues. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  239 

les  secrets  de  son  culte  et  de  sa  foi.  D'ailleurs,  quelle  que  soit  l'origine 
des  Yezidis,  peu  importe  !  qu'on  les  regarde  même  —  et  cela  avec  une 
certaine  apparence  de  raison  —  pour  les  derniers  vestiges  d'une  secte 
dérivée  des  hérésies  qui  ont  pris  naissance  au  sein  du  Zoroastrisme  décli- 
nant, le  fait  curieux,  c'est  qu'ils  ont  traversé  les  âges  en  maintenant 
leurs  croyances  avec  la  plus  grande  fermeté,  jusqu'à  l'effusion  de  leur 
sang;  or  ces  croyances,  quelles  sont-elles  au  juste?  Voilà  ce  qu'on  a  la 
plus  grande  peine  à  formuler. 

Le  reproche  que  leur  adressent  les  musulmans,  c'est  précisément  de 
n'avoir  pas  de  livre  sacré,  et  à  cause  de  cette  lacune  ils  sont  confondus  dans 
le  vil  troupeau  des  sectes  non  reconnues.  Tout  ignorants  qu'ils  soient,  ils 
peuvent  néanmoins  en  produire  une  ébauche  qui  semble  renfermer  une 
partie  de  leurs  traditions  écrites.  Badger  et  Layard  l'ont  vue  ;  ils  en  ont 
même  publié  la  traduction  de  quelques  fragments.  Ce  livre  est  écrit  en 
arabe  et  ne  présente  pas  comme  rédaction  de  caractères  sérieux  de  haute 
antiquité;  or  comme  les  Yezidis  se  servent  journellement  du  dialecte 
kurde,  ils  ne  peuvent  comprendre  ni  leurs  chants  ni  leurs  prières.  Dans 
un  appendice,  nous  trouvons  la  copie  la  plus  authentique  de  ce  livre  donnée 
par  M.  E.-G.  Browne^  de  Pembroke  Collège  ;  elle  provient  d'un  manus- 
crit appartenant  à  feu  Roberlson  Smith  qui,  peu  avant  sa  mort,  en 
avait  commencé  la  traduction.  Ce  manuscrit  a  été  rédigé  par  un  Mos- 
souliote  qui  avait  eu  l'occasion  d'obtenir  des  renseignements  exacts  sur  les 
Yezidis.  Les  sources  principales  sont  :  1"  le  KUab  el-Aswad  (le  livre 
noir),  manuscrit  du  x^  siècle,  contenant  des  traces  de  l'influence  et  de  la 
censure  musulmanes;  ainsi  le  mot  sheitan  y  est  systématiquement 
effacé  ;  de  là  son  nom  ;  —  2"  Aitah  el-Jilwa  (le  livre  de  la  [divine]  splen- 
deur)_,  attribué  à  Sheikh-Adi  lui-même  et  remontant  au  xii«  siècle; 
—  3°  une  histoire  de  Mossoul  écrite,  il  y  a  cent  ans  à  peu  près  ;  —  4"  les 
récits  d'un  vieux  prêtre  syrien  qui  résida  pendant  plus  de  trente  ans  au 
milieu  des  Yezidis. 

Les  épreuves  dece  curieux  appendice  furent  communiquées  par  M.  E.-G. 
Browneà  M.  J.  Menant,  à  qui  M.  l'abbé  Chabot  s'empressa  de  signaler  la 
présence  à  la  Bibliothèque  nationale  de  deux  manuscrits  rédigés  en  écri- 
ture syriaque  qui  donnent  de  curieuses  variantes.  M.  l'abbé  Chabot 
vient  deles  faire  paraître  dans  le  Journal  asiatique  (janvier-février  1896, 
pp.  110-132). 

D.  M. 


240  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

A.  Laurent.  — La  Magie  et  la  Divination  chez  les  Chaldéo- 
Assyrien-).  —  (Paris,  librairie  de  l'Art  Indépendant,  in-8,  1894.) 

Montaigne  parle  quelque  part  «  de  la  piperie  des  mots  ».  Il  y  a  aussi 
la  piperie  des  titres  de  livres. 

Séduit  par  le  titre  de  l'opuscule  de  M.  Laurent,  je  viens  d'en  faire  une 
lecture  très  attentive,  et  cette  lecture  n'a  pas  été  sans  déceptions. 

Comme  tout  effort  mérite  d'être  encouragé,  j'applaudis^  sans  réserves, 
à  l'excellente  idée  qu'a  eue  l'auteur  de  vulgariser  la  connaissance  «  de  la 
magie  et  de  la  divination  chez  les  Chaldéo- Assyriens  ». 

Mais,  sans  excéder  les  droits  de  la  critique  et  sans  sorlir  des  strictes 
limites  des  convenances,  ne  me  sera-t-il  pas  permis  de  dire  que  l'auteur 
s'est  trop  hâté  d'écrire  sur  ces  difficiles  matières?  Faute  d'initiation  suf- 
fisante, son  Traité  de  la  magie  ne  porte^pas  traces  d'un  travail  personnel, 
et  trop  nombreuses  sont  les  pages  qui  semblent  n'être  que  de  la  compi- 
lation et  où  abondent  les  redites. 

Je  doute  que  l'on  trouve  une  seule  idée  générale,  sur  le  caractère  reli- 
gieux de  la  magie,  sur  ses  débuts,  son  développement,  qui  appartienne 
en  propre  à  l'auteur. 

M.  Laurent  ne  croit  pas  devoir  se  préoccuper  de  savoir  comment  les 
pâtres  de  Chaldée,  grands  observateurs  du  ciel,  en  sont  venus  à  croire 
à  l'existence  d'un  monde  surnaturel;  à  l'aide  de  quelles  hypothèses  ou 
sur  quelles  apparences  ils  en  sont  arrivés  à  regarder  comme  possibles 
les  relations  entre  l'homme  et  les  esprits.  De  ces  questions  qui  nous 
semblent,  à  nous,  palpitantes  d'intérêt  et  susceptibles  d'éclairer  d'un 
jour  lumineux  nos  idées  actuelles,  M.  Laurent  ne  paraît  avoir  aucun 
souci. 

Je  passe  et  j'arrive  aune  critique  plus  grave  :  M.  Laurent  n'a  certai- 
nement aucune  connaissance  personnelle  et  directe  des  documents  ori- 
ginaux. 

Ses  citations  manquent  de  la  précision  qu'y  mettrait  un  assyriologue 
qui  a  manipulé  les  textes,  ne  fût-ce  qu'une  fois. 

Ainsi,  page  3  de  son  opuscule,  il  n'a  pas  remarqué  l'interversion  des 
colonnes,  ni  constaté  que  le  texte  qu'il  cite  commence  colonne  V  et  se 
termine  colonne  IV. 

Page  9,  il  parle  d'un  «  Processus  of  Biblical  Archaeology  Society,  «N'a- 
t-il  pas  confondu  avec  le  «  Proceedings  of  the  Society  of  Biblical  Archaeo- 
logy i>? 

Ailleurs,  page  34,  il  nous;  donne  cette  référence,  absolument  erronée  ; 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  241 

W.A.l.  IV,  3,  col.  VI.  Or  à  la  planche  III  du  quatrième  volume  des  W.  A. I. 
se  trouvent  les  colonnes  I  et  II  ;  à  la  planche  IV,  les  colonnes  III  et  IV; 
mais  de  colonne  VI  il  n'est  pas  fait  mention. 

Pages  31  et  32,  il  nous  parle  d'une  «  figuration  sculptée  »  qui  «  nous 
montre  un  mort  étendu  sur  son  lit  de  funérailles,  etc.  ».  Puis  il  em- 
prunte ce  la  description  de  cette  sculpture  »  aux  Lectures  de  M.  Maspéro. 

Enfin,  il  a  le  très  grand  tort  de  dire,  page  32  :  «  Nous  ajouterons  que 
le  morceau  de  sculpture  est  divisé  en  ti^ois  registres.  » 

Or,  si  M.  Laurent  avait  consulté  le  document  original,  il  aurait  constaté 
toutd'ahord  que  (ncemorceRU  descu\pture  est  une  plaque  de  bronzegravée  » . 

En  second  lieu,  il  se  serait  aperçu  que  cette  plaque  contient,  non  pas 
trois,  mais  quatre  registres  ;  car  l'interprétation  de  M.  Clermont-  Ganneau  * 
sur  ce  document,  acheté  par  M.  Perétié,  premier  drogman  du  consulat 
de  France  à  Beyrouth,  est  et  reste  la  meilleure  de  toutes. 

Page  54.  Si  l'auteur  avait  jeté  le  coup  d'œil  le  plus  superficiel  sur  les 
débris  du  texte  de  W.  A.  I.,  III,  3,  n"  3-5,  il  eût  compris  que  toute  tra- 
duction de  ce  texte  est  impossible  et  que  l'arbitraire  tient  une  trop  large 
place  dans  les  restitutions  et  traductions  de  M.  Smith.  Cette  citation  est 
d'autant  plus  mal  venue  que,  pour  les  besoins  de  sa  cause,  M.  Laurent 
pouvait  invoquer  cent  textes  non  mutilés  et  à  l'abri  de  tout  arbitraire.  Je 
me  contente  de  lui  signaler  les  planches  XLIV  et  XLV  du  quatrième  vo- 
lume des  W.A.l.  Non  seulement  le  texte  est  complet,  mais  les  caractères 
sont  d'une  netteté,  d'une  beauté  remarquables^  et  ne  laissent  place  à  au- 
cune traduction  arbitraire.  Là,  comme  dans  le  caillou  de  Michaux,  I  R., 
70,  se  trouvent,  au  complet,  les  formules  d'imprécations. 

Enfin,  car  il  faut  en  finir,  comme  dernière  preuve  que  M.  Laurent  n'a 
pas  travaillé  sur  les  documents  originaux,  j'évoque  en  témoignage  ces 
lignes  de  la  page  46  de  son  opuscule  :  «  A  titre  de  renseignements  nous 
donnons  une  incantation  dont  nous  n'avons  pu  revoir  la  traduction, 
n'ayant  pas  entre  les  mains  le  texte,  qui  est  écrit  sur  une  tablette  du 
British  Muséum,  cctée  K.  142.  Nous  emprunterons  donc  la  traduction 
de  M.  Lenormant.  » 

M.  Laurent  écrivait  ces  lignes  en  1894.  Or,  en  1875,  c'est-à  dire  dix- 
neuf  ans  plus  tôt,  le  British  Muséum  avait  publié  le  texte  «  dont  M.  Lau- 
rent se  plaignait  de  ne  pouvoir  revoir  la  traduction  ».  A  la  planche  LVI 
du  quatrième  volume  des  W.  A.  I. ,  Reverse,  lig.  15,  ileût  vu,  ce  que  Lenor- 

i)  Revue  archéologique,  nouvelle  série,  t.  XXXVIII,  1879,  juin-décembre, 
page  337. 


242  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

mant,  n'a  pas  indiqué,  que  l'incantation  était  faite  au  nom  du  dieu  Nusku  : 
Surbuu  ilitti  Anum  (16)  tamsil  abi,  bukur  Bel,  larbit  apzii,  binuul 
Bel  Marduk... 

Je  laisse  à  M.  Laurent  le  soin  de  traduire  ces  lii,mes  faciles,  tout  en 
me  réservant,  comme  il  ledit  «  de  Lenormant,  de  revoir  sa  traduction  ». 
Plus  encore  que  ses  citations,  ses  traductions  me  sont  une  preuve  qu'il 
n'y  a,  dans  son  travail,  aucun  caractère  personnel. 

Ses  traductions  manquent  de  la  précision  qu'y  doit  et  qu'y  peut  mettre, 
aujourd'hui,  un  assyriologue.  Elles  ont  l'air  vieillot,  telles  qu'on  les  don- 
nait il  y  a  vingt  ans.  Elles  sont  disparates,  traduisant  le  même  mot  assy- 
rien par  des  mots  français  différents  :  pour  tout  dire  en  un  mot  les  tra- 
ductions de  M.  Laurent  dénotent  qu'il  a  puisé  de  droite  et  de  ^^auche, 
sans  souci  du  texte  et  sans  connaissances  suffisantes  pour  modifier  les 
essais,  fatalement  informes,  des  premiers  traducteurs. 

Venons  aux  preuves. 

Page  3  de  son  opuscule,  où  il  est  question  des  sept  esprits  mauvais, 
M.  Laurent  traduit  :  ((  Comme  le  cheval  qui  est  dans  la  montagne.  )> 

Dans  le  texte,  et  pour  cause,  il  n'y  a  pas  kima  =  comme.  Si  M. 
Laurent  avait  songé  au  texte  de  IV  R.,  pi.  V  :  yuml  muttaqputuv  Ul 
llmnutuvsunu,  .c  les  jours  revenant  en  cycles,  les  dieux  méchants, 
ce  sont  eux  ,  il  n'aurait  pas  commis  cette  faute  de  traduction.  De  même 
que,  dans  ce  dernier  texte,  les  dieux  qui  reviennent  en  cycles,  c'est-à-dire 
qui  veillent  à  ce  que  le  soleil,  outrepassant  ses  droits,  ne  reste  à  l'ho- 
rizon plus  longtemps  qu'il  ne  doit,  sont  appelés  jours  ;  ainsi,  dans  le 
texte,  mal  traduit  par  M.  Laurent^  les  esprits  sont  appelés,  vu  leur  carac- 
tère violent,  i  cheval  de  la  montagne». 

A  la  même  page,  et  dans  le  même  texte,  M.  Laurent  appelle  les 
esprits  «  révoltés  contre  les  dieux  ».  S'il  s'agissait  de  révoltés,  la  langue 
assyrienne  avait  le  mot  nah'uti  ;  mais  dans  le  texte  il  y  a  :  guzaluu 
sa  ilusunu  ;  il  ne  s'agit  donc  pas  de  révoltés  ;  mais,  au  contraire, 
d'«  agents  destructeurs  au  service  des  dieux  ».  C'est  sous  le  même  mot 
et  dans  le  même  rôle  que  nous  les  retrouvons  dans  le  récit  du  déluge. 

Page  16.  L'auteur,  dans  sa  traduction  de  IV  R, ,  14,  2,  oublie  de  tra- 
duire la  ligne  8/9  :  qarradu,  mar  apzii,  sa  ina  maati  saquu.  Le  tra- 
ducteur, qu'il  copie,  l'avait  omise. 

Page  49.  M.  Laurent  se  permet  des  restitutions  non  justifiées,  lignes 
58  et  d9  ;  rien  ne  légitime  la  traduction  d'une  lacune  par  ces  mots  : 
«  Tourne  vers  lui  ton  regard  »,  rien  ne  légitime  la  traduction  du  verset 
48  recto  par  <■  hormis  toi  »  ;  ela  a  toujours  signifié  «  au-dessus  ». 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  '243 

Mus teseru,  du  même  \erse\,  n'a  jamais  eu  le  sens  de  divinité  loyale;  il 
fallait  le  traduire  par  «  dieu  directeur  ». 

Ligne  50,  kinnis  naplisinnima  ne  saurait  être  traduit  u  loyalement 
regarde  avec  pitié  )). 

La  plus  fantaisiste  des  traductions  est  certainement  celle  des  lignes 
absolument  mutilées  58,  50,  60  :  «  De  Ah  et  de  Hélas  son  cœur  est 
douloureusement  affligé  ;  »  —  «  Il  verse  des  pleurs,  en  cris  de  douleur 
il  se  répand.  » 

Et  tout  cela  pour  traduire  ces  mots  incohérents  :  zu-al  sunu  pa  ra 
dabi  ;  —  masou  bartuv  ihu  ki. 

La  page  20  nous  fournit  de  nouvelles  preuves  que  l'auteur  n'a  ni  lu 
ni  traduit  sur  l'original  IV  R.,  pi,  XIII,  n"^  3.  Lalacunequ'il  laisse,  ligne 

3(),  n'existe  pas;  au  lieu  de  traduire  :  «  Que  les d'arbres  à  fruits  », 

il  fallait  traduire  le  kiruu  inbi  par  k  le  jardin  d'arbres  à  fruits  ». 

Page  21.  La  traduction  de  IR.,  p.  16,  lignes  50  et  suivantes,  manque 
de  précision  et  de  personnalité  :  elle  a  l'âge  et  les  défauts  de  la  traduction 
de  M.  Lotz  (1880).  Ainsi,  ligne  5,  ana  matima  riibu  arkuu  sont  traduits 
«  pour  toujours,  quand  cela  sera  »;  or,rubuarkuu  désigne  i  leprince fu- 
tur I  et  non  «  quand  cela  sera  . —  Ainsi  encore,  enahu  ne  signifie  pas  «  la 
décrépitude  »,  car  il  ferait  double  emploi  avec  le  verbe  usalbaruu.  Les 
Assyriens  ne  connaissaient  pas  la  tautologie  si  chère  à  certains  traduc- 
teurs :enahu  emporte  avec  lui  l'idée  d'anéantissement,  de  ruine  absolue. 

A  noter,  dans  ce  même  texte,  la  traduction  absolument  défectueuse, 
et  qui  nous  reporte  à  l'enfance  de  la  traduction  des  textes  assyriens,  de 
la  ligne  56  :  \abnu\  nariya  u  temminiya  kisalli  lip'suus,  «  purifier  avec 
de  l'huile  mes  tablettes  et  mes  inscriptions  de  fondations  ». 

Aujourd'hui  l'optatif  lipsuus  se  traduit,  comme  il  convient,  par 
«  qu'ilnettoie  ». D'huile,  commeprocédéde  nettoyage,  il  n'est  pas  question. 

Page  24.  M.  Laurent  nous  donne  du  texte  IV  R.,  16,  n°  1,  une  traduc- 
tion qui  dépasse,  en  fantaisie,  tout  ce  qu'il  nous  a  proposé  jusqu'à  ce 
moment.  Sans  que  rien  l'y  autorisât,  il  a  vu,  dans  ce  texte,  la  preuve 
«  que  les  Babyloniens  assyriens  usaient  de  talismans  ». 

Pour  le  dire  en  passant,  j'ai  traduit  et  commenté  à  la  Sorbonne  vingt 
textes  mieux  qualifiés  pour  prouver  l'usage  des  talismans. 

Passe  encore  que  l'auteur  traduise  le  mot  mamit  par  «  talisman  ». 
M.  Oppert  le  traduit  par  «  sort  »,  et,  pour  moi,  je  proposerais  le  mot  «  des- 
tin »  au  sens  que  l'on  y  attachait  dans  la  fête  de  Zakmuku*. 

i)  Voir  mon  arlirle  sur  la  Religion  d'Assurbanipal,  volume  Vil  de  la  Section 
des  sciences  religieuses,  1896. 


244  REVUE  DE  l'histoire  des  religions 

Mais  ce  qui  est  absolument  inadmissible,  c'est  que  le  même  mot 
usurtu,  ligne  2;  usurat,  ligne  4,  ligne  6,  etc.,  soit  traduit  :  l»  par 
le  mot  stèle  ;  2"  par  le  mot  limite  [tout  en  se  servant  de  ce  deu- 
xième terme  limite,  M.  Laurent  aurait  dû  traduire  usurat  ilane 
sa  la  napalkuti  «  limite  des  dieux  qu'ils  ne  peuvent  dépasser  »];  3°  par 
le  mot  composite  (pourquoi?)  borne-limite.  Et  que  penser  de  la 
traduction  du  verset  8  ;  ilu  istànu  la  muspi/u,  «borne-limite  qu'aucun 
dieu  n'a  compris  »  {sic)?  Homme  ou  dieu,  je  ne  sais  qui  pourrait  com- 
prendre une  borne-limite!  Qu'elle  reste  donc  incompris  ou  incomprise! 
Et  la  traduction  du  morceau  tout  entier  se  poursuit,  dans  une  con- 
fusion digne  de  la  tour  de  Babel,  ^t  que  je  ne  me  charge  pas  de  démêler. 
Page  36.  L'auteur  nous  offre,  après  vingt  autres,  une  traduction  de 
la  fameuse  tablette  de  la  Descente  d'Istar  aux  enfers  (IV  R.,  31).  Au 
point  de  vue  de  la  traduction,  nul  texte  n'a  subi  des  fortunes  plus  diverses, 
depuis  le  jour  où  M.  Lenormant,  dans  ses  Fragments  de  Bérose,  n'y 
voyait  qu'une  cérémonie  d'initiation  ». 

Depuis  lors,  Fox  Talbot,  Schrader,  Lenormant  lui-même^  M.  Oppert 
et  le  D'  Jeremias  ont  donné  de  ce  texte  des  traductions  qui,  pour  n'être 
pas  définitives,  témoignent  d'un  progrès  considérable  dans  la  connais- 
sance de  la  langue  assyrienne. 

Héritier  de  tant  d'efforts,  M.  Laurent  était  en  situation  de  nous  pro- 
poser une  traduction  améliorée  et  qui  nous  fût  une  preuve  de  son  travail 
personnel.  Vaine  illusion  ! 

1"  Par  ses  omissions  il  prouve,  une  fois  de  plus,  qu'il  n'a  pas  étudié  le 
texte  original;  par  exemple,  \sL\\gne69  :  susaassi  ana  sulim,  «  fais  entrer 
pour  sa  punition  »,  est  omise. 

Est  omise  également  la  ligne  80  :  ittil  ardatûm  ina  ahila. 

2°  Ses  traductions  dénotent  la  même  absence  de  travail  personnel.  Je 
n'en  citerai  comme  preuves  que  la  traduction  des  versets  68,  93,  où  le 
moi  alka  est  rendu,  contre  toute  règle  philologique  et  toute  règle  de 
bon  sens,  par  le  mot  français  «  viens  ». 

Quand,  comme  la  déesse  AUatu  le  fait,  on  envoie  quelqu'un,  on  n'a 
pas  coutume  de  lui  dire  :  «  Tiens  ». 

Et  lorsqu'il  s'agit,  par  exemple,  comme  au  numéro  93,  d'envoyer 
Uddusunamir  vers  la  porte  du  pays  d'où  l'on  ne  revient  pas  et  que  la 
déesse  Istar  menaçait  d'enfoncer,  la  reine  des  Enfers  ne  pouvait  dire 
à  son  serviteur  :  «  Viens  »,  mais  «  Va  »  [alka). 

Page  45.  Je  me  borne  à  relever  :  1°  une  omission  de  ligne  qui  prouve 
qu'on  n'a  pas  traduit  sur  l'original,  IV  R.,  pi.  IV,  n°  2  recto  —  la  ligne 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  243 

omise  est  la  huitième  :  puu  ellu  sa  [ilu)  Ea  uUilsunuti;  —  2°  une  traduc- 
tion qui  date  des  temps  antédiluviens  de  l'assyriologie,  ligne  16  :  ina 
mahar  ummikunu  Damkina,  «  à  la  face  de  votre  mère,  VEpovse  du 
grand  Poisson!  » 

Page  49.  De  cette  page,  comme  de  toutes  celles  que  j'ai  dû  citer,  res- 
sort la  double  preuve  que  l'auteur  ne  travaille  pas  sur  les  documents 
originaux  et  qu'il  n'emprunte  ses  traductions  qu'à  des  ouvrages  suran- 
nés. En  1894,  il  n'était  plus  admissible  de  donner  au  grand-père  d'Apil- 
schin  le  nom  d'«  Hammuragasch  >>. 

Pour  ne  pas  commettre  cette  faute  impardonnable,  il  suffisait  à  l'auteur 
d'ouvrir  le  cinquième  volume  des  W.  A.  I.  A  la  planche  XLIV,  dans  la 
première  colonne  et  à  la  ligne  21,  il  eût  trouvé  d'un  côté  kammu-rabi 
et  de  l'autre  kimtu  l'apastu. 

En  second  lieu,  pourquoi  traduire  aujourd'hui,  comme  on  le  faisait,  à 
très  grand  tort,  il  y  a  trente  ans,  le  mot  ummanisu  par  «  ses  peuples 
florissants  »?  Le  mot  assyrien  ummanu  se  compose  de  deux  élé- 
ments :  zab  -\-  hi-a  [madu],  c'est  autant  dire  que  «  hommes  nombreux  ». 
Le  mot  est  parfaitement  composé  pour  signifier  une  armée.  L'adjectif 
«  florissant  »  était  à  rejeter,  et  je  m'étonne  que  M.  Laurent  ne  sache  pas 
encore  qu'il  l'a  été  depuis  longtemps. 

Dans  le  même  texte,  ligne  41,  les  mots  assyriens  nise  salsaati  lihal- 
lik,  zira'su  lilkutma,  naak  mè  ai  irsi  sont  traduits  de  singulière  façon  : 
«  sa  semence,  puisse-t-il  la  mois.sonner  et  ne  lui  envoyer  pas  une  seule 
fois  un  porteur  d'eau  »  ! 

Je  ne  veux  pas  faire  remarquer  que  le  mot  zirsu,  traduit  ligne  39  par  le 
mot  c(  gens»,  esttraduitici  parle  mot«  semence  »  —  que  l'on  moissonne? 
Mais   que  deviennent  dans  cette  traduction  les  mots  nise  salsaati 
lihallik^.  S'il  a  lu  ce  texte  original,  est-ca  que  l'auteur  ne  s'est  pas  sou- 
venu de  l'expression  française  «  trois  fois  malheur  »  ? 

Et  puis,  au  nom  du  bon  sens  (car  je  ne  sens  pas  le  besoin  de  parler 
philologie),  n'a-t-il  pas  dû  se  demander  de  quel  intérêt  pouvait  être  «  pour 
une  race  anéantie  (car  zirasu  llhallik  ne  signifie  pas  moins)  d'avoir  ou 
non  un  porteur  d'eau  »? 

Toutefois^,  admettons  qu'une  «  race  anéantie  »  puisse  avoir  besoin  de 
quelque  chose,  même  d'un  porteur  d'eau,  la  philologie  interdisait  à 
M.  Laurent  de  traduire  naak  rne  par  «  porteur  d'eau  ». 

Il  n'est  pas  besoin  d'être  grand  clerc  en  assyriologie  pour  savoir  qu'il 
existe  en  assyrien  des  déterminatifs  :  il  en  existe  pour  les  noms  de  pays, 
de  villes  et  de  fonctions. 


246  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

En  verfu  de  celte  loi,  naak  inè  ne  pouvait  signifier  <>  porteur  d'eau  » 
qu'à  la  condition,  indispensable,  d'être  précédé  du  déterminatif  anillu. 

Quel  dommage  que  M.  Laurent  n'est  pas  eu  coniiaissance  de  ce  pas- 
sage que  j'ai  traduit,  dans  mon  Essai  sur  la  religion  d'Asswyanipal,  adi 
/àspe  nak-nie  ana  akimme  sarrani  alikiit  mahri  !  Il  eût  compris  qu'il 
s'agissait  de  libations  offertes  aux  m.orts.  Être  privé  de  ces  libations  était, 
dans  la  croyance  des  Assyriens,  le  malheur  le  plus  grand  qui  pût  advenir. 
Faute  de  ces  libations,  les  âmes  des  morts,  irritées  de  l'oubli  des  vivants, 
revenaient,  sous  formes  de  vampires,  se  venger  des  longues  errances  aux- 
quelles elles  se  trouvaient  condamnées  ! 

Le  texte,  si  mal  traduit,  fait  allusion  à  cette  même  croyance.  C'était 
être  trois  fois  maudit  que  de  voir  sa  race  anéantie  à  ce  point  qu'il  ne 
resterait  pas  un  survivant  pour  répandre  sur  vos  restes  les  libations 
[nak-me)   qui  ouvraient  l'entrée  de  YAralu  I 

Mais  voici  lecomble  et  ce  qui  prouveraqueje  n'ai  été  que  juste  en  disant 
que  la  publication  de  M.  Laurent  ne  porte  pas  traces  d'un  travail  personnel. 

Par  une  distraction  que  je  ne  me  charge  pas  d'expliquer,  cet  assyriolo- 
gue  nous  donne  du  même  texte  deux  traductions  absolument  différentes. 

Vu  les  habitudes  de  M.  Laurent,  nous  prendrions  notre  parti  de  ces 
différences  de  traduction.  Ce  serait  péché  véniel  pour  lui. 

Mais  ce  qui  prouve  une  ignorance  absolue  de  l'original,  c'est  le  mé- 
lange inexplicable  des  lignes  de  IV  R.,  7,  et  IV  R..,  92.  J'ai  toutes  les 
peines  du  monde  à  débrouiller  ce  singulier  écheveau. 

Ainsi,  page  5,  la  phrase  :  «  Mon  père  le  délire  est  venu  du  monde 
souterrain  »,  mise  sous  la  rubrique  IV,  7,  ne  se  trouve  que  dans  le 
texte  de  IV,  22,  ligne  52. 

Dans  le  texte  IV,  1 ,  ligne  20,  je  lis  :  Abi,  arrat  limuttiv  kim  gallii 
ana  amilu  ittaskan.  Dans  cette  phrase  il  n'y  a  pas  le  moindre  mot  qui 
fasse  allusion  au  monde  souterrain. 

D'ailleurs,  toutes  les  lignes  qui  suivent,  et  qui  sont  mises  sous  la  ru- 
brique «  IV,  7  »,  appartiennent  exclusivement  à  «  IV R.,  22  ». 

Chose  étrange!  de  même  qu'on  attribuait,  page  5,  à  la  planche  VII de 
IV  R.,  ce  qui  n'appartient  qu'à  la  planche  XXII  de  IV  R.  ;  —  page  6,  on 
attribue  a  la  planche  XXII  de  IV  R.  ce  qui  ne  convient  qu'à  la  planche 
VII.  Encore  faudrait-il  constater  des  inexactitudes  de  traductions.  Ainsi, 
ligne  36  :  u  Son  exorcisme,  délie-le  ».  Pusur  signifie  «  briser  »,  comme 
jOM<nr  ne  peut  avoir  d'autre  significationquecelle  de«  percer  ».  Ajoutons, 
de  plus,  que  M.  Laurent  n'a  pas  compris  le  sens  de  dalhu,  «  troublant  ». 

Encore  une  fois,  ces  confusions  de  textes,   qui  prouvent,  au  delà  de 


ANALYSES  ET  COMPTES  REiNDUS 


247 


toute  évidence,  que  l'auteur  n'a  jamais  jeté  les  yeux  sur  les  originaux, 
ne  seraient  que  péché  véniel.  Mais  ce  qui  dépasse  toute  imagination,  c'est 
que  l'auteur  ne  se  soit  pas  aperçu  que,  à  la  distance  de  quelques  pages,  il 
nous  donne,  des  mêmes  mots,  les  traductions  les  plus  discordantes. 

Dans  un  cas,  M.  Laurent,  sur  la  foi  de  traductions  surannées,  excusa- 
bles si  l'on  tient  compte  des  difficultés  du  début,  trouve,  page  48,  «  que 
le  Nombre  était  employé  comme  remède  contre  les  maladies  et  posses- 
sions de  démons  ». 

Dans  l'autre  cas,  page  5,  l'auteur  trouve,  dans  les  mêmes  paroles,  tout 
autre  chose. 

Dans  aucun  des  deux  cas,  comme  j'espère  le  prouver,  M.  Laurent  n'a 
vu  juste.  Mais  afin  que  le  lecteur  ne  me  suppose  pas  coupable  de  la 
moindre  exagération,  je  veux  lui  soumettre  les  deux  textes  avec  les  tra- 
ductions très  divergentes  qu'en  a  données  M.  Laurent  : 


IV  R.,  pi.  VII. 

Première  traduction  donnée,  p.  48, 
de  l'opuscule  Sur  la  Magie  et  la  Divi- 
nation chez  les  Chaldéo- Assyriens. 

16.   Ilu  Marduk    ippalissuma. 

Mirri-Dugga   est  venu  à     son    se- 


17/18.  Aca  abisu,  ilu  Ea,  ana 
biteruumma  isîssi. 

Dans  la  maison,   vers  son  père  Ea, 
il  va  et  dit. 

IV  R.,  pi.  VII. 

19/20.  Abi  arrat  limuttim  kim 
gallii  ana  amilu  ittaskan. 

Mon    père    l'imprécation    est     sur 
l'homme  comme  un  esprit  mauvais. 

21.  Adi  sinaiqbisuma. 

Et  pour  le  mal  (?)  il  dit  à  son  père  Ea. 

22/23.  Epuus   amilu  suatuv  ul 
idi. 


IV  R.,  pi.  XXII. 

Deuxièmetraductiondonnée,  pageo, 
dans  le  même  ouvrage. 


48.  Ilu   Marduk  ippalissuma. 

i-Dugga  a 
l'homme  malade]. 


Mirri-Dugga  a    vu    sa    misère    [de 


49/50 .  Ana  abisu,  ilu  Ea,  ana  bit 
eruumma,  isissi. 

Vers    son    père    En-ki   [Ea]    ii   va 
dans  la  maison  et  dit. 

IV  R.,  pi.  XXII. 

51/52.  Abi,  di'h  ultu  Ekur  itta- 
zaa. 

Mon    père    le    délire    est   venu  du 
monde  souterrain. 

53.  Adi  sina  iqbi  summa. 

Et  pour  la  seconde  fois,  il  lui  parle. 

54/55.  Minaa  epuus  amilu  sua- 
tuv ul  idi  inaminii  ipaassah. 


248 


REVUE    DE    L  HISTOIRE   DES    RELIGIONS 


Fais  le  nombre  propice;  cet  homme 
ne  le  connaît  pas,  il  est  soumis  au 
nombre  [néfaste]. 


24/25...  a  abalsu  ilu  Marduk 
ippal . 

Alors  Ea  répondit  à  son  fils  Mirri- 
Dugga. 

26/27.  Mari,  minaa  la  ti-di,  mi- 
naa  lusipka. 

Mon  fils  le  nombre,  tu  ne  le  sais 
pas;  [viens]  que  je  fasse  le  nombre 
pour  toi. 

28/29.  Marduk  minaa  la  tidi, 
minaa  luraddika. 

Mirri-Dugga,  tu  ne  connais  pas  le 
nombre  ;  [viens]  que  je  fasse  le  nombre 
pour  toi. 

30/31 .  Sa anaku  iduu.  at'atiidii. 

Ce  que  je  sais,  tu  le  sais  aussi. 

[Cette  traduction  importe  une  forte 
contradiction  avec  ces  mots  du  verset 
précédent  :  «  tu  ne  connais  pas  le 
nombre  ».] 


En  réalité,  dans  les  te.\tes  si  diversement  traduits  et  si  absolument 
incompris  par  M.  Laurent,  nous  avons  le  type  de  l'incantation  chaldéenne. 
C'était  comme  un  drame  en  trois  actes  : 

Premier  acte.  Diagnostic  de  la  maladie  de  la  tête  :  folie,  transport  au 
cerveau  ou  insolation,  si  fréquente  sous  le  soleil  d'Orient;  mais  dia- 
gnostic fait  avec  la  rigueur  scientifique  qu'y  mettrait  un  médecin  de  notre 
temps.  Et  à  ce  propos  je  me  permets  de  dire  que  je  n'ajoute  aucune  foi 
au  dire  d'Hérodote,  sur  l'absence  des  médecins  en  Chaldée'. 

Deuxième  acte.  La  maladie  constatée,  il  s'agissait  de  connaître  le  remède 
à  appliquer.  Seul,  Ea,  dieu  de  la  sagesse,  pouvait  l'indiquer  avec  certi- 


Que  doit  faire  cet  homme?  Il  ne 
sait  pas  comment  obtenir  du  se- 
cours. 

IV  R.  pi.,  xxn. 

Reverse 

1/2  Ilu  Ea  abalsu  ilu  Marduk 
ippal. 

Alors  En-ki  répondit  à  son  fils  Mirri- 
Dugga. 

3/4.  Ma-a-ri,  minaa  la  tidi,  mi- 
naaluraddika(variante  :  lusiibka). 

Mon  fils,  que  ne  sais-tu  pas  déjà? 
Que  dois-je  encore  t'apprendre? 

5/5.  Marduk  minaa  la  tidi, 
minaa  luraddika. 

Mon  fils(?),  qupinesais-tu  pas  déjà? 
Que  dois-je  encore  t'enseigner? 

V 

7.  Sa  anaku  idu  atta  ti-i-di. 

Ce  que  je  sais,  tu  le  sais  aussi. 


1)  Livre  1",  Clio,  ligne  197, 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  249 

tude.  Mais  Ea,  n'étuat  pas  de  facile  abord,  oa  priait  son  fils  Marduk 
d'intervenir. 

Puis  la  prière  faite  et  la  réponse  de  Marduk  obtenue,  le  magicien 
prêtre  ou  médecin,  ce  qui  était  tout  un^  indiquait  le  remède  :  c'était  le 
troisième  acte. 

Alors,  sur  l'avis  du  magicien  médecin,  on  s'en  allait  puiser,  à  l'aurore, 
l'eau  pure  et  rafraîchissante  de  l'Euphrate  ou  du  Tigre  et  l'on  adminis- 
trait une  douche  de  l'eau  sainte  à  qui  souffrait  de  la  tète. 

Que  ferait  de  plus  un  médecin  de  nos  jours? 

C'est  tout  ce  que  nous  racontent  les  inscriptions  de  IV  R.,  pi.  VII  et 
pi.  XXII,  et  rien  n'autorisait  M.  Laurent  à  y  voir  ni  incantations  «  à  l'aide 
de  talismans  »  ni  incantations  «  à  l'aide  du  nombre  ».  Un  même  texte, 
en  tous  cas,  ne  peut  signifier  tant  de  choses  disparates  et  surtout  ne  per- 
met pas  deux  traductions  aussi  dissemblables  que  celles  qu'il  nous 
propose. 

C'est  à  mon  corps  défendant  que  j'ai  fait  la  critique  du  livre  de  M.  Lau- 
rent que  je  n'ai  pas  l'honneur  de  connaître.  Mais  au-dessus  de  M.  Lau- 
rent il  y  a  la  cause  de  l'assyriologie  qui  n'aurait  plus  besoin  d'être 
défendue,  si  ses  représentants  apportaient  moins  de  hâte  à  se  produire 
et  plus  de  sérieux  dans  la  traduction  des  textes. 

Aurèle  Quentin. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES 


D.-G.  Brinton.  —  The  protohistoric  Ethnography  ofWestern  Asia 

(Extrait  des    «    Proceedings  of  the  American  Pliilosopiiical  Society  »,  vol, 
XXXIV),  Philadelphie,  1895,  Mac-Calla  et  Cic,in-8°,  32  pages. 

M.  Brinton  accepte  et  prend  à  son  compte  la  théorie  qui  fait  de  l'Europe 
occidentale  et  de  la  région  de  l'Atlas  le  berceau  de  la  race  blanche,  qui  est 
pour  lui  la  race  européenne  par  opposition  à  la  race  africaine  (race  noire)  et  à  la 
race  asiatique  (race  jaune);  il  lui  donne  cependant  le  nom  de  eurafricaine  qui 
répond  plus  exactement  à  l'aire  qu'elle  a,  d'après  lui,  tout  d'abord  occupée.  Cette 
race  se  divise  en  trois  branches  :  la  branche  sémitique  ou  sud-méditerra- 
néenne quia  trouvé  en  Arabie  son  aire  de  caractérisation,  c'est-à-dire  la  région 
où  elle  a  acquis  ses  caractères  distinctifs,  la  race  aryenne  nord-méditerra- 
néene  ou  indo-germanique  et  la  race  caucasique.  Les  Sémites,  les  Caucasiens 
et  les  Aryens  ont  contribué  à  peupler  l'Asie  occidentale,  les  Sémites  venant  du 
sud,  les  Caucasiens  du  nord,  les  Aryens  de  l'ouest. 

M.  Brinton  rejette  absolument  l'hypothèse  de  l'existence  d'une  autre  popu- 
lation n'appartenant  pas  à  la  race  blanche  qui  aurait  occupé  le  pays  antérieu- 
rement à  l'arrivée  des  Eurafricains  ;  c'est  donc  en  un  sens  opposé  à  celui  qu'indi- 
quait la  théorie  classique  que  se  seraient  faites  les  grandes  migrations  de  peuples 
dans  cette  région  du  monde,  et  c'est  une  terre  vierge  où  n'auraient  jusque-là 
pas  vécu  d'hommes  qu'auraient  occupé  les  premiers  immigrants  venus  de 
l'ouest  Voici  les  conclusions  auxquelles  il  s'arrête  :  1°  Il  n'existe  aucune  preuve 
de  l'existence  d'une  race  préhistorique  non  eurafricaine  dans  l'Asie  occiden- 
tale. Son  sol  n'a  jamais  été  occupé  que  par  des  populations  appartenant  aux 
branches  caucasique,  sémitique  et  aryenne  de  la  race  blanche.  2°  Il  y  a  de 
bonnes  raisons  de  croire  que  la  race  caucasique  s'étendait  dans  les  temps 
préhistoriques  sur  un  vaste  espace  au  sud  de  l'aire  où  elle  est  à  présent  con- 
finée et  qu'elle  a  été  relbulée  vers  le  nord  par  les  Aryens  et  les  Sémites.  3*  Les 
chaînes  de  i'Amanus  à  l'ouest,  leMasius  au  nord  et  le  Zagros  à  l'est  ont  formé 
de  temps  immémorial  les  hmites  du  domaine  que  les  Sémites  ont  occupé  d'une 
façon  durable.  4'  Du  Zagros  au  Pamir,  le  pays  a  été  occupé  ou  tout  au  moins 
dominé  par  les  Aryens  dès  l'aube  de  l'histoire.  Les  Mèdes  et  les  Proto-Mèdes 
étaient  vraisemblablement  des  Aryens.  5°  La  civilisation  de  la  Babylonie  est 
l'œuvre  de  quelque  rameau  de  la  race  blanche;  elle  ne  reconnaît  à  son  origine 
l'influence  d'aucune  tribu  jaune,  (asiatique,  touranienne),  encore  moins  de  races 
dravidiennes  ou  noires.  6°  Les  AnatoliensfHittiies)  d'Asie  Mineure  étaient  alliés 


NOTICES   BIBLIOGRAPHIQUES  251 

aux  tribus  gallo-celliques  de  l'Europe  centrale;  ils  se  sont  probablement  établis 
dans  l'Asie  occidentale  plusieurs  milliers  d'années  avant  les  Grecs,  subjugant 
une  population  de  race  caucasique,  (iesghienne),  qui  occupait  antérieurement  ce 
territoire.  Telles  sont  les  conclusions  de  M.  B.  :  nous  ne  pouvons  les  discuter 
ici,  mais  les  raisons  qu'il  fournit  à  l'appui  ne  semblent  pas  commander  très  im- 
périeusement l'adhésion  à  sa  théorie. 

L.  Marillier. 


S.  Karppe.   —  La  Bible.    Pages  choisies.  Paris,  Durlacher;  ■in-l2  de  v  et 
350  pages.  — 3  francs. 

M.  Karppe,  agrégé  de  l'Université,  regrette  que  les  jeunes  Français  ne  lisent 
pas  la  Bible,  comme  les  jeunes  Allemands  et  les  jeunes  Anglo-Saxons,  et  se 
privent  ainsi  d'une  précieuse  source  de  vie  morale  et  d'inspiration  spirituelle. 
Il  espère  combler  cette  lacune  de  l'éducation  française  en  offrant  à  noire  jeu- 
nesse des  extraits  de  la  Bible,  choisis  à  son  intention,  traduits  par  l'auteur  sur 
l'original  en  une  langue  vraiment  moderne  et  indépendante  des  versions  anté- 
rieures, une  anthologie  biblique  plus  facilement  abordable  que  le  recueil  can-- 
nique  pris  en  bloc. 

L'intention  est  excellente,  la  lacune  signalée  nous  paraît  tout  aussi  regret- 
table qu'à  M.  Karppe,  et  sa  tentative  nous  semble  absolument  justifiée.  Mais 
nous  craignons  qu'il  ne  se  trompe  sur  les  causes  de  cette  regrettable  omission 
de  notre  éducation  française.  Ce  n'est  pas  par  indifférence  ou  par  négligence 
que  notre  jeunesse  ne  lit  pas  la  Bible,  c'est  parce  que  la  lecture  de  l'Écriture 
Sainte  en  langue  vulgaire  est  interdite  par  l'Église  à  toute  personne  qui  n'y  a 
pas  été  spécialement  autorisée  par  son  directeur  de  conscience.  Ce  qui  a  rendu 
la  lecture  de  la  Bible  fructueuse  pour  les  Allemands  et  les  Anglais,  au  même 
titre  que  les  œuvres  de  l'antiquité  classique,  ce  n'est  pas  qu'ils  l'aient  lue  par 
curiosité  comme  document  historique,  mais  c'est  qu'ils  se  la  sont  assimilée 
comme  un  aliment  moral  et  religieux.  La  servitude  de  la  lettre  dans  une  partie 
du  protestantisme  ne  saurait  faire  oublier  la  puissance  émancipatrice  de  la 
Bible  sur  les  âmes. 

La  traduction  nous  parait,  à  première  vue,  satisfaisante,  l'introduction  beau- 
coup moins.  D'abord  que  signifie  cette  complète  exclusion  du  Nouveau  Testa- 
ment? A  qui  donc  cherche-t-on  à  l'aire  illusion  ici  en  affectant  d'ignorer  que,  pour 
l'immense  majorité  des  lecteurs  delà  Bible,  elle  comprend  aussi  bien  le  Nouveau 
que  l'Ancien  Testament*?  M.  Karppe  n'a  tenu  que  fort  peu  de  compte  des  ré- 
sultats les  plus  certains  de  la  critique  biblique.  Il  semble,  d'après  lui,  que  toutes 

1)  Il  faut  reconnaître  cependant  que  dans  une  note,  (p.  v),  M.  K.  indique 
qu'un  essai  d'anthologie  semblable  au  sien  pourrait  être  fait  pour  les  autres 
livres  sacrés,  et  parmi  ceux  qu'il  énumère,  il  mentionne  les  Evangiles. 


232  REVUE  DE  L^HISTOIKB    DES  RELIGIONS 

les  prophéties  d'Ésaie  soient  du  mîme  auteur,  qu'une  partie  des  Proverbes  soit 
l'œuvre  de  Salomon.  Enfin  croit-on  vraiment  gagner  beaucoup  de  jeunes 
Français  à  la  lecture  de  la  Bible  en  leur  montrant  les  beautés  de  la  législation 
mosaïque?  L'essai  de  M.  Karppe  est  un  début  qui  mérite  d'être  encouragé,  mais 
il  a  besoin  d'être  repris  et  amélioré. 

Jean  Révillë. 


F.    David,  docteur  en  droit,  Le  droit  augurai  et  la   divination  offi- 
cielle des  Romains.  —  Paris,  1895,  C.  Klincksieck;  in-S",  210  pages. 

M.  David  a  mis  à  profit  les  travaux  des  hidoriens  récents  de  la  religion  ro- 
maine et  en  première  ligne  le  livre  magistral  que  M.  Bouclié-Leclercq  a  consa- 
cré à  la  divination  dans  l'antiquité  pour  esquisser  à  grands  traits  un  tableau 
d'ensemble  des  méthodes  divinatoires  en  usage  à  Rome  ;  il  a  cherché  à  détermi- 
ner l'ensemble  de  croyances  où  ces  pratiques  trouvent  leur  origine  et  leur  fonde- 
ment, et  adonné  des  procédés  de  divination  officiels  (auspication,  omiwa,  sortes 
et  livres  sibyllins)  une  brève  et  précise  description;  il  a  consacré  quelques  pages 
à  l'étude  des  pratiques  divinatoires  étrusques,  (haruspicine,  etc.)  officiellement 
utilisées,  mais  tout  cela  n'est  pour  ainsi  dire  que  l'introduction  de  son  ouvrage 
dont  l'objet  propre  est  une  question  de  droit  public,  celle  du  droit  augurai. 
M.  D.  étudie  successivement  le  droit  de  prendre  les  auspices,  l'obligation  légale 
de  les  prendre,  leur  classification,  les  vices  de  forme  qui  se  peuvent  trouver 
dans  une  prise  d'auspices  et  en  altérer  la  validité.  Il  décrit  la  composition  et  le 
fonctionnement  du  collège  augurai  et  du  collège  sibyllin  et  traite  sommairement 
de  la  consultation  officielle  de  la  divination  étrangère  et  de  la  répression  de  la 
divination  privée.  M.  D.  n'apporte  dans  ce  clair  et  vif  résumé  de  ce  que  nous 
savons  de  la  divination  officielle  à  Rome  ni  vues  nouvelles  ni  rapprochements 
nouveaux;  il  suit  de  très  près  ses  devanciers  et  ses  maîtres  et,  en  ce  difficile 
sujet,  il  ne  pouvait  sans  doute  prendre  un  plus  sage  parti.  Aussi  bien  son  but 
n'était  point  à  vrai  dire  de  donner  une  nouvelle  théorie  de  la  divination  ou  une 
nouvelle  interprétation  des  textes  relatifs  au  droit  augurai,  mais  bien  plutôt  de 
déterminer  la  fonction  sociale  de  cet  organe  caractéristique  de  la  cité  romaine, 
le  collège  des  augures.  Le  rôle  de  la  divination  ù  Rome  est,  d'après  M.  D.,  très 
analogue  à  celui  que  joue  la  science,  et  en  particulier  la  science  sociale,  dans  les 
sociétés  modernes,  à  celui  surtout  qu'elle  y  jouera  dans  l'avenir.  L'une  et  l'autre 
sont  des  instruments  de  prévision  au  service  de  la  politique  :  la  différence,  c'est 
que  les  prévisions  de  la  science  sont  exactes.  La  complication  croissante  des 
lois,  les  besoins  qui  se  multiplient  sans  cesse  des  sociétés,  les  fonctions  ;tou- 
jours  plus  nombreuses  de  l'État  rendent  chaque  jour  plus  important  ce  rôle  de 
la  science  sociale.  Elle  recevra  sans  doute  dans  l'avenir  une  organisation  offi- 
cielle analogue  à  celle  que  la  divination  avait  reçue  à  Rome.  Ce  jour-là,  le  col- 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  253 

Jège  de  savants,  qui  aura  été  ainsi  constitué,  sera  consulté  pour  toutes  les  déci- 
sions législatives,  pour  tous  les  actes  de  gouvernement.  Il  tiendra  la  place 
que  tenaient  à  Rome  les  augures  et  en  quelque  mesure  celle  des  magistrats  qui 
avaient  le  droit  elle  devoir  de  prendre  les  auspices  :  il  sera  le  véritable  déten- 
teur du  pouvoir.  L'assimilation  que  tente  M.  D.  est  par  certains  côtés  faite  pour 
surprendre;  mais  lorsqu'il  nous  dit  que  rulilité  de  l'auspication,  c'était  la  force 
qu'engendrait,  lorsque  les  auspices  étaient  favorables,  la  foi  au  succès,  et  que 
l'un  des  grands  services  que  rend  la  science,  c'est  qu'elle  donne  pour  agir  cette 
même  assurance  aux  gouvernants,  et  aux  gouvernés  la  même  confiance  dans 
ceux  qui  les  dirigent,  c'est  là  à  coup  sûr  un  rapprochement  qui  peut  fournir 
matière  à  d'utiles  et  fécondes  réflexions. 

L.  M. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES 


RELIGIONS  DES  PEUPLES  NON-CIVILISÉS  ET  EOLK-LORE 


Mélusine  (tome  VII,  1894-1894).  —  I.  Dans  tous  les  numéros  à  l'excep- 
tion du  n"  4  (juillet-août  1894),  M.  Tuchmann  a  continué  la  publication  de  sa 
magistrale  élude  sur  la  Fascination  :  n""  1,  2,  3,  Thérapeutique  de  la  l'asci- 
nation —  Méthode  surnaturelle; —  n°s3,  5,  6,  7,  Méthode  scientifique;  — n°'8, 
9,  iO,  11,  12,  Prophylaxie.  Le  n°  8  contient  une  abondante  bibliographie  de 
la  littérature  relative  aux  amulettes.  Les  recherches  de  M.  Tuchmann  ont, 
pour  la  psychologie  comparée  et  pour  l'histoire  des  pratiques  religieuses, 
en  particulier  pour  l'histoire  de  la  magie,  la  plus  haute  importance, 

IL  MM.  H.  Gaidoz  et  Th.  Volkov  ont  poursuivi  l'enquête  sur  la  Frater- 
nisation dans  les  n°^  1,  4,  6,  7  et  9.  Rabbi  Petachia  de  Ratisbonne  constate 
l'existence  des  rites  de  fraternisation  en  Ukraine  dans  la  seconde  partie  du 
XII®  siècle  :  il  s'agit  de  la  fraternisation  par  le  sang.  Elle  constituait  un  rite 
ecclésiastique  dans  la  Russie  ancienne,  et  on  la  retrouve  à  l'état  de  survivance 
dans  les  usages  nuptiaux  bulgares  (n°  1).  M.  Gaidoz  (n°  4)  cite,  d'après 
MgrAugouard,  une  cérémonie  de  fraternisation  des  Bondjos  du  Haut-Oubanghi 
où  l'ocre  rouge  a  été  substitué  au  sang:  chacune  des  deux  parties  se  barbouille 
un  bras  d'ocre  rouge,  puis  le  frotte  avec  énergie  contre  le  bras  de  l'autre  con- 
tractant, 11  rapporte,  d'après  S.  Luce  (n"  6),  la  coutume  du  xiV  siècle  de  se 
faire  saigner  pour  mêler  son  sang  à  celui  d'un  ami,  d'un  frère  d'armes  ou  d'une 
maîtresse.  M.  Volkov  (n»  7)  rapporte  qu'en  Bulgarie  deux  enfants  baptisés  dans 
la  même  eau  dans  les  fonds  baptismaux  sont  considérés  comme  frères.  Il  cite 
(n-  9)  un  usage  en  vigueur  en  Suisse  après  les  luttes  (les  jeux  athlétiques),  et 
qui  consiste  â  ce  que  les  deux  adversaires  boivent  du  vin  dans  le  même  verre 
pour  montrer  qu'ils  sont  amis, 

III.  M.  Gaidoz  (n"  2)  publie  la  reproduction  d'un  groupe  en  bois  peint  et 
sculpté  conservé  à  l'église  de  Plozévet  (Finistère)  et  donne,  d'après  M.  Le  Braz, 
la  description  d'un  vitrail  de  la  chapelle  du  Crâne  à  Spézet  Finistère),  qui  repré- 
sentent tous  deux  l'épisode  de  la  légende  de  saint  Éloi  ferrant  sur  une  enclume 
le  pied  qu'il  vient  de  couper  à  un  cheval  et  qu'il  va  rajuster  une  fois  ferré.  Cei 
épisode  se  rattache  au  conte  que  M.  Gaidoz  a  étudié  sous  le  titre  de  Vopéra- 
tion  d'Esculape  (^IcL,  t.  V,  col.  97-1  Oi), 


REVUE    DES   PÉRIODIQUES  255 

IV.  Dans  les  n"'  4  et  7,  M.  Gaidoz  fait  l'étude  critique  de  la  légende  de 
saint  Eloi.  «  L'évèque  de  Noyon  avait  été  un  homme  d'une  grande  activité  dans 
le  nord  de  la  France  ;  il  avait  été  orfèvre  et  orfèvre  fameux  ;  son  nom  attira  et 
groupa  autour  de  lui  les  légendes  de  forgerons  surhumains  dont  le  peuple  avait 
gardé  la  mémoire,  Veland  ou  Vulcin  ».  Le  saint  Éloi  légendaire,  bien  différent 
du  saint  Eloi  réel,  n'est  que  l'hypostase  d'un  dieu  forgeron.  Patron  des  forgerons, 
il  est  par  là-même  devenu  patron  des  chevaux.  La  présence,  dans  certaines 
représentations  iconographiques,  d'une  femme  dont,  d'après  le  tableau  conservé 
à  la  Bibliothèque  de  Zurich,  le  saint  saisit  le  nez  avec  des  pincettes  rougies 
s'explique  par  la  confusion  de  sa  légende  avec  celle  d'un  autre  saint  forgeron, 
saint  Apelle. 

V.  M.  S.  Berger  (n»  2)  a  publié  une  étude  sur  les  noms  des  rois  mages; 
il  passe  en  revue  successivement  les  noms  traditionnels,  les  noms  «  hébreux  » 
et  «  grecs  »  que  donne  Pierre  Comestor  dans  l'Histoire  scolastique,  et  les  noms 
orientaux. 

VI.  M.  H.  Gaidoz  (no^S,  4,5,  6  et  10)  a  consacré  une  série  de  notes  au  rôle 
de  l'étymologie  populaire  dans  le  folk-lore  :  n"  3,  Saint  Monday;  n°  4,  Sainte 
Pétrole ;n° 5,  Saint  Cloud  et  les  clous;  Les  «  aloubis  »  (les  boulimiques,  ceux 
qui  ont  une  faim  de  loup)  et  Saint  Loup;  n°  6,  Saint  Aboutit  ;  n°  10,  Eu  et  les 
Eudistes. 

Vn.  Dans  le  no  5,  M.  Gaidoz  étudie  la  superstition  populaire  qui  fait 
considérer  comme  néfastes  et  malheureux  les  mariages  célébrés  au  mois  de  mai. 
Il  en  oflre  cette  explication  hypothétique  :  «  Au  retour  de  la  belle  saison,  les 
mânes  jaioux  viennent  tourmenter  les  vivants  auxquels  la  nature  rend  ses  bien- 
faits. En  même  temps  que  les  vivants  fêtent  le  retour  du  printemps  (arbre  de 
mai,  etc.),  ils  doivent  apaiser  les  esprits  jaloux  par  des  sacrifices  ou  les  apaiser 
par  des  charmes.  » 

VIII.  Dans  le  n"  6,  M.  P.  Boyer  publie  la  traduction  d'un  article  des 
Rousskiia  Védomosti,  consacré  à  l'étude  des  pratiques  des  sorciers  et  sor- 
cières tchouktchis.  Les  détails  ont  été  recueillis  de  la  bouche  même  d'un 
conducteur  de  traîneau  iakoute. 

IX.  H.  Gaidoz  (n-  9,  col.  193-202),  Pépin  le  Bref,  Samson,  Mithra.  —  M.  6. 
cherche  à  démontrer  que  les  représentations  de  Samson  luttant  avec  un  lion, 
qui  se  retrouvent  fréquemment  dans  les  églises  chrétiennes  à  partir  du  xi^  siè- 
cle, dérivent  des  monuments  mithriaques,  dont  le  sens  s'était,  à  cette  époque, 
dès  longtemps  perdu.  Mithra  sacrifiant  un  taureau  a  été  pris  pour  un  Samson 
terrassant  un  lion,  et  dès  lors  se  sont  multipliés  les  bas-reliefs  et  les  chapi- 
teaux où  figure  avec  un  lion  un  Samson  reconnaissable  à  sa  longue  chevelure. 
Il  est  possilile  même  que  le  type  iconographique  de  l'homme  égorgeant  le  tau- 
reau se  soit  conservé  parmi  les  artistes  chrétiens  comme  motif  ornemental  tradi- 
tionnel. Le  taureau  mal  sculpté  est  devenu  assez  vite  un  animal  informe  où 
l'imagination  des  clercs  n'a  pas  tardé  à  découvrir  un  lion;  la  présence  de  ce  lion 


256  RLVtE    DE  LHISTOIRB    DES    RELIGIONS 

a  permis  de  reconnaître  dans  le  personnage  humain  un  Samson,  et  on  l'a  dès 
lors  représenté  avec  la  longue  chevelure  que  lui  assignait  la  tradition.  Mais  les 
gens  du  pleupe  qui  ne  <  onnaissaient  pas  la  Bible  ont  dû,  en  Austrasie,  interpré- 
ter autrement  les  momi'  its  mithriaques  ou  les  monuments  chrétiens  qui  en  déri- 
vent. Cet  égorgement  (.  jn  animal  terrible  par  un  homme,  ce  devait  être  la  repré- 
sentation d'un  événemei  t  historique  où  le  principal  rôle  était  joué  par  un  héros 
populaire  renommé  pour  sa  bravoure  Pépin  le  Bref  avait  dans  la  mémoire  du 
peuple  cette  réputation.  Et  c'est  ainsi  que  s'est  formée  la  légende  de  Pépin 
tranchant  d'un  seul  revers  d'épée  la  tête  à  un  lion  furieux,  devant  toute  sa  cour 
u  Samson  et  Pépin  le  Bref  ne  sont  donc  en  quelque  sorte  que  des  palimpsest  ^s. 
iconographiques  de  Mithra.  » 

L'Anthropologrie,  t.  VI,  année  1895.  N»  1,  janvier-février,  p.  53-64.  — 
M.  LioTARD,  Les  races  de  l'Oyâoué.  —  M.  L.  signale  (p.  59)  l'existence,  chez  les 
Inengas,  de  la  coutume,  longuement  étudiée  par  J.-G.  Frazer  dans  le  Golden 
Bough,  du  meurtre  rituel  du  chef  de  chaque  tribu.  Pendant  une  année,  après 
le  moment  où  il  a  été  choisi  comme  chef,  il  doit  vivre  à  l'abri  de  tous  les  re- 
gards; puis,  après  qu'il  a  durant  deux  ou  trois  ans  exercé  le  pouvoir,  on  l'em- 
poisonne et  un  autre  chef  est  choisi  à  sa  place. 

N°  ô,  novembre-décembre,  û""  Toutain,  Étude  sur  le  mariage  chez  les  Polyné- 
siens (Mao'i)  des  îles  Marquises  (p.  640-651).  Indications  abondantes  sur  les  rites 
en  usage  lors  du  mariage  et  les  tabous  sexuels. 

Revue  des  Traditions  populaires  (t.  X,  1895).  —  I.  MM.  René  Bas- 
set, G.  DoNciEUX,  T.  VoLKOv  et  V.  Yastrebov,  ont  continué  l'intéressante 
enquête  ouverte  depuis  plusieurs  années  sur  les  Villes  englouties  (n"  2,  p.  101- 
104;  n°  5,  p.  310-316;  n»  6,  p.  367-368;  n°  8,  p.  494-495;  n°  11,  p.  609- 
616). 

IT.  M.  René  Basset  a  poursuivi  ses  enquêtes  sur  les  Empreintes  merveil- 
leuses (n°  2,  p.  118  ;  n»  6,  p.  360-361  :  w  9-10,  p.  339-344  ;  n»  12,  p.  669-671), 
la  Fraternisation  par  le  sang  (n"  4,  p.  197-198;  n"  8,  p.  476),  les  Météores  (le 
Feu  Saint-Elme),  l'Arc-en-Giel  (n°  6,  p.  338;  n"  11,  p.  395-397)  et  les  Ordalies 
(n«  1,  p.  24-26);  il  a  ouvert  une  enquête  nouvelle  sur  «  Le  Folk-lore  dans  les 
écrits  ecclésiastiques  »;  il  publie,  pour  commencer  (n""  5,  p.  266-267),  une  ana- 
lyse sommaire  de  quatre  des  trente-huit  canons  attribués  à  saint  Hippolyte 
(ces  canons  ne  nous  ont  été  conservés  que  dans  une  version  arabe  du  texte  grec 
aujourd'hui  perdu),  a  Le  Ve  canon  rappelle  le  pouvoir  qu'a  le  signe  de  la  croix 
de  vaincre  les  démons;  par  le  XII*  canon,  il  est  interdit  d'assister  aux  saintes 
homélies,  entre  autres  à  ceux  qui  enseignent  l'art  de  consulter  les  augures,  de 
charmer  les  serpents,  de  tirer  des  présages  ...  à  moins  d'une  expiation  qui  ne 
doit  pas  durer  moins  de  quarante  jours  ;  le  XV*  canon  exclut  du  rang  des  caté- 
chumènes, les  magiciens,  les  astrologues,  les  devins,  les  interprètes  des  songes, 


HBVUE    DES    PÉRIODIQUES  237 

ceux  qui  fabriquent  des  amulettes,  etc.;  le  XXIX»  cation  recommande  ù  celu', 
qui  distribue  l'Eucharistie  de  veiller  à  ce  qu'aucune  parcelle  n'en  tombe  à  terre; 
car,  en  ce  cas,  l'esprit  du  mal  aurait  en  son  pouvoir  celui  par  qui  cette  profa- 
nation serait  arrivée.  » 

III.  M.  Erwand  Lalayaxtz  (n°  i,  p.  1-5;  n»  2,  p.  119-121;  n»  4,  p.  193- 
197)  et  M.  E.  Haigazn  (n»  5,  p.  296-297)  ont  publié  des  légendes  arméniennes 
et  des  renseignements  relatifs  aux  superstitions  de  l'Arménie.  Les  principales 
traditions  rapportées  dans  ces  articles  ont  trait  aux  péris,  aux  esprits  qui  pré- 
sident à  l'enfantement,  à  l'ange  gardien,  aux  esprits  des  maladies,  aux  dèves, 
aux  sorcières,  qui  sont  d'ordinaire  des  vieilles  femmes  à  queue  (c'est  dans  cette 
queue  que  réside  leur  vertu  magique).  Il  faut  citer  encore  une  lutte  de  prodiges 
entre  le  Christ  et  Mahomet  et  la  légende  des  filles  deNoë  :  Noë  avait  promis  sa 
fille  en  récompense  au  charpentier  qui  s'était  chargé  de  faire  l'arche;  mais 
comme  sa  besogne,  à  la  veille  du  déluge,  n'était  pas  achevée,  il  lui  adjoignit 
deux  autres  charpentiers  et  prit  envers  eux  le  même  engagement.  Après  que  les 
eaux  se  furent  retirées,  il  lui  fallut,  pour  tenir  ses  promesses  (il  n'avait  qu'une 
fille),  changer  en  femmes  l'âne  et  le  chien. 

IV.  M.  Jacottet  a  continué  dans  le  tome  X  la  publication  des  contes  et  des 
traditions  du  Haut-Zarabèze  qu'il  avait  commencée  dans  le  tome  IX  (p.  665  et 
suiv.).  On  ne  connaissait  jusqu'ici  presque  rien  du  folk-lore  de  ces  tribus 
du  centre  africain  (les  Ba-Rotsi  et  leurs  tributaires),  et  les  traditions  recueillies 
par  M.  Jacottet  ont  à  la  fois  une  parfaite  authenticité  et  une  grande  importance 
pour  la  mythologie  comparée  ;  elles  lui  ont  été  contées  en  ba-soubiya.  Elles 
se  rapportent  (t.  IX)  au  Dieu  suprême  de  ces  tribus,  Leza,  à  l'origine  de  l'homme, 
à  l'autre  vie;  on  y  retrouve  la  croyance  à  la  «seconde  mort  ».  M.  J.  donne  aussi 
des  détails  sur  les  pratiques  de  sorcellerie  en  usage  dans  cette  région  ;  il 
signale  la  croyance  à  la  transformation  des  hommes  en  animaux  après  leur  mort. 
Dans  le  n°  1  du  tome  X  (p.  33-48),  il  rapporte  les  traditions  relatives  à  Sikouloii- 
kabozouka,  l'homme  à  la  jambe  de  cire,  sorte  de  monstre  à  demi  animal  qui  se 
nourrit  de  miel,  vit  dans  les  forêts  et  est  investi  d'une  haute  puissance  magique, 
aux  nains  troglodytes  {Toulala-Madindi),  à  l'arc-en-ciel,  que  les  indigènes 
regardent  comme  un  animal,  semblable  à  un  chien,  au  singe  et  à  l'éléphant,  qui 
étaient  autrefois  des  hommes  et  qui  ont  reçu  leur  forme  actuelle,  parce  qu'ils 
avaient  peur  de  labourer,  et  au  tambour- fétiche  des  Ba-Soubiya,  auquel  on 
immolait  des  enfants;  il  indique  ensuite  quelques  superstitions  relatives  à  la 
pluie.  Sa  collection  comprend  enfin  (p.  39-48)  plusieurs  contes  d'animaux  où  le 
lièvre  joue  le  principal  rôle;  les  rôles  secondaires  sont  dévolus  à  l'hyène, 
au  crocodile,  au  singe,  à  l'éléphant,  à  la  tortue,  au  léopard,  à  la  grue,  au 
buffle,  à  l'antilope,  au  lézard,  etc.  Ces  contes  ressemblent  de  très  près  aux 
contes  basouto  parallèles  que  M.  Jacottet  a  publiés  chez  E,  Leroux  (1895) 
dans  la  Collection  des  contes  et  chansons  populaires.  Il  a  donné  une  autre 
série  de  contes    du  Haut-Zambèze  dans   le  n°   3  du    tome    X    (p.    161-171). 


258  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Voici  la  rapide  énumération  de  ceux  qui  présentent  quelque  intérêt  par  les 
croyances  qu'ils  renferment  :  Le  crocodile  etViguane  (conte  destiné  à  expliquer 
pourquoi  le  crocodile  n'a  pas  de  langue);  Seedimwé  (histoire  des  aventures  d'un 
monstre  «  avaleur  »,  qui  engloutit  les  hommes,  les  maisons,  etc.)  ;  Kaxoalieountou 
(nain  magicien,  analogue  aux  Toulala-Madindi  :  il  l'ait  manger  à  un  homme  la 
chair  de  son  propre  enfant;  l'homme  se  venge  en  se  tuant,  se  découpant  en 
morceaux  et  se  faisant  cuire  dans  un  pot  ;  le  nain  arrive,  mange  la  chair  de 
l'homme  ;  elle  redevient  vivante  dans  son  corps  et  le  tue).  Les  autres  contes, 
dans  quelques-uns  desquels  les  animaux  jouent  encore  le  premier  rôle,  n'ont  pas 
de  signification  mythologique. 

Dans  les  n»»?  (p.  378-392)  et  8  (p.  463-476),  M.  Jacottetapubhé  neuf  contes 
du  pays  de  Gaza,  région  de  la  côte  sud-est  d'Afrique  à  laquelle  appartient  la  pro- 
vince portugaise  de  Lourenço-Marques,  Les  anciens  habitants  de  cette  région 
appartiennent,  comme  les  Zoulous  qui  les  ont  soumis  vers  1820,  à  la  race  Ban- 
tou.  On  les  désigne  communément  sous  le  nom  de  Ba-Thonga  (esclaves),  et  ils 
acceptent  cette  dénomination.  Ils  forment  pour  ainsi  dire  la  transition  entre  les 
grands  rameaux  des  Bantous  du  sud  africain,  les  Zoulous  et  les  Cafres  d'une 
part,  les  Ba-souto  et  les  Bé-chuana  de  l'autre.  Ils  parlent  le  tchi-thonga,  dont 
il  existe  plusieurs  dialectes  assez  voisins  les  uns  des  autres.  Les  contes  publiés 
par  M.  J.  ont  été  racontés  dans  le  dialecte  des  Ma-Khusa,  qui  est  à  peu  près 
identique  au  dialecte  djonga  du  Zoutspansberg.  Ce  sont  des  contes  d'animaux 
et  des  contas  merveilleux  ;  les  contes  d'animaux  ressemblent  de  très  près  aux 
contes  zambésiens  et  ba-souto.  Le  lièvre,  le  chacal,  la  tortue,  la  chauve-souris 
en  sont  les  principaux  personnages.   Dans  le  premier  des  Contes  merveilleux 
figurent  des  arbres  magiques  qui  poursuivent  et  finissent  par  dévorerc  eux  qui 
mangent  de  leurs  fruits;  dans  le  second,  Les  Habits  merveilleux,  M.  J.  croit  re- 
i^onnaître  une  influence  orientale,  ce  que  rendrait  aisément  intelligible   la  pré- 
sence de  nombreux  Indous  et  Banyans  à  Lourenço-Marques,  mais  le  fond  même 
du  récit  semble  bien  être  bantou  d'origine.  Les  Habits  merveilleux  dont  il  est 
ici  question  sont  en  la  possession  d'un  serpent  surnaturel  qui  habite  au  fond 
d'un  lac,  et  il  ne  les  donne  qu'à  celles  qui  peuvent  prononcer  certaines  incan- 
tations et  ne  pas  être  trop  effrayées  de  lui.  Le  conte  consiste  dans  le  récit  des 
aventures  des  différentes  jeunes  filles  qui  ont  voulu  conquérir  les   vêtements 
magiques.  Dans  le  troisième  conte  apparaît  le  thème  très  répandu  dans  le  folk-lore 
sud-africain  du  mari-serpent  ;  ce  serpent  est,  au  reste,  de  la  même  famille  que  le 
monstre  avaleur  qui  se  retrouve  dans  bon  nombre  de  légendes  et  de  mythes  de 
l'Afrique  australe  ;  dans  le  dernier  figure  un   monstre    cannibale   qui   habile 
avec  ses  serviteurs  un  village  au  fond  d'un  étang. 

V.  Mlle  G. -M.  GoDDEN,  MM.  P.  Sébillot,  A.  Harou,  L.  Morin  (t.  IX,  n»  12, 
p.679-680;  —  l.X,n«'2,p.9l-94;  n»  4,  p.  203;  n"  9-10,  p.  552-554)  ont  institué 
une  enquête  sur  la  coutume  de  vêtir  les  idoles  et  les  statues  de  saints. 
Mlle  Godden  cherche  à  montrer  que  le  vêtement  dont  on  revêt  l'idole  ou  le 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  2F>9 

prêtre  a  pour  effet  de  faire  pénétrer  en  eux  le  dieu  lui-même,  tant  qu'ils  en 
sont  revêtus,  que  l'offrande  du  vêtement  est  liée  à  une  demande  spéciale  qui  est 
au  pouvoir  de  la  divinité  dont  on  habille  la  statue,  et  enfin  que  le  renouvellement 
de  l'image  ou  de  son  vêtement  coïncide  souvent  d'une  manière  très  nette  avec 
le  renouvellement  de  l'année.  Les  faits  cités  par  Mlle  G.  sont  empruntés  aux  Indiens 
de  l'Amérique  du  Nord,  à  Samoa,  à  l'Inde,  à  la  Grèce;  MM.  Sébillot,  Harou, 
Morin  leur  ont  trouvé  des  parallèles  dans  les  coutumes  rituelles  de  l'Europe 
occidentale. 

VI.  M.  G.  MiLiN  (t.  X,  n°  \,  p.  52-56)  a  publié  de  nouvelles  notes  sur  les 
coutumes  et  les  superstitions  de  l'ile  de  Batz  (cf.  t.  I,  p.  49,  112);  celles  qui 
ont  pour  l'histoire  des  religions  quelque  intérêt  se  rapportent  aux  présages  et 
intersignes,  aux  noyés,  aux  revenants.  «  L'âme  d'une  personne  qui,  de  son  vi- 
vant, a  déplacé  les  pierres  bornales  à  son  avantage  apparaît  sous  la  forme  d'une 
femme  toute  noire  portant  une  pierre;  elle  parcourt  ses  anciennes  propriétés' 
sautant  d'une  place  à  l'autre  et  demandant  où  elle  la  placera.  » 

VII.  M.  Th.  VoLKOv  (nol,  p.  6-8)  a  publié  deux  contes  ukrainiens,  recueil- 
lis par  Mlle  A.  Wereszczynska,  et  relatifs  l'un  à  la  présence  du  feu  dans  le 
silex,  l'autre  à  l'éclair  et  au  tonnerre.  Tous  deux  ont  revêtu  une  forme  chré- 
tienne. Dans  le  n°  4,  p.  222-224,  il  a  fait  paraître  la  traduction  de  légendes 
mordvines  relatives  au  tonnerre  et  à  l'éclair.  Les  Mordvins  se  représentent  le 
tonnerre  comme  un  être  anthropomorphe,  qui  habite  le  ciel;  il  est  armé  d'un 
arc  ou  plutôt  d'un  arc-en-ciel  et  de  flèches  de  pierre. 

VIII.  Mlle  Alice  Fermé,  Contes  et  légendes  de  la  Suisse  romande  (n°  2, 
p.  105-107).  — Le  plus  intéressant  de  ces  récits  est  une  légende  valaisanne  de 
revenants  ;  on  y  trouve  le  trait  suivant  :  un  collier  de  potets  (coquillages  fos- 
siles) jeté  autour  d'une  apparition  la  retient  à  l'endroit  où  elle  est. 

IX.  MM.  Hippolyte  Marlot,  A.  Harou,  G.  Fouju,  Girard  de  Rialle, 
P.  Sébillot  ont  dans  les  no«  2,  p.  108-109,  et  4,  p.  225-226,  continué  l'enquête 
ouverte  depuis  longtemps  dans  la  Revue  sur  les  usages  et  les  rites  funéraires  ; 
les  deux  questions  les  plus  intéressantes  qui  soient  touchées  dans  ces  articles 
sont  celle  des  offrandes  de  vases  et  de  monnaie  aux  morts,  coutume  qui  a  sur- 
vécu dans  l'Auxois,  et  celle  du  deuil  qu'on  fait  prendre  aux  abeilles  à  la  mort 
du  propriétaire  des  ruches. 

X.  M.  Th.  Janvrais  (n°  3,  p.  178-179)  signale  la  coutume  en  vigueur  dans 
plusieurs  paroisses  de  la  Haute-Bretagne  de  donner  en  offrande  à  saint  Antoine 
des  morceaux  de  cochon  :  lard,  pieds,  oreilles,  têtes,  etc. 

XI.  M.  H.  Marlot  (n"  4,  p.  210-214)  a  publié  quelques-unes  des  coutu- 
mes populaires  et  des  traditions  de  l'Auxois.  Les  principales  de  ces  traditions 
sont  relatives  au  Flou,  sorte  de  lutin  qui  tresse  les  crins  des  chevaux  pendant 
la  nuit,  aux  dames  blanches  et  aux  revenants,  à  la  Vouivre,  à  la  construction  par 
le  diable  du  château  de  Montfort.  Au  bout  de  sept  ans,  il  vient  des  ailes  aux  ser- 
pents, aux  crapauds  et  aux  lézards;  alors  ils  s'envolent  pour  aller  dans  la  tour 


260  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

de  Babylone,  et  là  tous  les  ans  le  pape  va  en  chercher  pour  faire  les  Saintes 
Huiles  et  les  flislribuer  dans  tous  les  diocèses.  D'intéressants  détails  sur  les 
pratiques  en  usage  lors  des  orages  et  sur  le  culte  des  fontaines.  A  Éionnay, 
il  existe  deux  belles  fontaines  dédiées  à  saint  Martin  et  sainte  ApoUine.  Pour 
faire  pleuvoir,  on  y  plongeiùt  la  statu^^  du  saint. 

XII.  P.  BouscAiLLoN  (n°4,  p.  229-230;  n»  5,  p.  308-309),  Traditions  et  cou- 
tumes du  Périgord.  —  II  faut  signaler  les  rites  à  suivre  pour  guérir  les  enfants 
malades  (transfert  do  la  maladie  dans  un  objet  et  oiTrande  au  saint  qui  a  donné 
le  mal),  les  pratiques  en  usage  pour  obtenir  de  la  pluie  (on  trempe  quatre  fois 
dans  sa  fontaine  la  statue  de  saint  Martial),  l'Iiabitfde  des  jeunes  filles  qui  veu- 
lent se  marier  dans  l'année  de  piquer  une  épingle  à  la  robe  de  Notre-Dame  de 
Donchapt. 

XIII.  Dans  le  n°  4,  p.  239-249,  il  a  été  publié  une  traduction  d'extraits 
du  livre  de  A,  de  Cogk  :  Volksgeneeskunde  in  Vlaanderen,  qui  ont  trait  aux 
superstitions  relatives  aux  diverses  parties  du  corps  humain;  cet  article  est 
surtout  intéressant  au  point  de  vue  des  présages  et  de  la  médecine  populaire. 

XIV.  ÂuRicosTE  DE  Lazarqoe,  Usuges  et  observances  populaires  de  Lor- 
raine (no  5,  p.  278-285).  —  Détails  intéressants  sur  les  présages  et  les  inter- 
signes, le  culte  des  fontaines,  la  médecine  et  la  magie  populaires. 

XV.  M.  Girard  de  Rialle  (n°  5,  p.  306)  donne  quelques  renseignements 
sur  les  sources  saintes  du  pays  charLrain  et  (p.  307-8)  sur  la  guérison  des 
maladies  par  les  saints  en  Berri.  Chaque  maladie  est  à  la  charge  d'un  saint  par- 
ticulier. 

XVI.  A.  MAnGCiLLiER  (no  6,  p.  350-352).  Sur  les  feux  de  la  Saint-Jean  en 
Haute-Autriche,  et  leur  signiHcation  magique.  «  Des  couples  de  garçons  et  de 
filles  sautent  par-dessus  la  flamme  ;  plus  haut  on  saute,  plus  haut  poussera  le 
lin  dans  les  champs.  » 

XVII.  R.  PiLET,  Traditions  des  îles  Fxroer  (n°  6,  p.  358-359  ;  no  7,  p.  425- 
428;  n"  8,  p.  501), —  1°  Les  îles  flottantes  ;  ce  sont  deux  des  F'œroer,  Svino  et 
Mykjunes,  qui  tloilaient  autrefois  comme  des  vaisseaux;  elles  sont  devenues 
fixes,  depuis  qu'elles  ont  été  désenchantées,  l'une  parce  qu'elle  a  été  touchée 
par  du  fer,  l'autre  par  du  fumier.  2°  La  disparition  des  forêts  (à  la  suite  d'une 
malédiction  de  saint  Olaf).  3°  L'''gendes  et  croyances  relatives  aux  pierres  et 
aux  rochers  ;  beaucoup  de  roches  de  forme  étrange  étaient  autrefois  des 
géants.  4°  La  grotte  du  moulin  magique  (c'-'st  une  grotte  où  la  femme  d'un 
troll  moud  de  l'or;  le  conte  rapporte  l'enlèvement  de  cet  or  magique  par  un 
homme  qui  avait  pénétré  dans  la  caverne  et  qui  ne  fut  sauvé  de  la  vengeance 
des  trolls  que  parce  qu'il  arriva  en  vue  de  son  église  avant  qu'ils  l'aient  atteint). 

XVIII.  L.  CoLLOT,  Traditiom  et  usages  picards  vers  iSiO  (n"  6,  p.  369- 
37!).  —  A  noter  l'habitude,  lorsque  quelqu'un  mourait,  de  vider  toute  l'eau  qui 
se  trouvait  dans  la  maison  pour  empêcher  l'âme  du  défunt  de  se  noyer. 

XIX.  M.  A.  Harou  a  continué  (n»  7,   p.  408-411)  l'enquête  sur  le  folk-lore 


HEVUE    DES    PÉRIODIQUES  261 

des  montagnes  commencée  dans  les  tomes  VU  et  VIII.  Les  légendes  citées  se 
rapportent  aux  Alpes  Suisses. 

XX.  M.  DE  Zmigrodzski  (n°  7,  p.  416-423),  Théogonie  et  cosmogonie  du 
peuple  ukrainien.  — Toutes  ces  traditions  sont  empreintes  d'un  caractère  dua- 
liste très  marqué.  Les  astres  sont  considérés  comme  des  êtres  vivants.  On 
explique  les  éclipses  en  disant  qu'un  monstre  ailé  s'efforce  alors  de  dévorer  le 
soleil.  Détails  intéressants  sur  les  pratiques  des  sorciers,  sur  la  survivance  au 
travers  des  croyances  chrétiennes  de  divinités  féminines,  sur  la  personnifica- 
tion du  vent  et  des  maladies,  sur  la  croyance  aux  femmes  qui  accouchent  d'ani- 
maux. 

XXI.  M.  Harou  (n»  8,  p.  499-500)  a  publié  quelques  renseignements  rela- 
tifs aux  sorcières  de  la  Belgique  wallonne  (moyen  de  devenir  sorcière,  les  sor- 
cières à  l'église  ;  comment  on  reconnaît  les  sorcières)  ;  M.  W.  Grpgor  (n°  8, 
p.  500),  une  anecdote  sur  le  nouage  de  l'aiguillette  en  Ecosse  ;  Mlle  Brandt  (n°  11, 
p.  607-608),  l'histoire  d'un  sorcier  de  Riom  (il  était  surtout  habde  à  découvrir 
les  voleurs). 

XXII.  Al'ricoste  de  Lazarque,  Quelques  traditions  et  croyances  du  Bas- Ar- 
magnac {n°  9-10,  p.  527-538).  Traditions  relatives  à  Noël  (les  bœufs  qui  s'age- 
nouillent et  parlent  durant  la  messe  de  minuit),  à  la  Saint-Jean,  à  la  Toussaint, 
aux  sorciers  (sabbat,  maladies  causées  magiquement,  philtres  d'amour,  animaux 
porte-chance),  aux  funérailles  (purification  par  Teau  de  tous  ceux  qui  reviennent 
du  cimetière),  etc. 

XXIII. R.LkChef,  Contes, etc.,  recueillis  àBréal-sous-Montfort  (lUe-et-V'ilaine) 
(no  H,  p.  .560-5S1).  —  1°  Barbe-Bleue;  2°  Le  frère  et  la  sœur  ;  3°  L'enfant 
vendu  au  diable  par  son  père  ;  4°  et  5*  Le  tailleur  et  le  diable  ;  6"  Georges 
Desfourniaux  (c'est  un  homme  qui  a  vendu  son  âme  au  diable);  7"  Le  Petit 
Albert;  8°  Loups  garous;  9°  Les  sorciers,  qui  ont  enlevé  sa  bosse  à  un  bossii 
parce  qu'il  leur  a  enseigné  à  ajouter  Mardi  à  leur  chanson  de  Dimanche-Lundi, 
Dimanche-Lundi;  10°  Pourquoi  les  lièvres  ont  la  lèvre  fendue;  11°  Pourquoi 
Dieu  laisse  ignorer  à  l'homme  le  moment  de  sa  mort;  12»  Les  bœufs  à  .Noël  ; 
13"  La  chasse  .\rlhur;  14°  Maladrc  (un  menuisier  sorcier)  ;  Le  prêtre  qui  revient 
dire  sa  messe.  Presque  tous  ces  contes  ont  des  parallèles  dans  les  recueils  de 
Luzel,  Sèbillot  et  Le  Braz.  Recette  pour  se  rendre  invisible;  remède  contre  les 
écrouelles  ;  comment  conclure  un  marché  avec  le  diable.  Les  corneilles,  blanches 
avant  le  déluge,  sont  noires  parce  qu'elles  ont  mangé  les  morts. 

XXIV.  A.  Fërrand,  Le  Filleul  de  la  Mort,  légende  du  Dauphiné  (no  11, 
p.  594). 

XXV.  Sébillot,  La  légende  du  prêtre  mort  qui  revient  dire  sa  messe  à 
minuit  (n°  11,  p.  58  (-585). 

XXVI.  Notes  sur  la  médecine  populaire  (n°  11,  p.  598-301).  L.  Mori.n 
donne  des  détails  sur  les  guérisseuses  du  Confolentais  (Limousin). 

XXVII.  René  Basset  (n°ll,  p.  603-604),  Superstitions  relatives  aux  ongles, 


262  REVUE    DE    l'hTSTOTHE    DES    RELIGIONS 

(enquête  commencée  dans  le  tome  ÎX,  p.  254,  703);  leur  rôle  dans  les  pra- 
tiques magiques. 

XXVIII.  Mme  G. -M.  Murray  Aynsley,  Le  culte  du  marteau  en  Scandinavie, 
dans  rinde,  en  Nouvelle-Zélande  et  à  Guernesey  (n»  12,  p.  657-661). 

XXIX.  Paul  Sébillot  et  fi.  Fouju.  Supei'stitions  relatives  aux  mégalithes, 
(leur  action  fécondatrice,  n"  12,  p.  672-674). 

XXX.  Il  faut  enfin  citer  les  contes  de  l'Extrême-Orient  (Asie-Océanie), 
extraits  de  divers  auteurs,  dont  M.  Basset  (p.  110,  365,  411,  663)  a  continué 
la  publication  et  une  série  de  contes  arabes  et  orientaux  :  —  Gaudkfroy-Demon- 
BYNES,  Le  Roi  et  le  Dragon  (traduction  de  la  version  arabe;  il  existe  une  ver- 
sion Scandinave,  une  version  lithuanienne  et  une  version  chelha)  (n*  4, 
p.  134-151).  —  Mlle  PoLTiBAÏ  Wadia,  Sonabaï  Wadia  et  Julibaï  Tarachand  : 
1°  Le  Nasib endormi;  2»  L'arbre  merveilleux  ;  3°  L'artiste  (contes  indous  recueil- 
lis en  guzarati  et  en  hindouslani)  (n°  8,  p.  440-t50;  no  9-10,  p.  505-514). 

Journal  of  the  Anthropological  instituteof  GreatBritainandlre- 
land,  tome  XXIII  (1893-1894).  —  Boyle  T.  Sommerville,  ]>iûtes  on  some  IslamJ.-; 
of  the  New  Hébrides  (Efate  Island,  Shepherd  Island,  eastern  coast  of  Malekula), 
p.  2-20  et  363-393.  Ce  mémoire  renferme  d'abondants  détails,  empruntés  en 
partie  à  James  Macdonald,sur  les  coutumes  et  les  croyances  religieuses  de  cette 
partie  de  la  Mélanésie.  P.  2,  il  est  fait  mention  de  la  crainte  superstitieupr- 
qu'éprouvent  les  indigènes  à  manger  de  la  chair  d'un  animal  femelle;  p.  4,  de 
l'obligation  où  se  trouvent  les  petits  garçons  de  ne  manger  qu'avec  des  hommes; 
ils  s'exposeraient  autrement  à  une  mort  mystérieuse  et  surnaturelle.  La  circon- 
cision est  pratiquée  de  cinq  à  dix  ans.  Au  moment  où  les  enfants  reçoivent  leur  nom 
qu'ils  porteront  comme  adultes,  ils  subissent  une  série  d'épreuves  pendant  les- 
quelles Is  doivent  vivre  à  part  dans  une  sorte  de  retraite.  Leurs  relations  avec  les 
femmes  sont  régies  par  tout  un  ensemble  de  tabous.  Le  nom  que  porte  quelqu'un  est 
pour  lui  sacré,  et  il  lui  est  souvent  interdit  de  le  prononcer  ;  aussi  pour  savoir  le 
nom  d'une  personne,  est-ce  à  un  tiers  qu'il  faut  s'adresser,  P.  9,  le  culte  fonda- 
mental est  le  culte  des  pierres  ;  de  ces  pierres  les  unes  sont  des  pierres  dressées 
sur  de  «  hauts  lieux  »,  les  autres  sont  des  roches  volcaniques  ou  coralliaires  de 
forme  singulière  où  habitent  lésâmes  des  morts.  Dans  la  petite  île  volcanique  de 
Mau,  située  à  l'est  d'Efate,  il  y  avait  dans  un  champ  une  grosse  pierre  sur 
laquelle  étaient  grossièrement  sculptés  le  soleil  et  la  lune.  Ces  sculptures  sem- 
blent fort  anciennes.  Dans  le  même  champ,  on  peut  voir  une  dalle  dressée, 
pareille  à  une  stèle  funéraire,  où  semble  être  figuré  un  crâne.  Ces  pierres 
taillées  dans  une  ronhe  volcanique  très  dure  n'ont  pu  être  travaillées  avec  les 
haches  indigènes  de  pierre  et  de  coquillages,  et  de  plus  les  pierres  et  les  rochers 
qui  reçoivent  un  culte  ne  portent  jamais  de  représentations  de  la  lune  ni  du 
soleil  :  on  en  pourrait  conclurequ'une  civilisation  plus  avancée  a  existé  autre- 
fois dans  cette  région,  et  que  les  indigènes  actuels  ont  subi  une  sorte  de  déchéance. 
P.  12,  la  vie  au  delrà  de  la  tombe.  L'âme  doit   traverser  une  série  d'existences 


REVUE    DES    PKrUODIQUES  263 

successives  avant  d'être  tout  à  fait  aanihilée  :  à  Efate,  il  lui  faut  traverser 
ainsi  six  vies  différentes.  A  l'entrée  de  l'autre  monde,  elle  doit  répondre  à  cer- 
taines questions;  si  elle  répond  mal,  elle  a  la  langue  coupée,  le  cou  tordu,  la 
tète  fendue.  C'est  Séritau  (the  «  cannibal  executioner  »),  qui  leur  fait  subir  ce 
traitement.  Les  gens  de  la  tribu  de  l'igname,  (Naintaku)  et  ceux  qui  portent 
certains  tatouages  peuvent  franchir  sans  encombre  le  passage  dangereux.  A 
Malekula,  l'âme  meurt  trois  fois.  Dans  la  première  région,  le  premier  cercle  de 
l'Hadès  situé  à  trente  pieds  sous  terre,  les  morts  s'occupent  encore  des  affaires 
des  vivants  et  punissent  en  les  faisant  mourir  ceux  qui  commettent  certaines 
fautes,  ceux  en  particulier  qui  négligent  de  leur  offrir  en  sacrifice  des  porcs, 
dont  les  âmes  leur  servent  de  nourriture.  Dans  des  danses  sacrées,  des  porcs 
peints  en  rouge  sont  offerts  aux  morts  (p.  15).  Ces  danses  ont  lieu  sur  un  ter- 
rain sacré  situé  entre  les  «  demits  »  (les  tabous  de  la  Nouvelle-Calédonie).  Un 
repas  est  pris  ensuite,  qui  consiste  dans  les  viandes  offertes  aux  morts;  c'est 
vraisemblablement  un  repas  offert  aux  morts.  La  mâchoire  inférieure  des  porcs 
sacrifiés  est  suspendue  aux  demils  :  elle  est  réservée  (tabouée)  aux  morts.  Une 
des  pierres  «  demits  »  qu'a  vues  S.  portait  l'image  de  la  lune  :  c'est  le  seul 
exemple  qu'il  en  connaisse.  Il  existe  chez  ces  populations  des  sorciers  {sacred 
77ien)  (p.  12).  Des  pratiques  magiques  sont  en  usage  pour  faire  tomber  la  pluie 
{rain  making)  (p.  18),  et  aussi  des  pratiques  de  sorcellerie,  destinées  à  frapper 
de  mort  un  ennemi.  A  Tanna  (o.  19),  dans  presque  tous  les  villages,  il  y  a  un 
sorcier,  un  brûleur  de  Narak,  dont  l'office  est  héréditaire.  Il  possède,  cachée 
quelque  part  dans  ses  plantations,  en  un  lieu  connu  de  lui  seul,  toute  une  col- 
lection de  pierres  Narak,  c'est-à-dire  de  pierres  qui  ont  une  ressemblance  acci- 
dentelle avec  un  homme  ou  une  partie  du  corps  humain.  Lorsqu'un  homme 
veut  se  venger  d'un  autre  en  attirant  sur  lui  la  maladie  ou  la  mort,  il  cherche 
à  se  procurer  quelque  objet  qui  ait  été  avec  lui  en  contact  intime,  la  peau  d'une 
banane  qu'il  a  mangée,  un  morceau  d'étoffe,  imprégné  de  sa  sueur;  il  en  frotte 
alors  les  branches  et  les  feuilles  d'un  certain  arbre,  fait  du  tout  un  long  paquet 
en  forme  de  saucisson,  le  bâton  Narak,  et  le  porte  au  sorcier,  qui  allume 
auprès  des  pierres  Narak  le  feu  sacré  et  l'y  fait  lentement  brûler.  Dès  que  le 
feu  a  atteint  le  bâton  Narak,  la  personne  contre  qui  le  charme  est  dirigé  com- 
mence à  être  malade,  lorsqu'il  est  réduit  en  cendres,  elle  meurt.  Le  bâton 
Narak  perd  tout  son  pouvoir,  si  on  lui  fait  traverser  un  ruisseau  ou  une  rivière. 
N.-G.  POLITIS,  riïp't  T-ri;  6pa-j(7î'.)ç  àyYStwv  xaxà  -zri^  •A-t)Uioi.v ,  p.  29-42.  —  La 
coutume  grecque  à  laquelle  cet  article  est  consacré  consiste  à  briser  des  vases 
d'argile  et  en  jeter  les  débris  dans  la  tombe  où  l'on  vient  de  déposer  un  mort  ; 
on  en  brise  aussi  devant  la  maison  du  mort,  au  moment  où  en  sort  le  cercueil  et 
parfois  tout  le  long  du  trajet  du  cortège.  Le  prêtre  verse  alors  dans  la  tombe 
de  l'eau,  contenue  dans  un  vase  apporté  spécialement  à  cet  effet,  en  disant  : 
Ft)  d  ■x.où  t\-  yriv  oLTzzktKxyt).  —  Les  assistants  jettent  alors  de  la  terre  sur  le  ca- 
davre en  disant  :  ©tbç  ffxwpi?  tov.  —  Pour  expliquer  le  bris  des  vases,  M.  Politis 


264  REVUK    DE    l'hISTOTRE    DES    RELIGIONS 

donne  U;s  raisons  suivantes  :  1°  Tout  ce  dont  on  s'est  servi  pour  les  actes  de  pu- 
rification doit  être  détruit,  de  crainte  que  la  purification  ne  soit  rendue  ineffi- 
cace, si  les  objets  dont  on  s'est  servi  pour  l'accomplissement  des  rites  sont  en- 
suite employr-s  à  des  usages  profanes.  2°  Les  objets  donnés  aux  morts  doivent 
être  détruits,  pour  éviter  que  l'on  ne  s'en  empare  pour  l'usage  des  vivants.  De 
même  au  reste  que  l'on  croyait  que  les  animaux  immolés  aux  morts  étaient  par 
leur  mort  même  attachés  au  service  de  ceux  qui  ne  sont  plus;  de  même  la 
croyance  a  survécu  que  ces  objets  (que  l'on  pense  doués  d'une  sorte  de  vie), 
doivent  être  brisés  pour  être  appropriés  à  l'usage  des  morts  par  la  mutilation 
même  qui  les  rend  inutiles  aux  vivants.  P.  37-39,  une  autre  raison  est  invoquée  ; 
le  désir  d'inspirer  delà  terreur  à  Charon  et  de  l'empêcher  de  faire  d'autres  vic- 
times. L'eau  répandue  dans  la  tombe  (p.  41)  est  destinée  à  donner  au  mort  le 
rafraîchissement  et  le  repos.  Une  autre  coutume  cypriote  exige  que  toute  l'eau 
qui  se  trouve  dans  les  maisons  qui  bordent  le  chemin  où  a  passé  le  convo:  soit 
jetée.  La  raison  en  est  dans  la  croyance  que  Charon  ou  Tange  de  la  mort 
(ayysXo;  'j/y/oitofATtôç)  a  souiUé  cette  eau  en  y  lavant  le  couteau  souillé  de  sang 
dont  il  a  frappé  le  mort. 

Rev,  R  -J.  M4THEW,  The  cavepaintings  in  Australia,  their  authorship  and  sl- 
gnificance,  p.  42-52.  —  Il  s'agit  des  peintures  découvertes  par  Sir  Georges  Grey 
sur  la  Glenely  River  en  1838,  et  par  J.  Bradshaw  sur  la  Prince  Régent  River. 
Elles  paraissent  représenter  certaines  divinités  du  Panthéon  hindou,  qui  ont  été 
adoptées  et  déformées  par  les  Battaks  de  Sumatra,  auteurs  probables  de  ces 
décorations  murales. 

G.  HosE,  The  natives  of  Bornéo ,  p.  156-171.  —  Le  mémoire  se  rapporte  aux 
tribus  qui  peuplent  le  district  de  Baram  (partie  septentrionale  du  territoire  de 
Sarawak).  Le  feu,  qui  sert  à  entrer  en  communication  avec  les  esprits,  est 
aussi  employé  pour  rompre  l'effet  d'une  malédiction  ou  pour  briser  la  force  de 
ces  tabous,  protecteurs  des  récoltes,  et  qui  consistent  par  exemple  dans  l'entas- 
sement auprès  d'un  arbre  à  fruit  de  grosses  pierres  rondes,  qu'un  charme  doit 
faire  pénétrer  dans  l'estomac  de  ceux  qui  ne  respecteront  point  l'interdiction. 
On  utilise  pour  la  divination  les  signes  données  par  les  oiseaux  et  ceux  que 
fournit  l'inspection  des  entrailles  des  porcs  rituellement  immolés.  M.  Hose 
décrit  des  ordalies  par  l'eau  bouillante  et  par  le  plongeon.  Les  serments  sont 
prêtés  sur  des  dents  de  chats-tigres  que  l'on  tient  à  la  main.  Les  indigènes 
croient  à  l'existence  d'un  être  suprême,  qui  porte  le  nom  de  Laki  Tengangang, 
à  la  survivance  de  l'âme  qui  revêt  après  la  mort  une  forme  animale.  On  ense- 
velit dans  les  tombes  des  aliments,  des  objets  de  toute  sorte;  on  y  ensevelissait 
autrefois  des  esclaves.  M.  Hase  donne  à  la  fin  de  son  mémoire  des  détails  sur 
les  tabous  agraires  et  funéraires  en  usage  dans  la  région  qu'il  étudie. 

W.  Bassett-Smith,  The  Aborigines  of  North-Western  Australia,  p.  324  (il 
s'agit  des  tribus  qui  avoisinent  Port-Darwin).  P.  327,  les  indigènes  n'ont  pas 
d'idoles...  mais  ils  croient  à  un  démon  (Devil-Devil)  qui  pendant  la  nuit  sort 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  265 

fies  eaux  où  il  habite  durant  la  journée  et  rôde  à  travers  le  pays  :  aussi  crai- 
gnent-ils beaucoup  de  sortir  de  leur  cauap  lorsqu'il  ne  fait  plus  jour.  Ils  croient 
que  nul  ne  peut  mourir,  s'il  n'a  été  ensorcelé.  11  arrive  qu'un  sorcier  s'approche 
la  nuit  d'un  homme  et  lui  enlève  magiquement  la  graisse  du  ventre  ;  c'est  le 
devoir  des  amis  de  la  victime  de  rechercher  le  coupable  et  de  le  tuer. 

Lionel  Decle,  Funeral  Rites  and  Cérémonies  amongsttheTshiny aï  or  Tshinyun- 
gwe,p.  420-421  (ce  sont  des  tribus  riveraines  du  Zambèze). 

Lionel  Dècle.  The  Arungo  and  Marambo  cérémonies  amongst  Ihe  Tshinyun- 
gwe,  p.  421-422,  (cérémonies  médicales  magiques,  accomplies   par  des  guéris- 
seuses). Il  s'agit  d'extraire  un  esprit  du  corps  du  malade. 
Tome  XXIV  (année  1895-1896). 

V.-JVI.  MiKKAiLOVK.li,  Shamanisin  in  Siberia  and  European  Hussia,  being  the 
second  part  of  <i  Shamanstvo  »  (XII"  vol.  des  Mémoires  delà  Section  d'ethno- 
graphie de  la  Société  Impériale  d'histoire  naturelle,  d'anthropologie  et  d'ethno- 
graphie), traduit  par  0.  Wardrop,  p.  62-100  et  126-158.  — Ce  mémoire  est  une 
monographie  très  complète  des  sorciers  sibériens.  11  renferme  les  plus  abondants 
détails  sur  les  noms  qu'ils  portent,  sur  leur  origine  légendaire,  sur  le  kam-lanie 
ou  possession  par  les  démons  chez  les  Tongouses,  leslakoutes,  les  Samoyèdes 
de  Tomsk,  les  Osliaks,  les  Tchouktis,  les  Koriaks,  les  Kamtchadales,  les  Ghi- 
lyaks,  les  Mongols,  les  Bouriates,  les  peuples  de  l'Altaï  ;  sur  les  voyages  des 
shamans  au  royaume  souterrain  d'Frlick,  leurs  tambours  magiques,  leurs  costu- 
mes, la  manière  dont  on  devient  shaman;  les  cas  où  on  a  recours  aux  shamans, 
leur  rôle  médical,  leur  rôle  comme  devins,  leur  situation  sociale,  le  culte  des  sha- 
mans morts.  Une  étude  parallèle  est  faite  du  shamanisme  en  Europe,  chez  les  Sa- 
moyèdes et  les  Lapons.  L'auteur  cherche  à  déterminer  le  degré  de  foi  que  ces  sor- 
ciers —  tadibees  et  noids  —  ont  eux-mêmes  dans  leurpropre  puissance  surnaturelle. 

A.-E.  Crawley,  Sexual  taboo,astudy  in  the  relations  of  the  sexes,  p.  116- 
125,  219-235,  430-446.  —  L'auteur  cherche  à  étabhr  dans  ce  mémoire  très  riche- 
ment documenté  que  le  principal  facteur  qui  intervient  dans  les  interdictions 
sexuelles  est  la  croyance  que  les  qualités  qui  caractérisent  la  femme,  et  spéciale- 
ment la  faiblesse,  la  timidité,  l'infériorité  à  tous  égards  et  dans  tous  les  domaines, 
peuvent  se  transmettre  par  le  contact.  Lors  de  la  menstruation,  de  la  grossesse  et 
de  l'accouchement,  le  danger  ne  change  pas  de  nature,  mais  il  s'accroît.  L'isole- 
ment des  hommes,  où  cette  crainte  d'une  sorte  de  contagion  oblige  les  femmes 
à  vivre,  fait  qu'une  espèce  d'hostilité  se  développe  contre  elles  dans  l'autre  sexe, 
qu'on  leur  attribue  pour  les  hommes  des  sentiments  hostiles,  et  enQn  qu'on  en 
vient  à  concevoir  d'elles  une  crainte  superstitieuse.  0 a  croit  que  c'est  volontai- 
rement qu'elles  transmettent  la  faiblesse  dont  elle  sont  douées  ;  et  de  là  une 
tendance  à  considérer  la  femme  comme  douée  d'une  puissance  magique,  la  ner- 
vosité qui  la  caractérise  la  prédisposant  du  reste  à  la  pratique  de  la  magie.  Tout 
cela  aboutit  à  augmenter  encore  la  séparation  originelle  des  sexes,  séparation 
qui  a  sa  cause  première  dans  la  différence  des  fonctions  sociales  et  est  la  pre- 


266  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

mièrc  cause  de  la  moindre  estime  où  la  femme  est  tenue.  Dans  les  cérémonies, 
dans  les  repas,  hommes  et  femmes  sont  séparés  ;  ils  ne  participent  pas  aux  mêmes 
occupations.  Cette  séparation  se  fait  sentir  jusque  ."lans  le  langage,  et,  au  mo- 
ment de  la  puberté,  la  nécessité  pour  l'adolescent  d'être  tenu  éloigné  de  l'autre 
sexe  paraît  si  impérieuse  qu'elle  entraîne  l'interdiclion  de  la  chair  des  ani- 
maux femelles. 

1°  S.  Gasos,  Of  the  Iribcs  Dieycrie,  Auminie,  Yandraivantha,  Yarawarka, 
PilladapaQ&t.,  31°  S.;  long..  138o55,  E.),  p.  167-176. 

2°  On  the  Habits,  etc.,  of  Ihe  Aboriyines  in  Distri':t  of  Poioell's  Creek{N.  Ter- 
ritory  of  S.  Australia),  by  the  Stationmaster,  p.  176-180. 

S»  W.-H.  WiLLSHiRE,  On  the  manners,  customs, religions,  supertitions,  etc.,  of 
the  Natives  of  Central  Australian,  p.  183-185. 

4"  E.  Hamilton,  South  Aiislrulian  Aboricjines ;  mode  of  Burial,  p.  185-186. 
5"  M.-C.  Mattews,  On  the  manners,  cusloms,  religions,  superstitions,  etc., 
of  the  Australian  Natives,  p.  186-190. 

6°  Paul  Foei.sghk,  On  the  manners,  customs,etc.,  of  some  tribes  of  the  Abori- 
gines  in  the  Neighbourhood  of  Port-Darwin  and  the  W.  Coast  of  the  Gulf  of 
Carpentaria  fiV.  Australia). 

Ces  six  mémoires  sont  des  réponses  complètes  ou  partielles  au  questionnaire 
mis  en  circulation  il  y  a  quelques  années  par  M.  J.-G.  Frazer  et  qui  ne  com- 
porte pas  moins  de  267  questions.  Ils  constituent  un  tableau  d'ensemble  des 
mœurs,  rites,  coutumes  et  croyances  des  indigènes  austrah'ens,  et  contiennent 
des  documents  particulièrement  importants  sur  les  sujets  suivant?  ;  le 
totémisme,  la  magie  et  la  divination,  l'origine  de  l'homme,  les  idées  relatives 
a  l'âme,  la  conception  de  la  mort,  les  démons  et  les  esprits,  les  corps  célestes, 
les  légendes  relatives  au  feu. 

Cléments  R.  Markham,  A  list  of  the  tribes  in  the  valley  of  the  Amazon  inclu- 
ding  those  on  the  banks  of  the  Main  Stream  and  of  ail  tributaries,  p.  236-284. 
—  Il  y  a  aux  pages  238-240  une  bonne  bibliograpiiie  des  ouvrages  relatifs 
aux  tribus  indiennes  du  bassin  de  l'Amazone. A  la  suite  du  nom  de  chaque  tribu 
(elles  sont  rangées  par  ordre  alphabétique), est  indiqué  son  habitat  exact.  Vien- 
nent ensuite  des  détails  sur  ses  mœurs,  avec  des  renvois  précis  aux  auteurs 
où  il  en  est  fait  mention. 

URYiBEHi  W  AHD,  EthnographicalnotesrelatingtotheCongo  tribes, p. 285-299. — 
Toutes  les  sensations  sont  attribuées  chez  ces  peuplades,  comme  tous  les  évé- 
nements de  la  nature  à  l'action  des  esprits.  Le  rôle  de  la  magie  est  prépondérant 
dans  la  vie  sociale  tout  entière.  Tous  les  succès,  toute  la  valeur  d'un  homme 
sont  considérés  comme  résultant  de  ses  relations  avec  les  esprits.  Les  esprits 
mauvais  reçoivent  seuls  un  culte.  Les  hommes  qui  sont  en  intimité  plus  étroite 
avec  les  esprits  sont  investis  d'une  puissance  particulière:  ce  sont  des  sorciers 
ou  plutôt  des  hommes-médecine  (charm-doctors).  Ce  sont  eux  qui  servent  d'in- 
termédiaires   entre  les  hommes    ordinaires  et  les  pouvoirs   surnaturels  ;    ils 


RLVCE    DES    PÉRIODIQUES  267 

portent  le  nom  de  N'ganga  Xkissi.  La  croyiince  à  la  survivance  de  l'âme  est 
universellement  répandue  dtms  ces  tribus  du  Congo.  La  mort,  c'est  lu,  migration 
de  l'esprit  {mayo)  hors  du  corps;  la  maladie,  c'est  une  évasion  temporaire  de 
l'esprit.  Le  rôle  du  N'ganga-N'kissi  consiste  aie  faire  rentrer  dans  le  corps  ou  à  l'y 
retenir  par  des  cérémonies  magiques.  C'est  aussi  à  ces  sorciers  qu'il  appartient 
de  découvrir  les  auteurs  de  la  mort  de  chacun.  11  existe  chez  ces  peuplades  des 
ordalies  par  le  poison  ;  si  le  poison  détermine  des  vomissements,  l'accusé  est 
innocent;  s'il  le  purge,  il  est  coupable.  Les  Babangi  du  Haut-Congo  croient 
que  les  sorciers  se  changent  en  animaux  pour  faire  du  mal  à  leurs  ennemis. 
Les  tribus  qui  habitent  au  voisinage  des  rapides  d'Aruimi  (Haut-Congo)  croient 
que  leurs  parents  morts  ressuscitent  sous  forme  d'arbres.  Il  n'y  a  pas  pour  les 
femmes  d'autre  vie  que  celle-ci.  Chez  les  tribus  du  Bas-Congo,  la  croyance  est 
répandue  que,  lorsqu'on  rêve  ;ï  quelqu'un  deux  fois  de  suite,  c'est  qu'il  dévore 
magiquement  votre  âme.  Il  est  interdit  de  prononcer  les  noms  des  morts.  Dans 
les  diverses  tribus,  il  existe  des  images  de  bois  à  forme  humaine,  qui  jouent  le 
rôle  d'amulettes  préservatrices.  C'est  dans  toute  la  région  du  Bas-Congo 
une  coutume  habituelle  pour  conserver  la  mémoire  d'un  serment  de  planter  dans 
la  grande  image  du  chef  un  éclat  de  bois  dur  ou  un  morceau  de  fer.  Les  pré- 
sages sont  tirés  des  signes  fournis  par  les  oiseaux  et  des  gestes.  Il  existe  une  so- 
ciété secrète  (N'kimba  ou  Frakongo)  où  peuvent  entrer  les  garçons,  les  filles,  les 
femmes  sansenfants  et  les  hommes  :  elle  se  réunit,  lorsque  le  nombre  des  enfants 
est  en  trop  grande  diminution.  L'initiation  est  considérée  comme  une  mort  suivie 
d'une  résurrection.  Les  pratiques  de  fraternisation  par  le  sang  sont  en  usao'e 
dans  les  diverses  tribus.  Le  cannibalisme  est  généralement  pratiqué;  on  croit 
que  manger  la  chair  des  guerriers  augmente  le  courage.  Les  organes  sexuels 
ne  sont  jamais  mangés. 

B.-H.  Tho.mson,  The  Kalûu-vu  (Ancestor  Gods  of  the  Fijians),  p.  340-359. 

Les  seuls  ancêtres  qui  fussent  déifiés,  c'étaient  ceux  qui  durant  leur  vie  avaient 
exercé  un  pouvoir  plus  ou  moins  grand,  c'est-à-dire  ceux  qui  appartenaient  à 
la  première  famille  de  la  tribu  et  qui  descendaient  en  ligne  directe  de  son  pre- 
mier ancêtre.  Mais  c'étaient  surtout  les  chefs  méchants  qui  recevaient  un  culte. 
L'ancêtre  déifié  reçoit  un  double  culte  :  il  est  adoré  à  la  fois  en  lui-même  (par  le 
culte  que  reçoit  son  esprit)  et  dans  la  personne  de  son  descendant  direct.  La 
mythologie  fijienne  est,  d'après  M.  Th.,  une  transposition  de  leur  histoire  lé- 
gendaire, et  les  dieux  communs  aux  diverses  tribus  qui  peuplent  leur  Olympe 
ne  sont  autre  chose  que  les  fondateurs  de  leur  race. 

Les  esprits  qui  habitent  les  montagnes  de  Kauvadra  et  qui  sont  des  dieux 
communs  à  toutes  les  tribus,  parce  qu'ils  sont  les  communs  ancêtres  de  ces 
tribus,  ne  reçoivent  pas  de  culte.  Ils  régnent  sur  les  morts.  Leurs  aventures 
sont  relatées  dans  l'épopée  de  Na-Kauvadra,  où  se  mêle  le  récit  d'un  Déluge. 
Na-Kauvadra,  la  montagne  sacrée,  est  le  point  de  départ  des  âmes  pour  l'autre 
monde  situé  au  loin  vers  l'ouest.   Un  grand  éperon  de  terre  qui  s'avance  vers 


268  REVUE    DE  l'histoire    DES    RELIGIONS 

la  plaine  est  regardé  comme  la  route  des  âmes  ;  c'est  par  cette  route,  que  1  es  vi- 
vants ont  construite  pour  eux,  aBn  qu'ils  ne  restent  plus  parmi  eux  à  les 
tourmenter,  que  les  morts  se  rendent  à  Na-Kauvadra.  Ils  ont  à  subir  le  long  de 
cette  route  de  multiples  épreuves,  qui  sont  décrites  en  grand  détail  dans  le 
mémoire  :  le  Styx  et  le  Charon  grec,  le  Léthé  trouvent  ici  d'exacts  parallèles. 
Ceux  qui  sont  morts  de  mort  violente  jouissent  de  véritables  privilèges  dans 
l'autre  vie.  P  357-5P,  l'auteur  décrit  une  tentative  qui  fut  faite  par  une  sorte  de 
prophète  indigène  pour  ressusciter  l'ancienne  religion  fijienne,  fondue  avec  les 
agences  chrétiennes  en  une  sorte  de  syncrétisme.  (Tous  les  faits  contenus  dans 
ce  mémoire  se  rapportent  à  la  région  est  et  nord  de  Viti-Levu.) 

P. -H.  Mathews,  The  Bora  or  Initiation  cérémonies  of  the  Kamilaroi  tribes, 
p.  411-427.  —  Description  très  détaillée  et  très  précise  des  cérémonies  prélimi- 
naires, de  l'établissem  ent  du  camp  où  les  cérémonies  ont  lieu,  des  rites  d'initiation 
eux-mêmes,  des  tabous  observés  en  ces  circonstances. 

A.  MoNTEFiORB,  Notes  on  the  Samoyads  of  the  Great  Toundra,  coUected  from 
thejournals  of  F.  G.  Jackson,  p.  388-410.  — La  partie  relative  à  la  religion  est 
contenue  dans  les  pages  397-400.  Les  Samoyèdes  appartiennent  nominalement 
à  l'Église  grecque,  mais  ils  sont  restés  attachés  à  leur  ancien  paganisme.  Leur 
grand  Dieu,  Num,  habitait  l'air;  le  tonnerre  et  l'éclair,  la  pluie  et  la  neige,  la 
tempête  et  le  vent  étaient  ses  manifestations  directes.   Les  dieux  domestiques 
(Chaddi),  qui  sont  incarnés  dans  des  fétiches  faits  de  morceaux  d'étoffe,  enroulés 
autour  de  figurines  de  bois  grossièrement  sculptées,  reçoivent  encore  aujour- 
d'hui un  culte  :  c  est  en  eux  que  les  Samoyèdes  mettent  leur  confiance.  Il  existe 
le  long  de  la  côte  entre  la  Petchora  et  l'Ienisséi  et  dans  l'ile  de  Waigatz  des  sortes 
d'autels  formé  d'amas  d'os,  de  bâtons  et  de  cornes,  portant  parfois  à  leur  som- 
met une  figure  humaine  taillée    {sacri/icial  piles),  où  l'on  sacrifiait  des  daims  et 
qui  servaient  à  des  cultes  magiques. 

L.  Mahilliek. 

(A  suivre.) 


CHRONIQUE 


FRANCE 


Le  jeudi,  23  avril,  le  D'  Barrows,  président  du  Parlement  des  Religions  de 
1894  à  Chicago,  a  fait  en  français  à  l'Hôtel  des  Sociétés  savantes,  à  Paris,  une 
conférence  sur  les  bienfaits  d'une  semblable  réunion  où  des  représentants  de 
presque  toutes  les  religions  professées  sur  la  terre  sont  assemblés  dans  un 
sentiment  de  tolérance  et  de  fraternité,  au  lieu  de  s'anathématiser  ou  de  s'ex- 
clure les  uns  les  autres.  La  paternité  de  Dieu,  la  fraternité  des  hommes,  telle 
est  la  double  affirmation  fondamentale,  éminemment  bienfaisante,  en  laquelle 
ont  pu  se  rencontrer  et  peuvent  se  rencontrer  encore  des  hommes  de  confes- 
sions ou  de  dénominations  rehgieuses  très  variées.  Inviter  ainsi  toutes  les  églises 
à  se  rencontrer  avec  des  sentiments  de  respectueuse  tolérance,  nous  a  dit  l'ora- 
teur, ce  n'est  pas  affl.rmer  qu'à  nos  yeux  elles  se  valent  toutes,  ni  renier  nos 
préférences  ou  nos  convictions  individuelles,  pas  plus  que  la  grande  République 
des  États-Unis  n'a  entendu  proclamer  que  toutes  les  petites  républiques  de 
l'Amérique  centrale  ou  de  l'Amérique  du  Sud  fussent  ses  égales,  quand  elle  les 
a  invitées  à  envoyer  chacune  ses  meilleurs  et  ses  plus  beaux  produits  à  Chi- 
cago, afin  que  tout  le  monde  pût  profiter  de  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  bon  chez 
elles. 

Cette  conférence,  organisée  sur  l'initiative  de  M.  Bonet-Maury,  (qui fut  délé- 
gué français  au  Parlement  des  Religions  de  Chicago),  est  de  nature  à  encoura- 
ger les  partisans  de  la  réunion  d'un  Congrès  des  Religions  à  Paris  en  1900,  Elle 
était  présidée  par  M.  Anatole  Leroy-Beaulieu,  et  l'on  voyait  au  bureau  M.  le 
vicomte  de  Meaux  à  côté  de  M.  Albert  Réville,  M.  Picot  à  côté  de  M.  Théodore  Rei- 
nach,  M.  Lavisse  à  côté  de  M.  Buisson,  M.  l'abbé  Charbonnel  à  côté  d'un  archi- 
mandrite :  dans  la  salle  des  auditeurs  de  toutes  convictions  et  de  toutes  confes- 
sions, plusieurs  prêtres,  des  universitaires  assez  nombreux,  etc.  En  vérité,  c'était 
déjà  un  Congrès  des  rehgions  en  miniature.  11  n'y  manquait  que  le  cardinal  Man- 
ningpourprononcerl'oraison  inaugurale.  Mais,  puisqu'un  cardinal,  qui  n'est  certes 
pas  l'un  des  moindres,  a  pu  présider  une  pareille  assemblée  à  Chicago,  on  ne  voit 
véritablement  pas  pourquoi  un  cardinal  ou  un  archevêque  ne  pourrait  pas  en 
faire  autant  en  France.  S'il  y  a  des  raisons  politiques  pour  ne  pas  le  faire,  on 
ne  saurait  prétendre  qu'il  y  ait  empêchement  de  conscience. 

Le  succès  de  M,  Barrows,  un  véritable  prophète  du  Nouveau  Monde,  a  été 
considérable. 

18 


270  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 


Quelques  professeurs  de  la  Faculté  de  théologie  protestante  de  Paris  ont  res- 
suscité les  Annales  de  Bibliographie  théologique  qui  avaient  cessé  de  paraître 
après  la  mort  de  M.  Jundtet  la  maladie  de  M.  Massebieau.  Le  secrétaire  de  la 
nouvelle  rédaction  est  M.  Ehrhardt,  15,  rue  Brézin,  Paris.  Les  Annales  se  pro- 
posent d'analyser  et  de  critiquer  les  principaux  ouvrages  d'exégèse,  de  philo- 
sophie et  d'histoire  religieuses  qui  paraissent  en  France  et  à  l'étranger.  Elles 
paraissent  tous  les  mois.  Le  prix  de  l'abonnement  n'est  que  de  3  francs  par  an 
(chez  Fischbacher,  33,  rue  de  Seine). 

Si  nous  rapprochons  cette  reprise  de  la  création  d'une  Revue  d'histoire  et 
de  littérature  religieuses  dont  nous  avons  déjà  parlé  et  dont  la  rédaction  est 
confiée  à  un  groupe  de  jeunes  ecclésiastiques  et  de  jeunes  universitaires  d'une 
valeur  scientifique  reconnue,  nous  pouvons  nous  féliciter,  comme  historiens  de 
la  religion,  des  progrès  que  fait  chez  nous  l'intelligence  de  l'importance  des 
études  d'histoire  religieuse. 

«  * 

La  Vie  de  saint  Maur  du  Pseudo-Faustus  est  de  plus  en  plus  généralement 
considérée  comme  inauthentique.  M.  A.  Giry  a  fait  récemment  une  étude  de 
cette  Vie  qui  lui  a  permis  d'éclaircir  quelque  peu  le  problème  de  ses  origines. 
Voici  un  résumé  de  ce  travail  d'après  un  compte  rendu  de  la  Bibliothèque  de 
l'École  des  Chartes  {i.  LVII,  1896)  : 

«  La  démonstration  sera  complète,  et  du  même  coupla  mission  de  saint  Maur 
devra  être  reléguée  au  nombre  des  légendes  apocryphes,  si  l'on  peut  montrer 
que  la  source  principale  de  la  vie  attribuée  à  Faustus  est  un  document  composé 
lui-même  à  une  époque  postérieure  à  celle  où  ce  Faustus  aurait  écrit.  C'est  ce 
que  s'est  proposé  de  faire  M.  Giry  en  faisant  connaître  une  source  restée  jus- 
qu'ici inconnue  de  la  vie  de  saint  Maur. 

«  L'hagiographe  a  pris  soin  d'indiquer  lui-même  où  il  avait  puisé  les  premiers 
chapitres  de  son  œuvre.  Après  avoir  brièvement  parlé  de  saint  Benoît,  il  ren- 
voie son  lecteur,  pour  plus  amples  renseignements,  aux  dialogues  de  Grégoire 
le  Grand,  et  ajoute  :  Nos  autem  ea  tantum  ex  ipso  assumpsimus  qux  huic  nos- 
tro  opusculo  inserere  dignum  duximus;  il  leur  emprunte  en  effet  tout  ce  qu'ils 
contiennent  relativement  à  saint  Maur,  en  ayant  soin  seulement  d'exagérer  le 
rôle  de  son  héros.  Pour  la  suite  de  son  récit,  les  partisans  de  l'authenticité  ont 
cru  sur  sa  parole  qu'il  racontait  les  faits  dont  il  avait  été  le  témoin,  les  autres 
ont  supposé  qu'il  les  avait  imaginés  de  toutes  pièces;  c'était  lui  faire  trop 
d'honneur. 

«  On  ne  peut  lire  la  vie  de  saint  Maur  sans  être  frappé  de  la  place  qu'y  tient 
l'abbaye  de  Saint-Maurice-d'Agaune,  l'une  des  étapes  du  saint  et  de  ses  compa- 
gnons; aussi,  lorsque  l'hagiographe  raconte  que  l'une  des  églises  élevées  par 
saint  Maur  à  Glanfeuil  fut  dédiée  à  saint  Séverin,  on  est  amené  à  penser  qu'il 


CHRONIQUE  27! 

s'agit  du  personnage  de  ce  nom,  qui  fut  abbé  d'Agaune  au  début  du  vie  siècle, 
plutôt  que  de  l'apôtre  du  Norique.  Or,  il  existe  une  vie  de  saint  Séverin 
d'Agaune,  attribuée,  tout  comme  celle  de  saint  Maur,  à  un  disciple  du  saint  du 
nom  de  Faustus*. 

«  Le  nom  de  l'auteur  présumé  n'est  pas  le  seul  rapport  que  l'on  trouve  entre 
les  deux  œuvres;  malgré  la  différence  du  thème,  la  suite  générale  du  récit,  le  mode 
de  composition  où  abondent  les  discours  directs,  le  style,  les  expressions,  — 
parmi  lesquelles  il  s'en  trouve  de  caractéristiques,  —  et  même  certaines  phrases 
présentent  des  analogies  telles  qu'il  est  impossible  de  méconnaître  que  l'une  s'est 
inspirée  de  l'autre.  On  se  bornera  à  citer  ici  quelques  exemples  : 

«  Séverin  est  appelé  à  Paris  parle  roi  Glovis,  qui  l'envoie  cherchera  Agaune 
par  son  cubicularius,  comme  Bertrand,  l'évêque  du  Mans,  avait  envoyé  au 
Mont-Cassin  son  archidiacre  et  son  vidame.  Pour  dire  que  Glovis  régnait  alors 
à  Paris,  le  biographe  de  Séverin  s'exprime  dans  les  mêmes  termes  que  celui  de 
Maur  pour  dire  que  Théodebert  régnait  en  Gaule,  et  ces  termes  sont  assez  sin- 
guliers pour  qu'il  soit  impossible  de  considérer  cette  coïncidence  comme  un 
effet  du  hasard. 

ViTA  Severini.  Vita  Mauri. 

Cum...  rex  Francorum  apicem  Theodebertus  rex  nobiliter  regni 

regni  sui. ..  nobiliter  gubernaret.  Francorum  apicem  gubernabat. 

«  Au  moment  de  quitter  Agaune,  Séverin  reçoit  une  révélation  de  l'époque 
de  sa  mort  analogue  à  celle  qui  est  faite  à  saint  Benoît;  les  moines  d'Agaune 
expriment  comme  ceux  du  Mont-Gassin  leur  douleur  de  voir  le  saint  s'éloigner 
et  sont  de  même  consolés  par  lui  ;  plusieurs  des  miracles  opérés  par  Séverin 
rappellent  ceux  qui  sont  racontés  par  le  biographe  de  saint  Maur.  Enfin,  Séve- 
rin, sur  le  point  de  mourir,  se  retire  auprès  d'un  oratoire,  comme  Maur  auprès 
de  la  chapelle  de  Saint-Martin,  et  tous  deux,  avant  d'expirer,  recommandent 
à  leurs  compagnons  :  Séverin,  le  prêtre  Faustus,  et  Maur,  Bertulfus. 

«  Ajoutons  un  dernier  trait  et  non  des  moins  caractéristiques  :  la  vie  de  saint 
Séverin  s'offre  à  nous  tout  à  fait  dans  les  mêmes  conditions  que  celle  de  saint 
Maur;  comme  elle,  elle  est  précédée  d'une  préface  où  l'éditeur  avertit  qu'en 
transcrivant,  sur  l'ordre  de  l'évêque  de  Sens,  MagnusX801-818),  l'-jeuvre  de  Faus- 
tus, il  a  cru  devoir  corriger  les  fautes  du  scribe  et  perpétuer  cette  histoire  en 
un  langage  plus  clair;  il  ajoute  que,  s'il  n'a  pas  reproduit  les  mots  eux-mêmes, 
il  a  du  moins  conservé  le  sens  et  l'ordre  de  cette  composition  *. 


1)  Acta  sanctorum  BolL,  t.  II  de  février,  p.  548, 

2)  Cf.  VEpistola  Odonis  qui  sert  de  préface  à  la  vie  de  saint  Maur  :  Et  quia 
tam  inculto  sermone  quam  vitio  scriptorum  depravati  videbantur,  vitam  B. 
Mauri prout  potui  corrigere  satagens,xx  dierum  plus  minus  labore  conswnpto, 
salva  fide  dictorum  ac  miraculorum  inibi  repertorum,  sicut  nunc  habetur  aper- 
tiorem  eam  legentibus  reddidi  et  expressi. 


272  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

<(  La  comparaison  des  deux  textes  est  impuissante  à  montrer  lequel  a  servi 
de  modèle  à  l'autre,  mais  heureusement  la  critique  de  la  vie  de  saint  Séverin 
peut  lever  à  cet  égard  tous  les  doutes.  Ce  document  est  lui-même  une  œuvre 
apocryphe.  M.  Br,  Krusch  a  démontré  qu'il  a  été  fabriqué  au  début  du  ix« 
siècle  à  Château-Landon,  pour  les  besoins  du  culte  de  l'abbaye  de  Saint-Séve- 
rin,  et  que  c'est  dans  les  écrits  d'Ennodius  que  le  faussaire  a  trouvé,  avec  le 
nom  du  soi-disant  Faustus,  la  plupart  des  autres  noms  dont  il  a  affublé  les  per- 
sonnages de  son  récit.  Dès  lors  que  c'est  l'auteur  de  la  Vita  Severiniqm  aie 
premier  exhumé  ce  nom  de  Fautns,  il  devient  évident  que  c'est  cette  vie  qui, 
écrite  la  première,  a  servi  de  modèle  à  l'autre,  et,  puisqu'elle  n'est  pas  antérieure 
au  ix«  siècle,  la  Vita  Mauri,  qui  lui  doit  entre  autres  choses  le  nom  de  son 
auteur,  ne  peut  avoir  existé  avant  elle  sous  aucune  forme. 

«  Il  resterait  à  déterminer  exactement  ce  qu'était  le  faussaire,  à  quelle  époque, 
sous  quelles  influences  et  dans  quelles  circonstances  il  a  opéré.  M.  Giry  croit 
pouvoir  donner  de  ces  problèmes  des  solutions  plus  précises  et  plus  complètes 
que  celles  que  l'on  a  proposées  jusqu'ici;  mais,  pour  exposer  ces  résultats,  il 
faut,  d'une  part,  joindre  à  la  critique  de  la  vie  de  saint  Maur  celle  d'une  autre 
œuvre,  le  récit  de  la  translation  des  reliques  du  saint  ou  Historia  eversionis  seu 
restaurationis  coenobii  Glannafoliensis,  et,  d'autre  part,  suivre  l'histoire  res- 
pective et  les  relations  des  deux  monastères  de  Glanfeuil  et  des  Fossés  ;  c'est 
une  étude  trop  complexe  pour  être  résumée  en  une  brève  communication,  et  qui 
era  partie  d'un  travail  d'ensemble  sur  la  mission  de  saint  Maur.  » 

J.  R. 

Le  Gérant  :  Ernest  Leroux. 


AiNGËRS,   IMPRIMERIE  A.    BURDIN,  RUE  GARNIE»,    4. 


LES 

SOURCES  DE  LA  MYTHOLOGIE  SLAVE 


Les  sources  de  la  mythologie  slave  sonl  assez  nombreuses  ; 
mais  chacune  d'elles  ne  nous  fournit  qu'un  petit  nombre  d'indi- 
cations; elles  ne  nous  permettent  pas  de  nous  faire  une  idée 
complète  de  l'ensemble  de  cette  mythologie;  elles  nous  éclairent 
cependant  sur  la  nature  d'un  certain  nombre  de  divinités,  sur  le 
culte  dont  elles  étaient  l'objet,  sur  les  rites  et  les  superstitions 
des  Slaves  païens. 

Nous  n'avons  pas  de  monuments  figurés  de  ce  culte,  du  moins 
de  monuments  d'une  authenticité  incontestable;  ceux  qu'on  a 
longtemps  considérés  comme  tels,  les  idoles  dePrillwilz^  le  lion 
de  Bamberg  ont  été  reconnus  apocryphes.  Quelques  vagues  frag- 
ments du  temple  d'Arkona  dans  l'île  de  Rugen,  une  idole  —  un 
peu  suspecte  —  découverte  en  Galicie,  quelques  sculptures  con- 
servées au  Musée  de  Danzig  et  qui  ne  sont  peut-être  ni  slaves  ni 
mythologiques,  voilà  tout  ce  qui  nous  reste  de  ce  culte  si  riche, 
dont  Adam  de  Brème,  Ilelmold,  Saxo  Grammaticus,  Thietmar,les 
biographes  d'Otto  de  Bamberg,  la  Chronique  russe  dite  de  Nestor 
se  sont  plu  à  nous  décrire  les  monuments  figurés  \  Nous  n'avons 
aucun  texte  slave  de  la  période  païenne.  Les  chants,  les  contes 
populaires  dont  l'origine  se  perd  dans  la  nuit  des  temps  se  sont 

1)  «  Invaluitque  in  diebus  illis  per  universarn  Sclaviara  muUipIex  ydoiorum 
cultura...MiraauteradiligentiacircafanidiJigentiaiiiafTectisunt  »(HeJmGld,I,52)  : 
«  Prêter  pénales  enim  et  ydola  quibus  siiigulaoppida  redundabant  »  [ib.,  I,  83). 
Helmold  note  comme  une  particularité  remarquable  :  «  Prove  deus  Aldenburg 
quibus  nulle  sunt  effigies  expresse.  »  "  Quot  regiones  sunt  in  bis  parlibus, 
tôt  templa  babentur  et  simuiacra  demonum  singula  ab  infldeiibus  coluntur...  » 
(Thietmar,  VI,  24). 

19 


274  REVUE  DE  l'histoire  des  religions 

modifiés  insensiblement  sous  l'influence  des  idées  chrétiennes 
ou  des  littératures  étrangères. 

Les  principaux  textes  relatifs  à  la  mythologie  sont  dus  à  des 
prêtres  chrétiens,  parfois  slaves,  comme  l'auteur  de  la  Chroni- 
que russe,  le  plus  souvent  étrangers,  et  qui  pis  est,  prêtres  catho- 
liques. Ils  ont  une  profonde  horreur  pour  le  paganisme  slave  et 
n'y  font  guère  allusion  qu'à  leur  cœur  défendant,  pour  retracer 
les  abominations  des  païens,  la  chute  de  leurs  idoles,  la  ruine  de 
leurs  sanctuaires*. 

Les  textes  relatifs  à  la  mylhologie  slave  doivent  être  cher- 
chés : 

1°  Dans  les  chroniques  primitives  des  pays  slaves  rédigées  par 
des  écrivains  nationaux  ; 

2°  Dans  les  chroniques  latines  allemandes  ou  danoises,  comme 
Thietmar,  Adam  de  Brème,  Saxo  Grammaticus,  la  Knytlinga- 
saga,  ou  dans  les  hagiographes  allemands  (par  exemple  les  bio- 
graphes d'Otto  de  Bamberg)  ; 

3°  Dans  les  textes  byzantins  :  Procope,  Constantin  Porphyrogé- 
nète,  qui  ne  fournissent  que  des  indications  très  brèves  ; 

4"  Dans  les  textes  arabes  (Masoudi^  Ibn  Foszlan)  qui  sont  très 
vagues  et  qui  demandent  à  être  très  sérieusement  contrôlés;  car 
il  faut  déterminer  s'ils  entendent  parler  des  Slaves  de  l'ancienne 
Russie  ou  des  Varègues  Scandinaves; 

5° Dans  le  folklore  actuel,  dans  les  rites,  contes  ou  chansons, 
entant  que  ces  faits  ou  ces  documents  confirment  les  indications 
des  textes  ; 

6°  Dans  les  écrits  théologiques  du  moyen  âge  qui  font  allusion 
à  des  usages  païens  interdits  par  l'Eglise; 

7°  Enfin  dans  la  langue  qui,  sous  ses  formes  les  plus  anciennes 
et  même  sous  ses  formes  modernes,  sert  de  témoin  aux  siècles 
passés  et  qui  notamment  par  la  toponomastique  nous  permet  de 
retrouver   ou  de  soupçonner  des  lieux  de   culte,  et  qui  nous 

1)  Cf.  Thietmar  :  «  Quamvis  autem  de  hiis  aliquid  dicere  perhorrescam, 
tamen  ut  scias,  lector  arnate,  vanara  eorum  superstitionem  iBauiorumque  popuU 
istius  execulionem  qui  sunt  vel  unde  hue  venerint  [dii  Liuzicorum]  strictim 
enodabo.  >.  (VI,  23.) 


LES  SOURCES  DE  LA  MYTHOLOGIE  SLAVE  275 

apprend  quelles  idées  s'attachaient  aux  personnages,  aux  idoles, 
aux  rites,  aux  phénomènes  de  la  vie  religieuse  chez  les  Slaves 
païens. 

I 

LES  CHRONtQUEURS  INDIGÈNES  DES  DIVERS  PAYS  SLAVES 

La  Chronique  dite  de  Nestor  constitue  pour  l'étude  de  la  Rus- 
sie primitive  un  document  inappréciable.  Le  chroniqueur  écrivait 
à  la  fin  du  xi°  siècle  ou  au  début  du  xu^  Or  la  Russie  avait  été 
convertie  officiellement  au  christianisme  en  988.  L'annaliste  avait 
pu  connaître  les  fils  des  premiers  chrétiens  et  recueillir  des  ren- 
seignements précis  sur  le  culte  de  leurs  pères.  Il  nous  donne  des 
détails  plus  ou  moins  précis  sur  Peroun  et  Vêles,  sur  Dajbog,  Stri- 
bog,  Mokoch,  Simargl.  Si  certains  noms  ont  été  défigurés  par  des 
souvenirs  classiques  ou  des  interpolations  maladroites,  il  en  est 
qui  sont  absolument  hors  de  doute  et  dont  l'existence  est  attestée 
par  d'autres  textes.  Il  nous  fournit  des  indications  plus  ou  moins 
détaillées  sur  ces  idoles,  les  sacrifices,  sur  les  magiciens,  les 
Rousalias  (fête  païenne),  les  banquets  funèbres.  La  Chronique  de 
Novgorod  confirme  certains  textes  de  la  Chronique  dite  de  Nestor. 

L'un  des  continuateurs  de  la  Chronique  primitive  (manuscrit  dit 
hypatien)  donne  sous  l'année  1114  une  assez  longue  digres- 
sion sur  le  dieu  Svarog,  digression  dans  laquelle  interviennent 
le  dieu  Soleil,  Dajbog,  les  Egyptiens,  etc.  Dans  ce  passage 
comme  dans  les  noms  de  certaines  divinités  cités  par  la  chroni- 
que fondamentale  il  n'est  pas  malaisé  de  soupçonner  des  in- 
fluences étrangères. 

Les  données  fournies  par  les  chroniques  russes  sont  complétées 
par  certains  documents  de  la  littérature  du  moyen  âge,  par  les 
Sborniks  ou  recueils  de  mélanges  religieux,  les  traductions  des 
textes  byzantins  qui  interprètent  des  noms  de  dieux  helléniques 
par  celui  des  divinités  slaves  ou  prétendues  telles.  Les  sermon- 
naires  ne  font  que  des  allusions  assez  vagues  aux  rites  païens.  Le 
morceau  épique  intitulé   Le   dit  de  la  bataille  d'Igor  contient 


276  REVUE  DE  L  HISTOIIIE  DES  RELIGIONS 

quelques  allusions  mythologiques.  J'avoue  qu'elles  me  paraissent 
fort  suspectes.  Est-il  possible  qu'un  chrétien  du  moyen  âge,  un 
homme  éclairé,  un  clerc,  se  soilpluàévoquer  les  souvenirs  païens, 
qu'il  ait  appelé  les  vents  les  petùs-fils  de  Slriho'j,  qu'il  ail  appelé 
à  deux  reprises  un  prince  russe,  le  petit-fils  de  Dajdbog^  qu'il  ait 
identifié  le  soleil  au  grand  dieu  Khors  en  disant  que  le  prince 
Ycheslav  devançait  la  marche  de  Khors?  J'avoue  que  ces  blas- 
phèmes me  paraissent  absolument  invraisemblables  sous  la  plume 
d'un  chrétien  du  moyen  âge  '. 

Les  Slaves  méridonaux  serbes  et  bulgares  ne  nous  ont  pas 
légué  de  chroniques  qui  nous  renseignent  sur  le  culte  de  leurs 
ancêtres  païens.  Les  légendes  latines  ou  slaves  relatives  aux 
apôtres  Cyrille  et  Mélhode  nous  apprennent  bien  que  les  habi- 
tants de  la  Grande-Moravie  et  de  la  Pannonie  furent  définitive- 
ment convertis  au  christianisme  par  les  deux  missionnaires, 
mais  elles  ne  nous  donnent  aucune  indication  sur  le  culte  que  ces 
Slaves  professaient  auparavant.  Certains  Sborniks  russes  sont 
primitivement  de  rédaction  iougo-slave;  mais  ils  ne  nous  four- 
nissent pas  de  renseignements  nouveaux. 

Le  chroniqueur  tchèque  Cosmas  de  Prague  (xii"  siècle),  le  père 
de  l'histoire  bohème,  raconte  dans  un  latin  tour  à  tour  barbare 
et  fleuri, les  aventures  dos  princes  légendaires,  Krok,  Libusa,Prc- 
mysl,  Neklan,  îlostivit,  etc.,  mais  se  montre  fort  réservé  pour  tout 
ce  qui  concerne  la  mythologie  slave.  Quand  il  se  trouve  obligé 
de  faire  quelque  allusion  aux  dieux  de  la  période  païenne,  Cosmas 
leur  donne  des  noms  classiques  '  :  «  Ergo  litale  diis  vestris  asinum 
ut  siut  et  ipsi  vobis  in  asylum.  Hoc  votuni  fieri  summus  Jupiter 
etipseMars  sororque  ejus  Bellona  alque  gêner  Cereris jubet...  » 
Peut-on  conclure  de  ce  texte  que  les  Tchèques  adoraient  Peroun 
(Jupiter),  Svanto vit  (Mars),  une  déesse  de  la  guerre  et  un  dieu  des 
enfers  dont  rien  d'ailleurs  ne  nous  révèle  l'existence  ou  le  nom? 
Ailleurs  (livre  II,  8)  Cosmas  nous  apprend  que  la  princesse  Teta 

1)  Poui-  la  Chronique  dite  de  Nestor,  je  ne  puis  que  renvoyer  à  mon  édition 
française  (Paris,  Leroux,  1884);  pour  les  textes  slavons-russes,  aux  éditions  de  la 
Commission  archéographique  russe. 

2)  Fontes  rerum  bohemicarum,  tome  II,  Prague,  1874,  p.  21. 


LES  SOURCES  DE  LA  MYTHOLOGIE  SLAVE  277 

apprit  au  pouple  à  adorer  les  Oréades,  los  Dryades,  les  Ilama- 
dryades  et  il  ajoute  —  ce  qui  est  plus  précis  —  siciit  et  hactenus 
multi  villani  vel  pagani,  hic  latices  seu  ig-ncs  colit,  iste  lacos  et 
arboresautlapidesadorat,  iUemontibussivecollibuslitat,aliaquae 
ipse  fecitjidolasurdaetmutarogatetorat*.  »  Ce  texte  nous  apprend 
bien  que  les  Tchèques  adoraient  des  idoles;  malheureusement 
il  ne  nous  donne  pas  le  nom  de  ces  idoles.  Un  autre  texte  non 
moins  intéressant  nous  est  fourni  au  début  du  chapitre  in.  Il  énu- 
mère  les  rites  païens  que  le  prince  Brétislav  supprima,  les  magi- 
ciens, les  sorciers  qu'il  fit  expulser  «.  Et  c'est  tout. 

La  Chronique  rimée  dite  de  Dalimil  qui  s'inspire  de  Gosmas 
n'ajoute  rien  de  positif  aux  renseignements  déjà  si  vagues  de 
son  prototype.  Toutefois,  comme  elle  est  écrite  en  tchèque,  elle 
nous  fournit  certains  détails  qui  ne  figurent  pas  dans  la  phraséo- 
logie latine  de  son  prototype.  Ainsi  elle  nous  apprend  que  les 
anciens  Tchèques  appelaient  nav  le  séjour  des  morts  : 

Pûtom  Krok  jide  do  navi. 
Ensuite  Krok  alla  dans  le  iiav. 

Elle  nous  apprend  encore  (II,  vers  6)  que  Cech  émigra  de  Croa- 
tie en  Bohème,  portant  sur  ses  épaules  ses  ancêtres  (dedky  své), 
c'est-à-dire  ses  pénates. 

La  Chronique  de  Pulkava  (xiv^  siècle)  basée  sur  celle  de  Cosmas 
est  absolument  muette  sur  la  religion  des  Tchèques  païens.  Elle 
renferme  des  allusions  assez  vagues  au  culte  des  Slaves  du  Bran- 
debourg :  «  cum  in  dicta  marchia  gens  adhucpermixta  Slavonica 

1)16.,  p.  8. 

2]  Voici  ce  texte  en  entier  : 

<v  ...  Novusdux  Bracislaus  junior...  omnesmagos,  ariolos  et  sortilegos  extrusit 
regni  sui  e  medio,  similiter  et  lucos  sive  arbores,  quas  in  multis  locis  colebat 
vulgus  ignobile  extirpavit  et  igné  cremavit.  Item  et  superstitiosas  institutiones, 
quas  villani  adhuc  semipagani  in  Pentecosten  tertia  sive  quarta  feria  observa- 
banl,  ofîerentes  libaraina  super  fontes  maclabant  viclimas  et  daemonibus  immo- 
labant,  item  sepulturas,  quœ  fiebant  in  silvis  et  in  campis,  atque  scenas,  quas 
ex  gentili  rilu  faciebant,  in  biviis  et  in  triviis,  quasi  ob  animarum  pausationem, 
item  et  jocos  profanes,  quos  super  mortuos  suos,  inanes  cientes  mânes  ac 
induii  faciem  iarvis  bachando  exercebant;  bas  abominationes  et  alias  sacrilegas 
adiuventiones  dux  bonus,  ne  ultra  fièrent  in  populo  Dei,  exterminavit.  » 


278  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

et  Saxonica  gentilitalis  ritibus  dcscrvirct  et  colcret  ydola  '  »  et  un 
peu  plus  loin  (vers  Tannée  1153)  nous  révèle  l'existence  à  Bran- 
debourg- d'une  idole  à  trois  têtes  *  adorée  par  les  Slaves  et  les 
Saxons. 

La  Chronique  de  Gallus'  (premières  années  du  xw  siècle)  qui 
d'ailleurs  n'était  pas  d'orig-ine  polonaise,  néglige  à  dessein  d'in- 
sister sur  la  période  païenne.  Tout  ce  qu'il  nous  apprend  des 
Polonais  avant  le  christianisme,  c'est  qu'ils  étaient  polyg-ames  : 
«  Istorum  gesta  quorum  memoriam  oblivio  vetustatis  abolevit  et 
quoserror  et  ydolatria  defœdavit,  memorare  neg^lig-amus*.  »  Ail- 
leurs (livre  II,  ch.  xliii)  il  compare  les  Prussiens  païens  à  des 
bêtes  brutes. 

La  Chronique  de  maître  Vincent  n'est  pas  moins  dédaig-neuse 
des  choses  païennes;  elle  n'y  fait  aucune  allusion. 

Le  premier  chroniqueur  ou  plutôt  historien  polonais  du  moyen 
âg-e  qui  se  soit  occupé  de  la  religion  des  Slaves  païens,  c'est 
l'archevêque  Dlugosz  ou  Longinus  qui  écrivit  vers  le  milieu  du 
xv^  siècle  (de  1455  à  1481)  son  Historia  Polonise.  A  celte  époque 
le  paganisme  avait  depuis  plusieurs  siècles  disparu  de  la  Pologne 
proprement  dite  et  jusqu'à  ces  dernières  années  on  attachait  peu 
d'importanceaux indications  queDlugosz  fournitsur  les  anciennes 
divinités  de  son  pays.  Récemment  M.  R.  Briickner' s'est  eiïorcé 
de  réhabiliter  Dlugosz  au  point  de  vue  de  la  mythologie  slave. 
Dlugosz  a  la  passion  de  la  patrie  polonaise;  il  ne  néglige  rien  de 
ce  qui  concerne  ses  origines.  Seulement,  comme  il  est  imbu  de 
la  mythologie  classique,  il  cherche  à  retrouver  ses  dieux  chez 
les  anciens  Polonais;  il  arrive  à  en  retrouver  six^  Il  identifie 

1)  Fontes  rerum  boheinicarum,  tome  V,  p.  15. 

2)  76.,  p.  88. 

3)  Gain  Chronicon,  ap.  Bielowski,  Monumenla  Polonise  histo'^ica,  tome  I, 
Lw6w,  1864.  Consulter  sur  Gallus  le  récent  mémoire  de  M.  Max  Gumplowicz  : 
Bischof  Bidduin  Gallus  von  Kruazwica  {Sitzuwjtiberichte  der  kais.  Akadeinv', 
Vienne,  1895}. 

4)  Cf.  Ad.  Brem.,  Descriptio  imulavum  Aquilonis  à  propos  des  rites  des 
païens  scandin-ives  :  «  Cœterum  neniae  quae  in  ejusmodi  ritu  libationis  fieri 
soient  raultiplices  et  inhonestae  ideoqiie  melius  relicendtE.  »  (28.) 

5)  Archiv  fur  slaoische  Vliiloloqie,  tome  XIV,  p.  170  et  suiv. 

6)  Voir  Dlugosz.  Opéra,  tome  X,  Cracovie,  1873,  p.  47  et  suiv. 


LES  SOURCES  DE  LA  MYTHOLOGIE  SLWE  279 

Jupiter  à  Yesza^  Mars  à  Liada,  Vénus  à  Dzydzilelya,  Pluton  à 
Nyja,  Diane  à  Dzewana,  Cérès  à  Marzyana.  Il  connaît  un  dieu  de 
la  température  (lomperies)  qui  s'appelait  Pogoda,  un  dieu  de  la 
vie,  Zywie.  Il  prétend  qu'il  y  avait  à  Gniezno  un  temple  de  pre- 
mier ordre  :  «  delnbrum  primarium  ad  quod  ex  omnibus  locis 
fiebat  cong-ressus.  »  Il  est  évidemment  influencé  par  les  idées  chré- 
tiennes. Gniezno  étant  la  métropole  calholique,  le  siège  du  pri- 
mat, il  veut  qu'elle  ait  joué  le  même  rôle  dans  les  temps  païens. 
Il  parle  de  temples,  d'idoles,  de  prêtres,  de  bois  sacrés,  de 
sacrifices  (même  de  sacrifices  humains),  de  fêtes  annuelles,  dont 
quelques-unes  se  sont  conservées  malgré  le  christianisme,  et 
dont  l'une  s'appelait  Stado.  Il  subit  l'influence  de  réminiscences 
classiques  ou  chrétiennes;  il  prend  pour  des  noms  de  divinités 
des  formules  qui  reviennent  dans  tel  ou  tel  refrain  populaire. 
Néanmoins,  vu  l'indigence  des  sources  slaves  chez  les  peuples 
occidentaux,  son  témoignage  n'est  pas  absolument  à  rejeter.  Si 
l'identification  de  Pluton  et  de  Nyja  est  contestable,  il  n'est  pas 
moins  vrai  que  ce  mjja  est  apparenté  au  nav  des  Tchèques  et 
qu'il  nous  permet  de  mieux  l'interpréter. 

M.  Briickner  a  encore  trouvé*  quelques  indications  mytholo- 
giques dans  un  recueil  de  sermons  polonais-latins  conservé  à 
la  Bibliothèque  de  Saint-Pétersbourg  et  qu'il  a  récemment 
publiés.  Elles  se  rapportent  particulièrementaux  êtres  mythiques 
inférieurs.  Telle  d'entre  elles  nous  explique  les  erreurs  de  Dlu- 
gosz. 

II 

LES  CHRONIQUEURS  ÉTRANGERS 

Si  les  chroniqueurs  tchèques  et  polonais  ont  négligé  à  dessein 
la  période  païenne  de  l'histoire  de  leurs  nations,  les  étrangers 
qui  nous  racontent  les  lu' tes  des  Allemands  ou  des  Danois  contre 
les  Slaves  baltiques  aujourd'hui  disparus,  ou  les  efforts  des  mis- 

1)  Arch.  fur  slavische  Philologie,  toc.  cit.,  p.  183  et  suiv. 


280  REVUE  d:-:  l'histoire  des  religions 

sionnaires  germaniques  pour  les  convertir,  sont  en  général  mieux 
informés.  C'est  surtout  grûce  à  leur  témoignage  que  nous  pou- 
vons, en  somme,  nous  faire  une  idée  assez  nette  de  la  vie  reli- 
gieuse des  Slaves  des  pays  Baltiques  et  de  l'Elbe,  particulière- 
ment des  habitants  de  l'île  de  Rugen.  N'oublions  pas  qu'au 
x^  siècle  tous  les  pays  situés  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe  et 
de  la  Saale  (sauf  la  région  située  entre  l'embouchure  de  l'Elbe 
et  le  cours  de  la  Trave)  étaient  encore  habités  par  la  race 
slave. 

Adam  de  Brème,  maître  des  écoles  de  cette  ville,  chanoine  de  la 
cathédrale,  est  l'auteur  des  Gesta  Eammahurrjenns  ecclesise  pon- 
tificum.  Il  vivait  dans  la  première  moitié  du  xi^  siècle;  il  rési- 
dait sur  la  frontière  de  la  Slavie  dans  une  ville  qui  a  la  préten- 
tion d'être  leur  métropole  chrétienne;  il  avait  fréquenté  les  Da- 
nois; il  avait  pu  consulter  les  archives  de  l'évêché,  entendre  les 
récits  des  missionnaires.  Dans  ses  Gesta  Bammahurgensk  ec- 
clesise ponti/îcum  il  raconte  l'histoire  de  cette  métropole  et  celle 
despeuples  voisins,  particulièrement  des  Scandinaves  et  des  Slaves 
baltiques;  au  livre  III  il  expose  les  efforts  du  prince  Gottschalk 
pour  convertir  les  Obotrites,  riverains  de  l'Elbe  et  de  la  Baltique. 
Il  a  pour  principe  de  ne  pas  insister  sur  les  choses  païennes  : 
«Inutile  est  acta  non  credentium  scrutari  ».  Néanmoins  il  lui 
échappe  plus  d'un  détail  intéressant  pour  nos  études.  Ainsi 
(livre  II,  ch.  xvui)  il  décrit  sommairement  la  ville  de  Rliétra  avec 
son  temple  élevé  en  l'honneur  des  démons,  quorum  princeps  est 
Redigast-,  il  atteste  (II,  40,  41)  la  répugnance  des  Slaves  pour  le 
christianisme  et  les  mauvais  traitements  qu'ils  infligeaient  à  ses 
prêtres;  il  raconte  (III,  50)  que  dans  cette  môme  ville  de  Rhétra 
l'évêque  Jean  fut  immolé  au  dieu  Redigast*.  Il  nous  atteste  que 

1)  Adaffl  de  Brème  a  été  publié  par  Lappenberg  ap.  Perlz  (3/on.  Germ.,  tome 
VU).  II  a  été  réimprimé  à  Hanovre,  in  usum  scholarum,  1  vol.  in-8°,  librairie 
Hahn,  1876.  La  préface  indique  les  meilleures  éditions,  traductions  ou  commen- 
taires. Récemment  la  géof,'raphie  d'Adam  de  Brème  a  éti'-  étudiée  par  M.  Au- 
guste Bernard,  De  Adamo  Bremensi  geographo  (thèse  présentée  à  la  Faculté 
des  lettres  de  Paris,  Hachette.  1896),  et  par  M.  S.  Guniher,  Sitzungsherichte 
der  kôn.  hœhm.  Gesellsohaft  der  Wisscnschaften,  Prague,  1894. 

L'ouvra'ge  d'Adam  de  Brème  s'arrête  à  1072.  Il  est  complété  par  un   curieux 


LES  SOURCES  DE  LA  MYTHOLOGIE  SLAVE  281 

les  Rug-icns  sont  plus  attachés  au  culte  des  démons  que  les 
autres  Slaves  [Descriptio  insiilarum,  18).  Il  énumère  à  diffé- 
rentes reprises  les  tortures  infligées  aux  chrétiens  par  des 
Slaves  païens  ou  relaps.  Malheureusement  il  n'a  pas  eu  l'idée 
de  donner  sur  les  idoles  slaves  et  sur  leur  culte  des  détails 
aussi  complets  que  ceux  qu'il  donne  (ch.  xxvi,  xxvni,  xxvn) 
sur  les  divinités  Scandinaves  Thor,  Wodan  et  Fricco.  11  croit 
à  une  certaine  parenté  de  la  superstition  des  Saxons,  des  Slaves 
et  des  Suédois  (I,  8)'.  Sa  haine  pour  le  paganisme  ne  l'em- 
pêche pas  de  proclamer  les  bonnes  qualités  des  Slaves  païens 
(II,  19). 

II  cite  souvent  des  relations  de  témoins  oculaires.  Sa  bonne 
foi  n'est  plus  douteuse,  nous  n'avons  à  regretter  que  l'indigence 
des  renseignements  qu'il  nous  fournit. 

L'ouvrage  de  Helmold,  Chronicon  Slavorum,  est,  ainsi  que  le 
titre  l'indique,  une  des  sources  principales  pour  l'histoire  des  Sla- 
ves au  moyen  âge.  Originaire  duHolstein,  Helmold  fut  prêtre  de 
l'église  de  Lubeck,  curé  de  la  paroisse  de  Bosau  (sur  le  lac  Plœn) 
dans  le  pays  des  Slaves  Wagriens.  Lié  avec  les  évêques  d'Olden- 
bourg, Vicelin  et  Gerold,  il  fut  associé  à  leurs  efforts  pour  évan- 
géliser  les  Slaves  païens.  11  fut  envoyé  en  mission  chez  eux,  vers 
1153  et  reçu  par  le  prince  Pribyslav  dont  il  loue  l'hospitalité. 
Pribyslav  était  chrétien.  Helmold  a  d'ailleurs  des  Slaves  une 
idée  assez  mauvaise,  sans  doute  à  cause  de  leur  attachement  au 
paganisme  :  «  Slavorum  animi  nalurales  sunt  infidi  et  ad  ma- 
lum  proni  ideoque  cavendi.  »  Il  les  traite  de  «  natio  prava  et  per- 
versa  »  (I,  27  )  ;  leur  pays  est  pour  lui  terra  horroris  et  vastae  soUtu- 
d'mis.  Il  reconnaît  d'ailleurs  que  les  Allemands  se  sont  mal  con- 
duits vis-à-visd'eux.  Ceuxdontils'occnpesont,  outre  les  Wagriens, 
les  Lutices  et  les  Obotrites  situés  entre  l'Elbe  et  l'Oder.  Leur 

chapitre  géographique  :  Descriptio  iamlarum  Aquilonis,  —  Voir  encore  Wat- 
tenbach ,  Deutschlands  Geschichtsquell^n  im  Mittelalter ,  4°  éd.,  Berlin 
1877. 

1)  Orderic  Vital  (xii°  siècle)  idenlifie  la  religion  des  Slaves  Lutices  à  celle  des 
Germains  :  «  In  Leulicia  populosissiraa  natio  constilebat  quse  Guodenen  et 
Thurum  Freamque  aliosque  falsosdeos  colebat  »  {Monum.  Germ.  hist.,  tome  XX, 
p.  55). 


282  REVDE    DE  l'hTSTOTRE   DES    RELIGIONS 

conversion  ou  leur  retour  à  la  foi  chrétienne  après  leur  défection 
est  l'objet  principal  de  sa  chronique  ;  il  écrit  ad  laudem  Lubeccen- 
sis  ecciesicV  (dédicace  du  livre).  II  a  profité  d'Adam  de  Brème,  au- 
quel il  fait  de  nombreux  emprunts  (testis  est  magister  Adamus), 
mais  il  met  aussi  à  contribution  des  traditions  écrites  et  les  ré- 
cits des  vieillards  slaves,  «  qui  omnes  barbarorum  gestas  res  in 
memoria  tenent  »  (I,  xvi).  Il  paraît  avoir  connu  la  langue  des 
Slaves  et  il  en  cite  quelques  mots,  et  reproduit  les  noms  assez 
exactement.  Il  donne  plus  de  détails  qu'Adam  de  Brème  sur  la 
religion  des  Slaves  païens,  sur  le  culte  du  Dieu  noir  (I,  o2),  sur 
celui  de  Proven  (83),  sur  l'idole  de  Podaga,  le  temple  de  Bhétra 
et  sur  le  dieu  Radigast,  sur  Siva,  déesse  des  Polabes,  sur  les 
dieux  qui  ont  des  idoles  et  sur  ceux  qui  n'en  ont  pas;  il  nous 
apprend  que  les  Slaves  aiment  à  faire  des  idoles  polycéphales 
(détail  confirmé  par  d'autres  textes),  qu*ils  reconnaissent  l'exis- 
tence d'un  dieu  supérieur  dont  les  autres  descendent,  qu'ils  ont 
des  bois  sacres  (83).  Il  connaît  l'existence  de  Svantovil,  dieu 
de  l'ile  de  Rugen,  et  il  imagine  la  confusion  de  cette  divinité 
avec  le  saint  Vit  des  moines  de  Corvey.  Les  chapitres  52  et  83  de 
son  premier  livre,  le  chapitre  12  du  second  constituent  l'une 
des  sources  les  plus  importantes  pour  nos  études,  mais  non  pas 
la  seule,  toutefois,  comme  l'imagine  un  des  récents  commenta- 
teurs de  la  Chronique,  M.  Vœlkel.  Cette  Chronique  ne  dépasse 
pas  l'année  1170'. 

Thietmar  (né  en  976^  mort  en  1018)  fut  chanoine  de  Magde- 

1)  Pabliée  pour  la  première  fois  à  Francfort  en  1556,  la  Clironique  de  Helmold 
a  été  plusieurs  fois  réimprimée,  notamment  par  Leibnitz  dans  les  Scriptores 
rerum  brunswicensium  et  dans  les  Monumenta  de  Pertz  (tome  XXI).  Une  édi- 
tion in  usum  scholarum  a  été  publiée  à  Hanovre  par  Pertz  en  1868.  Elle  a 
été  étudiée  par  Vœlkel,  Die  Slaivemhronik  Helmolds  (thèse  de  Gœttingue), 
Danzig,  1873  ;  par  Hirsekorn,  Die  Slavenchronik  tics  Presbyter  Helmold,  Inaugural 
Dissertation,  Halle,  1874;  par  Broska,  Forschungen  znr  deutschen  Geschichte, 
tome  XXII  (1882);  par  Paplonski  dans  la  préface  de  sa  traduction  polonaise 
(Varsovie,  1862);  par  Lebedev,  en  russe,  dans  son  Essai  sur  les  sources  de  Vhis- 
toire  des  Slaves  baltiques  de  1131  à  1170.  M.  Lebedev  auquel  on  doit  un  impor- 
tanttravail  sur  La  flcrniî'rc  lutte  des  Slaves  contre  lagcrmanimlion  (Moscou,  1876) 
a  fait  suivre  ce  travail  d'une  élude  critique  très  consciencieuse  sur  les  sources. 
U  consacre  à  Helmold  une  centaine  de  pages  (p.  119-207),  J'aurai  occasion  de 


LES  SOURCES  DE  LA  MYTHOLOfilE  SLAVE  283 

bourg  et  accompagna  Tempereur  Henri  II  dans  une  expédition 
contre  le  prince  de  Pologne,  Boleslav  le  Vaillant.  Il  devint  en 
1009  évêque  de  Mersebourg.  Cette  ville  située  sur  la  Sale  à  la 
frontière  même  de  la  Saxe  et  de  la  Slavie  était  d'origine  slave. 
Son  nom  veut  dire  situé  entre  les  forets  :  mese,  entre  ;  bor,  forêt. 
Thietmar,  inspiré  par  ses  souvenirs  classiques,  lui  prêle  une  autre 
élymologie.  Il  veut  rattacher  ses  origines  aux  Romains  :  «  Et 
quia  fuit  haec  apta  bellis  et  in  omnibus  semper  triumphalis  an- 
tiquo  more  Martis  signata  est  nomine.  »  Cependant  il  n'ignore  pas 
rélyrnologie  slave  et  il  y  fait  aussi  allusion  :  «  Posteri  autem 
(c'est-à-dire  les  Slaves)  Mese,  id  est  mediam  regionis,  nuncu- 
pabanteam,  vel  a  quadam  virgine  seducta.  »  Son  patriotisme  ger- 
manique s'indigne  à  l'idée  d'une  élymologie  slave.  Il  néglige  à 
dessein  de  rechercher  les  origines  païennes  de  son  diocèse  et 
commence  son  récit  vers  la  fin  du  ix"  siècle.  Mersebourg  était  à 
ce  moment  aux  confins  mêmes  du  monde  germanique.  Sur  la 
rive  droite  de  la  Sale  vivaient  les  Nudités,  les  Neletytes,  les  Glo- 
macz,  membres  de  la  grande  famille  des  Serbes  ou  Sorabes.  Bon 
gré  mal  gré,  Thietmar  avait  dû  acquérir  quelques  notions  de 
leurlangueetilen  fait  parade  à  l'occasion:  «  ^e/e^on'quodpalcher 
mons  dicitur  «  (VI,  56)  ;  «  Bêle  Knegini,  id  est  pulchra  domina  » 
(IX,  4);  «  Bolizlaus  qui  major  laus  interpretalur  »  (IV,  4.5); 
«  Dobrawa  quae  bona  interpretalur  »  (IV,  55).  Toutes  ses  tra- 
ductions ne  sont  pas  aussi  heureuses,  par  exemple  quand  il  traduit 
Medeburu  (le  bois  riche  en  miel)  par  mel  prohibe.  Il  a  d'ailleurs 
toutes  sortes  de  bonnes  raisons  pour  ne  pas  aimer  les  Slaves. 
Deux  de  ses  ancêtres  (I,  10)  ont  été  tués  en  combattant  contre 
eux.  Leur  religion  païenne  lui  semble  naturellement  abominable  : 
«  Cum  execranda  gentilitas  ibi  veneraretur  »  (VIII,  59). 
«  Quamvis  autem  de  hiis  aliquid  dicere  perhorrescam,  tamen, 
ut  scias,  lecloramate,  vaaam  eorum  superstitionem  »  (VÎ,2,S).  Ce- 
pendant malgré  ses  préjugés,  il  lui  échappe  de  précieuses  indica- 
tions. Il  nous  donne  des  noms  de  lieux  sacrés  comme  la  mon- 

citer  encore  M.  Lebedev  à  propos  de  Saxo  Grammnticus  et  de  la  Knytlinga 
saga. 


284  REVUE  DE  l'histoire  dks  religions 

tagno  du  pagiis  Silensis  (VIII,  59),  le  bois  sacré  de  Zutiburc*. 
Il  mcnlionnc  une  déesse  anonyme  dont  les  Liulices  portaient 
l'image  siir  un  drapeau  (VIII,  65).  11  affirme  que  chez  les  Slaves 
païens  tout  finit  avec  la  mort  (I,  44).  Mais  cette  assertion  se 
produit  h.  la  suite  d'une  histoire  de  revenants.  Thietmar  est  essen- 
tiellement superstitieux  ;  il  se  plaît  à  décrire  les  rêves,  les  appa- 
ritions ;  si  Ton  concluait  de  son  assertion  que  les  Slaves  ne 
croyaient  pas  aux  revenants,  ce  serait  vraiment  un  curieux  témoi- 
g-nag-e  en  leur  faveur.  Il  sait  qu'ils  avaient  des  idoles  (III,  19). 
Enfin,  malgré  sa  répugnance,  il  consacre  deux  pages  entières  à  la 
description  de  la  ville  des  Redariens  qu'il  appelle  Riedegost  et 
qui  était  un  des  principaux  sanctuaires  de  leur  religion.  Il  est  en 
contradiction  avec  Adam  de  Brème  qui  donne  à  la  ville  le  nom  de 
Rhétra,  et  au  dieu  celui  de  Redigast.  Ce  n'est  pas  le  moment  de 
trancher  celte  question  délicate.  Il  décrit  le  temple  de  cette  ville, 
les  idoles,  notamment  celle  de  Zuarasici  et  le  témoignage  qu'il 
nous  apporte  sur  le  culte  de  ce  dieu  est  confirmé  par  une  lettre 
de  saint  Bruno  à  l'empereur  Henri  II.  Thietmar  connaît  l'exis- 
tence des  prêtres  attachés  au  culte  de  ce  dieu  et  décrit  les  oracles 
rendus  par  des  chevaux  sacrés  et  ici  encore  son  témoignage  est 
confirmé  par  celui  du  biographe  d'Otlon  de  Bamberg  et  de  Saxo 
Grammaticus".  Il  sait  que  les  temples  et  les  idoles  sont  fort 
nombreux  chez  les  Liutices.  Helmold  s'exprime  presque  dans  les 
mêmes  termes.  Thietmar  écrit  :  «  Quoi  regiones  sunt  in  his  par- 
libus,  tôt  templa  habentur  et  simulacra  demonum  singula  ab 
infidelibus  coluntur  »  (VI,  25).  Helmold  dit  à  son  tour  : 
«  Prseter  pénates  et  ydola  quibus  singula  oppida  redundabant  » 
(1,163)'-. 

1)  Zutibure  représente  Sveti  ou  Svcmlibor,  le  bois  sacré.  Ce  nom  devint  chez 
les  Allemands  Sciudibure.  C'est  aujourd'hui  Schkeilbar  l  La  montagne  du  pagus 
Silcnsis  est  appelée  dans  une  bulle  d'Eugène  II  mons  Silentii.  Ces  déformations 
nous  aident  à  comprendre  comment  le  nom  du  dieu  Svantovit  a  pu  être  traduit 
par  Sanctus  Vilus. 

2)  Voir  le  chapitre  consacré  à  Zuarasici. 

3)  Voir  le  chapitre  consacré  à  Svantovit. 

4)  Publiée  pour  la  première  fois  à  Francfort  en  1586,  la  Chronique  de  Thietmar 
a  été  réimprimée  au  tome  III  des  Scriptot^es  rerum  germanicarum  par  Lappen- 


LES  SOURCES  DE  LA  MYTHOLOGIE  SLAVE  283 

Saxo  Grammalicusest  un  Danois.  On  sait  peu  de  choses  sur  sa 
vie.  Il  fut  clerc,  et  mourut  dans  les  premières  années  duxii^  siè- 
cle. Il  fut  attaché  à  la  personne  d'Absalon,  évêque  de  Lund  en 
Scanie,  l'un  des  hommes  d'Etal  et  des  prélats  les  plus  remarqua- 
bles du  moyen  âge  '.  Absalon  fut  le  conseiller  intime  du  roi  Val- 
demar  et  lui  suggéra  Texpédition  contre  les  Wendes  ou  Slaves 
païens  qui  aboutit  à  la  chute  d'Arkona,  en  1168,  et  à  la  soumis- 
sion de  Tîle  de  Rugen  et  à  la  destruction  du  paganisme  slave. 
C'est  sur  l'invitation  d'Absalon  qu'il  écrivit  ses  Gesta  Danorwn  : 
c'est  un  prosateur  élégant  et  châtié;  il  s'inspire  des  classiques 
latins,  notamment  de  Valère  Maxime.  A-t-il  été  témoin  oculaire 
des  événements  qu'il  raconte?  On  peut  le  supposer,  mais  rien  ne 
le  prouve.  En  tout  cas,  l'évêquc  Absalon,   qui  prit  part  à  ces 
grands  événements,,  avait  eu  soin  de  lui   fournir  de  sérieuses 
informations.  Son  patriotisme  danois  est  peut-être  plus  ardent 
que   sa  foi  chrétienne;   il  a  mis  à  contribution,  il   nous  l'ap- 
prend lui-même  dans  sa  préface,  les  anciens  chants  populaires 
(((  majoruni  acta  patrii  sermonis  carminibus  vulgata  ^;)    qu'il  a 
pris  la  peine  de  traduire  en  vers  latins,  les  récits  des  Islandais 
(Tylensium)  et  ceux  de  l'évèque  Absalon   («  Absalonis  asserta 
dociii  animo  stiloque  complecti  cure  habui  »).  Son  Histoire  des 
Danois  est  le  seul  document  considérable  que  nous  ayons  sur 
les  luttes  des  Slaves  de  Rugen  contre  les  Danois,  sur  Arkona,  le 
grand  sanctuaire  du  paganisme  slave,  sur  le  culte  et  la  destruc- 
tion de  l'idole  de  Svantovit.  Pour  ce  qui  concerne  cette  divinité 

berg.  L'édition  de  Lappenberg  a  été  rééditée  par  Fr.  Ivurze  {in  usiun  scholarum, 
Hanovre,  Hahu,  18S9).  Cette  édiiion,  très  soigneusement  revue  et  annotée, 
accompagnée  d'un  commentaire  et  de  deux  index,  est  l'une  des  meilleures  de 
la  collection  in  usum  scholarum.  C'est  à  elle  que  se  rapportent  mes  citations. 
La  partie  qui  concerne  les  rapports  de  l'Empire  et  de  la  Pologne  a  été  réim- 
primée par  Bielowski  au  tome  I  des  Monumenta  historica  Polonise  (p.  230-318). 
Elle  est  accompagnée  d'une  introduction  intéressante.  La  Chronique  de  Thietmar 
a  été  étudiée  par  Wattenbach,  GeschichtsqueUen;  par  Strebilzki,  Thietmarus 
quitus  fontibus  usus  sit  (Koenigsberg,  1870);  par  Fortinsky  {Titinar  Merze- 
boursky  i  ego  lihroniku.  Thietmar  de  Mersebourg  et  sa  Chronique,  Saint-Péters- 
bourg 1872);  par  F.  Kurze  dans  la  préface  de  son  édition. 

1)  La  Vie  d'Absalon  a  été  écrite  par  Estriip  et  traduite  en  allemand  par  Moh- 
nike  :  Absalon  Bischof  von  Roeskilde.,.  aus  den  diinischi^n,  1832. 


286  REVUE  DE  l'histoire  des  religions 

Saxo  est  beaucoup  plus  complet  que  lielmold  et  il  est  évidem- 
ment bien  informé.  Comme  Helmold  il  confond  Svantovit  avec 
saint  Vit;  cette  confusion  intéressée  entre  le  dieu  païen  et  le 
saint  chrétien  s'explique  aisément  par  les  idées  qui  avaient  cours 
à  cette  époque.  Si  peu  fanatique  que  paraisse  Saxo  Grammaticus, 
on  ne  peut  lui  reprocher  d'avoir  eu  les  préjugés  de  son  siècle  et 
de  sa  caste.  Nous  lui  devons  encore  de  précieuses  indications  sur 
le  culte  de  Rugievithus,  de  Porevitus  et  de  Porenutius,  sur  les 
oracles,  les  sacrifices  et  les  superstitions  des  Slaves  de  Rugen.  Il 
les  lient  d'Absalon  lui-même  dont  il  rapporte  les  récits'. 

A  côté  de  l'histoire  de  Saxo  Grammaticus  se  place  le  Knyt- 
linga-saga  [Historia  Knytidaruïn^  c'est-à-dire  Histoire  des  des- 
cendants de  Knyd).  Elle  fut  rédigée  sous  l'inspiration  de  l'évêque 
Absalon;  elle  ne  contient  que  quelques  lignes  relatives  à  la 
période  qui  nous  intéresse.  Elle  confirme  le  récit  de  Saxo  Gram- 
maticus; elle  le  complète  même  et  nous  apprend  le  nom  de 
trois  divinités  qui  ne  figurent  pas  dans  Saxo  :  Turupid,  Pizamar 
et  Tiarnoglovius.  Les  deux  premiers  noms  sont  fort  difficiles  à 
restituer;  le  troisième  est  plus  clair;  il  veut  dire  évidem- 
ment le  dieu  ou  l'idole  à  la  tête  noire  (carnoglowy).  Si  minces 
qu'elles  soient,  ces  indications  ne  sont  pas  à  dédaigner.  La  Knyt- 
linga-saga  comprend  l'histoire  danoise  au  commencement  du 
x"  siècle  et  se  termine  à  Tannée  1187.  On  l'attribue  à  Olaf  Tord- 
son;  on  peut  supposer  qu'il  a  connu  le  récit  de  Saxo  et  qu'il 
s'en  est  inspiré.  Il  défigure  abominablement  les  noms  propres. 
Ainsi  le  prince  Pryslav  devient  chez  lui  Freedevus.  Il  n'a 
sans  doute  pas  mieux  traité  ceux  des  divinités.  Comme  il  est 
contemporain  des   derniers    événements  qu'il  raconte,  il  a  pu 

1)  Impriroée  pour  la  première  fois  à  Paris  en  1514,  V Historia  Danica  a  clé 
éditée  pour  la  dernière  fois  par  M.  Alfred  Holder  (Strasbourg,  librairie  Triibner, 
1886).  Précédée  d'une  biographie  copieuse  et  accompagnée  d'un  bon  index, 
celte  édition  manque  malheureusement  de  sommaires,  de  commentaires,  d'indi- 
cations chronologiques  et  n'est  pas  faite  pour  faciliter  la  tâche  des  historiens 
qui  voudront  y  recourir.  M.  Holder  a  relevé  dans  sa  bibliographie  tous  les  tra- 
vaux dont  Saxo  Grammaticus  a  été  l'objet  jusqu'en  1886.  Il  a  toutefois  ignoré 
celui  de  M.  Lebedev  dans  l'ouvrage  que  j'ai  déjà  cité  plus  haut:  Les  sources 
de  r histoire  des  Slaves  baltiques  (en  russe,  Moscou,   1876). 


LES  SOURCES  DE  LA  MYTHOLOGIE  SLAVE  287 

recueillir  des  informations  qui  manquaient  à   Saxo  Gramma- 
licus'. 

{A  suivre). 

Louis  Léger, 

i)  L'édition  que  j'ai  eue  sous  les  yeux  est  celle  qui  a  été  publiée  dans  les  Scri- 
pta  historica  Islandorum  (Copenhague.  1842,  tome  XI).  La  Knytlinga  saga 
a  été  étudiée  notamment  par  Dahlmann  dans  son  Histoire  du  Danemark  (Ge- 
schichte  von  Danemark.  Hambourg,  p.  1840-43),  par  Waltenbach,  par  Lebedev. 
Elle  ne  comprend  en  tout  que  cinq  pages  relatives  au  sujet  qui  nous  occupe. 


LES 

APOCALYPSES  APOCRYPHES   DE   DANIEL 

{Suite  et  fin)  '. 


IV 

l'apocalypse  arménienne  de  DANIEL 

La  naissance  du  Sauveur,  V E piphanie  (6  janvier)  est  encore 
célébrée  par  les  Arméniens  comme  du  temps  de  leurs  ancêtres. 
La  nuit  qui  précède  cette  fèto  est  employée  à  l'accomplissement 
de  rites  particuliers.  Nous  n'en  citerons  qu'un,  qui  nous  intéresse 
de  près  :  à  une  certaine  heure  de  la  nuit,  lorsque  tous  les  fidèles 
sont  assemblés,  un  jeune  garçon  ou  une  jeune  fille,  en  vêtement 
rouge  ou  jaune_,  lit  en  entier  le  livre  de  Daniel.  Ce  seul  trait  in- 
dique la  grande  autorité  que  les  Arméniens  accordaient  et  accor- 
dent encore  au  livre  biblique  de  Daniel.  Rien  d'étonnant  dès  lors 
que  dans  la  littérature  arménienne  nous  rencontrions,  comme 
dans  l'Eglise  copte  et  grecque,  quelque  Apocalypse  composée 
sous  le  pseudonyme  de  Daniel.  A  l'heure  actuelle  nous  connais- 
sons trois  manuscrits  d'une  Apocalypse  arménienne  apocryphe 
attribuée  à  Daniel  :  deux  sont  à  la  bibliothèque  des  Méchitaristes, 
à  Vienne;  le  troisième  est  à  la  bibliothèque  du  palais  épiscopal 
de  Lambelh,  à  Londres.  Nous  ne  reproduisons  pas  les  indications 
bibliographiques  et  historiques  que  le  P.  Gr.  Kalemkiar  a  mises 
en  tête  de  son  texte  arménien  de  la  septième  vision  de  Daniel, 
dans  la  Wiener  Zeitschrift  fur  die  Kunde  des  Morgenlandcs  (VP 
vol.,  2«liv.,  Vienne,  1892,  p.  109  ss.)  Nous  y  renvoyons  le  lecteur. 

\)  Voir  la  livraison  de  janvier-février,  p.  37  à  53,  et  celle  de  mars-avril, 
p.  103  à  176. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DK  DANIEL  289 

Il  nous  suffira  de  dire  que  notre  apocryphe  est  intitulé  La  sep- 
tième vision  de  Daniel,  parce  que  le  livre  biblique  de  Daniel  est 
divisé  en  six  visions  dans  la  Bible  arménienne  el  qu'une  nouvelle 
vision,  venant  s'ajouter  aux  précédentes,  occupait  naturellement 
le  septième  rang  '. 

Rome  s'éteignait  peu  à  peu,  depuis  que  Constantin  avait  trans- 
féré le  siège  de  l'empire  sur  les  rives  du  Bosphore.  Ensevelie 
dans  sa  gloire  passée,  abandonnée  des  empereurs  qui  la  mépri- 
saient, exposée  aux  invasions  des  Barbares,  elle  devait  céder  la 
place  à  la  jeune  et  brillante  capitale  qui  représentait  le  nouvel 
ordre  de  choses.  Rome  avait  été  la  capitale  du  monde  païen  : 
Constantinople  devint  celle  du  monde  chrétien. 

Admirablement  située  sur  le  Bosphore  et  la  Corne  d'or,  proté- 
gée d'autre  part  par  son  double  rempart  de  treize  kilomètres  de 
longueur,  Constantinople  put  braver  pendant  des  siècles  les 
efforts  de  ses  ennemis.  Du  haut  de  ses  remparts,  elle  vit  passer 
successivement  les  Ilots  dévastateurs  des  barbares.  Wisigoths, 
Germains,  Ostrogoths,  Suèves,  Alains,  Vandales,  etc.,  se  ruèrent 
tour  à  tour  contre  ses  murs,  mais  dans  cette  ville,  déjà  à  moitié 
orientale,  se  passaient  d'étranges  choses,  sanglantes  tragédies, 
querelles  religieuses  et  révolutions  de  palais,  intrigues  et  corrup- 
tion, massacres  et  incendies,  qui  semblaient  plus  dangereuses 
encore  que  les  attaques  mornes  des  ennemis  extérieurs. 

C'est  là  le  sujet  grandiose  qui  s'offrait  à  l'auteur  de  la  sep- 
tième vision  de  Daniel.  Sous  une  allégorie  historique,  il  dépeint 
cette  période  agitée,  où  les  nations  étaient  comme  en  ébullilion, 
oîi  se  dessinait  dans  ce  ilux  et  ce  reflux  de  peuples,  dans  ce  chaos 
incompréhensible  en  apparence,  le  plan  de  Dieu  qui  préparait 
la  venue  des  temps  messianiques.  Notre  auteur  nous  en  fait  une 
description  détaillée  ;  ces  bouleversements  gigantesques,  ces  con- 
vulsions de  la  société  au  cinquième  siècle,  ne  pouvaient-ils  pas 

1)  La  division  en  six  visions,  dans  la  version  arménienne,  n'est  qu'un  reste 
imparfait  d'une  division  grecque  en  douze  visions  que  nous  retrouvons  dans  le 
Codex  Alexandrinus.  Les  cinq  premières  sont  les  mêmes  dans  les  deux  textes; 
la  sixième  de  l'arménien  correspond  à  la  onzième  du  grec.  Il  résulte  de  là  qu'^ 
le  titre  au  moins  de  notre  Apocalypse  est  purement  arménien. 


29Ô  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

paraître  comme  le  prélude  do  la  calaslrophe  finale  qui  serait  sui- 
vie du  retour  du  Messie? 

Il  se  peut  que  l'Apocalypse  armcnicnuc  de  Daniel  soit  une  tra- 
duction d'un  original  grec  (Kalemkiar)  ;  les  Arméniens  sont  avant 
tout  des  traducteurs,  etleurs  productions  personnelles  se  sentent 
toujours  de  la  servitude  dans  laquelle  ils  ont  été  maintenus.  La 
langue  de  notre  Apocalypse,  assez  barbare  du  reste,  renferme 
plusieurs  héllénismes.  Le  jour  où  l'on  saura  quel  était  l'apocryphe 
de  Daniel  dont  parlent  Nicéphore  et  le  pseudo-Athanase,  ce  jour- 
là  on  pourra  établir  scientifiquement  les  rapports  de  parenté  qui 
existent  entre  les  divers  apocryphes  de  Daniel  ;  en  attendant,  nous 
serions  disposé  à  voir  dans  notre  Apocalyse  un  original  arménien. 

L'interprétation  de  l'Apocalypse  arménienne  ne  vas  pas  sans 
de  grandes  difficultés,  qui  peuvent  se  ranger  sous  deux  chefs 
principaux  :  1  °  il  est  de  l'essence  môme  d'une  Apocalypse  de  ren- 
fermer des  faits  cités  à  faux  et  destinés  à  donner  le  change  au 
lecteur;  2o  dans  notre  iVpocalypse  en  particulier^  nous  avons  la 
conviction  qu'une  même  expression  doit  désigner  deux  ou  plu- 
sieurs personnes  ou  objets.  Ainsi  la  ville  aux  sept  collines  est 
indifféremment  Rome  et  Gonstantinople  ;  le  chieti  désigne  un  chef 
barbare,  et  seule  une  étude  minutieuse  du  contexte  permet  d'ap- 
pliquer ce  mot  à  Genséric,  Ricimer,  Odoacre,  Théodoric,  etc. 

La  septième  vision  de  Daniel. 

1.  Dans  la  troisième  année*,  après  toutes  les  visions  qui 
avaient  été  accordées  au  prophète  Daniel,  l'ange  Gabriel  qui  lui 
avait  déjà  été  envoyé  auparavant,  fut  encore  envoyé  par  le 
Seigneur  et  lui  dit  :  Daniel,  homme  désiré  %  je  te  suis  envoyé 
par  le  Seigneur  pour  te  dire  des  paroles  et  te  montrer  l'accom- 
plissement des  jours,  ce  qui  arrivera  après  la  venue  de  la 
Parole  qui  est  annoncée  par  mon  entremise. 

1)  La  troisième  année  de  Cyrus,  cf.  Dan.,  x,  i. 

2)  C'est  la  même  expression  que  nous  avons  déjà  vue  dans  l'Apocalypse  copte, 
d'après  Bon.,  x,  11,  10;  ix,  23-. 


LÉS  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANTEL  291 

2.  Il  y  aura  une  vierg-e  en  Israël;  de  la  Parole  elle  concevra 
la  Parole,  et  celle-ci  deviendra  homme  à  cause  du  monde,  et 
elle  en  fera  vivre  beaucoup  d'entre  Israël.  Fais  bien  attention 
et  écoute  l'événement  imminent  [qui  arrivera]  à  la  fin  des  jours, 
dans  toutes  les  villes  et  contrées,  à  cause  de  l'iniquité  des  hommes. 
Et  moi,  Daniel,  je  dis  :  Parle,  mon  Seig-neur.  Et  après  qu'il  eut 
achevé  de  prononcer  toutes  les  paroles  prophétiques,  il  me  parla 
au  sujet  de  différentes  villes  et  contrées  :  l'ilsie,  le  Pont,  la 
Phryg-ie,  la  Galatie,  la  Cappadoce  %  Karpathos,  Smyrne,  An- 
tioche,  Alexandrie,  l'Egypte,  Nicée,  Nicomédie,  Carthage,  By- 
zance,  Babylone,  Rome. 

3.  Les  pleurs  des  fils  et  raugmenlation  de  la  famine  ruinent 
la  terre  productive.  Tes  princes  ne  font  que  gémir;  toutes  tes 
richesses  qui  t'entourent  seront  vouées  à  la  ruine  et  transportées 
loin  de  toi  à  Babylone  aux  sept  collines*. 

4.  Le  prince  du  Pont  succombera,  l'épée  anéantira  ses  fils,  ses 
guerriers  tomberont  sous  le  tranchant  de  Fépée  ;  la  plupart  d'entre 
eux  seront  emmenés  à  Byzance  et  on  les  y  enterrera. 

5.  Les  enfants  des  Phrygiens  périront  par  la  famine  ;  leur  pays 
sera  crevassé  par  suite  [du  manque]  d'eau;  ils  deviendront  la 
pâture  des  oiseaux;  beaucoup  d'entre  eux  s'enfuiront  à  Carthage. 

6.  Dans  la  Galatie,  le  feu  apparaîtra  du  ciel;  le  tonnerre  et  les 
éclairs  ruineront  le  pays;  les  trônes  de  ses  princes  s'écrouleront  ; 
sa  région  méridionale  sera  brûlée  dans  le  sang  et  dans  le  feu, 
et  beaucoup  d'entre  eux  fuiront  alors  à  Rome. 

7.  Dans  la  petite  Cappadoce,  ses  enfants  se  tueront  les  uns  les 
autres  et  s'emmèneront  en  captivité  les  uns  les  autres  ;  ses  princes 
seront  livrés  à  la  défaite,  et  ceux  qui  habitent  aux  alentours  vi- 
vront dans  l'oppression  et  les  larmes  dans  la  petite  Babylone. 

8.  A  Karpathos',  ses  enfants  seront  dans  la  détresse;  ils  ver- 
ront des  embrasements  de  feu  et  ne  croiront  pas.  Il  se  produini 

1)  Cf.  I  Pierre  i,  1,  et  Actes,  xvi,  6. 

2)  Celle  apostrophe  est  certainement  adressée  à  la  province  d'Asie,  dont  ic 
nom  a  été  omis  par  suite  de  nègiiger.ce  de  copiste.  L'ensemble  du  morceau 
rappelle  Oracles  sibyllins,  III,  3,  où  diverses  contrées  sont  pareillement  l'objet 
d'imprécations  et  de  menaces. 

3)  L'île  de  Karpathos  se  trouve  entre  la  Crète  et  Rhodes. 


292  REVUE  DE  L  HISTOIRE  DES  RELIGIONS 

un  déchirement  [de  la  terre];  tous  arriveront  jusqu'à  l'enfer; 
beaucoup  fuiront  à  la  ville  aux  sept  collines. 

9.  A  Smyrne,  le  courroux  grandira;  la  ville  deviendra  comme 
une  coupe  remplie  de  sang;  elle  tombera  du  haut  de  sa  grandeur. 
Tes  princes  seront  emmenés,  la  noblesse  succombera,  car  le 
Jour  de  la  colère  de  Dieu  sera  sur  toi  '. 

10.  Les  enfants  d'Antiochc  dépériront;  ses  édifices  splendides 
s'écrouleront,  et  ses  princes  n'enjouirontpas.ïu  seras  abattue  par 
un  tremblement  de  terre,  et  tu  périras  par  l'excès  detagrandeur*. 

11.  A  Alexandrie  se  produiront  beaucoup  d'agitations  belli- 
queuses, et  la  rébellion  s'étendra  jusqu'aux  archers  ^  de  ses  mu- 
railles. Ses  princes  seront  poursuivis. 

12.  Les  fils  de  l'Egypte  s'enfuiront,  frappés  par  la  famine.  Tes 
richesses  seront  anéanties;  le  Nil  sera  à  sec;  tes  princes  seront 
exterminés. 

13.  Les  filles  de  Nicée  seront  daus  le  deuil  et  l'aflliction  à 
cause  de  la  captivité  de  leurs  parents  et  de  leurs  maris  emmenés 
par  des  hommes  puissants.  Tes  princes  seront  les  esclaves  de 
ceux  qu'ils  ne  connaîtront  pas.  ^ 

14.  Malheur  à  toi,  Nicomédie,  toi  qui  as  élevé  haut  ta  corne, 
et  qui  as  dévoré  les  corps  des  saints  qui  étaient  chez  toi  ;  lu  seras 
ruinée  à  cause  du  sang  des  hommes  justes*  qui  te  rendront  ce 
qui  t'est  dû,  et  tu  tomberas  jusqu'en  enfer.  Pleure  et  lamente- 
loi,  malheureuse,  parce  que  tu  seras  exterminée  avec  tes  enfants. 
Tes  princes  seront  livrés  aux  gémissements,  ainsi  que  tes  prêtres 
avides  d'or  et  d'argent;  et  l'éclat  de  la  pompe  sera  englouti. 

1)  Cf.  Oracles  sibyllins,  III.  «  Quand  Smyrne  aura  péri,  nul  ne  parlera  pour 
elle,  car  elle  tombera  par  suite  de  desseins  pervers  et  par  la  scélératesse  de  ses 
chefs  »  (Revue  de  V Histoire  des  Heligions,  t.  IX,  p.  222). 

2)  Cf.  Histoire  du  Bas-Empire,  par  le  comte  de  Ségur,  Paris,  1813,  t.  I, 
p.  233  ss.  La  ville  d'Anliocbe  a,  du  reste,  été  ruinée  plusieurs  fois  par  des  trem- 
blements de  terre. 

3)  Nous  rendons  par  archers  le  mot  arménien  nêtalar,  qui  signifie  propre- 
ment corde  d'arc.  On  sait  combien  les  soulèvements  d'Alexandrie  furent  fré- 
quents pendant  les  luttes  religieuses  du  quatrième  et  du  cinquième  siècle. 

4)  Il  y  a  certainement  ici  allusion  aux  vingt  mille  martyrs  que  la  légende 
fait  brûler  par  Maximin  à  Nicomédie,  dans  l'église  de  Sainte-Irène  {Martyro- 
loge arménien,  au  23  décembie). 


LES  APÛCALïPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  293 

15.  Carthage,  et  toi  peuple  des  Perses*,  tu  ne  sais  pas  ce  qui 
t'est  réservé  à  la  fin  des  jours  et  combien  de  temps  te  sera  accordé 
à  la  fin  de  l'éternité,  après  toutes  les  villes  et  les  contrées.  Tu 
mourras  de  faim,  toi,  ville  resplendissante  d'or  et  d'argent,  et 
toi,  peuple  paré  et  orné!  Le  libertinage  sera  grand  chez  toi,  tes 
enfants  joueront  avec  l'or,  puis  ils  mourront  de  faim. 

16.  La  terre  de  Byzance  et  de  Babylone  sera  engloutie;  elle 
sera  prise  par  des  hommes  puissants;  ses  fondements  seront 
détruits  et  sa  puissance  tombera. 

17.  A  Rome,  il  n'y  aura  pas  de  prince  en  ce  temps-là;  toute- 
fois son  épée  sera  aiguisée,  son  trait  sera  puissant,  son  astuce 
grandira.  A  plusieurs  reprises  se  lèvera  un  prince,  puis  il  retom- 
bera. Elle  aura  trois  voies ^  Plusieurs  te  craindront  à  cause  du 
faste  de  tes  nombreux  princes,  et  à  cause  de  ton  cou  altier  et  de 
ta  grande  richesse. 

18.  Les  fils  de  Byzance  apparaîtront  avec  une  puissance  extra- 
ordinaire, car  un  homme  de  Byzance  ira  de  Rome  {inmanê^  de 
celle-  là)  dans  la  ville  connue  sous  le  nom  de  ville  aux  sept  col- 
lines et  établira  solidement  ses  fondations.  Son  nom  existera 
parmi  tous  les  habitants  du  monde  jusque  dans  la  diversité  des 
langues ^  Puis  un  homme  merveilleux  la  rebâtira*,  qui  est  né 
d'une  femme  pieuse^,  et  eu  son  temps  le  souhait  de  son  cœur 
sera  rempli,  et  il  trouvera  le  bois  de  vie  ®,  et  son  sceptre  deviendra 
grand,  et  il  trouvera  les  clous  qui  appartenaient  à  la  croix,  et 
il  les  placera  dans  le  mors'  [de  son  cheval]  pour  vaincre  dans 

1)11  est  impossible  d'expliquer  ce  rapprochement  de  Carthage  et  des  Perses. 

2)  Celle  phrase,  assez  obscure,  est  peul-èlre  une  allusion  à  l'un  des  deux 
triumvirats  qui  raarquèrenl  la  fin  de  la  République  romaine,  comme  elle  peut 
n'èlre  qu'une  allusion  à  Apoc,  xvr,  19:  «  Et  la  grande  cité  fut  divisée  en  trois 
parties...  »  L'arménien  p/io/o(s,  que  nous  rendons;  par  voie,  est  le  grec  TiÀa-sîa 
et  le  lalin  j^lalea. 

3)  Après  la  destruction  de  Byzance  par  Septime  Sévère,  celle  ville  se  releva 
peu  à  peu,  d'abord  par  ses  propres  moyens,  puis  par  le  secours  de  Caracalla,  qui 
voulut  qu'elle  reprît  sa  splendeur  première,  au  détriment  d'Alexandrie. 

4)  Constantin. 

5)  Hélène. 

6)  Le  bois  de  la  croix. 

7)  Saint  Jean  Chrysostome  est  le  premier  qui  parle  de  ce  détail  dans  son  Ser- 


294  REVUE  DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

des  guerres  fréquentes,  et  sa  corne  deviendra  haute  et  puissante, 
et  son  nom  sera  dans  toutes  les  langues,  et  à  cette  ville  un  sou- 
venir éternel  sera  donné. 

19.  Après  lui  se  lèvera  le  troisième  sceptre,  qui  répandra  le 
sang  des  hommes  justes.  Il  édictera  les  lois,  mais  il  ne  connaîtra 
pas  Dieu,  et  il  touchera  les  saintes  Ecritures  d'un  cœur  aveuglé'. 

20.  Après  lui  viendra  à  toi  un  homme  aimant  la  sagesse,  à  toi 
Babylone  aux  sept  collines;  et  il  élèvera  en  toi  une  image  à 
cause  de  laquelle  tu  ne  seras  pas  violentée" . 

21.  Après  tout  cela  s'élèveront  des  cornes  hautes  et  des 
sceptres  très  grands,  et  ils  seront  puissants  sur  toi,  et  leur  sou- 
venir sera  très  grand  \ 

22.  Et  un  autre  sceptre  aussi  est  élevé,  il  deviendra  étonnam- 
ment fort  et  élevé  à  cause  du  nom  et  de  la  proclamation  du 
Seigneur,  parce  que  le  don  de  Dieu  était  en  lui*;  par  lui,  il  y 
aura  une  grande  expansion  de  vie^,  et  par  la  joie  qu'il  causera, 
tous  les  hommes  se  réjouiront.  Des  villes  et  des  contrées  ils  se 
rassembleront  et  viendront  en  toi,  la  ville  aux  sept  collines,  et 
chacun  accomplira  son  œuvre ^  Le  sceptre  de  la  royauté  sera 
puissant  jusqu'à  sa  fin". 

mon  sur  la  mort  de  Théodose,  prononcé  en  395  (Migne,  Patr.  lat. ,  X  VI,  c.  1399  ss.) . 

1)  L'auteur  passe  intentionnellement  sous  silence  l'histoire  des  fils  de  Cons- 
tantin, et  dépeint  sous  des  traits  assez  noirs  le  gouvernement  de  Julien  l'Apos- 
tat (361-363). 

2)  Jovien,  successeur  de  Julien,  se  dirigea  vers  Constantinople  pour  se  faire 
couronner  ;  la  mort  le  surprit  avant  son  entrée  dans  la  ville  ;  il  fit  reparaître 
sur  les  enseignes  militaires  le  signe  du  labarum,  avec  les  initiales  de  J.  C.  On 
le  range  au  nombre  des  bons  princes  (363-364.  —  Cf.  de  Ségur,  Hitoire  du  Bas- 
Empire, i.  I,  p.  176,  178). 

3)  Notre  auteur,  faisant  plus  d'honneur  aux  successeurs  de  Jovien  qu'à  ceux 
de  Constantin,  s'il  ne  les  cite  pas  nommément,  y  fait  du  moins  allusion  ;  dans 
cette  phrase,  il  caractérise  assez  bien  les  règnes  des  Valentinien,  des  Grntien 
et  des  Valens  (364-379). 

4)  Jeu  de  mots  désignant  clairement  Théodose  le  Grand. 

5)  Théodose,  pour  inaugurer  son  avènement  au  trône,  décréta  une  amnistie, 
suspendit  toute  procédure  criminelle  pendant  le  Carême,  et  honora  la  fête  de 
Pâques  en  graciant  tous  les  criminels,  sauf  les  adultères,  les  homicides,  les 
magiciens,  lesfaux  monnayeurs  et  les  conspirateurs  (de  Ségur,  op.  laud. ,p.225). 

6)C'eslsouslerègnede  Thécloselqu'eutlieu  leconcilede  Constantinople  (381). 
7)  Théodose  fut  vainqueur  de  tous  ses  ennemis  et  compétiteurs  (379-395). 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  295 

23.  Et  d'an  sceptre  sortiront  deux  sceptres  :  l'un  de  ces  sceptres 
deviendra  une  bêle  sauvage,  et  le  deuxième  de  vos  sceptres  une 
brute,  dans  les  deux  quartiers  de  la  ville  aux  sept  collines'.  De 
Romeuneviolentecolèreviendra  contre  toi,  (colère)  qui  débordera 
comme  une  coupe  trop  pleine,  jusqu'à  ce  que  ton  temps  vienne*. 
Une  première  fois,  la  science  du  chant  répandue  dans  la  ville», 
une  seconde  fois  ta  richesse  seront  pour  tous  une  fontaine  jaillis- 
sante; ornée  (d'abord)  comme  une  fiancée,  tu  apparaîtras  (ensuite) 
comme  une  veuve.  Ces  belles  g-rappes,  comme  on  les  voyait 
autrefois,  seront  amoindries,  et  ta  grande  gloire  sera  partagée 
et  tombera. 

24.  Le  royaume  qui  est  en  toi  suscitera  un  autre  sceptre,  qui 
est  appelé  Théodose*  ;  il  vivra  dans  la  sainteté,  et  son  nom  sera 
consacré  en  toi,  la  ville  aux  sept  collines.  A  sa  naissance,  tes 
enfants  se  réjouiront,  et  chacun  fera  ce  qu'il  pense.  Toutes  villes 
et  tous  pays  te  serviront,  et  dans  ton  opulence  la  terre  sera  riche 
en  magnificence.  Le  Nil  des  Egyptiens  t'abreuvera,  et  tu  devien- 
dras le  rempart  des  églises,  et  la  crainte  et  l'effroi  seront  au 
plus  haut  degré  dans  ton  sceptre;  et  c'est  le  commencement  des 
soupirs  dans  ton  royaume',  et  le  temps  de  son  sceptre  sera  long 
et  fort^  Et  son  sceptre  conquerra  jusqu'à  l'extrémité  de  toute  la 

1)  Ce  portrait  d'Honorius  et  d'Arcadius  est  réussi  :  l'un  s'occupa  toute  sa  vie 
de  sa  basse-cour,  tandis  que  l'autre  se  laissa  successivement  gouverner  par 
Rufin,  Eutrope  et  Eudoxie. 

2)  Stiiicon,  tuteur  d'Honorius  à  Rome,  fît  égorgor  Rufin,  tuteur  d'Arcadius, 
à  Constantinople,  et  prétendit  à  la  régence  de  l'Empire  d'Orient. 

3)  Quelle  est  cette  ville  en  question,  et  quelle  est  cette  science  du  chant  ? 
Nous  n'avons  rien  trouvé  dans  l'histoire  de  Constantinople  qui  pût  concorder 
avec  le  fait  allégué  ici.  Peut-être  l'auteur  fait-il  allusion  au  fait  suivant  :  Justine, 
mère  et  tutrice  de  Valentinien  II,  protégeait  les  ariens  ;elle  exila  saint  Ambroise; 
celui-ci  refusa  d'obéir  et  s'enferma  dans  l'éghse  de  Milan  avec  le  peuple  qui  lui 
était  fidèle.  Pour  se  garantir  de  l'ennui,  Ambroise  introduisit  parmi  le  peuple 
l'usage  de  chanter  des  psaumes.  Justine  ne  put  pas  aller  contre  la  crédulité  du 
peuple,  qui  voyait  un  miracle  dans  cette  protection  d'Ambroise  (de  Ségur,  p.  230). 

4)  Théodose  II. 

5)  C'est  le  commencement  des  luttes  ecclésiastiques  du  nestorianisme  et  de 
l'eutychianisme,  qui  donnèrent  lieu  nu  concile  œcuménique  d'Éphèse,  431,  et  au 
brigandage  d'Éphèse,  449. 

6)  Théodose  II  régna  quarante-deux  ans  ;  40S-450. 


296  REVDE    DE    l'histoire    DES    I\ELIG10NS 

terre,  de  l'est  et  de  l'ouest,  du  nord  et  du  sud,  et  son  cou  est 
solide,  et  sa  droite  est  forte,  ses  années  sont  nombreuses,  comme 
cela  n'est  arrivé  à  aucun  autre  roi.  Après  tout  cela,  il  tournera 
son  visage  du  côté  de  son  père,  le  nombre  de  ses  années  sera 
grand,  son  nom  redouté  et  son  royaume  magnifique. 

25.  Un  troisième  roi  sera  en  toi,  à  Rome,  la  ville  aux  sept 
collines,  et  tu  es  appelée  la  ville  aux  sept  collines,  parce  que 
toutes  les  nations  des  Perses  pénétreront  en  toi,  ù  Rome;  ils  ne 
domineront  pas  jusqu'à  l'accomplissement  des  temps'.  Et  comme 
deuxième  dominera  en  toi  un  vieillard,  et  son  nom  sera  Marcien  ; 
son  sceptre  durera  moins  que  le  premier  sceptre  ^  et  sa  domi- 
nation sera  terrible  ;  ce  temps-là  sera  pour  quelques-uns  un 
bienfait  et  pour  d'autres  un  mal  ;  et  sa  royauté  durera  des  temps, 
des  heures,  la  moitié  d'une  heure;  ton  fondateur  la  lui  a  donnée 
en  présent,  ô  ville  aux  sept  collines;  et  il  élèvera  jusqu'à  lui... 
par  l'écrit  de  la  fois.  Une  grande  division  éclatera  sous  sa  domi- 
nation :  des  prêtres  tomberont  de  leurs  sièges  et  la  ruine  de  bien 
des  villes  surviendra,  et  beaucoup  de  changements  arriveront 
parmi  les  hommes,  et  la  beauté  et  ton  étendue,  ô  ville  aux  sept 
collines,  ne  diminueront  pas*.  Après  tout  cela  il  ira  aussi  vers 
ses  pères. 

26.  Un  autre  sceptre  dominera  en  toi  ;  il  sera  un  animal  sau- 
vage et  donnera  retraite  au  premier  sceptre  qui  une  fois  sera 
battu  par  le  chien  %  et  cet  animal  sauvage  deviendra  comme  le 

\)  Celte  phrase  est  incompréhensible  et  n'a  aucun  sens  ici;  entre  le  règne 
de  Théodose  II  et  celui  de  Marcien  se  place  le  règne  de  Pulchérie,  qui  n'est 
nullement  dépeint  dans  la  phrase  ;  le  texte  est  mauvais,  et  ce  bout  de  phrase  a 
été  arraché  de  son  contexte  par  un  copiste  maladroit  ou  ignorant. 

2)  Marcien  régna  seul  depuis  la  mort  de  Pulchérie  (453)  jusqu'en  457,  soit  à 
peu  près  trois  ans  et  demi,  soit  :  des  temps  (deux  ans),  des  heures  (un  an),  et 
et  la  moilié  de  l'heure  (une  demi-année). 

3)  Cet  écrit  de  la  foi  nous  semble  être  le  décret  du  concile  de  Chalcédoine 
(451),  qui  condamna  Eutychès  et  Nestorius,  et  fixe  définitivement  la  doctrine 
orthodoxe  :  deux  natures  en  Christ  et  une  seule  personne. 

4)  On  sait  le  caractère  violent  et  emporté  de  Dioscore  d'Alexandrie;  il  est 
déposé  par  Léon  au  nom  du  concile;  —  Attila  promène  ses  armées  dévastatri- 
ces à  travers  l'Italie  et  l'Orient;  dans  la  quatorzième  et  dernière  session  du  con- 
cile, les  patriarcats  de  Conslantinople  et  de  Romefurentmis  sur  le  pied  d'égalité. 

5)  C'est  ici  que  commence  réellement  la  difficulté  d'interpréter  notre  Apoca- 


LL5  AF0CALÏF5KS  APOCRYPHES  DE  DANIEL  291 

premier  sceptre,  fort  et  puissant  en  parole  et  en  sagesse*.  Il  ne 
sera  pas  méprisé  par  sa  noblesse.  Son  cou  sera  comme  le  cou 
du  taureau,  et  ses  yeux  comme  les  yeux  du  lion*;  il  rugira  d'une 
façon  terrible  et,  devant  ses  cornes,  toutes  les  villes  et  tous  les  pays 
trembleront,  et  en  son  temps  l'arc-en-ciel  apparaîtra  au  ciel,  et 
des  signes  divers  au  ciel  et  sur  la  terres.  On  entendra  le  bruit  du 
tonnerre  et  la  chute  de  nombreuses  villes;  la  terre  se  fendra  et 
les  maisons  seront  détruites  de  fond  en  comble*;  ses  chemins 
seront  en  feu  ;  il  y  aura  des  guerres  en  elle  et  en  toi,  ville  aux 
sept  collines;  et  alors  tes  palais  magnifiques  seront  consumés 
par  le  feu»;  ton  élévation  sera  abaissée  au  niveau  du  sol,  et  tes 
fils  gémiront  en  toi  ;  ta  grande  joie  se  changera  en  deuil,  et  tes 
fils  traîneront  sur  le  sol  le  cadavre  des  grands*^. 

Et  subitement  une  tempête  fondra  du  ciel  et  couvrira  la  terre, 

lypse  et  de  distinguer  l'historique  de  l'apocryphe.  Dans  les  pages  qui  suivent, 
l'auteur  de  la  vision  dépeint  la  grande  lutte  du  double  empire  romain  contre  le 
flot  des  Barbares,  l'agonie  de  Rome  sous  les  coups  d'Odoacre  (476)  etdeThéo- 
doric  l'Amale  (494).  Le  mot  chien  désigne  une  puissance  barbare;  l'expression 
animal  sauvage,  lion,  désigne  l'Empire,  soit  un  empereur,  soit  un  général  de 
l'Empire.  —  Le  sceptre  ici  en  question  est  l'empereur  d'Orient,  Léon  1  (457- 
474),  qui  eut  à  sa  cour  Anthémius,  plus  tard  empereur  d'Occident,  de  467  à 
472.  Anthémius  eut  à  lutter  contre  son  gendre  Ricimer,  patrice  de  Rome,  qui 
dirigea  le  poignard  de  l'assassin  contre  son  beau-père.  Dans  un  sens  plus  large, 
le  sceptre  battu  parle  chien  est  l'Empire  d'Occident,  défait  en  la  personne  de 
Marcellinus  dans  l'expédition  navale  contre  Genséric  (468). 

1)  Sous  Léon,  l'empire  recouvra  sa  puissance  et  rappela  en  partie  ce  qu'il 
était  sous  Constantin. 

2)  Ces  expressions  semblent  bien  désigner  par  un  jeu  de  mots  l'empereur 
Léon. 

3)  <■<  Apparition  d'un  nuage  ayant  la  forme  d'une  trompette,  d'une  lance  ou 
d'une  poutre  »  (cf.  de  Murait,  Chronog.  byzant.,  t.  I,  p.  79). 

4)  Cf.  de  Murait,  loc.  cit.  Destruction  d'Antioche  par  un  tremblement  de  terre 
le  14  septembre  458  (p.  73),  de  Cyzique  (p.  74).  Antiocheen  Isaurie  est  englou- 
tie par  un  tremblement  de  terre;  un  incendie  éclate  à  Constantinople  et  dure 
quatre  jours  (p.  75)  ;  Ravenne  est  secouée  par  un  tremblement  de  terre,  467 
(p.  80). 

5)  Un  incendie  à  Constantinople  dévaste  la  ville  d'une  mer  à  l'autre,  ce  qui 
fait  que  Léon  se  retire  sur  le  détroit,  près  de  Saint-Mamas,  où  il  construit  un 
port  et  un  nouveau  portique,  1*^  mai  469  (de  Murait,  ibid.,  p.  83). 

6)  A  Rome,  l'empereur  Maxime  est  frappé  par  un  soldat,  la  multitude  déchire 
et  traîne  son  corps  dans  les  rues,  455  (de  Ségur,  op.  laud.,  p.  322),  L'empereur 
Majorien  est  mis  à  mort  sur  l'ordre  de  Ricimer,  461  ;  l'empereur  Sévère  est 


298  REVCE  DE    l'histoire   DES  RELIGIONS 

et  des  peuples  semblables  aux  dragons  apparaîtront  sur  la  terre, 
et  beaucoup  deviendront  pauvres,  et  beaucoup  de  pauvres  devien- 
dront ricbes,  et  il  y  aura  une  grande  confusion  en  toi'.  Poussez 
des  cris,  ô  g^uerriers  de  Thrace  et  de  Cilicie*,  avec  vos  armes  et 
vos  épées!  Et  en  ce  temps-là  l'animal  sauvage  dirigera  son  épée 
vers  l'est,  et  il  ne  pourra  pas  vaincre,  et  un  homme  qui  a  la 
forme  de  dragon^  au-dessus  des  hanches,  le  méprisera,  et  sous 
son  commandement  il  enverra  à  l'ouest  sa  deuxième  épée,  et  il 
ne  pourra  pas  vaincre,  et  le  dragon  sera  raillé  par  le  chien.  Le 
chien  opprimera  l'animal  sauvage  par  des  présents  nombreux, 
de  Tor,  et  des  richesses  nombreuses,  et  le  chien  se  révoltera 
contre  l'animal  sauvage,  et  il  fera  monter  ses  petits  sur  le  trône 
de  l'animal  sauvage  et  des  sceptres,  et  l'animal  sauvage  sera 
anéanti  par  le  chien;  on  saisira  son  repaire,  et  les  chiens  met- 
tront dehors  l'animal  sauvage,  et  chacun  verra  que  le  chien 
poursuit  le  lion.  Le  lion  reviendra  et  tuera  le  chien  et  son  petit. 
Le  lion  rugira  extrêmement  fort,  et  son  rugissement  se  fera 
entendre  dans  toutes  les  villes  et  dans  tous  les  pays  ;  on  le  craindra 
dans  son  repaire,  et  les  hommes  seront  bouleversés  à  cause  du 
rugissement  du  lion  et  à  cause  de  la  mort  du  chien*. 

empoisonné  par  ordre  deRicimer,  465;  l'empereur  Anthémius  est  probablement 
assassiné  de  la  main  de  Ricimer,  472  (cf.  Araédée  Thierry,  Récits  de  Vhhtoire 
romaine  au  cinquième  siècle,  Paris,  1860,  aux  chapitres  i,  u,  iv). 

1)  Allusion  à  l'invasion  des  Vandales  de  Carthage  et  au  sac  de  Rome  par 
Genséric,  455  (cf.  A.  Thierry,  ibid.,  chapitre  in). 

2)  Ce  sont  les  Golhs  de  Thrace  et  les  Isauriens  de  Cilicie,  qui  ont  joué  un 
très  grand  rôle  à  cette  époque-là. 

3)  Jeu  de  mots  désignant  Basiliscus,  frère  de  Vérine,  femme  de  Léon. 

4)  Nous  n'avons  pas  à  retracer  ici  les  péripéties  de  l'expédition  formidable 
dirigée  par  Léon  et  Anthémius  contre  Genséric.  Quelques  mots  suffiront.  Léon 
envoie,  sous  le  commandement  de  son  beau-frère  Basiliscus,  la  flotte  orientale. 
Genséric  épouvanté  demande  une  trêve  de  cinq  jours,  pendant  lesquels  il  répare 
en  toute  hâte  sa  flotte,  et  puis  lance  ses  brûlots  sur  la  flotte  de  Basiliscus. 
Celui-ci,  à  son  départ  de  Constantinople,  avait  été  dupé  par  Aspar,  qui  lui 
avait  persuadé  que  cette  guerre  avait  pour  but  l'anéantissement  de  l'arianisme. 
Le  lâche  Basiliscus  s'était  laissé  gagner  par  l'argent  de  Genséric  et  les  pro- 
messes d'Aspar,  patrice  de  Constantinople,  arien  comme  Ricimer  à  Rome. 
Aspar  voulait  faire  César  un  de  ses  fils;  il  finit  par  obtenir  de  Léon  le  con- 
sulat pour  son  deuxième  fils,  Patricius.  Grâce  à  la  trahison  de  Basiliscus, 
Rome  et  Constantinople  furent  ruinées  d'hommes  et  d'argent,  467-469.  Mais 


LES  APOCALYPSES  APOCUYPHES  DE  DANIEL  299 

27-  Le  deuxième  chien  poursuivra,  en  changeant  sa  langue, 
jusqu'au  piège  du  lion,  et  il  s'éloignera  de  lui,  lorsqu'il  ne  pourra 
pas  s'en  rendre  maître*.  Et  le  petit  du  chien  se  cachera  dans  les 
temps,  et  dans  le  temps  et  dans  une  heure,  et  en  son  temps,  il 
régnera,  et  son  nom  s'appellera  Petit  du  chien,  c'est-à-dire  Sceptre 
des  nations*.  EL  l'animal  sauvage  effacera  complètement  le  sou- 
venir du  chien'.  On  portera  contre  lui  des  accusations  que  l'on 
saura  fausses,  et  dans  sa  ville  on  anéantira  son  image,,  et  beau- 
coup penseront  dans  les  pièges  de  l'animal  sauvage  à  le  tuer,  et 
ils  ne  l'emporteront  pas  sur  lui*,  et  ses  compagnons  du  sceptre 
seront  tués  par  l'épée  dans  une  autre  ville,  et  on  connaîtra  claire- 
ment les  prières  du  prêtre  sur  les  choses  inconnues.  Un  des 
grands,  un  jeune  homme  parmi  les  guerriers  de  l'animal  sauvage, 
liera  à  beaucoup  pieds  et  mains,  et  les  enverra  vers  l'animal 
sauvage%  et  alors,  quand  l'animal  sauvage  comme  un  maître 
recevra  auprès  de  lui  beaucoup  de  différentes  nations  comme 
serviteurs,  un  autre  homme  apparaîtra  aussi  devant  lui  et  le 
prendra  dans  son  sein  et  poursuivra  les  guerriers,  et  lui-même 
sera  poursuivi  par  eux,  et  il  s'enfuira  devant  eux  à  pied,  et  per- 
sonne ne  le  rejoindra,  car  il  est  rapide  à  pied,  et  il  s'enfuira  vers 

Léon  sévit  énergiquement:  il  exile  Basiliscus  à  tléraclée,  en  Tiirace,  et  fait 
mourir  le  chien  Aspar  et  ses  deux  fils  aîaés,  Ardabure  et  Patricius,  471  (cf. 
de  Ségur,   op.  laud.,  p.  330  ss.,  et  A.  Thierry,  op.  laud.,  chap.  m). 

1)  Quittons  pour  un  instant  Rome  et  le  tliéàlre  ordinaire  de  la  guerre,  et 
passons  en  Pannonie,  où  les  Ostrogoths,  sous  la  conduite  de  leur  roi  Théo- 
démir,  excerçaient  leurs  déprédations.  Le  deuxième  chien,  c'est  Théodémir,  qui 
voyant  la  Pannonie  ruinée,  veut  changer  les  cantonnements  de  son  peuple;  il 
se  met  en  marche  à  travers  laThrace  et  menace  Gonstanlinople.  L'empereur  lui 
promet  un  territoire  et  de  l'argent;  alors  Théodémir  change  d'avis  et  consent 
à  devenir  fédéré  de  l'Empire. 

2)  Le  petit  du  chien  n'est  autre  que  Théodoric  l'Amale  ou  Théodoric  le 
Grand,  fils  de  Tiiéodémir,  qui  vécut  dix  ans  comme  otage  à  Gonstantinople. 
apprenant  beaucoup  et  faisant  peu  parler  de  lui. 

3)  Léon,  par  l'assassinat  d'Aspar  et  de  ses  fils,  effaça  son  souvenir. 

4)  Théodémir,  en  marchant  sur  Gonstantinople,  espérait  réduire  Léon;  les 
événements  déjouèrent  cette  chimérique  espérance. 

5)  Ge  jeune  homme  nous  semble  être  Trascalissée  l'Isaurien,  plus  tard  em- 
pereur sous  le  nom  de  Z'-non;  chef  de  la  garde  isaurienne.  il  soutint  Léon 
contre  Aspar  et  d'autres  ennemis. 


300  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

l'animal  sauvage  et  vers  celui  qui  est  dans  son  sein,  et  il  entrera 
chez  lui;  et  le  petit  animal  sauvage  sortira  et  sera  plein  de  cou- 
rage, et  le  grand  animal  sauvage  le  fera  asseoir  sur  son  trône  et 
le  fera  régner  avec  lui  et  asseoir  avec  lui  sur  le  trône  à  sa  place*  ; 
deux  animaux  sauvages  habitant  dans  une  grotte,  lejeune  se  pré- 
parera courageusement  à  la  guerre,  et  le  grand  retournera  en 
son  pays  d'où  il  est  venu,  et  le  petit  animal  prendra  sa  place 
jusqu'à  un  temps;  il  ne  sera  nommé  roi  par  personne,  mais  par 
sa  propre  force  il  parviendra  au  repaire  do  sa  royauté,  et  lejeune 
animal  retournera  vers  le  grand  animal,  et  abandonnant  ses 
repaires  à  son  créateur,  il  te  conquerra,  toi  la  ville  aux  sept 
collines,  et  te  tiendra  dans  l'oppression;  sa  joie  sera  grande,  il 
sera  joyeux  et  sera  aimé  par  les  grands  et  haï  de  beaucoup*.  Il 
dispensera  vie  et  richesse,  et  le  dragon  jouera  avec  lui,  et  le 
traînera  avec  le  bâton  de  chasse  de  l'animal  sauvage \ 

28.  Malheur  à  toi,  dans  ce  temps-là,  Babylone  aux  sept  collines, 
quand  la  veuve  régnera,  et  que  le  dragon  poursuivra  l'étranger,  et 
que  l'homme  qui  se  nomme  Salamandar  se  détournera  pourfuir;et 
quand  il  tournera  son  visage  vers  les  îles,  [emportant]  l'or,  l'argent, 
les  pierres  précieuses  et  la  couronne  des  sceptres,  et  ce  qui  est  dans 
le  sein  de  l'animal  sauvage,  triplé  par  le  peuple  des  Perses  à 
Carthage*;  aucun  des  hommes  ne  le  poursuivra,  par  amour  pour 

1)  Théodoric  l'Araale,  de  retour  au  camp  de  son  père,  après  avoir  appris  le 
métier  des  armes  à  la  cour  de  Gonslantinople,  fit  preuve  d'une  telle  bravoure 
et  de  tant  de  génie,  que  Théodérair  ne  tarda  pas  à  se  l'associer,  aussitôt  qu'il 
eut  perdu  son  valeureux  frère  Valimir  ;  Théodémir  confia  l'avant-garde  de  ses 
troupes  à  Théodoric,  lorsqu'ils  quittèrent  le  lac  Pelsod  pour  marcher  sur  Gons- 
lantinople (cf.  A.  Thierry,  op.  laud.,  p.  306  ss.). 

2)  L'auteur  de  notre  Apocalypse,  anticipant  sur  la  suite  des  événements,  fait 
allusion  au  règne  de  Théodoric  l'Amale  en  Italie,  qui  se  nomma  lui-même  roi, 
n'ayant  personne  de  qui  il  eût  à  dépendre. 

3)  Sans  en  avoir  une  certitude  absolue,  nous  croyons  pouvoir  avancer  ici  que  ce 
hâton  de  chasse  est  Théodoric  le  Louche,  fils  de  Triar.  Vivant  avec  ses  Ostro- 
goths  dans  le  voisinage  de  Constantinople,  il  y  faisait,  suivant  son  gré,  la 
paix  ou  la  guerre.  De  concert  avec  Basiliscus,  il  continuait  le  parti  d'Aspar,  et 
il  leur  arriva  quelquefois  de  s'attacher  Théodoric  l'Amale,  lorsque  celui-ci  était 
en  froid  ou  en  guerre  avec  Zenon  (cf.  A.  Thierry,  ibid.,  passim). 

4)  Léon  était  mort  en  474  ;  avant  sa  mort,  il  avait  associé  à  l'empire  son  pe- 
tit-fils, Léon  II,  (ils  de  Zenon  et  d'Ariane,  fille  de  Léon  et  de  Vérine.  Vérine  et 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  301 

le  dragon  et  à  cause  de  la  grande  magailicence  qui  était  en  toi. 
Et  il  voyagera  de  pays  en  pays,  et  sera  frappé  par  les  peuples 
étrangers;  et  quand  il  aura  été  frappé  par  les  peuples  étrangers 
pour  son  éducation,  sur  le  chemin  il  soupirera  après  son  créateur 
avec  ses  innocents.  Et  le  sceptre  du  chasseur  qui  venait  de  l'ani- 
mal sauvage  s'alliera  avec  le  chien*,  et  le  dragon,  suivi  de  ses 
trônes  de  néant,  occupera  le  lieu  du  mal  et  des  solennités,  et 
poursuivra  le  lieu  delà  sainteté.  Et  il  reprendra  le  dragon  avec 
sa  langue,  à  propos  des  justes  et  des  reliques  des  saints,  et  il  abo- 
lira la  charge  des  patriarches',  et  il  prendra  les  saintes  églises; 
et  ceux  qui  habitent  dans  les  crevasses,  dans  les  cavernes  et  les 
grottes  de  la  terre,  ceux  qui  errent  dans  le  désert  viendront  a  toi, 
ville  aux  sept  collines,  persécutés  qu'ils  seront  par  le  dragon  '; 
et  après  tout  cela,  ils  secoueront  sur  toi  la  poussière  de  leurs 
pieds,  témoignant  contre  toi;  alors  la  beauté  de  ta  magnificence 
sera  consumée  par  le  feu  ''  ;  et  un  jeune  homme  s'enfuira  sous  le 
prétexte  d'emporter  avec  son  sceptre  de  chasseur  le  premier  scep- 
tre qui  s'appelle  Salamandar.  Ensuite,  en  ce  temps-là,  le  dragon 
sera  aux  abois  et  prisonnier  de  ses  successeurs;  il  sera  enchaîné 
par  ceux  qui  se  tiennent  à  gauche,  et  personne  ne  lui  offrira  de 
refuge,  parce  qu'il  a  versé  le  sang  des  saints  dans  les  villes  et  les 

Ariane  engagent  le  jeune  Léon  à  proclamer  empereur  son  père  Zenon,  ce  qu'il 
fait;  sous  le  nom  de  Zenon,  c'est  en  réalité  Vérine  qui  gouverne  ;  elle  ne  tarde 
pas  à  conspirer  contre  son  gendre  Zenon  en  faveur  de  son  frère  Basiliscus,  475, 
qui  règne  vingt  mois.  Le  dragon  (Basiliscus)  poursuit  Tétranger  (Zenon),  qui 
s'enfuit  en  Isaurie,  emportant  toutes  ses  richesses. 

1)  Allusion  à  une  alliance  probable  entre  Théodoric  le  Louche  et  Théodoric 
l'Amale. 

2)  Basiliscus,  une  fois  empereur,  voulut  faire  de  la  théologie  et  imposer  sa 
religion  à  ses  sujets  ;  il  fit  paraître  une  encyclique  «  par  laquelle  il  imposait  à 
tous  les  évèques  d'Orient  le  rejet  du  concile  de  Chalcédoine  »  (cf.  À.  Thierry, 
op.  laud.,  p.  312).  De  violentes  protestations  s'élevèrent,  qui,  le  plus  souvent, 
furent  étouffées  dans  le  sang. 

3)  Zenon,  après  le  court  règne  de  Basiliscus,  voulant  calmer  les  esprits,  ana- 
Ihématise  Nestorius  et  Eutychès,  et  publie  son  hénotique,  édit  d'union  ;  les  di- 
visions ne  font  qu'augmenter,  et  des  légions  de  moines  s'arment  et  viennent 
pour  combattre  l'empereur  (de  Ségur,  op.  laud.,  p,  351). 

4)  Sous  le  règne  de  Basiliscus,  «  le  feu  prend  à  la  bibliothèque  publique  et 
consume  cent  vingt  mille  volumes  »,  477  (de  Ségur,  op.  cit. y  p.  347). 


.302  REVUE    DR    l'histoire    DES    RELIGIONS 

contrées,  et  il  se  réfugiera  dans  le  temple  sainî,  duquel  aupara- 
vant il  s'était  emparé,  et  personne  ne  l'accueillera,  parce  que  les 
châtiments  célestes  seront  sur  lui*.  Le  jeune  homme  viendra 
vers  Salamandar,  et  il  amènera  l'étranger  devant  le  dragon,  et 
le  dragon  voyant  cela,  s'enfuira  devant  lui,  et  l'étranger  ne  tuera 
pas  le  dragon.  Il  l'éloignera  de  sa  vue*,  et  le  jeune  homme  tom- 
bera avec  une  grande  chute,  et  la  veuve  n'échappera  pas,  et  on 
lui  montrera  (au  jeune  homme)  l'étranger  et  celui  qui  régnera 
avec  lui;  et  ils  seront  obligés  au  tribut,  dans  les  huttes  de  celui 
qui  l'a  créé,  et  sur  son  trône  on  lui  demandera  le  sang  de  son 
père,  et  l'étranger  sera  grand  pendant  un  temps  assez  court.  Il  y 
aura  surabondance  en  loi,  la  ville  aux  sept  collines,  et  de  nom- 
breuses morts  d'hommes,  qui  sont  venus  ensemble  vers  toi  des 
villes  et  des  contrées^. 

29.  En  ce  lemps-lk,  dans  beaucoup  de  lieux,  des  tremblements 
de  terre  surviendront*,  et  on  entendra  la  voix  de  beaucoup  et  on 
ne  croira  pas;  et  ton  empire  et  la  magnificence  t'ont  attristée, 
parce  que  tu  es  orgueilleuse  et  hautaine,  et  ta  passion  du  faste 
t'a  abaissée  ;  mais  l'abondance  et  la  beauté  seront  nombreuses 
en  toi.  La  fin  du  temps  viendra  pour  toi,  et  le  sceptre  du  chasseur 
qui  est  né  du  dragon  s'éloignera  de  toi,  et  on  ira  dans  les  con- 

1)  Zenon,  à  la  tète  de  ses  Isauriens,  de  concert  avec  Illus,  marche  surCons- 
tanliiiople.  Basiliscus,  abandonné  des  siens,  se  réfugie  dans  une  église. 

2)  Illus  (le  jeune  homme)  s'empare  de  Basiliscus  et  l'amène  à  Zenon.  On  lui 
promet  de  ne  pas  répandre  son  sang.  Zenon  le  fait  enfermer  avec  sa  famille 
dans  une  citerne,  où  il  meurt  de  faim  (de  Ségur,  op.  laud.,  p.  348). 

3)  Il  nous  suffira  d'indiquer,  en  passant,  les  conspirations  du  patrice  Illus  avec 
Vérine  contre  Zenon,  ou  avec  Zenon  contre  Vérine,  la  disgrâce  d'IUus  et  de  Vé- 
rine,  qui  se  retrouvent  au  fond  d'un  château-fort  en  Isaurie,  à  Papyre,  se  rèconai- 
lient  et  recommencent  à  conspirer  contre  Zenon  (A.  Thierry,  op.  laud.,  p.  412.  ss). 

4)  A  Constantinople,  «  tremblement  de  terre  qui  se  prolonge  pendant  qua- 
rante jours  »,  le  24  septembre  480;  «  tremblement  de  terre  jusqu'au  Taurus  », 
le  26  septembre  488  (de  Murait,  Chronog.  byzant.,  I,  p.  96,  104).  Les  lignes 
qui  suivent  doivent  être  l'oraison  funèbre  de  Rome.  La  cour  d'Orient  avait  assez 
de  peine  à  s'occuper  d'elle-même;  Léon  n'étuit  plus  là  pour  diriger  de  sa  main 
puissante  les  événements  d'Italie.  Après  la  mort  d'Anthémius,  472,  quatre  em- 
pereurs se  succèdent  encore  sur  le  trône  de  Rome  :  Olybrius,  Glycérius,  Julius 
Nepos  et  Romulus  Auguslule.  Des  luttes  sanglantes,  des  sièges  atroces  à  Rome, 
à  Ravenne,  à  Pavie,  à  Milan,  signalent  la  fin  de  l'empire  romain,  476.  Odoacre 
détrône  Augustule,  le  relègue  à  Lucullanum  et  partage  l'Italie  entre  ses  soldats. 


LES  APOCALVPSES  APOCHYPIICS  DE  DANIEL  303 

trées  des  étrangers,  et  tes  iilles  s'orneront  pour  le  scandcilc  des 
jeunes  gens^  en  sorte  qu'elles  en  corrompront  plusieurs,  et  tes 
grands  tomberont  ;  il  y  aura  beaucoup  d'angoisse  et  de  trouble. 
Ensuite  un  ange  qui  apporte  la  mort  te  frappera  avec  toutes  les 
villes  et  tous  les  pays,  et  des  morts  violentes  seront  envoyées  du 
ciel;  tout  à  coup  il  s'irritera  contre  la  terre,  et  la  terre  tremblera 
et  les  temples  tomberont,  et  leurs  maisons  seront  des  tombeaux  ; 
la  mer  laissera  ses  ondes  s'élever  en  bouillonnant  et  recouvrir 
les  hommes,  et  il  y  en  aura  quelques-uns  qui  s'enfuiront  et 
échapperont.  Ensuite  il  y  aura  un  rassemblement  des  anges,  ils 
paraîtront  devant  le  trône  et  prieront.  Puis  toi,  Babylone  aux 
sept  collines,  tu  pleureras  tes  enfants  en  revêlant  le  cilice, 
et  en  répandant  de  la  cendre  sur  ta  tête,  quand  tu  verras  les 
hommes  mourir  à  cause  des  péchés  et  des  crimes;  les  hommes 
avec  les  enfants  et  les  femmes  avec  les  nourrissons  périront, 
parce  que  la  colère  du  Seigneur  est  sur  eux.  Tes  remparts  se  fen- 
dront et  tes  tabernacles  joncheront  le  sol.  Les  enfants  à  la  ma- 
melle crieront  à  Dieu  d'une  bouche  enflammée,  et  tes  prêtres  en 
s'égratignant  pleureront  tes  sceptres,  tes  grands  gémiront,  et  tes 
concitoyens  seront  tout  à  fait  tristes,  tes  hôtes  seront  dans  l'an- 
goisse, tes  grappes  de  raisin  tomberont,  tes  vignobles  seront 
détruits;  la  terre  s'entr'ouvrira  en  craquant  et  elle  vouera  les 
hommes  à  la  mort  jusqu'aux  nourrissons  et  aux  vieillards.  Mais 
Dieu  ne  te  détruira  pas  tout  à  fait,  toi  la  ville  aux  sept  collines, 
parce  que  le  temps  de  ton  anéantissement  n'est  pas  encore  venu  ; 
mais  il  n'enfermera  pas  les  hommes  dans  l'abîme,  parce  que  ton 
temps  n'est  pas  encore  venu.  Pour  toi  sont  préparés  des  tour- 
ments, parce  que  tu  as  accompli  en  toi  toute  injustice  en  recevant  la 
terre  dans  ton  sein .  Il  y  aura  beaucoup  de  confusion  dans  les  pen- 
sées des  hommes,  mais  jusqu'à  ce  que  le  Seigneur  ordonne  d'en 
haut  d'anéantir  les  hommes;  mais  un  décret  du  Seigneur  se  mon- 
trera, d'oi!i  le  châtiment  surviendra;  et  ceux  qui  se  sont  réfugiés 
chez  toi  subiront  des  tourments.  Le  peuple  qui  a  espéré  en  toi  et 
le  sceptre  du   chasseur  t'anéantiront*,  et  le  petit  poursuivra 

1)  Allusion  aux  luttes  qui  eurent  lieu  avant  la  prise  de  Rome  par  Odoacre. 


30 i  REVUE  DK  l'histoire  DES  RELIGIONS 

Taulro  peliL  en  exigeant  le  sang  de  ses  ancêtres,,  et  il  se  livrera 
volontairement  aux  étrangers,  aux  chiens  et  à  leurs  satellites, 
et  il  soulèvera  des  langues  et  des  peuples,  et  il  commandera  à 
beaucoup  de  peuples,  et  les  deux  chiens  se  combattront  l'un 
l'autre  et  s'anéantiront  l'un  l'autre  '. 

30.  Malheur,  quand  la  veuve  régnera  et  se  déchainera  parlaruse 
contre  les  étrangers  ;  et  l'autre  étranger  cherchera  son  anéan- 
tissement par  la  ruse;  et  ces  jours-là  seront  terribles  et  mau- 
vais. Les  enfanis  des  sceptres  seront  en  lutte,  en  combattant  les 
uns  contre  les  autres,  et  alors  beaucoup  de  tribulations  et  de 
maux,  comme  il  n'en  est  jamais  arrivé,  atteindront  les  hommes; 
et  le  prince  ne  se  fiera  pas  à  Salamandar,  car  il  est  un  étranger, 
et  on  recevra  de  son  peuple  ce  qu'on  n'a  pas  cherché,  et  Sala- 
mandar voudra  s'enfuir;  il  ne  le  pourra  pas,  et  on  l'atteindra,  et 
Plakitas  le  tuera". 

31.  Et  un  autre  sceptre  régnera  en  toi',  la  ville  aux  sept  col- 
lines, et  il  y  aura  beaucoup  de  douleurs  d'enfantement  ;  un  homme 

1)  Ces  dernières  lignes  nous  paraissent  dépeindre  les  luttes  intestines  des 
Barbares,  Théodoric  le  Louche,  ThéodoricrAmale,  Odoacre,  etc.,  qui  se  termi- 
nèrent momentanément  lorsque  Théodoric  l'Amale  fut  devenu  seul  roi  d'Italie, 
493. 

2)  Nous  assistons  ici  aux  dernières  menées  de  Vérine  ;  elle  n'avait  cessé  de 
conspirer  contre  Zenon,  et,  de  concert  avec  lUus,  elle  avait  proclamé  empereur 
un  certain  Léonce.  Le  complot  est  découvert,  et  on  enferme  les  conspirateurs 
au  château  de  Papyre.  Vérine  meurt,  484  ;  lUus  et  Léonce  sont  décapités 
par  ordre  du  préfet,  488;  enfin,  Zenon  meurt  en  491.  On  dit  que  sa  femme 
Ariane,  dégoûtée  de  lui  et  voulant  épouser  le  silenliaire  Anaslase,  le  fit  enterrer 
vivant  dans  une  citerne,  supplice  qu'il  avait  infligé  à  Basiliscus.  —  Quant  au 
nom  propre  Plakitas,  il  n'est  pas  historique  :  le  manuscrit  A  porte  Plakitas  ;  le 
manuscrit  B,  Platikas,  et  le  manuscrit  C,  Lakilas.  Aucune  raison  ne  milite  en 
faveur  de  l'un  de  ces  trois  noms,  à  moins  que  ce  mol  Plakitas  ne  soit  le  latin 
placita  :  celle  qui  a  plu  jadis  (Ariane),  qui  le  fait  mourir  (?), 

3)  Nous  abordons  maintenant  un  passage  doul  nous  ne  garantissons  pas 
l'interprélatioD.  Le  sceptre  dont  il  s'agit  ne  saurait  être  le  successeur  de  Zenon, 
Anastase,  qui  régna  de  491  à.  518,  et  qui  ne  fut  pas  tué  par  son  successeur.  A 
Rome,  les  empereurs  n'existaient  plus.  Nous  serions  donc  très  porté  à  voir  ici 
une  peinture  à.  grands  traits  des  règnes  d'Odoacre  et  de  son  successeur  Théo- 
doric, qui  le  mit  à  mort  à  Ravenne,  493,  contre  la  foi  des  traités;  seulement, 
Odoacre  régna  de  476  à  493,  tandis  que  le  sceptre  dont  il  s'agit  n'aurait  été  qus 
pour  peu  de  jours.  A  part  cola,  l'accord  s'établit  parfaitement,  et,  en  tous  cas, 
le  roi  tyrannique  nous  semble  bien  être  Théodoric  l'Amale. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  305 

pauvre  apparaîtra  qui  ne  conuaîlrapas  la  pilié,  hautain,  orgueil- 
leux, aimant  l'or  et  les  combats,  son  nom  est  Orlolios';  son 
trône  sera  seulement  pour  peu  de  jours  ;  colère,  ses  grands  le 
haïront,  et  ses  concitoyens  seront  tourmentés  par  lui  ;  la  colère 
céleste  se  manifestera  pendant  ses  jours,  souvent  il  tourmentera 
Babylone.  Au  temps  de  sa  domination,  la  voix  du  messager  de 
malheur  viendra  à  toi,  elles  guerriers  des  barbares  te  troubleront, 
et  certes  ils  ne  combattront  pas.  Un  autre  roi  tyrannique  s'oppo- 
sera à  lui,  et  le  combattant,  il  le  poursuivra,  et  avec  beaucoup 
de  tristesse  et  de  soupirs  il  le  fera  mourir,  et  celui-là  prendra  la 
couronne  et  saisira  le  sceptre  qui  est  en  toi,  la  ville  aux  sept 
collines.  Il  deviendra  grand  sur  le  trône,  élevé  et  magnifique, 
cet  homme- là,  puissant  à  gauche  et  à  droite  ;  en  son  temps  il  y 
aura  une  grande  famine,  qui  ne  sera  pas  du  tout  petite,  et  la  terre 
sera  ruinée  par  les  hommes  ;  les  torrents  d'eau  couleront,  l'air 
noir  sera  mêlé,  tes  vignobles  seront  amoindris,  ta  beauté  sera 
voilée,  les  jours  seront  abrégés,  et  le  jour  sera  de  six  heures. 

32.  Malheur  aux  hommes  qui  seront  dans  ce  temps-là!  Et  le 
roi  tournera  son  visage  vers  l'ouest;  ensuite,  malheur  à  toi,  la 
ville  aux  sept  collines,,  quand  ton  roi  sera  un  jeune  homme!  En 
ce  temps-là  une  grande  affliction  t'atteindra,  l'homme  aura  la 
femme  de  son  frère,  et  le  fils  sa  mère,  et  la  fille  montera  dans  le 
lit  de  son  père,  le  frère  aura  sa  sœur;  se  multiplieront  des  blas- 
phèmes, des  homicides,  des  parjures,  des  calomnies,  des  men- 
songes, des  profanations,  des  douleurs,  des  pillages,  des  haines 
fraternelles,  du  trouble;  dans  le  temple  on  répandra  le  sang  des 
serviteurs  consacrés  et  les  rois  se  jetteront  sur  les  rois,  les  princes 
sur  les  princes,  le  puissant  sur  le  pauvre,  et  le  riche  et  le  pau- 
vre seront  détruits  ^. 

33.  La  Bithynie,  qui  est  au  bord  de  la  mer,  jonchera  le  sol  par 
un  tremblement  de  terre  ;  les  vagues  de  la  mer  s'élèveront  et 

1)  Le  manuscrit  A  porte  Orlolios  ;  les  manuscrits  B  et  C  ont  la  leçon  Loukios. 

2)  Nous  sommes  à  Tépoque  des  invasions  des  Bulgares  et  des  Perses,  chez  qui 
l'inceste  était  en  honneur  et  communément  pratiqué  ;  rien  d'étonnant  que  notre 
auteur  y  fasse  allusion.  Les  Sassanides,  surtout,  passent  pour  avoir  rétabli  ces 
mœurs  corrompues. 

21 


306  REVUK  nE  l'htstotre  des  religions 

couvriront  le  sol  de  la  Bithynie  jusqu'à  la  petite  ville  de  Nico- 
médie  '. 

34.  Ensuite  un  autre  roi  s'élèvera,  sa  durée  sera  de  quelques 
jours  ;  il  sera  mauvais  et  tout  à  fait  terrible,  et  dès  lors  il  n'y 
aura  plus  jamais  de  temps  prospère,  mais  un  temps  mauvais  ; 
son  fds  combattra  contre  lui  et  l'anéantira  avec  l'épée. 

35.  Et  un  autre  roi  viendra,  d'une  autre  religion;  c'est  Aria- 
nos  ;  celui-ci  attirera  tout  le  monde  à  soi.  Malheur  à  toi,  la  ville 
aux  sept  collines,  en  ce  temps-là,  car  plus  que  toutes  les  autres, 
tu  t'affligeras,  toi  et  tes  contrées*  1 

36.  Ensuite  des  rois  et  des  princes,  des  chefs  et  des  combat- 
tants se  lèveront  sur  les  villes,  les  pays  et  les  lieux,  et  il  y  aura 
beaucoup  de  séditions  et  de  trouble  parmi  les  hommes.  Un  peuple 
de  barbares  fondra  sur  les  villes  et  les  pays,  et  la  terre  s'abais- 
sera de  soixante-treize  coudées  devant  la  foule  des  peuples.  Mais 
alors  tu  ne  seras  pas  opprimée  par  ceux-là,  toi,  la  ville  aux  sept 
collines.  La  guerre  te  fera  seulement  souffrir,  les  agréments  de 
la  terre  seront  diminués  en  toi,  la  colère  du  ciel  sera  sur  toi  et 
de  grands  châtiments  ;  et  une  colonne  de  feu  apparaîtra  du  ciel 
sur  la  terre.  Et  alors  ton  royaume  sera  changé  et  tu  resteras  dans 
la  corruption  par  suite  des  maladies  et  de  la  famine.  Alors  le 
deuxième  sceptre  se  partagera,  et  sera  porté  dans  une  autre 
ville,  par  un  prince  insignifiant,  et  il  fera  pleuvoir  du  ciel  des 
traits  de  feu  ;  il  y  aura  beaucoup  de  signes  et  de  prodiges'. 

37.  Alors  rAntichrisf*  dominera,  et  les  hommes  s'éloigneront 

1)  Nicomédie  est  détruite  par  un  tremblement  de  terre  et  rebâtie  par  Théo- 
doric  II,  444  (de  Murait,  Chronog.  byzant.,  t.  I,  p.  53). 

2)  Bien  que  nous  ayons  déjà  entretenu  nos  lecteurs  d'Odoacre  et  deThéodoric, 
il  nous  semble  que  cet  Arianos  doit  être  l'un  des  deux.  O^oacre  surtout,  bien 
qu'arien,  fut  favorable  au  catholicisme  et  fit  preuve  d'uîi  esprit  conciliateur 
(cf.  Am.  Thierry,  op.  laiid.,  p.  300  et  301). 

3)  Notre  auteur  va  passer  à  la  peinture  des  temps  messianiques  ;  mais,  aupa- 
ravant, il  veut  ne  rien  avoir  oublié  d'essentiel,  et  il  se  souvient  qu'en  parlant 
d'Honorius,  il  a  omis  un  fait  important,  le  transfert  du  trône  de  Rome  à  Ra- 
venne.  Alaric  assiégeait  Rome,  410;  Honorius,  prince  insignifiant,  ne  peut 
sauver  sa  vie  qu'en  quittant  Home  et  en  se  rendant  à  Havenne,  où  il  établit  le 
siège  de  l'empire. 

4)  Le  mot  arménien  employé  pour  désigner  l'Antichrist  est  nern;  c'est  évi- 


LES  APOCALYPSES  APOCMYPHES  DE  DANIEL  307 

du  service  de  Dieu  vers  l'incrédulité,  à  partir  de  la  venue  de 
celui  qu'ils  ne  désiraient  pas  et  n'attendaient  pas,  dont  ils  ne 
croyaient  pas  surtout  qu'il  résistait  à  tout.  Celui-ci  qu'ils  n'at- 
tendaient pas  sera  conçu  et  naîtra  d'une  vierg-e  souillée,  et  le 
sceptre  du  mensonge  dominera  l'humanité.  Dans  trois  temps  et 
la  moitié  d'un  temps,  il  conduira  les  âmes  de  beaucoup  d'hommes 
à  la  corruption,  de  sorte  qu'ils  seront  cohéritiers  de  l'enfer  éter- 
nel. Alors  les  anges  seront  troublés  en  voyant  les  signes  qu'il  a 
faits  tout  d'abordé  Et  quandles  hommes  pieux  entendront  parler 
de  cela,  ils  connaîtront  et  verront  celui  qui  s'oppose  à  tout,  qni 
est  race  d'hommes.  Ses  signes  sont  les  suivants  :  les  articulations 
sont  inflexibles;  il  est  malade  des  yeux;  il  a  les  sourcils  sans 
poils,  les  doigts  en  faucilles,  la  tête  pointue;  il  est  joli,  vantard, 
sage,  souriant  agréablement,  ayant  des  visions,  prudent,  avisé, 
doux,  calme,  thaumaturge,  s'entourant  des  âmes  des  perdus,  ti- 
rant du  pain  des  pierres,  ouvrant  les  yeux  des  aveugles,  faisant 
marcher  les  boiteux;  il  transportera  les  montagnes  de  lieu  en 
lieu;  en  apparence  il  fera  tout  cela  et  beaucoup  croiront  en  lui. 
Malheur  à  ceux  qui  croiront  en  lui,  et  accepteront  ses  signes! 
Leur  droite  sera  liée  de  telle  sorte  qu'ils  ne  retourneront  pas  vers 
celui  en  qui  ils  ont  espéré  antérieurement.  Alors  il  y  aura  une 
très  grande  famine  ;  le  ciel  ne  laissera  pas  descendre  de  pluie; 
la  terre  ne  laissera  pas  croître  de  verdure;  tous  les  fruits  devien- 
dront secs,  et  alors  toutes  les  villes  et  tous  les  pays  s'affligeront 
sur  eux-mêmes.  Ils  s'enfuiront  et  ils  ne  pourront  fuir  de  l'est  à 
l'ouest,  ni  de  l'ouest  à  l'est;  mais  ceux  qui  habiteront  dans  les 
montagnes,  dans  les  grottes,  dans  les  crevasses  et  les  cavités  de 
la  terre,  ceux-là  seulement  le  pourront  jusqu'à  la  seconde  venue 
de  celui  qui  est  né  de  la  vierge  sainte.  Alors  ses  élus  seront  re- 
connus à  ceci  qu'ils  verront  la  venue  éternelle  du  Seigneur.  11 
s'avancera,  et  beaucoup  seront  jugés,  des  tempêtes  viendront 
du  ciel.  Ensuite  une  angoisse  terrible  sera  dans  le  monde  tout 

demment  un  mot  qui  vient  de  Néron,  dont  le  nom  était  en  horreur  chez  tous 
les  chrétiens. 

1)  Cf.    Matth.,  XXIV,  24.  —  Ce  portrait  de  l'Anliclmst  est  dû,  pour  la  plus 
grande  part,  à  l'imagination. 


308  RKVUE    DE    l'jLISTOIUE    des    r.ELlGIONS 

entier.  Malheur  aux  femmes  enceintes  et  à  celles  qui  allaitent 
dans  les  derniers  jours'  !  Malheur  à  ceux,  qui  l'ont  adoré,  lui  et 
tout  ce  qui  a  été  révélé  sur  sa  venue. 

38.  Et  après  que  tout  cela  sera  arrivé,  et  après  que  les  hommes 
inspirés  de  Dieu  et  justes  auront  souffert,  et  auront  été  tour- 
mentés par  le  malheur  et  la  violence,  enfin  viendra  la  fin,  et 
quelques-uns  des  hommes  reconnaîtront  aux  signes  indiqués  la 
ville  aux  sept  collines  et  diront  :  Etait-ce  bien  là  une  ville  ?  Une 
femme  parcourra  la  terre  à  l'est  et  à  l'ouest,  au  nord  et  au  sud, 
et  ne  trouvera  aucun  fruit  si  ce  n'est  un  olivier*;  elle  embrassera 
Tolivier,  soupirera  et  dira  :  Heureux  celui  qui  a  planté  cet  oli- 
vier! et  son  esprit  aussitôt  sortira  d'elle  en  cet  endroit. 

39.  Alors  le  soleil  se  changera  en  ténèbres,  la  lune  en  sang,  les 
étoiles  tomberont  comme  des  feuilles^,  le  ciel  sera  roulé  comme 
un  rouleau  *,  la  mer  en  bouillonnant  sortira  de  ses  profondeurs 
pour  couvrir  les  hommes,  et  tout,  consumé  par  l'air,  sera  des- 
séché. Des  anges  de  feu  descendront  du  ciel,  et  le  feu  enflam- 
mera l'univers,  des  souris  en  forme  de  feu  et  d'airain  apparaî- 
tront, et  d'autres  choses  semblables  ;  des  animaux  carnassiers 
sortiront  des  montagnes,  et  celui  qu'on  n'attendait  pas  ne  craindra 
pas;  la  terre  des  impies  sera  anéantie,  les  justes  seront  reçus 
auprès  du  Père,  car  un  ordre  est  venu  du  Seigneur  ;  les  trônes 
seront  dressés  et  les  livres  seront  ouverts  %  et  les  jugements  com- 
menceront; les  anges  sonnerontdans  les  trompettes,  et  les  justes, 
s'avançant  en  théories,  offriront  au  Père  des  chants  de  louange 
et  seront  jugés  d'après  leurs  actions  ;  mais  le  Seigneur  est  juste 

l)Cf.  Matth.,  XXIV,  19,  et  Oracles  sibyllins,  II  ;  (>  Malheur  à  celles  qui,  en 
ce  jour,  seront  surprises  avec  un  fardeau  dans  leur  sein,  et  à  celles  qui  allaite- 
ront de  petits  enfants,  et  à  ceux  qui  habiteront  sur  les  flots  >■>  {tievue  de  l'Hist, 
des  Relig.,L  VIII,  p.  624). 

2)  Le  mot  arménien  dziten,  olivier,  est  l'hébreu  T\i'- 

3)  Cf.  Joe/.  11,31  ;  Ésaie,  xxiv,  23  ;  Matlh.,  xxiv,  29;  Marc,  xiii,  24  et  25; 
Luc,  XXI,  25,  et  Apoc,  vi,  12  et  13. 

4)  Cf.  Ésaïe,  xxxiv,  4,  et  Oracles  sibyllins,  III,  1  :  «  Dieu,  qui  habite  l'éther, 
roulera  le  ciel  comme  on  roule  un  livre,  et  le  firmament  entier,  avec  ses  nom- 
breuses figures,  tombera  sur  la  terre  divine  et  sur  la  mer  »  {Revue  de  l'Hist.  des 
Relig.,  t.  VIII,  p.  629).  Le  mot  arménien  magalat,  rouleau,  est  l'hébreu  nbac 

5)  Cf.  Dan.,  vn,  9  et  10. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  309 

jug-e  et  tout  est  son  œuvre.  Toutes  les  races  humaines  ouvriront 
la  bouche,  s'écrieront  et  diront  :  Seig-neur,  Seig^neur,  ne  nous 
induis  pas  en  tentation,  mais  délivre-nous  du  malin*,  parce  que 
toi,  ô  Seig-neur,  lu  sais  et  connais  que  nous  ne  pouvons  persévérer, 
car  nous  ne  sommes  que  chair;  mais  comme  un  père  plein 
d'amour,  bienveillant,  aie  pitié  de  nous,  car  à  toi  est  la  gloire, 
maintenant  et  toujours,  d'éternité  en  éternité.  Amen. 


L  APOCALYPSE  GRECQUE  DE  DANIEL 

C.  Tischçndorf,  A.  Vassiliev''et  M.  E.  Klostermann*  se  sont 
occupés  des  différents  manuscrits  qui  contiennent  l'Apocalypse 
grecque  apocryphe  de  Daniel.  Ces  auteurs  ont  réuni  toutes  les 
indications  bibliographiques,  mais  ont  de  parti  pris  nég-lig-é  les 
questions  historiques  soulevées  par  ces  écrits.  Leur  but  était 
avant  tout  et  seulement  de  publier  un  texte  sur  lequel  on  put 
travailler  avec  quelque  sécurité. 

Nous  donnerons  une  traduction  française  d'après  le  texte  de 
M.  Klostermann.  Avant  l'apparition  de  son  livre,  nous  avions 
déjà  copié  nous-même  les  manuscrits  947  et  2180  à  la  Biblio- 
thèque nationale.  Nous  nous  étions  proposé  de  les  éditer  en 
appendice  à  la  fin  de  notre  étude:  un  pareil  travail  n'aurait  actuel- 
lement plus  aucune  raison  d'être.  Le  manuscrit  947  fournit  un 
texte  déplorable  et  témoig-ne  d'une  négligence  inouïe.  Le  copiste 
avait  sans  doute  sous  les  yeux  le  manuscrit  2180,  qu'il  gâte  en 
l'imitant  et  en  l'abrég-eant.  Le  manuscrit  2180  est  plus  complet 
et  se  rapproche  du  manuscrit  de  Venise,  sauf  pour  la  fin  qui  en 
diffère  entièrement. 

A.  Vassiliev  a  imprimé  trois  Apocalypses  de  Daniel  :  la  pre- 
mière est  intitulée  :  Tou  h  â-^(io'.q  ^raipoç  */i[ji.wv  'Itoavvou  xoy  XpuacaT6[ji,cu 

1)  Cf.  Matlh.,  VI,  13. 

2)  Apocalypses  apocryphœ,  Leipzig,  1866,  XXX-XXXIII. 

3)  Anecdota  grœco-byzantina,  Moscou,  1893,  p.  33-47. 

4)  Analecta  zur  Sepiuaginta,  Hexaplu  und  Patristik,  Leipzig,  1895,  p.  1 13  ss. 


310  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

AÔYc;  h,  TV  cpa!7'.v  [aie]  tcu  Aavir^X  (p.  33  ss.)  ;  la  deuxième  a  pour 
titre  :  Ooas'.ç  toj  Aav.yjX  TCspl  tou  èaj^aTou  xaipo;;  y.at  "xsp"^  r^ç  cuvieAsi'aç 
Tcîj  à'.iovo;;  enfin  la  troisième  ressemble  par  le  litre  et  par  le  fond 
au  manuscrit  9i7  de  Paris  :  II  ÏT/i-r^  cpasi;  tsj  Aav.fjX  . 

M.  Klostermann  s'est  servi  des  quatre  manuscrits  suivants  : 

a)  Cod.  Yen.  Marc.  gr.  clas.  II,  125  charL.  s.  XV  ; 

h)  Cod.  Ven.  Marc.  gr.  clas.  VU,  38  chart.  s.  XVI,  XVII; 

c)  Cod.  Paris.  Bibl.  nat.  gr.  947,  anni  1574; 

d)  Cod.  Paris.  Bibl.  nat.  gr.  2180  s.  XV. 

Il  imprime  à  la  suite  un  petit  oracle  de  Daniel  touchant  Hep- 
talophos  (Constantinople)  el  quelques  îles,  la  Crète  entre  autres, 
puis  un  oracle  du  prophète  Ezécliiel,  et  enfin  une  prophétie  de 
Daniel  concernant  l'île  de  Chypre.  Nous  n'avons  pas  à  repro- 
duire ces  textes  ici;  nous  devons  simplement  les  signaler  et  y 
renvoyer  le  lecteur'. 

Dans  le  courant  de  l'armée  1895  M.  Klostermann  a  publié  une 
nouvelle  recension  de  TApocalypse  grecque  de  Daniel,  dans  la 
Zcitschrift  fur  die  alttestamentliclie  Wissenschaft  %  d'après  un 
manuscrit  plus  complet  de  la  Bibliothèque  de  Vienne,  qui  n'est 
parvenu  à  sa  connaissance  qu'après  son  premier  travail. 

Le  texte  nouveau  présente  quelques  variantes  à  signaler,  mais 
qui  n'apportent  pas  de  donnée  nouvelle  pour  l'identification  et  la 
compréhension  de  l'Apocalypse.  Le  titre  mérite  d'être  cité  :  «La 
dernière  vision  du  grand  prophète  Daniel,  laquelle  nous  a  été 
manifestée  par  notre  bienheureux  père  Méthodius  de  Patara.  » 
Le  roi  que  l'on  couronne  à  Sainte-Sophie  est  nommé  Jean,  etc. 
Nous  donnerons  en  notes  les  différences  notables. 

Au  point  de  vue  historique,  l'Apocalypse  grecque  de  Daniel 
laisse  beaucoup  à  désirer,  comme  du  reste  au  point  de  vue  de  la 
composition  littéraire.  Ce  sont  encore  les  Croisades  qui  ont  pro- 
voqué sa  naissance;  le  grand  Philippe  avec  ses  dix-huit  langues 
(nations)  n'est  autre  que  le  roi  de  France  Philippe  I.  Nous  savons 
que  la  première  Croisade  fut  avant  tout  un  mouvement  popu- 

1)  \i.  Klostermann,  op.  laiid.,  p.  121-123. 

2)  1895,  15«  année,  p.  147  ss. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  311 

laire,  et  que  Philippe  I  n'eut  aucun  mérite  à  cette  généreuse 
expédition.  Mais  les  Orientaux  en  jugeaient  tout  autrement;  ils 
ne  ménageaient  pas  les  épithëtcs  les  plus  flatteuses  au  roi  de 
France.  A  ce  sujet,  nous  renvoyons  le  lecteur  aux  récits  d'Anne 
Comnène  :  voir  dans  la  Byzantine  de  Bonn,  vol.  Il,  p.  296.  Le 
pcrsonnag-e  sacré  roi  à  Sainte-Sophie  et  nommé  Jean  par  le 
manuscrit  de  Vienne  est  plus  difficile  à  identifier;  peut-être  doit- 
on  voir  en  lui  le  Jean  III  Ducas  Valatze  de  l'histoire  (1222-1233). 

Un  autre  personnage,  dont  l'identification  semblerait  néces- 
saire, est  la  femme  abominable  qui  règne  dans  Heptalophos  et 
proclame  sa  divinité.  Aucune  des  impératrices  de  Constantinople 
n'a  commis  u'n  tel  crime  de  lèse-divinité  :  Vérine  et  Ariane, 
Théodora  et  Irène  ont  laissé  de  tristes  souvenirs,  mais  aucune  ne 
répond  au  portrait  de  notre  Apocalypse. 

On  le  voit,  les  renseignements  historiques  font  un  peu  défaut. 
Néanmoins  cet  écrit  ne  manque  pas  d'intérêt.  Il  est  curieux  d'as- 
sister au  déclin  progressif  du  sens  apocalyptique,  incapable  de 
produire  autre  chose  qu'une  mauvaise  œuvre  littéraire  telle  que 
le  manuscrit  947  de  Paris.  Quelques  allusions  historiques,  bien 
pâles  en  comparaison  de  nos  autres  Apocalypses,  subsistent  en- 
core. Nous  admettrons  volontiers  un  rapport  de  parenté  entre 
l'Apocalypse  arménienne  et  la  grecque.  Dans  la  première,  le  ser- 
pent ou  dragon,  et  lejeune  homme  étaient  des  personnes  réelles, 
historiques;  dans  la  seconde^  ces  expressions  ne  correspondent 
plus  à  une  réalité  objective  :  elles  font  désormais  partie  du  voca- 
bulaire apocalyptique. 

Apocalypse  du  prophète  Daniel  au  sujet  de  la  fin  du  monde. 

Voici  ce  que  dit  le  Seigneur  toul-puissant  :  Malheur  à  toi, 
terre,  lorsque  le  sceptre  des  anges  régnera  en  toi  !  alors  le  Sei- 
gneur tout-puissant  parlera  à  un  de  ses  anges,  disant  :  Descends 
et  enlève  de  la  terre  la  vérité  et  la  paix  et  fais  que  les  hommes 
se  mangent  la  chair  les  uns  des  autres.  Envoie  aussi  d'autres 
anges  et  dis  à  l'un  :  Descends  vers  les  côtes,  ^vspiêsAaia,  et  les  îles 
et  marque-moi  mille  cent  quarante-quatre,  3:p,y.$,  milliers;  préci- 


312  REVUE    DE    l'iUSTOIISE     DES    RELIGIONS 

pite  les  deux  tiers  et  laisse  le  troisième  tiers.  Et  dis  au  deuxième  : 
Descends  vers  le  couchant  et  marque-moi  mille  deux  cents,  ac:, 
milliers.  Précipite  les  deux  tiers  et  laisse  le  troisième  tiers.  Et 
dis  an  troisième  ange  :  Descends  en  Asie,  Phrygie,  Galatie,  Cap- 
padoce,  Syrie  et  dans  la  mère  des  villes  et  marque-moi  mille  trois 
cent  soixante,  a-;,  milliers  ;  précipite  les  deux  tiers  et  laisse  le 
troisième  tiers  '. 

Malheur  à  toi,  terre,  à  cause  des  tourments  que  le  Seigneur 
tout-puissant  doit  envoyer  sur  toi,  des  sauterelles  cruelles  et 
indomptables!  et  elles  ne  s'attaqueront  ni  aux  animaux,  ni  aux 
arbres,  mais  seulement  aux  hommes  qui  ne  se  sont  pas  repentis 
de  leurs  nombreux  péchés  et  injustices;  et  elles  les  fouetteront 
pendant  dix-huit  mois,  jusqu'à  ce  que,  étant  partis,  on  déclare 
heureux  ceux  qui  sont  morts  et  qu'on  dise  :  Heureux  êtes-vous 
de  ce  que  vous  ne  vous  êtes  pas  trouvés  en  ces  jours-là!  Et,  sur 
un  ordre  de  Dieu,  du  feu  montera  de  la  mer,  et  la  terre  vivante 
rebâtira  la  mer  et  marchera  contre  Ileptalophos  et  tournera  sa 
face  vers  l'occident*. 

Malheur  à  toi,  Heptalophos,  à  cause  d'une  telle  colère,  lors- 
que tu  seras  enfermée  par  une  nombreuse  armée  et  que  tu  seras 
maîtrisée  presque  sans  peine  !  Et  tes  belles  murailles  tomberont 
comme  des  figues  qu'on  secoue^,  et  le  jeune  homme  te  foulera  aux 
pieds,  ô  misérable  ;  il  placera  le  sceptre,  mais  il  ne  demeurera 
pas  en  lui  et  il  portera  la  main  sur  les  saints  autels  de  Dieu.  Et 
ils  profaneront  les  choses  saintes  et  les  donneront  aux  fils  de  la 
perdition;  et  le  serpent  qui  dormait  se  réveillera  et  frappera  le 
jeune  homme  et  ayant  attaché  sous  sa  ceinture  sou  diadème,  il 
rendra  grand  son  nom  avant  peu.  Et  les  fils  de  la  perdition 
s'étant  fortifiés  tourneront  leur  visage  vers  l'occident;  et,  ainsi 
le  serpent  qui  dormait  donnera  la  mort  des  saints  (justes)  et  la 


1)  Ce  premier  parag^raphe  rappelle  Zach.,  xiii,  8  et  9,  Apoc,  viii ,  7-13. 
Quant  aux  noqobres,  ils  sont  une  imitation  de  Apoc,  vir,  4;  mais  leur  somme 
ne  fait  pas  cent  quarante-quatre  mille.  —  M.  Klostermann,  reproduisant  en 
note  l'énumèration  des  villes  de  l'Apocalypse  arménienne,  a  omis  Tavant-der- 
nière,  Babylone. 

2)  Cf.  Apoc,  IX,  3  ss. 


LES  AP0CALY1\SES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  313 

race  blonde  *  dominera  sur  Heplalophos  six  et  cinq  ans.  Et  on 
plantera  en  elle  des  légumes  et  beaucoup  en  mang-eront  jusqu'à 
la  vengeance  des  saints.  Et  trois  voyants  domineront  vers  le  le- 
vant. Et  dans  l'occident,  tel  voyant  dans  le  levant.  Et  alors  il  se 
lèvera  indépendant  et  avec  lui  un  autre  loup  à  l'aspect  sauvage, 
et  ils  écorcheront  les  Ismaélites  et  ils  les  poursuivront  jusqu'à 
Colonia.  Et  les  peuples  qui  sont  vers  les  régions  septentrionales, 
qui  se  nourrissent  de  sang,  seront  troublés,  et  ils  se  mettront  en 
mouvement  avec  un  cœur  très  violent,  [xs-rà  op'.y.'jTi'ZG'j  %i\>.o'j,  et 
ils  descendront  jusqu'au  grand  fleuve  et  ils  se  sépareront  en 
quatre  bandes.  La  première  fera  rage  vers  Éphèse,  la  deuxième 
vers  Melagina,  la  troisième  sur  les  bords  de  la  plaine  ou  vers 
Pergame,  la  quatrième  vers  la  Bithynie.  Et  ils  amasseront  beau- 
coup de  bois  et  ils  la  fouleront  jusqu'aux  frontières.  Alors  seront 
troublés  les  peuples  qui  habitent  aux  régions  du  midi.  Et  se 
lèvera  aussi  le  grand  Philippe  avec  dix-huit  langues  et  ils  se 
rassembleront  à  Heptalophos  et  ils  feront  une  guerre  comme  il 
n'y  en  eut  jamais,  et  le  sang  des  hommes  courra  dans  les  coins  et 
dans  les  rues  d'Heplalophos*,  comme  des  fleuves;  et  la  mer  sera 
troublée  par  suite  du  sang  jusqu'au  détroit  d'Abydos.  Alors  Bous 

(le  Bosphore)  mugira  et  Xérolophos  pleurera [et  les  chevaux 

se  tiendront  debout  et  une  voix  du  ciel  criera  :  Arrêtons-nous, 
tenons-nous  bien.  Paix  à  vous,  car  la  vengeance  même  contre 
les  incrédules  et  les  désobéissants  suffit  (ms.  de  Vienne,  39-63)]. 
Allez-vous-en  dans  les  parties  de  droite  d'Heptalophos,  et  vous 
trouverez  un  homme  se  tenant  sur  deux  colonnes,  baissant  les 
yeux,  blanc  de  vieillesse,  juste,  miséricordieux,  portant  des  vê- 
tements pauvres,  d'extérieur  sévère,  mais  doux  de  sentiment, 

1)  Ces  allusions,  ou  plutôt  ces  apparences  historiques,  sont  trop  vagues 
pour  qu'il  soit  possible  de  déterminer  l'événement  en  question.  Peut-être  s'agit- 
il  ici  d'une  de  ces  nombreuses  incursions  de  Normands,  de  Russes  ou  de 
Scythes,  sur  les  terres  de  l'Empire  au  vin"*  et  au  ix^  siècle  (cf.  de  Murait, 
Chronog.  byzant.,  t.  I,  p.  439). 

2)  Il  nous  paraît  légitime  de  voir  en  ce  personnage  Philippe  I ,  roi  de 
France.  Ces  dix-huit  langues,  désignant  un  grand  concours  de  peuples  parti- 
cipant à  la  croisade,  ne  sont  pas  un  nombre  exagéré  ;  en  tous  cas,  nous  n'avons 
pas  trouvé  dans  l'histoire  de  Constantinople  un  personnage  du  nom  de  Philippe, 
50US  lequel  il  y  ait  eu  une  guerre  comme  il  ny  en  eut  jamais. 


314  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

d'âg-e  moyen,  ayant  au  milieu  du  pied  droit  un  clou  de  roseau,  et 
l'ayant  pris,  couronnez-le  roi.  Quatre  anges  qui  portent  la  vie 
l'ayant  pris  et  l'ayant  amené  à  Sainte-Sophie  le  couronnent  roi  et 
lui  donnent  dans  sa  maiu  droite  une  épée  en  lui  disant  :  Agis  vi- 
rilement' et  sois  fort  et  vaincs  tes  ennemis.  Et  lui,  ayant  pris 
l'épée  des  anges,  il  frappera  les  Ismaélites,  les  Ethiopiens,  les 
Francs,  les  Tartares,  et  toute  nation.  Et  il  partagera  les  Ismaé- 
lites en  trois  parts  :  il  frappera  la  première  avec  l'épée,  il  bapti- 
sera la  deuxième,  et  il  poursuivra  la  troisième  avec  grand  courage 
jusqu'à  Colonia  de  l'arbre  unique,  Kzlo^nx  izj  [j.ovoS£v§pou.  Et  pen- 
dant qu'il  reviendra  sur  ses  pas,  les  trésors  de  la  terre  seront 
ouverts,  et  tous  deviendront  riches,  et  personne  ne  sera  pauvre  et 
la  terre  rendra  son  fruit  au  septuple  et  les  armes  deviendront  des 
faucilles. 

Et  il  régnera  trente-six  ans,  et  après  lui  régnera  un  autre  issu 
de  lui,  douze  ans.  Et  celui-ci  prévoyant  sa  mort  ira  à  Jérusalem 
afin  de  remettre  sa  royauté  à  Dieu*.  Et  après  cela  régneront  ses 

1)  Le  manuscrit  de  Vienne  ajoute  le  mol  'IwâwY).  Il  semblerait,  au  premier 
abord,  qu'on  doit  trouver  là  une  indication  .précieuse,  permettant  de  préciser 
les  faits.  Il  y  a  eu  plusieurs  empereurs  du  nom  de  Jean.  Celui  qui  semblerait  le 
mieux  répondre  à  certaines  données  de  notre  Apocalypse  serait  Jean  III,  Ducas 
Vatatze,  1222-il55,  qui  régna  à  Nicée  pendant  que  les  Français  étaient  maîtres 
de  Constantinople.  Il  recula  les  bornes  de  son  empire  et  se  fit  respecter  de  ses 
voisins.  Mais  la  suite  de  notre  Apocalypse  ne  concorde  nullement  avec  l'his- 
toire. Son  fils  Théodore  II,  qui  lui  succéda  en  1255,  mourut  en  1258,  ne  laissant 
qu'un  fils  à  peine  âgé  de  huit  ans.  Il  s'était  fait  moine  avant  de  mourir  (de 
Murait,  Chron.  byz.,  t.  III,  p.  388). 

2)  Un  tel  empereur  à  Constantinople  n'est  pas  historique.  Nous  avons  ici 
l'écho  d'une  vieille  tradition  qui  se  retrouve  encore  ailleurs,  par  exemple  dans 
le  Livre  de  f  Abeille,  chap.  lv,  p.  129  :  «  Aussitôt  que  le  fils  de  perdition  sera 
révélé,  le  roi  des  Grecs  montera  et  se  tiendra  sur  le  Golgolha,  où  Notre  Seigneur 
fut  crucifié,  et  il  posera  la  couronne  royale  sur  le  sommet  de  la  sainte  croix,  sur 
laquelle  Notre  Seigneur  fut  crucifié;  et  il  étendra  ses  deux  mains  au  ciel,  et  il 
renoncera  au  royaume  de  Dieu  le  Père.  La  sainte  croix  s'arrêtera  au  ciel  et  la 
couronne  royale  avec  elle;  et  le  roi  mourra  immédiatement.  Le  roi  qui  aura 
renoncé  au  royaume  de  Dieu  descendra  de  Kùshath,  la  fiile  de  Pîl,  le  roi  des 
Éthiopiens,  etc..  »  et  dans  une  Apocalypse  attribuée  à  saint  Mélhode  {Biblio- 
theca  maxima  Pulrum,  Lyon,  1677,  t.  III,  p.  730,  col.  2)  :  «  Quand  paraîtra  le 
fils  de  perdition,  le  roi  des  Grecs  montera  au  sommet  sur  lequel  a  été  dressé  le 
bois  vivifiant  de  la  croix...,  il  prendra  sa  couronne,  la  mellra  sur  la  croix,  et.. , 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DANIEL  315 

quatre  fils,  le  premier  à  Rome,  le  deuxième  à  Alexandrie,  le  troi- 
sième à  Heptalophos,  et  le  quatrième  à  Thessalonique.  Et  ceux- 
ci  se  feront  réciproquement  la  guerre  et  feront  camper  les  prêtres 
et  les  moines  et  se  feront  la  guerre  les  uns  aux  autres,  et  aucun 
d'eux  ne  sera  sauvé.  Et  comme  il  ne  se  trouvera  pas  un  homme 
capable,  une  femme  abominable  régnera  dans  Heptalophos  et 
elle  souillera  les  saints  autels  de  Dieu',  et  s'étant  dressée  au  mi- 
lieu d'Heptalophos,  elle  criera  à  haute  voie  disant  :  Qui  est  Dieu, 
sinon  moi?  et  qui  peut  résister  à  ma  royauté?  Et  aussitôt  Hepta- 
lophos sera  ébranlée,  et  elle  sera  engloutie  tout  entière  dans 
l'abîme,  et  seul  le  Xérolophos  sera  visible.  Et  les  vaisseaux  en 
passant  devront  pleurer  Heptalophos. 

Et  de  même  régnera  un  autre  à  Thessalonique*  pour  un  peu  de 
temps;  et  bientôt  elle  aussi  sera  engloutie  par  la  mer.  Et  après 
cela,  Smyrne  sera  engloutie^  et  Chypre  par  un  cyclone  dans  la 
mer. 

Et  alors  régnera  l'Antichrist,  et  il  fera  des  prodiges  et  des  mer- 
veilles et  il  rendra  grands  les  Juifs  et  il  rebâtira  le  temple  ren- 
versé, et  il  y  aura  des  pestes,  des  tremblements  de  terre,  des  sub- 
mersions en  tout  pays,  et  les  eaux  grilleront  et  la  pluie  ne  sera 
pas  donnée  sur  la  terre.  Et  le  démon  trois  fois  très  maudit  domi- 
nera trois  ans  et  demi.  Alors  le  temps  passera  comme  un  mois, 
le  mois  comme  une  semaine,  la  semaine  comme  un  jour,  le  jour 
comme  une  heure,  l'heure  comme  un  instant,  à  cause  des  élus 
de  Dieu  et  de  ses  serviteurs.  Et  après  l'accomplissement  des  trois 

déposera  sa  royauté  entre  les  mains  de  Dieu  le  Père,  etc.  ■».  Il  y  a  bien  un  roi 
qui  a  abdiqué  et  s'est  fait  moine:  Elishan,  roi  d'Abyssinie,  dompte  les  Arabes 
révoltés,  conclut  une  alliance  avec  Justin...  Elishan,  à  son  retour  dans  ses 
États,  descendit  du  trône,  envoya  comme  offrande  sa  couronne  à  Jérusalem,  et, 
après  avoir  régné  en  conquérant,  mourut  en  saint  dans  un  monastère  (cf.  de 
Ségur,  op.  laud.,  t.  I,  p.  378). 

1)  Allusion  à  <c  la  femme  Jésabel,  qui  se  dit  prophétesse.  »  Apoc.,  ii,  20, 

2)  Au  xii«  siècle,  Thessalonique  forma  un  royaume  qui,  en  1179,  fut  donné 
en  dot  par  Manuel  Comnène  à  son  gendre,  Renier  de  Monlferrat,  puis,  en  1183, 
échut  au  frère  de  celui-ci,  Boniface  de  Monlferrat,  et  lut,  en  1232,  réuni  à 
l'empire  de  Nicée, 

3)  En  1040,  un  tremblement  de  terre  détruit  les  plus  beaux  édifices  de  Smyrne 
(de  Murait,  t.  I,  p.  617). 


316  REVUE    DE    L*IIIST01RE    DES    RELIGIONS 

temps  et  demi,  Dieu  fera  pleuvoir  du  feu  sur  la  terre  et  la  terre 
sera  brûlée  de  trente-lrois  coudées*.  Alors  la  terre  criera  à  Dieu  : 
Je  suis  vierge,  Seigneur,  devant  toi*.  Alors  les  cieux  seront 
roulés^  comme  une  feuille  de  papier,  et  les  anges  de  Dieu  sonne- 
ront des  trompettes  et  ceux  qui  sont  morts  de  tout  temps  se  ré- 
veilleront. Et  les  justes  se  tiendront  debout  à  droite  de  l'époux  et 
les  pécheurs  à  gauche.  Et  les  justes  hériteront  le  paradis,  et  les 
pécheurs  hériteront,  eux  aussi,  mais  le  châtiment  éternel.  Duquel 
puissions-nous  être  préservés,  et  que  nous  adorions  le  Père,  le 
Fils  et  le  Saint-Esprit,  trinité  de  même  substance  et  non  séparée, 
aux  siècles  sans  fin.  Amen. 

CONCLUSION 

Notre  but,  dans  cette  étude,  était  avant  tout  de  faire  connaître 
les  textes  des  Apocalypses  daniéliques  et  de  poursuivre  plus 
avant  qu'on  ne  Ta  fait  jusqu'à  présent,  les  identifications  histo- 
riques des  personnages  auxquels  les  voyants  font  allusion  dans 
leurs  révélations.  Ces  identifications,  en  effet,  fournissent  les 
éléments  indispensables  à  la  détermination  des  origines  chrono- 
logiques et  topographiques  de  chacun  de  nos  documents.  Une 
Apocalypse  ne  peut  être  comprise  qu'à  partir  du  moment  oii 
on  est  parvenu  à  la  rattacher  à  quelques  événements  précis. 
Ces  quelques  points  solides  et  lumineux  éclairent  toutes  les 
fantaisies  de  l'imagination  des  auteurs  et  permettent  ainsi  à 
l'interprète,  non  seulement  de  se  reconnaître  dans  le  dédale  de 
leurs  conceptions  capricieuses,  mais  encore  de  faire  revivre  les 
impressions  et  les  sentiments,  qui  ont  éveillé  leur  sens  apoca- 
lyptique. C'est  là,  en  réalité,  le  véritable  intérêt  humain  de  ces 
études  parfois  ingrates  et  qui  peuvent  paraître  inutiles  au  premier 
abord  ou  dont  les  résultats  tout  au  moins  semblent  parfois  dispro- 
portionnés aux  efforts  de  recherches  qu'elles  nécessitent.  Mieux 

1)  Cf.  Tischiendorf  Apocal.,  apocr.  de  Jean  (p.  81,  §  1>),  où  la  (erre  est  brûlée 
de  8,500  coudées. 

2)  Cf.  Tischendorf,  Apocal.  apocr.  de  Jean  (p.  82,  §  14). 

3)  Cf.  le  passage  analogue  dans  l'Apocalypse  arménienne  et  la  noie. 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHKS  DE  DANÎlîL  317 

que  de  sèches  chroniques  ou  que  des  histoires  savantes  elles 
nous  font  pénétrer  jusque  dans  l'âme  des  générations  passées  en 
évoquant  devant  nous,  non  pas  les  événements  eux-mêmes  ni 
les  spéculations  sur  les  événements,  mais  l'effet  produit  par 
ceux-ci  sur  les  âmes  ardentes  et  simples,  c'est-à-dire  sur  le  véri- 
table peuple  des  croyants. 

A  côté  de  la  littérature  canonique  ecclésiastique  officielle,  des 
écrits  et  des  traités  des  Pères,  réservés  plus  spécialement  aux 
classes  instruites  et  au  monde  savant,  circulait  toute  une  biblio* 
thèque  apocryphe  populaire,  qui  a  certainement  exercé  une  très 
grande  influence  sur  les  idées  et  les  croyances  à  travers  tout  le 
moyen  âge.  Car  ces  écrits  surtout  alimentaient  la  vie  spirituelle 
et  intellectuelle  du  peuple.  Il  s'y  reconnaissait.  La  Bible  était 
peu  connue.  Les  écrits  des  théologiens  et  des  Pères  étaient  peu 
lus.  Le  peuple  se  nourrissait  de  cette  littérature  apocryphe.  Nous 
la  retrouvons  dans  les  nombreuses  légendes  des  saints,  dans  les 
croyances  étrangères  à  la  Bible,  qui  occupent  encore  actuellement 
une  si  grande  place  dans  les  notions,  la  foi  et  la  vie  du  peuple 
catholique.  Les  Apocalypses  ont  pour  objet  l'eschatologie.  Or, 
ce  qu'on  appelle  les  grands  dogmes  avait  peu  d'accueil  dans  les 
masses  populaires;  au  contraire,  la  peinture  vive  et  colorée  des 
jugements  de  Dieu,  les  revendications  de  la  conscience  s'affirmant 
en  descriptions  vengeresses  de  l'avenir  réservé  aux  méchants, 
l'éternelle  poésie  des  châtiments,  touchaient  bien  plus  directe- 
ment l'esprit  populaire  que  les  spéculations  théologiques. 

11  est  clair  que  sur  des  imaginations  nourries  de  légendes  et 
de  visions,  sur  des  intelligences  habituées  dès  l'enfance  à  consi- 
dérer le  monde  comme  le  théâtre  d'un  vaste  drame  entre  les  puis- 
sances du  mal  et  Dieu,  tous  les  grands  événements  de  Thistoire 
devaient  produire  l'effet  d'une  crise  finale  ou  tout  au  moins  pré- 
paratoire du  dénouement  surnaturel.  L'instinct  populaire  ne 
s'est  pas  trompé  dans  le  discernement  de  ces  faits  considérables; 
ceux  qui  frappèrent  le  plus  l'imagination  furent  bien  aussi  leB 
plus  importants  ou  les  plus  caractéristiques.  Tantôt  c'est  la  chute 
de  l'Empire  d'Occident,  la  déchéance  définitive  de  Rome  qui  appa- 
raît comme  le  couronnement  de  l'histoire  du  monde  (  Apoc.  armé- 


318  Rp:vrE  de  l'histoire  des  religions 

iiienne)  ;  tantôt  ce  sont  les  Croisades,  le  retour  offensif  de  la  chré- 
tienté contre  la  puissance  antichrétienne  de  l'Islamisme,  qui 
paraissent  annoncer  les  temps  nouveaux  si  longtemps  attendus 
(Apoc.  persane,  copte,  grecque),  soit  qu'il  s'agisse  do  la  première 
Croisade  (Apoc.  persane),  soit  qu'un  événement  impressionnant 
comme  la  prise  de  Jérusalem  par  Saladin  ait  plus  particulière- 
ment frappé  l'imagination  (Apoc.  copte). 

Il  y  a  là,  à  travers  toutes  les  invraisemblances  et  toutes  les 
fantasmagories  de  ces  récits,  un  sens  naïf  et  en  quelque  sorte 
instinctif  de  la  philosophie  de  l'histoire,  qui  relève  du  sentiment 
religieux  et  qui  est  un  legs  de  la  Bible  juive.  Déjà  dans  le  Canon 
hébreu,  le  livre  de  Daniel  se  distingue  des  autres  par  sa  concep- 
tion philosophique  de  l'histoire.  Ce  n'est  plus  la  légende  ou  la 
chronique  d'un  ou  de  plusieurs  grands  chefs,  comme  dans  Samuel 
ou  les  Juges.  Ce  n'est  même  plus  l'histoire  d'une  tribu  ou  d'une 
race.  C'est  une  vue  d'ensemble  de  l'humanité,  la  dramatisation 
de  la  grande  idée  des  Prophètes  que  le  gouvernement  du  monde 
est  un  gouvernement  moral  et  que  l'histoire  entière  n'est  que 
l'illustration  des  plans  de  l'Eternel.  Bossuet  reprendra  la  même 
pensée  quand  il  montrera  que  «  ce  long  enchaînement  des  causes 
particulières  qui  font  et  défont  les  empires  dépend  des  ordres 
secrets  de  la  divine  Providence  »  {Discours sur  V Histoire  universelle, 
ch.  viii).  Au-dessous  des  formes  passagères  et  parfois  enfantines 
des  Apocalypses  il  faut  savoir  reconnaître  à  la  fois  la  grande 
pensée,  que  la  science  moderne  a  reprise  avec  la  méthode  plus 
rigoureuse  de  notre  philosophie  de  l'histoire,  et  la  grande  inspi- 
ration morale  de  la  conscience  qui  ne  se  résigne  pas  à  considérer 
la  vie  de  l'humanité  comme  une  succession  fatale  d'êtres  et  de 
choses,  mais  qui  affirme  la  direction  de  l'humanité  en  vue  d'une 
fin  morale. 

Assurément  les  Apocalypses  dont  nous  avons  ainsi  identifié 
les  personnages  mériteraient  d'être  étudiées  encore  à  un  point 
de  vue  littéraire,  plus  technique.  11  y  aurait  lieu  notamment  de 
les  soumettre  à  une  analyse  rigoureuse,  pour  rechercher  si  elles 
ne  sont  pas  composites.  Dans  l'Apocalypse  persane  on  pourrait 
peut-être   reconstituer  les   éléments  d'un  ïargoum  daniélique 


LES  APOCALYPSES  APOCRYPHES  DE  DAMEL  319 

antérieur;  dans  l'Apocalypse  copte  il  y  a  peut-être  plusieurs 
apocalypses  superposées.  Les  rapports  de  l'Apocalypse  armé- 
nienne avec  un  original  grec  pourraient  être  serrés  de  plus  près. 
L'étude  de  l'Apocalypse  canonique,  dite  de  saint  Jean,  nous 
montre  à  quel  point  ces  écrits  apocalyptiques  utilisent  des  visions 
antérieures,  soit  en  les  incorporant,  soit  en  les  modifiant  pour 
les  adapter  à  de  nouvelles  destinations.  Nous  avons  renoncé  pour 
le  moment  à  une  élude  de  ce  genre,  non  que  nous  en  méconnais- 
sions l'utilité,  mais  pour  ne  pas  allonger  outre  mesure  dans  cette 
Revue  des  articles  sur  un  sujet  aussi  spécial  et  pour  ne  pas  com- 
promettre l'œuvre,  qui  nous  paraissait  essentielle,  de  faire  con- 
naître la  continuité  de  l'Apocalypse  daniélique  à  travers  l'his- 
toire. 

Frédéric  Macler, 


LES 

DIVINITÉS  FÉMININES  DU  CAPITOLE 


I 


Le  culte  du  Capilole,  qui  était  le  culte  politique  placé  au 
centre  de  la  cité  romaine,  s'adressait  principalement  à  Jupiter 
qualifié  par  les  épilhëtes  très  vagues  de  :  Optimus  Maximus. 

Mais  à  côté  du  sanctuaire  du  dieu,  et  réunis  dans  un  même  édi- 
fice, étaient  les  sanctuaires  de  deux  divinités  féminines  :  Junon 
et  Minerve  '. 

Ces  trois  dieux  constituaient  la  triade  officielle  de  la  religion 
romaine.  On  sait  en  effet  qu'on  leur  adressait  des  prières  pour 
la  prospérité  publique  *,  et  qu'on  adorait  ces  trois  divinités 
comme  les  dieux  propres  du  peuple  romain,  dupopuli  romani*. 

1)  Serv'ius,  Ad,  Aen.,  I,  422  :  «  Prudentes  Etruscae  disciplinae  aiunt,  apud 
conditores  Etruscaruin  urbium  non  putatas  juslas  urbes,  in  quibus  non  1res 
portae  essent  dedicatae  et  votivae  et  tôt  templa  Jovis,  Junonis,  Minervae.  » 

Eckhel,  D.  N.  V.,  p.  327  et  s.  :  «  Templum  perelegans  6  columnarum  sta- 
tuis  superne,  atque  utrinque  exornatum,  in  cujus  medio  signum  .lovis  seden- 
tis,  cui  ad  dexterara  adstat  Pallas,  ad  sinistram  Juno.  —  Contrarius  tamen  alibi 
apud  Graecos  fuit  o:do.  Narrât  Pausanias  (X,  5)  Delphes  euntibus  occurrere 
templum  in  quo  signum  Jovis  adstante  ad  dexteram  Junone,  ad  sinistram  Mi- 
nerva.  » 

0.  Jahn,  Mém.  archéol.,  p.  32. 

0.  M\i\ler,Etr.,  il»,  p.  43. 

Marquardt,  I,  p.  3i (Antiquités  romaines). 

Saint  Augustin,  Civ.  Dei,  IV,  10  :  «  Minerva  ubi  erit"?  —  Simul  enim  cum 
his  in  Capitolio  constituta  est.  » 

2)  Vopiscus,  Probus,  12  :  «  Jupiter  Optimus  Maximus,  Juno  Regina,  tuque 
virtutum  praesul  Minerva  —  date  hoc  senatui  populoque  romano...  » 

3)  Vitruve,  I,  7  :  «  Aedibus  vero  sacris,  quorum  deorum  maxime  in  tutela  ci- 
vitas  videlur  esse,  ut  Jovi  et  Junoni  et  Minervae  in  exceisissimo  loco,  unde 
moenium  maxima  pars  conspiciatur,  areae  distribuantur.  » 

Serv.,  Ad.  Aen.,  III,  134:  «Inter  sacratasaras  focos  quoque  sacrari  solere. 


LES  DIVINITÉS  FÉMININES  DU  CAPITOLE  321 

Ce  groupement  ternaire  des  dieux  est,  on  le  sait,  très  fréquent, 
et,  dans  les  siècles  passés,  lesérudits  que  séduisaient  les  rappro- 
chements de  la  religion  chrétienne  avec  d'autres,  ont  signalé  un 
grand  nombre  de  ces  triades.  Nous  nous  contenterons  de  rappe- 
ler, pour  les  religions  de  rinde_,  celles  de  :  Brahma,  Siva  et  Vich- 
nou;  en  Egypte,  les  trois  triades  :  Osiris,  Isis  et  Hor  à  Abydos; 
Ammon,  Mouth  et  Khousou  à  Thèbes;  Phtah,  Sokhet  et  Imhot- 
pou  à  Memphis;  en  Perse  :  Ahuramazda,  Anahita  et  Mithra;  et 
en  Grèce,  celle  de  :  Zeus,  Poséidon,  liadès;  Déméter,  Dionysos, 
lacchos. 

Mais  ce  qui  est  particulier  au  cas  qui  nous  occupe,  c'est  la 
juxtaposition  de  deux  divinités  féminines  et  d'une  seule  divinité 
masculine. 

Cette  juxtaposition  ne  s'explique  pas  d'ailleurs  par  des  mythes 
généalogiques,  groupant  les  divinités,  comme  par  exemple  pour 
les  cultes  communs  d'Apollon,  Léto  et  Artémis,  En  effet,  les 
trois  cultes  dont  nous  venons  de  parler  se  trouvent  associés  en 
un  grand  nombre  de  lieux  dans  les  légendes  nationales  des  Grecs. 
Au  contraire,  les  Latins  n'ont  pas  eu  de  mythologie  proprement 
dite.  Nous  ne  connaissons  pas  de  légende  populaire  italienne 
associant  étroitement  Jupiter,  Junon  et  Minerve,  ^et  le  groupe- 
ment ternaire  établi  par  le  culte  du  Gapitole  ne  se  retrouve  pas 
ailleurs  dans  des  organisations  religieuses  parallèles.  Nous  som- 
mes donc  vraisemblablement  en  présence  d'un  groupement  de 
culte  qui  résulte  des  circonstances  historiques  locales,  plutôt  que 
de  la  connexion  intime  de  ces  cultes  et  de  vieilles  traditions 
nationales. 

Dans  ces  conditions,  et  sans  prétendre  embrasser  dans  le  cadre 
de  cette  étude  les  questions  très  délicates  qui  se  rattachent  aux 
cultes  du  Capitole,  nous  avons  pensé  qu'il  serait  intéressant  d'étu- 

utia  Capitolio  Jovi,  Junoni,  Minervae,  nec  minus  in  plurimis  urbibus  oppidis- 
que,  et  id  tam  publiée  quam  privatim  solere  fieri.  » 

Serv.yAd.  Georg.,  I,  498  :  «  Patrii  dii  sunt,  qui  praesunt  singulis  civitati- 
bus,  ut  Minerva  Athenis,  Juno...  » 

Henzen,  Acta  fr.  Arv.,  p.  57,  72,  82  et  90. 

Lobeck,  Aglaoph.,  II,  p.  277. 

Manni,  Degli  Arvali,  p.  104. 

20 


322  REVUE    DE    L'niSTOlRE    DES    RELIGIONS 

dier  les  raisons  par  lesquelles  on  peut  expliquer  l'association  à 
Jupiter  Capitolin,  le  dieu  suprême  de  l'État  romain,  des  deux 
déesses  :  Junon  et  Minerve. 


Tout  d'abord  il  convient  de  rappeler  sommairement,  d'après 
les  textes  d'ailleurs  assez  brefs  des  historiens,  quelle  est  l'origine 
des  cultes  du  Capitole  qui  demeura  pendant  mille  ans  le  sanc- 
tuaire du  peuple  romain,  le  roc  inébranlable  [Capitoli  immobile, 
saxiwi)  sur  lequel  étaient  fondés  sa  constitution  et  son  em- 
pire. 

Denys'  attribue  à  Tarquin  le  Superbe  la  construction  du 
temple  du  Capitole,  mais  il  prétend  qu'il  n'aurait  fait  qu'exécuter 
un  vœu  de  son  aïeul  Tarquin  l'Ancien  (Denys,  III,  69)  par  qui 
ce  temple  fut  voué  à  Jupiter,  Junon  et  Minerve,  pour  obtenir  la 
victoire  dans  une  guerre  contre  les  Sabins.  Denys  raconte  égale- 
ment que,  lorsqu'on  établit  le  temple  du  Capitole  en  l'honneur 
de  Jupiter,  Junon  et  Minerve,  il  fallut  déposséder  les  dieux  et 
génies  qui  étaient  déjà  établis  sur  cet  emplacement.  Les  augures 
les  consultèrent  un  à  un  et  deux  seulement  refusèrent  de  céder 
la  place  :  Terminus  et  Juventus  ;  il  fallut  donc  laisser  leurs 
autels  dans  l'enceinte  du  triple  temple.  L'un  se  trouvait  dans  le 
vestibule  de  Minerve,  et  l'autre  dans  le  temple  même  à  côté  de  la 
statue. 

Ces  détails  ont  un  grand  intérêt,  car  non  seulement  ils  nous 
apportent  quelques  faits  précis  sur  la  religion  romaine  et  les 
cultes  du  mont  Capitolin,  mais  ils  nous  permettent  d'en  pénétrer 
Tesprit,  et  ils  nous  prouvent  que  l'institution  des  cultes  officiels 
établis  au  Capitole  se  heurta  à  de  vives  résistances  locales.  Ils 

1)  IV,  59  '.  Tapxijvio;  oï  [xe-cà  toOto  to  epyov  àvaTtcx'Jdai;  tôv  XeÙv  twv  crTpaTE'.wv 
xa'i  7:ô).î[j.ov,  7tîp\  Tï)v  xaTaTX£UT|V  twv  tôpwv  lyc'veTO,  rà;  -uoO  TiâuTro-j  irpo9u[j,0'j[ji,svo; 
eu/a;  Èrt'.TïXÉaai.  'Exeïvo;  yàp  Iv  t(Ô  TcXeuxaco)  TioXlixti)  (j.a-/ô(j.£voç  itpo;  Saoivou;  £'j|aTO 
Tù  Aùxai  tr,  "ll^x  xai  r^  'A0r)V3(,  sàv  xpatriar)  t?)  (iâ-/^(,  vaoùç  a-JTOÏç  xataffxeuâffetv  • 
xot  TÔV  (xèv  o-xôitsXov  £v6'  ISpûo-so-ôai  xoùç  ôsoù;  ï\i.tKktv,  àvaXYi[i[ia(n  xe  xat  -/wiAaffi 
(AsyiXot;  £|îtpyâ<TaTO,  X7.0aiî£p  ^spyjv  èv  tw  Ttpb  toutou  Xôyw  •  t/)v  8a  twv  vawv  xaTa- 
ax£UT,v  O'jx  £;p6/i  TîXâdai.  ToOto  ôy)  to  spyov  6  Tapxûvioî  cl-ko  tÎ)<;  SEXtxxri;  xwv  èx  Sulu- 
(Tï);  Xaç'jpov  iitiTcXIffat  itpoaipoûixcvo;,  ocTiavTaî  toÙ;  Tô^vîTa;  èTilaTYjijî  Taî;  Ipyafftati;. 


LES  DIVINITÉS  FÉMININES  DU  CAPITOLE  323 

confirment  l'indication  générale  qui  ressort  de  l'histoire  des 
Tarquins  et  qui  nous  montre  en  eux  les  réformateurs  du  vieil 
état  patricien,  organisant  à  la  fois  une  nouvelle  constitution  et, 
sinon  une  nouvelle  religion,  du  moins  de  nouveaux  cultes. 

On  sait  qu'à  Athènes  et  à  Sicyone  les  démocrates  ne  procé- 
dèrent pas  autrement  et  jugèrent  que  leurs  réformes  politiques 
ne  seraient  solides  que  s'ils  les  étayaient  sur  des  cultes  nouveaux. 

L'œuvre  oii  échouèrent  les  Orthagorides,  que  Clisthène  accom- 
plit avec  succès,  fut  à  la  même  époque,  à  Rome,  celle  des  Tar- 
quins et  de  Servius  Tullius. 

Nous  signalons  ces  analogies^  parce  qu'elles  permettent  de 
comprendre  comment,  dans  ces  cités  antiques,  il  fut,  à  certains 
moments,  possible  de  créer  de  nouveaux  cultes  et  d'introduire, 
pour  des  motifs  politiques,  des  divinités  étrangères  aux  généra- 
tions précédentes.  Nous  aurons  à  revenir  sur  ces  constatations  au 
cours  de  notre  étude. 

Nous  avons  cité,  à  la  première  page  de  ce  travail,  le  texte  de 
Servius  affirmant  que  la  triade  Jupiter,  Junon,  Minerve,  existait 
dans  les  villes  étrusques.  Cette  assertion  semble  impliquer,  pour 
l'Etat  romain  du  vi^  siècle,  un  caractère  tout  à  fait  étrusque  et 
corrobore  l'opinion  la  plus  répandue  sur  la  période  des  trois  der- 
niers rois  de  Rome.  D'autre  part,  nous  devons  constater  qu'elle 
paraît  en  désaccord  formel  avec  les  autres  témoignages  sur  la 
religion  étrusque  et  avec  les  monuments  qui  subsistent.  Le  com- 
mentateur de  V Enéide,  qui  se  borne  d'ailleurs  à  invoquer  Topinion 
de  gens  au  courant  des  mœurs  toscanes  [prudentes  etruscae  dis- 
dplinae),  a  pu  exagérer.  Assurément;  mais  les  conclusions  aux- 
quelles nous  arrivons  par  l'étude  de  tous  les  éléments  des  cultes 
capitolins  lui  apportent  de  précieuses  confirmations. 

Le  Capitolium  vêtus  du  mont  Quirinal  signalé  par  Varron* 
renfermait-il  le  triple  sanctuaire  de  Jupiter,  Junon  et  Minerve? 

1)  L,  /.,  V,  158  :  «  Clivos  proxumus  a  Flora  susus  versus  Capitolium  vêtus, 
quod  ibi  sacellum  Jovis,  Junonis,  Minervae,  et  id  antiquius  quam  aedis  quae  in 
Capitolio  facta.  » 

TertuU.,  Ad  Nat.,  II,  12  :  «  Varro  antiquissimos  deos  Jovem,  Junonem  et 
Minervam  refert.  » 

Schwegier,  Rom.  Gesch.,  I,  p.  697. 


;V24  UEVUE    DE    LHISrulKK    DES    RELIGIONS 

Cela  nous  paraît  douteux  malgré  l'aftirmation  catégorique  de  cet 
auteur.  En  effet,  si  nous  admettions  celle-ci,  il  en  résulterait  un 
bouleversement  des  idées  généralement  admises  sur  l'histoire 
primitive  de  Rome.  Si  réellement  les  cultes  du  Capitole  avaient 
été  simplement  transplantés  par  les  Tarquins  du  mont  Quirinal 
sur  le  mont  Gapitolin,  comme  il  est  incontestable  que  l'organi- 
sation de  ce  dernier  sanctuaire  fut  un  des  événements  politiques 
les  plus  considérables  de  la  formation  de  l'Etat  romain,  corres- 
pondant à  une  crise  politique  et  à  des  modifications  profondes, 
on  serait  conduit  à  admettre  que  la  cité  (probablement  sabine) 
du  Quirinal  conquit  l'autre,  la  cité  latine  du  Palatin  et  du  Caelius, 
et  lui  imposa  son  culte  transplanté  sur  la  plus  avancée  et  la  plus 
isolée  des  sept  collines  auprès  de  la  citadelle  [arx).  Or  la  fusion 
des  cités  du  Palatin  et  du  Quirinal  ou  de  la  Colline  est  présentée 
par  les  historiens  et  archéologues  comme  bien  antérieure  à  la 
période  des  Tarquins.  Un  texte  isolé  de  Varron  ne  suffit  pas  pour 
bouleverser  à  ce  point  les  idées  reçues  et  corroborées  par  l'en- 
semble des  autres  auteurs.  Il  vaut  mieux  supposer  que  le  patrio- 
tisme sabin  de  Varron  l'a  entraîné  un  peu  loin  et  qu'il  a  admis, 
peut-être  sans  y  trop  réfléchir,  que  le  vieux  Capitole  de  la  cité 
du  Quirinal  était  organisé  comme  le  Capitole  de  la  cité  des  sept 
collines,  centre  religieux  de  la  Rome  plébéio-patricienne  enfermée 
dans  l'enceinte  de  Servius  Tullius.  Toutefois,  nous  tenions  à  si- 
gnaler l'importance  de  ce  texte  qui  n'a  pas  jusqu'ici,  à  notre 
connaissance,  été  l'objet  d'un  examen  et  d'une  critique  appro- 
fondie. Une  autre  hypothèse  serait  celle-ci  :  le  Capitolium  velus 
du  mont  Quirinal  aurait  été  créé  par  Tarquin  l'Ancien  avec  lo 
triple  culte  de  Jupiter,  Junon  et  Minerve.  Tarquin  le  Superbe  se 
serait  borné  à  le  transférer  sur  la  colline  qui  conserva  depuis  le 
nom  de  mont  Gapitolin.  Ceci  conduirait  à  attribuer  dans  laréforme 
religieuse  le  rôle  prépondérant  au  premier  Tarquin,  contraire- 
ment à  tous  les  textes  anciens;  d'autre  part,  la  cité  du  Quirinal, 
généralement  représentée  comme  sabine,  devrait  alors  être  con- 
sidérée comme  le  premier  centre  de  Tinfluence  étrusque,  ce  qui 
est  peu  vraisemblable  tant  à  cause  de  la  topographie  que  des 
récits  antiques. 


LES  DIVINITÉS  FÉMININES  DU  CAPITULE  323 

A  l'époque  de  l'Empire  romain,  et  probablement  dès  le  ii«  siècle 
avant  J.-C,  les  cultes  du  Capitole  avaient  pris  tout  à  fait  la  forme 
grecque.  On  en  jugera  par  la  curieuse  description  de  Sénèque 
que  cite  saint  Augustin'. 

Denys  ■  nous  donne  la  description  suivante  du  triple  temple  du 
Capitole,  description  confirmée  par  les  textes  et  les  monuments 
figurés.  Il  ressort  de  cette  description  que  les  trois  sanctuaires 
n'en  faisaient  en  réalité  qu'un  seul,  étant  presque  sous  le  même 
toit.  Comment  expliquer  cette  intime  association? 

Si,  au  lieu  d'une  triade  divine,  nous  n'avions  à  faire  qu'à  un 
couple  divin,  rien  ne  serait  plus  naturel  que  Tassociation  des 
cultes  de  Jupiter  et  de  Junon.  Junon  est  la  divinité  féminine  qui 
correspond  à  Jupiter.  Le  nom  même  suffirait  à  l'indiquer.  Jimo 
=  Jovino  est  le  féminin  de  Jovis  (Jupiter).  Cette  constatation  est 
d'autant  plus  importante  que  le  caractère  de  la  personnalité  de 
Junon  qui  en  découle  immédiatement  est  fort  différent  de 
l'idée  qu'on  s'en  fait  habituellement,  lorsqu'on  est  dupe  de  l'assi- 
milation établie  aux  derniers  siècles  de  la  République  romaine 
entre  Junon  et  l'Hèra  des  Grecs. 

Le  nom  de  Jupiter  n'est  pas,  cela  a  été  reconnu  depuis  lon»-- 
temps,  le  nom  propre  d'une  divinité  particulière.  C'est  un  nom 
commun,  divuspater,  d'un  sens  aussi  vague  que  notre  mot  :  dz'eu. 
Varron^  savait  qu'il  existait,  non  pas  un,  mais  des  centaines  de 
Jupiter.  La  véritable  désignation  du  dieu,  celle  qui  qualifiait  la 
personnalité,  n'était  donc  pas  ce  nom  banal  de  Jupiter,  mais 
l'épithète  qui  suivait.  Bien  que  plus  tard  la  confusion  se  soit  faite 
dans  une  certaine  mesure,  le  Jupiter  Oplimus  Maximus  était 


1)  Civ.  Bel,  VI,  10  :  «  In  Capitolium  perveni,  pudebit  publicatae  dementiae, 
quod  sibi  vanus  furor  attribuit  officii.  Alius  nomina  deo  subiicit,  alius  horas 
Jovi  nuntiat;  alius  litor  est,  alius  unctor,  qui  vano  motu  brachiorum  imitatur 
unguentem,  sunl,  quae  Junoni  ac  Minervae  capillos  disponant.  —  Sunt  quae 
spéculum  teneant,  sunl  quae  ad  vadimonia  sua  deos  advocent  :  sunt  qui  li- 
bellos  offerant  et  illos  causam  suam  doceant.  » 

2)  IV,  61  :  'Ev  5'  aÙTM  Tpstç  k'vîidt  ar,/.oi  icapâXXrj^otj  xotvà;  £-/ovt£;  xà;  v.\vjç.iz. 
a;jxé(r  [làv  ô  toO  Atb;,  irap'  Ixâxîpov  ok  rô  liépo;  o  t£  r?,;  "Hpx;,  xsti  u  tyj;  'AâT]vâ;, 
■jç'  Ivb;  àsToO  xa\  [l'.â;  (TtIyyj;  xa).u7i-rô[x£voi. 

3)  Cité  par  Tertullien,  Ad.  Sat.,  I,  10. 


326  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

complètement  différent  de  Jupiter  Beretrhts  '  ou  de  Jupiter  Clitum- 
nus. 

Il  en  est  de  môme  de  Junon.  Ce  nom,  dans  la  vieille  religion 
italique,  ne  désigne  pas  une  déesse  particulière;  il  a  le  sens  gé- 
néral et  vague  de  déesse,  comme  Jupiter  celui  de  dieu.  Ce  qui 
détermine  la  personnalité  de  la  déesse,  c'est  l'épithèle.  Juno 
Luciiia  diffère  de  Juno  Quiritis ,  de  Jujio  Lanuvina  ou  de 
Juno  Cœlestis.  Ce  ne  sont  pas  des  manifestations  différentes 
d'une  même  divinité,  ce  sont  bien  des  personnalités  divines  indé- 
pendantes les  unes  des  autres  par  la  nature  de  leur  culte  et  dans 
l'esprit  de  leurs  adorateurs. 

Avant  d'aller  plus  loin  dans  cette  étude,  il  est  indispensable 
de  préciser  les  rapports  entre  ces  appellations  de  Jupiter  et  de 
Junon.  Le  fait  essentiel  qui  domine  tous  les  autres,  c'est  que  ce 
sont  les  hommes  qui  rendent  hommage  à  Jupiter,  et  les  femmes 
à  Junon. 

Le  sexe  de  la  divinité  est  défini,  non  pas  par  son  histoire  my- 
thique, par  la  conception  qu'on  pouvait  se  faire  de  sa  nature  in- 
time, mais  par  le  sexe  de  ses  adorateurs. 

Pour  bien  se  rendre  compte  de  la  différence  profonde  qui  existe 
entre  cette  conception  et  celle  des  Grecs  ou  bien  des  Européens 
actuels,  il  suffit  de  rappeler  que  dans  Y  Iliade  liera  ou  iVthéna 
exercent  leur  protection  sur  les  principaux  héros  de  l'armée 
achéenne,  lesquels  s'adressent  indifféremment  aux  personnages 
masculins  ou  féminins  de  l'Olympe.  De  même,  à  l'époque  con- 
temporaine, des  guerriers  ou  des  marins  se  placent  aussi  volon- 
tiers sous  la  protection  de  la  Vierge  et  l'invoquent  aussi  souvent 
que  le  peuvent  faire  les  femmes  de  leur  époque.  Ce  caractère  et 
le  sens  précis  de  cette  appellation  apparaissent  peut-être  mieux 
encore  dans  le  nom  de  Junon  que  lorsqu'il  s'agit  de  Jupiter.  En 
effet,  Junon  représente,  dans  la  religion  courante,  non  seulement 

1)  Festi  Ep.,  p.  92  ;  «  Feretrius  Jupiter  diclus  a  ferendo,  quod  pacem  ferre 
putaretur.  » 

Titus  Liv.,  I,  iO  :  «  Jupiter  Feri^iri,  inqiiil,  liaec  tibi  victor  Romulus  :  rex 
régi  a  arma  fero.  » 

Jordan,  Topoijr.,  I*,  p,  47. 


LES  DIVINITÉS  FÉMININES  DU  CAPITULE  327 

le  féminin  de  Jupiter,  mais  aussi  le  féminin  de  genius,  le  génie 
féminin. 

Cela  ressort  de  plusieurs  textes  qui  nous  démontrent  que 
toute  fille  ou  toute  femme  avait  sa  Junon,  de  même  que  tout 
homme  avait  son  génie*.  Elle  lui  offrait  des  sacrifices  à  son 
jour  de  naissance,  elle  l'invoquait,  etc.  Sénèque*  l'a  dit  d'une 
façon  catégorique  en  parlant  des  anciens  Romains  :  «  A  chaque 
individu  ils  avaient  attribué  un  génie  masculin  ou  féminin 
(Junon).  »  Pline»  confirme  ce  témoignage.  On  peut  également 
citer  Tibulle*  et  Pétrone*.  Le  sens  du  mot  Jiino,  dans  la  vieille 
religion  romaine^  était  donc  celui  d'un  nom  commun,  désignant 
des  êtres  divins  du  sexe  féminin.  Ce  n'est  certainement  pas  un 
nom  propre  désignant  une  déesse  unique.  Par  conséquent,  le 
véritable  nom  des  diverses  Junoiis  vénérées  en  Italie  était  l'épi- 
thète  jointe  chaque  fois  à  ce  nom.  Juno  Lucina,  correspondant 
probablement  à  Jupiter  Lucethis^ ,  serait  tout  aussi  bien  désignée 
par  le  seul  nom  de  Lucina. 

Nous  ne  nous  attacherons  ici  qu'à  une  catégorie  particulière 
des  déesses  comprises  sous  cette  appellation  banale  de  Jimo  ;  nous 
voulons  parler  des  déesses  protectrices  des  cités. 

Les  plus  célèbres  sont  :  1°  Juno  Lanuvina,  la  déesse  de  Lanu- 

1)  Festus,  VII  :  «  Aufustius  «  genius  »,  inquit,  est  deorum  filius,  et  parens 
hominum,  ex  quo  homines  gignuntur.  Et  propterea  genius  meus  nominatur, 
quia  me  genuit.  Alii  genium  esse  putarunt  uniuscujusque  loci  deum.  » 

2)  Epist.,  110  :  «  Singulis  et  genium  et  Junonem  dederunt.  » 

3)  Hist.  Nat.,  II,  16  :  «  Major  coelitum  populus  etiam  quam  hominum  cum 
singuli  quoque  ex  semetipsis  totidem  deos  faciant,  Junones  Geniosque  adap- 
tando  sibi.  » 

4)  IV  Eleg.,  6  :  «  Natalis  Juno  sanctos  cape  turis  acervos.  » 

5)  XXV  ;  «  Junonem  meam  iratam  habeam.  » 

6)  Macrobe,  I,  15  :  «  Nam  quum  Jovem  accipiamus  iucis  auctorem  unde  et 
Lucelium  Salii  in  carminé  canunt.  » 

Gellius,  V,  12  :  «  Lucetius  quod  nos  die  et  luce  quasi  vita  ipsa  afficeret 
et  juvaret.  Lucetium  autem  Jovem  Cn.  ^'aevius  in  libris  Belli  Punici  appei- 
lat.  » 

Serv.,  Ad  Aen.,  IX,  570  :  «  Sane  lingua  Osca,  Lucetius  est  Jupiter,  dictus 
a  luce,  quam  praestare  dicitur  hominibus.  » 

Paul,  p.  114  :  «  Lucetium  Jovem  appellabanl  quod  eum  Iucis  esse  causam 
credebant.  » 


1)28  iiEviJE  i)i:  l'histoire  des  ueligions 

vium  ;  2"  Juno  Curitis  '  ou  Quiritis,  qui  aurait  été,  soit  la  déesse 
de  la  cilé  sabine  de  Cures,  soit  celle  du  peuple  des  Quirites;  il 
est  possible  d'ailleurs  qu'il  s'agisse  là  de  deux  divinités  primitive- 
ment distinctes  etplus  tard  confondues;  3°JîmoàeFaléries*,el  4" la 
Jimo  de  Véïes  %  dont  le  culte  fut  transporté  sur  le  mont  Avenlin  '. 

C'est  à  ce  groupe  des  cultes  politiques  que  doit  se  rattacher 
celui  de  la  déesse  du  Capitole,  la  Junon  associée  au  Jupiter  Ca- 
pitolin.  Le  qualificatif  qui  lui  est  souvent  donné  est  celui  de 
Regina^  reine,  lequel  s'applique  tout  aussi  justement  aux  déesses 
des  autres  cités  (Ardea,  Lanuvium,  Pisaurum)  ^  Cependant  la 
déesse  do  Lanuvium  était  généralement  désignée  par  l'épithète  de 
Sospita  '  à  laquelle  d'ailleurs  on  adjoignait  aussi  celle  de  Regina. 
Enfin  la  déesse  de  Véïes  était  particulièrement  désignée  comme 
Juno  Regina  ' . 

La  dette  que  les  Romains  supposaient  avoir  contractée  vis-à- 
vis  de  la  patronne  de  la  cité  rivale  lorsqu'ils  obtinrent  qu'elle 
abandonnât  celle-ci  pour  venir  habiter  à  Rome,  cette  dette  fut 
scrupuleusement  payée,  et,  dans  les  grandes  crises  de  la  vie  po- 
litique de  Rome,  les  matrones  imploraient  la  Junon  du  mont 

1.  Denvs,  II,  50  :  èv  ÔL-KÔLa-uz  ts  Taï;  xouptat;;  "Hpa  xpaixl^aç  eOeto  Kyp'.TÎ-x  Xsyo- 
[j.£vr,  a"  ■/.%'.  ôî;  tocs  ypôvov  xeivrat. 

Feslus,  Ep.,  p.  64  ;  «  Curiales  mensae,  in  quibus  immolabatur  Junoni  quae 
Curis  appellata  est.  » 

2)  Tertull.,  Apolog.,  24  :  «  Faliscorum  in  honorem  Patris  Curis  et  accepit 
cognomen  Juno.  » 

Ovide,  Fastes,  VI,  49  :  «  Junonicolae  Falisci.  » 

3)  MuUer,  Etr.,  II«,  p.  45. 

4)  Titus  Liv. ,  V,  22  :  «  Integramque  in  Avenlinum  aeternam  sedem  suani, 
ubi  templum  ei  postea  dedicavit.  » 

5)  Ritschl,  Op.,  IV,  408  :  «  Junoni  Reginae  matronae  Pisaurenses  dono  de- 
derunt.  » 

G)  Titus  Liv.,  VII,  14,  2  :  «  Lanuvinis  civitas  data  sacraque  sua  reddita  cum 
80,  ut  aedes  lucusque  Sospilae  Jurionis  communis  Lanuvinis  municipibus  cura 
populo  romano  esset.  » 

7)  Ibid.,  XXII,  1,  17  :  «  Decemvirorura  monilu  decrelura  est,  Jovi  primum 
donum  fieret  ;  Junoni  Minervaeque  ex  argento  dona  darentur,  et  Junoni  Regi- 
nae in  Aventino,  Junonique  Sospitae  Lanuvii  majoribus  hostiis  sacrificaretur.  » 

Varron,  /.  l.,  V,  67. 

Becker,  Rom.  Aîterth.,  I,  p.  452. 

Denys,  XIII,  3  :    t?,  ffiacrni-j.  "Up-i  r?,  èv  OClEvravoïç. 


LES  DlVlMTi:.S  rÉlllMNES  DU  CAPITULE  329 

Avenlin  aussi  bien  que  colle  du  mont  Capilolin.  Tel  fut  en  parti- 
culier le  cas  lorsque  Annibal,  après  ses  grandes  victoires,  appro- 
cha de  Rome.  Plus  tard  la  notion  du  culte  primitif  se  perdit  et 
l'on  confondit  les  diverses  Junons.  L'esprit  de  généralisation  et 
de  simplification  que  la  culture  grecque  apportait  à  Rome  fil 
oublier  que,  pour  les  déesses  des  cités  uniformément  qualifiées 
de  Jimo  Regina^  il  s'agissait  à  l'origine  des  divinités  locales  net- 
tement différenciées  et  solidaires  de  l'État  qu'elles  protégeaient. 
Ces  Etats  ou  cités  avaient  perdu  leur  autonomie  et  furent  absorbés 
dans  l'État  romain. 

L'unification  politique  favorisa  l'unification  religieuse.  On 
ramena  donc  à  l'unité  ces  types  divers,  et  l'on  admit  qu'il  s'a- 
gissait dans  les  différents  lieux  de  culte  d'une  même  déesse. 

Il  semble  que  cette  évolution  dans  les  croyances  fût  déjà  très 
avancée  lorsqu'en  179  avant  J.-C.  le  censeur  ^Emilius  Lepidus 
éleva  au  nord  de  Rome  un  nouveau  temple  à  Juno  Regùia. 

Enfin,  à  mesure  que  grandit  l'influence  de  l'hellénisme,  on  iden- 
tifia les  noms  de  Jimo  et  Héra  si  bien  que  ce  type  factice  absorba 
tous  les  personnages  divins,  dans  Tappellation  desquels  avait 
continué  de  figurer  le  nom  commun  de  Jimo.  Cette  confusion  ne 
fut  d'ailleurs  complète  que  pour  les  littérateurs  et  certains  my- 
thographes.  Elle  n'en  est  pas  moins  restée  dans  l'esprit  de  la 
plupart  des  modernes.  Il  est  indispensable  de  la  dissiper  et  de 
bien  établir  que  la  Junon  Capitoline  diffère  aussi  bien  de  Jiino 
Lucina  %  de  Juno  Caprotina  2  ou  de  Juno  Coelestis,  que  de  Vénus 
ou  de  la  Diane  d'Aricie, 

1)  Augustin,  Civ.  Dei,  IV,  11  :  «  Lucina  quae  a  parturientibus  invocetur,  » 
Varron,  l.  l.,  V,  69  :  «  Quae  ideo  quoque  videtur  ab  Latinis  Juno  Lu  :ina 

dicta,  vel  quod  et  ea  terra,  ut  Physici  dicunl,  et  lucet,  vel  quod  ab  luce  ejus, 
qua  quis  conceptus  est,  usque  ad  eam  qua  partus  quis  in  lucem,  luna  juvat, 
donec  mensibus  actis  produxit  lu  lucem,  ficta  a  juvendo  et  luce  Juno  Lucina  : 
a  quo  parientes  eam  invocant,  luna  enim  nascentium  dux  quod  menses  hujus. 
Hoc  vidisse  antiquos  apparet,  quod  mulieres  potissimum  supercilia  sua  attri- 
buerunt  ei  deae;  hic  enim  debuit  maxime  collocari  Juno  Lucina,  ubi  a  diis  lux 
datur  oculis.  » 

2)  Varron,  l.  l.,  VI,  18  :  w  Nonae  Caprotinae  quod  eo  die  in  Latio  Junoni 
Caprolinae  mulieres  sacrificantur,  et  sub  caprifico  faciunt.  » 

Macrobe,  I,  11,  36  :  «  Nonis  Juliis  diem  festura  esse  ancillarum  tam  vulgo 


330  REVUE    DE    l'histoire  DES    RELIGIONS 

En  somme,  rien  n'est  plus  exact  que  de  voir  figurer  sur  le  Capi- 
tole  le  sanctuaire  et  le  culte  d'une  Junon  à  côté  de  celui  d'un 
Jupiter.. Ce  sont  les  génies  protecteurs  de  l'Etat  romain,  de  l'Etat 
plébéio-patricien  réorganisé  parles  Tarquins,  qui  lui  donnèrent, 
en  même  temps  qu'une  constitution  nouvelle,  une  religion  nou- 
velle, La  cité  des  Tarquins  et  de  Servius  Tullius,  dans  son 
enceinte  agrandie  et  avec  ses  nouveaux  éléments  de  population, 
différait  si  profondément  de  la  vieille  cité  primitive  que,  pour 
consommer  la  révolution,  on  lui  donna  de  nouveaux  patrons 
divins. 

A  Quù'vms  et  Jtino  Qiiiritis,  patrons  des  curies  et  du  peuple 
des  Quirites,  on  substitua  les  dieux  du  Capitule.  Ceux-ci  d'ail- 
leurs furent  superposés  aux  autres  plutôt  qu'ils  ne  les  rempla- 
cèrent, de  même  que  les  comices  par  curies  subsistaient  à  côté 
des  comices  par  centuries. 

11  résulte  des  indications  qui  viennent  d'être  fournies  que 
rien  n'est  plus  conforme  à  l'esprit  général  de  la  religion  romaine 
que  l'association  des  cultes  de  Junon  et  Jupiter  Capitolins,  ou, 
si  Ton  préfère,  du  culte  de  Jiino  Regina  à  celui  de  Jupiter  Optimiis 
Maximus, 

Le  seul  problème  qui  resterait  à  résoudre  ne  se  rattache 
qu'indirectement  à  l'objet  particulier  de  notre  travail.  Ce  serait 
de  savoir  pourquoi  à  Rome  c'est  le  génie  masculin  de  l'État 
(Jupiter)  qui  prit  la  place  prépondérante  dans  le  culte,  tandis 
qu'au  contraire  à  Yéïes,  à  Lanuvium,  ce  fut  le  génie  féminin 
[Jiino). 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  Rome  les  deux  cultes  coexistèrent  avec 
leurs  sanctuaires  juxtaposés.  Mais  où  commence  la  difficulté  et 
où  s'affirme  l'originalité  de  la  religion  romaine,  telle  qu'elle  fut 
organisée  par  les  Tarquins  et  telle  qu'elle  persista  pendant  dix 
siècles,  c'est  dans  l'adjonction  au  génie  masculin  et  au  génie 
féminin  de  la  cité  d'une  troisième  divinité  :  Minerve. 

nolum  est,  ut  nec  erigo  nec  causa  celebritatis  ignota  sit.  Junoni  enim  Capro- 
linae  die  illo  liberae  pariter  ancillaeque  sacrificani  sub  arbore  caprifico  in  me- 
moriam  benignae  virtulis  quae  in  aiicillaruni  animis  pro  conservatione  pubiicae 
dignitatis  apparuil.  » 


LES  DIVINITÉS  FEMININES  DU  CAPITULE  331 

Comme  cette  association  ne  s'explique  pas  à  première  vue 
par  des  motifs  aussi  simples  que  ceux  qui  justifient  l'union  des 
sanctuaires  et  des  cultes  de  Juno  Regina  et  de  Jupiter  O.  M.,  il 
nous  faut  chercher  quelles  en  sont  les  causes  et,  à  défaut  de 
textes  précis  qui  nous  manquent  pour  donner  une  solution  défi- 
nitive^ passer  en  revue  les  hypothèses  les  plus  plausibles. 


II 


Ce  qu'on  sait  sur  la  déesse  italienne  Minerva  est  fort  peu  de 
chose.  Tout  ce  qui  dans  la  mytholoçie  courante,  dans  les  écrits 
des  grands  poètes  latins,  est  attribué  à  Minerve  s'adresse  en 
réalité  à  la  déesse  grecque  :  Alhéna.  Sur  la  véritable  Minerve 
nous  sommes  très  peu  renseignés. 

On  trouve  dans  saint  Augustin  *  deux  passages  curieux  sur  la 
religion  capitoline. 

Ils  renferment  l'interprétation  philosophique  que  Varron  don- 
nait du  culte  de  Minerve  et  de  sa  place  dans  la  trinité  des  dieux 
du  Capitole.  Jupiter  était  le  créateur  du  monde,  Junon  repré- 
sentait la  matière,  et  Minerve,  l'idée  ou  encore  le  plan  de  l'Uni- 
vers. 

Tite  Live'  attribue  à  Minerve  l'invention  des  nombres,  en  se 
reportant  vraisemblablement  au  clou  que  l'on  plantait  chaque 
année  dans  le  temple  de  Jupiter.  Il  est  évident  que  ces  idées 
empruntées  à  la  philosophie  grecque  sont  étrangères  à  la  reli- 
gion romaine  primitive  ;  il  n'y  a  pas  lieu  de  s  y  arrêter. 

Le  nom  de  Minerve  est  un  nom  italien;  le  culte,  au  contraire, 

1)  Cm.  Dei,  VII,  16  :  «  Hoc  utique  totum  refertur  ad  mundum,  id  est  ad 
Jovem,  qui  propterea  dictus  est  «  progenitor  genitrixque  »,  quod  omnia  semina 
ex  se  emitteret  et  in  se  reciperet.  Quandoquidem  etiam  Matrem  magnam 
eamdeai  Cererem  volunt,  quam  nihil  aliud  discunt  esse  quam  terram,  eamque 
perhibent  et  Junonem.  Et  ideo  et  secundas  causas  rerum  tribuunt,  Minervam 
etiam,  quia  eam  humanis  arlibus  praeposuerunt,nec  invenerunt  vel  stellam  ubi 
eam  ponerent,  eamdem  vel  summum  aethera  vel  etiam  lunam  esse  dixerunt.  » 

Et  VII,  28  :  (c  Coelum  Jovem,  terram  Junonem,  ideas  vult  intelligi  :  coelum 
a  quo  fiât  aliquid,  terram  de  qua  fiât,  exemplum  secundum  quod  fiât.  » 

2)  Titus  Livius,  VII,  3  :  Quia  numerus  Minervae  iiiventum  sil. 


332  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

est  principalement  étrusque  et  grec,  La  forme  du  nomesl Minerva  * 
et  Me7ie)'va\  La  forme  il/e/ze?'m  est  indiquée  par  Quinlilien";  elle 
est  indiquée  aussi  dans  le  Corpus'',  dansle  Recueil  d'Ore]li\  On 
trouve  aussi  la  même  forme  dans  d'autres  inscriptions  \  La 
racine  du  mot  paraît  être  la  racine  men  qu'on  retrouve  dans 
me?«5  (l'esprit),  dans  mem/m"',  dansle  grec  [xévoç  et  dans  le  sanscrit 
manas.  Minerve  serait  donc  la  divinité  de  la  pensée,  de  la 
réflexion  et  de  l'invention. 

On  rattache  couramment  à  ce  nom  la  mémoire.  Dans  les  chants 
des  frères  Saliens  on  trouve  la  forme  ;?rome?ie?Trt^  *.  On  croit 
avoir  remarqué  que  Minerve  est  la  patronne  de  l'industrie  et  des 
artistes  en  général".  Cela  est  le  propre  de  la  divinité  grecque 
Athéna  ;  mais  ce  qui  n'est  pas  démontré,  c'est  que  la  Minerve  latine 
ait  eu  ce  caractère  avant  d'être  confondue  avec  la  déesse  grecque. 

Minerve  avait  dans  la  Sabine'*  un  vieux  temple  prèsdeRéate. 

1)  Festus,  XI  :  «  Minerva  dicta  quod  bene  moneat.  Hanc  enim  pagani  pro 
sapientia  ponebant.  » 

2)  Quintilien,  I,  IV  :  «  Quid?  Non  Equoque  I  loco  fuit?  Ut  IVIenerva.  » 

3)  Ihid. 

4)  Momrasen,  L  G.  C,  703,  799;  —  Hubner,  Z.  U.  L.,  1950. 

5)  L  L.  S.,  1421  :  u  PI.  Specios  Menervai  donom  port.  » 

6)  Dans  les  inscriptions  étrusques,  le  nom  de  Minerve  est  écrit  Menerfa, 
A/ner/"  (Muller,  Etr.,  II»,  p.  48). 

7)  Arnobe,  III,  p.  149  :  «  Aristoleles  (ut  Granius  memoral),  vir  ingenio  prae- 
potens,  atque  in  doctrina  praecipuus,  Minervam  esse  Lunam  probabiiibus  ar- 
gumentis  explicat  et  litterata  auctorilate  demonstrat.  Eamdem  hanc  alii  aethe- 
rium  verticem  et  summitatis  ipsius  esse  summam  dixerunt  :  memoriam 
nonnulli;  unde  ipsum  nomen  Minerva,  quasi  quaedam  meminerva,  formatum 
est.  Quod  si  accipit  res  fidem,  nulla  est  ergo  mentis  filia,  nulla  victoriae,  nulla 
Jovis  elata  de  cerebro,  inventrix  oleae,  nulla  magisteriis  artium  et  disciplina- 
rum  varietatibus  erudita.  » 

Arnobe,  IV,  p.  180  :  «  Minerva  luminis  ministra.  » 

8)  Festus,  XIV  :  «  Promenervat  item  pro  raonet.  » 

9)  Ov.,  Fastes,  III,  833  : 

Mille  Dea  est  operura  ;  certe  Dea  carminis  illa  est. 
rbid.,  VI,  695  : 

Marlius,  inquit,  agit  tali  mea  nomine  festa 

Eslque  sub  inventis  haec  quoque  turba  mais 
Prima  terebralo  per  rara  foramina  buxo 

Ut  darel,  etTeci,  tibia  longa  sonos. 

10)  Varron,  l.  L,  V,  74  :  «  Minerva,  Novensides  a  Sabinis. 

Denys,  I,  14  :   "EvOa  7ca\  vew;  'A9/]v5<;  èdffiv  «p/aîo;  ÎSpy|j.|voi;  In:  tyjî  ay.oaç. 


LES  DIVINITÉS  FÉMININES  DU  CAPITOLE  .333 

A  Rome,  elle  avait  des  temples  sur  le  Capitole,  sur  rAventin  et 
sur  le  Coelius.  Sur  le  Capitule,  elle  était,  avons-nous  dit,  associée 
à  Jupiter  et  à  Junon,  Le  temple  de  l'Aventin  était  aussi  relative- 
ment ancien,  et  sa  déesse  était  associée  à  la  fête  des  Quinqua- 
trus.  Le  premier  jour  de  cette  fête  '  (19  mars)  était  l'anniversaire 
de  la  date  de  fondation  présumée  du  temple,  autrement  dit  le 
dies  nalalis  de  la  déesse  qu'on  y  vénérait  ». 

Elle  était  la  patronne  des  joueurs  de  flûte  '  et  aussi  des  scribes 
et  des  histrions,  c'est-à-dire  des  poêles  et  des  acteurs  dans  les 
pièces  imitées  des  Grecs.  Il  semble  donc  bien  que  le  culte  du 
mont  Aventin  ne  soit  pas  antérieur  à  l'influence  grecque. 

Sur  le  Coelius  s'élevait  le  troisième  temple  où  Minerve  était 
honorée  sous  l'épithète  de  Capta'  ou  Capita  \  On  ignore  le  sens 
de  cette  appellation.  Ce  qu'on  peut  noter,  c'est  que  plus  tard  ily 
a  eu,  à  côté  de  ce  temple  comme  à  côté  de  plusieurs  autres  sanc- 
tuaires de  Minerve,  un  temple  dlsis,  dont  l'origine  exotique  est 

1)  07.,  BasUs,  III,  811  : 

Sanguine  prima  vacat,  nec  fas  concurrere  ferro  : 
Causa,  quod  est  illa  nata  Minerva  die. 

2)  Festus,  XV  :  «  Miner^ae  autem  dicatum  eum  diem  existimant,  quod  eo 
die  aedis  ejus  in  Aventino  consecrata  est.  » 

Cf.  Marquardt,  mm.  Alterth.,  IV,p.  148. 

3)  Val.  Max.,  II,  V,  4  :  «  Tibicinum  quoque  coUegium  solet  in  foro,  vulgiocu- 
los  m  se  convertere,  quum  inter  publicas  privatasque  ferias,  actiones,  personis 
tecto  capite  variaque  veste  velatis,  concentusque  edit.  —  Quondam  vetiti  in 
aede  Jovis,  quod  prisco  more  factitaverant,  vesci,  Tibur  irati  se  contulerunt.  » 

Titus  Livius,  IX,  30  :  «  Tibicines,  quia  prohibiti  a  proximis  censoribus 
erantin  aede  Jovis  vesci,  quod  traditum  antiquitus  eiat,  aegre  passi,  Tibur  uno 
agmine  abierunt  :  adeo  ut  nemo  in  urbe  esset  qui  sacriQciis  praecineret.  « 

4)  0^.,  Fastes,  III,  843: 

An  quia  perdomitis  ad  nos  captiva  Faiiscis 
Venit  et  hoc  ipsum  littera  prisca  docet. 

5)  Lydus    De  Mens     IV,   39  :  Ks,aXa(av  8à  'Aeovàv  .^.v  çpôv,..  iv  .;  ei<.oc. 
Ov.,  Fastes,  III,  835  : 

Capitale  vocamus 

Ingenium  sollers  :  ingeniosa  Dea  est. 
Muller,  Etr.,  11%  p.  49. 
Jordan,  Ephem.  Epigr.,  I,  p.  238. 


33  i-  REVUE  DE  l'histoire  des  religions 

incontestable.  Pourrait-on  voir  là  une  confirmation  du  fait  que 
le  culte  de  Minerve  est  venu,  lui  aussi,  du  dehors? 

Dans  les  mois  de  mars  et  de  juin,  le  cinquième  jour  après  les 
ides,  jour  qu'on  appelait  Quinquatrus\  était  consacré  à  Minerve. 
Le  19  mars  et  le  19  juin  étaient  donc  les  anniversaires  oîi  les 
temples  de  l'Aventin  et  du  Coelius  avaient  été  consacrés*. 

Plus  tard  on  donna  à  cette  fête  des  Qidnquatrus  une  durée  de 
cinqjours  ^  du  19  au  23  mars  ;  et,  sous  l'Empire,  les  quatre  derniers 
jours  étaient  consacrés  à  des  jeux  de  gladiateurs*. 

Deux  vieilles  fêtes  avaient  été  absorbées  par  les  Quinquatrus  ; 
le  19  mars,  une  fête  des  Saliens  qui  se  rapportait  peut-être  à  la 
déesse  sabine  A'mo,  et  le  23  mars,  celle  des  Tubiluslria^ .  C'était 

1)  Festus,  p.  25t  :  «  Qiiinquatrus  appellari  quidam  pulant  a  numéro  dierura 
qui  fere  his  celebranlur;  quo  scilicet  errant  tam  hercule,  qiiam  qui  triduo  Sa- 
lurnalia  et  tolidem  diebus  Compitolia.  Nam  omnibus  his  singulis  diebus  fiunl 
sacra.  Forma  autem  vocabuli  ejus  exemplo  multorum  populorum  Italicorum 
enuntiata  est,  quod  post  diem  Viduum  est  is  dies  festus,  ut  apud  Tusculanos 
triatrus  et  sexalrus  et  septimatrus  et  Faliscos  decimatrus.  » 

Varron,/.  /.,  YI,14  :  «  Quinquatrus,  hic  dies  unus  ab  nominis  errore  obser- 
vatur,  proinde  ut  sint  quinque,  Dictus,  ut  ab  Tusculanis  post  diem  Sextus  Idus 
similiter  vocatur  sexatrus,  et  post  diem  septimum  Septimatrus,  sic  hic,  quod 
erat  post  diem  quintum  Idus,  quinquatrus.  » 

Gellius,  II,  21  :  «  Sicut  in  eo,  quod  quinquatrus  dicamus,  quod  quinque  ab 
Idibus  dierum  numerus  sit,  atrus  nihil  significet.  » 

Charisius,  p.  81  :  «  Quinquatrus  a  quinquando,  id  est  lustrando,  quod  eo  die 
arma  ancilia  lustrari  sint  solita.  » 

Cfr.  Eerme»,  XV,  p.  624. 

2)  Becker,  Rom.  Alterth.,  I,  p.  454. 
Jordan,  Ephem.  Ejrigr.,  I,  p.  237  et  s. 

3)  Ov.,  Fastes,  m,  809  : 

El  flunt  sacra  Minervae 
Nominaque  a  junctis  quinque  diebus  habent. 

Ov.,  Tristes,  IV;  Elég.,  X,  13  : 

Haec  est,  armiiere  festis  de  quinque  Minervae 
Quae  fieri  pugna  prima  cruenta  solet. 

4)  Ov.,  Fastes,  III,  813  : 

Altéra  tresque  super  strata  celebranturarena. 

5)  Varron,  l.  l.,  VI,  14  :  «  Dies  Tubilustrium  appellatur,  quod  eo  die  in  atrio 
sutorio  sacroruni  tubae  lustrantur.  » 

Ov.,  Fasses,  111,849: 

Summa  dies  e  quinque  tubas  lustrare  canoras 
Admonet,  et  forti  sacrificare  Deae. 


LES  omNITÉS  FÉMININES  DU  CAPITOLE  333 

le  jour  OÙ  011  consacrait  les  trompettes  qui  servaient  au  culte. 

Cependant  la  fête  avait  aussi  un  caractère  populaire  et  pacifique . 
C'était  le  terme  d'une  période  d'études*.  On  payait  alors  aux 
maîtres  leurs  honoraires  sous  la  forme  du  don  gratuit  qu'on 
appelait  :  Miner  val'.  D'un  autre  côté,  lesjeunes  filles  et  lesfemmes 
célébraient  à  cette  fête  Minerve  comme  déesse  de  la  filature  et  du 
tissage  de  la  laine ^  La  corporation  des  foulons*  lui  adressait 
aussi  des  hommages,  et  leur  intervention  donnait  beaucoup  de 
gaieté  à  la  fête.  Il  y  en  avait  aussi  d'autres,  comme  les  menuisiers, 
les  médecins.  Ces  derniers,  qui  étaient  venus  de  Grèce,  rendaient 
hommage  kM'mervemedica;  en  outre,  tous  ceux  qui  s'adonnaient 
aux  arts  libéraux  regardaient  Minerve  comme  leur  patronne. 
Mais  tous  ces  caractères  de  la  fête  ne  nous  sont  réellement  connus 
que  pour  la  période  impériale  et  ne  peuvent  guère  être  appliqués 
à  l'interprétation  du  caractère  primitif  de  Minerve. 

Quant  à  la  deuxième  fête,  celle  du  mois  de  juin  qu'on  appe- 
lait :  Petites  Quinquatrus^^  elle  ressemblait  à  la  première  ;  seule- 
ment elle  était  la  fête  des  musiciens.  Ils  avaient  un  local  spécial 

1)  Symmaque,   V  Ep.,  85  :  «  Netnpe  Miiiervae  tibi  soleinne   de   scholis 
notum  est,  ut  fere  memores  sumus  etiam  procedente  aevo  puerilium  feriarum. 
Ad  eum  diem  convictum  tibi  paramus,  agrestibus  holusculis  e  partum,  quia 
luxuries  offendit  Deam  soieriam.  » 

Horace,  Ep.,  II,  2,  192  : 

Ac  potius,  puer  ut  festis,  quinquatribus  olim. 
Juvénal,  Sat.,  X,  115  : 

Incipit  optare,  et  totis  quinquatribus  optât, 
Quisquis  adhuc  uno  parcam  coiitasse  Minervam. 

Cf.  Jahn,  Berichte  der  Sachs.  Gesellsch.  d.  Wiss.  Philol.  Hist.,  Cl.  1856,  p.  295 
et  s.  — Pour  les  détails  voyez  Marquardt,  Privât.  Leben,  I*,  p.  92  et  s. 

2)  Varron,  De  re  rust.;  III,  2,  18  :  «  Quin  simul  proaiiseris  Minerval.  » 

3)  Ov.,  Fastes,  817  : 

Pallade  placata  lanara  moUire,  puellae, 

Discilis  et  planas  exonerare  colos  ; 
Illa  etiam  stantes  radio  percurrere  telas 

Erudit,  et  varum  pectine  denset  opus. 

4)  Ibid.,  831  : 

Hanc  cole,  qui  maculas  laesis  de  vestibus  aufers. 

5)  Varron,  l.  l.,  VI,  17  ;  «  Quinquatrusmiausculae  dictae  Juniae  Idusabsimi- 


336  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

pour  leur  banquet  dans  le  temple  du  Capitole.  Celte  corporation 
était  d'ailleurs  une  des  plus  puissantes  de  Rome. 

Dans  la  dernière  période  de  la  République,  ce  qu'on  honore 
sous  le  nom  de  Minerve,  c'est  purement  et  simplement  la  déesse 
grecque  Athêna.  Pompée  lui  éleva  un  temple  qui  s'adresse  en 
réalité  à  la  divinité  grecque  de  la  Victoire,  Athêna  Niké. 

Auguste'  en  fonda  un  autre  à  côté  de  son  forum  Julien,  où 
c'était  Y  Athêna  Boulaia  qui  était  honorée  sous  le  nom  latin  :  Mi- 
nerva.Wlni  incendié  et  rebâti  par  Domitien".  Celui-ci  a  d'ail- 
leurs considéré  Minerve  comme  sa  divinité  préférée,  et  il  s'est 
même  déclaré  son  fils.  Il  lui  bâtit  deux  autres  temples  dans 
Rome,  l'un  à  Minerve  Chalcidica,  et  l'autre  entre  le  forum  Julien 
et  le  forum  de  la  Paix.  L'empereur  Gordien  fonda  des  jeux  en 
l'honneur  de  Minerve. 

Les  images  que  nous  avons  de  la  déesse  Minerve  sont  toutes 
copiées  des  Grecs.  On  avait  aussi  emprunté  aux  Grecs  la  légende 
du  Palladium';  elle  était  conservée  dans  la  famille  Ôlqs  Naiitii  (\\i\ 
se  prétendait  d'origine  troyenne. 

La  forme  étrusque  du  culte  de  Minerve  nous  la  représente 
comme  une  divinité  céleste  qui  lance  la  foudre.  Il  y  avait  une 

litudine  majorum,  quod  libicines  lum  feriali  vagantur  per  urbem  et  conveniunt 
ad  aedem  Minervae.  » 
Ov.,  Fastes,  VI,  651  : 

Et  jam  quinquatrus  jubeor  narrare  minores 
Nunc  ades  ô!  coeptis,  flava  Minerva,  meis. 

Censorinus,  De  die  nat.,  Xll,  2  :  «  Nain  nisi  grata  esset  immorlalibus  deis 
(musica)...non  tibicinibus...esselpermissuiri...  vesciinCapitolio...  (I,p.l66,n.2), 
aut  quinquatribus  minusculis,  id  est  ides  idibus  Juniis,  urbem  veslitu  quo 
vellent  personalis  temulenlisque  pervagari.  » 

Plutarque,  Q.  B.,  55  ;  Ala  xt  xaî;  'lo-jviatç  elSo'i;  Trepcévat  ôéSoxat  toTî  aù),Y)Tav; 
TYlv  7tô).iv  è(j8?,xaç  yoyvatxsîa;  çopoOvTa;. 

1)  Mommsen,  Bull.,  1845,  p.  H9  :  «  Descriptum  et  recognitum  ex  tabula 
aenea,  quae  fixa  est  Romae  in  muro  posl  templum  divi  Augusti  ad  Minervam,  » 

Becker,  Rom.  Alterlh.,  I,  p.  454. 

2)  Suétone,  Domit.,  IV  :  «  Celebrabat  et  in  Albano  quotannis  quinqualria 
Minervae  »  ;  et  XV  :  «  Minervam  quam  superstiose  colebat.  » 

Cf.  Becker,  Rom.  Alterth.,  I,  p.  336. 

3)  Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'arrêtera  la  légende  rapj-ortée  par  Denys  (I,  33)  qu^ 
rattache  le  culte  de  Minerve  à  la  prétendue  colonie  arcadienne  du  mont  Pala- 


LES  DIVINITÉS  FÉMININES  DU  CAPITULE  337 

catégorie  des  phénomènes  qu'on  avait  attribués  spécialement  à 
Minerve  et  qu'on  appelait  ???«nz<6/V7e  ?nmervales' .  TiteLive  (VII,  3) 
dit  aussi  que  la  Minerve  étrusque  aurait  été  une  déesse  de  l'ima- 
gination et  des  arts.  Mais  cela  paraît  être  surtout  vrai  de  FAthêna 
grecque.  Il  semble  que  ce  soit  en  Etrurie  que  Minerve  ait  été  la 
patronne  des  joueurs  de  flûte. 

Quelles  étaient  les  épilhètes  sous  lesquelles  la  divinité  était 
connue?  On  l'appelait  Cabardiacensis*,  ce  qui  paraît  être  un 
nom  de  localité.  On  l'appelait  Capta^,  sur  le  mont  Coelius;  Chal- 
cidica^^  du  nom  d'un  de  ses  temples  :  le  Qualcidicum;  Medica^, 
ou  Memor%  la  déesse  de  la  guérison  ou  du  souvenir.  Le  nom  de 
la  Minerve  Berecy?itia  ou  Paracentia''  est  emprunté  à  une  mon- 
tagne de  Phrygie,  mais  la  déesse  qu'on  honore  sous  ce  nom  n'a 
rien  de  commun  avec  la  vraie  Minerve.  C'est  la  divinité  phry- 
gienne qu'on  appelait   la  Grande  Mère  :  Ma. 

La  raison  pour  laquelle  on  a  rapproché  les  deux  cultes,  c'est 
probablement  que  les  légendes  grecques  représentaient  Athêna 
ou  Minerve  comme  née  directement  du  cerveau  de  Jupiter;  la 

tin.  On  sait  en  effet  par  lui  que  l'origine  de  cette   fable  fut  un  rapprochement 
par  calembour  des  mots  Pallas,  Palatin  et  Pallantion  (ville  d'Arcadie). 

1)  Serv.,  Ad  Aen.,  XI,  259  :  «  Graecos  tempestate  aequinoctio  vernali, 
quando  manubiae  minervales,  i.  e.  fulmina,  tempeslates  gravissimas  como- 
vent.  )) 

MuUer,  Etr.,  IV,  p.  50. 

2)  Bortolotti,  Bull.  dell.  Ist.,  1867,  219. 
Orelli,  1423. 

3)  Ov.,  Fasses,  III,  837: 

Parva  licet,  videos  Captae  delubra  Minervae 
Jordan,  Topog.,  II,  p.  255. 
^)  Denys,  LI,  22  :  xô  t£  'AO^ivaiov  xo  XaXxtôtxbv  wvoiAadfilvov. 

5)  Gicéron,  De  Divin.,  II,  59  :  «  Et  sine  medico  medicinam  dabit  Minerva.  » 
Jordan,  Topogr.,  II,  p.  130. 

Orelli,  1426. 

6)  Friedlander,  Barslell.  a.  d.  Sitteng.,  III,  p.  575. 
Orelli,  1428. 

7)  Saint  Augustin,  Civ.  Dei.,  Il,  4  :  «  Berecynthiae  malri  omnium.  » 
Orelli,  1432  :  .<  Minerva  dein  Berecynlia  et  corrupte  Paracentia  in  saxis  qui- 

busdam  eadem  est  cum  Magna  Maire  Deum  Ideae.  » 
Mommsen,  Corpus  I.  G.  C,  1538  à  1542. 

23 


338  BEVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Grande  Mère,  étant  elle-même  regardée  comme  n'ayant  pas  de 
mère,  fut  assimilée  à  Minerve. 

Il  y  a  une  autre  divinité  qu'on  propose  d'identifier  avec  Minerve, 
c'est  Nerio.  Celle-ci  est,  dans  la  mythologie  sabine,  l'épouse  de 
Mars*.  L'identification  avecMinerveaété  faite  assez  fréquemment 
dès  l'antiquité,  et  on  racontait  alors  que  Nerio  était  le  nom  qu'a- 
vait pris  la  déesse  en  passant  de  la  condition  de  vierge  à  celle  de 
femme.  Il  y  a,  en  eiîet,  d'assez  nombreux  documents  qui  attestent 
cette  identification.  Sur  un  coffret  de  Préneste  on  voit  Minerve 
prenant  soin  de  Mars  enfant;  ce  qui  impliquerait  des  rapports  tout 
différents  de  ceux  qu'on  signale  entre  Nerio  et  Mars.  Il  ne 
semble  pas  d'ailleurs  qu'il  y  ait  grande  importance  à  attacher 
à  ce  rapprochement.  Nerio  est  une  déesse  sabine  qui  a  sa  physio- 
nomie distincte;  l'objet  d'art  qu'on  cite  peut  parfaitement  être 
d'origine  grecque  et,  par  conséquent,  ne  prouverait  rien.  Et  le  fait 
même  que  les  uns  envisageaient  Nerio  comme  étant  Vénus  ou 
Aphrodite,  tandis  que  les  autres  l'identifiaient  avec  Minerve, 
prouve  bien  qu'il  ne  s'agit  là  que  d'un  rapprochement  conjectural 
et  nullement  d'une  identité  certaine. 

En  somme,  si  nous  faisons  abstraction  des  cultes  étrangers 
acclimatés  à  Rome  dans  la  période  finale  de  la  République  et 
sous  l'Empire,  en  des  temps  où  l'antique  religion  nationale  était 
disparue  sous  les  surcharges  du  syncrétisme  hellénique  et  oriental, 
nous  constatons  qu'il  existait  à  Rome  quatre  centres  du  culte  de 
Minerve.  Le  plus  ancien  temple  paraît  avoir  été  celui  du  Capitole. 
Il  s'en  trouvait  un  autre  sur  VAventin\  en  outre,  une  chapelle  au 
pied  du  mont  Coelius  qui  était  dédiée  à  Minerve  Capta,  et  enfin 
sous  le  vocable  de  Minerva  Naiitia*  il  existait  un  culte  de  Minerve 

1)  Schol.  Ilor.  Ep.,  II,  2,  209  :  «  Maio  mense  religio  est  nubere,  et  idem 
Martio,  in  quo  de  nuptiis  habito  certamine  a  Minerva  Mars  victus  est,  obtenla 
virginitate  Minerva  Nerine  est  appeilata.  » 

Lydus,  De  Mens.,  IV,  42  :  xr,  nph  ôéxa  xa^avSpcôv  'ATipO.iwv  xaOxpao;  aâh'Kiyyoi 
xai  xtvr)(Tt;  twv  o7t).wv  xa\  Tt(jLa\  "Apso;  xai  Neptvrji;  Geôc;  oCrto  iv]  SaSivwv  y\u>a<yr\ 
Ttpo(jaYop£'j[i£VY)ç  •  f|V  YjÇto'jv  slvat  ttjv  'A6r)vàv  r^  t-?)v  'Açpoôt'xi^v  •  vsptvY)  yàp  Y)  àvôpîa 
èffX!,  xa\  vÉpwvaî  xouç  àvôpsiou;  o\  Saêîvot  xaXoOaiv. 

Cf.  Rhein.  Mus.  f.  Philologie,  XXX,  p.  222  et  s. 

Klausen,  Aeneas,  II,  p.  747. 

2)  Denys,  VI,  69,  explique  comment  la  MineniaNautiaîni  assimilée  à  Ai/tena 
Polias. 


LES  DIVINITÉS  FÉMININES  DU  CAPITULE  339 

desservi  par  la  gens  des  Nautii^.  Ce  qui  fait  l'importance  de  ce- 
lui-là, c'est  que  c'est  à  lui  que  se  rattache  la  légende  du  Palladium. 
Il  est  difficile  de  la  considérer  comme  d'orig^ine  latine.  Notre 
étude  nous  conduit  à  constater  que  ni  le  culte  gentilice  des 
Nautii,  ni  celui  de  Minerva  Capta  dont  nous  ne  savons  à  peu  près 
rien,  ne  peuvent  fournir  d'indications  sur  le  caractère  primitif  du 
culte  de  Minerve  capitoline. 

Il  est  plus  délicat  de  définir  les  rapports  de  ce  culte  avec  celui 
dont  la  déesse  était  l'objet  dans  son  temple  du  mont  Aventin. 
Ils  ont  probablement  réag-i  l'un  sur  l'autre,  et,  bien  qu'on  puisse 
supposer  qu'à  l'origine  ils  étaient  radicalement  distincts,  on  ne 
peut  le  démontrer. 

La  question  a  son  importance,  puisque  c'est  surtout  dans  le 
culte  de  TAventin  que  Minerve  parait  sous  les  traits  d'une  déesse 
des  arts,  et  particulièrement  de  la  musique.  Elle  offre  ainsi  avec 
la  déesse  grecque  Athcna  une  ressemblance  marquée  qui  expli- 
que l'assimilation  faite  de  bonne  heure  entre  elles. 

Dans  le  peu  que  nous  savons  de  la  Minerve  capitoline,  il  se 
trouve  cependant  quelques  détails  sur  une  cérémonie  qui  peut 
éclaircir  la  nature  du  cuite  primitif  de  Minerve,  savoir  :  la  plan- 
tation du  clou  sacré.  On  plantait  ce  clou  dans  le  mur  droit  du 
sanctuaire  de  Jupiter  Capitolin,  mur  qui  séparait  ce  temple  de 
celui  de  Minerve  *.  La  cérémonie  avait  lieu  d'abord  tous  les  ans, 
le  jour  anniversaire  de  la  consécration  du  temple  du  Capitole, 
c'est-à-dire  le  jour  des  ides  de  septembre.  Ce  jour  était  en  même 
temps  celui  de  la  grande  fêle  des  jeux  romains  :  ludi  romani\ 

1)  Serv.,  Ad  Aen.,  II,  166  :  «  Minervae  sacra  non  Julia  gens  habuit  sed  Nau- 
liorum.  « 

Ihid.,  V,  104  :  «  Nautiorum  familia  Minervae  sacra  retenebat.  « 
Festus,  p.  178  •  «  Nautiorum  familia  a  Troianis  oriunda  est  :  Namtuit  eorura 
princeps  Nantes,  qui  Romam  detulit  simulacrum  aeneum  Minervae,  cui  postea 
Nautii  sacrificare  soliti  sunt.  Unde  ipsa  quoquedea  Nautia  vocabatur.  » 

2)  Titus  Livius,  VII,  3  :  «  Fixa  fuit  dextro  lateri  aedis  Jovis  Optimi  Maximi  ex 
qua  parte  Minervae  templum  est.  « 

Cf.  Mommsen,  Mm.  Chronol.,  p.  175  et  s. 

3)  Cic,  In  Vcrr.,  V,  14  :  «  Mihi  ludos  antiquissimos,  qui  primi  romani  sunl 
nominati,  maxiraa  cum  dignitate  ac  religione  Jovi,  .Junoni,  Minervaeque  esse 
faciendos.  » 


340  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

et  c'était  ce  jour-là  que  les  consuls  entraient  en  fonctions  au 
début  de  la  République  romaine.  Celui  qui  plantait  le  clou  était 
le mag-istrat  suprême  delaRépublique  :  quipraetormaximus sit  ^ . 

Cet  usage  paraît  avoir  été  emprunté  aux  Etrusques,  comme 
beaucoup  d'autres  du  culte  capitolin.  En  effet,  à  Vulsinii*,  la 
capitale  de  la  confédération  étrusque,  on  plantait  chaque  année 
un  clou  sacré  dans  le  temple  de  la  déesse  Nortia  ».  Ce  clou  ser- 
vait à  compter  les  années  '. 

Il  semble  qu'on  y  attachât  une  certaine  idée  de  fatalité  irrévo- 
cable. Car  on  a  un  miroir  étrusque'  sur  lequel  l'imminence  de 
la  mort  du  héros  est  exprimée  par  ce  fait  que  la  Parque  Atropoy, 
plante  au-dessus  de  sa  tèle  un  clou.  L'expression  même  de  fixer, 
qui  est  passée  dans  notre  langue  pour  exprimer  les  décisions  et 
événements  sur  lesquels  il  n'y  a  plus  à  revenir,  nous  vient  du 
latin  et  de  l'habitude  que  ceux-ci  avaient  d'exprimer  par  ce  sym- 
bole les  faits  irrévocables  ^  L'origine  de  cette  expression  remonte 

Gic,  De  Bep.,  II,  20  :  «  eunHem  primum  ludos  maximos,  qui  romani  dicli 
sunt,  fecisse  accepimus.  » 

Titus  Liv.,  I,  35  :  «  Mansere  ludi  romani  magnique  varie  appellati.  » 

FesLus,  p.  122  :  «  Magnos  ludos  romanosappeliabant,  quos  in  honorem  Jovis, 
quem  principem  deorum  putabant,  faciebant.  » 

Pseudo-Ascon.,  p,  142  :  «  Romani  ludi  sub  regibus  inslituti  sunt  magnique 
appellati,  quod  magnis  impensis  dati.  » 

Cf.  Mommsen,  Rhein.  Mus.,  XIV,  1859,  p.  79  et  s.,  et  R6m.  Forschungen, 
II,  p.  42  et  s. 

1)  Titus  Liv.,  VU,  3  :  «  Lex  vetusta  est  priscis  litteris  verbisque  scripta,  ut 
qui  praetor  maximus  sit,  idibus  septembribus  clavum  pangat.  » 

2)  Titus  Liv.,  VII,  3:  «Voliiniis  quoque  clavos  indices  numeri  annorum  fixos 
in  templo  Norliae  Etruscae  deae  comparere  diligens  talium  monumentorum 
auctor  Cincius  affirmai,  » 

3)  Juvénal,  Sat.  74  :  «  Si  nursia  Tusco  favisset.  » 
Tertull.,  Apolog.,  24  :  «  Volsiniensium  Nursia.  » 

Mùiler,  Etr.,  11"^,  p.  54,  cite  l'inscription  suivante  :  «  Nortia  te  veneror  lare 
cretus  Volsiniensi.  >■< 

4)  Festus,  Ep.,  p.  55  :  «  Clavus  annalis  appellabatur  qui  figebatur  in  parietibus 
sacrarum  aedium  per  annos  singulos,  ut  per  eos  numerus  colligeretur  annorum.  » 

5)  Gerhard,  Spiegcl,  Etr.,  I,  p.  176;  III,  p.  169. 
Horace,  Carm.,  T.  35,  18  :  «  clavos  trabales». 
Corssen,  Spr.  cl.  Elr.,  I,  830. 

6)  Gic,  In  Verr.,  V,  21  :  «Ut  hoc  beneficium,  quemadmodum  dicitur  clavo 
Irabali  figeret.  » 


LES  DIVI>'1TÉS  FÉMININES  DU  CAPITOLF.  341 

à  l'emploi  du  métal  el  des  clous  pour  sceller  et  consolider  des 
édifices,  au  lieu  de  poser  simplement  des  poutres  les  unes  sur 
les  autres,  comme  dans  les  cabanes  primitives. 

En  somme,  la  plantation  de  ce  clou  était,  soit  un  symbole  de 
décisions  arrêtées  pour  l'année  à  vciiir,  choix  des  magistrats, 
calendrier,  etc.,  soit  encore  un  symbole  de  la  fixité  du  culte  capi- 
tolin  et  de  l'adhésion  de  l'Etat  aux  dieux  officiels.  Dans  la  pre- 
mière hypothèse,  on  s'expliquera  très  bien  l'importance  qu'avait 
pour  la  chronologie  cette  opération.  Elle  fut  confiée  d'abord  aux 
consuls  ;  mais,  à  partir  de  la  création  de  la  dictature,  le  dictateur 
étant  le  premier  dans  la  hiérarchie  et  le  vrai  praetor  maximus, 
c'est  à  lui  qu'il  fut  réservé  de  planter  le  clou  sacré. 

Il  en  résulte  que  l'opération  n'eut  plus  lieu  tous  les  ans.  Elle 
devint  exceptionnelle;  on  y  eut  recours  en  particulier  dans  les 
moments  de  crises.  Ainsi,  l'année  où  les  plébéiens,  après  leur 
sécession,  se  réconcilièrent  avec  les  patriciens,  on  fut  persuadé 
que  cette  cérémonie  avait  beaucoup  contribué  à  raffermir  l'Etat 
romain.  On  lui  attribua,  dans  un  autre  cas,  la  fin  d'une  peste*. 
Dans  les  siècles  suivants,  on  prit  l'habitude  d'avoir  recours  au 
clou  sacré  pour  remédier  aux  calamités  exceptionnelles,  en  par- 
ticulier contre  une  autre  peste,  l'année  où  fut  découverte  et  jugée 
une  grande  affaire  d'empoisonnement  qui  excita  une  terreur  géné- 
rale*. Dans  tous  ces  cas  on  nomma  un  dictateur  spécialement 
chargé  de  planter  le  clou  sacré  dans  le  temple  du  Capitole  {Dic- 
tât or  clavi  figendicaussa). 

Il  ne  faut  pas  confondre  l'ancien  usage,  d'origine  étrusque, 
de  la  plantation  annuelle  du  clou  avec  ces  cérémonies  exception- 
Pétrone,  71  :  «  Nosti,  quod  semel  destinavi,  clavo  tabulari  fîxum  est.  <i 
Plante,   Aalnar.,  T,  ni,  4  :  «  Fixus   hic  apud   nos  animus    tuns  clavo  cupi- 
dinis.  » 

Eschyle,  Supp.,  90/  :  lûv  5'  è;p-(îXr3toTai  Topcoç  yôiJ.cpo;  SiapiTiàÇ  wç  (asvs'.v  àpapQ- 
Tw;. 

Preller,  Myth.  il.,  1,  p.  259. 

1}  Titus  Liv.,  VII,  3  :  «  Repetitum  ex  seniorum  memoriadicitur  pestilentiam 
quondam  clavo  ab  diclatore  fiixo  sedatatn,  Ei  religione  adductus  senatus  dic- 
tatorem  clavi  figendi  caussa  dici  jussit.   » 

2)  Titus  Liv.,  VIII,  18  :  «  Matronasque  ea  venena  coquere  dictatorem  figendi 
caussa  creari  placuit,  » 


342  REVUE  DE  l'histoire    DES  RELIGIONS 

nelles.  Celles-ci  paraissent  plutôt  tirer  leur  origine  des  super- 
stitions populaires  sur  les  mauvais  esprits  et  les  intluences 
démoniaques  auxquelles  on  attribuait  les  maladies.  En  effet,  on 
croyait  pouvoir  s'en  préserver  en  les  fixant  à  l'aide  d'un  clou,  et 
cet  usage  était  répandu  dans  la  vie  privée.  Pline*  en  a  parlé  en 
indiquant  bien  que  l'on  pensait  que  l'influence  maligne  restait 
immobilisée,  fixée  à  l'endroit  où  on  avait  planté  ce  clou.  Jalin'' 
a  également  traité  cette  question  des  clous  magiques  dans 
son  mémoire  sur  Le  mauvais  œil\  A  l'époque  de  l'Empire  romain, 
Auguste,  qui  reprenait  toutes  les  vieilles  traditions,  décida 
qu'au  moment  de  la  sortie  de  leur  charge  les  censeurs  plante- 
raient un  clou  dans  le  temple  de  Mars  Vengeur. 

Au  point  de  vue  du  culte  de  Minerve,  ce  qui  nous  intéresse 
dans  cet  usage,  c'est  de  constater  son  origine  étrusque.  Nous 
avons  vu,  en  effet,  que  Minerve  elle-même  ressemble  par  bien 
des  caractères  à  une  divinité  étrusque.  C'est  un  argument  de 
plus  en  faveur  de  cette  origine. 

III 

Si  nous  acceptons  cette  hypothèse  qui  a  pour  elle  une  grande 
vraisemblance,  et  si  nous  admettons  que,  sous  le  nom  d'une  divi- 
nité latine  de  la  mémoire,  c'est  un  culte  étranger  qui  fut  introduit 
à  Rome  par  les  Tarquins,  nous  ne  devons  pas  oublier  que  l'Etrurie 
méridionale  était,  dès  cette  époque,  hellénisée,  et  que  les  auteurs 
s'accordent  avec  les  monuments  artistiques  pour  affirmer  la  fré- 
quence des  relations  entre  les  cités  du  nord  du  Tibre  et  celles  de 
la  Grèce.  Il  y  aurait  donc  tout  lieu  de  croire  que  le  culte  et  la 

1)  H'ist.  Nat.,  XXXIII,  63  :  «.  Clavum  ferreum  deQgere  in  quo  loco  pri- 
inurn  caput  fixent  corruens  morbo  comitiali  absolutorium  ejus  mali  dicitur.  » 

2)  Paru  dans  les  Comptes  rendus  de  V Académie  de  Saxe  de  l'année  1855, 
p.  107,  Leipzig. 

3)  Citons  aussi  la  suggestive  étude  de  M.  Gaidoz,  publiée  au  t.  VII  de  la  Rt- 
vue  de  l'Histoire  des  Religions  (1833  :  Deux  parallèles;  Rome  et  Congo).  Il  y 

relate  un  certain  nombre  de  faits  analogues  dans  divers  pays,  depuis  l'Europe 
jusqu'au  Congo.  Il  suppose  que  l'on  enfonçait  un  clou,  ou  une  épingle,  dans 
le  corps  de  l'idole,  afin  de  faire  pénétrer  sa  prière  dans  le  corps  même  de  la  di- 
vinité. 


LES  DIVINITÉS  FÉMmiNES    DU  ("APITOLE  343 

légende  de  Minerve  renfermaient  dès  ce  temps  au  moins  une  partie 
des  caractères  helléniques  qui  finirent  ultérieurement  par  effacer 
les  autres. 

La  triade  capitoline  fut  installée  dans  son  temple  avec  le  con- 
cours des  haruspices  et  l'emploi  des  rites  étrusques.  Do  ces  trois 
personnages,  deux,  avons-nous  vu,  représentent  le  génie  mas- 
culin et  le  génie  féminin  protecteurs  de  l'Etat;  le  troisième  affir- 
merait catégoriquement  le  caractère  de  FEtat  nouveau  où  se 
confondaient  les  populations  d'origine  diverses.  Dans  l'ignorance 
des  raisons  qui  ont  guidé  les  Tarquins  pour  le  choix  de  Minerve, 
on  peut  supposer  que  leur  famille  avait  pour  cette  déesse  une 
vénération  particulière  et  la  considérait  comme  une  patronne, 
de  même  qnela.  GeîisJulia,  fondatrice  de  l'Empire  romain,  vénérait 
spécialement  Vénus. 

Les  Tarquins,  qui  avaient  été  arrêtés  dans  leurs  réformes  poli- 
tiques par  des  résistances  religieuses  qu'ils  n'avaient  pas  pu 
briser,  ont  donné  à  l'État  nouveau  qu'ils  s'étaient  efforcés  de 
constituer  une  nouvelle  religion  politique,  et  paraissent  y  avoir 
fait  place  à  une  divinité  gréco-toscane  (Minerve)  pour  des  raisons 
qui  nous  sont  inconnues  et  sur  lesquelles  nous  ne  pouvons 
qu'émettre  des  conjectures  très  générales. 

Maurice  Zeitlin, 


REVUE  DES  LIVRES 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 


Bibliothèque  de  l'École  des  Hautes-Études.  —  Sciences 
religieuses,  VU  volume.  —  Études  de  critique  et  d'his- 
toire. —  Deuxième  série,  publiée  far  les  membres  de  la  Section  des 
sciences  religieuses  à  V occasion  de  son  dixième  anniversaire.  1  vol. 
gr.  in-8,  de  xiv-400  pages.  Paris,  Leroux,  1896. 

La  Section  des  sciences  religieuses  à  l'École  des  Hautes-Études  vient 
de  célébrer  le  dixième  anniversaire  de  sa  fondation  par  la  publication 
d'un  nouveau  volume  qui  atteste  la  vitalité  ainsi  que  l'utilité  de  son  en- 
seignement. C'est  une  série  de  travaux  originaux  qu'ont  fournis  ses 
maîtres  de  conférences  et  directeurs  d'études,  chacun  dans  l'ordre  de 
matières  qu'il  s'est  chargé  d'enseigner. 

M.  Amélineau  {Les  coutumes  funéraires  de  l'Egypte  ancienne  com- 
parées à  celles  de  la  Chine)  relève,  dans  les  usages  funéraires  des  deux 
pays,  ainsi  que  dans  leurs  croyances  relatives  à  la  vie  posthume,  cer- 
taines analogies,  qui  deviennent  toutefois  moins  surprenantes  si  l'on  ob- 
serve qu'elles  se  retrouvent  encore  chez  bien  d'autres  peuples  et  qu'elles 
peuvent  parfaitement  s'expliquer  sans  recourir  à  l'improbable  hypothèse 
de  relations  préhistoriques  ;  l'auteur  a  d'ailleurs  soin  d'ajouter  qu'il 
n'entend  nullement  nous  imposer  cette  dernière  conclusion. 

M.  L.  Marinier  [Le  caractère  religieux  du  tabou  mélanésien)  conclut 
d'une  étude  fort  complète  sur  la  curieuse  institution  du  tabou  que,  si 
elle  a  une  portée  sociale  et  juridique  par  les  prohibitions  qu'elle  impose, 
elle  a  toujours  une  origine  religieuse  ou  magique,  soit  qu'elle  ait  pour 
but  d'interdire  certains  contacts  réputés  impurs,  soit  qu'elle  tende  à  pro- 
téger la  propriété  contre  tout  empiétement.  Si  elle  reçoit  parfois  une 
sanction  pénale,  c'est  que  les  violations  du  tabou  e.xposent  à  la  colère 
divine  non  seulement  leurs  auteurs,   mais  encore  l'ensemble  de  la 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  345 

tribu  ;  toutefois,  quand  la  croyance  s'affaiblit,  la  sanction  reste,  main- 
tenue par  la  coutume,  et  ainsi  se  dégage  lentement  l'idée  du  droit. 

M,  Sylvain  Levi  [Les  donations  religieuses  des  rois  de  Valhahi)  ana- 
lyse, d'après  les  documents  de  l'époque,  le.«  donations  faites,  du  vi*=  au 
VIII®  siècle  de  notre  ère,  par  les  souverains  de  ce  petit  royaume  hindou 
ou  plutôt  rajpoute,  en  faveur  des  communautés  brahmaniques,  bouddhi- 
ques et  jainas,  avec  un  éclectisme  que  l'auteur  rappelle  n'être  pas  rare 
dans  rinde  préislamique. 

M.  Alfred  Foucher  [Les  scènes  figurées  de  la  légende  du  Bouddha) 
fait  ressortir  les  services  que  rendent  les  plus  anciennes  sculptures  du 
bouddhisme  pour  l'intelligence  des  légendes  qui  se  sont  groupées  autour 
de  la  personne  et  de  l'enseignement  du  Bouddha;  il  montre  en  même 
temps  les  divergences  qui,  dans  cette  représentation  de  la  vie  hindoue 
aux  premiers  siècles  de  notre  ère,  distinguent  l'école  dite  classique  du 
Gandara  ou  du  Nord-Ouest  et  l'école  indo-perse  à  laquelle  on  doit  les 
bas-reliefs  de  Bharhout  et  de  Sanchi. 

M.  Hartwig  Derenbourg(Z,*?  poète  anté-islamique  Imrou  ou  '1-Al-Kais) 
se  demande  si  le  nom  d'Al-Kais  ne  serait  pas  emprunté  à  un  dieu  qu'il 
rapproche  du  Zeùç  y.âjicç,  le  Baal  adoré  par  les  Syriens  sur  le  mont  Ca- 
sius. 

M.  Maurice  Vernes  [La  source  des  livres  historiques  de  la  Bible), 
tout  en  rendant  justice  aux  efforts  consciencieux  de  la  critique  contem- 
poraine pour  déterminer  l'apport  des  différentes  époques  dans  les  livres 
historiques  de  la  Bible  [Juges,  Samuel,  Rois),  expose  les  raisons  qui  lui 
font  croire  à  un  remaniement  de  documents  antérieurs  opéré  sous  la 
Restauration  dans  un  but  d'instruction  et  d'édification. 

M.  A.  Sabatier  [Note  sur  un  vers  de  Virgile)  développe  la  thèse  que 
la  prédiction  relative  à  la  fin  ou  plutôt  à  la  rénovation  du  monde  —  at- 
tribuée par  Virgile,  dans  sa  J  V'  Eglogue  à  un  poète  «  cuméen  »  — 
pourrait  bien  provenir  d'un  poème  sibyllin,  de  source  juive  ou  judœo- 
alexandrine,  rapporté  à  Rome  par  les  commissaires  du  sénat  qui  avaient 
été  chargés  sous  Scylla  de  recueillir  en  Orient  tous  les  fragments  de  la 
littérature  sibylline. 

M.  Eug.  De  Faye  [L'influence  du  Timée  de  Platon  sur  la  théologie 
de  Justin  Martyr)  prend  une  position  intermédiaire  entre  ceux  qui  ne 
veulent  voir  dans  Justin  Martyr  qu'un  philosophe,  chrétien  de  nom,  et 
ceux  qui  le  considèrent  comme  le  type  des  esprits  chrétiens  du  temps  ; 
en  réalité,  Justin  semble  avoir  profondément  subi  l'influence  des  écrits 
de  Platon  relatifs  à  la  théodicée  et  à  la  morale,  notamment  du   Timée 


346  REV[IE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

dont  il  adapte  les  idées  et  même  les  expressions  à  la  conception  chré- 
tienne de  la  Divinité,  de  la  matière,  de  la  création,  etc. 

M.  Albert  Réville  [La  christologie  de  Paul  de  Samosats)  reconstitue 
l'intéressante  physionomie  de  cet  évèque  unitaire  du  iii^  siècle,  adop- 
tien  d'avant  l'adoptianisme,  qui,  déposé  par  une  réunion  d'évèques,  fut 
maintenu  par  sa  congrégation  à  la  tête  de  l'Église  d'Antioche  jusqu'au 
jour  où  le  bras  séculier  de  l'empereur  païen  Aurélien  donna  raison  à  ses 
adversaires;,  pour  le  motif  que  leur  doctrine  était  conforme  à  celle  des 
évèques  de  Rome  et  d'Italie,  incident  instructif  dans  l'histoire  de  la  genèse 
du  catholicisme  papal. 

M.  F.  Picavet  [Abélard  et  Alexandre  de  Haies  ^créateurs  de  la  méthode 
scolastique)  démontre  qu'après  Abélard,  Alexandre  de  Haies  est  le  véri- 
table créateur  de  la  méthode  scolastique  ou  du  nom  qu'il  a  donné  à  cette 
méthode,  la  forme  sous  laquelle  elle  a  été  ensuite  pratiquée  par  ses  adep- 
tes, y  compris  saint  Thomas. 

M.  A.  Esmein  {Le  serment  des  inculpés  en  droit  canonique)  s'attache 
à  prouver  les  origines  canoniques  du  serment  de  dire  la  vérité  imposé 
aux  inculpés  dans  l'ancien  droit  pénal. 

M.  Jean  Réville  [L'instruction  religieuse  dans  les  premières  commu- 
nautés chrétiennes)  établit,  surtout  d'après  Justin  Martyr,  l'Épître  dite 
de  Barnabas  et  la  Didachê,  que  les  instructions  données  aux  néophytes 
des  deux  premiers  siècles  consistaient  non  dans  un  enseignement  dog- 
matique, mais  dans  une  sorte  de  préparation  morale,  à  laquelle,  pour 
les  milieu»  judseo-helléniques,  venait  se  joindre  la  justification  de  l'atti- 
tude assumée  par  le  christianisme  vis-à-vis  de  l'Ancienne  Loi. 

M.  Léon  de  Rosny  (  ^ne  ^ranc^e  lutte  d'idées  dans  la  Chine  antérieure 
à  notre  ère)  met  en  regard  les  thèses  soutenues  par  les  écoles  respectives 
de  Meng-tse,  de  Siun-tse,  de  Yang-tse  et  de  Meh-tse  sur  la  question  de 
savoir  si  la  nature  de  l'homme  est  en  elle-même  bonne,  mauvaise  ou 
mixte,  controverse  qui,  en  Chine  plus  qu'ailleurs,  a  profondément  in- 
fluencé la  science  de  l'éducation  et  du  gouvernement. 

M.  A.  Berthelot  [Vidée  de  la  MoTpa  dans  les  épopées  homériques)  sou- 
tient que  la  Moira  des  poésies  homériques  n'a  pas  le  caractère  d'une 
personnalité  physique,  ni  d'une  fatalité  absolue  à  laquelle  les  dieux 
mêmes  ne  pourraient  se  soustraire,  mais  plutôt  la  portée  d'une  force 
morale;,  d'une  règle  naturelle  que  les  dieux  ont  pour  mission  d'exécuter 
et  à  laquelle  ils  se  conforment,  en  quelque  sorte,  par  raison  d'État;  c'est 
le  rôle  de  la  coutume  dans  la  société;  c'est  aussi,  création  caractéristique 
du  génie  hellénique,  l'idée  de  loi  dans  la  science. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  347 

M.  J.  Deramey  {La  vision  de  Gorgorios,  un  texte  éthiopien  inédit, 
étude  d'eschatologie)  traduit  et  commente  une  curieuse  description  du 
ciel  et  de  l'enfer,  d'après  un  manuscrit  abyssin  qu'il  croit  avoir  été 
rédigé,  postérieurement  au  xiii"  siècle,  par  un  écrivain  de  la  tribu  des 
Fellachas,  juifs  émigrés  en  Abyssinie  dès  les  premiers  siècles  de  notre  ère. 

M.  Aurèle  Quentin  (Aa  religion  d^Assourbanipal,  667-647  av.  notre 
ère)  reconstitue,  d'après  les  textes  et  les  monuments,  le  culte,  tant  privé 
que  public,  que  le  dernier  des  grands  rois  assyriens  rendait  aux  dieux 
du  panthéon  assyro-babylonien,  particulièrement  à  la  déesse  Istar. 

Enfin  M.  Georges  Raynaud  [Quelques  mots  sur  les  panthéons  de 
l'Amérique  centrale  et  sur  leurs  rapports  avec  le  panthéon  mexicain] 
s'efforce  de  démêler  les  origines  et  la  signification  des  éléments  qui  for- 
maient les  panthéons  des  anciennes  races  semi-civilisées  de  l'Amérique 
centrale  et  du  Mexique. 

L'assemblage  de  ces  articles  fait  un  peu  songer,  si  l'on  me  passe  la  com- 
paraison peut-être  irrévérentieuse,  à  une  carte  d'échantillons,  mais 
d'échantillons  qui  sont  en  même  temps  d'excellents  signes  représenta- 
tifs et  de  la  valeur  de  l'enseignement  donné  dans  chaque  cours  et  de  la 
portée  même  de  l'organisme  qui  les  embrasse.  L'unité  du  volume  est 
dans  la  préface,  où  le  Président  de  la  Section,  M.  Albert  Réville,  donne 
l'historique  de  l'institution  et,  après  avoir  fait  valoir  les  services  qu'elle 
a  rendus,  rappelle  non  sans  un  certain  orgueil  —  parfaitement  justifié 
du  reste  —  qu'elle  constitue  une  organisation  sans  analogue  jusqu'ici, 
en  ce  qu'elle  réunit  d'une  façon  permanente,  dans  un  commun  effort 
pour  réaliser  l'étude  purement  scientifique  des  religions,  des  esprits  re- 
levant des  cultes  les  plus  divers  et  même  n'appartenant  à  aucune  société 
religieuse  définie. 

G.  D'A. 


Marian  Roalfe  Cox.  —  An  introduction  to  Folk-lore.  — 

Londres,  D.  Nutt,  1895,  in-8,  xv-320  pages. 

Les  livres  dès  maintenant  classiques  de  MM.  Tylor,  Lang,  Fraser, 
Hartland,  etc.  constituent  pour  tous  ceux  qui  font  delà  mythologie  com- 
parée et  des  traditions  et  pratiques  populaires  l'objet  spécial  de  leurs 
études  d'inappréciables  instruments  de  travail,  mais  ce  sont  des  œuvres 
de  longue  haleine  qui  demandent  à  être  lues  à  loisir,  et  la  plume  à  la 
main.  Un  livre  manquait  en  ce  domaine,  un  livre  court  et  plein,  alerte- 


348  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

ment  écrit,  où  une  érudition  solide  et  sûre  se  dissimulât  sous  l'élégante 
bonne  humeur  du  style  et  qui  pût  servir  à  ceux  qui  ne  sont  point  initiés 
à  cet  ordre  de  recherches,  à  s'orienter  dans  cet  inextricable  labyrinthe 
de  faits  d'origine,  de  signification  et  de  physionomie  diverses,  que  l'on  com- 
prend sous  la  dénomination  commune  de  folk-lore.  Ce  livre  à  l'usage 
du  grand  public  lettré,  ce  livre  destiné  à  faire  comprendre  avec  précision 
aux  hommes  d'étude  et  de  pensée,  mais  qui  sont  demeurés  étrangers  à 
cette  discipline  particulière,  quel  intérêt  peut  s'attacher  à  l'examen  mi- 
nutieux des  contes  et  des  coutumes  populaires  et  ce  que  nous  doit  en- 
seigner sur  le  passé  de  la  race  humaine  leur  comparaison  avec  les 
croyances  et  les  pratiques  des  sauvages  actuels,  M""  M.  Roalfe  Cox. 
qu'avait  déjà  fait  connaître  un  travail  magistral  de  littérature  comparée 
sur  les  diverses  versions  de  l'histoire  de  Cendrillon  ',  nous  l'a  donné  et 
sous  la  forme  la  plus  heureuse  et  la  plus  agréable  qui  se  puisse  trou  ver. 
Il  y  a  cependant  sur  la  manière  même  dont  M"e  Cox  a  conçu  son  livre 
quelques  réserves  à  faire.  Elle  ne  le  destinait  pas  aux  spécialistes,  à 
ceux  qui  font  métier  d'étudier  le  folk-lore  et  les  coutumes  religieuses 
et  sociales  des  non-civilisés  et  il  lui  a  semljlé  que  le  public  auquel  elle 
s'adressait  n'avait  que  faire  de  références  bibliographiques,  aussi  n'a- 
t-elle  pas  mis  une  seule  note  au  bas  des  pages  et  n'a-t-elle  indiqué  que 
d'une  façon  très  vague  les  sources  où  elle  a  puisé;  parfois  même,  on  ne 
sait  ni  à  quel  pays  ni  à  quel  temps  appartient  une  tradition  ou  une  légende 
qu'elle  cite;  elle  s'est  contentée  de  faire  suivre  son  livre  d'une  liste  de 
19  ouvrages  ou  collections  d'ouvrages  que  pourront  consulter,  dit-elle, 
ceux  qui  désirent  pousser  plus  loin  ses  études.  Mais  il  semble  que 
M"e  Cox  se  Eoit  trompée  sur  la  catégorie  de  gens  à  laquelle  doit  aller  son 
ouvrage;  le  grand  public,  le  public  des  gens  d'affaire  et  des  oisifs,  le 
feuillettera  d'un  doigt  distrait,  s'arrêtant  çà  et  là  à  quelquehistoire  ou  quel- 
que trait  de  mœurs  qui  apparaîtra  piquant  ou  singulier.  Ceux  qui  le  li- 
ront jusqu'au  bout,  ce  sont  des  littérateurs,  des  historiens,  des  psycho- 
logues, des  théologiens  peut-être  qui  se  réjouiront  de  trouver  condensés 
en  un  court  volume  des  faits  et  des  idées,  qui  s'espaçaient  trop  au  large,  pour 
le  temps  assez  restreint  dont  ils  disposent,  dans  les  grands  ouvrages  d'où 
M"e  Cox  a  extrait  les  principaux  matériaux  de  son  élégant  volume.  Or 
ce  sont  gens  qui  aiment  la  précision,  qu'un  fait    n'intéresse  qu'à  demi 

1)  Cinderella.  345  Variants  ofCinierella,  Catskln  and  Cap  0' Rushes,  abstrac- 
ted  and  tabiilated,  wilh  a  discussion  of  médiéval  analogues  and  notes.  Londres, 
D.  Nuit,  1895,  in-8o,  lxxx-535  p. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  349 

s'ils  ne  savent  d'où  il  vient  et  pour  lesquels  c'est  devenu  un  réel  besoin 
que  toute  affirmation  soit  accompapinée  d'une  preuve  ou  d'une  tentative 
de  preuve;  ils  ont  le  sentiment  que  les  folk-loristes  comme  les  historiens 
ont  affaire  à  des  documeats  de  très  iné.zale  valeur  et  lorsque  nulle  source 
n'est  indiquée,  ils  se  demandent  si  l'auteur  n'a  pas  voulu  soustraire  ainsi 
à  toute  possibilité  de  critique  les  faits  dont  il  se  sert  pour  construire  son 
argumentation.  Pour  ce  public-là,  il  fallait  des  notes;  M.  Lang  l'avait 
bien  compris,  lorsqu'il  publia  en  un  court  volume  la  traduction  fran- 
çaise de  l'article  qu'il  avait  consacré  à  la  mythologie  dcns  VEncyclopœdia 
Bntannica.  Et  M^^^  Coxa  bien  eu  le  vague  sentiment  que  ce  n'était  point 
au  monde  des  oisifs  qu'elle  s'adressait,  sans  quoi  elle  n'eût  pas  fait  sui- 
vre son  livre  d'un  aussi  copieux  index  qu'on  pourrait  offrir  en  modèle  à 
tous  les  folk-loristes  et  qui  ne  présente  guère  d'intérêt  qu'aux  gens  qui 
voudront  sa  servir  de  cet  ouvrage  comme  d'un  instrument  de  travail  plus 
maniable  que  les  grands  recueils  de  faits  dont  nous  parlions  tout  à 
l'heure.  Or  pour  qu'on  pût  réellement  l'employer  à  cet  usage,  il  faudrait 
que  l'indication  de  la  source  fût  donnée  pour  la  plupart  des  faits  ou  du 
moins  celle  du  livre  (Tylor,  Frazer,  etc.)  où  la  source  originelle  est  men- 
lionnée.  Les  dimensions  de  l'ouvrage  de  M^'^  Cox  en  eussent  été  un  peu 
accrues,  et  c'est  là  ce  qu'elle  a  voulu  éviter,  mais  son  utilité  et  sa  valeur 
en  eussent  été  singulièrement  augmentées.  Au  reste  et  malgré  qu'elle 
en  eût  le  dessein,  M^«  Cox  est  trop  habituée  à  la  pratique  des  méthodes 
de  l'érudition,  pour  avoir  écrit  un  simple  livre  de  vulgarisation  :  sa 
brève  revue  des  principales  croyances  et  pratiques,  qui  sont  encore  au- 
jourd'hui celles  des  peuples  non  civiliséset  qui  se  survivent  à  elles-mêmes 
dans  les  traditions  et  les  coutumes  populaires  de  l'Europe,  est  marquée 
d'un  très  net  caractère  scientifique  et  il  eût  sufli  de  quelques  notes  au 
bas  des  pages  pour  transformer  cet  aimable  essai  sur  le  folk-lore  en  un 
utile  et  commode  outil  pour  les  recherches  de  cet  ordre. 

Dans  une  assez  longue  introduction,  M''^  Cox  s'est  tout  d'abord  donné 
pour  tâche  de  mettre  en  lumière  les  analogies  frappantes  qui  existent 
entre  les  rites  observés  par  les  sauvages  actuels  et  les  croyances  qui  s'y 
traduisent  d'une  part,  et  certaines  pratiques  d'autre  part,  qui  sont  en- 
core aujourd'hui  en  usage  chez  les  peuples  civilisés  et  dont  le  sens,  fort 
obscur  pour  ceux  mêmes  qui  y  sont  restés  attachés,  ne  s'éclaire  que  par 
ces  rapprochements  ;  les  exemples  sont  heureusement  choisis  et,  même 
après  les  beaux  chapitres  consacrés  par  M.  Ed.  B.  Tylor  à  la  loi  le  sur- 
vivance, ces  pages  se  lisent  avec  plaisir  et  profit  :  elles  renferment  d'in- 
téressants détails  sur  les  bons  et  les  mauvais  présages,  les  pratiques  de 


330  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

sorcellerie,  les  procédés  en  usage  pour  se  préserver  du  mauvais  œil  et 
des  charmes  dangereux,  l'emploi  des  silex  taillés  et  des  formules  ma- 
giques écrites  comme  amulettes,  la  médecine  populaire  et  les  divers  pro- 
cédés de  divination,  les  nombres  heureux  et  néfastes,  les  mariages  célé- 
brés aux  mois  de  mai,  la  baguette  divinatoire,  etc.  Mais  pourquoi 
M"«  Cox  rapporte-t-elle  sans  donner  aucune  indication  qui  permette  de 
l'attribuer  à  un  lieu  et  à  un  pays  déterminés  une  très  intéressante  lé- 
gende destinée  à  expliquer  pourquoi  la  possession  de  plumes  de  paon 
cause  le  malheur  et  la  mort  de  celui  qui  en  apporte  en  sa  maison?  Il 
serait  fort  utile  cependant  d'être  informé,  si  c'est  là  une  légende  vrai- 
ment populaire  ou  seulement  une  ingénieuse  fiction  imaginée  par  un 
poète.  M'is  C.  raconte  aussi  (p.  11)  une  bien  singulière  anecdote  à  pro- 
pos du  cachet  de  Napoléon  III;  elle  a  un  caractère  légendaire,  et  l'auteur 
aurait  rendu  un  vrai  service  aux  amateurs  de  curiosités  historiques  en  leur 
laissant  savoir  à  quelle  source  il  l'a  puisée  ;  je  doute  fort  qu'elle  soit  en- 
tourée de  beaucoup  de  garanties  d'authenticité. 

Le  chapitre  i  est  consacré  à  l'étude  delà  conception  que  se  font  de  l'âme 
les  peuples  non  civilisés;  le  chapitre  ii,  à  celle  des  pouvoirs  surnaturels 
attribués  aux  animaux,  du  totémisme,  du  culte  des  animaux  et  des  plan- 
tes, des  relations  de  parenté  et  d'alliance  entre  les  animaux  et  l'homme  ; 
le  chapitre  m,  à  la  classification  et  au  développement  des  diverses  puis- 
sances surnaturelles;  le  chapitre  iv,  à  V  «  autre  monde  »,  aux  manières 
diverses  dont  les  peuples  sauvages  ou  barbares  se  représentent  le  pays 
des  morts  ;  le  chapitre  v,  à  la  magie,  et  le  chapitre  vi  enfin,  aux  mythes  et 
aux  contes  populaires. 

Sur  tous  ces  points,  c'est-à-dire,  sur  la  mythologie,  la  vie  religieuse 
et  sociale  presque  entières  des  peuples  non  civilisés,  M^^^  Cox  apporte 
des  informations  précises  et  variées  et  qui  toutes  servent  à  jeter  quelque 
lumière  sur  des  pratiques  et  des  croyances  encore  vivaces  aujourd'hui 
dans  notre  Europe  et  que  nous  ne  comprenons  plus;  la  plupart  des  faits 
qu'elle  cite  sont  des  faits  connus  de  tous  ceux  qui  s'occupent  de  cet 
ordre  détudes,  mais  elle  leur  donne  par  la  manière  dont  elle  les  pré- 
sente et  dont  elle  les  groupe  une  signification  et  une  valeur  nouvelles  et 
il  y  aura  un  réel  profit  même  pour  les  spécialistes  à  lire  ce  substantiel 
et  élégant  petit  livre. 

Que  quelques  observations  nous  soient  cependant  permises  :  M"c  Cox 
écrit,  p.  39,  que  le  sauvage  le  plus  grossier  est  plus  voisin  du  singe  an- 
thropoïde que  de  l'homme  civilisé  ;  c'est  là  une  proposition  à  laquelle  il 
est  impossible  de  souscrire  à  quelque  point  de  vue  que  l'on  se  place  ; 


ANALYSES  ET  COMPTES    RENDUS  351 

anatomiquement,  elle  est  insoutenable  ;  sociologiquement,elle  n'est  guère 
plus  aisée  à  défendre  :  les  Andamènes  ni  les  Australiens  ne  sont  à  un 
niveau  de  civilisation  très  élevé,  leurs  institutions  sociales  cependant 
ont  déjà  une  complexité  qui  différencie  très  nettement  les  groupements 
qu'ils  forment  des  sociétés  animales,  ébauches  lointaines  des  sociétés 
humaines.  Mais  psychologiquement  la  thèse  est  d'une  inexactitude  plus 
flagrante  encore  :  les  plus  grossiers  des  sauvages  parlent,  et  on  par- 
vient souvent  à  leur  enseigner  les  premiers  éléments  des  connaissances 
usuelles,  à  leur  apprendre  à  lire,  à  écrire,  à  calculer.  Ce  ne  sont  pas 
choses  qu'il  soit  aisé  d'enseigner  aux  singes. 

M"*  Cox  tend  à  faire  des  visions,  des  rêves  la  source  unique  de 
la  croyance  des  sauvages  à  l'existence  d'une  âme,  séparable  du  corps  et 
qui  lui  survit,  d'un  «  double  »  qui  donne  à  l'être  qu'il  habite  le  mouve- 
ment et  la  vie  (p.  39-41).  Que  les  phénomènes  du  rêve  aient  joué  dans 
le  développement  de  l'idée  de  l'âme  un  rôle  considérable,  c'est  là  ce 
qui  n'est  point  douteux,  mais  c'est  une  simplification  hardie  et  vrai- 
ment un  peu  trop  facile  que  d'y  vouloir  tout  ramener.  La  mort  qui  laisse 
pendant  quelques  instants  du  moins  le  cadavre  inaltéré  et  immobile 
cependant,  inerte,  devait  suffire  cependant  à  suggérer  à  l'homme  l'idée 
que  le  corps  devait  être  mu  et  animé  par  quelque  chose  de  différent  de 
lui,  et  il  était  naturel  que,  ce  quelque  chose,  il  se  lefî.gurât  à  l'image  de 
ce  qu'il  connaissait  des  autres  et  de  lui-même,  c'est-à-dire  précisément 
du  corps.  Ce  n'est  pas  au  reste  toujours  sous  forme  humaine,  mais  aussi 
sous  forme  animale,  que  les  sauvages  se  sont  représenté  l'âme  ;  c'est  là  une 
conception  qui  a  survécu  inaltérée  dans  bon  nombre  de  légendes  de  notre 
pays  d'Europe.  Les  apparitions  des  rêves  ne  peuvent  permettre  d'en  saisir 
la  genèse  qui  deviendra  intelligible  au  contraire,  si  l'on  songe  aux  pou- 
voirs mystérieux  dont  les  non-civilisés  investissent  les  animaux;  la  mort 
apparaîtrait  alors  comme  la  fuite  hors  du  corps  de  l'animal  qui  le  meut. 

M^'*  Cox  consacre  au  reste  quelques  pages  fort  intéressantes  à  ces 
croyances  relatives  à  la  forme  de  Tâme  et  aussi  aux  migrations  tempo- 
raires de  l'âme,  à  ses  voyages  loin  du  corps  où  elle  a  sa  demeure  coutu- 
mière,  à  son  grand  voyage  aussi  jusqu'à  la  terre  lointaine  où  n'abordent 
pas  les  vivants  ;  il  faut  noter  particulièrement  les  détails  qu'elle  donne 
sur  les  souliers  des  morts  et  les  objets  qu'on  dépose  dans  les  tombes 
pour  servir  aux  défunts  le  long  de  la  route  qui  conduit  à  l'autre  monde. 

L'explication  qu'elle  propose  (p.  66)  des  traces  de  trépanation  consta- 
tées sur  des  crânes  trouvés  dans  des  sépultures  préhistoriques  est  très 
séduisante,  mais  elle  demeure  bien  sujette  à  caution  et  nulle  pratique 


352  REVUE    DE    l'histoire    DES     RELIGIONS 

actuellement  en  usage  ne  fournit  un  fondement  solide  à  cette  idée  que 
Ton  ouvrait  ainsi  une  sorte  de  porte  dans  le  crâne  pour  permettre  à 
un  esprit  malfaisant  de  s'échapper. 

C'est  encore  une  hypothèse  invérifiable,  mais  très  séduisante  celle-là, 
que  d'expliquer  la  croyance,  commune  à  tous  les  sauvages,  à  la  faculté 
de  certains  hommes  de  se  changer  en  animaux  par  une  extension  ana- 
logique de  l'idée  qu'avaient  dû  créer  dans  l'esprit  de  nos  lointains  an- 
cêtres ces  métamorphoses  naturelles  dont  le  monde  des  oiseaux,  des  in- 
sectes et  des  plantes,  fournissait  à  leur  instinctive  curiosité  d'innombrables 
exemples.  Et  à  son  tour,  cette  conception  des  transformations  possibles 
des  hommes  en  animaux  et  des  animaux  en  hommes,  aboutit  à  la  croyance 
que  «  le  double  »  d'un  homme  peut  venir  habiter  le  corps  d'un  animal  ou 
que  dans  ce  corps  peut  se  réincarner  l'àme  d'un  parent  mort  :  ce  serait 
sur  cette  base  que  se  serait  construit  ce  vaste  système  de  concepts  et  de 
pratiques  qu'on  désigne  sous  le  nom  de  totémisme.  Il  nous  parait  évi- 
dent, comme  à  M'^''  Cox,  que  le  totémisme  implique  nécessairement 
l'idée  d'une  certaine  affinité  et  parité  de  nature  entre  ces  animaux  et 
les  hommes,  mais  les  rapports  qui  existent  à  l'origine  entre  le  totem  et 
les  membres  du  clan  totémique  ne  sont  pas,  à  notre  avis,  des  rapports  de 
filiation,  ce  sont  plutôt,  ainsi  que  Robertson  Smith  a  cherché  à  l'établir, 
des  rapports  d'alliance  et  de  protection  mutuelles.  L'idée  de  filiation  toté- 
mique est,  à  nos  yeux,  une  idée  de  formation  secondaire  et  dont  la  ge- 
nèse peut  être  attribuée  à  une  extension  analogique  des  concepts  qui 
s'appliquaient  à  une  autre  catégorie  de  puissances  surnaturelles,  les 
divinités  ancestrales.  La  nécessité  pour  le  chasseur  d'obtenir  par  des 
cérémonies  expiatoires  le  pardon  de  l'animal  totem  qu'il  a  tué  n'implique 
pas  l'existence  d'une  idée  de  filiation,  d'autant  que  ces  pratiques  propi- 
tiatoires sont  usitées  même  à  l'égard  d'animaux  qui  ne  sont  pas  le  totem 
de  celui  qui  les  a  tués,  mais  que  leur  utilité,  leur  force  ou  leur  férocité 
fait  considérer  comme  particulièrement  divins. 

M'^"  Cox  assigne  à  l'habitude  de  dépo.ser  les  morts  sur  les  sommets, 
l'origine  de  la  croyance  qui  fait  considérer  le  ciel  comme  le  séjour  des 
morts  (p.  179  et  seq.),  mais  il  faut  bien  reconnaître  que  c'est  une  idée 
qui  se  retrouve  en  bien  des  régions  où  cette  pratique  n'est  pas  usitée,  et, 
comme  elle,  l'idée  que  M"^  Cox  considère  comme  un  acheminement  vers 
la  conception  de  la  demeure  céleste  des  morts,  l'idée  que  les  esprits  ha- 
bitent les  hautes  montagnes  inaccessibles. 

C'est  aussi  à  l'habitude  «  à' enterrer  les  morts  »  que  M"®  Cox  rattache 
la  conception  de  THadès,  du  monde  souterrain  des  esprits,  à  l'idée  que 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  353 

le  mort  doit  rejoindre  ses  ancêtres,  la  croyance  très  fréquente  «  chez 
les  peuples  migrateurs  »  qu'il  faut  faire  une  longue  route,  pour  attein- 
dre a  ce  lointain  pays  ;  des  obstacles  de  toutes  sortes  encombrent  cette 
route  et  ce  sont  ceux-là  même  que  la  tribu  a  rencontrés,  sur  le  chemin 
qu'elle  a  suivi  pour  parvenir  à  la  contrée  où  elle  s'est  fixée.  Ce  sont  encore 
ici  des  objections  de  même  ordre  qui  se  présentent;  il  n'y  a  pas  tou- 
jours corrélation  exacte  entre  le  mode  de  sépulture  et  la  conception 
qu'un  peuple  se  fait  de  l'autre  vie,  les  tribus  insulaires  placent  aussi 
souvent  sous  les  eaux  leur  paradis  que  dans  une  terre  lointaine.  Les  peu- 
ples migrateurs  localisent  assez  souvent  sous  la  terre  le  séjour  des  morts. 

Je  ne  sais  enfin  si  l'on  peut  réellement  assigner  l'origine  de  la  concep- 
tion de  ces  mille  dragons  fabuleux  dont  l'image  a  hanté  la  conscience  de 
nombre  de  peuples  à  un  ressouvenir  obscur  de  ces  animaux  disparus  dont 
les  ossements  fossiles  nous  ont  permis  de  reconstituer  la  forme.  La  chose 
est  possible,  mais  elle  est  moins  certaine  sans  doute  que  ne  se  plaît  à  le 
dire  M"*  Gox  avec  une  hardiesse  d'affirmation,  qui  lui  est  assez  habituelle 
et  qui  surprend  chez  un  écrivain,  habitué  aux  méthodes  de  la  critique, 
et  qui  doit  savoir  combien  sont  hypothétiques  tous  les  essais  d'explication 
que  nous  pouvons  tenter  et  comme  il  est  de  scientifique  sagesse  en 
ces  matières  de  dire  presque  toujours  «  peut-être  »,  de  s'en  tenir  le  plus 
souvent  à  suggérer  une  interprétation,  à  la  proposer  comme  concevable 
et  possible. 

En  ce  qui  concerne  la  diffusion  des  contes,  M"*  Gox  s'est  montrée  le 
plus  éclectique  du  monde  et  a  fait  sa  part  à  chacune  des  théories  qui 
sont  en  lutte  les  unes  contre  les  autres. 

L.  Marillier. 


Van  Hoonagker.  —  Nouvelles  études  sur  la  Restauration 
juive,  après  l'exil  de  Babylone.  —  Grand in-8,  vii-311  pages. 
Paris,  Leroux,  1896. 

L'auteur  de  l'ouvrage  que  nous  annonçons,  professeur  à  l'Université 
de  Louvain,  a  consacré,  depuis  quelques  années,  une  série  d'études  fort 
remarquées  à  l'époque  de  la  Restauration  juive.  Il  a  surtout  cherché  à 
prouver  que  les  chapitres  vii-x  du  livre  d'Esdras,  qui  racontent  l'arri- 
vée d'Esdras  à  Jérusalem,  avec  une  colonie  d'exilés,  la  septième  année 
d'Artaxerxès,  se  rapportent  au  règne  d'Artaxerxès  II  et  non  d'Artaxer- 
xès  P%  comme  on  l'avait  généralement  pensé.  Ges  chapitres  trouveraient 
donc  leur  place  après  le  livre  de  Néhémie  et  non  pas  avant.  Ge  point  de 


354  REvrF.  DE  l'histoire  des  religions 

vue  a  rencontré  de  nombreux  contradicteurs.  Le  savant  professeur  de 
Louvain  a  donc  cru  devoir  reprendre  encore  une  fois  l'examen  de  tous 
les  problèmes  soulevés  à  ce  sujet.  C'est  ainsi  qu'est  né  notre  livre  et  cela 
explique  le  titre  qu'il'porte  :  Nouvelles  Hudes  sur  la  Restauration  juive. 

Ce  sont  surtout  les  travaux  de  M.  Kosters,  le  successeur  du  regretté 
Kuenen  à  l'Université  de  Leyde,  qui  ont  provoqué  l'apparition  de  cet  ou- 
vrage. Dans  un  opuscule,  —  publié  en  hollandais,  il  y  a  deux  ans,  et 
traduit,  dès  l'année  suivante,  en  allemand, —  où  il  s'occupe  également 
de  la  Restauration  juive,  ce  savant  bouleverse  et  transforme  grandement 
le  contenu  des  livres  d'Esdras  et  de  Néhémie.  Il  nie  d'abord  le  retour  des 
exilés  sous  le  règne  de  Cyrus  et  place  le  premier  retour  de  ce  genre  au 
temps  de  Néhémie.  Les  principaux  arguments  qu'il  fait  valoir  en  faveur 
de  sa  manière  de  voir  sont  les  suivants  :  Aggée  et  Zacharie  ne  font  pas 
la  moindre  allusion  au  retour  de  l'exil,  mais  l'attendent  pour  les  temps 
futurs;  les  parties  à'Esd.  v.  s.  qui  attribuent  à  Cyrus  la  reconstruction 
du  temple  de  Jérusalem  et  font  supposer  le  retour  des  exilés,  sont  des 
additions  postérieures,  aussi  peu  dignes  de  foi  que  le  premier  chapitre 
de  ce  livre;  Esd.  u  et  Néh.  vu,  6-73,  qui  paraissent  renfermer  la  no- 
menclature des  Juifs  revenus  de  l'exil  sous  Cyrus,  nous  fournissent,  au 
contraire,  celle  des  membres  de  la  communauté  juive  du  temps  de 
Néhémie  ;  enfin  Esd.  iv,  6-23,  qui  suppose  le  retour  d'un  nombre  im- 
posant d'exilés  sous  Artaxerxès  P'',  est  dénué  de  tout  caractère  historique. 
M.  Kosters  applique  la  même  critique  novatrice  à  la  période  d'Esdras  et 
de  Néhémie.  Tandis  qu'on  a  généralement  admis  jusqu'ici  que  les  prin- 
cipales parties  du  livre  de  Néhémie  se  suivaient  dans  leur  véritable  ordre 
chronologique,  que  les  douze  premiers  chapitres  se  rapportaient  au  pre- 
mier séjour  de  Néhémie  à  Jérusalem  et  le  dernier  seul  à  son  second 
séjour,  notre  savant  prétend  que  nous  ne  sommes  guère  renseignés,  sur 
le  premier  de  ces  séjours,  que  dans  Nék.  i,  1-vii,  5  et  que,  pendant  le 
second  séjour,  eut  successivement  lieu  ce  qui  est  relaté  dans  Néh.  xiii, 
4-31,  puis  dans  ix  s.  et  enfin  au  chapitre  viii.  Pour  le  moment,  nous 
faisons  abstraction  à' Esd.  vn-x,  que  M.  Kosters  combine,  à  sa  façon,  avec 
ces  morceaux. 

M.  van  Hoonacker,  dans  son  nouvel  ouvrage,  reprend  toutes  ces  ques- 
tions. Il  expose  les  vues  contraires  aux  siennes,  qui  ont  été  récemment 
exposées  à  ce  sujet,  principalement  celles  de  M.  Kosters,  et  s'applique  à 
les  réfuter  ensuite  par  une  étude  très  détailléeet  approfondie.  Nouspensons 
que  sa  réfutation  est  généralement  victorieuse,  mais  qu'il  veut  quelque- 
fois trop  prouver.  C'est  ainsi  qu'il  défend  l'historicité  de  tout  le  contenu 


ANALYSES  ET  C03IPTES  RENDUS  3oo 

d'Esd.  1  et  11!,  où  il  y  a  pourtant  une  série  de  données  aussi  peu  dignes 
de  foi  que  tant  d'autres  qui  émanent  du  même  écrivain  sacré,  c'est  à- 
dire  du  Chroniste.  Puis  il  maintient  le  point  de  vue  traditionnel  sur  le 
Code  sacerdotal,  d'après  lequel  ce  serait  un  vieux  document.  De  là  cer- 
taines faiblesses  de  son  travail.  Voici  un  exemple  de  ce  genre,  que  nous 
tenons  à  relever  pour  montrer  comment  le  point  de  vue  de  notre  auteur 
peut  être  défendu  par  la  critique  moderne. 

M.  Kosters,  pour  soutenir  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  retour  de  l'exil  sous  la 
conduite  de  Zorobabel  et  de  Josué,  comme  le  disent  de  nombreux  textes 
des  livres  d'Esdras  et  de  Néhémie,  n'est  pas  seulement  obligé  de  nier 
l'historicité  de  ces  textes,  mais  de  prétendre  aussi  que  ces  deux  hommes 
n'ont  jamais  été  en  exil  et  que  le  premier  n'est  pas  un  descendant  de 
David.  M.  van  Hoonacker  répond  avec  raison,  touchant  le  dernier  point, 
que  jamais  les  prophètes  Aggée  et  Zacharie  n'auraient  pu  considérer  Zo- 
robabel comme  le  futur  roi  d'Israël,  s'il  n'avait  pas  appartenu  à  l'an- 
cienne famille  régnante  de  Juda  et  que,  par  conséquent,  il  doit  être  né 
en  exil,  où  tous  les  membres  survivants  de  cette  famille  furent  emmenés 
par  Nébucadnetsar,  et  revenu  de  là  en  Palestine.  Il  argumente  beaucoup 
moins  bien  pour  établir  la  même  chose  touchant  le  grand  prêtre  Josué. 
Dans  ce  but,  il  cherche  à  prouver  que  la  souveraine  sacrificature  est  une 
vieille  institution  isïaélite,  que  Josué  était  donc  un  descendant  des  an- 
ciens grands  prêtres  de  Jérusalem  et  qu'il  doit  être  né  en  exil,  où  les 
membres  survivants  de  la  famille  du  souverain  sacrificateur  furent  né- 
cessairement entraînés,  après  la  ruine  de  Jérusalem.  Cet  argument  ne 
peut  nullement  convaincre  les  partisans  de  l'école  critique  moderne, 
parce  qu'ils  n'admettent  pas  qu'il  y  ait  eu  des  souverains  sacritîcateurs 
avant  l'exil. 

Suivant  nous,  voici  ce  qu'il  aurait  fallu  répondre,  sous  ce  rapport,  à 
M.  Kosters  :  Josué,  le  premier  vrai  grand  prêtre  de  la  communauté 
juive,  a  nécessairement  appartenu  à  l'une  des  premières  familles  sacer- 
dotales de  l'ancienne  Jérusalem,  parce  que,  après  l'exil,  tout  prêtre  juif 
était  obligé  de  se  légitimer  par  une  généalogie  régulière  {I\é/i.  vu,  64  s.); 
et,  comme  les  principaux  prêtres  de  Jérusalem  furent  également  tués  ou 
emmenés  en  e.\il,  Josué  appartenait  nécessairement  à  une  famille  de 
déportés  et  dut  revenir  de  la  captivité,  pour  exercer  la  suprême  sacrifi- 
cature au  second  temple  ;  cela  est  d'autant  plus  probable  que,  pendant 
l'exil,  nous  ne  trouvons  pas,  dans  la  Judée,  la  moindre  trace  d'un  sacer- 
doce organisé.  Parmi  les  exilés,  au  contraire,  se  forma  une  école  sacer- 
dotale très  importante;  nous  le  voyons  par  le  livre  d'Ézéchiel,  par  le 


356  REVDE    DK    l'histoire    DES   RELIGIONS 

Code  sacerdotal  et  par  l'activité  d'Esdras^  ce  scribe  et  prêtre,  revenu  de 
laBabylonie,  à  la  tète  d'une  colonie  juive.  On  sait  que,  dans  le  Code  sa- 
cerdotal, émanant  de  cette  école,  le  grand  prêtre  joue  un  rôle  éminent  ; 
c'est  donc  aussi  à  cette  école  que  le  grand  prêtre  Josué  doit  s'être  formé  ; 
en  partant  de  là,  il  est  permis  d'admettre  que  les  nombreux  textes  des 
livres  d'Esdras  et  de  Néhémie  qui  déclarent  que  Zorobabel  et  Josué  sont 
revenus  de  l'exil,  à  la  tête  d'une  colonie  juive,  reposent  sur  une  tradi- 
tion historique  et  ne  sont  nullement  controuvés^  comme  le  voudrait 
M.  Kosters. 

M.  van  Hoonacker  aurait  aussi  pu  faire  valoir  en  faveur  de  sa  manière 
de  voir  l'argument  suivant  :  Aggée  et  Zacharie  présentent  Zorobabel, 
leur  contemporain,  comme  le  futur  roi  glorieux  d'Israël,  comme  le  Messie  ; 
ils  croyaient  donc  imminente  l'inauguration  du  règne  messianique;  c'est 
ce  qu'ils  n'auraient  pas  pu  faire,  si  aucune  colonie  importante  n'était 
encore  revenue  de  l'exil,  si  tous  les  Juifs  déportés  avaient  encore  été 
captifs,  au  moment  où  ils  parlaient,  parce  que  tous  les  prophètes  de  l'exil 
et  surtout  le  second  Ésaïe  avaient  relevé,  avec  insistance,  la  coïncidence  du 
retour  des  exilés  et  de  l'inauguration  du  règne  messianique  ;  ils  ont, 
par  contre,  pu  considérer  d'autant  plus  facilement  Zorobabel  comme  le 
nouveau  et  glorieux  roi  d'Israël,  prédit  et  attendu  depuis  longtemps,  s'il 
a  réellement  été  le  chef  de  la  première  et  importante  colonie  juive  re- 
venue de  l'exil. 

Considérons  maintenant  l'opinion  favorite  de  M.  van  Hoonacker^  qui 
lui  a  déjà  fait  prendre  plusieurs  fois  la  plume  et  qui  occupe  encore  une 
large  place  dans  son  nouveau  travail,  savoir  que  les  quatre  derniers  cha- 
pitres du  livre  d'Esdras  se  rapportent  à  la  septième  année  d'Artaxerxès  II 
ou  398  avant  notre  ère  et  non  à  l'an  7  d'Artaxerxès  I^'"  ou  458.  Cette 
opinion,  que  notre  auteur  cherche  à  défendre  avec  tant  de  ténacité,  est- 
elle  réellement  fondée?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Kuenen  déjà  a  fait  va- 
loir les  principales  raisons  qui  plaident  contre  elle.  Nous  croyons  devoir 
les  reproduire  brièvement  ici. 

Dans  Es,d.  x,  6,  il  est  dit  qu'Esdras  se  retira  dans  la  chambre  de  Jo- 
chanan,  fils  d'Éliaschib.  Van  Hoonacker  prétend  que  ce  Jochanan  était 
un  descendant  et  successeur  du  grand  prêtre  Éliaschib,  qui  occupa  la 
souveraine  sacrificature  du  temps  de  Néhémie,  et  que,  par  suite,  le  fait 
relaté  dans  le  texte  en  question  trouve  sa  place  plus  tard  seulement. 
Mais  il  est  peu  probable  que  le  personnage  mentionné  fût  un  grand 
prêtre,  sans  cela  on  n'aurait  pas  manqué  de  le  dire.  Et,  comme  le  nom 
de  Jochanan  et  celui  d'Éliaschib  se  rencontrent  fréquemment  chez  les 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDrS  3.^7 

Juifs,  à  l'époque  de  la  Restauration,  il  n'y  là  aucun  point  d'appui  solide 
pour  la  théorie  de  M.  van  Hoonacker.  Celle-ci  se  heurte  en  outre  contre 
une  série  de  difficultés.  Esdras  joue  un  rôle  important,  à  côté  de  Néhé- 
mie,  dans  plusieurs  récits  de  Néh.  viii-xii  et  il  paraît  jouir  d'une  grande 
autorité.  Gela  s'explique  sans  peine,  si  Esd.  vii-x,  qui  rapporte  le  re- 
tour de  ce  scribe,  à  la  tête  d'une  colonie  juive,  et  les  mesures  prises  par 
lui  contre  les  mariages  mixtes,  est  à  sa  place  naturelle,  mais  non  si  tout 
cela  est  à  placer  60  ans  plus  tard.  Comme  il  y  a  un  espace  de  47  ans 
entre  le  commencement  du  gouvernement  de  Néhémie  en  Judée,  où 
Esdras  est  déjà  un  personnage  important,  et  la  septième  année  d'Arta- 
xerxès  II,  ce  scribe  aurait  nécessairement  été,  à  cette  dernière  date,  un 
vieillard  fort  âgé  et  peu  propre  à  jouer  le  rôle  qui  lui  est  attribué  dans 
Esd.  vii-x.  Si  ces  chapitres  sont  à  placer  après  le  livre  de  Néhémie    on 
est  étonné  de  ne  pas  y  trouver  la  moindre  allusion  aux  mesures  prises^ 
du  temps  de  Néhémie,  contre  les  mariages  mixtes,  dont  ces  chapitres 
s'occupent  néanmoins  le  plus.  Dans  Esd.  vii-x  figurent  un  assez  "-rand 
nombre  de  personnes  qu'on  retrouve  dans  le  livre  de  Néhémie.  Cela  s'ex- 
plique sans  peine,  si  les  deux  relations  se  rapportent  à  peu  près  au 
même  âge,  mais  non  s'il  y  a  un  grand  intervalle  entre  les  événements 
relatés  de  part  et  d'autre.  Nous  voyons  par  Esd.  viii,  15-20  que,  lorsque 
Esdras  partit  de  la  Babylonie  pour  revenir  à  Jérusalem,  aucun  lévite  ne 
voulut  le  suivre.  Cela  est  naturel,  si  la  position  des  lévites  était  encore 
précaire,  comme  du  temps  de  Cyrus,  où  nous  voyons  aussi  revenir  une 
foule  de  prêtres  et  fort  peu  de  lévites  [Esd.  ii,  36-40;  ISék.  vu,  39-43). 
Si,  au  contraire,  nous  plaçons  le  retour  d'Esdras  après  le  temps  de  Né- 
hémie, où  des  mesures  furent  prises  pour  améliorer  le  sort  des  lévites 
[Néh.  X,  38  ss.;  xiii,  10-13),  on  ne  s'explique  plus  la  conduite  mentionnée 
des  derniers.  Dans  Néh.  viii,  le  peuple  exprime  le  désir  qu'Esdras  apporte 
le  livre  de  la  Loi,  pour  en  donner  lecture.  Quoi  de  plus  naturel  si,  an- 
térieurement, ce  scribe  est  revenu  à  Jérusalem  en  possession  de  ce  livre 
comme  le  raconte  Esd.  vu?  Mais  il  n'en  est  pas  de  même,  si  ce  dernier 
fait  n'arriva  que  plus  tard.  Dans  Esd.  iv,  12,  des  fonctionnaires  perses 
de  la  Transeuphratène  parlent  à  Artaxerxès  l^<',  vers  la  vingtième  année 
de  son  règne,  des  Juifs  qui,  de  chez  lui,  sont  arrivés  à  Jérusalem  et  qui 
rebâtissent  cette  ville.  Cela  paraît  être  une  allusion  au  retour  d'Esdras 
et  de  sa  colonie,  qui  doit  donc  avoir  eu  lieu  la  septième  année  du  rè'^ne 
de  ce  roi  (Kuenen,  Gesammelte  Abhandlungeti,  p.  239  ss.). 

Après  cette  réfutation  en  règle,  M.  van  Hoonacker,  loin  de  s'avouer 
battu,  a  publié  une  réponse  à  l'adresse  de  son  contradicteur,  où  il  main- 


358  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

tient  sa  manière  de  voir  et  cherche  à  la  justifier  par  de  nouveaux  argu- 
ments. M.  Kosters,  dans  le  travail  mentionné,  montre,  à  son  tour^  que 
le  point  de  vue  du  professeur  de  Louvain  est  intenable  devant  les  nom- 
breuses objections  qu'il  soulève.  Malgré  cela,  M.  van  Hoonacker  revient 
à  la  charge,  dans  son  nouvel  ouvrage.  Nous  avons  examiné  avec  soin  tout 
ce  qu'il  dit  à  ce  sujet  et  nous  n'aurions  pas  de  peine  à  réfuter  ces  pages, 
si  notre  compte  rendu  n'était  pas  déjà  trop  étendu.  D'ailleurs,  ce  serait 
peut-être  peine  perdu,  parce  que  nous  nous  trouvons  ici,  paraît-il,  devant 
un  parti-pris.  Ce  parti-pris  ne  serait-il  pas  dicté  par  Tintenlion  d'enle- 
ver à  la  critique  moderne  sa  base  d'opération,  en  ébranlant  la  position 
d'Esdras.  Nous  sommes  presque  porté  à  le  croire.  Car  notre  auteur,  tout 
en  critiquant  M.  Renan  du  scepticisme  qu'il  répand  sur  ce  sujet,  con- 
sacre pourtant,  lui  aussi,  les  dernières  pages  de  son  ouvrage  à  montrer 
avec  complaisance  combien  la  tradition  juive  s'est  plu  à  grandir  fausse- 
ment la  personne  d'Esdras  et  à  lui  attribuer  une  foule  de  mérites  ou 
d'œuvres  imaginaires.  Et  ailleurs  on  voit  combien  il  en  veut  à  la  criti- 
que moderne  de  considérer  le  Code  sacerdotal  comme  un  document  de 
basse  époque. 

Nous  regrettons  cette  tendance  de  l'ouvrage  que  nous  venons  d'analyser, 
mais  non  pas  à  vrai  dire  pour  les  résultats  de  la  critique  indépendante, 
qui  gagnent  chaque  jour  plus  d'adhérents  et  qui  reposent  sur  une  base 
assez  solide  pour  n'avoir  rien  à  craindre  de  l'opposition  de  M.  van  Hoo- 
nacker. Nous  la  regrettons  pour  lui-même,  et  cela  d'autant  plus  que, 
dans  son  travail,  il  nous  a  fourni  beaucoup  de  pages  excellentes,  qui 
renferment  des  observations  aussi  justes  que  fines.  Il  nous  a  produit 
l'impression  qu'il  y  a  en  lui  l'étoffe  d'un  historien  et  d'un  exégète  de  va- 
leur. Il  se  distingue  fort  avantageusement  d'un  grand  nombre  d'autres 
écrivains  français,  qui,  au  lieu  de  se  livrer  à  des  études  patientes  et  mi- 
nutieuses^ indispensables  dans  ces  matières,  croient  pouvoir  trancher  ces 
problèmes  complexes  et  souvent  obscurs  par  des  généralités  ou  des  phrases 
sonores.  Mais  sa  faiblesse  semble  être  qu'il  croit  devoir  maintenir,  en 
somme,  les  idées  traditionnelles  sur  l'histoire  sainte  et  qu'il  est  un  peu 
trop  enclin  à  faire  flèche  de  tout  bois  pour  atteindre  son  but.  Malgré  cela, 
il  y  a  tant  de  bonnes  choses  dans  son  livre  qu'on  ne  saurait  le  lire  sans 
fruit.  Pour  notre  part,  nous  l'avoi^s  lu,  d'un  bout  à  l'autre,  avec  inté- 
rêt et  avec  profit.  Et  nous  en  remercions  bien  sincèrement  l'auteur. 

C.  PlEPENBRING. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  359 

F.  RoBiou,  correspondant  de  l'Institut.  —  L'état  religieux  de  la 
Grèce  et  de  l'Orient  au  siècle  d'Alexandre,  en  deux 
Mémoires  présentés  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  — 
I.  La  Grèce,  la  Tlirace,  et  l Asie-Mineure,  les  PrtHudes  du  sxjncré- 
tisme  (1"'^  série  des  Mémoires,  tome  X,  l""*^  partie),  1893.  —  IL  Lea 
Régions syro-baby Ioniennes  et  l'Eran  [ibid.,  2°  partie),  1895.  —  Paris_, 
Imprimerie  nationale,  librairie  Klincksieck. 

Ce  sont  deux  éludes  substantielles  et  copieuses  que  les  deux  Mémoi- 
res présentés  par  feu  M.  Robiou  à  la  docte  compag'nie  dont  il  était  le 
correspondant.  On  trouve  dans  la  première  un  aperçu  raisonné  et  ri- 
cliement  documenté  de  l'évolution  de  la  religion  hellénique  en  Europe 
et  en  Asie  dans  les  temps  qui  précédèrent  les  conquêtes  d'Alexandre  et 
qui  furent  marqués  déjà  par  une  tendance  toujours  plus  prononcée  au 
syncrétisme,  c'est-à-dire  à  la  fusion,  pour  ne  pas  dire  à  l'amalgame  in- 
cohérent, des  mythes,  des  cultes  et  des  divinités  de  l'Orient  avec  la  re- 
ligion hellénique  occidentale. 

Il  est  clair  que,  l'impulsion  étant  déjà  donnée^  la  pénétration  mutuelle 
de  l'Occident  et  de  l'Orient,  conséquence  des  conquêtes  macédoniennes, 
devait  favoriser  puissamment  les  progrès  du  syncrétisme.  En  cela  nous 
sommes  tout  à  fait  du  même  avis  que  M.  Robiou.  Il  a  raison  de  signaler 
dans  les  temps  antérieurs  à  Alexandre  ce  qu'il  appelle  les  préludes  du 
syncrétisme.  Nous  nous  demanderions  même  s'il  en  reconnaît  suffisam- 
ment l'extension  déjà  grande.  Mais  est -il  une  seule  mythologie  polythéiste 
qui  se  soit  développée  par  une  autre  méthode?  En  Grèce  avant  Alexandre, 
pour  ne  citer  que  les  faits  les  plus  saillants,  les  mythes  d'Héraclès  et 
d'Aphrodite  supposent  un  mélange  prolongé,  datant  de  loin,  des  mythes 
maritimes  de  la  Syro-Phénicie  et  de  la  légende  hellénique.  Le  culte 
de  Dionysos  s'est  amplifié  en  s'ouvrant  aux  mythes  asiatiques  qui  se 
rattachent  aux  noms  de  Bacchos,  de  Iakkos,  de  Zagreus  et  de  Sabazios. 
Démêler  ressemble  toujours  plus  à  la  Grande  Mère  du  Pont  et  de  la 
Phrygie.  Les  fêtes  d'Adonis  se  sont  transportées  des  bords  de  l'Oronte 
en  Syrie  sur  les  plages  de  l'Attique.  En  Asie  même  les  Grecs  avaient  fait 
du  syncrétisme,  probablement  sans  s'en  douter.  Ils  avaient  donné  le 
nom  d'Artémis  à  la  célèbre  statue  d'Ephèse  représentant  une  femme 
debout,  les  jambes  enserrées  dans  une  gaine,  le  buste  nu  et  couvert  d'une 
prodigieuse  quantité  de  mamelles,  la  Diane  d'Ephèse. 

C'était  évidemment  une  déesse  nourricière,  une  variante  de  la  Grande 
Mère  asiatique;  peut-être  née  elle-même  bien  longtemps  auparavant  d'un 


360  REVUE    DE    l/rtlSTOlRE    DES    RELIGIONS 

mélange  de  celle-ci  avec  une  déesse-lune  sémitique.  Elle  présentait  en 
effet  plus  d'une  analogie  avec  l'Astarté  syro-phénicienne,  dont  les  re- 
présentations parvenues  jusqu'à  nous  exagèrent  ordinairement  les  orga- 
nes sexuels,  surtout  ceux  qu'on  peut  dire  maternels.  Il  faut  donc  que 
le  penchant  au  syncrétisme  fût  déjà  bien  fort  pour  qu'on  eût  l'idée  d'i- 
dentifier la  nourrice  exubérante  d'Ephèse  avec  la  chaste  et  sévère  chas- 
seresse des  monts  d'Arcadie.  Il  est  à  croire  que  ce  fût  l'Artémis  taurique, 
différente  elle-même  à  bien  des  égards  de  l'Artémis  arcadienne,  mais 
déesse  lunaire  aussi_,  qui  servit  de  transition. 

M.  Robiou  fait  remarquer  à  ce  sujet  et  à  propos  d'autres  phénomènes 
du  même  genre,  combien  peu  la  croyance  religieuse  en  Grèce  était  fixée. 
Rien  chez  elle  ne  ressemblait  à  un  dogme.  Elle  était  idoine^  comme 
disaient  nos  pères,  à  s'enrichir  de  toute  sorte  de  mythes  et  de  rites  exo- 
tiques. M.  Robiou  me  fait  l'effet  de  s'en  étonner  un  peu  plus  qu'il  ne  le 
devrait.  Il  en  fut  de  même  à  Rome.  La  mythologie  romaine,  si  pauvre  à 
l'origine,  n'a  revêtu  quelque  ampleur  qu'en  s'annexant  dee  divinités 
qui  lui  étaient  primitivement  étrangères  et  dont  la  plus  curieuse  fut  cette 
Cybèle  ou  Cybèbe  ou  Grande  Mère,  qu'on  alla  chercher  en  si  grande 
pompe  à  Pessinonte  vers  la  fin  des  guerres  puniques.  En  Gaule  et  même 
en  Germanie  l'esprit  latin  fit  aussi  les  identifications  les  plus  singulières. 
En  un  mot,  dans  les  religions  polythéistes,  l'incohérence  et  la  contra- 
diction ne  choquent  pas  les  adorateurs.  Nous  pensons  que  M.  Robiou  est 
dans  le  vrai  quand  il  fait  dériver  ce  penchant  à  adopter  des  divinités 
nouvelles,  sans  abjurer  pour  cela  le  culte  des  anciennes,  du  caractère 
très  utilitaire  et  très  ritualiste  de  ces  religions.  On  était  continuellement 
poussé  à  chercher  des  rites  plus  efficaces  au  point  de  vue  de  la  protec- 
tion, de  la  réussite,  de  la  guérison  des  maladies,  que  ceux  dont  on  s'était 
servi  jusque-là  et  dont  la  réputation  s'usait  avec  le  temps.  Ne  pourrait-on 
pas  signaler  de  nos  jours  encore,  bien  que  sur  une  échelle  plus  réduite, 
des  phénomènes  ressemblant  beaucoup  à  celui-là? 

Je  ne  pense  pas  que  l'idée  d'un  tel  rapprochement  ait  jamais  effleuré 
la  pensée  de  M.  Robiou.  Bien  que  l'ensemble  des  deux  Mémoires  se 
renferme  habituellement  dans  les  limites  d'une  érudition  indépendante 
et  puisée  à  d'excellentes  sources,  on  peut  remarquer  assez  souvent  l'indice 
des  arrière-pensées  qui  influent  de  temps  en  temps  sur  ses  jugements. 
11  voit  trop  facilement  des  marques  de  dégénérescence,  d'altération,  de 
corruption  d'une  vérité  primitive  dont  la  pureté  céleste  a  été  ternie  par 
les  erreurs  et  les  faiblesses  morales  de  l'homme.  On  devine  aisément 
quelle  est  la  théorie  dont  tacitement  il  entend  réserver  les  droits.  Là  où 


ANALYSES  ET  COIMPïES  RENDUS  361 

il  voit  des  débris  d'un  monothéisme  primitif,  nous  verrions,  quant  à 
nous,  les  premiers  linéaments  d'un  monothéisme  futur.  Mais  n'enta- 
mons pas  en  ce  moment  cette  grave  question  et  qu'il  nous  suffise  d'avoir 
signalé  ce  côté  quelque  peu  diplomatique  de  son  savant  travail. 

Le  second  Mémoire,  où  il  est  traité  des  religions  syro-phénicienne, 
babylonienne  et  éranienne,  nous  semble  inférieur  au  premier  comme  va- 
leur scientifique.  L'auteur  se  débat  assez  péniblement  au  milieu  des  pro- 
blèmes posés  par  l'étude  de  ces  religions,  en  particulier  de  la  religion 
mazdéenne.  Ses  conclusions  sont  flottantes.  Il  est  ou  paraît  être  complè- 
tement étranger  à  la  critique  de  l'Ancien  Testament  qui  aurait  pu  sur 
plus  d'un  point  lui  fournir  des  lumières  utiles.  Il  attache  à  des  expres- 
sions, dont  il  nous  est  si  difficile  de  déterminer  le  sens  rigoureux 
—  à  supposer  qu'elles  en  eussent  un  —  des  significations  philosophi- 
ques, métaphysiques,  dont  il  est  bien  à  présumer  que  ceux  qui  les  em- 
ployaient ne  se  doutaient  guère.  Par  exemple,  il  n'admet  pas  qu'un 
simple  prince  puisse  se  dire  c(  engendré  de  Dieu  ».  Une  telle  expression 
suppose,  à  son  avis,  qu'il  ne  s'agit  pas  d'un  prince,  mais  d'un  être  su- 
périeur, d'un  dieu.  N'a-t-il  donc  jamais  lu  le  Ps.  II,  7  ou  II  Sam.  \u, 
14?  Ne  s'est-il  pas  rappelé  les  prétentions  d'Olympias,  mère  d'Alexandre, 
ni  celles  de  son  fils  après  sa  visite  au  sanctuaire  d'Ammon?  Et  les 
Asiates  du  iv*  siècle  avant  notre  ère  avaient-ils  sur  la  «  génération  divine  » 
des  notions  comme  celles  qui  huit  siècles  plus  fard  armaient  les  uns 
contre  les  autres  les  partisans  d'Athanase  et  ceux  d'Arius? 

Ces  critiques  toutefois  ne  nous  empêchent  pas  de  reconnaître  les  qua- 
lités solides  de  ces  deux  Mémoires.  Leur  lecture  peut  rendre  service  à 
ceux  qui  s'occupent  des  sujets  traités,  et  il  faut  regretter  que  la  mort 
nous  ait  privés  du  concours  qu'un  savant  modeste  et  laborieux  tel  que 
M.  Robiou  apportait  à  nos  études  de  prédilection. 

Albert  Réville. 


Sanday  and  Headlam.  —  A  critical  and  exegetical  commen- 
tary  on  the  Epistle  to  the  Romans.  —  T.  and  T.  Clark, 
Edinburgh,  1895,  450  p. 

Aux  services  qu'ils  ont  déjà  rendus  aux  études  d'exégèse  biblique,  en 
Angleterre,  les  éditeurs  T.  et  T.  Clark  d'Edimbourg  se  proposent  d'ajou- 
ter un  autre  plus  important  encore  que  les  précédents.  Ils  vont  publier  une 
série  de  commentaires  sur  les  livres  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 


362  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

ment.  Les  commentateurs  devront  s'inspirer  des  principes  de  la  critique 
scientifique  et  écarter  de  leur  interprétation  toute  préoccupation  confes- 
sionnelle ou  ecclésiastique.  Des  noms  comme  ceux  de  MM,  Cheyne, 
Driver,  Davidson,  Briggs,  Plummer,  dont  la  collaboration  est  promise, 
sont  une  garantie  de  fidélité  à  cet  excellent  programme. 

Quatre  volumes  de  la  nouvelle  série  ont  déjà  paru  et  parmi  eux  celui 
que  nous  signalons'. 

L'introduction  débute  par  une  revue  sommaire  de  l'état  de  Rome  et 
de  la  condition  des  Juifs  dans  la  capitale  aux  environs  de  l'an  58,  date 
probable  de  la  composition  de  l'Epître  aux  Romains.  Les  auteurs  abor- 
dent ensuite  toutes  les  questions  qui  se  traitent  habituellement  dans  une 
introduction.  Ils  exposent  successivement  leurs  vues  sur  l'origine  de 
rÉglise  de  Rome,  sur  sa  composition,  sur  les  circonstances  qui  ame- 
nèrent l'apôtre  à  lui  écrire,  sur  le  plan  de  sa  lettre,  sur  les  particularités 
de  sa  langue,,  sur  l'étal  du  texte,  etc.  On  ne  saurait  être  plus  complet. 

Le  commentaire  lui-même  est  conçu  sur  un  plan  méthodique  qui  pa- 
raît excellent.  Toute  l'épître  est  divisée  en  paragraphes  qui  correspon- 
dent aux  développements  successifs  de  la  pensée  de  l'apôtre.  En  tête  de 
chaque  paragraphe,  il  y  a  un  sommaire  qui  indique  l'enchaînement 
général  des  idées;  c'est  la  charpente  de  l'édifice.  Vient  ensuite  une  para- 
phrase abondante  qui  met  en  saillie  chaque  détail  et  marque  les  nuances 
de  la  pensée  ;  c'est  le  gros  œuvre.  Une  série  de  notes  savantes  destinées 
à  expliquer  les  principales  difficultés  du  texte  en  achèvent  l'interpréta- 
tation. 

Enfin,  intercalées  aux  endroits  convenables,  se  trouvent  des  études 
très  complètes  des  principales  idées  dogmatiques  de  l'épître. 

Dans  tout  commentaire  de  documents  bibliques,  il  y  a  une  partie  phi 
lologique  et  une  partie  dogmatique.  D'une  part,  on  étudie  tout  ce  qui  a 
trait  au  texte,  à  la  langue,  à  la  grammaire,  et  d'autre  part,  on  expose  les 
doctrines  ou  idées  de  l'auteur.  Dans  toute  la  partie  philologique,  MM.  San. 
day  et  Headlam  se  montrent  supérieurs;  ils  se  meuvent  dans  ce  domaine 
avec  l'aisance  que  donne  une  compétence  spéciale;  n'appartiennent- ils 
pas,  d'ailleurs,  à  ces  grandes  écoles  anglaises  où  les  études  linguistiques, 
notamment  celles  qui  touchent  à  l'antiquité  gréco-latine,  sont  poussées 
si  loin  ? 


1)  Driver,  Deuteronomy . 
Gould,  Saint  Mark. 
Moor,  Judges. 


ANALYSES  ET  COMPTE=>  RENDUS  363 

Nos  ailleurs  ont  fait  du  texte  de  l'Épitre  aux  Romains  une  étude  fort 
attentive.  Les  variantes  qu'il  présente  sont  loin  d'offrir  le  même  intérêt 
que  celles  du  texte  des  Evangiles  et  des  Actes.  Elles  ne  laissent  pas, 
cependant,  d'être  instructives.  Dans  le  chapitre  de  leur  introduction 
qu'ils  ont  consacré  au  texte  de  l'épître,  MM.  Sanday  et  Headlam  ont 
forcément  élargi  le  cadre  de  leur  étude.  Celle-ci  constitue  une  excellente 
contribution  à  la  critique  du  texte  des  épîtres  en  général.  On  y  trouve, 
outre  l'ordinaire  classification  des  manuscrits  et  des  anciennes  versions,  un 
exposé  complet  des  dernières  recherches  dont  s'est  enrichie  la  paléogra- 
phie du  Nouveau  Testament.  On  paraît  s'engager  actuellement  dans  une 
voie  qui  promet  d'intéressants  résultats.  On  choisit  de  petits  groupes  de 
deux  ou  trois  manuscrits  qui  présentent  des  affinités  réelles  et  on  les 
soumet  à  une  minutieuse  comparaison.  On  est  parvenu  ainsi,  pour  citer 
un  seul  exemple,  à  prouver  que  le  Sinaiticus  et  le  Vaticanus  ont  eu 
très  anciennement  un  commun  ancêtre,  lequel  proviendrait  vraisembla- 
blement de  la  bibliothèque  de  Pamphile  etd'Eusèbe  à  Gésarée.  Voilà  un 
résultat  fort  intéressant. 

En  ce  qui  concerne  le  texte  des  Romains,  nos  auteurs  inclinent  à 
accorder  au  Vaticanus  (B)  une  autorité  plus  grande  qu'on  ne  le  fait  habi- 
tuellement. Voici  quelques  exemples.  Dans  iv,  i,  ils  proposent  d'omettre 
avec  B  sûpYjxivai,  dans  viii,  24  d'adopter  la  leçon  du  Vaticanus  :  o  yàp 
^Xir.v,,  v.q  èXxiÇsc,  enfin  dans  xvi,  27,  toujours  d'après  B,  de  biffer  l'em- 
barrassant 0),  etc.  \  Les  considérations  que  font  valoir  MM.  Sanday  et 
Headlam  à  l'appui  sont  à  méditer!  L'objection,  c'est  qu'en  général  les 
leçons  de  B  sont  trop  simples  et  unies.  Ne  sont-elles  pas  dues  au  désir 
d'aplanir  les  difficultés  du  texte"? 

Nos  auteurs  ont  accordé  beaucoup  d'attention  aux  particularités  de  la 
grammaire  et  du  vocabulaire  de  saint  Paul.  Ils  ont  relevé  la  parenté 
marquée  qu'il  y  a  entre  la  langue  des  LXX  et  celle  de  l'apôtre.  Pour  le 
sens  de  certains  mots,  ils  ont  mis  à  contribution  les  écrits  juifs  extra- 
canoniques, tels  que  les  Apocryphes,  les  Apocalypses,  etc.  L'épigraphie 
leur  sert  aussi  à  éclairer  plus  d'une  forme  grammaticale  en  apparence 
irrégulière.  C'est  ainsi  qu'ils  expliquent  iooX'.oujav  (m,  13),  iWo-^(a-x,_ 
(v,  13,  Wescott  et  Hort),  titZi^noz,  (ix,  16).  Pour  être  plus  complets, 
ils  auraient  pu  donner  aussi  l'explication  des  formes  â^eSi^v  (iv,  5, 
Tisch,  cf.  cuYYsvi^v  A,  xvi,  11),  c'axô'.prjao)  (ix,  15),  c  vwxoç  au  lieu  de  xc 

1)  Ce  sont  d'ailleurs  les  leçons  que  Wescott  et  Hort  ont  adoptées  dans  leur 
édition  du  texte. 


36  i  REVUR    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

vwTov  (xi,  10),  5'.w/.o[j,£v  au  lieu  de^iw/tot^-ev  (xiv,  19,  l'isch.),  viy^vav  au 
lieu  de  ■^syi'ioiT.  (xvi,  7).  A  propos  de  cette  dernière  leçon  pourquoi 
MM.  S.  et  H.  lisent-ils  ytyô-^y.ai'^  Quelle  est  leur  autorité *>  La  vraie  le- 
çon est  du  consentement  de  tous  yÉYOvav  (TescA.,  VF.  et  H.  Voir  Schmiedel, 
8o  édition  de  la  Grammaire  de  Winer,  p.  113).  Pourquoi  n'en  font-ils 
même  pas  mention? 

Excellent  au  point  de  vue  philologique,  le  commentaire  de  MM.  San- 
day  et  Headlam  l'est  moins  au  point  de  vue  de  l'exposition  des  idées 
dogmatiques  de  saint  Paul.  Celle-ci  manque  un  peu  de  vigueur  et  de 
netteté.  Est-ce  le  résultat  de  la  collaboration  des  deux  auteurs  ?  Pour 
discuter  une  variante  ou  un  point  de  grammaire,  qui  sont  des  questions 
de  faits  tout  objectifs,  il  vaut  mieux  être  deux.  Mais  lorsqu'il  s'agit 
d'apprécier  la  pensée  d'un  homme  comme  l'apôtre  Paul,  il  y  a  tout  avan- 
tage pour  la  netteté  et  la  vigueur  de  l'appréciation  qu'elle  soit  entière- 
ment personnelle.  Elle  sera  peut-être  incomplète,  au  moins  ne  sera-t-elle 
pas  le  résultat  d'un  compromis  dejngementsditférentset  mêmeopposés. 

C'est  surtout  dans  leur  conception  du  plan  de  l'épitre  que  se  fait  sen- 
tir le  défaut  de  vigueur  et  de  netteté  qui  nous  frappe  chez  nos  auteurs. 
Depuis  Baur,  on  a  toujours  conçu  le  plan  de  l'Epître  aux  Romains  à  deux 
points  de  vue  différents.  Les  uns  y  voient  un  traité  de  théologie;,  les 
autres  un  écrit  de  circonstance  et  de  polémique;  les  uns  s'en  tiennent 
exclusivement  à  l'interprétation  dogmatique  de  l'épître,  les  autres  vou- 
draient en  donner  une  explication  tout  historique.  MM.  S.  et  H.  essaient 
de  concilier  ces  deux  points  de  vue  en  les  complétant  l'un  par  l'autre.  Idée 
excellente  et  louable  tentative.  Ont-ils  réussi?  Cela  nous  parait  douteux. 

Tout  d'abord,  n'aurait-on  pas  dû  exposer  l'interprétation  historique 
de  notre épitre  d'après  ses  plus  récents  interprètes?  Il  n'est  pas  difficile 
de  montrer  que  l'application  que  Baur  en  a  faite  est  défectueuse,  mais, 
depuis  Baur,  n'a-t-on  pas  apporté  à  ses  vues  des  amendements  si  consi- 
dérables que  l'interprétation  historique  de  notre  épître  se  présente 
actuellement  sous  un  tout  autre  aspect?  Pourquoi  MM.  S.  et  H.  qui 
connaissent  le  Siècle  apostolique  de  WeizsHcker  ne  tiennent-ils  aucun 
compte  des  remarquables  chapitres  qu'il  a  consacrés  dans  ce  livre  à 
l'Épître  aux  Romains? M.  W.  réussit  à  reconstituer  la  situation  intérieure 
de  l'Église  de  Rome  au  moment  où  Paul  écrivait  sa  lettre  de  telle  ma- 
nière, qu'il  est  difficile  de  ne  pas  être  frappé  par  la  vraisemblance  du 
tableau  qu'il  en  fait.  L'épître  est  vraiment  placée  dans  les  circonstances 
qui  l'ont  fait  naître.  On  s'explique  ainsi  non  seulement  les  préoccupa- 
tions générales  qui  ont  dicté  à  l'apôtre  le  sujet  de  sa  lettre  mais  onaper- 


ANALYSES  ET  CO.MPTES  RENDUS  '    36.S 

çoil  aussi  les  raisons  particulières,  tirées  des  faits  et  de  l'état  d'esprit 
de  ses  lecteurs,  qui  font  que  Paul  soulève  telle  question  inattendue,  qu'il 
ne  va  pas  au  delà  d'un  certain  point,  ou  tourne  court  pour  s'engager  dans 
une  nouvelle  direction.  L'épilre  devient  dramatique  au  plus  haut  degré. 
On  voit  la  forte  pensée  de  l'apôtre  aux  prises  avec  ses  lecteurs,  luttant 
pour  les  convaincre.  Dans  ce  corps-à-corps,  elle  ne  perd  rien  de  son  unité 
organique,  elle  obéit  toujours  à  sa  logique  intérieure,  et  d'autre  part  elle 
se  montre  d'une  merveilleuse  souplesse,  excellant  à  parer  à  tous  les 
coups,  à  écarter  toutes  les  objections,  tout  en  avançant  sans  cesse  vers  le 
but  qu'elle  s'est  proposé.  C'est  ainsi  que  M.  W.  réussit  à  concilier  les 
deux  interprétations,  celle  qui  ne  voit  dans  notre  épître  que  le  dévelop- 
pement de  la  pensée  dogmatique  de  l'apôtre  et  celle  qui  veut  qu'elle  soit 
comme  les  autres  épîtres  un  écrit  de  circonstance. 

Encore  une  fois,  du  moment  qu'il  s'agissait  de  montrer  l'insuffisance 
de  l'explication  purement  historique  de  notre  épître,  pourquoi  s'en 
tenir  à  Baur  ?  Pourquoi  s'en  prendre  exclusivement  au  vieux  maître  quand 
on  avait  devant  soi  un  disciple  tel  que  M.  Weizsiicker?  MM.  S.  et  H.  ont 
voulu  être  impartiaux  et  conserver  des  deux  points  de  vue  rivaux  ce 
qu'ils  ont  de  vrai.  La  conséquence  de  cet  éclectisme  est  que,  d'une 
part,  on  ne  voit  pas  clairement  la  marche  de  la  pensée  de  l'apôtre;  l'en- 
semble reste  obscur  et  voilé  et,  d'autre  part,  on  ne  saisit  plus  le  lien  qui 
existe  entre  elle  et  les  circonstances  qui  la  motivent.  La  pensée  de 
l'apôtre  apparaît  ainsi  morcelée,  découpée  en  subdivisions  interminables 
et  sans  cohérence  interne.  Il  aurait  mieux  valu  se  faire  une  conception 
très  personnelle  de  l'épître  et  s'inquiéter  un  peu  moins  de  faire  à  chacun 
sa  juste  part.  Voilà,  croyons-nous,  la  principale  lacune  d'un  commentaire 
dont  le  détail  est  toujours  excellent,  et  qui  donne  des  paragraphes  isolés 
une  explication  généralement  claire  et  heureuse  si  celle  de  l'ensemble  ne 
satisfait  pas  entièrement. 

L'espace  nous  manque  pour  entrer  dans  les  détails.  Nous  aurions  plus 
d'une  réserve  à  faire.  Nous  nous  contenterons  d'une  dernière  observation. 
Pourquoi  nos  auteurs,  qui,  dans  leur  interprétation  des  termes  essentiels 
de  l'épître  tels  que  oâa-.o;,  B'.y.a-.csJvY;,  à;j.ap-(a,  ne  négligent  pas  de  discuter 
l'explication  qu'en  a  donnée  le  théologien  Ritschl,  tantôt  s'appropriant 
ses  vues  (p.  122)  et  tantôt  les  combattant  (p.  130),  ne  font-ils  aucune 
mention  des  vues  non  moins  intéressantes  et  plus  récentes  qu'à  émises 
M.  0.  Pfleiderer  sur  les  mêmes  points'?  Ce  savant  critique  n'a-t-il  pas 

1)  0.  Pfleiderer,  Der  Paulinismus,  1890. 


366  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

relevé  l'analogie  qui  existe  entre  les  notions  qu'expriment  les  termes 
dont  il  s'agit  et  les  notions  correspondantes  de  la  théologie  rabbinique? 
Ce  sont  là  des  vues  qu'il  valait  la  peine  de  discuter. 

Malgré  les  réserves  que  nous  avons  dû  faire,  nous  tenons  à  dire  encore 
une  fois  que  le  commentaire  de  MM.  Sanday  et  Headlam  est  l'un  des 
plus  riches  et  des  plus  utiles  qui  existent.  Il  lait  grand  honneur  à  la 
science  critique  anglaise  et  à  la  série  d'ouvrages  que  font  paraître 
MM.  T.  et  T.  Clark». 

Euûfène  de  Faye. 


Joseph  Jacobs.  —  Barlaam  and  Josaphat  —  English  lives 

of  Buddha.  — tJdlted  nnd  induced  hij  JosephJacobs  (Bibliothèque 
de  Carabas,  vol.  X).  Londres,  1896.  û.  Nutt. 

M.  Jacobs  a  choisi,  parmi  les  versions  anglaises  de  la  légende  de 
Barlaam  et  Josaphat,  le  récit  inséré  par  Caxton  dans  sa  Légende  dorée, 
et  un  poème  anonyme  en  sept  parties  publié  à  Londres  en  1783  :  l'un 
représente  la  première  forme  de  la  légende  publiée  en  Angleterre; 
l'autre,  insipide  et  incolore  à  souhait,  atteste  la  longue  popularité  des 
deux  saints  outre-Manche.  Les  deux  textes  réunis  donnent  au  total 
56  pages;  l'introduction  de  M.  Jacobs  en  compte  132.  M.  Jacobs  lui-même 
confesse  de  bonne  grâce  que  l'introduction  est  la  raison  d'être  du  volume  ; 
comme  il  avait  fait  déjà  pour  les  fables  de  Bidpai,  il  se  proposait  de  suivre 
l'histoire  du  Barlaam  à  travers  les  siècles,  les  langues  et  les  pays,  et  il 
avait  rassemblé  déjà  une  abondante  collection  de  matériaux  quand  parut 
la  savante  monographie  où  M.  Ernest  Kuhn  traitait  et  pour  ainsi  dire 
épuisait  le  sujet.  M.  Jacobs  ne  se  découragea  pas,  et  il  eut  raison.  Il 
restait  encore  une  utile  besogne  à  accomplir.  Le  travail  de  l'érudit 
allemand,  rédigé  sous  la  forme  compacte  et  touffue  où  la  science  germa- 
nique aime  à  s'enfermer,  avait  besoin  d'être  transposé  à  l'usage  du  grand 
public;  la  plume  alerte  et  humoristique  de  M.  Jacobs  excelle  à  ces  adap- 
tations. Grâce  à  lui,  les  amateurs  de  folklore  en  Angleterre  et  ailleurs 
s'orienteront  désormais  sans  peine  parmi  les  problèmes  nombreux  que 
pose  le  Barlaam  :  des  tableaux  synoptiques  dressés  avec  un  art  ingénieux 
et  sagement  distribués  à  travers  le  volume  permettent  d'embrasser  d'un 

2)  Voir  dans  la  Theologische  Literaturzeitimr/  (n°  11,  23  mai  1896)  un  article 
de  M.  Budde  sur  ua  commentaire  des  Juges  de  M.  Moore  dans  la  même  série. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  367 

seul  coup  d'œilun  groupe  de  faits  ou  de  données  (table  généalogique  des 
traductions  et  des  remaniements;  généalogie  de  la  parabole  des  Trois 
Cassettes;  ordonnance  comparée  des  principales  paraboles  dans  les  plus 
anciennes  versions;  la  parabole  de  l'Homme  au  Puits  sous  ses  divers 
aspects). 

M.  Jacobs  a  réparti  son  exposé  en  cinq  chapitres  :  le  Barlaam  grec  ; 
les  versions  orientales;  Barlaam  en  Inde;  les  Paraboles  de  Barlaam;  Bar- 
laam en  Europe.  Deux  appendices  donnent  l'analyse  comparée  de  la  lé- 
gende dans  les  anciennes  versions,  et  l'analyse  des  paraboles  accompa- 
gnée d'une  littérature  très  fournie,  sources,  imitations,  rapprochements. 
Si  extensive  que  fût  la  bibliographie  de  M.  Kuhn,  M.  Jacobs  ne  s'est  pas 
contenté  de  la  reproduire  servilement,  il  a  su  l'étendre  encore  et  l'enri- 
chir. Mais  c'est  la  discussion  des  origines  du  livre  qui  a  permis  à  M.  Ja- 
cobs de  laisser  un  libre  essor  à  sa  fantaisie  ingénieuse  et  de  déployer  ses 
ressources  personnelles.  M.  Kuhn  avait  cherché  à  démontrer  que  l'ori- 
ginal de  nos  Barlaams  avait  été  rédigé  en  langue  pehlvie  par  un  chré- 
tien de  Perse,  simplement  à  l'aide  des  traditions  orales  et  sans  le  secours 
d'un  texte  indien.  M.  Jacobs  repousse  cette  hypothèse  :  l'original  du 
Barlaam,  restitué  par  la  méthode  comparative,  ne  laisse  pas  transparaître 
une  inspiration  théologique  ;  la  recension  hébraïque,  sur  les  dix  paraboles 
supplémentaires  qu'elle  contient,  en  a  quatre  qui  se  ramènent  avec  certi- 
tude à  des  originaux  indiens.  Le  Barlaam  n'est  donc,  comme  le  Kalila 
et  Dimna,  qu'une  version  en  pehlvi  d'un  texte  indien,  et  datant  égale- 
ment du  règne  de  Ghosroès  ;  M.  Jacobs  connaît  même  le  titre  sanscrit  de 
l'original  :  Bhagavdn  Bodhisattvac  ca.  Cette  fois,  M.  Jacobs  en  sait  trop, 
et  les  folkloristes  avisés  se  garderont  d'introduire  dans  leurs  spéculations 
l'invention  de  leur  confrère  anglais. 

On  est  un  peu  surpris  de  voir,  dans  ces  recherches  sur  la  propagation 
et  l'altération  de  la  légende  bouddhique  en  Occident  à  travers  le  monde 
iranien,  constamment  négliger  un  facteur  qui  n'est  pas  sans  importance. 
Le  bouddhisme  avait  pris  pied  de  bonne  heure  en  Perse,  et  il  paraît  sy 
être  maintenu  jusqu'à  une  époque  tardive.  Le  roi  Açoka-Piyadasi,  dans 
ses  édits,  se  flatte  d'avoir  «  étendu  les  conquêtes  de  la  religion  chez  les 
Grecs,  dans  le  royaume  d'Antiochus  »  ;  le  concile  réuni  sous  son  règne 
passe  pour  avoir  délégué  Mahâ-Rakkhita  comme  missionnaire  chez  les 
Grecs;  les  textes  et  la  numismatique  démontrent  la  prospérité  du 
bouddhisme  dans  la  Bactriane  hellénisée.  Au  second  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne, la  Chine  reçoit  du  royaum.e  d'An-si,  communément  identifié 
avec  le  pays  des  Arsacides.    plusieurs  bouddhistes  instruits  qui  tradui- 


368  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

sent  les  textes  sacrés  en  chinois  (An  Ghen-kao,  An  Siouen).  Au  temps 
de  la  dynastie  des  Wei,  d'après  les  Annales  dynastiques,  il  y  avait  dans 
le  pays  de  Po-sse  (Perse)  des  tours  à  plusieurs  étages,  et  des  temples 
dédiés  au  Buddha.  En  530,  on  vint  apporter  du  royaume  de  Pousse  à 
l'empereur  Ou-ti  des  Liang  une  dent  du  Buddha.  Un  siècle  plus  lard, 
au  témoignage  de  Hiouen-tsang,  le  royaume  de  Po-la-sse  (Perse)  a  deux 
ou  trois  couvents  bouddhiques,  où  Ton  compte  plusieurs  centaines  de 
rehgieux  qui  se  rattachent  à  l'école  Sarvàstivàda  ;  le  pot  de  Çakya  Buddha 
se  trouve  dans  le  palais  du  roi.  Nous  savons  d'autre  part,  par  les  controver- 
sistes  chrétiens,  que  le  maître  de  Manôs,  Terebinthus,  en  passant  de  la  Pa- 
lestine à  la  Perse,  prit  le  nom  deBouddas^et  qu'un  disciple  de  Manès  en 
Perse  fit  de  même  :  Tun  et  l'autre  évidemment  voulaient  détourner  au 
profit  de  leur  doctrine  le  prestige  d'un  nom  consacré.  Un  ouvrage  do 
Manès,  cité  par  Albiruni  {Chronologij,  trad.  Sachau,  p.  190)  nomme 
comme  les  auteurs  des  trois  révélations  antérieures  Buddha  dans  l'Inde, 
Zoroastre  en  Perse,  Jésus  en  Occident  :  il  visait  évidemment  par  cette 
triple  filiation  à  grouper  autour  de  lui  les  trois  communautés  religieuses 
qui  constituaient  le  monde  iranien  au  m^  siècle.  Détachés  de  l'Église  in- 
dienne par  les  révolutions  politiques  de  l'Asie  centrale,  les  bouddhistes 
de  l'Iran  étaient  hors  d'état  de  préserver  la  pureté  de  leurs  traditions 
contre  les  influences  étrangères.  La  biographie  du  Maître  dut  s'altérer 
ainsi,  et  notre  Barlaam  peut  bien  n'être  qu'un  reflet  de  cette  transfor- 
mation ;  il  n'est  pas  nécessaire,  en  tout  cas,  que  les  matériaux  mis  en 
œuvre  par  l'auteur  du  premier  Barlaam  lui  soient  venus  directement  et 
immédiatement  de  l'Inde'. 

Sylvain  Lévi. 


H.  d'Arbois  de  Jubainville.  —  Études  sur  le  droit  celtique. 

(Tomes  I  et  II.  Paris,  Thorin,  1895-1896.  Tomes  VII  et  VIII  du  cours 
de  Littérature  celtique.) 

L'importance  du  droit  celtique  en  lui-même  et  pour  l'histoire  de  la 
civilisation  indo-européenne  est  aujourd'hui  généralement  reconnue,  en 
dehors  même  du  groupe  des  celtistes,  grâce  surtout  aux  retentissants 

1)  M.  Jacobs  n'est  pas  un  spécialiste,  et  il  y  aurait  mauvaise  grâce  à  lui  re- 
proclier  ses  erreurs  de  transcription,  un  peu  trop  nombreuses  peut-être.  A  côté 
de  ces  fautes,  il  est  fâcheux  de  rencontrer  Bournouf  (p.  lxiii)  et  l'auteur  des 
célèbres  Décades  de  l'Asie  appelé  deux  fois  Do  Conto  (xui  et  xlih). 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  369 

travaux  de  Sumner  Maine.  Ce  qui  a  jusqu'ici  arrêté  le  développement 
de  ce  genre  d'études,  c'est  qu'il  exige  non  seuleuient  une  connaisrance 
sérieuse  du  droit  et  de  l'histoire,  mais  encore  une  étude  approfondie  des 
langues  celtiques  et,  en  particulier,  du  vieil  et  du  moyen-irlandais  : 
qualités  rarement  réunies  et  que  possède  à  un  haut  degré  l'auteur  de 
ces  deux  volumes.  Historien  et  linguiste,  M.  d'Arhois  de  Jubainville  était 
mieux  préparé  que  personne  par  ses  travaux  antérieurs  à  aborder  les 
problèmes  aussi  intéressants  qu'ardus  et  complexes  que  présente  le  droit 
celtique. 

Ces  deux  volumes  sont  le  résumé  d'un  enseignement  qui  s'est  pour- 
suivi au  Collège  de  France  pendant  une  dizaine  d'années.  Diverses  par- 
ties en  ont  déjà  été  publiées  dans  la.  Nouvelle  Revue  historique  du  droit 
français  et  étranger,  dans  la  Revue  générale  du  droit,  dans  la  Revue 
celtique.  On  se  trouve  donc  en  présence  d'une  collection  d'études  de 
nature  et  d'im.portance  diverses,  indépendantes,  en  partie  du  moins,  les 
unes  des  autres.  On  serait,  en  conséquence,  mal  fondé  à  demander 
compte  à  l'auteur  des  raisons  qui  ont  présidé  à  la  disposition  des  ma- 
tières et  à  la  composition  de  son  recueil.  On  peut  cependant  regretter 
de  ne  pas  trouver  en  tète  de  la  Première  'partie  une  étude  sur  les  sour- 
ces du  droit  irlandais  ou,  tout  au  moins,  sur  la  date  de  la  composition 
des  lois  en  langue  gaélique.  Cette  étude  se  trouve  précisément  former 
le  chapitre  II  de  la  Deuxième  partie  du  tome  I,  à  laquelle  elle  sert  d'in- 
troduction, sous  le  titre  de  Date  de  la  rédaction  du  Senclius  môr.  Le 
Senckus  môr  (grand  recueil  d'antiquités)  est,  en  effet,  le  plus  impor- 
tant des  morceaux  publiés  dans  les  quatre  volumes  des  Ancient  laws  of 
Ireland^.  Or,  le  plus  ancien  manuscrit  du  Senchus  date  du  xiv^  siècle. 
Si  la  composition  de  ce  recueil  n'était  pas  plus  ancienne,  sa  valeur  de- 
viendrait plus  contestable  et  la  critique  n'en  aborderait  l'étude  qu'avec 
précaution.  Mais  tout  le  monde  est  d'accord  pour  la  reporter  à  une  date 
antérieure. 

Précédemment,  dans  la  Nouvelle  Revue  historique  du  droit  français 
et  étranger  (4^  année,  p.  159),  M.  d'Arbois  de  Jubainville  admettait, 
comme  les  éditeurs  du  Senchus  môr,  la  tradition  irlandaise  suivant  la- 
quelle la  rédaction  du  recueil  serait  antérieure  à  saint  Patrice,  sauf 
quelques  retouches  dues  à  l'influence  de  l'apôtre  de  l'Irlande.  Aujour- 
d'hui, il  est  d'avis  que  le  Senchus  a  dii  être  composé  vers  l'an  800,  dans 
les  premières  années  du  ix«  siècle,  en  exceptant  naturellement  une 

1)  Ancient  laws  and  institutes  of  Ireland,  4  vol.,  1865-1880. 

25 


370  REVUE    UE    LIUSTurUE  DES    RELIGIONS 

partie  des  gloses  qui  sont  beaucoup  plus  récentes  et  peut-être  de  l'épo- 
que des  manuscrits.  Il  apporte  à  l'appui  de  son  opinion  des  raisons  de 
nature  et  de  valeur  diverses. 

11  fait  remarquer  tout  d'abord  que  le  texte  du  Senchus  était  connu 
avant  HOO.  Il  est,  en  effet,  cité,  suivant  l'expression  de  l'auteur,  dans 
un  manuscrit  de  cette  date,  le  Lebar  na  hUidre  et  dans  un  autre  à  peu 
près  contemporain  de  ce  dernier,  le  Liber  Hymnorum.  En  réalité,  il  ne 
s'agit  pas  d'une  citation,  mais  bien  d'un  court  passage  commun  au  Sen- 
chus et  à  ces  deux  manuscrits.  On  ne  saurait  en  conclure  qu'une  chose, 
c'est  que  certains  textes  de  droit  étaient  connus  antérieurement  à  1100, 
ce  qui  n'a  rien  que  de  naturel,  le  droit  irlandais  ayant  eu  une  longue 
existence  traditionnelle,  avant  d'être  codifié.  L'auteur  coirobore  son  ar- 
gumentation par  une  observation  de  linguistique.  Le  Senchus  emploie 
dans  le  passage  en  question  le  prétérit  en  -t,  do-sn-acht  [il  les  emmena)^ 
tandis  que  dans  les  deux  autres  manuscrits  on  trouve  l'équivalent 
do-s-immaig  :  le  prétérit  en  -t,  dosnacht,  n'était  donc  plus  bien  compris 
au  commencement  du  xii*  siècle,  ce  qui  indique  pour  le  Senchus  une  lan- 
gue plus  archaïque  et  par  conséquent  lui  assigne  une  date  plus  ancienne 
que  celle  des  manuscrits  en  question.  Pour  que  l'argument  eût  toute  sa 
valeur  et  eût  force  de  preuve,  il  aurait  fallu  que  les  prétérits  en  t  fus- 
sent réellement  tombés  en  désuétude  au  xi-xiie  siècle.  Or,  ils  sont  en 
pleine  vigueur  non  seulement  dans  la  Vie  tripartite  de  saint  Patrice  qui 
remonte  au  ix»  siècle',  mais  même  dans  les  Homélies  tirées  du  Lea- 
bhar  breac,  manuscrit  du  xiv*  siècle,  et  les  Vies  des  saints  tirées  du 
Livre  de  Lismore,  manuscrit  du  xv^ 

Une  preuve  plus  imposante  est  tirée  de  l'état  de  la  civilisation  en  Ir- 
lande telle  qu'elle  apparaît  dans  le  recueil  :  il  n'y  est  jamais  question  de 
monnaie  métallique.  La  monnaie  de  compte  c'est  :  cumal  (femme  es- 
clave), sét  (bêtes  à  corne),  rniacli  (sac  d'orge).  Or,  c'est  dans  la  seconde 
moitié  du  x"  siècle  que  le  jxinginn  (penny  d'argent)  apparaît,  frappé  et 
mis  en  circulation  par  les  rois  vikings  de  Dublin.  Le  Senchus  serait  donc 
antérieur  à  cette  époque.  Comme  il  est  peu  probable,  suivant  M.  Arbois 
de  Jubainville,  qu'un  document  aussi  considérable  ait  été  compilé  à  une 
époque  de  guerres  et  de  dévastations  continuelles  comme  les  ix-x«  siècles, 
on  peut  supposer  avec  vraisemblance  que  la  rédaction  remonte  plus  haut, 
au  moins  à  la  tin  du  viii^  ou  au  commencement  du  ix*  siècle  '. 

1)  Tripartite.  life  of  Patrick,  parti,  p.  lxxxvi. 

2)  Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'arrêter  à  celte  dernière  considération  qui  pourrait  se 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  371 

L'argument  paraît  spécieux  et,  de  prime  abord,  décisif.  Ce  qui  en  fait 
la  faiblesse,  c'est  qu'on  pourrait  tout  aussi  bien  s'en  servir  pour  établir 
que  le  Senchus  môr  est  antérieur  au  christianisme  en  Irlande  et  même 
à  la  conquête  de  l'Ile  de  Bretagne  par  les  Romains,  ce  que  personne  ne 
songe  à  soutenir.  Les  Celtes  d'Irlande  seraient,  en  effet,  au  ix^  siècle, 
dans  le  même  état  de  civilisation  matérielle  que  les  Celtes  de  Bretagne, 
à  l'époque  de  la  conquête  romaine  sous  Claude. 

Chez  les  Bretons  insulaires  comme  chez  les  Celtes  en  général,  et  chez 
les  Germains,  au  début  de  l'ère  chrétienne,  la  richesse  consistait  sur- 
tout en  bétail  :  c'était  là,  en  quelque  sorte,  comme  chez  les  anciens  Latins 
(pecunia)^  la  monnaie  courante.  Cet  état  de  choses  a  persisté  incontesta- 
blement dans  l'île  de  Bretagne,  pendant  la  conquête  romaine  et  même 
après.  Mais  de  bonne  heure  il  s'est  établi  un  compromis  entre  le  système 
ancien  d'échange  en  nature  et  le  système  d'échange  monétaire  introduit 
et  vulgarisé  par  les  conquérants.  Les  monnaies  avaient  pour  garantie  et 
équivalent  soit  les  biens  meubles  dont  le  bétail  constituait  la  partie  prin- 
cipale, soit  les  terres.  C'est  ce  qui  explique  que  le  terme  monétaire  latin 
scrupulum  {sci'ùp'lu-)  ou  scripulum  soit  arrivée  à  avoir  chez  les  Gallois 
{ysgrubl,  ysgryhyl)  le  sens  de  bétail,  bête  de  labour.  En  vieux-gallois 
scinbl  est  une  monnaie.  En  Bretagne  continentale,  dans  le  cartulaire  de 
Landevennec,  il  est  question  d'une  donation  de  terres  d'une  contenance 
de  12  scripuli  {%  22).  Pour  des  raisons  analogues,  le  mot  soi  dus  [soli- 
dus)^  gallois  swllt  (valeur  de  un  shelling),  désigne  aujourd'hui,  en  Bre- 
tagne armoricaine,  sous  le  forme  saoïit  z^z"  soit  -,  le  bétail  en  général.  Le 
terme  générique  pour  le  bétail,  en  Galles,  comme  dans  la  Cornouaille 
anglaise,  gioûrthec,  vient  vraisemblablement  de  la  même  racine  que  le 
latin  verto  {gwarthec  z=.verticu)  et  indique  un  objet  d'échange.  Dans  les 
lois  galloises  qui  ont  été  codifiées  à  la  fin  du  x^  siècle  et  conservées  dans 
des  manuscrits  dont  le  plus  ancien  remonte  au  xii'',  les  évaluations  sont 
régulièrement  faites  en  têtes  de  bétail  ^ 


retourner  contre  l'auteur.  Si  on  a  éprouvé  le  besoin  de  codifier  le  droit  coutu- 
mier,  c'est  que  peut-être  l'application  en  devenait  plus  difficile  au  milieu  des 
invasions  Scandinaves  et  de  l'état  d'anarchie  qui  en  était  la  conséquence. 

1)  Pecunia  a  eu  souvent  ce  sens  dans  des  textes  de  l'époque  mérovingienne 
et  carolingienne  (v.  Ducange). 

2)  Swltt  a  eu  aussi,  en  gallois,  le  sens  de  trésor;  en  breton,  il  a,  au  moyen 
âge,  désigné  peut-être  une  propriété  territoriale,  analogue  au  ^scus  de  l'époque 
carolingienne  (J.  Loth,  Bévue  celtique,  IX,  p.  272). 

3)  Sur  ces  questions  chez  les  Bretons  insulaires,  cf.  J.  Loth,  Les  mots  latins 


^""2  REVUE    DE    l'histoire    DES    KELiGION'S 

Chez  les  Anglo-Saxons,  chez  lesquels  la  circulation  monétaire  était  assez 
active  *,  le  mot  feoh  a  souvent  le  sens  de  monnaie-  et  son  sens  propre  est 
cependant  bétail. 

Dira-t-onque  l'Irlande  était  dans  une  situation  différente  et  qu'elle  est 
restée  complètement  isolée  du  monde  romain?  Ce  serait  non  seulement 
heurter  du  front  la  vraisemblance  mais  encore  se  mettre  en  contradic- 
tion avec  l'archéologie  et  l'histoire.  Si  l'Irlande  n'a  pas  été  conquise  par 
les  Romains,  qui  en  jugeaient  la  conquête  facile  et  l'auraient  certaine- 
ment accomplie  s'ils  n'en  avaient  été  détournés  par  le  souci  d'intérêts 
plus  immédiats  et  plus  vitaux,  elle  aétéalteinte  par  leur  influence  direc- 
tement peut-être,  assurément  par  l'intermédiaire  des  Bretons.  Rien 
n'était,  a  priori,  plus  naturel.  Les  côtes  de  la  Calédonie  et  de  l'Irlande 
se  touchent  presque  au  nord;  nulle  part  l'Irlande  n'est  bien  éloignée 
des  côtes  de  la  Bretagne.  A  l'époque  romaine,  les  Scots  s'élablissent  en 
Calédonie.  Ils  ont  formé  sur  les  côtes  ouest  et  sud-ouest  de  l'ile  d'autres 
établissements  auxquels  les  Bretons  ont  mis  lin,  les  armes  à  la  main.  Le 
christianisme  leur  a  été  apporté  parles  Bretons  et  les  rapports  entre  les 
monastères  irlandais  et  insulaires  n'ont  jamais  cessé.  Si  les  Gaëls  ont 
pris  pied  en  Bretagne,  les  Bretons  eux  aussi  sont  allés  en  Irlande  non 
seulement  comme  missionnaires,  mais  comme  envahisseurs.  UFpistola 
de  saint  Patrice  au  roi  breton  Goroticus,  que  ce  personnage  soit  un  roi 
du  pays  de  Galles  même  ou,  ce  qui  est  plus  probable,  un  roi  de  Stat-Clutr 
ou  des  Bretons  du  nord,  prouve  nettement  qu'au  v*  siècle  encore  les  Bre- 
tons envoyaient  des  expéditions  en  Hibernie  et  en  emmenaient  de  nom- 
breux esclaves  sans  distinction  de  religion.  Les  mots  latins  passés  en  ir- 
landais, et  dont  les  plus  importants  ont  été  transmis  parles  Bretons,  sont 
une  preuve  palpable  de  l'influence  exercée  par  la  civilisation  romaine, 
payenne  et  chrétienne'.  Il  serait  bien  étrange  que  dans  ces  conditions 
l'Irlande  du  ix*^  siècle  en  fût  restée,  au  point  de  vue  matériel,  à  l'état  où 
elle  se  trouvait  avant  l'ère  chrétienne.  Ces  présomptions  sont  confirmées 
par  les  découvertes  archéologiques  et  par  des  témoignages  irrécusables, 

dans  les  langues  brittoniques,  avec  une  introduction  sur  la  romanisation  de  l'île 
de  Bretagne,  Paris,  Bouillon,  1892,  surtout  pp.  45-46,  209,  215-216. 

1)  Paul,  Grundriss  der  Germ.  PhiloL,  II,  p.  33. 

2)  Dans  les  lois  d'Alfred,  par  exemple  {Ancient  laws  and  institutes  of  England, 
V.  Glossary  au  mot  feoh). 

3)  Cf.  Gûterbock,  Bemerkungen  iiber  die  lateinischen  Lchnworter  im  irischen, 
passimetsurtout,  pp.  9fetsuiv. — Cf.  WliitleyStokes,  Tripartitelife,  I.p.cxLtv- 
cxcvii,  passim. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  373 

qui  nous  montrent  l'Irlande  en  relations  commerciales  suivies  avec  le 
monde  romain.  Tout  le  long  de  la  côte  orientale,  on  a  trouvé,  en  abon- 
dance, des  monnaies  romaines  allant  de  Néron  àHonorius.  A  Coleraine, 
on  a  découvert,  en  1884,  deux  mille  pièces  de  monnaies  et  deux  cents 
onces  d'argent.  Plusieurs  de  ces  monnaies  dataient  de  l'époque  de  la  Ré- 
publique ^  L'influx  monétaire  a  sans  doute  été  moins  actif  pendant  la 
période  troublée  qui  suit  le  départ  des  Romains,  mais  n'a  pu  cesser 
complètement.  Les  relations  avec  l'île  de  Bretagne  ont  été  interrompues. 
Les  Anglo-Saxons  même  ont  largement  subi  l'influence  des  Scots  au  point 
de  vue  religieux  et  intellectuel.  Il  a  dû  en  être  de  même  sur  le  terrain 
commercial  *.  L'Irlande  commerçait  aussi  avec  la  Gaule.  Quand  les  Francs 
veulent  se  débarrasser  de  Golumban  et  lui  faire  reprendre  le  chemin  de 
sa  patrie,  les  autorités  de  Nantes  ont  sous  la  main  un  navire  quœ  Scot- 
tarum  commercia  vexerat  ^  Enfin  des  textes  irlandais  antérieurs  même 
à  l'époque  à  laquelle  M.  d'Arbois  de  Jubainville  fait  remonter  la  rédac- 
tion du  Senchus  môr  font  mention  de  monnaies.  Sans  parler  des  solidi 
mentionnés  dans  VEpistola  ad  Coroticiim  attribuée  avec  vraisemblance 
à  Patrice  lui-même,  il  est  question  dans  la  Confessio  du  saint  d'un  dime- 
dio  scriptuli  *.  Or,  le  scripulus  est  également  représenté  sous  la  forme 
irlandaise  de  screpiil  dans  le  Glossaire  de  Cormac,  dont  il  sera  question 
plus  loin.  La  collection  des  canons  irlandais,  qui  dale  de  la  fin  du  vii^ou 
du  commencement  du  viii'=  siècle,  connaît  également  ce  terme  ^  :  testamen- 
tum  episcopi  sive principis  est  X  scriptuli  sacerdoti^. 

Le  sens  étymologique  des  mots  cumal  (femme  esclave,  servante),  et  de 
hô  i^vache)  ne  doit  pas  nous  faire  illusion.  Ces  termes  représentent  une- 

1)  G.  T.  Stokes,  Ireland  and  Ihe  Celtic  Church,  London,  Hodder,  1886,  pp.  15- 
16.  Ces  données  sont  tirées  des  Proceedings  of  the  Royal  irish  Academy ,  t.  II, 
184-190;  V,  199,  VI,  442,  526;  v.  Index  au  volume  VII. 

2)  Le  commerce  des  esclaves  était  notamment  florissant  chez  les  Anglo-Saxons. 
C'était  un  des  principaux  articles  d'exportation  chez  ces  peuples  qui  paraissent 
avoir  eu  autant  de  goût  pour  la  traite  des  blancs  que  les  Anglais  du  xix*  affec- 
tent d'aversion  pour  celle  des  noirs  :  ils  vendaient  sans  scrupule  leurs  compa- 
triotes libres  ou  esclaves,  jusqu'à  leurs  propres  enfants  {Laws  and  imtilutes  of 
England,  p.  21,  §  12;  cf.  Loisd'Ine.) 

3)  Jonas,  Vita  S.  Columbani,  cap.xxii  (cité  d'après  O'Curry,  On  the  manners 
and  cuslorns  of  the  ancient  Irish,  I,  p.  xvii). 

4)  Whilley  Stokes,  Tripart.  life,  p.  378,  ligne  22,  372,  1.  9. 

5)  Wasserschleben,  Irische  Kanonensammlung,  p.  119,  cap.  vi,  vir  ;  p.  154 
cap.  ir;  p.  125,  cap.  xxvi.  Il  s'agit,  bien  entendu,  de  passages  tirés  des  synodes 
irlandais  et  non  de  citations  étrangères. 

6)  Ibid.,  p.  184,  cap.  iv. 


374  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

valeur  fixe  soit  en  métal  brut'  ou  monnayé, soit  en  bétail,  soit  en  terres, 
soit  même  en  vêtements  et  en  vaisselle-.  La  cumal,  en  vieil- irlandais, 
est  l'équivalent  de  trois  vaches  ^,  une  monnaie  de  cette  valeur  *,  ou,  comme 
le  scripulus,  chez  les  Bretons,  représente  une  valeur  enterres'.  On  lit  dans 
les  canons  irlandais  :  «  Princeps  in  sua  morte  potestcommendarepi'efiMm 
ancillae  (c'est  lecuma/)sivedemobili  substantiasivedeagro*.  »  Si  le^en- 
chus  môr  ne  précise  pas  la  valeur  exacte  des  termes  d'échange  cumal  et 
bô,  c'est  que  sans  doute  elle  ne  faisait  doute  pour  personne  et  était  claire 
pour  tout  le  monde  suivant  la  nature  de  l'objet  auquel  ils  s'appliquaient. 
M.  d'Arbois  de  Jubainville  invoque  encore  en  faveur  de  son  opinion 
le  fait  qu'on  trouve  des  citations  du  Senchus  môr  dans  le  Glossaire  dit 
de  Cormac^  du  nom  du  prince-évêque  de  Gashel  qui  fut  tué  dans  une 
bataille  en  907.  Les  deux  plus  anciens  manuscrits  de  ce  glossaire  sont 
deux  manuscrits  incomplets  du  xii°  siècle.  Le  manuscrit  complet  le  plus 
ancien  est  du  xiv  siècle.  Le  Glossaire,  tel  que  nous  le  possédons,  re- 
monte-t-il  à  Gormac?  M.  d'Arbois  de  Jubainville  le  croit  et  en  donne  des 
raisons  assurément  ingénieuses,  mais  qui  prévaudront  difficilement  contre 
l'impression  que  donne  la  langue  de  ce  glossaire.  Un  bon  juge  en  pa- 
reille matière,  M.  Whitley  Stokes,  ne  croit  pas  qu'il  ait  été  composé 
avant  lexi^  siècle '. 

1)  Dans  les,  morceaux  épiques,  par  exemple  :  cumala  derg-ôir,  des  cumals 
d'or  rouge  (O'Curry,  Lectures,  lU,  p.  514).  Sur  les  métaux  précieux  en  Irlande, 
cf.  Whitley  Stokes,  Tripart.  life,  I,  p.  cxvi. 

2)  Chez  les  Scandinaves,  c'était  un  des  objets  d'échange.  Dans  le  morceaux 
épique  connu  sous  le  nom  de  Cath  Ruis  na  rîg  (Bataille  de  Ross  na  rîg),  la 
reine  Medb  emporte  avec  elle  d'une  expédition  sur  les  terres  ennemies,  du 
bétail,  des  vêtements,  de  l'or  et  de  l'argent  {éd.  Hogan,  p.  4).  Cf.  Trip.  life,  p.  340 

3)  Tripart.  life,  p.  340.  C'est  aussi  l'opinion  d'O'Curry.  Parfois  sa  valeur 
paraît  plus  considérable. 

4)  Tripart.  life  (Livre  d'Armagh,  additions  à  Tirechân,  p.  340). 

5)  Cormac's  Glossary,  p.  146  :  au  mol  roga  :  cumal  senorba,  une  cumal  de 
vieilles  terres.  Pour  ce  sens  de  sen-orba,  cf.  oc  buain  orba,  moissonnant  une 
ferme  {Trip.  life,  p.  236,  1.  1). 

6)  Wasserschleben,  Irische  Kanon.,  p.  184,  cap.  4.  Il  est  également  question 
dans  le  livre  d'Armagh  de  octo  campi  pondéra,  id  est,  vaccas  campi  oclo  {Trip. 
life,  addition  à  Tirechân).  Le  screpul  et  le  pingin  représentent  aussi  un  poids 
déterminé  de  blé  {Cormac  Glossary,  au  mot  puingcne).  L'once  {unga,  uingé) 
apparaît  souvent  en  vieil-irlandais  {Grammat.  celt.^,  p.  312,  1076,  304,  302, 
303).  Le  mot  existe  en  anglo-saxon  {yntse).  Il  n'est  connu  en  gallois  qu'au  moyen 
âge  sous  une  forme  savante  :  uncyn,  luncyn  {Meddygon  Mydfai,  p.  131,  134). 

7)  On  the  Bodleian  fragment  of  Cormac  Glossary  (Philol.  Society  of  London, 
1891-1892). 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  375 

Si  M.  d'Arbois  de  Jubainville  n'a  pas  démontré  d'une  façon  irréfragable 
que  la  rédaction  du  Senchus  môr  remonte  à  l'an  800  environ,  il  résulte 
néanmoins  de  son  argumentation  et  surtout  de  l'étude  approfondie  du 
texte  dont  il  nous  donne  les  résultats  dans  ces  deux  volumes,  qu'elle  ne 
saurait  être  de  beaucoup  postérieure  à  cette  date.  En  la  plaçant  entre 
le  commencement  du  ixe  et  la  fm  du  xe  siècle,  on  ne  risquerait  guère  de 
se  tromper.  Stubbs  *  parait  se  ranger,  sur  ce  point,  à  l'opinion  de  Told  ; 
il  ne  serait  pas  impossible,  d'après  lui,  qu'un  recueil  de  ce  genre  ait  pu 
être  commencé  du  temps  de  saint  Patrice,  mais  le  Senchus  ne  saurait 
prétendre  à  cette  antiquité,  quoique  les  parties  les  plus  récentes  ne  pussent 
être  postérieures  au  ix<^  ou  au  x^  siècle.  Zimmer  ne  croit  pas  que  le  Senchus 
remonte  plus  haut  que  la  fin  du  x^  siècle,  mais  son  opinion  repose  en 
grande  partie  sur  l'interprétation  des  mots  herla  féni  qu'il  traduit  par 
langue  des  vikings,  ce  qui  est  absolument  inadmissible  et  rejeté  par 
tous  lesceltistes*. 

Que  le  Senchus  remonte  d'ailleurs  au  commencement  du  ix*  ou  à  la  fin 
du  xe,  son  importance  est  capitale  pour  l'histoire  du  celtique.  Il  est  in- 
contestable qu'aucun  autre  document  ne  le  reflète  avec  plus  de  fidélité. 
Le  droit  celtique  dans  le  Senchus  paraît  avoir  fort  peu  subi  l'influence 
chrétienne,  incontestablement  moins  que  dans  les  lois  galloises  si  re- 
marquables cependant  à  divers  titres  et  supérieures  au  point  de  vue  du 
sens  juridique,  si  je  ne  me  trompe,  aux  lois  irlandaises  elles-mêmes. 
Pour  comprendre  qu'après  plusieurs  siècles  de  christianisme  le  droit 
celtique  ait  pu  être  codifié  avec  cette  sûreté,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il 
existait,  en  Irlande,  une  classe  de  juges,  jouant  le  rôle  d'arbitres  et  d'in- 
terprètes de  la  coutume  '.  Le  caractère  traditionnel,  la  transmission 
orale  se  marque  fortement  dans  la  langue  du  Senchus,  par  des  traces 
d'allitération,  des  expressions  proverbiales,  des  sentences  courtes,  quel- 
quefois énigmatiques,  évidemment  destinées  à  aider  la  mémoire  en  frap- 


i)  Haddan  and  Stubbs,  Councils  and  ecclesiastical  documents  relating  to 
Ireland  and  Great-Britaln,   vol.  II,  ^jart  II,  p.  338,  note. 

2)  Keltische  Beitrâge,  p.  87  {Zeitschrift  fur  deutsches  Aller thum  und  deutsche 
Litteratur,  t.  XXXV,  1897).  Reposant  sur  une  erreur  capitale  et  fausse  dans 
ses  résultats,  l'élude  de  Zimraer  n'en  est  pas  moins  très  suggestive  pour  ces 
temps  troublés  du  ix«  et  du  xe,  en  Irlande. 

3)  En  vieil-irlandais,  le  nom  du  juge  est  au  nominatif  brithem,  génitif 
brithemon,  nomin.  plur.  brithemain,  ce  qui  aboutit  en  irlandais  moderne 
à  breho,  avec  un  o  légèrement  nasal,  et  brehnn,  d'où  l'expression  lois  den 
Bréhons. 


370  RKVUK    DE    t/bISTOIRE    DES    RELIflIONS 

panl  l'oreille  et  rimaginalion  et  qui  devaient  être  expliquée  par  le  maî- 
tre, dépositaire  de  la  science  juridique*. 

Le  premier  de  ces  deux  volumes  d'étude  de  droit  celtique  eât  celui 
qui  est  de  nature  à  intéresser  le  plus  grand  nombre  des  lecteurs.  Il  est 
divisé  en  deux  parties.  La  première,  de  beaucoup  la  plus  étendue,  traite 
des  différences  fondamentales  entre  le  droit  celtique  et  les  doctrines  juri- 
diques modernes,  et  se  subdivise  en  cinq  chapitres  :  le  premier  a  pour 
objet  la  conception  de  l'Etat  chez  les  Celles  et  les  rapports  entre  les 
constitutions  de  la  société  et  la  notion  de  la  vie  future.  Le  second  a  pour 
titre  :  Le  serment  par  les  forces  de  la  nature.  Le  troisième  est  consacré 
au  jugement  de  l'eau  ;  le  quatrième  au  duel  ;  lecinquième,  leplusétendu, 
le  morceau  capital  de  cette  première  partie,  puisqu'il  discute  les 
principes  constitutifs  de  la  société  et  de  la  famille  celtiques,  traite 
de  la  composition  en  général,  principalement  de  la  composition  pour 
meurtre. 

Chapitre  i.  —  M.  d'Arbois  de  Jubainville,  d'accord  avec  tous  les  bons 
esprits  qui  se  sont  occupés  de  cette  question*,  établit  que  chez  les  Celtes, 
contrairement  à  la  théorie  moderne,  l'État  n'intervient  pas  dans  les  rap- 
ports des  citoyens  entre  eux.  Les  familles  qui  le  composent  règlent  à  leur 
gré  leurs  relations  entre  elles.  Si  les  deux  parties  ne  s'entendent  pas  pour 
accepter  un  arbitrage,  elles  recourent  légalement  soit  au  duel,  soit  aux 
ordalies.  Les  Celtes  n'avaient  pas,  en  ce  monde-ci,  la  vindicte  publique, 
à  moins  qu'il  ne  s'agît  de  crime  contre  l'État.  L'autre  monde,  pour  eux, 
est  une  image  de  celui-ci.  Il  n'existe  pas  plus  dans  l'un  que  dans 
l'autre  un  pouvoir  suprême  punissant  le  méchant  et  récompensant 
l'iiomme  vertueux.  C'est  au  particulier  ou  à  sa  famille  à  poursuivre  la 
réparation  des  dommages  dont  il  a  à  se  plaindre  et  qui  ne  cessent  pas 
avec  la  mort  :  Valère-Maxime  ne  nous  dit-il  pas  que  les  dettes  non 
payées  continuent  à  être  dues  au  delà  du  tombeau  (I,  ii,  c.  §  10;  édit, 
Teubner-Halm  ;  cité  d'après  Études  celtiques,  I,  p.  7).  Il  y  a  peut-être 
quelque  exagération  à  affirmer  la  complète  similitude  de  la  vie  sociale 
dans  ce  monde-ci  et  dans  l'autre.  Si  la  vie  future  devait  être  complète- 
ment l'image  de  celle-ci,  on  ne  concevrait  pas  la  conception  chez  les 

1)  Oa  remarque  les  mêmes  particularités  dans  les  lois  galloises.  Les  expres- 
sions frappantes,  bizarres  même  dans  leur  concision,  y  abondent.  C'est  ainsi 
que  le  mol  untroedioc  (animal  à  un  pied)  désigne  les  quadrupèdes  qui  perdent 
toute  valeur,  s'ils  viennent  à  êlre  privés  de  l'usage  d'un  pied. 

2)  Cf.  G.  Slokes,  History  of  Ireland  and  the  Celtic  Church.  L'auteur  n'est  pas 
un  celtiste,  mais  c'est  un  historien  judicieux  et  impartial,  d'une  érudition  solide. 


ANALYSES   ET  COMPTES  RENDUS  377 

Bretons  comme  chez  les  Irlandais  anciens,  d'une  sorte  de  paradis  celtique, 
d'une  lerre  de  l'éteinelle  jeunesse  dont  la  mort  ni  la  vieillesse  n'appro- 
chent et  à  laquelle  de  leur  vivant  même  certains  héros  privilégiés  ont  été 
appelés.  Cette  part  faite  à  l'imagination  celtique,  la  théorie  de  l'auteur 
est  des  plus  justes  et  ues  mieux  fondées. 

Chapitre  ii.  —  M.  d'Arbois  de  Jubainville  établit  par  de  curieux 
exemples  que  les  anciens  Celtes  avaient  coutume  de  jurer  par  le  ciel,  la 
terre  et  l'eau.  Il  y  a,  à  mon  avis,  un  souvenir  et  une  adaptation  du  ser- 
ment payen  dans  l'hymne  irlandaise  connue  sous  !e  nom  de  Lorica 
Patricii.  Les  paroles  de  Conchobar  (le  ciel  est  au-dessus  de  nous,  la 
lerre  est  au-dessous  de  nous,  la  terre  tout  autour  nous  environne)  y 
semblent  parodiées  par  ;  Christ  est  au-dessous  de  moi,  Christ  au-dessus 
de  moi,  Christ  à  ma  droite,  Christ  à  ma  gauche'. 

Le  serinent  de  Loegaire  que  l'auteur  rapporte  d'après  le  morceau 
connu  sous  le  nom  de  Bôroma  est  donné  aussi  dans  les  Annales  des 
quatre  maîtres,  à  l'an  467.  Il  y  invoque  comme  garanties  le  soleil^  les 
vents  et  les  éléments.  Le  serment  par  le  soleil  est  justifié  et  expliqué 
par  ce  passage  de  VEpistola  ad  Corotlcum  :  «nam  sol  iste  quem  videmus, 
illo  jubente,  propter  nos  quotidie  oritur,  sed  nunquam  regnabit  neque 
perrnanebit  splendor  ejus;sed  et  omnes  qui  adorant  eum  in  pœnam  mi- 
seri  maie  devenient  »  (Haddan  and  Stubbs,  Cou7icils,ll.  part  II,  p.  313). 

Chapitre  iv.  —  Ce  chapitre  est  complété  par  le  §  25  du  chapitre  sui- 
vant; P.  209,  l'auteur  avance  que  le  duel  fut  aboli  en  Gaule  et  en  Grande- 
Bretagne  par  la  conquête  romaine.  Pour  la  Grande  Bretagne,  le  doute 
est  permis.  L'auteur  a  raison  de  rejeter  le  texte  allégué  parFerd.  Wal- 
ter',  mais  il  a  eu  le  tort,  pour  étudier  le  droit  gallois,  de  ne  tenir 
aucun  compte  de  l'édition  des  lois  de  Wotton^  édition  indispen- 
sable même  après  celle  d'Aneurin  Owen  et  qui,  sur  certains  points, 
lui  est  supérieure.  Wotton,  homme  d'une  grande  érudition,  s'était 
fait  aider  par  un  Gallois,  Moses  Williams,  très  versé  dans  sa  langue 
et  auteur  de  bon  nombre  d'ouvrages  en  gallois.  Il  n'a  pas  eu  à  sa 
disposition  tous  les  manuscrits  dont  s'est  servi  Aneurin  Owen,  mais  il 
a  tiré  bon  parti  de  ceux  qu'il  a  consultés.  On  trouve  chez  lui  de  précieux 
articles  qu'on  chercherait  en  vain  chez  son  successeur.  C'est  le  cas  pré- 

1)  Whitley  Stokes,  Goidelica,  p.  151. 

2)  Das  alte  Vraies,  p.  467,  noies  1  et  2,  et  non  21  comnae  le  dit  par  erreur 
M.  d'Arbois  de  Jubainville. 

3)  Cyfrelthieu  Hywel  Delà  ac  eraill  seu  Leges  loallicx  ecdesiasticœ  et  civiles 
Hoeli  boni  et  aliorum  WaUiœ  principum,  etc.  Londres,  1730,  ia-foi 


378  BEVUE  DK  l'histoire  dks  religions 

cisément  pour  le  duel.  Livre  V,  chap.  vin,  §9%  il  est  question  du  duel 
légal  en  ces  termes  :  «  Voici  le  neuvième  cas  (dans  lequel  un  étranger 
acquiert  la  qualité  de  parent),  le  duel  légal  est  déféré  à  quelqu'un,  soit 
pour  propriété,  soit  pour  tout  autre  crime,  et  qu'il  craigne  de  corps  (par 
faiblesse  de  corps)  d'aller  au  combat,  et  qu'un  étranger  se  lève  et  lui 
dise  :  «  Moi,  j'irai  au  combat  pour  toi  ;  »  et  que  par  là  il  sorte  sauf  de 
ce  conflit  :  celui-là  (l'étranger)  lui  sera  réputé  pour  frère  ou  fils  de  soeur 
en  ce  qui  concerne  recevoir  le  galanas  (compensation  en  cas  de  meurtre 
de  l'étranger  en  question)  ou  le  payer  pour  lui  (au  cas  où  il  serait  tué).  » 
Ce  texte  porte,  dans  l'ensemble,  tous  les  caractères  de  l'antiquité.  Il  pa- 
rait donc  incontestable  que  si  Howell  Dda,  influencé  par  les  évêques  et 
les  prêtres  dont  il  avait  voulu  la  collaboration,  a  proscrit  le  duel  de  son 
code,  il  l'avait  trouvé  encore  en  vigueur,  et  il  n'est  même  pas  prouvé 
qu'il  ait  réussi  à  le  faire  disparaître  complètement. 

Chapitre  V.  — L'auteurcommencepar  établir  que l'usageindo-européen 
de  la  composition  présente,  chez  les  Celtes  (Gaëls  et  Bretons),  ce  trait 
original  et  caractéristique  que  la  loi  établit  une  distinction  entre  le  prix 
du  covps  fixé  invariablement  pour  tous  les  hommes  libres  et  le  prix  de 
V honneur  qui  s'ajoute  au  prix  du  corps  et  dont  le  montant  dépend  de  la 
dignité  de  celui  qui  a  été  tué,  blessé  ou  injurié*.  L'auteur  est  ainsi  na- 
turellement amené  à  étudier,  d'après  le  prix  de  l'honneur,  la  hiérarchie 
sociale,  la  procédure  criminelle:  puis  il  passe  à  la  famille  et  aborde  la 
question  si  controversée  du  mariage  indo-européon  et  du  mariage  cel- 
tique. 

Ce  qui  a  contribué  à  obscurcir  encore  ces  difficiles  questions,  c'est 
qu'on  les  a  presque  toujours  abordées  avec  des  idées  préconçues.  Les  uns, 
partant  d'abstractions  philosophiques  plutôt  que  de  l'observation  exacte 
et  scientifique  des  faits,  soutiennent  chez  les  Indo-Européens  l'existence 
non  seulement  de  la  polygamie  mais  même  de  la  polyandrie  et  de  la  fi- 
liation légitime  par  la  mère  qui  en  est  une  des  conséquences.  Ils  ou- 
blient que  les  In  do-Européens,  à  l'époque  de  leur  unité,  n'étaient  pas 

1)  Naivfed  affalth  {mrennyd)  yio  :  0  daw  ornesd  gyfreithawl  ar  ddyn,  ai 
am  dir  a  daear,  ai  am  gyflafan  arall,  ai  arsivydaw  o  gorpk  mynedi  ornead,  a 
chyfod,  esdrawn  a  dywedud  wrlhaxo  :  <(  mi  a  af  drosat  i  ornesd  »,  a'i  ddiangc 
0  hynny  o'r  achaws  hynny  :  hwnnw  a  fydi  ar  fraint  braiod  iddaw,  neu  nai  fab 
chwaer,  i  gymryd  galanas  neu  i'w  dalu  drosdaw.  »  Le  manuscrit  d'où  ce  texte 
est  tiré  est  une  copie  extraite  de  divers  manuscrits  anciens  (V.  Wolton,  Codd. 
mss.  notitia,  S.  3). 

2)  Celte  distinction  est  Irep  absolue  :  v.  J.  Loth,  L'émigration  bretonne  en 
Armorique,  p.  115;  pour  l'Armorique,  v.  pp.  223-224. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  379 

ce  que  les  Allemands  appellent  des  ISaturvôlker  et  que  Tépoque  de  l'u- 
nité indo-européenne  ne  doit  en  aucune  façon  être  confondue  avec  l'hu- 
manité primitive.  Peuple  relativement  jeune  dans  l'histoiro  de  l'huma- 
nité, les  Indo-Européens  étaient  arrivés  assurément  à  un  degré  assez 
élevé  de  civilisation.  D'autres  partant,  au  contraire,  de  l'idée  d'une 
unité  indo-européenne  trop  absolue,  en  sont  presque  arrivés  à  rédiger 
un  code  indo-européen  aussi  précis,  plus  rigoureux  même,  à  certains 
égards,  que  le  Code  Napoléon.  L'unité  indo-européenne  ne  pouvait  être 
plus  absolue  que  l'unité  des  peuples  européens  actuels;  le  contraire  est 
même  probable.  Or,  que  Ton  prenne  le  pays  le  plus  unifié  d'Europe, 
la  France,  que  de  différences  sous  une  apparente  uniformité  !  L'obser- 
vation attentive  des  langues  parlées  a  montré  qu'il  n'y  a  d'unité  réelle, 
en  linguistique,  que  dans  la  langue  littéraire  et  encore  pour  un  temps. 
L'unité  nationale  recouvre,  en  anthropologie,  une  foule  de  types  divers'. 
En  droit,  il  en  est  un  peu  de  même  :  il  n'y  a  d'unité  qu'en  droit  écrit. 
Outre  que  l'unité  indo-européenne  n'a  jamais  été  que  relative  et  recou- 
vrait, suivant  toute  vraisemblance,  une  foule  de  variétés  dialectales, 
physiques  et  morales,  elle  n'a  existé  qu'à  un  certain  moment,  à  une  pé- 
riode reculée,  et  les  différents  peuples  qui  la  composaient  ont  eu  une 
longue  existence  séparée,  exposés  à  des  influences  diverses,  soit  par  leur 
mélange  avec  d'autres  races,  soit  par  les  accidents  de  leur  vie  nationale. 
Écartant  toute  idée  préconçue,  on  ne  doit  avoir  dans  la  recherche  du 
droit  d'un  peuple,  d'autre  critérium  que  l'étude  de  son  histoire  et  de . 
ses  coutumes  propres,  sans  trop  s'occuper  de  les  ramener  à  un  type 
indo-européen  quelque  peu  chimérique.  L'analyse  linguistique,  à  défaut 
de  textes,  peut  être  parfois  d'un  grand  secours. 

M.  d'Arbois  de  Jubainville,  partant  du  principe  que  la  polygamie  et  la 
polyandrie  n'existaient  pas  chez  les  Indo-Européens,  les  nient  égale- 
ment chez  les  Celtes.  Il  n'ignore  cependant  pas  les  faits  qu'on  pourrait 
lui  opposer  et  chez  les  historiens  anciens,  et  chez  les  auteurs  irlandais 
eux-mêmes.  César  [De  bello  Gallico,  V,  14,  §  4),  Dion  Cassius  abrégé 
par  Xiphilin  (LXII,  c.  6,  §  3),  Bardesane  cité  par  Eusèbe  [Préparation 
évangélique,  VI,  10),  Strabon,  pour  l'Irlande  (IV,  c.  5,  §  4)  ;  saint  Jé- 
rôme [Adversus  Jooinianum,  II,  c.  7)  sont,  en  somme,  d'accord  pour  at- 
tribuer aux  Celtes  des  îles  Britanniques  la  polygamie  ou,  plus  exacte- 
ment la  polyandrie.  Un  canon  irlandais  qui  a  été  inséré  vers  l'an  700  de 

1)  Rien  n'a  plus  contribué  à  fausser  la  science  anthropologique  que  cette  idée 
d'un  type  unique  indo-européen;  rien  ne  paraît  plus  opposé  aux  t'ails  et  à  l'histoire. 


•^SO  REVIJK    DK    l'hISTOIRK    DES    liKLlGIONS 

noire  ère  dans  la  collection  canonique  irlandaise  blâme  la  polygamie. 
Ce  texte  est  corroboré  par  un  passage  de  la  Vie  tripartite  dans  lequel 
Patrice  exige  pour  l'évèché  de  Leinstnr  un  homme  n'ayant  qu'une  seule 
femme'.  Tout  cela  n'ébranle  pas  les  convictions  de  M.  d'Arbois  de  Ju- 
bainville  ;  trop  préoccupé  ici  de  droit  indo-européen,  il  n'accorde  d'au- 
torité qu'à  quelques  récits  qui  favorisent  sa  théorie  et  passe  outre  aux 
autres,  en  se  contentant  de  cette  aflirmalion  que  les  anciens  peuvent 
avoir  donné  à  des  faits  exceptionnels  une  importance  exagérée  :  «  on  au- 
rait tort,  dit-il  en  note,  p.  226,  de  croire  qu'au  temps  de  Strabon,  tous 
les  ménages  irlandais  fussent  conformes  à  ce  type;  il  est  de  même  inad- 
missible qu'au  temps  de  César  toutes  les  familles  l)retonnes  fussent 
constituées  comme  César  le  prétend.  »  Tout  d'abord,  est-il  aussi  certain 
que  la  polyandrie  n'ait  pas  existé  chez  les  Indo-Européens,  à  une  certaine 
époque  ou,  tout  au  moins^  chez  certains  d'entre  eux?  Deux  savants  émi- 
nents,  Schraderet  Delbrûck*,  condensant  les  résultats  des  nombreuses 
études  qui  ont  paru  sur  cette  question,  sont  d'accord  pour  repousser  la 
théorie  de  l'existence  de  la  polyandrie  comme  institution  légale  et  régu- 
lière, à  l'époque  de  l'unité,  ainsi  que  celle  de  la  filiation  légitime  par  la 
mère.  Néanmoins  Delbrûck  est  contraint  de  reconnaître  qu'il  a  existé 
chez  certains  peuples  indo-européens,  pour  des  raisons  diverses,  une  po- 
lyandrie mitigée,  le  mariage  de  plusieurs  frères  avec  la  même  femme, 
ce  que  j'appellerai,  avec  l'Anglais  Hopkins,  la  phrab'ogamie.  L'épopée, 
le  droit  hindou  en  présentent  des  preuves  irréfragables.  L'Inde  actuelle, 
dans  certaines  régions,  la  pratique  encore  :  la  femme  peut  avoir  jusqu'à 
sept  maris;  les  maris  sont  toujours  des  frères ^  Comme  corollaire  à  la 
phratrogaraie,  l'épopée  hindoue,  malgré  certaines  variations  attribuables 
à  des  différences  de  degrés  et  d'époques  dans  la  civilisation,  met  souvent 
la  mère  au  premier  rang  dans  le  sein  de  la  famille.  Un  texte  des  plus 
importants  cités  par  Delbrûck  dit  en  propres  termes  :  «  le  maître  (pro- 
fesseur, éducateur)  vaut  plus  de  dix  sous-maîtres,  le  père  plus  de  cent 
maîtres,  la  mère  plus  de  mille  pères*.  » 

1)  Tripart.  life,  p.  188,  1.  27.  Cf.  V.  Introduction,  p.  clxvui.  Le  mot  est 
fer-ôensétche,  ce  qui  indique  une  femme  légitime,  par  opposition  à  la  concubine 
{ban-chara). 

2)  E.  Schrader,  Sprachvergleichung  und  Urgeschichte,  particulièrement  IV, 
ch.  XII.  —  Delbrûck, Die indogermanischen  Verwandschaftsiîamen,Le\pzig,  1889. 

3)  Report  ofj.  Davy  on  the  Kandyan  county,  1821  ;  cf.  Delbrûck,  Die  indo- 
yerm.  Verwandsch.,  pp.  541-545. 

4)  Delbrûck,  Die  induyerm.  Verw.,  pp.  576-577. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  381 

Chez  les  Grecs,  il  semble  (ju'il  y  ait  encore  à  l'époque  classique  des 
traces  d'un  état  analogue.  A  Athènes,  la  loi  qui  donnait  le  droit  au  plus 
proche  agnat,  au  cas  où  un  citoyen  mourait  intestat,  d'épouser  Vépiclère, 
paraît  inspirée  du  même  esprit*. 

Il  est  reconnu  que,  chez  les  Grecs,  le  meurtre  de  la  mère  était  consi- 
déré comme  plus  odieux  et  plus  grave  que  celui  du  père.  On  l'a  expliqué 
par  des  raisons  de  sentiment".  Il  me  paraît  plus  sûr  d'y  voir  un  reste 
de  l'époque  où  la  phratrogamie  florissait.  Enfin,  d'après  le  témoignage 
formel  de  Polybe  (XX,  6),  la  polyandrie  ou  plutôt  la  phratrogamie  exis- 
tait chez  les  Spartiates.  C'était  une  conséquence  à  peu  près  fatale  de  la 
loi  qui  déclarait  le  7.\f,pzq  indivisible  et  obligeait  les  frères  à  y  vivre  en 
commun. 

Chez  les  Bretons  insulaires,  ce  n'est  pas  non  plus  vraisemblablement 
à  la  polyandrie  mais  plutôt  à  la  phratrogamie  qu"il  faut  conclure  d'après 
les  passages  des  auteurs  grecs  et  latins  mentionnés  plus  haut.  Nous 
trouvons  un  écho  de  cet  état  de  choses  dans  un  récit  légendaire  irlandais, 
cité  par  M.  d'Arbois  de  Jubainville  (p.  226,  note)  où  il  est  question  d'un 
roi  fils  de  trois  frères  ayant  épousé  leur  sœur. 

La  coutume  si  longtemps  en  vigueur  chez  les  Germains  et  les  Celtes 
de  faire  élever  l'enfant  par  d'autres  que  par  ses  parents  vient  probable- 
ment d'une  époque  où  les  enfants  ne  pouvaient  être  revendiqués  par 
aucun  des  frères  en  particulier  ^  On  connaît  par  Tacite  le  rôle  joué  parles 
femmes  dans  certaines  grandes  tribus  bretonnes  {Annales,  XII,  S6,  40; 
XIV,  31,  ^ô;  Histoires,  III,  Aô;  Agricûla,  XIV)*. 

On  s'est  étonné  de  retrouver  chez  les  Pietés  une  loi  de  succession 
basée  sur  le  droit  de  la  mère  et  on  en  a  conclu  que  ce  n'était  pas  un 
peuple  indo-européen.  Il  semble,  au  contraire,  qu'ils  avaient  mieux 
conservé  que  d'autres  certains  traits  du  droit  breton  à  l'époque  de  César. 
Suivant  Bède  [HiU.  EccL,  I,  1)  les  Pietés  n'ayant  pas  de  femmes  en 
auraient  demandé  aux  Scots.  Ceux-ci  y  consentirent  ea  solum  conditione 
ul,  ubi  res  perveniret  in  dubium  magis  de  feminea  regum  prosapia 
quam  de  masculina  regem  sibi  eligerent  ;  quod  usque  hodie  apud  Pictos 
constat  esse  servatum. 


1)  Cf.  pour  les  Hindous,  Mayr,  Indisches  Erbrecht,  p.  73. 

2)  C'est  notamment  l'avis  de  Wilamowitz-Moeilendorf  (Hermès, XVIIl,  p.  227), 

3)  Le  ou  les  pères  nourriciers  avaient  souvent  plus  de  pouvoir  que  le  père 
(Stokes,  Trip.  life). 

4)  V.  J.  Lolti,  Emigr.  bret.,  pp.  125-126;  p.  225. 


382  REVUE    DE   l'histoire  DES   RELIGIONS 

De  ces  divers  faits,  il  semble  résulter  que  la  phralrogamie,  sorte  de 
polyandrie  mitigée,  a  existé  chez  différents  peuples  de  la  famille  indo- 
européenne, et  notamment  chez  une  fraction  importante  de  la  famille 
celtique.  A-t-elle  existé  chez  tous?  n'a-t-elle  pas  des  causes  diverses?  ne 
s'est-elle  pas  développée  à  des  époques  différentes?  autant  de  questions 
vraisemblablement  insolubles. 

La  deuxième  partie  du  premier  volume  est  une  introduction  au  traité 
de  la  saisie  mobiiière  privée  dans  le  Senclius  môr,  et  se  divise  en  trois 
chapitres.  Le  premier  donne  une  idée  générale  de  la  procédure  irlan- 
daise. Le  second,  qui  a  été  discuté  plus  haut,  traite  de  la  date  de  la 
rédaction  du  Senchus  môr.  Le  troisième  est  consacré  à  des  recherches 
sur  la  manière  dont  a  été  composée  la  première  section  du  traité  de  la 
saisie  mobilière.  D'une  importance  et  d'un  intérêt  moins  général  que  la 
première  partie,  cette  seconde  p-irtie  sera  fort  appréciée  surtout  des 
juristes. 

Je  termine  l'analyse  de  ce  premier  volume  par  quelques  observations 
de  détail. 

P.  XX.  Il  est  question  de  la  possession  annale  en  Irlande  exigeant 
l'an  et  jour.  Cette  expression  existe  encore  en  Galles  et  en  Bretagne  '  et 
est  courante  dans  les  arrangements. 

P.  88.  Erky  payement  complet,  viendrait  de  per-yeccâ,  étymologi- 
quement  (juérison  complète. Ve  longue  peut  s'expliquer  par  'pèi'  (il  faut 
supposer  "ex-ro)  ;  de  plus,  une  forme  yecca  avec  yorf  initial  persistant  est 
peu  vraisemblable  :  il  faut  supposer  y'ccâ  =:  yëccâ.  Le  sens  donné  par 
M.  d'Arbois  de  Jubainville  est,  en  revanche,  appuyé  par  des  passages  nom- 
breux où  iccaim  est  le  sens  de  ^e  paye  [Trip.  Ufe^  Index  of  irish  ivords). 

Ibid.  Le  vieux-breton  enep-Muer^[/i]  signifie  bien  littéralement  prix  du 
visage  et  métaphoriquement  prix  de  l'honneur.  Le  mot  simple  gwyneb, 
visage,  était  même  arrivé  en  Galles  à  signifier  couramment  honneur", 
comme  le  montre  ce  proverbe  :  0  gadw  dy  air  y  cedwi  dy  wyneb,  «  en 
gardant  ta  parole,  tu  garderas  ton  honneur.  » 

1)  Une  fois  l'an  et  jour  expirés,  il  n'y  a  plus  de  contestation  possible:  par 
exemple,  la  pierre  bornale  posée  (min-bont),  en  Haute-Cornouaille,  au  bout  d'un 
an  el  un  jour,  la  délimitation  est  acquise.  Il  semble  qu'en  Prusse  le  jour  et  l'an 
soient  ou  aient  été  une  expression  courante.  Je  lis  dans  Mes  souvenirs  de  vingt 
ans  de  séjour  à  Berlin,  de  Dieudonné  Thiébault,  tome  I  à  la  page  225,  ces 
paroles  de  Frédéric  le  Grand  :  «  Si  l'hydropisie  monte  jusqu'au  ventre,  quand 
cette  partie  aura  acquis  un  grand  volume,  on  lui  fera  la  ponction,  et  je  puis 
toujours  vivre  le  jour  et  l'an.  » 

2)  J.  Loth,  Les  Mahinogion,  t.  11,  p.  178,  1.  21. 


ANALYSES  KT  COMPTES  RENDUS  383 

P.  120,  note  2.  L'auteur  cite  le  cas  des  Vaccaci,  peuple  celtique 
d'Espagne,  chez  lequel  on  faisait  tons  les  ans  le  partage  des  terres  la- 
bourables. Il  va  de  nombreuses  traces  de  cet  usage  dans  l'Angleterre  ac- 
tuelle, et  même  en  Bretagne,  à  l'île  de  Groix*. 

P.  130.  A  propos  d'ambactus  il  eût  été  utile  de  rappeler  le  gallois 
amaeth,  laboureur,  cultivateur,  qui  remonte  clairement  à  un  vieux-celti- 
que ambacto-s. 

P.  1 62.  On  lit  que  les  Belges  avec  quelques  Celtes  (les  Parisii)  conqui- 
rent la  Grande-Bretagne  au  ii**  siècle  sur  les  Goideli  (Gaëls)*.  Les  Belges 
s'établirent  à  l'est  et  au  sud-est,  mais  il  est  fort  possible  qu'il  y  eût  au 
delà,  à  l'ouest  et  au  nord,  d'autres  populations  différentes  du  groupe 
belge  et  des  Goideli.  Il  n'est  pas  du  tout  prouvé  que  la  majorité  des 
Bretons  se  rattachât  directement  aux  Belges. 

P.  188,  note.  Orba  niad  est  traduit  par  héritage  de  nièce  ;  distraction 
évidente,  amenée  par  7nac  seathar  {fils  de  sœur)  :  il  faut  traduire  héritage 
de  neveu  {niae,  génit.  niath,  neveu;  necht,  nièce). 

P.  235,  note  1.  Au  lieu  de  dywedul  oc  that,  lisez  dywedut  oe  that. 

P.  236.  M.  d'Arbois  de  Jubainville  cite  la  forme  bretonne  argourou, 
dot,  correspondant  au  gallois  argyvreu.  Le  Pelletier  cite  une  forme  van- 
netaise  encore  existante,  qui  en  est  plus  rapprochée  :  argouvreu^. 

P.  252.  La  traduction  de  cumal  sen-orba  par  femme  esclave  est  un 
contresens  :  voir  plus  haut,  page  374,  note  5. 

P.  358.  Le  mot  cis,  rente,  redevance,  viendrait  du  latin  census.  C'est 
l'opinion  courante;  mais,  dans  ce  cas,  il  faut  supposer  avec  l'auteur,  que 
cis  remonte  à  une  forme  cinsus  introduite  tardivement  par  le  clergé, 
comme  m^cis,  encens,  car  cë^w^  n'eût  donné  que  cias  ou  ces,  suivant  la 
déclinaison,  en  breton  oe*;  si  cù  est  celtique,  il  suppose  cënsus. 

Le  tome  II,  comprend  la  troisième  et  la  quatrième  partie.  La  troisième 
partie  est  une  traduction  et  un  commentaire  de  la  première  section  du 
traité  de  la  saisie  mobilière  privée  dans  le  Senchus  môr.  La  quatrième 

1)  Seebohm,  Village  community,  p.  1  et  suiv.  ,  Annales  de  Géographie,  t.  I, 
(1891-1892),  p.  275. 

2)  La  forme  galloise  Gwyddel  prouve  que  la  forme  primitive  du  nom  n'élait 
pas  Goidelo-,  ce  qui  eût  donné  Guddel,  mais  Geidelo-  ou  Gaidelo-. 

3)  Argyfreu  est  le  pluriel  d'un  mot  *are-cobro;  pour cobro-,  cf.  vieil-irlandais 
cobar,  et  les  noms  propres  vieux-bretons  Cabrant,  Cobrant-monoc  (d'où  Covren- 
tin,  Corentin). 

4)  Giiterbock,  Bemerkungen,  p.  24;  cf.  J.  Loth,  Mois  latins  en  brittonique, 
p.  109,  et  note  1,  p.  114. 


384  REVUE    DE   l'histoire    DES   RELIGIONS 

se  compose  du  texte  original  et  de  la  traduction  juxta-linéaire  des  qua- 
rante-huit premiers  articles  du  Senchus  mor.  Cette  traduction  est  suivie 
d'un  index  de  mots  irlandais  contenus  dans  la  quatrième  partie  et  est  due 
à  M.  Paul  CoUinet,  docteur  en  droit,  élève  de  M.  d'Arhoisde  Jubainville. 
J'avoue  ne  pas  bien  comprendre  l'utilité  de  la  traduction  juxtalinéaire 
en  face  de  la  traduction  fort  littérale  qui  sert  de  base  au  commentaire 
dans  la  troisième  partie.  Elle  est  complètement  inintelligible  pour  ceux 
qui  ne  sont  pas  déjà  familiarisés  avec  les  tournures  irlandaises  et  avec  la 
construction  de  la  phrase  en  gaélique.  Enfin,  abondance  de  biens  ne  nuit 
pa.?. 

L'index  des  mots  irlandais  est,  au  contraire,  parfaitement  justifié  et 
sera  bien  accueillie  des  celtistes.  L'auteur  ne  s'est  pas  contenté  d'éclairer 
les  Senchus  par  lui-même  ;  il  s'est  référé  à  des  glossaires  sérieux  et  qui 
méritent  toute  confiance.  Mais  il  en  a  laissé  de  côté  de  fort  importants, 
parm.i  lesquels  les  Index  (glossaires)  des  Vies  des  saints  du  Livre  de  Lis- 
more, de  la  Tripartite  life,  de  M.  Whitley  Stokes  ;  le  Vocabulaire  des  Tri- 
hior-ghaoithe  an  bhàis^  de  M.  Atkinson,  etc.  Avec  ces  ressources,  il  eût 
été  facile  de  compléter  les  renseignements  qu'il  nous  donne,  notamment 
sur  les  genres,  pour  lesquels  l'index  est  assez  souvent  muet^  ainsi  que 
sur  la  déclinaison.  En  cas  de  doute,  les  langues  brittoniques  pouvaient 
être  aussi  de  quelque  utilité.  L'index, qui  estdeM.Collinet,  trahit  chez  son 
auteur  une  certaine  inexpérience.  Par  moments,  il  semble  ignorer  les 
lois  fondamentales  de  l'irlandais,  particulièrement  lorsqu'il  a  à  s'occuper 
des  formes  verbales. 

Doairmim  est  une  sorte  de  barbarisme.  Il  eût  fallu  do-rimim  ou  do- 
rimu.  L'auteur  confond  deux  séries  de  formes  verbales  obéissant  à  des 
lois  différentes  d'accentuation  (voir  sur  ces  lois^,  les  travaux  de  Thurney- 
sen  et  de  Zimmer). 

Ernim  est  à  remplacer  par  as-renaim,  d'autant  plus  que  érnim  est,  en 
moyen-irlandais,  l'infinitif  très  régulier  d'ailleurs  de  ce  verbe  [éx-re- 
donne  ér-;  ex-ré-  donne  as-ré-). 

Facabaim  est  un  gros  barbarisme  à  remplacer  par  fdcbaim  :==  fo- 
àd-gabim. 

Air-gninim  est  donné  comme  présent  d'un  verbe  dont  le  parfait  e^ier- 
geoin,  3^  pers.  du  sing.  Ergeoin  doit  être  rapporté  à  *as-gninim  (Zeuss, 
Gr.  Celt.^  :  asagninim,  gl.  sapio;  asagnintar;  coasagnoiter).  Pour  er- 
geoin,  il  eût  fallu  le  faire  précéder  de  nad  id  qui  expliquent  sa  forme*. 

1)  Cf.  as-gen-su,  gl.  intellexisti,  Codex  Mediol.  140  6,  39. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  385 

Tabairt  ne  devait  pas  être  donné  comme  infinitif  de  tabraim,  mais  de 
do-be'irim  (vieil  irl.);  1"  pers.  sing.  do-biur;  formes  enclitiques  :  ni 
tabair,  ou  ni  tabur;  P^  pers.  du  pi.  do-beram;  forme  enclitique  :  ni 
taibrem. 

Réim  est  donné  comme  infinitif  à  retlnm;  réimm  signifie  bien  courir, 
mais  c'est  rilh,  génit.  retho  qui  est  l'infinitif  régulier. 

E  III  :  us  dans  guidius  est  donné  comm.e  pronom  complément  accu- 
satif plur.  Celte  composition  paraît  justifiée  par  d'autres  exemples,  mais 
la  coupe  guidsi-us  est  peu  justifiée,  comme  le  montrent  des  formes 
comme  gabsus  :  il  n'y  a  entre  ces  formes  qu'une  différence  d'orthogra- 
phe phonétique,  déterminée  par  les  consonnes  environnantes  :  cf.  l''®pers. 
du  sing.  de  l'aoriste  ca7'su  à  côté  de  lécsiu  ;  arriu,  pour  eux,  à  côté  de 
forru,  sur  eux,  etc.  Je  serais  d'ailleurs  fort  porté  à  croire,  avec  mon  col- 
lègue M.  Dottin,  que  guidius  doit  s'expliquer  comme  une  .3*=  pers.  du 
sing.,  relative  ou  non,  en  tout  cas  simple,  non  composée,  ne  contenant 
aucune  espèce  de  pronom  suffixe. 

Les  mots  composés  sont  coupés  en  général^  suivant  Tétymologie.  Je 
relève  cependant  in-dul qni  serait  composé  de  l'article  met  de  tul,  taul. 
On  eût  eu  dans  ce  cas  intul  :  cf.  in  tanisiu,  en  second  lieu.  La  dentale  ne 
subit  jamais,  en  pareille  situation,  de  mutation  {Gr.  Celt.^,  p.  179,  271, 
608),  d'après  une  loi  qui  joue  également  un  grand  rôle  en  comique  et 
en  breton.  Indul  doit  être  coupé  ind-ul. 

On  est  étonné  de  voir  traduire  avec  hésitation  sise  par  sans  lait.  Le 
mot  est  des  plus  sûrs  :  irl.  $esc,  gallois  fiysp,  hesp,  breton  liesp  et  même 
hesc  (qui  est  à  sec). 

Le  mot  slat,  tentative  de  viol,  eût  gagné  à  être  rapproché  du  terme 
gallois  légal  Uatli-lud,  enlèvement  de  jeune  fille,  Uathludaw  ou  llathrud- 
daw,  violer. 

Atnme,  traduit  par  calomnie,  est  donné  sans  indication  de  cas,  ou 
comme  un  nominatif,  dont  le  génitif  est  également  ainme.  Il  faut  sans 
doute  rétablir  :  nominaLtif  ainim  [ainimh),  génitif  ainme  [ainmhe)  [Tri- 
bior-ghaoithe  an  bhdis,  Vocabulary)  :  le  sens  est  tache,  sujet  de  reproche. 

Ar-chor  ne  signifie  pas  pose,  mais  bien  action  de  lancer,  jeter,  gallois 
er-gyr,  id. 

Attenn,  mieux  aittenn,  gallois  eitJùn,  signifie  non  genêt,  mais  propre- 
ment ajoncs,  genêt  épineux. 

Bac-ldm  a  peut-être  un  sens  plus  général  que  manchotte,  comme  le 
montre  l'irlandais  moderne  baclàmhach  ;  pour  bac,  cf.  gallois  et  breton 
bac  h,  croc,  crochet,  hameçon. 

26 


386  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

Bandte  ne  peut  être  identique  phonétiquement  à  bandha,  mais  en  est 
dérivé  sans  doute. 

Bés  serait  plutôt  à  rapporter  au  futur  qu'au  présent. 
Burach.  Les  glossaire  du  Cath  Ruis  na  rig  donne  des  exemples  iden- 
tiques avec  le  même  sens. 

Caech  :  pour  le  sens  de  fou,  cf.  le  gallois  coeg^  vain,  creux,  sot,  niais; 
coegio  a  un  sens  curieux  dans  l'expression  coegio  cysgu,  faire  semblant 
de  dormir.  Le  composé  coeg-lygad  a  le  sensde  petit  œil,  œil  un  peu  clos 
;Silvan  Evans,  Englisk-welsh  JJict.,  au  mot  eye)  ;  cf.  coeg-ddall,  myope, 
à  moitié  aveugle. 

Cethrocha.  Il  n'est  pas  exact  de  dire  que  ce  mot  soit  un  dérivé  de 
cethir,  quatre.  C'est  un  composé  de  cethor  {*qetru,  vraisemblablement; 
cf.  gallois,  pedry-),  et  de  cha:z:*komt-s  :  cf.  pour  la  composition  le  bre- 
ton t)  e-gont,  trente. 

67e^7Ae  est  traduit  par  poutre  dans  sen-cleithe  qui  signifierait  vieille 
poutre.  C'est  une  sorte  de  tenancier  et  en  même  temps  une  sorte  de  te- 
nure,  d'après  la  Vie  tripartite  (p.  72, 1.29  ;  80,  1.  17  :  v.  Index  of  irisk 
words.  L'auteur  attribue  à  tort  le  sens  de  poutre  à  Hogan,  p.  189.  Ce- 
lui-ci traduit  par  roof,  c'est-à-dire  voûte,  toiture,  mais  il  donne  sous 
le  même  mot,  sen-chleithe  et  le  traduit  par  vassal.  Atkinson  {Tri  bir- 
ghaoithe)  donne  cléthi  avec  le  sens  de  faîte,  clef  de  voûte  et,  par  méta- 
phore, chef  (cf.  le  gallois  clwyd  dans  cronglivyd,  voûte;  ce  qui  est  une 
précieuse  indication  pour  la  construction  des  maisons  celtiques  à  l'épo- 
que gaidelo-briltonique) . 

Comm  est  traduit  par  baratte.  Il  s'agit,  en  effet,  vraisemblablement 
d'un  vase  creux.  C'est  un  mot,  je  crois,  assez  rare  dans  ce  sens,  et  il  eût 
été  intéressant  d'avoir  à  ce  sujet  des  références  (pour  cowrn,  en  latin,  v. 
J.  Loth,  Mots  latins  p.  151).  Comm  a  généralement  le  sens  de  couver- 
cle, couverture,  protection.  M.  Whitley  Stokes  donne  un  mot  cum  et  le 
traduit  avec  hésitation  par  ues^e/ (On  the  médical  glossaries  of  themedix- 
val  irish,  p.  53,  58). 

Croman  est  traduit  par  crochet.  C'est  un  mot  bien  connu  ayant  le  sens 
de  faucille  :  cf.  gallois  cryman,  même  sens. 

Il  n'est  pas  absolument  impossible  que  cuicel  vienne  de  conucula,  ou 
d'une  forme  voisine;  je  serais  toutefois  assez  porté  à  croire  que  c'est  un 
emprunt  au  brittonique  :  gall.  co^'aîV;  bret.  keigel,  kegil,  kigel  :  ces 
mots  ne  sauraient,  en  aucune  façon,  venir  de  conùcûla  :  conucula  eût 
donné  en  gallois,  suivant  l'accentuation,  soit  conogl,  soit  congol. 
Dtorad  ne  peut  être  composé  de  rad.  ou  de  rath,  comme  le  montre 


ANALYSES  Et'cOMPTES  RENDUS  '^87 

l'irlandais  moyen  et  moderne  deoradh  (Atkinson,  Tri-bir-ghaoithe, 
vocab.). 

Fidba,  serpe  :  «  c'est  le  latin  vidubium  »  ;  si  cela  veut  dire  que  fidba 
est  tiré  de  vidubium,  c'est  sans  doute  inexact  à  cause  du  gallois 
gwyddif,  serpe  :  cf.  breton  moyen  gousifyat,  épieu.  C'est  peut-être  la 
forme  du  vieux-breton  guedom  qui  répondrait  le  mieux  au  nominatif 
irlandais  fidhbha  ;  vidubium  parait  du  gaulois  latinisé,  comme  le  dit 
M.  Whitley  Stokes. 

Dingbail.  Il  eût  été  bon  de  rappeler  rfm^a^im  (7V«p.  life,  II,  1.  6). 

Gai,  bravoure  :  di-gal,  ne  peut  être  composé  de  ce  mot.  Le  gallois 
dial,  vieux-gallois  digal,  vengeance,  est  à  rapprocher  plutôt  de  galanas 
prix  du  meurtre,  et  probablement  de  galar,  douleur  (irl.  douleur,  ma- 
ladie). Ce  serait  la  même  idée  qui  a  donné  naissance  à  éric  (cf.  iccaim, 
je  paye). 

Inber,  rivière  :  non  :  embouchure  d'une  rivière,  estuaire  ;  gallois,  yn- 
fer. 

Lainnin  est  trdidmtTpar  cuiller  de  gril  :  c'est,  semble-t-il,  un  dimi- 
nutif de  /ann,  gril. 

Lubgort  :  lub  a  plutôt  le  sens  de  légumes,  herbes,  qne  d'arbrisseau. 

Maccru  «  génitif  »,  ne  peut  être  pour  maccrad  :  le  génitif  de  wac- 
crad  est  maccraide  (Atkinson,  Homélies  ;  cf.  Hogan,  Cath  Ruis  na  rig). 
Maccru  doit  répondre  au  maccra  d'O'Reilly,  jeunes  gens,  collection  de 
jeunes  gens. 

Mess  est  traduit  par  fruit  d'arbre  :  le  sens  propre  est  gland  dans 
toutes  les  langues  celtiques,  gaélique,  gallois,  comique,  breton. 

Methle,  traduit  par  moisson,  paraît  signifier  plutôt  troupe  de  moisson- 
neurs, nom.  methel,  meithil,  gén.  methli,  methle  (v.  Atkinson,  Tii-bior- 
ghaoithe;  Windisch,  Wôrterb.;  Stokes,  Urk.  Spr.). 

Rinde  est  traduit  par  baguettes,  sur  la  foi  des  Ane.  laivs  ;  mais  il  si- 
gnilie  certainement  seau  de  bois,  fait  d'écoixes  (Stokes,  Lives  of  saints; 
ef.  Windisch,  Wôrterb.,  etc.). 

Tel  qu'il  est,  ce  glossaire  rendra  assurément  des  services. 

Il  serait  à  désirer  que  M.  d'Arbois  Jubainville  le  complétât  lui-même 
ou  plutôt  nous  donnât  un  vocabulaire  complet  des  Lois.  Il  n'aurait 
qu'à  prendre  pour  type  l'excellent  vocabulaire  d'Atkinson  aux  Homélies 
from  the  Leabar  brec,  qui,  malgré  quelques  erreurs  inévitables  sur  les- 
quelles on  a  peut-être  trop  insisté,  me  paraît  être  le  meilleur  qui  ait 
encore  paru.  M.  d'Arbois  de  Jubainville  rendrait  ainsi  aux  études  cel- 
tiques un  service  inappréciable. 


388  REVUE  DE    L  HISTOtRE    DES    RELIGIONS 

Cette  analyse  ne  peut  donner  aux  lecteurs  une  idée  des  richesses  con- 
tenues, je  pourrais  dire,  entassées  dans  ces  deux  volumes  à' Études  sur 
le  droit  celtique.  L'historien  des  civilisations  hellénique,  latine,  ger- 
manique y  trouvera  autant  à  puiser  que  le  savant  livré  aux  études  de 
droit  historique  et  que  le  celtiste  lui-même.  Je  ne  puis  mieux  résumer 
mes  impressions  qu'en  disant  que  les  Etudes  sur  le  droit  celtique  sont  le 
digne  complément  d'un  des  meilleurs  livres  qui  aient  paru  dans  ces 
dernières  années,  dû  également  à  la  plume  de  M.  d'Arbois  de  Jubainville, 
les  Recherches  sur  l'origine  de  la  propriété  foncière  en  France. 

J.  LOTH. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES 


E.  Jacottet.  —  Contes  populaires  des  Bassoutos  (Afrique  du  sud.)  — 

Paris,  E.  Leroux,  1895,  in-16,  xviii-289  pages. 

M.  J.,  qui  est  depuis  dix  ans  missionnaire  dans  le  Lessouto,  a  recueilli  de  la 
bouche  même  des  indigènes  un  grand  nombre  de  contes.  Il  en  fait  paraître 
aujourd'hui  23,  en  même  temps  que  60  énigmes  ou  proverbes.  Tous  ces  récits 
merveilleux  ont  été  contés  en  sessouto,  soit  à  M.  J.  lui-même,  soit  à  des  amis, 
(et  entre  autres  à  M.  et  M™*  Dieterlen)  de  la  véracité  et  du  sens  critique  des- 
quels il  se  tient  pour  assuré.  Ils  sont  tous  inédits.  M.  J.  a  en  portefeuille  les 
matériaux  d'un  autre  volume.  Le  recueil  actuel  contient  quatre  contes  d'ani- 
maux (Le  Petit  Lièvre,  Le  Chacal  et  la  Source,  Le  Chacal,  la  Colombe  et  la 
Panthère,  La  Légende  de  la  Tortue)  et  dix-neuf  contes  merveilleux.  Le  volume 
se  termine  par  une  très  bonne  bibliographie  du  folk-lore  bantou,  que  notre 
collaborateur  M.  René  Basset  a  complétée  dans  le  remarquable  article  critique 
qu'il  a  consacré  à  l'ouvrage  de  M.  Jacottet  dans  la  Revue  des  Traditions  popu- 
laires (t.  XI,  n°  6,  mai  1896  p.  265-270).  Cet  article  contient  tous  les  rappro- 
chements utiles  entre  les  contes  recueillis  par  M.  J.  et  les  autres  contes  bantous  : 
nous  y  renvoyons  le  lecteur. 

Voici  les  épisodes  et  les  récits  qui  présentent  au  point  de  vue  de  la  mytho- 
logie comparée  le  plus  vif  intérêt  : 

1°  P.  7-8,  (Le  Petit  Lièvre).  M.  J.  donne  une  variante  de  la  légende  de  Mé- 
dée  et  Jason  ou  du  conte  du  Magicien  et  son  Valet.  (Le  fugitif  qui  jette 
derrière  lui  des  objets  magiques  qui  deviennent  pour  ceux  ^qui  le  poursuivent 
des  obstacles  presque  infranchissables.) 

2°  P.  10-11.  L'Avalement  des  eaux  (même  conte). 

3°  Masilo  et  Masilonyané,  p.  47-54  :  il  y  est  question  d'une  vieille  femme, 
emprisonnée  sous  un  vase  ;  l'un  des  héros  du  conte  la  délivre.  Elle  monte  sur 
son  dos  et  l'oblige  à  la  porter  sans  cesse.  Pour  s'en  délivrer,  Masilonyané  la 
fait  dévorer  par  ses  chiens:  ils  ne  laissent  d'elle,  sur  sa  recommandation, que 
son  gros  orteil  d'où  sortent  des  vaches  merveilleuses.  Masilojalouxtue  son  frère 
dont  le  cœur,  transformé  en  oiseau,  le  poursuit  en  lui  reprochant  son  crime.  L'oi- 
seau redevient  Masilonyané^et  Masilonyané  rentre  en  possession  de  ses  vaches. 

4»  Moselantja  (p.  78-98).  Un  jeune  garçon  Solo  est  dévoré  par  un  monstre 
aquatique,  Koyoko  qu'il  a  bravé.  Sa  mère  le  venge  et  fait  périr  Koyoko  sous  les 


390  REVUE   DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

piqûres  des  insectes  venimeux.  Elle  s'enferme  alors  dans  sa  hutte  pour  s'y 
brûler  vive  et  envoie  sa  fille  Fenyafenyané  à  sa  sœur,  la  femme  de  Masilo  ;  elle 
lui  recommande  de  ne  pas  regarder  derrière  elle.  La  jeune  fille  désobéit  et  elle 
voit  aussitôt  à  côté  d'elle  un  animal  étrange,  Moselantja,  qui  l'amène  à  lui 
prêter  ses  .vêtements,  Moselantja  réussit  à  se  faire  passer  pour  la  jeune  fille 
auprès  de  sa  sœur  et  la  nuit  avec  sa  longue  queue  qui  s'allonge  à  volonté  elle 
dérobe  toutes  les  provisions;  toutes  ses  déprédations  sont  mises  au  compte 
de  Fenyafenyané.  Une  vieille  femme  secourable  fait  découvrir  la  vérité  à  Masilo, 
le  beau-frère  de  la  jeune  fille  ;  il  tend  à  Moselantja  un  piège  où  elle  tombe  et 
périt.  Mais  une  citrouille  pousse  à  l'endroit  où  elle  est  morte  et  lorsque  Fenya- 
fenyané est  devenue  mère,  cette  citrouille  vient  chaque  jour  la  battre.  Masilo 
la  frappe  de  son  assagaie  et  de  sa  hache,  le  sang  en  jaillit;  il  la  coupe  en  mor- 
ceaux et  la  brûle.  Un  chardon  pousse  à  l'endroit  où  la  citrouille  a  été  brûlée 
et  ses  graines  s'acharnent  contre  l'enfant.  L'une  d'elles  surtout  semblait  impos- 
sible à  chasser  ;  Masilo  s'empare  d'elle,  la  pile  et  la  brûle  ;  elle  se  change  en 
graine  de  citrouille  plus  méchante  encore.  Il  ne  réussit  à  s'en  débarrasser  qu'en 
la  moulant  en  poudre  fine  qu'il  jette  au  feu. 

5"  Nyokopatala,  p.  99-122.  Deux  colombes,  comme  une  femme  gémissait  de 
n'avoir  pas  d'enfant,  lui  en  créent  magiquement  par  le  procédé  suivant  :  La 
colombe  femelle  fait  à  Nyokopatala  une  incision  au  sein  gauche  et  en  tire  un 
peu  de  sang  au  moyen  d'une  ventouse  et  la  verse  dans  une  calebasse  où  il  y 
avait  un  grain  de  sorgho  blanc  ;  le  mâle  lui  tire  du  sang  du  sein  droit  et  le  verse 
dans  une  calebasse  où  il  y  avait  un  grain  de  sorgho  rouge.  Ces  deux  calebasses 
sont  placées  dans  un  vase  d'argile  et  un  jour  la  femme  y  trouve  deux  enfants. 
Les  autres  femmes  du  chef  n'avaient  pour  enfants  que  des  corneilles,  aussi, 
redoutant  leur  jalousie,  cachait-elle  son  fils  et  sa  fille.  Le  chef  arrive  cependant 
à  les  découvrir  et  il  donne  sa  fille  en  mariage  à  Masilo.  Les  jeunes  gens  qui  la 
conduisent  à  son  époux  se  changent  en  Mahelethoumas  (sortes  de  loups-garous) 
et  la  dévorent.  Nyokopatala  en  est  avertie  parce  que  les  vases  où  mangeait  sa 
fille  se  brisent.  Le  cœur  de  la  jeune  femme  s'envole  sous  la  forme  d'un  oiseau 
au  village  de  son  mari,  et  grâce  à  une  ruse  des  oiseaux  qui  vivent  avec  Soyané, 
Masilo  s'empare  d'elle  et  la  transforme  de  nouveau  en  une  belle  jeune  femme. 

6o  Dans  le  conte  de  ÏOiseau  qui  fait  du  lait  apparaît  un  oiseau  fantas- 
tique qui  emporte  les  enfants  de  plusieurs  villages  sur  ses  ailes  pour  les  sous- 
traire à  la  tempête(p.  129-135). 

7°  Le  conte  de  Modisa-oa-dipodi  est  l'histoire  d'une  jeune  fille  qui,  chassée 
de  chez  ses  parents,  devient  la  femme  d'un  être  invisible,  qui  est  le  chef  d'un 
grand  pays  souterrain  et  finit  par  se  montrer  à  sa  fille  sous  sa  vraie  forme, 
avec  un  corps  tout  en  fer  (p.  136-154). 

8°  CEuf  (p.  155-167).  C'est  l'histoire  d'une  jeune  femme  qui  avait  épousé 
un  gros  œuf  dont  avait  accouché  la  fille  d'un  chef,  et  qui  réussit  à  le  transfor- 
mer en  homme  au  moyen  d'une  «  médecine  »  que  lui   avait  donnée  son  père. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIOUES  391 

Elle  garde  les  fragments  de  la  coquille  et  lorsque  son  mari,  qui  a  pris  une  autre 
femme,  la  repousse  loin  de  lui,  elle  le  change  de  nouveau  en  œuf  pour  se  ven- 
ger. Elle  ne  lui  rend  sa  forme  humaine  que  sur  la  promesse  qu'il  la  traitera 
mieux  à  l'avenir. 

9»  Polo  et  Khoahlakhoubedou  (p.  168-177).  C'est  une  interprétation  à  demi 
rationaliste  de  la  légende  très  répandue  de  la  femme-serpent.  11  est  à  noter 
que  lorsqu'elle  s'est  dépouillée  de  sa  peau  de  serpent,  il  faut  la  protéger  avec 
grand  soin  contre  les  rayons  du  soleil, 

lO"  Boulané  et  Senképeng  (p.  178-186).  Le  conte  constitue  une  variante  de 
l'histoire  de  Modisa-oa-dipodi.  La  jeune  fille  est  donnée  au  maître  des  eaux, 
qui  menace^  si  on  ne  la  lui  accorde  pas,  de  faire  mourir  de  soif  toute  la  tribu. 

11°  Kotimongoe  (p.  187-205).  Une  jeune  fille,  Thakané,  a  fait  jaillir  de  l'arbre 
merveilleux  Koumongoé,  auquel  ses  parents  seuls  avaient  le  droit  de  toucher,  du 
lait  pour  son  frère;  pour  l'en  punir,  son  père  l'a  conduite  à  un  village  de  canni- 
bales pour  qu'ils  la  dévorent,  mais  c'est  lui  qui  est  mangé.  Thakané  devient  la 
femme  du  fils  du  chef;  elle  en  a  une  fille  qui,  suivant  la  coutume,  doit  être 
mangée  parle  chef;  elle  la  sauve  en  la  confiant  à  une  vieille  femme  qui  vit  au 
fond  des  eaux.  Cette  vieille  ne  consent  plus  tard  à  la  rendre  qu'en  échange  de 
mille  têtes  de  bétail  qu'on  jette  dans  le  fleuve.  Le  récit  se  termine  par  un  épi- 
sode où  le  père  de  Thakané  changé  en  rocher  l'avale  ainsi  que  son  mari  et  tous 
ceux  qui  l'accompagnent.  Mais  un  jeune  garçon  ouvre  avec  son  couteau  le 
ventre  du  rocher,  il  meurt  et  tous  ceux  qui  étaient  renfermés  en  lui  s'échappent. 

12o  Seilatsatsi-oa-Mohalé  (p. 206-213).  C'est  l'histoire  d'une  jeune  femme  que 
sa  mère,  stérile  jusque-là,  avait  mise  au  monde  après  avoir  absorbé  un  breuvage 
magique.  Il  lui  était  interdit  de  sortir  à  la  lumière  du  soleil.  Pour  avoir  enfreint 
cette  défense,  elle  est  changée  en  termitière.  Un  sorcier  lui  rend  magiquement 
sa  forme  première. 

12o  Monyohé  (p.  214-225).  Variante  de  l'histoire  de  la  jeune  fille  devenue 
la  femme  d'un  serpent  d'abord  invisible.  Elle  s'enfuit  d'auprès  de  lui  et  au  cours 
de  sa  fuite  s'intercalent  des  épisodes  pareils  à  ceux  qui  figurent  dans  les  contes 
du  cycle  du  Magicien  et  son  Valet.  Le  serpent  est  tué.  Sa  mère  briile  son  ca- 
davre et  par  des  charmes  en  transforme  les  cendres,  qu'elle  a  jetées  dans  un 
étang,  en  un  beau  jeune  homme. 

14°  Khoédi  Sefoubeng  (p.  226-232).  Il  naît  à  un  chef  un  enfant  qui  porte 
comme  lui  une  lune  sur  la  poitrine;  les  autres  femmes  du  chef,  jalouses  du  bon- 
heur de  la  favorite,  donnent  ordre  de  le  tuer  et  de  le  remplacer  par  un  petit 
chien.  L'enfant  est  jeté  au  fond  de  la  hutte,  parmi  les  pots.  Successivement  des 
souris,  un  grand  bœuf,  les  crabes  de  l'étang  prennent  soin  du  jeune  garçon 
que  les  femmes  de  son  père  cherchent  à  faire  périr  :  il  est  retrouvé  enfin  par  son 
père. 

15°  Mosimodi  et  Mosimotsané  (p.  233-244).  Une  mère  irritée  contre  sa  fille 
parce  qu'elle  s'est  servie  pour  son  usage  d'un  pot  magique  qui  lui  donnait  du 


392  REVUK    DR    l'hISTOIKE     DES    REUf.lONS 

beurre,  la  moud  vivante  et  jette  la  poussière  qu'elle  a  ainsi  produite  dans  un 
étang.  Un  crocodile  refait  avec  cette  poussière  une  nouvelle  Mosimodi,  et  la 
rend  à  son  père  moyennant  une  sorte  de  rançon. 

16°  Ntotoatsana  (p.  245-252).  Une  femme  a  été  emportée  par  un  tourbillon 
dans  une  tribu  de  Ma-tebélés  qui  n'avaient  qu'une  jambe,  qu'un  bras,  qu'un 
oeil  et  qu'une  oreille.  Elle  devient  l'épouse  du  fils  du  chef;  elle  est  retenue  dans 
sa  hutte  par  la  vertu  de  cornes  magiques  qu'il  y  a  enterrées.  Son  frère,  que  ses 
deux  filles  retrouvent  par  hasard,  lui  donne  un  charme  pour  briser  celte 
vertu.  Elle  s'enfuit,  mais  aurait  été  reprise,  si  un  mouton  noir  qui  l'accompagnait 
n'avait,  à  trois  reprises,  distrait  l'attention  de  ceux  qui  la  poursuivaient,  par 
ses  tours  et  ses  gambades. 

17°  Séetètèlané  (p.  259-262).  Une  femme  sort  d'un  œuf  d'autruche  qu'un 
pauvre  chasseur  a  trouvé  sur  le  sable  et  qu'il  a  rapporté  dans  sa  hutte  ;  elle 
l'épouse  et  il  devient  li^.  chef  d'un  grand  peuple;  mais  elle  lui  avait  fait  défense 
de  l'appeler  jamais  fille  d'un  œuf  d'autruche;  il  viole  cette  interdiction,  elle  dis- 
paraît et  il  redevient  misérable  comme  autrefois. 

18°  SèMoZomt  (p.  265-270).  Il  faut  relever  dans  ce  conte  la  transformation  vo- 
lontaire d'un  homme  en  serpent  par  des  artifices  magiques. 

Ce  résumé  permet  de  juger  de  l'importance  du  recueil  de  M.  Jacottet  qui  cons- 
titue l'une  des  meilleures  contributions  au  folk-lore  bantou. 

L.  Marillier. 


A.  Bastian.  — DieDenkschbpfung-umgebender  Welt  auskosmogo- 
nischen  Vorstellung-en  in  Cultur  und  Uncultur.  —  Bei lin,  H.  Diiinm- 
1er,  1896,  in-8,  n-211  pages. 

A  en  juger  d'après  le  titre,  ce  Uvre  traiterait  des  idées  que  se  font  les  sau- 
vages et  les  civilisés  de  l'univers  qui  les  entoure  et  dont  ils  font  partie;  il  nous 
ferait  donc  connaître  la  conception  que  se  fait  l'homme  à  un  certain  état  de  civili- 
sation et  dans  un  milieu  donné  du  monde  ambiant.  Et,  en  effet,  on  trouve  de  tout 
dans  cet  ouvrage  :  croyances  et  légendes,  pratiques  magiques  et  rituelles,  théo- 
ries métaphysiques  et  historiques,  biologiques  et  mythologiques,  avec,  de  temps 
en  temps,  une  petite  excursion  sur  le  domaine  de  la  science  psychologique  que 
M.  Bastian  paraît  chérir  tout  particulièrement.  Mais  il  est  malheureusement  ira- 
possible  de  tirer  le  moindre  profit  de  ce  livre  :  autant  il  est  remarquable  par  la 
quantité  prodigieuse  de  matériaux  de  toute  sorte  qui  y  sont  accumulés  et  par 
l'érudition  profonde  ne  son  auteur,  autant  il  est  mal  construit  :  il  lui  manque 
tout  ce  qu'il  faut  à  un  «livre  à  consulter  ».  Pas  de  chapitres,  des  sections  abso- 
lument arbitraires,  une  table  des  matières  dont  les  expressions  vagues,  tleles 
que  «  la  femme  »,  «  l'éternité  »,  «■  racines  »,  «  cellules,  »  etc.,  sont  au  moins  in- 
suffisantes pour  qui  veut  chercher  un  renseignement  précis,  el  surtout,  c'est  là 
notre  grief  principal,  aucun  ordre,  aucune  suite  dans  les  idées,  un  style  bizarre 


NOTICES  RTBLIOfiRAPHTQUES  393 

et  difficile,  des  phrases  incohérentes  et  coupées  par  d'innombrables  parenthèses, 
des  néologisrnes  surprenants  tels  que  «  etwassig»,  «  Washeit  »,  «  wundern  •  » 
—  au  sens  de  créer  par  des  miracles  (VVunder),  —  des  notes  qui  ne  se  rappor- 
tent pas  toujours  à  ce  qui  est  dit  dans  le  texte,  etc  II  ressort  clairement  de  ce 
que  nous  venons  de  dire  qu'il  est  impossible  de  faire  un  compte-rendu  de  ce 
livre;  nous  le  regrettons  d'autant  plus  que  M.  Bastian  est  certainement  l'un 
des  hommes  qui  connaissent  le  mieux  les  questions  d'ethnographie  comparée.  Il 
est  vrai  que  M.  Bastian  s'excuse  à  plusieurs  reprises  de  son  mauvais  style,  mais 
cela  ne  peut  en  aucune  façon  modifier  notre  opinion  :  que,  pour  écrire  un  livre, 
il  faut  n'être  pas  l'esclave  de  ses  matériaux  et  rester  maître  de  sa  pensée  et  de 
sa  plume. 

A.   DlRR. 


Marci  Diaconi  Vita  Porphyrii  episcopi  Gazenzis.  Edd.  Societatis 
Philologae  Bonnensis  sodales.  —  Leipzig,  Teubner,  1895  ;  petit  in-8  de  12 
et  137 p.;  2  m. 

La  vieille  cité  philistine  de  Gaza  a  été  l'un  des  derniers  refuges  du  paga- 
nisme dans  sa  lutte  contre  le  christianisme.  En  l'an  400,  alors  que  Porphyre 
était  évèque  de  la  petite  minorité  chrétienne  dans  cette  brillante  cité,  il  y  avait 
encore  huit  temples  païens,  notamment  le  célèbre  Marneion  ou  temple  de 
Marnas,  le  vieux  dieu  local  ;  le  syncrétisme  néoplatonicien  s'y  associait  encore 
au  vieux  sensualisme  des  cultes  cananéens  pour  combattre  la  religion  des 
moines,  et  l'élément  juif  de  la  région  faisait  probablement  cause  commune  dans 
cette  lutte  avec  les  païens  (cf.  Ep.  40  de  saint  Ambroise,  la  destruction  des 
églises  chrétiennes  sous  Julien  l'Apostat).  En  401  Porphyre  put  enfin  célébrer 
le  triomphe  de  sa  foi.  Avec  le  concours  des  troupes  impériales  il  avait  fait 
abattre  le  Marneion,  fait  rechercher  dans  les  maisons  les  idoles  cachées,  pavé 
le  chemin  de  l'église  avec  les  dalles  du  sanctuaire  païen  cher  aux  femmes  de 
Gaza,  afin  de  ne  leur  épargner  aucune  humiliation. 

Les  scènes  de  l'introduction  violente  du  christianisme  à  Gaza  sont  parmi  les 
plus  répugnantes  de  la  persécution  dirigée  contre  le  paganisme  par  une  Église 
qui  oubliait  que  son  principal  titre  de  gloire  avait  été  d'enfanter  des  martyrs  et 
non  des  tyrans.  Elles  nous  sont  particulièrement  bien  connues  parce  que  nous 
en  possédons  la  description  par  un  témoin  oculaire,  un  diacre  de  Porphyre, 
nommé  Marc,  qui  nous  a  laissé  une  biographie  de  sonévêque,  appréciée  comme 
une  des  meilleures  vies  des  saints.  Jusqu'en  1874  elle  n'était  publiée  qu'en 
latin.  A  cette  époque  elle  fut  éditée  en  grec  par  M.  Maurice  Haupt  d'après  un 
seul  manuscrit  de  Vienne.  Mais  cette  édition  était  difficile  à  se  procurer.  Les 
membres  de  la  Société  de  philologie  de  Bonn  en  ont  publié  récemment  une 

1)  Wundern  veut  dire  «  s'étonner  ». 


394  REVUE    DE    i/hISTOIRE    DES     REflClONS 

nouvelle  dans  la  Bibliothèque  Teubnérienne  des  auteurs  grecs  et  latins,  cette 
mine  si  précieuse  de  textes  classiques  à  bon  marché  et  néanmoins  soignés. 
Ils  ont  pu  consulter  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Bodléïenne  (Baroccianus 
graec.  238)  du  xie  siècle,  collationné  à  leur  intention  par  un  maître  de  Balliol 
Collège,  M.  E.  J.  Palmer,  et  le  cod.  Otlobonianus  graec.  92,  du  xvie  siècle,  qui 
paraît  dépendant  de  celui  de  Vienne  déjà  utilisé  parHaupl.  Leur  édition,  encou- 
ragée et,  semble-t-il,  patronnée  par  M.  Usener,  est  appelée  à  rendre  de  réels 
services  aux  étudiants  qui  s'intéressent  à  l'histoire  ecclésiastique.  Elle  est  pour- 
vue d'une  série  d'excellents  indices. 

J.  R. 


Renk  Basskt.  —  Les  Prières  de  saint  Cyprien  et  de  Théophile.  — 

Paris,  Bibliothèque  de  la  Haute-Science;  petit  in-8  de  52  p. 

C'est  ici  le  sixième  fascicule  des  Apocryphes  éthiopiens  traduits  en  français 
par  M.  René  Basset,  Il  contient  la  traduction  des  textes  éthiopiens  des  prières 
de  saint  Cyprien  et  de  Théophile,  d'après  les  mss.  57  et  58  du  fonds  éthiopien 
de  la  Bibliothèque  nationale,  et  du  texte  arabe  de  la  Prière  du  même  saint 
Cyprien  d'après  le  mss.  309. 

La  Prière  de  Théophile  est  une  longue  formule  magique,  attribuée  sans 
aucune  raison  au  patriarche  de  ce  nom;  elle  semble  être  originaire  d'Ethiopie, 
à  en  juger  par  les  noms  des  saints  invoqués  ;  elle  est  destinée  à  conjurer  la 
fièvre  et  la  dysenterie  et  d'autres  maux  encore  et  doit  être  accompagnée  d'ablu- 
tions, d'exorcismes,  de  la  récitation  du  Psaume  CL.  C'est  un  vulgaire  spé- 
cimen de  superstition  éthiopienne. 

Les  Prières  de  saint  Cyprien  sont  plus  curieuses.  D'abord  les  traductions 
de  M.  Basset  prouvent  que  le  texte  arabe  et  le  texte  éthiopien  qui  en  dérive 
ne  sont  pas  identiques  aux  deux  prières  en  latin  qui  existent  sous  le  nom  de 
saint  Cyprien  [Oratio  pro  martyribus  et  Oratio  Cypriani  Antiochani  quant  sub 
die passionis  suae  dixit),  comme  le  croyait  M.  Zahn.  Elles  nous  apportent  ainsi 
de  nouveaux  témoignages  à  l'appui  de  l'autorité  qui  s'attachait  dans  les  églises 
orientales  à  cet  énigmatique  Cyprien  le  magicien  que  l'on  ne  tarda  pas  à  iden- 
tifier avec  saint  Cyprien  de  Carthage,  que  d'autres  traditions  identifient  avec 
saint  Cyprien  d'Antioche  (cf.  Ada  SS.,  26  sept.),  qui  a  inspiré  à  Calderon  son 
Magico  prodigioso  et  fourni  plusieurs  traits  à  la  légende  allemande  du  Faust, 
et  qui  pourrait  bien  n'être  qu'un  doublet  légendaire  du  grand  évêque  de  Car- 
thage. Ce  ne  serait  pas  le  seul  des  grands  chrétiens  d'Occident  qui  serait  devenu 
en  Orient  une  sorte  de  héros  légendaire  de  la  foi;  Clément  de  Rome,  saint 
Hippolyte  sont  devenus  aussi  chez  les  Orientaux  des  autorités  en  matière  de 
constitutions  et  de  canons  ecclésiastiques.  Saint  Cyprien  personnifiait  admira- 
blement l'ancien  lettré  païen  devenant  chrétien,  c'est-à-dire  passant  du  service 


>OTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  393 

du  diable  au  service  de  Dieu.  M.  Basset  n'a  pas  voulu  entreprendre  la  discus- 
sion historique  de  la  légende.  C'est  grand  dommage,  parce  qu'il  n'y  en  a  guère 
de  plus  curieuse  et  de  plus  intrigante  pour  un  folklorisle  ou  un  hagiographe. 
La  Prière  éthiopienne  de  saint  Cyprien  est  une  macédoine  de  morceaux  ori- 
ginairement distincts  les  uns  des  autres.  Ont-ils  été  attribués  indépendamment 
les  uns  des  autres  à  saint  Cyprien,  puis  combinés  dans  un  recueil,  ou  avons- 
nous  affaire  à  un  recueil  de  formules  magiques  el  liturgiques  destinées  tantôt  à 
écarter  les  maléfices,  le  mauvais  œil,  etc. ,  tantôt  à  la  consécration  de  l'eau  ou  à  la 
glorification  du  dimanche,  recueil  attribué  tout  entier  à  saint  Cyprien  d'après 
ratlribution  de  la  première  pièce  et  la  plus  importante?  M.  Basset  se  borne  à 
de  rapides  indications  des  problèmes  qui  se  posent  ici.  Il  a  voulu  faire  connaître 
des  textes  et  non  disserter  à  leur  sujet.  Il  faut  le  remercier  de  mettre  ainsi  à 
notre  disposition  des  textes  inaccessibles  pour  la  très  grande  majorité  d'entre 
nous  et  d  apporter  sa  contribution  à  celte  étude  des  apocryphes  où  il  y  a  encore 
tant  à  faire  et  par  où  la  théologie  et  le  folklore  se  touchent.  La  précision  de 
son  esprit  et  la  rigueur  de  sa  méthode  scientifique  sont  de  précieux  garants  de 
la  fidélité  de  ses  traductions. 

Jean  Révillb. 

Lucien  Fournereau.  —  Le  Siam  ancien,  1'^  partie.  —  Paris,  Leroux  (tome 
XXVII  des  Annales  du  Musée  Guimet). 

M.  Fournereau  a  consigné  dans  ce  volume  une  partie  des  observations  et 
des  découvertes  du  plus  haut  intérêt  qu'il  a  faites  au  cours  d'un  long  voyage 
d'exploration  au  Siam.  Architecte,  il  s'est  tout  particulièrement  attaché  à  re- 
constituer l'art  antique,  l'art  brahmanique  et  sa  disparition  à  la  suite  de  l'inva- 
sion du  bouddhisme,  mais  l'histoire  des  monuments  et  de  leurs  inscriptions  est 
la  source  même  de  l'histoire  religieuse  de  ce  pays.  Le  vaillant  explorateur  a 
pris  un  grand  nombre  de  photographies  des  ruines,  qui,  sous  les  ronces  et  les 
lianes,  gardent  le  dépôt  d'une  belle  civilisation  artistique.  Il  nous  livre  ainsi  des 
documents  certains  et  des  textes  précieux. 

Ce  premier  volume  est  consacré  à  l'archéologie,  à  l'épigraphie  et  à  la  géogra- 
phie. A  ce  dernier  titre  il  contient  une  admirable  collection  de  cartes  de  l'Indo- 
Chine  et  de  l'archipel  de  la  Sonde,  depuis  la  carte  portugaise  de  1517  jusqu'à 
celle  de  l'embouchure  du  Mé-Nam  publiée  par  le  Dépôt  hydrographique  de  la 
marine  française  en  1878.  L'illustration  du  livre  avec  ses  quatre-vingt-quatre 
planches  en  phototypie  est  digne  de  tous  les  éloges  et  fait  de  cet  ouvrage  un 
instrument  de  travail  de  premier  ordre.  Sur  l'interprétation  des  documents  il 
nous  faut  laisser  à  de  plus  compétents  la  tâche  de  juger  l'œuvre  de  M.  Fourne- 
reau, mais  en  attendant  ce  contrôle  qui  ne  peut  être  que  le  résultat  d'une  lon- 
gue étude,  nous  avons  tenu  à  signaler  le  livre,  comme  il  le  mérite,  dans  celles 
de  ses  qualités  que  tout  homme  d'études  peut  apprécier. 


396  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Il  fait  le  plus  grand  honneur  à  l'auteur  et  au  Musée  qui  publie  les  Annales. 

J.  R. 


Raffaele  Mariano.  —  Francesco  d'Assîsi  e  alcuni  suoi  piu  recenti 
biografi.  —  {Memoria  letta  aW  Accademia  di  Sdenze  morali  e  politiche 
délia  Société  Reale  di  Napoli).  —  Naples,  1896,  in-8  de  viii  et  208  pages. 

La  lecture  du  travail  de  M.  Mariano  m'a  causé  une  grande  déception.  Une 
récension  de  plus  de  deux  cents  pages  due  à  la  plume  d'un  professeur  d'Uni- 
versité n'est  pas  chose  banale,  el,  puisqu'il  s'agit  d'histoire,  on  s'attend  à  une 
belle  séance  de  critique  historique.  On  est  bien  vite  détrompé. 

M.  Mariano  s'est  fait  de  la  vie  de  saint  François  une  certaine  conception  qui, 
d'ailleurs,  ne  ressort  que  d'une  manière  tout  à  fait  confuse  de  la  lecture  de  son 
travail.  Mais  celte  conception  sur  quoi  repose-t-elle?  M.  M.  ne  l'indique  pas. 
Tout  ce  qu'il  est  possible  de  voir,  c'est  qu'il  a  un  souverain  mépris  pour  les  mi- 
nuties de  l'érudition  et  pour  la  critique  des  sources  historiques. 

Il  y  a  cependant  une  certaine  érudition  dont  M.  M.  fait  étalage;  il  aime  le 
détail  précis  sur  la  vie  privée  des  gens  qu'il  critique  ou  même  sur  leurs  senti- 
ments intimes.  Il  a  commis  de  ce  chef  des  erreurs  vraiment  regrettables. 

Malgré  ces  graves  défauts,  la  lecture  de  ce  livre  présente  un  très  réel  intérêt 
et  si  les  historiens  ne  doivent  s'attendre  à  y  trouver  ni  données  nouvelles  sur  la 
vie  de  saint  François  d'Assise,  ni  une  mise  en  œuvre  originale  des  anciennes 
données,  ils  y  trouveront  du  moins  la  profession  de  foi  de  M.  M.  Les  philosophes 
qui  s'intéressent  à  l'évolution  religieuse  , de  l'heure  présente  et  veulent  savoir 
comment  le  monde  lettré  italien  envisage  le  problème  religieux  et  la  situation 
ecclésiastique  devront  à  côté  des  œuvres  si  connues  de  M.  M.  Gaetano  Negri  et 
Giacomo  Barzellotti  faire  une  place  au  présent  travail  de  M.  Mariano*. 


Lie.  S.  A.  Fries.  —  Betydelsen  of  Religionskongressen  i  Chicago. 

—  Stockholm.  I.  E.J.  Bohlin,  189.5,  in-8,  66  p. 

Les  actes  du  Congrès  des  religions  tenu  à  Chicago  en  1893,  publiés  par  M.  Bar. 
rows,  ontété  presque  entièrement  traduits  en  suédoispar  le  professeur  de  théologie 
du  lycée  d'Upsala,  M.  Bergslroem.  Le  fait  que  ces  deux  gros  volumes  ont  trouvé 
un  éditeur  démontre  déjà  le  très  grand  intérêt  pris  en  Suède  à  la  célèbre  as- 
semblée tenue  à  Chicago.  Notre  pays  n'y  avait  qu'un  représentant,  mais  plu- 
sieurs théologiens  suédois  ont  suivi  ses  travaux  avec  grand  intérêt.  Pour  ne  citer 

1)  La  Civiltà  caltolica  (numéro  du  16  mai  1893)  vient  de  lui  consacrer  de 
longues  pages  d'une  extrême  sévérité. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  397 

qu'un  exemple,  l'ancien  professeur  d'exégèse  à  l'Universilé  d'Upsala,  le  doc- 
teur Myrberg,  prétend  même  dans  sa  revue  Bibelforskaren  «  que  l'importance, 
qui  doit  être  attribuée  au  Congrès  dans  l'histoire  du  monde  et  de  l'Église,  ne 
peut  guère  être  exagérée  ». 

M.  Pries,  pasteur  à  Stockholm,  l'auteur  de  remarquables  travaux  sur  la  reli- 
gion d'Israël,  a  consacré  la  brochure  que  nous  analysons  à  une  étude  sur  la 
valeur  de  semblables  congrès,  en  s'efforçant  d'éviter  à  la  fois  les  engouements 
et  les  dénigrements  que  le  Parlement  de  Chicago  a  provoqués.  Voici  les  consé- 
quences favorables  que  M.  Fries  attribue  à  des  assemblées  de  ce  genre  : 

1°  Elles  contribuent  à  répandre  la  connaissance  de  l'nisloire  des  religions  et 
montrent  la  place  occupée  actuellement  par  la  religion  dans  le  monde. 

2°  Elles  servent  la  cause  des  missions  chrétiennes.  Les  missions  actuelles  ne 
peuvent  que  profiter  des  critiques  qui  leur  ont  été  faites  au  Congrès  de  Chicago. 
3°  Elles  obligent  les  diverses  religions  à  se  développer. 
4°  Elles  font  ressortir  que  le  christianisme  est  appelé  à  devenir  la  religion 
universelle. 

5°  Elles  favorisent  les  efforts  de  ceux  qui  cherchent  à  réformer  le  christianisme, 
pour  qu'il  se  manifeste  dans  toute  sa  pureté. 
6°  Elles  fortifient  et  purifient  l'influence  de  la  religion  sur  l'homme. 
7°  Elles  préparent  les  voies  pour  l'avènement  d'une  seule  Église  œcuménique, 
soit  qu'elle  devienne  une  réalité,  soit  qu'elle  demeure  à  l'état  d'idée  régulatrice. 
La  devise  de  cette  Église  sera  :  Multitudo  in  unitate  et  unitas  in  multitudine. 
Nous  ne  pouvons  pas  reproduire  ici  le  raisonnement  entier  de  l'auteur.  Nous 
nous  bornerons  à  indiquer  deux  points,  qui  nous  paraissent  avoir  un  intérêt 
particulier,  d'abord  l'idée  d'une  religion  universelle,  puis  l'idée  d'une  manifes- 
tation plus  vraie  de  la  nature  intime  du  christianisme. 

Il  est  évident  que  l'idée  d'une  religion  universelle  a  fortement  Intéressé  le 
Congrès  de  Chicago,  mais  pour  nous  comme  pour  M.  Pries  quelques  formules 
abstraites,  tirées  de  l'ensemble  des  religions  actuelles,  ne  suffisent  pas  à  cons- 
tituer une  religion.  Le  Congrès  de  Chicago  a  montré  à  ceux  qui  l'ignoraient 
que  les  religions  ont  une  tendance  à  se  spécialiser  au  lieu  de  se  généraliser. 
On  ne  fabrique  pas  une  religion  ;  elle  doit  avoir  ses  racines  dans  le  passé,  être, 
suivant  le  point  de  vue  que  l'on  adopte,  une  religion  révélée  ou  une  religion 
historique.  Un  assemblage  d'idées,  une  association  de  formules  ne  constitue  pas 
une  religion. 

La  nature  de  cette  Revue  ne  nous  permet  pas  de  suivre  l'auteur  dans  ses 
considérations  sur  l'opportunité  d'une  religion  universelle.  La  création  d'une 
nouvelle  religion  lui  paraît  impossible,  à  cause  du  caractère  trop  critique  de 
notre  société  et  de  notre  connaissance  trop  intime  des  lois  de  la  nature  et  de 
l'âme.  En  tous  cas  M.  Fries  accorde  une  grande  valeur  à  l'histoire  des  religions 
pour  le  développement  ultérieur  de  la  religion.  11  cite  le  professeur  Trœltsch 
de  Heidelberg.  «L'histoire  des  refigions,  dit  celui-ci,  devient  de  plus  en  plus  la 


398  REVUE   DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

base  de  tout  travail  Ihéologique  ;  elle  a  décomposé  et  transformé  l'organisme 
entier  de  la  théologie  traditionnelle.  »  Le  travail  réformateur  qu.  ne  doit  jama^ 
cesser  au  sein  des  Églises  aura  ainsi  dans  la  suite  des  '=°"S^«^^^°"\™ 
espérer  que  celui  de  Chicago  n'a  été  que  le  commencement,  une  inspiration 

un  contrôle. 

N.   SÔDEBBLOM. 


CHRONIQUE 


FRANCE 


L'Mstoird  religieuse  à  TAcadéiuie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres.  —  Séance  du  21  février  1896  :  M.  Clermont-Ganneau  donne  l'inter- 
prétation d'un  cactiet  en  pierre  dure,  de  très  petites  dimensions,  d'origine  israé- 
lite,  probablement  du  vi«  siècle  avant  J.-C,  destiné  à  être  porté  en  médaillon  ou 
en  bague.  Sous  une  urseus  il  porte  deux  mots  hébreux  dont  les  caractères 
rappellent  l'écriture  phénicienne  antérieure  à  l'exil  et  qui  signifient  :  «  Que 
Jahvehsoit  compatissant»  et  u  OEuvre  de  Jahveh  ». 

—  Séance  du  6  mars  :  M.  CoUignon  décrit  trois  grandes  fibules  en  bronze 
trouvées  non  loin  de  Thèbes  en  Béotie,  dans  une  sépulture.  Sur  deux  d'entre 
ehes  les  dessins  représentent  des  animaux  dans  le  style  géométrique  de  transi- 
tion qui  succède  au  style  mycénien.  La  troisième  représente  une  scène  em- 
pruntée à  la  glyptique  chaldéo-assyrienne  :  deux  oranls  placés  de  chaque  côté 
d'une  plante  sacrée  ;  au  milieu  un  disque  rayonnant. 

M.  Maspero  annonce  la  découverte,  à  Philae,  par  le  capitaine  Lyons,  d'une 
stèle  qui  porte  une  triple  inscription  en  hiéroglyphes,  en  grec  et  en  latin.  La  pre- 
mière, placée  au  sommet,  mentionne  les  dieux  de  l'Abaton,  Osiris,  Isis  et  Horus, 
puis  Khaoumou,  dieu  de  la  cataracte  et  de  la  Nubie,  Sothis,  dame  d'É'éphantine, 
et  Anoukit,  également  d'Éléphantine.  L'inscription  proprement  dile  est  trop 
mutilée  pour  qu'il  soit  possible  d'en  donner  une  interprétation  complète;  elle 
date  de  l'an  30/29  et  se  rapporte  à  des  événements  du  pays  de  Pouanît  et  du 
pays  des  Nègres.  Le  texte  latin  apprend  qu'il  s'agit  d'une  révolte  réprimée  par 
CorneUus  Gallus  en  l'an  1  d'Auguste  comme  roi  d'Egypte,  et  de  la  réception 
d'une  ambassade  éthiopienne  pour  étendre  au  roi  d'Ethiopie  la  protection  de 
l'Empire  romain. 

M.  Gralllot,  ancien  membre  de  l'École  française  de  Rome,  a  dégagé  au  pied 
des  montagnes  des  Volsques,  à  Conca,  les  restes  de  plusieurs  temples  qui 
se  sont  succédé  du  nie  au  v^  siècle.  Ses  travaux,  entrepris  pour  le  compte 
d'un  particulier,  ont  été  arrêtés  par  ordre  du  gouvernement  italien. 

—  Séance  du  i3  mars  :  M.  Op^^erf  signale  la  découverte  par  le  P.  Scheil,  d'une 
inscription  rappelant  une  donation  faite  par  le  roi  Sin-Sar-ikur;  d'après  ce 
document,  ce  roi  était  le  fils  du  grand  Sardanapale.  Il  commente  aussi  des  frag- 
ments de  textes  trilingues,  que  M.  Dieulafoy  croit  originaires  d'Ecbatane, 

M.  Clermont-Ganneau  présente  deux  stèles  de  Nerab  (près  d'Alep),  acquises 
par  lui  pour  le  Louvre,  pour  le  compte  delà  Commission  du  Corpus  des  inscrip- 


400  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

lions  sémitiques.  Elles  porlent  de  longues  inscriptions  en  araméen  archaïque 
avec  le  vieil  alphabet  que  Ton  retrouve  sur  la  stèle  de  Mésa  et  dans  les  textes 
de  Zendjirli. 

—  Séance  du  20  mars  :  D'une  communication  de  M.  Blancard,  de  l'Académie 
de  Marseille,  ii  résulte  que  Fanalyse  d'échantillons  de  pierres  pris  dans  les 
carrières  de  Phocée  a  prouvé  que  les  stèles  à  idoles  trouvées,  il  y  a  une  tren- 
taines dannées,  dans  le  sol  du  vieux  Marseille,  ne  sont  pas  du  même  grain 
que  les  pierres  phocéennes.  C'est  un  argument  en  faveur  de  leur  origine  phé- 
nicienne. 

Le  P.  Delattre  signale  de  Carthage  la  découverte  d'une  statuette  figurant  un 
personnage  accroupi,  chaque  pied  posé  sur  un  crocodile  et  chaque  main  tenant 
un  lion  par  la  queue.  La  tète  manque  ainsi  que  la  partie  supérieure  de  l'ins- 
cription égyptienne  gravée  au  revers.  M.  Maspero  y  reconnaît  une  amulette  de 
la  série  de  l'Horus  sur  les  crocodiles  et  une  formule  magique  contre  les  ani- 
maux nuisibles. 

M.  Théodore  Reinach  a  reconstitué  un  papyrus  gréco-égyptien,  dont  un  frag- 
ment esta  Berlin,  l'autre  au  Musée  de  Gizeh;  c'est  l'analyse  d"un  procès  jugé 
par  l'empereur  Claude  et  son  conseil,  entre  le  roi  des  Juifs,  Hérode  Agrippa,  et 
les  agitateurs  antisémites  d'Alexandrie,  Isidore  etLampon.  Déjàcondamnés  pour 
les  iniquités  commises  par  eux  sous  Caligula,  ces  deux  personnages  ont  cru  se 
tirer  d'affaire  en  accusant  Agrippa.  L'empereur  ratifie  la  condamnation  à  mort 
déjà  prononcée  contre  eux.  Le  contenu  de  ce  document  justifie  entièrement 
le  verdict  sévère  porté  contre  les  antisémites  alexandrins  par  Philon  (voir  plus 
bas  dans  notre  Chronique,  p.  402). 

—  Séance  du  1"  avril  :  M.  d'Arbois  de  JubainvUle  entretient  l'Académie  de  la 
religion  des  Francs  avant  leur  conversion.  Cette  religion  se  rattache  au  paga- 
nisme germanique.  Les  deux  classes  de  divinités  chez  les  Germains  étaient  les 
Ansis  on  grands  dieux  (Odin  Scandinave,  Wodan  germanique)  et  les  Albar  ou 
génies  inférieurs  tels  que  fées  ou  lutins.  Ces  dénominations  se  retrouvent  dans 
des  noms  propres  francs  :  Albo  fledi,  la  soeur  de  Clovis,  signifie;  «jolie  comme 
une  fée»;  Alpheida,  la  concubine  de  Pépin d'Héristal  et  mère  de  Charles  Martel, 
signifie  :  «  qui  a  les  qualités  d'une  fée.  »  D'après  Jordanès  les  Goths  appellent 
leurs  chefs  victorieux  ansis,  c'est-à-dire  demi-dieux.  Encore  à  la  cour  chrétienne 
de  Chilpéric  P'' on  rencontre  un  seigneur  du  nom  de  «  Ansevaldus  »,  c'est-à- 
dire  puissant  comme  un  Ansis. 

—  Séance  du  10  avril  :  M.  E.  Le  Blant  lit  un  chapitre  d'un  mémoire  intitulé  : 
720  inscriptions  de  pierres  gravées  inédites  ou  peu  connues,  relatif  aux  pierres 
servant  d'amulettes  et  portant  des  noms  de  divinités  païennes,  tels  que  Vénus,  Sé- 
rapis,Esculape.  Le  même  type  est  affecté  parfois  à  des  protecteurs  différents.  Ce 
qui  est  Sérapis  pour  les  uns  est  le  génie  d'un  ancien  roi  pour  les  autres.  On  y 
trouve  aussi  les  noms  d'Adonaï  Sebaoth,  Jehovah,  Phta,  des  noms  d'ange  comme 
Gabriel,  Michel,  ou  de  patriarches  comme  Adam,  Abraham. 


CHRONIQUE  401 

M.  Fouc/t5/' adresse,  par  l'entremise  de  M.  Senart,  des  estampages  d'inscrip- 
tions qu'il  a  exécutés  durant  sa  mission  en  Indo-Chine. 

—  Séance  du  15  mai  :  M.  Léon  Dorez  analyse  le  procès-verbal,  récemment 
découvert  par  lui,  des  audiences  de  la  commission  pontificale  chargée,  en 
mars  1487,  d'examiner  les  célèbres  thèses  de  Pic  de  la  Mirandole.  Deux  brefs 
inédits  d'Innocent  VIII  sont  joints  à  ce  document.  Ces  pièces  seront  publiées 
prochainement  avec  d'autres  trouvées  par  M.  Thuasne,  relatives  au  second 
voyage  en  France  de  Pic  de  la  Mirandole. 

—  Séance  du  22  mai  :  M.  Lejeune,  conducteur  des  ponts  et  chaussées  à 
Guelma  (Algérie),  envoie  le  texte  d'une  nouvelle  inscription  chrétienne  décou- 
verte non  loin  de  cette  ville  :  Hic  reliquiae  heati  Pétri  apostoli  et  saactorum 
Felicis  et  Vincenti  martyrum.  M .  Héron  de  Villefosse  pense  que  ces  martyrs 
sont  au  nombre  des  habitants  d'Abitina  qni  souffrirent  pour  la  foi  à  Carthage 
le  12  février  304  et  qui  ont  trouvé  place  dans  les  Acta  Sincera  de  Ruinart. 

—  Séance  du  5  juin  :  Le  P .  Delattre  écrit  de  Carthage  qu'il  a  ouvert  vingt- 
sept  nouvelles  tombes  puniques  dans  la  nécropole  dite  de  Douïmès  à  Carthage. 
Il  y  a  trouvé,  comme  à  l'ordinaire,  des  poteries,  des  figures  d'animaux,  des  sca- 
rabées, mais  de  plus  une  lampe  avec  une  inscription  punique  à  la  pointe  sèche, 
garantissant  son  origine. 

—  Séance  du  12  juin  :  M.  Chavannes,  professeur  au  Collège  de  France,  lit 
un  fragment  d'une  étude  qu'il  a  l'aile  sur  les  cinq  inscriptions  chinoises  de  l'Inde 
dont  M.  Foucher  a  envoyé  les  estampages  à  l'Académie  (voir  séance  du  10  avril) 
et  décrit,  à  ce  propos,  le  mouvement  religieux  qui  mit  en  relation  l'Inde  et  la 
Chine  vers  la  fin  du  x^  et  le  commencement  du  ii^^  siècle  de  notre  ère  (la  Revue 
'Je  ruistoire  des  Religions  publiera  in  extenso  le  mémoire  de  M.  Chavannes 
dans  sa  prochaine  livraison). 


Publications  diverses  :  Les  Fils  de  Dieu  et  les  filles  de  ihomme  dans  la 
Bible  (gr.  in-8°  de  64  p.,  Paris.  Lecoffre),  par  Charles  Robert,  de  l'Oratoire  de 
Rennes,  est  le  tiré  à  part  de  deux  articles  qui  ont  paru  en  1895  dans  la  Re- 
vue Biblique  et  qui  ont  pour  but  da  faire  disparaître  le  scandale  de  linterpré- 
tation  courante  de  Geiièse,  vi,  1-4  :  le  mariage  des  anges  avec  les  filles  des 
hommes.  Dans  une  première  partie,  dite  «  Exposé  des  faits  »,  l'auteur  étudie  le 
texte  de  la  Genèse,  les  interprétations  des  Pères,  le  récit  du  Livre  d'Enoch  et 
les  allusions  qui  se  trouvent  dans  les  Épîtres  de  saint  Jude  et  de  saint  Pierre. 
La  très  grande  majorité  des  Pères  admet  qu'il  s'agit  bien  réellement  des  anges, 
sans  se  laisser  arrêter  par  la  difficulté  que  la  nature  spirituelle  des  anges  ne 
s'accorde  pas  bien  avec  des  passions  charnelles.  M.  Charles  Robert,  à  son  tour, 
montre  fort  bien  que  l'expression  Bené-Elohim  ne  peut  désigner  que  les  anges, 
mais  il  pense  que  le  contexte  oblige  à  reconnaître  que  les  Bénoth-hdâdâm,  les 

27 


402  BEVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

filles  de  rhumanité,  ont  désigné  primitivement  les  femmes  Caïnites.  La  tradi- 
tion verbale  primitive  aurait  raconté  l'union  de  la  race  de  Seth  avec  celle  de 
Gain.  Mais,  plus  tard,  les  Israélites,  séduits  par  les  fables  païennes,  auraient 
lait  des  Sélhiles  des  anges  et  des  femmes  Caïnites  les  filles  des  hommes  en 
général.  Le  récit  primitif  se  transforma  ainsi  en  mylhe  et  l'écrivain  sacré  qui, 
plus  tard,  vint  recueillir  les  traditions  d'Israël  pour  les  fixer  par  l'écriture,  fut 
obligé  de  ménager  les  idées  populaires,  de  même  que  «  l'hagiographe  breton 
doit  laisser  nos  saints  au  milieu  de  l'auréole  de  leurs  merveilleuse  léger.des, 
s'il  ne  veut  froisser  les  sentiments  de  foi  de  nos  vieilles  populations  «  (p.  46). 

II  y  avait  en  Israël  une  croyance  à  une  chute  primitive  des  anges,  mais  elle 
fut  dénaturée  par  l'imagination  populaire  et  prit  la  forme  tout  à  fait  mythologi- 
que sous  laquelle  l'a  présentée  l'auteur  du  Livre  d'Enoch.  Dans  VÉpître  dcJudc 
et  dans  la  11^  de  Pierre  il  n'est  pas  question  de  la  fornication  des  anges,  mais 
de  leur  chute  par  orgueil  et  par  apostasie. 

On  lira  avec  intérêt  la  savante  dissertation  de  M.  Charles  Robert.  L'auleur 
lui-même  ne  contestera  pas  que  les  préoccupations  apologétiques  y  sont  do- 
minantes. Au  lieu  de  se  donner  tant  de  mal  pour  faire  disparaître  de  la  Bible 
un  mythe  —  que  l'on  est  bien  obligé  d'y  laisser  tout  au  moins  à  titre  de  con- 
cession aux  idées  populaires  —  il  eût  été  infiniment  plus  simple  de  rechercher 
ce  qu'il  y  a  dans  le  texte  sacré,  sans  se  tourmenter  des  conséquences  que  l'in- 
terprétation peut  avoir  pour  la  foi.  Il  faut  bien  se  convaincre,  une  fois  pour 
toutes,  que  l'exégèse,  lorsqu'elle  est  dominée  par  une  conception  doctrinale 
quelconque,  positive  ou  négative,  qui  exclut  d'avance  comme  entachée  de  nul- 
lité l'une  des  interprétations  proposées,  perd  son  caractère  scientifique,  quelle 
que  soit  d'ailleurs  l'érudition  de  l'exégète.  Dans  le  cas  présent  l'auteur  me  pa- 
raît avoir  méconnu  le  fait  que  la  notion  des  anges  chez  les  anciens  Israélites 
n'était  pas  la  même  que  chez  les  Pères  spiritualistes  de  TÉglise  du  iv^  ou  v*  siècle 
et  que,  par  conséquent,  la  difficulté  d'un  mariage  charnel  entre  des  anges  et 
des  femmes  n'existait  pas  pour  les  premiers  comme  pour  les  derniers.  Il  est 
impossible  de  contester  que  dans  la  chrétienté  primitive  la  chute  des  anges  par 
suite  de  leur  passion  pour  la  beauté  éphémère  des  filles  des  hommes  a  été  l'un 
des  exemples  les  plus  populaires  de  la  justice  divine.  Et  il  y  a  peu  de  mythes 
aussi  beaux,  aussi  riches  d'enseignements  moraux  que  celui-là.  Bien  loin  de 
déparer  la  Bible,  il  s'y  trouve  fort  bien  à  sa  place.  Mais,  alors  même  qu'il  en 
serait  autrement,  il  faudrait  encore  l'interpréter  selon  l'esprit  des  temps  bibli- 
ques, et  non  d'après  une  philosophie  de  plusieurs  siècles  postérieure. 


Théodore  Reinach.  V empereur  Claude  et  les  antisémites  alexandrins  d'après 
un  nouveau  papyrus.  (Extrait  du  t.  XXXI  de  la  Revue  des  Études  juives.) 
M.  Théodore  Reinach,  combinant  deux  fragments  de  papyrus,  l'un  de  Berlin 


CHBONlOLli  403 

déjà  publié  par  M.  Wilcken  dans  Hermès  (t.  XXX,  p.  485  el  suiv.),  l'autre  du 
Musée  de  Gizeh,  découvert  et  reconnu  par  M.  Pierre  Jouguet,  membre  de  l'École 
française  d'Athènes,  a  pu  reconstituer  à  peu  près  le  procès-verbal  d'une  au- 
dience criminelle  présidée  par  l'empereur  Claude  à  Rome,  dans  les  jardins  de 
Lucullus,  le  30  avril  et  le  1'''  mai  de  l'an  40  après  J.-C.  Nous  y  voyons  une 
tentative  très  curieuse  des  chefs  des  antisémites  alexandrins,  Isidore  et  Lampon, 
déjà  connus  par  Philon,  pour  échapper  à  la  condamnation  capitale  qu'ils  ont 
méritée  par  leurs  exactions  et  leurs  intrigues,  en  se  portant  accusateurs  contre 
Agrippa  I^'.  L'empereur,  lié  d'amitié  avec  le  roi  juif,  repousse  énergique- 
ment  ces  accusations  dont  la  teneur  ne  nous  est  pas  connue. 

Plusieurs  détails  de  la  restitution  proposée  par  M.  Reinach  sont  douteux;  la 
provenance  même  du  document  n'est  pas  connue;  il  semble  bien  émaner  d'un 
Juif  ou  tout  au  moins  d'un  rédacteur  fort  mal  disposé  pour  les  antisémites.  Mais, 
en  dépit  de  ces  lacunes,  le  document  retrouvé  a  une  réelle  valeur  historique, 
d'une  part,  en  ce  qu'il  conQrme  le  jugement  de  Philon  sur  les  antisémites 
alexandrins,  la  pire  espèce  de  démagogues  de  l'antiquité,  d'autre  part  en  ce 
qu'il  confirme  l'importance,  pour  la  cause  des  Juifs  en  général,  de  l'amitié  entre 
les  Hérodes,  spécialement  Agrippa  P'",  et  les  empereurs.  Ces  Hérodes  que  les 
Juifs  sectaires  et  intransigeants  considéraient  volontiers  comme  des  renégats, 
ayant  abandonné  rÊternel  pour  le  monde,  furent  à  mainte  reprise  la  vérilable 
sauvegarde  de  la  liberté  juive. 


M.  A.  Sabatier,  doyen  de  la  Faculté  de  théologie  protestante  de  Paris,  a  fait 
paraître  chez  Fischbacher  la  troisième  édition  revue  et  augmentée  de  l'Apôtre 
Paul.  Quiconque  s'occupe  d'études  sur  le  christianisme  primitif  connaît  ce  livre, 
remarquable,  incontestablement  le  meilleur  ouvrage  que  nous  ayons  en  français 
sur  l'apôtre  des  Gentils  et  qui  a  mérité  d'être  traduit  en  plusieurs  langues.  La 
nouvelle  édition  n'est  pas  une  simple  réimpression.  Le  format  est  plus  grand, 
l'impression  moins  serrée;  les  subdivisions  sont  plus  clairement  marquées;  une 
table  des  matières  permet  de  se  retrouver  plus  facilement  dans  l'ouvrage;  une 
carte  permet  de  suivre  plus  facilement  l'apôtre  dans  ses  voyages  missionnaires. 
Sur  plusieurs  points,  enfin.  M.  Sabatier  a  complété  ou  rectifié  ses  assertions 
antérieures,  notamment  dans  le  chapitre  relatif  à  l'église  de  Corintbe.  D'accord 
avec  M.  Weizsàcker  il  reconnaît  la  succession  suivante  de  la  correspondance 
avec  les  Corinthiens  :  1°  Une  lettre  perdue,  vers  l'an  55,  à  laquelle  il  est  fait 
allusion  J  Coi\,  v,  9;  —  2"  La  réponse  des  Corinthiens,  visée  /  Cor,,  vu,  1;  — 
3°  Notre  première  Épître,  apportée  par  Timothée,  lequel  ne  réussit  pas  à  calmer 
les  divisions;  —  4°  Arrivée  des  émissaires  judaïsants  de  Jérusalem;  voyage  de 
Paul  à  Corinthe,  échec  de  l'apôtre;  —  5»  Lettre  très  énergique  de  Paul,  perdue 
pour  nous,  aoportée  d'Éphèse  par  Tite,  visée  dans  II  Cor.,  vn,  8,  11;  cette 
lettre  assure  le  triomphe  des  partisans  de  Paul  ;  —  6°  Notre  seconde  Épître. 


40i  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

On  remarquera  aussi  une  importante  étude  sur  la  notion  du  péché  dans  la 
théologie  de  Paul.  L'ouvrage  s'est  enrichi  ainsi  à  la  fois  des  résultats  acquis 
parles  historiens  postérieurement  à  la  première  édition  et  des  produits  de  l'étude 
personnelle  et  de  l'enseignement  de  l'auteur  lui-même.  Il  réunit  à  un  haut  degré 
la  connaissance  approfondie  du  sujet,  la  dialectique  historique  qui  met  la  pen- 
sée en  étroite  connexion  avec  les  événements  et  les  expériences  de  .l'apôtre, 
enfin  le  sens  des  réalités  religieuses,  et  c'est  la  combinaison  de  ces  trois  qua- 
lités, si  souvent  séparées,  qui  en  fait  toute  la  saveur. 


Vllistoire  sommaire  des  trois  premiers  siècles  de  VÈglise  chrétienne^  par 
M.  JV.  Lamarche  (Paris,  Fischbacher,  petit  in-12  de 91  p.:  0  fr.  60)  n'a  pas  la 
prétention  d'être  un  ouvrage  scientifique,  mais  un  petit  manuel  de  vulgarisa- 
tion à  l'usage  des  cours  d'instruction  religieuse,  avec  cette  très  grande  supé- 
riorité sur  !a  phipait  des  manuels  analogues,  qu'il  est  fait  par  un  homme  d'es- 
prit libre,  au  courant  des  principaux  travaux  scientifiques  et  qui  en  expose  les 
résultats  d'une  manière  généralement  objective.  Nous  entendons  parla  que  l'au- 
teur affirme  ce  qu'il  considère  comme  la  vérité  historique  sans  se  demander 
si  la  tradition  ou  les  enseignements  des  dilférentes  Eglises  concordent  avec  son 
récit.  Sa  conclusion  c'est  que  la  théologie  réputée  chrétienne  est  à  refaire,  mais 
qu'en  attendant  le  respect  des  convictions  des  autres  s'impose  à  tous  les  chré- 
tiens, au  nom  de  la  vérité  historique  et  de  la  sincérité.  En  certains  passages 
il  y  aurait  des  réserves  à  faire  sur  telle  assertion  de  l'auteur;  plus  on  simplifie, 
plus  on  généralise,  plus  aussi  il  est  difficile  d'être  rigoureusement  exact.  Mais 
à  notre  connaissance  il  n'y  a  pas  de  résumé  populaire  meilleur  que  celui-là  pour 
l'enseignement  populaire. 

J.R. 

* 

Dans  La  Psychologie  des  sentiments  (Paris.  F.  Alcan,  1896,  in-8,  xi-443 
pages,  chap.  ix,  p.  297-319),  M.  Th.  Ribot  a  consacré  un  chapitre  au  sen- 
timent religieux.  Il  distingue  dans  toute  croyance  religieuse  un  élément 
intellectuel  et  un  élément  affectif  et  semble  attribuer  au  second  une  im- 
portance prépondérante.  C'est  sa  présence  qui  distingue  une  religion  au  sens 
précis  du  mot  d'une  philosophie  religieuse.  Il  distingue  dans  l'évolution  du 
sentiment  religieux  trois  périodes  :  <c  1°  Celle  de  la  perception  et  de  l'imagina- 
tion concrète,  où  prédominent  la  peur  et  les  tendances  pratiques,  utilitaires; 
2°  celle  de  l'abstraction  et  de  la  généralisation  moyennes,  caractérisée  par  l'ad- 
jonction d'éléments  moraux;  S"  celle  des  plus  hauts  concepts,  où  l'élément 
affectif  se  volatilisant  de  plus  en  plus,  le  sentiment  religieux  tend  à  se  confondre 
avec  les  sentiments  dits  intellectuels.  » 

Il  rejette  la  théorie  de  Max  Millier  sur  l'origine  de  la  religion  et  comme  elle 
celle  d'Herbert  Spencer.  11  fait  procéder  la  période  animiste  par  une  période  de 


CHRONIQUE 


405 


fétichisme  ou  naturisme  où  l'objet  adoré  est  un  objet  concret,  perçu  par  les  sen? 
et  animé. 

En  réalité  ces  deux  «  moments  »  de  l'évolution  relif^ieuse  semblent  plutôt 
deux  formes  de  croyances  contemporaines;  le  culte  des  morts  se  trouve  partout 
où  il  y  a  des  pratiques  et  des  conceptions  religieuses,  si  rudimentaires  soient- 
elles. 

L'élément  affectif  caractéristique  dans  cette  première  phase,  c'est  la  peur;  on 
redoute  les  esprits  et  les  dieux  plus  qu'on  ne  les  aime,  on  les  aime  cependant. 
Le  sentiment  religieux  est  tout  d'abord  «  rigoureusement  pratique  et  utilitaire; 
il  est  l'expression  directe  d'un  égoïsme  étroit.  »  Ce  caractère  se  révèle  dans  les 
pratiques  du  culte,  mais  ce  sentiment  a  en  même  temps  un  caractère  social  et 
l'unité  du  groupe  s'exprime  par  la  communauté  des  rites,  on  pourrait  même 
dire  qu'elle  y  réside. 

L'évolution  intellectuelle  de  la  religion  se  caractérise  :  1°  par  la  conception  tou- 
jours plus  précise  d'un  ordre  cosmique,  d'abord  physique,  puis  moral  ;  2°  par 
la  marche  progressive  d'une  multiplicité  presque  sans  bornes  à  l'unité,  proces- 
sus qui  résulte  de  l'aptitude  croissante  à  généraliser  et  à  abstraire  et  qui  n'est 
pas  rigoureusement  lié  au  premier.  L'évolution  afîective  est  marquée  par  la 
prédominance  graduelle  des  sentiments  d'amour  envers  les  dieux  sur  les  senti- 
ments de  crainte  et  par  la  fusion  du  sentiment  moral  et  du  sentiment  religieux, 
primitivement  distincts.  L'émotion  religieuse  qui  tend  à  devenir  une  émotion 
intellectuelle  est  originairement  une  émotion  complète;  elle  a  les  mêmes  accom- 
pagnements physiologiques,  que  les  autre  émotions  sthéniques  ou  dépressives, 
elle  s'exprime  au  dehors  par  des  gestes  et  des  actes,  les  rites.  M.  Ribot  con- 
sacre les  dernières  pages  de  ce  chapitre  à  l'étude  des  formes  morbides  du  sen- 
timent religieux  et  s'attache  à  les  mettre  en  parallèle  avec  les  formes  vives,  mais 
normales  encore,  l'inspiration  et  l'extase. 

L.  M. 


La  librairie  Lecoffre  (Paris,  90,  rue  Bonaparte)  annonce  la  prochaine  publi- 
cation d'une  série  de  volumes  intitulée  Les  Saints,  dont  le  programme  semble 
avoir  été  tracé  par  M.  Henri  JoUy.  Voici  de  quelle  façon  il  s'exprime  dans  une 
lettre  circulaire  à  ses  collaborateurs  :  «  Les  promoteurs  et  les  premiers  adhé- 
rents de  l'œuvre  projetée  sont  des  catholiques  :  ils  tiennent  donc  à  ce  que  cette 
œuvre  demeure  orthodoxe.  Mais  il  leur  a  paru  qu'il  était  temps  de  composer 
des  vies  de  saints  dans  un  esprit  plus  critique,  plus  littéraire,  plus  historique  et 
surtout  plus  social  que  ce  qui  s'est  généralement  fait  jusqu'à  ce  jour.  C'est  pour- 
quoi les  choix  se  sont  portés  de  prélerence  sur  les  saints  qui,  non  contents  d'édi- 
fier les  fidèles,  ont  agi  plus  visiblement  sur  la  civilisation,  sur  les  mœurs,  sur 
les  idées,  sur  la  philosophie,  sur  la  littérature  même  et  sur  les  arts.  » 

Il  s'agit,  est-il  dit  plus  loin,  de  faire  rentrer  le  saint,  avec  tout  l'honneur  qui 


406  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

lui  est  dû,  dans  l'histoire  des  sociétés  humaines,  c'est-à-dire  de  le  traiter  selon 
toutes  les  conditions  que  l'histoire  exige.  La  science  contemporaine  a  le  devoir 
de  faire  un  départ  aussi  juste  que  possible  entre  ce  qui  est  simplement  légen- 
daire et  ce  qui  est  vraiment  authentique  dans  les  vies  de  ceux  qu'elle  étudie. 

Nous  répéterions  volontiers,  à  propos  de  cette  tentative  très  honorable,  ce  que 
nous  disions  plus  haut  à  propos  de  l'exégèse  :  pour  faire  œuvre  scientifique  il 
faut  commencer  par  se  débarrasser  de  toute  préoccupation  d'orthodoxie  ou 
d'hétérodoxie.  Si  votre  jugement  est  fixé  d'avance,  votre  enquête  n'a  plus  de 
valeur.  Nous  ne  doutons  pas  que  la  plupart  des  honorables  professeurs  qui  ont 
promis  leur  concours  ne  soient  tout  à  fait  du  même  avis.  C'est  pourquoi  on  peut 
saluer  l'œuvre  avec  confiance. 


Nous  signalons  encore  les  travaux  suivants  : 

1°  Henri  Omont.  Journal  autobiographique  du  cardinal  Jérôme  Aleander 
(1480-1530),  tiré  des  Notices  et  extraits  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
nationale  et  autres  bibliothèques,  t.  XXXV,  1. —  Paris,  Klincksieck).  Alean- 
der est  également  intéressant  comme  humaniste  et  comme  homme  d'Église,  à 
cause  des  missions  dont  il  fut  chargé  par  Léon  X  et  Clément  VII  en  Allemague 
au  début  de  la  Réforme  luthérienne.  Malheureusement  les  Diaires  d'Aleaniler, 
conservés  à  la  Bibliothèque  archiépiscopale  d'Udine,  et  le  Journal  autographe 
du  même,  acquis  récemment  par  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris,  présen- 
tent une  grave  lacune  justement  à  l'endroit  où  ils  eussent  été  le  plus  intéres- 
sants pour  l'histoire  de  la  Réforme,  de  1518  au  mois  de  mars  1529. 

2"  Max  Bonnet.  Acta  Andreae  cum  laudatione  contextaet  Màrtyrium  Andreae 
graece;  Passio  Andreae  latine  (Paris.  Klincksieck  ;  xiu  et  80  p.),  édition  origi- 
nale reproduite  par  l'auteur  des  Analecta  Bollandiana,  contenant  la  suite  du 
«  Codex  Apocryphus  »  dont  il  a  déjà  publié  ce  qui  concerne  saint  Thomas,  Ce 
sont  des  formes  tardives  de  la  légende  de  saint  André,  ple'nes  d'intérêt  pour 
l'histoire  delà  légende. 

3o  Le  premier  îaisc\cu\e  de  l'Histoire  de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises 
des  origines  à  1900  (Paris.  Colin)  contient,  outre  une  préface  de  M.  Gaston 
Paris,  un  premier  chapitre  consacré  à  la  poésie  narrative  religieuse  (vies  des 
saints,  contes  pieux)  par  M.  Petit  de  Julleville  et  le  commencement  du  chapi- 
tre II  sur  les  origines  de  l'épopée  nationale,  par  M.  Léon  Gautier. 


Le  onzième  Congrès  des  orientahstes  aura  lieu  à  Paris  du  5  au  12  septem- 
bre 1897.  La  commission  d'organisation  se  compose  de  M.  Ch.  Schefer,  prési- 
dent; M.  Barbier  de  Meynard,  vice-président;  MM.  Maspero  et  Henri  Cordier, 
secrétaires  ;  .^ymonier,  Guimet,  Oppert,  Schiumberger,  Senart,  de  Vogué, 
membres,  et  M.  Leroux,  éditeur  et  trésorier. 


CHRONIQUE  407 


ALLEMAGNE 


Publications  :  i"  H.  Zimmern.  Bdlracge  zur  Kenntnis  der  Babylonlschen 
Religion,  I  :  Die  Beschwoerungstafeln  Zurpu  (Leipzig,  Hinrichs).  Celte  première 
série  de  textes  relatifs  à  la  religion  assyro-babyionienne  est  consacrée  aux 
tablettes  d'incantation  groupées  sous  le  terme  Siirpu  dans  la  bibliothèque  d'As- 
surbanipal.  Il  y  en  avait  neuf;  la  première  n'a  pas  encore  été  retrouvée;  la  cin- 
quième et  la  sixième  ont  déjà  été  étudiées  par  JVI.  Jensen  ;  les  autres  sont  iné- 
dites. Ces  testes  sont  très  instructifs  pour  nous  faire  connaître  les  causes  du 
mauvais  sort  et  des  malédictions  diviues  d'après  les  croyances  assyriennes. 

2'  G.  Jacob.  Bas  Lehen  der  vorislâmischen  Beduinen  (Berlin,  Mayer  et  Millier). 
L'auteur,  privat-docent  pour  l'enseignement  des  langues  orientales  à  l'Université 
de  Greifswald,  a  groupé  sous  des  chefs  différents  (habitation,  vêtement,  etc.), 
les  particularités  de  la  vie  nomade  des  Arabes  antérieurs  à  Mohammed,  d'après 
les  traditions  énoncées  par  les  anciens  poètes  arabes  ou  que  l'on  peut  recons- 
tituer d'après  leurs  données. 

3°  Le  professeur  H.  L.  Strack  a  pubUé  chez  Hinrichs,  à  Leipzig,  un  Abriss 
des  Biblischen  Aramaisch,  contenant  à  la  fois  une  grammaire,  un  dictionnaire 
et  un  texte  révisé  des  fragments  araméens  de  la  Bible.  Le  prix  n'est  que  de 

I  m.  60.  Cet  ouvrage  complète  la  grammaire  araméenne  de  Kautzsch,  publiée 
en  1884.  L'importance  de  l'araméen  est  de  plus  en  plus  reconnue,  non  seule- 
ment à  cause  de  l'étendue  du  domaine  où  il  fut  parlé,  mais  encore  par  le  fait 
qu'il  n'est  pas  douteux  que  Jésus  a  enseigné  dans  cette  langue.  C'est  à  ce  der- 
nier point  de  vue  que  M.  Arnold  Meyer,  privat-docent  de  théologie  à  Bonn,  l'a 
étudié  dans  un  intéressant  volume  intitufé  :  Jesu  Muttersprache  (Leipzig).  Il 
examine  plusieurs  passages  parallèles  des  évangiles  en  les  ramenant  à  un  ori- 
ginal araméen  restitué.  Nous  signalons  particulièrement  ce  qu'il  dit  de  l'expres- 
sion a  Fils  de  l'homme  ». 

4°  L'éditeur  Hinrichs  vient  d'entreprendre  une  troisième  édition  revue,  remise 
aucourant,  augmentée,  de  la  célèbre  Realencyclopaedie  filr protestantische  Théo- 
logie und  Kirche,  de  Herzog.  Les  dimensions  seront  les  mêmes  que  pour  la  se- 
conde édition  :  il  y  aura  18  volumes  à  800  pages,  qui  paraîtront  par  fascicules 
de  80  pages  à  1  mark  ou  de  160  p.  à  2  m.  On  donnera  deux  volumes  par  an. 

II  est  inutile  de  faire  encore  ressortir  l'utilité  de  cette  Encyclopédie  théologique. 
Elle  est  devenue  l'instrument  de  travail  indispensable  pour  quiconque  s'occupe 
de  théologie  scientiQque.  Espérons  que  la  nouvelle  édition  se  montrera  aussi 
indépendante  de  'a  servitude  dogmatique  que  la  précédente  et  que  le  caractère 
protestant  confessionnel  ne  prévaudra  pas  sur  le  caractère  strictement  histo- 
rique. Le  nom  d'Albert  Hauck  comme  directeur  de  la  troisième  édition  est  de 
nature  à  inspirer  confiance  à  cet  égard.  Son  grand  ouvrage  sur  1'  «  Église  d'AUe- 
mague  sous  les  empereurs  saxons  et  franconiens  »  a  été  généralement  bien 
accueilli  et  dénote  un  véritable  tempérament  d'historien. 


.i08  REVUE    DE  L  HTSTOIRE    DES    RELtCxlONS 

La  première  livraison  que  nous  avons  sous  les  yeux  accuse  déjà  de  grandes 
modifications  sur  l'édilion  précédente.  Le  premier  article  AQ  qui  occupait  deux 
pages  en  tient  près  de  douze  actuellement,  ce  qui  semblerait  indiquer  que  l'ar- 
chéologie sera  traitée  plus  généreusement  qu'autrefois.  Entre  ce  premier  arti- 
cle et  Aaron,  le  directeur  a  inséré  un  court  article  Aachen,  où  il  a  résumé  les 
actes  synodaux  importants  qui  furent  décrétés  à  Aix-la-Chapelle.  Plus  loin  on  a 
ajouté  un  article  sur  Ezra  Abbot,  le  savant  critique  américain  du  texte  du  Nou- 
veau Testament.  L'article  Abendmahl  (Cène),  jadis  divisé  en  deux,  le  premier 
relatif  à  la  doctrine  luthérienne,  le  second  à  la  doctrine  réformée,  est  actuelle- 
ment beaucoup  mieux  distribué  en  deux  parties,  l'une  exégétique,  l'autre  his- 
torique, sous  deux  signatures  différentes  (Cremeret  Loofs).  Mais  pourquoi  faut-il 
que  l'auteur  chargé  de  l'exégèse  ait  cru  devoir  y  mettre  lanl  de  considérations 
dogmatiques  qui  n'ont  rien  à  faire  avec  l'interprétation  historique  du  texte? 
Que  les  directeurs  ne  se  dissimulent  pas  ceci  :  l'autorité  scientifique  de  l'En- 
cvclopédie  sera  en  raison  directe  de  l'énergie  avec  laquelle  ils  résisteront  à  la 
tentation  de  se  conciHer,  en  vue  du  succès  commercial,  un  plus  grand  nombre 
de  lecteurs  déterminés  uniquementpar  des  considérations  étrangères  à  la  science. 

Nous  avons  aussi  le  regret  de  constater  que  l'histoire  des  religions  autres  que 
le  Christianisme  et  le  Judaïsme  n'est  pas  plus  représentée  dans  cette  nouvelle 
édition  que  dans  les  précédentes. 

5'^LeTheologischer  Jahresbericht,  publié  sous  la  direction  de  M.  Holtzmann, 
est  entré  dans  sa  quinzième  année.  Le  premier  fascicule  contenant  la  revue  des 
travaux  exégétiques  publiés  en  1895  a  déjà  paru.  L'Ancien  Testament,  traité 
par  M.  Siegfried,  le  Nouveau  Testament  par  M.  Holtzmann,  offrent  la  même 
abondance  de  renseignements  que  dans  les  années  précédentes.  Voilà  un  bon 
instrument  de  travail. 

J.  H. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

DU  TOME  TRENTE-TROISIÈME 


ARTICLES  DE  FOND 


Pages. 


Études  de  mythologie  slave,  par  M.   L.  Léger  : 

Svantovit  et  les  dieux  en  vit 1 

Les  sources  de  la  mytliologie  slave  (l'«  partie) 273 

Lucrèce  dans  la  théologie  chrétienne  du  nre  au  xiri*  siècle  et  spécialement 

dans  les  écoles  carolingiennes  (suite  et  fin),  par  M.   J.  Philippe,  19  et  125 

Les  Apocalypses  apocryphes  de  Daniel,  pa^TM.  Frédéric  Macler,  37,  163  et  288 

Les  divinités  féminines  du  Capitole,  par  M.  Maurice  leitUn 320 

MÉLANGES  ET  DOCUMENTS 

Bulletin  archéologique  delà  religion  grecque  (décembre  1894  à  décembre 
1895),  par  M.  Pierre  Paris .      54 

Une  nouvelle  philosophie  de  la  religion  (2«  et  dernier  article),  par  M.  L. 
Marinier 177 

REVUE  DES  LIVRES 

M.  Grùnwald.  Die  Eigennamen  des  Alten  Testaments  in  ihrer  Bedeutung 
fur  die  Kenntniss  des  hebrâischen  Volksglaubens  (M.  J.  Piepenbnng)    .      84 

E.  Ehrhardt.  Das  Grundcharakter  der  Ethik  Jesu  im  Verhaltniss  zu  den 
messianischen  Hoffnungen  seines  Volkes  und  zu  seinem  eigenen  Mes- 
siasbewustsein  (M.  E.  Picard) .      87 

J.  Curtin.  Taies  of  the  faines  and  of  the  ghost  world  collected  from  oral 
tradition  in  South  West  Munster  (M.  L.  MariUier) 90 

ÏV.  JVoîoac/î.  Lehrbuch  der  hebrâischen  Archaeologie  (M.  X.  Koenig)    .     .      96 

E.  S.  Hartland.  The  legend  of  Perseus,  t.  I  et  I!  (M.  L.  MariUier) ...      99 

A.  Chiapelli.  La  dottrina  délia  resurrezione  délia  carne  nei  primi  secoli 
délia  Chiesa  (M.  Tony  André) 101 

D.  Labanca.  Francisco  d'Assisi  e  i  Francescani  dal  1226  al  1328  (M.  Tony 
André) 102 


410  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

Pages. 

D.  Labanca  L'Evangelio  di  S.  Giovanni  ed  il  commento  di  Antonio  Ros- 

mini  (M.  Tony  André) 103 

D.  G.  Brinton.  The  aims  of  anthropology  (M.  L.  Marillier)  .....  104 

E.  \yoe//'/?m.  S.  Benedicti  régula  monachorum  (M.  Jpan  Béui7/e).     .     .     .  105 

L.  Thomas.  Lejour  du  Seigneur  (M.  Jean  Redite) 106 

.4.  Bastian.  Zur  Mythologie  und  Psychologie  der  Nigritier  in  Guinea  mit 

Bezugnahme  auf  socialistische  Elementargedanken  (M.  3/.  Mauss)  .     .    209 

C.  P.  Tiele.  Geschiedenis  van  dengodsdiensl  in  de  oudheid  tôt  op  Alexan- 

der  den  Groote,  II.  1  (M.  Jean  Réville) 212 

S.  R.  Driver.   A  critical    and    exegetical  comraentary  on   Deuteronomy 

(M.  X  Koenig) 219 

Raymond  Thamin.  Saint  Ambroise  et  la  morale  chrétienne  au  ive  siècle 

(M.  Jean  Réville) 222 

H.   de  Castries.  Les   Gnomes    de    Sidi  Abder-Rahman  El-Medjedoub 

(M.  Rmé  Basset) 231 

Oswald  H.  Parry.  Six  months  in  a  Syriaa  monastery  (M.  D.  M.)  .  .  .  234 
A.  Laurent.  La  magie  et  la  divination  chez  les  Chaldéo-Assyriens  (M.  A. 

Quentin) 240 

D.  G.  Brinton.  The  protohistoric  ethnography  of  Western  Asia  (M.  L. 
Marillier) 250 

S.Karppe.  La  Bible,  pages  choisies  (M.  J,  il^i't'Zie) 251 

F.  David.  Le  droit  augurai  et  la  divination  officielle  des  Romains  (M.  L. 
Marillier) 252 

Bibliothèque  de  l'École  des  Hautes-Études  (Sciences  religieuses),  t.  VII. 

Études  de  critique  et  d'histoire  (2^  série)  (M.  Goblet  d'Alviella).     .     .  344 

M.  Roalfe  Cox.  An  introduction  to  Folk-lore  (M.  L.  Marillier).  .  .  .  347 
Van  Hoonacker.  Nouvelles  études  sur  la  Restauration  juive  après  l'exil  de 

Babylone  (M.  G.  Pienpenbring) 353 

F,  ilobioM.  L'état  religieux  de  la  Grèce  et  de  l'Orient  au  siècle  d'Alexandre 

(M.  Albert  Réville) 359 

Sanday  et  Headlam.  A  critical  and  exegetical  commenlary  on  Ihe  Epistle 

to  the  Romans  (M.  E.  de  Faye) 361 

Joseph  Jacobs.  Barlaam  and  Josaphat  (M.  Sylvain  Levi) 366 

H.  d'Arbois  de  Jubainville .  Études  sur  le  droit  celtique  (M.  J,  Loth)  .     .  368 

E.Jacottet.  Contes  populaires  des  Bassoutos  (M.  L.  Marillier)  .  .  .  389 
A.  Bastian.  Die  Denkschôpfung   umgebender  Welt  aus  kosmogonischen 

Vorstellungen  in  Gultur  und  Uncultur  (M.  A.  Dirr) 392 

Marci  Diaconi  Vita  Porphyrii  episcopi  Gazensis  (M.  Jean  Réville).     .     .  393 

René  Basset.  Les  Prières  de  saint  Cyprien  et  de  Théophile  (M.  Jean  Réville).  394 

Lucien  Fournereau.  Le  Siam  ancien  (M.  Jean  Réville) 395 

Raffaele  Mariano.  Francesco  d'Assisi  e  alcuni   suoi  piu  recenti  biographi 

(M.  Paul  Sabatier) 396 


TABLE    DES    MATIÈRES  411 

Pages. 


S.  A.  Pries.  Betydelsen  of  religionskongressen   i  Chicago  (M.  iV.  Sôder- 
blom) 


396 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES 

I.  Périodiques  relatifs  au  christianisme  antique  (analysés  par  M.  Jean  Réville). 

Doctrine  de  saint  Paul  (Renouvier) 108 

Jean-Baptiste  de  Rossi  (Guiraud) 109 

Saint  Siméon  el  les  Stylites  (Deleiiaye) 109 

Le  clergé  chirétien  au  début  du  iv«  siècle  (Paul  AUard) HO 

L'Église  naissante  (P.  Batiffol) 110 

Origène,  la  critique  textuelle  et  la  Iradition  topographique  (Lagrange)     .  111 

La  vie  future  d'après  saint  Paul  (Bruston) 111 

L'épitaphe  d'Abercius  (L.  Duchesne) 111 

Destruction  du  Serapeum. 111 

Description  arménienne  de  l'Antichrist 111 

Baptême  chrétien  et  folklore  (Whilley  Stokes).     ...     : 111 

État  actuel  du  problème  synoptique  en  Allemagne  (Wendt) 112 

Eschatologie  paulienne  (Cône) 112 

Le  IVe  Évangile  corrigeant  le  III^  (Abbott) 112 

Les  miracles  de  Jésus  dans  les  synoptiques  (Albert  Réviile) 112 

La  pénitence  à  Carthage  sous   Cyprien  (Karl  Mùller) 131 

Études  de  M.  Asmus  sur  Julien  l'Apostat 113  et  114 

Les  sources  des  Actes  des  Apôtres  (Hilgenfeld,  Belzer)  .     .     .     .     114et  116 

La  tradition  littéraire  relative  à  saint  Athanase  (Draeseke)  .     .     114  et  115 

Le  «  De  fide  catholica  «  attribué  à  Boèce 114 

Introduction  de  l'Évangile  de  Matthieu  à  Rome ...  115 

Inauthenticité  de  II  Thessaloniciens 115 

Traduction  syriaque  des  «  Sexti  Sententise  » 115 

La  formule  £v  XptffTw  T^a-oO  dans  saint  Paul  (J.  Weisz) 115 

Influence  du  format  des  livres  antiques  sur  la   composition  des  écrits  de 

saint  Luc  (Riiegg) .  115 

L'Évangilede  Luc  dans  ses  relations  avec  saint  Paul  (Jungsl),  avec  Jo- 

sèphe  (Belzer) 116  et  117 

Version  copte  des  Petits  Prophètes  (Sohulte) 116 

Saint  Augustin  :  ses  connaissances  linguistiques  (Rottmanner)  ;  sa  doc- 
trine de  la  pénitence  (Schanz) 116  et  117 

Une  fausse  lettre  de  saint  Basile  coatre  Eunomius  (Diekamp)     ....  116 

Du  caractère  pseudépigraphe  des  écrits  de  Denys  l'Aréopagite  (Koch)  .     .  116 

La  christologie  de  saint  Cyrille  d'Alexandrie  et  l'Église  romaine  (Schaefer).  117 


4i2  REVUE    DR    l'histoire   DES    RELIGIONS 

Pages. 

Une  source  rabbinique  de  la  III*  Kp.  aux  Gor'm'.hiens  apocryphe  (Vetter).  H7 

Reconstruction  de  l'Histoire  ecclésiastique  de  Philostorge  (Asmus)    .  118 

La  légende  de  l'invention  de  la  Croix  (Nestlé) 118 

Les  églises  de  Saint-Démétrius  et  de  Sainte-Sophie  à  Thessaloniquo.     .  118 

Le  ch.  IX  du  VI'  livre  de  l'Histoire  ecclésiastique   de  Socrate    ....  118 

H.  Périodiques  relatifs  aux  religio.ns  des  peuples   no.\   civilisés  et  au 
FOLK-LORE  (analysés  par  M.  L.  Marillier). 

La  fascination  (J.  Tuchmann) .  254 

La  fraternisation  (H.  Gaidoz  et  Th.   Volkov) 254 

L'opération  d'Esculape (H.  Gaidoz) 254 

La  légende  de  saint  Éloi  (H.  Gaidoz) 255 

Les  noms  des  rois  mages  (S.  Berger) 255 

Les  étymologies  populaires  elles  noms  des  saints  (H.  Gaidoz).     .     .     .  255 

Les  mariages  célébrés  au  mois  de  mai  (H.  Gaidoz) 255 

Les  sorciers  tchouktchis  (P.  Boyer) 255 

l^^^pin  le  Bref,  Samson,Milhia  (H.  Gaidoz) 255 

Le  meurtre  rituel  du  chef  (Liotard) 256 

Les  rites  du  mariage  aux  îles  Marquises  (Toutain).     . 256 

Les  villes  englouties  (René  Basset,  G.  Doncieux,  T.  Volkov  et  V.  Yastre- 

bov) 256 

Les  empreintes  merveilleuses  (R.   Basset) 256 

La  fraternisation  parle  sang  (R.  Basset) 256 

Les  météores  (R.  Basset) 253 

Les  ordalies  (R.  Basset) 256 

Le  folk-lore  dans  les  écrits  ecclésiastiques  (R.  Basset). 256 

Légendes  et  superstitions  arméniennes  (É.  Lalayantz  et  E.  Haizgazn).     .  257 

Contes  et  traditions  du  Haut-Zambèze  (E.  Jacottet) 257 

Les  vêtements  des  idoles  et  des  statues  des  saints  (G.  M.  Godden,  P.  Sé- 

billot,  A.  Harou,  L.  Morin) 258 

Coutumes  et  superstitions  de  l'île  de  Batz  (G.  Milin)  .......  159 

Contes  ukraniens  et  mordvins  relatifs  au  tonnerre  et  à  l'éclair  (T.  Volkov).  259 

Contes  et  légendes  de  la  Suisse  romande  (A.  Fermé) 259 

Usages  et  rites  funéraires  (H.  Marlot,   A.  Harou,  G,  Fouju,  G.  de  Riallf^, 

P.  Sébillot) 259 

Offrandes  à  saint  Antoine  (Th.  Janvrais) 259 

Coutumes  et  traditions  de  l'Auxois  :  culte  des  fontaines   (H.  Marlot)  ,     .  259 
Traditions  et  coutumes  du  Périgord   (médecine  populaire,  pratiques  en 

usage  pour  obtenir  de  la  pluie,  etc.  (P.  Bouscaillon) 260 

Superstitions  relatives  aux  diverses  parties  du  corps  humain  (A.  deCock).     260 
Culte  des  fontaines,  présages,  médecine  et  magie  populaire  en  Lorraine 

(Auricoste  de  Lazarque) .         260 


TABLE    DES    MATIÈRES  413 

Pages. 

Médecine  populaire  en  Berry  et  dans  le  pays  chartrain  et  culte  des  fontai- 
nes (G.  de  Rialle) 260 

Signification  magique  des  feux  de  la  Sainl-Jeati  (A.  Marguillier)     .     .     .  260 

Traditions  des  îles  Fœroœr  (R.  Pilet) 260 

Superstitions  relatives  à  l'âme  en  Picardie  (L.  Collot) 260 

Folk-lore  des  montagnes  (A.  Harou) 260 

Théogonie  et  cosmogonie  du  peuple  ukrauien  (de  Zmigrodzki)  ....  26i 
Les  sorcières  en  Belgique,  en  Ecosse  et  en  Auvergne  (A.  Harou,  W.  Gre- 

gor,  Mil»  Brandt) 261 

Superstitions  relatives  aux   funérailles,  aux  sorciers,   aux  grandes  fêtes 

chrétiennes  dans  le  Bas-Armagnac  (Auricoste  de  Lazarque)  ....  261 

Contes  de  la  Haute- Bretagne  (R.  Le  Chel) 261 

Lefilleul  de  la  mort  (A.  Ferrand) 261 

La  légende  du  prêtre  mort  qui  revient  dire  sa  messe  (P.  Sébillot)     .     .     .  261 

Notes  sur  la  médecine  populaire 26il 

Superstitions  relatives  aux  ongles  (R.  Basset) 261 

Le  culte  du  marteau  (G.  M.  Murray-Aynsley) 262 

Superstitions  relatives  aux  mégalithes  (P.  Sébillot  et  G.  Fouju).   .     .     ,  262 

Contes  de  l'Extrême-Orient  (R.  Basset) 262 

Contes  arabes  et  orientaux  (Gaudefroy-Demonbynes,  M*'^="  Pultibaï  Wadia, 

Sonabaï  Wadia  et  Julibaï  Tarachand) 262 

Le  tabou,  la  sorcellerie  et  les  croyances  relatives   à  l'autre  vie  aux  Nou- 
velles-Hébrides (Boyle  T.  Sommerville) 262 

Les  peintures  des  cavernes  en  Australie  (R.  J.  Mathew) 264 

Les  présages,  les  ordalies,  les  serments  et  les  rites  funéraires  à  Bornéo 

(C,  Rose) 264 

L'animisme  et  la  sorcellerie  chez  les  tribus  australiennes  du  Nord-Ouest 

(N.  Bassett-Smith) 264 

Les  cérémonies  magiques  et  les  rites  funéraires  des  tribus  riveraines  du 

Zambèse  (L.  Dècle) 265 

Le  shamanisme  en  Sibérie  et  dans  la  Russie  d'Europe  (V.  M.  Mikhailovskii)  265 

Les  tabous  sexuels  i^A.  E.  Crawley) 265 

Rites  el  coutumes  des  indigènes  d'Australie  (S.  Gason,  V,  H.  Willshire, 

E.  Hamillon,  M.  C.  Mattews,  P.  Foelsche) 266 

Les  tribus  de  la  vallée  de  l'Amazone  (Cléments  R.  Markham)     ....  266 
La  magie,  l'animisme,  le  tabou,  le  fétichisme,  les  rites  d'initiation  et  de 
fraternisation,  les  présages  et  le  cannibalisme  chez  les  tribus  du  Congo 

(H.  Ward) 266 

Les  dieux  ancestraux  des  Fijiens  (B.  H.  Thompson) 267 

Les  cérémonies  d'initiation  chez  les  tribus  Kamilaroi  (P.  H.  Mathews).   .  268 
Croyances  religieuses  des  Samoyèdes  de  la  grande  Toundra  (A.  Monte- 

fiore) 268 


414  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Chpo^nioges,  par  MM.  Jean  Réville  et  Léon  Marillier  : 

Nécrologie  :  M.  de  la  Villemarquf^,  p.  119. 

Généralités  :  Exploration  épigraphique  de  la  Syrie  septentrionale  par 
M.. Max  van  Berchem,  p.  119;  Catalogue  des  mss.  hagiographiques 
grecs  delà  Bibliothèque  nationale,  p.  120;V.  Henry,  Mythes,  cultes  et 
religion,  p.  121;  Ribot,  Psychologie  des  sentiments,  p.  404;  Nou- 
velle ^série  de  Vies  des  Saints,  p.  405;  Poésie  narrative  religieuse 
dans  la  littérature  française,  p.  406;  Troisième  édition  de  la  «  Realen- 
cyklopaedie  »  de  Herzog,  p.  407. 

Christianisme  ancien  :  Les  SS.  Félix  et  Vincent,  p.  401;  A.  Sabatier, 
L'apôtre  Paul,  p.  403;  Lamarche,  Histoire  sommaire  des  trois  premiers 
siècles  de  l'Église  chrétienne,  p.  404;  A.  Meyer,  Langue  maternelle  de 
Jésus,  p.  407. 

Christianisme  dumoyen  âge  :  A.  Giry,  La  Vie  de  saint  Maur  du  pseudo- 
Faustus,  p,  270.  Max  Bonnet,  Acta  Andreae,  p.  406. 

Histoire  de  la  Réformation  :  A.  Lefranc,  Poésies  de  Marguerite  de 
Navarre  retrouvées,  p.  119;  Muntz,  Tiares  du  pape  Jules  II,  p.  120; 
Dorez,  Picde  laMirandoIe,  p.  401  ;  H.  Omont,  Jérôme  Aleander,  p.  404. 

Judaïsme  :  Clermont-Ganneau,  Cachet  inscrit  du  vi«  siècle  avant  J.-C, 
p.  399  ;  Théodore  Reinach,  Procès  d'antisémites  condamnés  par  Claude, 
pp.  400  et  402;  Gh.  Robert,  Fils  de  Dieu  et  filles  de  l'homme,  p.  401; 
Strack,  L'araméen  biblique,  p.  407, 

Religion  aisyro-habylonienne  :  Inscription  de  Sin-sar-ikur,  p.  399; 
Zimmern,  Tablettes  d'incantation  de  Zurpu,  p.  407. 

Autres  religions  sémitiques  :  Inscriptions  palmyréniennes,  p,  119;  Fouil- 
les à  Collo,  p.  120;  Stèles  araméennes,  p.  399;  Stèles  de  Marseille, 
p.  400;  Fouilles  à  Carihage,  p.  'lOI  ;  Jacob,  Vie  des  Bédouins  anté- 
rieurs à  l'Islam,  p.  407. 

Religions  de  la  Grèce  et  de  Rome  :  S.  Reinach,  Ploutos,  fils  de  Démêler, 
p.  120;  Guimet,  Isis  romaine,  p.  121;  Fibules  en  bronze  de  Béotie, 
p.  399;  Fouilles  à  Conca,  p,  399. 

Religions  de  l'Egypte  i  Inscriptions  de  Philae,  p.  399;  Amulette  trouvée 
à  Cartbage,  p.  400. 

Religions  de  l'Inde  :  Foucher.  L'art  à  Ceylan,  p.  120;  Inscriptions  chi- 
noises bouddhiques  de  l'Inde,  p.  401. 

Religion  gauloise  :  S.  Reinach,  Autels  gallo-romains  de  Sarrebourg,  p.  120. 

Religion  germanique  :  D'Arbois  de  Jubainville,  Le  paganisme  des  Francs 
est  germanique,  p.  400. 

Nouvelles  diverses  :  Conférence  de  M.  Barrovirs  à  l'Hôtel  des  Sociétés  sa- 
vantes, p.  269;  Reprise  de  la  publication  des  «  Annales  de  Bibliogra- 
phie Ihéologique  »,  p.  270;  Onzième  Congrès  des  orientalistes,  p.  406. 

Le  Gérant  :  Ernest  Lekoux. 


ANGERS,    IMP.    BUKUIN,  4,   RUE  GARNIEK, 


REVUE 


DS 


L'HISTOIRE  DES  RELIGIONS 

TOME  TRENTE-QUATRIÈME 


ANGERS,     IMP.    A.     BURDIN,    4,    RUE    OARMER. 


ANNALES   DU    MUSÉE    GUIMET 


REVUE 


L'HISTOIRE  DES  RELIGIONS 


PUBLIEE   SOOS    LA    DIRECTION    DE 

MM.  JEAN  RÉVILLE  ET  LÉON  MARILLIER 

AVEC    LE   CONCOURS    DE 

MM.  E.  AMÉLINEAU,  Aug.  AUDOLLENT,  A.  BARTH ,  R.  BASSET,  A.  BOUCHÉ- 
LECLERCQ,  J.-B.  CHABOT,  E.  CHAVANNES ,  P.  DECHARME ,  L.  FINOT, 
J.  GOLDZIHER,  L.  KNAPPERT,  L.  LEGER,  Israël  LÉVl ,  Sylvain  LÉVI, 
G.  MASPERO,  P.  PARIS,  F.  PICAVET,  G.  PIEPENBRING,  Albert  RÉVILLE, 
C.-P.  TIELE,    ETC. 


DIX-SEPTIEME    ANNEE 
TOME  TRENTE-QUATRIÈME 


PARIS 
ERNEST    LEROUX,   ÉDITEUR 

28,    RUE    BONAPARTE,    28 

1896 


LES 
INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYÂ 


Lh:  BOUDDHISME  EN  CHINE  ET  DANS  L'INDE 

AUX    X^    ET   Xie   SIECLES 


I 


M.  A.  Foucher,  chargé  d'une  mission  scientifique  en 
Inde,  a  récemment  envoyé  à  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres  les  estampages  et  les  photographies  de  cinq 
inscriptions  chinoises.  L'une  d'elles  doit  remonter  au  milieu 
du  X®  siècle  de  notre  ère  ;  trois  autres  sont  datées  de  l'an- 
née 1022  ;  la  dernière,  de  l'année  1033.  Elles  ont  été  décou- 
vertes à  Bodh-Gayâ,  sur  l'emplacement  du  célèbre  temple 
Mahâbodhi  ;  les  quatre  premières  sont  conservées  dans 
rindian  Muséum  à  Calcutta  ;  la  cinquième  est  aujourd'hui 
encore  à  Bodh-Gayà,  dans  la  résidence  du  Mahant  ou  supé- 
rieur des  prêtres  çivaïtes.  Ces  inscriptions  représentent,  à 
quelques  fragments  près,  la  totalité  des  textes  lapidaires  chi- 
nois trouvés  en  Inde.  Quoiqu'elles  aient  été  déjà  publiées  et 
étudiées,  il  restait  encore  beaucoup  à  faire  pour  les  bien 
comprendre.  Nous  avons  donc  entrepris,  avec  les  secours 
que  nous  fournissait  M.  Foucher,  un  nouvel  examen  de  ces 
monuments. 

1 


REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 


INSCRIPTION 


L'inscription  que  nous  regardons  comme  la  plus  ancienne 
est  gravée  sur  trois  lignes  horizontales  couchées  au-dessous 
d'un  bus-relief;  la  sculpture  représente  les   sept  Buddhas 
(Vipaçyin,    Çikhin,   Viçvabliû,  Krakuchanda,  Kanakamuni, 
Kaçyapa,   Çakya)  qui  ont  déjà  fait  leur  apparition  dans  le 
monde,  surmontés  de  la  figure  de  Maitreya,  le  Buddha  qui 
doit  venir.  Dans  le  fac-similé  de  ce  monument  qu'a  donné 
M.   Beal  [Two  Chinese-Buddhist  Inscriptions  found  al  Hud- 
dha-Gaxjâ,  ap.  Journal  of  the  Boyal  Asiatic  Society,  1881 , 
new  séries,  vol.  XIII,  pp.  552-572  ;  et  Indian  Antiquary, 
1881,  vol.  X,  p.  193),  Maitreya  Buddha  a  été  supprimé  ;  en 
outre,  le  commencement  et  la  fin  des  lignes  d'écriture  sont 
invisibles.   L'inscription  n'a  pas  encore  été   déchiffrée,  et 
pour  cause  :  elle  offre  en  effet  des  difficultés  considérables  ; 
les  caractères,  de  dimensions  fort  petites,   sont  très  mal 
gravés  ;  ils  sont  d'ailleurs  placés  à  intervalles  irréguliers  les 
uns  des  autres,  en  sorte  que  souvent   deux  caractères  se 
confondent  et  semblent  n'en  former  qu'un  seul.    M.  Beal 
{op.  cit.)  a  pubhé  de  cette  inscription  une  lecture  extrême- 
ment fautive  et  une  brève  analyse  qui  a  été  reproduite  telle 
quelle  par  le  général  Cunningham  [Mahâbodhi,  p.  73).  Dans 
une  note  récente   {Toung  pao,  décembre  1895,  vol.   VI, 
pp.  522-524),  M.  Schlegel  a  suggéré  deux  corrections  heu- 
reuses à  la  lecture  de  Beal,   et  a  proposé,  pour  une  des 
expressions  les  plus  embarrassantes  de  ce  texte,  une  expli- 
cation que  je  devrai  contester. 

Cette  inscription  n'est  pas  datée;  on  peut  cependant  pré- 
ciser d'une  manière  assez  rigoureuse  l'époque  à  laquelle  il 
faut  la  rapporter.  Elle  a  été  gravée  par  des  gens  du  pays  de 

ta  Han  ou  des  grands  Han{iz  M  H  )•  Ces  mots  ta  Han 
ne  peuvent  pas  désigner  les  deux  premières  dynasties  Han 
(206  av.  .L-C.-220  ap.  J.-C),  sous  lesquelles  aucun  pèlerin 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  S 

chinois  ne  vint  jusque  dans  l'Inde  du  centre.  Il  n'est  pas  da- 
vantage possible  de  penser  aux  deux  royaumes  barbares  de 
Ta-han,  dont  l'un  était  situé  près  du  lac  Baïkal,  tandis  que 
l'autre  paraît  correspondre  au  Kamtchatka  (cf.  Schlegel, 
dans  Toung  pao,  vol.  III,  p.  161-162,  et  vol.  IV,  p.  334).  La 
seule  hypothèse  plausible,  c'est  que  l'inscription  date  des 
Han  postérieurs,  petite  dynastie  qui  ne  régna  que  cinq  an- 
nées, de  947  à  951  après  .l.-C.  ;  la  partie  de  la  Chine  qui, 
était  gouvernée  par  les -^ff;z  postérieurs  était  appelée,  de  leur 
temps,  le  pays  des  grands  Han  {ta  Han  kouo),  de  même  que 
dans  les  quatre  autres  inscriptions,  nous  verrons  la  Chine  de 
l'époque  des  Song  appelée  le  pays  des  grands  Sojig  {ta  Song 
kouo).  D'ailleurs  cette  hypothèse  est  confirmée  d'une  singu- 
lière façon  par  la  considération  suivante  :  l'inscription  est 
contemporaine  du  bas-relief;  or  le  général  Cunningham 
[Mahâbodhi^  p.  74)  disait  déjà  en  1892  :  «  Comme  ces  sculp- 
tures sont  décidément  de  style  médiéval,  Tinscriplion  ne 
peut  pas,  à  mon  avis,  être  plus  ancienne  que  l'an  1000  après 
J.-C.  »  Le  général  Cunningham  n'était  pas  sinologue  et  ne 
connaissait  sans  doute  pas  l'existence  de  la  petite  dynastie 
Han\  mais  son  sens  de  l'archéologie  l'a  bien  guidé  ;  l'ins- 
cription n'est  antérieure  que  d'une  cinquantaine  d'années  à 
l'an  1000  ;  elle  date  certainement  des  environs  de  l'an  950  de 
notre  ère. 

Avant  d'aborder  l'explication  de  ce  texte,  il  est  nécessaire 
de  fixer  le  sens  d'une  expression  très  énigmatique  qu'il  ren- 
ferme, c'est  l'expression  cheng  nei  t'o^  P^  fib  .  M.  Schlegel 
y  voit  le  mot  sanscrit  sanpiaddha  qui  est  le  participe  passé 
du  verbe  sani-nah^  et  qui  signifie  «  équipé  ».  Mais  cette  ex- 
plication, quelque  ingénieuse  qu'elle  soit,  ne  me  semble  pas 
admissible.  Les  mots  qui  commencent  en  chinois  par  l'articu- 
lation ch  servent  à  transcrire  une  syllabe  sanscrite  commen- 
çant par  une  sifflante  palatale el  ne  peuvent  être  l'équivalent 
d'un  mot  commençant  par  une  sifflante  dentale  (exem- 
ples :  cha-men  iy  P^  =  çramana  ;  che-lo-i-to  f*  ^^Mi  ^ 


4  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

=  Çîlâditya  ;  che-kia  S  M  znÇakya,  etc.).  En  outre,  quelles 
que  soient  les  bizarreries  du  style  bouddhiste,  ce  serait  un  cas 
bien  extraordinaire  que  celui  d'une  phrase  chinoise  au  beau 
milieu  de  laquelle  un  participe  passé,  assez  banal  d'ailleurs, 
et  n'ayant  aucune  valeur  spécifique  dans  la  langue  religieuse, 
serait  exprimé  en  sanscrit.  Je  crois  donc  qu'il  faut  chercher 
une  autre  explication. 

Lorsque   l'expression  cheng  nei  t'o  se   présente   pour  la 

seconde  fois  dans  l'inscription,  elle  est  précédée  du  motiï . 

Or  les  deux  mots  lî  ^  se  trouvent  souvent  associés  pour  ex- 
primer le  fait  d'  «  aller  naître  »  au  paradis.  Nous  relevons, 
dans  le  catalogue  du  Tripitaka  (Bunyiu  Nanjio,  n°~  1513  et 
1514),  deux  ouvrages  dont  les   titres  sont  respectivement 

1Î.  Œ.W  Ai  'K  ®  fe  =r  «  Règles  rituelles  pour  la  con- 
fession et  la  prière  pour  aller  naître  dans  la  terre  pure  [Sii- 

khâmli)  )>,-et#  ^  fi  ±  9t  IS  nP  r.  PI  =  «  Sur 
deux  moyens  d'aller  naîlre  dans  la  terre  pure,  à  savoir  la  so- 
lution des  doutes  et  la  pratique  de  la  prière  ».  —  Dans  le 
titre  d'un  troisième  ouvrage  (Bunyiu  Nanjio,  n"  1478),  les 
mots  «  terre  pure  »  sont  sous-entendus  et  les  mots  «  aller 

naître  »  restent  seuls  :  le  ^  5E  Hl  ^  ft  ^  ^  est  un 
«  Recueil  de  prières  magiques  pour  la  cause  parfaite  daller 
naître  (dans  le  Sukhâvalî)» .  Non  seulement  ce  titre  nous  four- 
nit l'expression  '^  4.  sous  la  même  forme  isolée  sous  la- 
quelle nous  la  trouvons  dans  l'inscription,  mais  encore  il  nous 

suggère  une  explication  des  deux  caractères  P3  K  ;  «  cause» 
se  dit  en  sanscrit  nïdâna  ;  n'est-ce  pas  une  transcription,  im- 
parfaite sans  doute,  mais  phonétiquement  possible,  de  ce 
mot  que  nous  avons  dans  les  deux  syllabes  neï-t'o  ?  Wang 
cheng  nei  Co,  c'est,  comme  dans  le  titre  de  l'ouvrage  sans- 
crit précité,  «  la  cause  qui  fait  aller  naître  »  (dans  le  Sukhâ- 
valî) ;  d'ailleurs,  on  peut  dire  tout  aussi  bien  (comme  nous 
le  voyons  dans  la  première  hgne  de  l'inscription)  cheng  nei 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  5 

t'o,  c'est-à-dire  «  la  cause  de  naître  »  ou  «  la  cause  qui  fait 
naître  »  (dans  le  Sukhâvalî). 

Celte  explication  nous   permet   de  comprendre    le  sens 
général  de  l'inscription  :  un  religieux  nommé    Tche-i  avait 
formulé  le  souhait  d'engager  trois  cent  mille  hommes  à  pra- 
tiquer la  conduite  qui  donne  la  naissance  supérieure,  c'est- 
à-dire  la  naissance  dans  le  Sukhâvatî,  de  répandre  trois  cent 
mille  chapitres  des  sûtras  qui  peuvent  conférer  au  croyant 
cette  même  naissance  supérieure,  de  réciter  lui-même  ces 
trois  cent  mille  chapitres;  l'accomplissement  de  ces  œuvres 
méritoires  devait  avoir  une  efficacité  telle  qu'elle  équivalait 
à  la  cause  qui  fait  naître  dans  le   Sukhâvalî  ;  en  d'autres 
termes,  si  Tche-i  réalisait  son  vœu,  il  obtenait  par  là-même 
comme    récompense  la  naissance  désirée.  —  Maintenant, 
Tche-i  est  arrivé  dans  les  lieux  saints  ;  il  paraît  avoir  fait 
partie   d'un  groupe   de  pèlerins  dont  un  certain  Koei-pao 
était  le  chef:  ce  Koei-pao  et  ses  compagnons  sont  précisé- 
ment ceux  qui  ont  obtenu,  par  leur  conduite  pieuse,  la  cause 
qui  fait  aller  naître  dans  le  Sukhâvatî  ;  Koei-pao  est  donc 
mentionné  comme  le  premier  des  trois  cent  mille  hommes 
qui  pratiquent  la  conduite  dont  la  récompense  est  la  nais- 
sance supérieure  ;  Tche4  se  nomme  lui-même  comme  le 
second  ;  il  cite  un  certain  Koang-fong  comme  le  troisième. 
S'il  ne  donne  que  trois  noms,  c'est  sans  doute  que  chacun 
de  ces  religieux  se  considérait  comme  le  conducteur  d'un 
groupe  de  cent  mille  hommes.  L'inscription  est  ici  endom- 
magée et  il  est  difficile  de   savoir  exactement  comment 
Tche-i  et  ses  deux  compagnons  pouvaient  espérer  entraîner 
par  leur  exemple  une  telle  quantité  de  personnes  ;  on  voit 
cependant  par  la  fin  du  paragrapVie  qu'ils  ont  bon  espoir  et 
qu'ils  croient  à  leur  réussite.  —  La  seconde  partie  de  l'ins- 
cription énumère  plusieurs  religieux  qui  avaient  fait  le  vœu 
de  sculpter  une  image  de  xMaitreya  Buddha.  Ils  ont  mainte- 
nant exécuté  leur  œuvre  et  ont^  en  outre,  représenté  les  sept 
Buddhas  qui  précédèrent  Maitreya. 


6  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

TEXTE 


TRADUCTION 


Le  religieux  Tche-i,  du  pays  des  grands  Han,  avait  autre- 
afe,tî      fois, formulé   le  vœu  d'engager  trois  cent  mille  hommes  à 


^% 


pratiquer  la  conduite  qui  assure  la  naissance  supérieure,  de 

répandre  au  nombre  de  trois  cent  mille  chapitres  les  sûtras' 

qui  procurent  la  naissance  supérieure,  de  réciter  lui-même 

ces  trois  cent  mille  chapitres;  d'un  mérite  tel  que  celui  qui 

^Mr^      vient  d'èlre  nommé,  l'effet  en  retour  *  est  égal  à  la  cause  qui 

/S-é§'^'      fait  naître.  Maintenant,  arrivé  dans  le  royaume  de  Magadha, 

a  iè  A       il  a  admiré  le  trône  de  diamant,  il  a  passé  humblement  de" 

T%,^\^      vaut  le  trône  du  Vijnânamâtra  3.  Le  maître  Koei-paoei  une 

'    'iSlri 

,%   '  ^  4)  Il  n'y  a  pas  de  sùtra  qui  compte  300.000  chapitres  ;  il  faut 

^    '  ^^  donc  traduire,  non  pas  «  le  sûlra  en  300.000  chapitres  »,  mais 

*^^i^gi  «  300.000  chapitres  de  sûtras  ». 

sjCi  ^  2)  Le  sens  des  mots  hoei  hiang  est  nettement  fixé  dans  la  langue 

^"^  -jr  bouddhiste;  cette  expression  désigne  l'heureux  effet  produit  par 

^  Fè,-M»  une  bonne  œuvre.  Dans  le  catalogue  du  Tripitaka  intitulé  Ta  ts'ang 

i^J=-%.  cheng  kiao  fa  pao piao  mou  (cf.  Bunyiu  Nanjio,  n°  1611),  au-des- 

^^^      sous  du   titre  de  l'ouvrage  intitulé    "ET  ^^  y\   iH|   I^J  TJC 

M-^  i{     (cf.  Bunyiu  Nanjio,  n°  471),  l'auteur  du  catalogue  ajoute:   44 

f  f  I       iâ:  0  [«)  ï?l  ^.  inS  #  «   l'expression   hoei  hiang  em- 
.  5    V.       ployée  ci-dessus  sigiiilie  l'heureuse  récompense  d'un  mérite  ». 

^  ^  V  ^)  ^  pi'opos  de  l'expression  "l£  pgk  i=c.  ,  qui  se  lit  avec  netteté 

Z  '^  les  épithèles  du   Buddha,    le  diclionnaire  de  Hemacandra  men- 

"^^  il.       lionne  le  nom  de  Vijnâna-mdirka,  qui  signifie  littéralement  «  qui 
V"  _  ^       'i  poui"  mère  le  Vijiiàna  »;  cette  expression,  si  l'interprétation 


sur  i'i'stampage  et  la  photographie  de  M.  Foucher,   M.  Sylvain 
Lévi  a  bien  voulu  me  donner  les  renseignements  suivants  :  Parmi 


^■^ 


^rfe-'        ^'^  est  juste,  ne  laisse  pas  que  de  choquer;  Vijnâna  est  un   mot 
^i;/br       neutre  et  le  génie  hindou  répugnerait  à  lui  attribuer  un  rôle  mater- 
^'  nel.  Si  on  corrige  mâtrka  en  mdlrlka,  en  substituant  à  Vr  voyelle 

,A~^  la  liquide  suivie  d'un  i  (et  cette  confusion  est  très  fréquente  dans 
les  manuscrits),  l'épithète  signifiera  «  qui  consiste  seulement  en 
connaissance  »,  et  sera  l'équivalent  de   VijMna-mâtra,  restitu- 


^■^■^  lion  à  laquelle  nous  conduit  la  traduction  chinoise    tt  pBK   (uni- 

'  ;(.5  quement-connaissance).    Le    terme  de   VijMna-mâtra    rappelle 

•  ^-^  directement  par  sa  formation  les  termes  de  YijMndkala  et 
'f^S'  Vijndna-kevala  doni  la.  signification  littérale  est  identique;  ces 
^  -^-  deux  derniers  termes  sont  employés  dans  le  système  çaiva  pour 

•  "°  désigner  les  âmes  qui  ne  sont  plus  que  sous  l'influence  du   seul 
iQscription  I 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  1 

foule  debhadantas  ensemble  [ont  obtenu?*]  la  cause  qui  fait  aller  naître; 
des  trois  cent  mille  hommes,  Koei-pao  fut  le  premier  ;  Icke-i,  le  second; 
^oan3'-/bn(/,  le  troisième  ;  au-dessous  d'eux  s'appuyant  sur  le  rang  qui 
lui  assure  un  mérite  éclatant,  Hoei-chan,  catégorie'^.,.  (?)^  pénétrer 
l'œuvre  efficace  de  la  doctrine  accomplie  ;  le  sens  de  cela  est  de  jour  en 
jour  plus  pioche*.  —  Hoel-sieou,  Tche-yong,  Fong-cheng,  TsHng-yun 
et  d'autres  avaient  tous  ensemble  désiré  s'acquitter  personnellement  du 
soin  de  sculpter  [l'image  du]  Vénérable  Compatissant";  maintenant  ils 
ont  accompli  cette  excellente  œuvre,  et,  après  avoir  achevé  ces  sept 
Buddhas,  ils  ont  fait*... 

INSCRIPTION   I! 

L'inscription  n°  2  est  datée  de  l'année  1022;  dans  cette 
longue  composition  littéraire,  un  religieux  nommé  Yun-chou 
célèbre  la  statue  du  Buddha  du  temple  Mahâbodhi  ;  puis  il 
loue  les  trois  corps  du  Buddha,  c'est-à-dire  la  triple  forme 
sous  laquelle  le  Buddha  manifeste  son  existence;  enfin  il 
chante  les  trois  trônes  qui  correspondent  à  ces  trois  corps. 

raala  (impureté  naturelle),  parce  que  leurs  actions  ont  été  annulées  par  l'abs- 
traction, la  contemplation,  la  connaissance,  etc.,  et  qui  sont  dégagées  de  toute 
chaîne  (cf.  Sarva-darçanasamg raha,  trad.  Cowell  et  Gough,  p.  120). 
1)  Deux  caractères  sont  ici  elïacés;  on  ne  dislingue  plus  que  la  partie  infé- 


rieure de  droite  du  second  :  ->^  ;  peut-être  était-ce  le  mol  i$R? 

2)  La  phrase  n'étant  pas  terminée,  la  traduction  de  tout  ce  passage  est  incer- 

laine.  —  Au-dessous  du  mot  PP  ,  un  Irait  horizontal  pourrait  être  pris  pour  le 

caractère  chinois        "   i  =  un.  Mais  je  crois  que  ce  trait  n'est  qu'un  vestige 
de  l'encadrement  qui  entourait  l'inscription. 

3)  Avant  le  mot  :^,  cinq  caractères  font  défaut;  on  distingue  encore  la 


partie  de  droite  du  cinquième  :  Si . 

4)  En  d'autres  termes,  le  pèlerin  se  sent  de  jour  en  jour  plus  proche  de  la 
réalisation  de  son  vœu. 

5)  Le  Compatissant  n'est  autre  que  Maitreya  Buddha.  L'expression  /@  -W- 
■=.  «  le  Vénérable  Compatissant  »,  se  retrouve  dans  1-tsing  {Les  religieux  émi- 
nents...,  Irad.  fr.,  p.  176). 

6)  Les  quelques  mots  qui  manquent  devaient  sans  doute  donner  un  sens 
tel  que  celui-ci  :  ils  ont  fait  cette  inscription  commémorative. 


8  REVTIF,    DE    L'ntSTOIRE     DES    RELIGIONS 

Ce  monument  a  été  reproduit  par  M.  Beat  [Journal  of  the 
Boyal  Asiatir  Society,  1881,  N.  S.,  vol.  Xin,p.557);  le  fron- 
ton (cf.   Cunningham,    Mahâhodin,   pi.  XXX,    fig.    1)    qui 


TEXTE 


#4    '^^K,^4^¥-^^^if^^^^-^    ^^i^'^^:^^â^i' 


surmonte  l'inscription  représente  le  Buddha  assis  ayant  à  sa 
droite  et  à  sa  gauche  la  déesse  Vajra  Varâhî.  Ce  texte  a  été 
traduit  en  anglais  par  M.  H.  A.  Giles  (Cunningham,  Mahâ- 
hodht,  pp.  69-71). 


LES  INSCRIPTIONS  CFIINOISES  DE  BODH-GAYA  9 

TRADUCTION 

Mémoire  sur  les  corps  et  les  trônes  du  Buddha  par  le  religieux  Vun- 
chou,  originaire  de  Si-fw,  transmetteur  des  sûtras  et  explicateur  des 
castras,  du  pays  des  grands  Song. 

Yun-chou  quitta  le  territoire  impérial  pour  venir  contempler  le  pays 
du  Buddha;  quand  il  eut  vu  les  traces  merveilleuses  et  les  vestiges  saints, 
comment  aurait-il  pu  s'empêcher  d'être  le  respectueux  panégyriste  de 
l'heureuse  excellence?  Yun-chou  épuisa  tout  ce  qui  lui  restait  de  res- 
sources, et,  à  une  trentaine  de  pas  au  nord  du  Bodhidruma,  il  cisela  un 
[beau*?]  stûpa  en  pierre  des  mille  Buddhas5;il  érigea  un  monument  de 
longue  durée  sur  le  Heu  où  trois  fois  se  poseront  les  pieds'*.  Quoique  la 
hauteur  de  ses  capacités  ne  fût  pas  suffisante  pour  exprimer  par  écrit  ses 
sentiments,  le  bienfait  de  la  Loi  dépassait  son  respect  au  point  de  s'im- 
poser à  son  for  intérieur'.  Il  essaya  de  formuler  quelques  phrases  gros- 
sières pour  célébrer  le  non-né. 

1)  La  sous-préfecture  de  Si-ho  de  l'époque  des  Song  correspond  à  la  sous- 
préfecture  actuelle  de  Fen-yang  Vf  \W ,  préfecture  de  Fen-tcheou  w*  /jj  . 
province  de  Chan-si   i-M   EH  . 

2)  Entre  le  caractère  f/T  '  qui  est  le  numéral  des  édifices,  et  le  nom  de  nombre 

,manque  un  caractère  qui  ne  peut  être  qu'un  adjectif  qualificatif  du  stûpa 
(beau,  grand,  etc.). 

3)  Les  mille  Buddhas  du  kalpa  des  sages  qui  tous  se  sont  assis  sur  le  trône 
du  diamant  (cf.  Eiue.n-tsang,  II,  p.  460). 

4)  L'expression  •^^^  w^  >C  Ac  est  embarrassante.  M*  a£  signifie  «  poser 
les  pieds  à  terre  »  ou  «  s'appuyer  sur  ses  pieds  ».  Hoai-nan-tse,  cité  par  le 

Pet  iven  y  un  /"ou,  dit  :  ^  *b  ^   RI    t^  tK  >5c  ,  «les  reptiles,  on  ne  peut 

les  faire  s'appuyer  sur  leurs  pieds  ».  D'autre  part,  on  retrouve  les  mots  ^^  W 

dans    l'expression   Bb  ^F  W^   qui    désigne  les   trois  occasions    dans 

lesquelles  Maitreya  Buddha  fera  tourner  la  roue  de  la  loi  sous  l'arbre  aux  fleurs 
de  dragon  (cf.  I-tsing,  Les  religieux  éminents...,  p.  25,  n.  1).  Je  suppose  donc 

que  l'expression  ^^^  W^  5C*  ^désigne  les  trois  occasions  dans  lesquelles 
Maitreya  Buddha  posera  ses  pieds  sur  la  terre.   Peut-être  cependant  les  mots 

!5C  Ail  désignent-ils  les  empreintes  laissées  par  les  pieds  du  Buddha. 

5)  Je  traduis  par  <c  sentiments  »  et  par  «  for  intérieur  »  les  mots  chinois  'Vl 


10  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Il  loua  en  ces  termes  le  vrai  visage  du  trône  de  l'intelligence'  : 

0  grand?  — tu  as  compassion  des  êtres  et  tu  maintiens  la  vérité; 

Même  quand  tu  ne  te  manifestes  pas  au  dehors,  — ?  existe  ton 
influence  surnaturelle; 

Toutes  les  doctrines  erronées  s'ouvrent  à  toi  et  regardent  à  toi  ;  — 
tout  ce  qui  est  mouvement  et  connaissance  se  rattache  à  toi  ; 

Vieille  de  deux  mille  années*^  —  ta  face  lunaire'  se  maintient  pen- 
dant longtemps  nouvelle. 

et  )w,  (littéralement  :  cœur  et  ventre)  qui  se  trouvent  souvent  accouplés  pour 
désigner  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans  l'homme. 

1)  Le  vrai  visage  du  trône  de  Fintelligence  M^  >œ  i^  -w*  désigne  sans 
doute  la  statue  du  Buddiia  qui  se  trouvait  dans  le  temple  Mahàbodlii  ;  on 
verra  plus  loin  (p.  56)  qu'un  çramana  de  l'Inde  apporta  en  Chine  )e  vrai  visage 

du  trône  de  diamant  vE"  lŒjlJ  Ji.  ^^  -^ ,  c'est-à-dire,  apparemment,  une 
image  de  cette  statue.  Je  signalerai  ici  une  erreur  que  j'ai  commise  en  tradui- 
sant l'ouvrage  à'I-tsing  sur  les  religieux  éminents  qui  allèrent  chercher  la  loi 
dans  les  pays  d'Occident  (p.  16,  n.  i)  :  dans  ce  texte  il  est  dit  que  le  pèlerin 

Hiuen-tchao,   étant  arrivé  au  temple    Mahâbodhi,  iJ     ;Ui'»   -^  //F   WJ   •^ 

IR:  ■^ù' ;  j'ai  traduit  :«  il  admira  la  figure  véritable  qui  a  été  faite  du  Compatis- 
sant ».  Mais  la  statue  qui  se  trouvait  dans  le  temple  Mahâbodhi  était  une  statue 
de  Çakyamuni  Buddha,  et  non  de  MaitreyaBuddha;  nous  savpns,  d'autre  part, 
que  cette  statue  fut  faite  par  un  brahmane  qui  se  donna  pour  une  incarnation 
de  Maitreya  Bodhisaltva  (cf.  Hiuen-tsang,  1,  p.  142,  et  II,  p.  467).  Il  faut  donc 
comprendre  le  texte  cVl-tsing  de  la  manière  suivante  :  «  il  admira  la  figure 
véritable  [de  Çakyamuni  Buddha]   qui  a  été  faite  par  Maitreya  [Bodhisattva]  ». 

2)  D'après  M.  Beal  (A  cafena  of  Buddhist  Scriptures,  p.  116,  n,  i),Jen-tcKao 

>— *  i^Ji  ,  qui  écrivait  sous    les  Song,    dit,  dans  son  ouvrage  intitulé  Fa  kie 

ngan  li  t'ou  ÏS"  ^r-  M^  -i-L  iMl  ,  que,  depuis  le  Nirvana  du  Buddha  jusqu'à 
la  première  année  de  Kao-tsong  (1127  ap.  J.-C),  il  s'est  écoulé  2100  an- 
nées; si  l'auteur  de  l'inscriptiou  que  nous  expliquons  admettait  pour  le  Nirvana 
la  même  date  que  Jen-tch'ao,  on  voit  que,  écrivant  eu  1022,  il  pouvait  évaluer 
à  2000  années  le  temps  écoulé  depuis  le  Nirvana  jusqu'à  lui. 

3)  La  comparaison  de  la  face  du  Buddha  à  la  pleine  lune  est  fréquente  dans 

la  littérature   hindoue  :    ^  M  S  ^  •  ®  ^W  ï®  >^  •    B  ^P  M 

«  Le  Hoa-yen  king  dit  :  Son  visage  est  comme  la  pleine  lune ,  ses  yeux  sont 
comme  les  lotus.  » 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  4  1 

Il  fit  encore  cet  éloge  : 

La  contemplation  des  quatre  fois  huit'  est  sans  limites;  —  la  foule 
(des  particularilés)  de  ton  majestueux  visage  est  belle  et  rare. 

La  montagne  de  ton  crâne  est  ronde  comme  une  pièce  de  jade  vert; 
—  la  mer  de  tes  yeux  iïeurit  comme  les  lotus  bleus. 

Ta  poitrine  qui  porte  le  signe  du  svastika  est  comme  un  amas  d'or; 
—les  poils  de  tes  deux  sourcils  sont  comme  un  enroulement  de  nuages. 

Très  admirables  sont  tes  mains  divines  et  extraordinaires;  —  (tes 
vêtements?)  et  ta  substance  sont  affranchis  de  la  poussière  et  de  la 
fumée. 

Ayant  ainsi  chanté  la  substance  de  l'ombre,  il  entreprit  de  célébrer 
les  vrais  corps.  Les  corps  du  Buddha  sont  au  nombre  de  trois  ;  il  les  célé- 
bra tous  l'un  après  l'autre. 

Il  loua  en  ces  termes  le  Nirmânakàya  : 

La  profondeur  de  la  compassion  est  la  vérité  de  ta  face  lunaire  ;  — 
à  plusieurs  reprises  tu  as  secouru  les  hommes  du  milieu  du  feu. 

Pour  tes  enfants  tu  as  laissé  un  moyen  de  guérison*  ;  —  tu  as  enfilé 
des  perles  ^  pour  en  faire  les  amitiés  et  les  parentés. 

Les  trois  chars*  ont  ouvert  la  route  de  l'intelligence;  —  les  cinq 
doctrines  ont  abattu  la  poussière  aveuglante. 

Aux  jours  oQ  l'on  est  haïssable  et  submergé  (par  les  passions), — on 
ne  rencontre  point  le  corps  qui  est  en  dehors  des  êtres. 

Il  loua  en  ces  termes  le  Sambhogakâya  : 

Ayant  achevé  les  dix  mille  passages  à  travers  les  asamkhyeya  kal- 

1)  C'est-à-dire  des  trente-deux  laskanas. 

2)  «  Le  Vimalakîrtinirdeça  sùtra  dit  :  Il  est  le  grand  roi  médecin  ;  il  excelle 

à   guérir    toutes   les   maladies  »  >PS  ^p  'Rx:  "ZT  ^1  Z^  ^a   it  W  ^^ 


^<.^ 


Cf.  Tripitaka  japonais,   ^&- ,  9*  cahier,  p.  13  r°. 

3)  Peut-être  faut-il  voir  ici  une  allusion  au  rosaire. 

4)  Les  trois  chars  ^^  -^  sont  les  trois  véhicules  des  Çràvakas,  des 
Pratyekabuddhas  et  des  Bodhisattvas.  D'après  le  Saddharma  Pundainka 
(chap.  iii.lrad.  H.  Kern,  Sacred  Books  of  the  East,  vol.  XXI,  p.  80-81  ;  cf.  Bur- 
nouf,  Lotus  de  la  bonne  Loi,  p.  52  et  pp.  369  et  371),  le  Buddha  aurait  prononcé 
une  parabole  dans  laquelle  il  comparait  les  trois  véhicules  de  son  enseigne- 
ment à  trois  chars  tirés,  l'un  par  des  antilopes  pour  les  Çràvakas,  l'autre  par 
des  chèvres  pour  les  Pratyekabuddhas,  le  troisième  par  des  bœufs  pour  les 
Bodhisattvas. 


42  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

pas',  —  il  transporte  tout  être  au  delà  des  portes  des  affections  (mon- 
daines)'. 

La  poussière  originelle  est  de  toutes  parts  purifiée  de  sa  souillure; 
—  une  mutuelle  harmonie  pénètre  les  fleuves  et  les  montagnes. 

De  tous  Ips  Bouddhas  le  corps  n'a  point  d'obstacle;  —  de  tous  les 
cœurs'  le  domaine  échappe  à  toute  atteinte. 

Pour  toujours  on  abandonne  la  mer  du  Trailokya;  —  l'essence  de 
l'égoïsme  est  entièrement  supprimée. 

Il  loua  en  ces  termes  le  Dharmakâya  : 

La  plaine  de  la  connaissance  environne  le  domaine  de  la  Loi  ;  —  la 
subtile  excellence  pénètre  de  toutes  parts  le  sable  et  la  poussière. 

Très  puissant,  il  est  sans  naissance  et  sans  extinction;  —  très  mys- 
térieux, il  est  alTranchi  des  efTets  et  des  causes. 

Il  demeure  en  tout  temps  sans  être  du  monde;  —  dans  sa  sainte 
place  il  n'est  point  véritablement. 

Quand  les  expressions  de  mon  cœur  louangeur  ont  été  épuisées,  — 
j'ai  rencontré  pour  la  première  fois  le  corps  pur  et  calme. 
Les  trois  corps  ayant  été  loués,  les  trônes  devaient  être  à  leur  tour 
exaltés. 

Il  loua  le  trône  du  Nirmânakàya  en  ces  termes  : 

Les  cinq  Indes  possèdent  ses  vestiges  merveilleux  :  —  à  l'intérieur 
des  six  directions  il  est  né  au  centre. 

En  profondeur,  il  a  pénétré  jusqu'à  la  base  de  la  roue  d'or;  —  en 

1)   lÈà  nV\  est   une  expression  abrégée  pour  r'v    là  ^lt\  •5''.   Les  asam- 
khyeya  kalpas,  ou  kalpas  illimités,  sont  a>i  nombre  de  trois  :  le  premier  va  de 

l'ancien    Çakya   Buddha  M   ^^  ?cii  à  Çikliin  Buddha  /      ^R.  ;   le  second 

va  de  Çikhin   Buddha    à    Dîpamkara   Buddha  /m  -^î  ;    le    troisième  va  de 

Dîpamkara  Buddha  à  Vipaçyin  Buddha  i=b  -^ç-  /      (cf.  Kiao   tcKeng  fa  chou, 
à  l'expression  san  a  seng  k'i). 


2)  L'expression  ^^  wJ  peut  être  rapprochée  de  l'expression  ^^  ^ft^  =:  le 
filet  des  afTeclions  [mondaines]  ;  cf.  Hiuen-tsang,  trad.  Julien,  vol.  II,  p.  425. 

3)  Au-dessous  du  mot  'va  .  on  lit  le  caractère — »  qui  signifie  deux;  il  faut 
donc  lire  deux  fois  le  mot  'v-i  ;  la  phrase  commence  par  '^  ^vll  ^  de  même 
que  la  phrase  symétrique  précédente  commence  par^Fp  'Wv  . 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  13 

hauteur,  il  s'est  élevé   au-dessus   de   la  plane   surface   de  la  terre*. 

Poussière  et  peine  jamais  ne  l'atteignent  ;  —  l'eau  et  le  feu,  com- 
ment pourraient-ils  le  modifier? 

Une  fois  il  terrassa  la  force  de  l'armée  de  Mâra;  —  pacificateur  fut 
son  rugissement  de  lion*. 
Il  loua  le  trône  du  Sambhogakâya  en  ces  termes  : 

Le  trône  s'élève  au  delà  des  trois  mondes;  —  son  éclat  culmine 
jusqu'à  la  demeure  des  devas  d'en  haut. 

Le  feu  du  kalpa^  aura  toujours  de  la  peine  à  l'atteindre  ;  —  comment 
les  artisans  de  ce  monde  pourraient-ils  aisément  imiter  ce  modèle? 

La  renommée  de  la  reine  des  fleurs*  est  extraordinaire  et  s'étend  au 
loin;  —  (de  même),  la  doctrine  de  la  merveilleuse  connaissance  est 
puissante  et  glorieuse. 

Comme  un  joyau,  il  s'est  introduit  dans  le  nombre  des  grains  de 
poussière  et  de  sable;  —  doué  de  longue  vie,  il  pénètre  de  toutes  parts 
le  grand  vide. 
Il  loua  le  trône  du  Dharmakâya  en  ces  termes  : 

Sans  commencement,  sans  naissance,  ni  extinction,  —  ses  traces 
universellement  sont  affranchies  du  passé  et  du  futur. 

Immobile,  il  aspire  en  lui  les  cinq  voies  ^; —  silencieux  et  calme, 

1)  Cf.  Hiuen-tsang,  trad.  Julien,  tome  II,  p.  460  :  -<  En  bas  il  descendait 
jusqu'à  l'extrétnité  de  la  roue  d'or;  en  haut  il  atteignait  aux  bornes  de  la  terre  » 

2)  La  prédication  de  la  loi  est  souvent  comparée  au  rugissement  du  lion. 
Dans  l'inscription  originale,  le  mot  che  est  écrit  sans  avoir  à  gauche  la  94^  clef. 

3)  L'embrasement  général  qui  est  la  fin  de  chaque  kalpa. 

4)  M.  Giles  (Cunningham,  Mahdbodhi,  p.  70)  traduit  ^^  Jcl  comme  signi- 
fiant le  roi  Açoka  ;  mais  je  ne  connais  aucun  texte  qui  autorise  cette  interpré- 
tation. Il  ne  me  semble  pas  suffisant  de  dire  qu'Açoka  put  être  ainsi   nommé 

parce  qu'il  eut  pour  capitale  Pâtaliputra  dont  le  nom  en  chinois  est  ^^  J^ 

>W  .  Les  textes  cités  par  le  Pei  wen  yun  fou  montrent  que  cette  expression 
désigne  la  fleur  considérée  comme  la  plus  belle,  par  exemple  la  pivoine. 

5)  En  général,  on  compte  six  gatis  ou  voies  de  l'existence.  On  trouve  cepen- 
dant assez  souvent  les  gatis  réduites  à  cinq;  tel  est  le  cas  dans  un  passage  du 
Saddharma  PunHarîka  {Lotus  delà  bonne  Loi,  p.  81),  à  propos  duquel  Burnouf 
(p.  377)  fait  la  remarque  suivante  :  «  Les  Buddhistes  du  sud  ont  également  une 
énumération  des  cinq  voies  de  l'existence  que  je  vois  citées  dans  le  Saggîti 
sutta  du  Dîgha  nikâya;  en  voici  les  termes  :  Pantcha  gatiyô,  nirayô,  tiratch- 
tchdnayôni,  pêttavisayô,  manussa,  dévâ,  11  y  a  cinq  voies,  savoir  :  l'enfer,  une 


14  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

il  absorbe  les  trois  calamités  *. 

Les  gâthâs  de  la  prajfià  secrètement  se  répandent,  —  et  les  obsta- 
cles de  la  peine  et  de  la  haine  mystérieusement  sont  re poussés. 

Même  après  avoir  traversé  cent  myriades  de  kalpas,  —  dans  sa 
vaste  profondeur  il  reste  loin  de  la  poussière  immonde. 
J'ai  choisi  ce  qui  avait  la  meilleure  apparence  dans  mes  expressions 
grossières  et  je  m'en  suis  servi  pour  louer  le  beau  principe  du  non-né. 
Je  suis  comme  si  j'avais  pris  la  vue  d'un  moustique  pour  mesurer 
la  voûte  céleste;  comment  en  connaitrais-je  la  hauteur?  J'ai  faiblement 
manifesté  mes  sentiments  de  foi  et  d'admiration. 

Maintenant,  je  prends  l'éloge  que  j'ai  fait  de  l'excellence  merveilleuse 
des  trois  corps,  et  en  même  temps  les  sculptures  que  j'ai  exécutées  des 
extraordinaires  actions  d'éclat  des  mille  saints*,  et  de  tout  cela  je  me  sers 
pour  procurer  la  prospérité  au  glorieux  souverain  de  mon  pays  et  pour 
lui  offrir  pendant  longtemps  une  sainte  longévité. 

L'empereur  de  la  grande  dynastie  Song  désirait  humblement  que  sa 
destinée  fût  comme  Teau  de  l'étang  céleste  qui  est  très  abondante  et 
jamais  ne  diminue  ni  n'augmente,  —  que  sa  prospérité  fût  comme  la 
montagne  du  pic  divin  qui  est  très  élevée  et  qui  reste  toujours  haute  et 
toujours  majestueuse.  —  Mon  souverain  désirait,  en  outre,  que  dans 
ce  pays  à  l'avenir  il  y  eût  continuellement  quelqu'un  pour  occuper  la 
place  de  Çankha%  —  que  dans  les  autres  régions  il  y  eût  dans  les  géné- 

matrice  d'animal,  le  royaume  des  Prêtas,  les  hommes  et  les  Dêvas  ».  Burnout 
suppose  que,  dans  cette  énumération,  les  Asuras  sont  réunis  à  la  catégorie  des 
enfers,  —  On  lit  de  même  dans  le  résumé  que  donne  I-tsing  de  la  Suhrilekhà 
de  IS'àgàrjuna  :  «  De  plus  l'épître  explique  les  cinq  conditions  [gati)  :  Fantôme 
{Fréta),  anima.]  {Tiryag-yoni-gdta),  être  humain  [Manusya),  èlre  céleste  {Deva), 
être  infernal  (Ndraka)  »  (trad.Ryauon  Fujishima,  Journal  asiatique,  nov.-déc. 
1888,  p.  423). 

1)  Les  trois  calamités  sont  la  maladie,  la  guerre  et  la  famine  (Fa  yuen  tchou 

■zn  <« 

iin,  chap.  i,  p.  1.3  r°).  On  remarquera  que  les  deux  mots  — ■  >^  sont  écrits 
dans  l'inscription  sur  une  même  ligne  horizontale  et  se  lisent  de  gauche  à  droite. 

lien  est  de  même  dans  la  vingtième  colonne  pour  les  deux  mots  "^  '"'r  . 

2)  C'est-à-dire  les  mille  Buddhas  en  l'honneur  desquels  il  a  été  élevé  un 
stûpa;  cf.  p.  9,  n.  3. 

3)  L'expression  *^15  est  souvent   citée   par  le   dictionnaire  I  tsie  king 

yn  i,  qui  dit  qu'on  l'écrit  1^  IS  ou  llRI  1S  ou  ^  1-^  ;  c'est  la  trans- 
cription du  mot  sanscrit  Çankka  qui  signifie  coquillage.   Il  semble  que  ce  mot 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYÀ  15 

rations  futures  une  renommée  qui  rappelât  la  renommée  de  Gandra- 
chattra,  —  et  derechef  que,  si  quelqu'un  faisait  l'éloge  des  traces  mer- 
veilleuses et  des  vestiges  saints,  il  eût  soin  de  l'écrire  et  d'en  faire  un 
mémoire. 

C'est  pendant  la  période  Tien-hi  de  la  grande  dynastie  Song,  au  mois 
i-se  de  l'année  yen-.sm',  que  ceci  a  été  commémoré. 

I-ts'ing  et  J -lin,  tous  deux  religieux  de  la  cour  du  dhyâna*  de  l'en- 
seignement des  règles  %  dans  la  rue  de  droite  à  la  capitale  de  l'est,  étant 
venus  avec  [  Vun-chou]  adorer  le  pays  du  Buddha,  ont  apporté  ensemble 
un  kasâya  tissé  d'or,  et,  après  l'avoir  suspendu  de  manière  à  couvrir  le 
trône  du  Buddha  du  Mahàbodhi,  ils  l'ont  fait  savoir  en  ce  lieu;  c'est 
pourquoi  ils  ont  écrit  ceci. 

Le  religieux  indou  Fa-hien  (cf.  Appendice  II,  n»  V)  avait  tra- 
duit, ou  plutôt  imité  librement  en  chinois,  quelques  années 
avant  le  départ  de  Yim-chou,  un  éloge  en  sanscrit  des  trois 
corps  du  Buddha  \  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  comparer  cet 
éloge  à  l'inscription  qu'on  vient  de  lire. 

Dharmakaya  : 

Je  me  prosterne  maintenant  devant  le  Buddha  au  Dharmakaya, 
Il  est  la  connaissance  incomparable,  difficile  à  comprendre,  omni- 
présente. 
Il  remplit  entièrement  le  domaine  de  la  loi  et  ne  rencontre  aucun 
obstacle. 


soit  ici  un  nom  propre  et  qu'il  en  soit  de  même,  dans  la  phrase  symétrique  sui- 
vante, de  l'expression  y-i  xieu—  dais  de  la  lune.  J'ai  donc  considéré  Çankha  et 
Candrachattra  (dais  de  la  lune)  comme  des  noms  d'hommes,  tout  en  reconnais- 
sant que  je  n'ai  retrouvé  nulle  part  ailleurs  ces  personnages  supposés. 

1)  1022  après  J.«C. 

2)  On  appelait  cour  du  dhyâna  'v^  Ivti  les  temples   bouddhistes  où  l'on 
s'adonnait  surtout  aux  pratiques  contemplatives  du  dhyâna. 

3)  Ceci  est  le  nom  du  temple. 

4)  Dans  l'édition  japonaise    du  Tripit^aka   que  la  Société    asiatique  doit  à 
M.  Ryauon  Fujishima,  ce   texte  se  trouve  à  la  page  72  du  13«  cahier  du  t'ao 

marqué  du  mot  /Sr .  Il  est  indiqué  dans  le  catalogue  de  M.  Bunyiu  Nanjio 
sous  le  n°  1066. 


16  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Dans  sa  puissance,  il  reste  immobile  et  calme  et  n'a  pas  de  degrés 
divers. 

Ce  n'est  pas  l'être,  ce  n'est  pas  le  non-être;  sa  nature  est  la  vérité 

et  la  réalité. 
Il  n'a  pas  non  plus  de  quantité  et  est  affranchi  du  nombre  et  de  la 

mesure. 
Uniforme  et  sans  marque  distinctive,  il  est  comme  le  vide. 
Il  procure  le  bonheur  et  l'avantage  à  lui-même  et  aux  autres,  et  tel 

il  est. 

Sambhogakaya  : 

Je  me  prosterne  maintenant  devant  le  Buddha  au  Sambhogakaya. 

Dans  sa  puissance,  il  reste  tranquille,  le  grand  Muni. 

Plein  de  compassion,  il  transforme  et  sauve  la  foule  des  Bodhisatt- 

vas. 
Concentré  dans  son  lieu  comme  le  soleil,  il  illumine  tout. 

Pendant  les  trois  kalpas  illimités,  il  accumule  et  rassemble  toutes 

les  sortes  de  mérites. 
Le  premier  il  a  pu  achever  dans  son  intégralité  la  voie  du  calme  et 

de  l'immobilité. 
D'une  voix  forte  il  discourt  sur  la  Loi  excellente. 
Il  invite  tous  les  êtres  à  obtenir  le  fruit  égal  (à  la  bonne  action). 

Nermanakaya  : 

Je  me  prosterne  maintenant  devant  le  Buddha  au  Nirmânakàya. 

Au-dessous  de  l'arbre  de  la  Bodhi,  il  a  accompli  la  connaissance 
parfaite. 

Tantôt  il  se  produit  changeant  et  manifeste  ;  tantôt  il  est  calme  et  im- 
mobile. 

Tantôt  il  va  derechef  opérer  la  transformation  dans  les  dix  lieux. 

Tantôt  il  tourne  la  roue  de  la  Loi  dans  le  Mrgavana. 

Tantôt  il  manifeste  un  grand  éclat  comme  un  amas  de  feu. 

Les  peines  encourues  par  les  trois  souillures,  entièrement  il  peut 

les  supprimer. 
Dans  les  trois  mondes  il  est  le  grand  Muni  sans  égal. 


les  inscriptions  chinoises  de  bodh-gaya  17 

Effet  en  retour  : 

Telle  est  des  corps  du  Buddha  la  connaissance  sans  fuite  (dsrava). 

Ma  foi  constante  délivre  et  purifie  des  trois  occupations. 

En  comprenant  sans  limites  la  conduite  qui  assure  le  grand  bon- 
heur, 

De  tout  mon  cœur  je  ferai  descendre  la  compassion  sur  la  foule  des 
êtres. 

En  célébrant  maintenant  les  Buddhas  aux  trois  corps, 
Ce  sera  le  moyen  d'obtenir  la  semence  des  mérites  sans  fuite. 
Il  est  désirable  que  j'atteste  promptement  la  Bodhi  du  Buddha, 
Et  que  j'amène  tous  les  êtres  à  chercher  leur  refuge  dans  la  droite 
voie. 

Le  Tripitaka  chinois  renferme,  outre  l'adaptation  très  libre 
de  Fa-hien,  la  transcription  de  l'original  sanscrit  ^  M.  Sylvain 
Lévi  a  bien  voulu  reconstituer,  au  moyen  de  cette  transcrip- 
tion, le  texte  sanscrit  et  en  faire  la  traduction  ;  il  m'autorise 
à  reproduire  ici  ce  travail  : 

SAN  CHEN  TSAN 

TRANSCRIPTION   CHINOISE 

yû-nai-koû-nâ-pie-nl-ko    \  1  | 

souo-po-lo-hi-to-mho-ô-san-po-nà-t''6-lo-poù-toû    \  2  | 
nai-fouô-p6-oû-na-pô-fouo    |  3  | 

kie-mi-fouo-san-mo-lo-soû-nou-li-\-wei-pô-fouo-souo-pô~fouG  \  4  j 
ni-li  -f-  lî-pang-ni'li  -\-wei-kâ-lan-che-fouo-mouo-san-mo-san-mang 

|51 
mie-pi-nang-gnmgki-po  -f-  lo-pan-tso  \  6  | 
man-nï-po  -\- lo-tie-tou  -\-  mo-weî-nai  -\-  yang-tan-mo-ho-mo-neou- 

po-mang   \  7  | 
ta-li  -\-  mo-kô-ye-ni-nâ-nân   \  8  | 
loû-kô-tî-to-mo-tsin-tie   \  9  | 
sou-ki-li  -\-  to-san-mo-p' ouo-lang-mô'tou  -\-  mo'noû-yû-wei-p'ou'ting 

!10| 

1)  Cf.  Bunyiu  Nanjio,  Catalogue,  n°  1072. 


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7C 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  l9 

po-li-\-cha-nou-\-mo-tî-wei-tsi-tan-{-  lân  \  11  | 

sa-\-  to-po-ye-ti-mo-ho-ti-tî-mo-tdng-pi  -}-  ii-ti-ld-toû   \  12  | 

mou-V 6-nân-sa-li  -j-  fouo-loû-ko  \  13  | 

•po  +  lo-che  -\-  li-to-mo-wei-lo-toû-nd-lo-sa-ta-li  -\-  mo-kiû-choang 

|14| 
man-nî-san-pou-ngo-kô-yang   \  15  | 
tam-mo-ho-ni-lio-mo-hô-ta-li  -\-  mo-lô-ni  -{-yang-po  +  lo-ti-che -\- 

fo   I  16  I 
sa-touô-nân-pô-ko-hî-toû-kouo-tsi-na-nang-lo-i-foûo   \  17  | 
pô-ti-yû-nî-pie-mô-na   \  18  | 

san-mao-t'ao-ta-li-]-mo-tso-ki  -\- li-kouo-tn-nai-pi-tso-pou-na  \  19  | 
lo  -\-  nai  -f-  li-cho-tî-i-po  +  lo-chan-tang    \  20  | 
nai-kô-kô-lo-po-lo-mo  ■{•  li-tang-ti  -^-li-p'o-fouo-p'o-ye-ho-laii  \  21  | 
wei-ckouo-lou-pi-lou-pô-î  \  22  | 
man-nî-ni-li  -f-  fouô-na-kô-ye   \  23  | 

nai-cho-7ii-ngo-neou-ngo-tang-tang-mo-hô-li-\-Vang-mai-nî-'nâ  |  24  j 
sa-touô-li  -\-  Vai-ko-ki  -{■  li-pô-na  \  25  | 
mo-po-li-mi-to-mo-hô-i  +  yê-na-pen-niû-nai-yê-nâng  \  26  | 
kô-yê-nâng-sou-ngo-tô-nâng   \  27  ] 
po  -|-  lo-ti-wei-ngo-to-mo-nou-fouô-kou  -\-  po-f  ô-nâng-tan  -{-  lo-yê' 

ndn   I  28  ] 
&^'  -|-  li-touô-p''o-ki  -\~  tiê-po  +  lo-nâ-mang   \  29  | 
kou-che-lo-mou-po-tsi-tnng-i-na  -\-  mo-yê-mao-tH-ivei-jo    \  30  | 
ti-\- li-kô-yê-si -\- ti-na-la-mou-\-Cô-jo-ngo-ni-na-mo-k''i'lang  \  31  1 
mao-Vi-mô-li  -\-  i-gning  -\-  ki-yu-jo   j  32  | 
fi  -|-  li-ko'ye-sa  -\-  tan-fouo-san-nô-po  -\-  to   |  33  | 

TRANSCRIPTION   SANSCRITE 

yo  naiko  nâpy  anekah 

svaparahitamahdsampadâdkârabhûto 

naivâbhdvo  na  bhâvah 

kham  iva  samara — vibhâvasvabhdvah  \ 

nirlepam  nit^ikâram 

çivam  asamasamam  vydpinam  -prapanca{m) 

vande  pratydtmavedyam 

tam  aham  anupamam  dharmakâya(rn)  jindndm  |  j 

lokdtîtâm  acintydm 
sukrtasamaphalâm  âtmano  yo  vibhûtim 


20  REVUE   DE  l'histoire    DES    RELIGIONS 

parsanmatte  (?)  vicitrâm 

stabhayati  mahatîm  -matâm  prltiketum  \ 

buddhânam  sarvaloka- 

prasrtam  aviratodàrasaddharmakoçam. 

vande  sarnhhogakâyam 

tam  aghanigliamahâdliarmardjâm  pratisthâm  (J 

sattvândm  bhdgahetuh 

kvacid  anoblira  ivâbhâti  yo  dipyamânah 

sarnbodhau  dharmacakre 

kvacid  api  ca  punar  drçyate  yah  praçântam  \ 

naikâkâraprabhrtam 

tribhavabhayaharam  nicvarûpirûpo  yah 

vande  nirvânakâyam 

daçadiganugatam  tam  mahârtharn.  munîndm  (| 

sattvdrthaikakrpdnâm 
aparimitamahâyânapunyânayânâm 
kâydnâm  saugatànâm 
prativigatamanovdkpathânâm  trayândm  \ 
krtvâ  baktyâh  pranâmam 
kuçalam  upacitam  yan  maya  bodhivijam 
trikâyds  tena  labdhd 

jagad  idam  akhilam  bodhimârge  niyunje  \  \ 
trikâyastavak  samâptah 

traduction 
Dharmakaya  : 

Il  n'est  ni  un  ni  multiple  non  plus.  —  Il  est  le  réceptacle  de  la  grande 
plénitude  du  bien  d'autrui  et  de  soi-même.  —  Il  n'est  pas  la  non-exis- 
tence; il  n'est  pas  l'existence.  —  Comme  l'espace...  il  a  pour  nature 
l'expansion.  —  Rien  ne  le  recouvre;  rien  ne  l'altère.  —  Il  est  bienheu- 
reux, égal  et  inégal.  —  Il  pénètre  tout,  il  a  un  développement...  —  Je 
Tadore,  lui  qu'on  ne  peut  connaître  que  chacun  dans  soi-même.  —  Il 
est  incomparable  ;  c'est  le  Dharmakaya  des  Jinas. 

Sambhogakaya  : 

Surpassant  le  monde,  inconcevable,  —  avec  des  fruits  égaux  aux 
bonnes  actions  ;  telle  est  sa  propre  expansion  —  [qu'il  étale],  multicolore. 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  21 

—  Il  fonde  une  cause  puissante  de  joie.  —  Il  s'appuie  sur  tous  les 
mondes  des  Buddhas.  Il  est  sans  interruption  le  vrai  trésor  de  la  bonne 
loi.  —  Je  l'adore,  le  Sambhogakâya,  soutien  des  rois  de  la  grande  loi  qui 
détruisent  le  péché. 

NiRVANAKAYA    : 

Cause  de  bonheur  pour  les  êtres,  tantôt  comme  sans  nuages— il  brille 
resplendissant;  —  tantôt  encore  aussi  au  moment  de  la  Sambodhi,  et 
(quand  il  tourne)  la  roue  de  la  bonne  loi,  —  il  se  présente  à  la  vue  apaisé  ; 

—  rempli  de  formes  qui  sont  multiples,  ôtant  la  crainte  des  trois  exis- 
tences, —  sa  forme  est  multiforme  ;  —  je  l'adore,  ce  Nirvânakâya  •  —  qui 
suit  les  dix  régions  et  qui  est  le  grand  objet  des  Munis. 

Uniques  compatissants  au  bien  des  créatures,  —  amenant  les  mérites 
innombrables  du  grand  véhicule  {mahâyàna),  —  les  trois  corps  des  Suga- 
tas  —  ont  respectivement  efïacé  la  voie  de  la  parole  et  de  la  pensée,  — 
Leur  ayant  fait  un  hommage  avec  dévotion,  —  si  j'ai  ainsi  accumulé  un 
mérite,  semence  de  Bodhi,  —  par  là  les  trois  corps  sont  acquis;  je  destine 
ce  monde  entier  à  la  voie  de  la  Bodhi.  —  L'éloge  des  trois  corps  est  fini. 


INSCRIPTIONS  m  ET  IV 

Les  inscriptions  III  et  IV  sont  deux  courts  ex-voto  qui 
furent  gravés  le  même  jour,  l'un  par  I-ts'ing  et  I-lin,  les 
deux  religieux  dont  nous  avons  déjà  trouvé  les  noms  à  la  fin 
de  rinscription  n°  2,  l'autre  par  un  religieux  nommé  Chao- 
pin,  qui  devait  être  sans  doute  leur  compagnon.  On  verra  des 
reproductions  de  ces  deux  monuments  dans  le  Mahâbodhi 
du  général  Cunningham,  pL  XXX,  n"'  2  et  3.  31.  H.  A.  Giles 
en  a  donné  une  traduction  {op.  cit.^  pp.  71-72). 

1)  La  transcription  cbinoise  désigne  ici  de  la  manière  la  plus  claire  le  Nirvâ- 
nakâya ;  la  désignation  ordinaire  est  Nirmânakàya  ;  tcais  la  ressemblance  du 
son  et  l'analogie  du  sens  peuvent  aisément  faire  confondre  les  deux  expres- 
sions. 


22  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

fk  ^  ^^  TRADUCTION  (n»  III) 

•^'^^Ki  ^  Le  religieux  I-ts'ingei  le  disciple  du  maître,  I-lin, 

^%  ^^^Wi  de  la  cour  du  dhyâna  delà  Religion  prospère  dans  la 

"^  /^  «®-  ^  capitale  orientale  de  l'empire  des  grands  Song,  s'ac- 

^  J:^^"^  quittent  du  soin  d'apporter  un  kasâya  tissé  d'or  en 

^  *^  ^  -^  reconnaissance  des  quatre  bienfaits  et  des  trois  indul- 

n   jji  -^  M^  gences  *.  Après  l'avoir  étendu  et  suspendu  sur  le  trône 

0  5^^  /^#^  duBuddha  de  l'Inde,  ils  ont  élevé  en  même  temps  un 

sfej ^°  'mV>  stûpa  en  pierre.  Le  quatrième  jour  du  quatrième  mois 

%»    *.  5  >J'  delà  sixième  année  {\0'2'2),t'ien-hi,  l'upâdhyâya  Pien- 

^    ^'^  S  tchenq  étant  sçrand  maître. 

JL  J^—  i^  TRADUCTION  (n°  IV)  \^l%  ^%. 

*S          Le  religieux    thao-pm,    de  la  m*,       t>^  «--«t 

'  ••            ^      cour  de  la  Sainteté   agrandie  dans  •^^  ^^  '^  ^ 

^      la    capitale   orientale  de  l'empire  •^'^I'$r:.'3^ 

*^     des   grands    Song,    a  apporté    un  ^^^\^%^ 

Inscription  III       kasâya    tissé    d'or;    après    l'avoir  -^  \Si  j^^ 

étendu  et  suspendu  sur  le  trône  du  S^  ^  J^^^ 

Buddha,  il  a  élevé  en  même  temps  un  stûpa  en  pierre  ;  \5)  ^  ^;^^^ 

il  s'acquitte  de  cela  pour  répondre  aux  quatre  bien-  n  |^  ij^-^^ 

faits  et  aux  trois  indulgences.  En  retour  de  cette  bonne  ^  v^ '>}-  j^s 

œuvre,  il  souhaite  se  trouver  aux  fleurs  de  dragon  ^  ^^  tJd-  '^' -'•l" 


Écrit  le  quatrième   jour   du  quatrième  mois  de  la 
sixième  année  Vien-ld  (1022) 


Inscription  IV 


INSCRIPTION  V 

L'inscription  de  l'année  10S3  a  été  découverte  par  le 
général  Cunningham  ;  elle  était  encastrée  dans  un  des  murs 
de  la  résidence  du  Mahant  et  se  trouvait  dissimulée  sous  une 
couche  de  chaux  et  d'huile  sèche  [Mahâhodhï,  p.  57);  le  gé- 

1)  Dans  cette  inscription  et  dans  la  suivante,  le  mot  yeou  de  l'expression  san 
yeou  doit  être  surmonté  de  la  40^  clef;  sans  cette  addition,  l'expression  san  yeow 
signifierait  «  les  trois  mondes  »  et  ne  serait  guère  intelligible. 

2)  L'arbre  aux  fleurs  de  dragon  est  celui  sous  lequel  s'assiéra  le  Buddha 
futur,  Maitreya  i3uddha.  Chao-jo'in  espère  que,  grâce  à  la  bonne  œuvre  qu'il 
vient  d'accomplir,  il  sera  parmi  les  élus  qui  entendront  les  enseignements  du 
maître  sous  l'arbre  aux  fleurs  de  dragon. 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  23 

néral  Cunningham  n'a  pas  publié  le  texte  de  ce  monument  ; 
il  avait  dû  cependant  s'en  procurer  une  copie,  puisque 
M.  H.  A.  Giles  a  pu  en  faire  la  traduction  [Mahâbodhi,  pp.  72- 
73).  M.  Foucher  a  remis  la  main  sur  cette  inscription. 
Mettre  la  main  sur  l'inscription  est  une  métaphore,  car  la 
pierre  est  sacrée,  et  nul,  s'il  n'est  brahmane,  n'a  le  droit  d'y 
toucher  ;  il  a  donc  fallu  s'adresser  à  un  membre  de  la  caste 
pure  pour  la  nettoyer  et  l'estamper;  le  résultat  n'a  pas  été 
très  satisfaisant.  Par  bonheur,  M.  Foucher  avait  un  appareil 
photographique  dont  le  regard  indiscret  a  su  bien  voir  les 
moindres  détails  de  la  stèle  intangible.  D'après  la  photogra- 
phie, nous  sommes  donc  en  mesure  de  donner  ici  pour  la 
première  fois  la  reproduction  du  texte  chinois. 

Dans  cette  inscription,  un  religieux  chinois,  du  nom  de 

Hoai-wen  *fe  M  ,  commémore  l'érection  d'un  stûpa  auprès 
du  trône  de  diamant.  Ce  n'est  pas  en  son  nom  qu'agissait 
Hoai-wen -.W  était  l'agent  de  l'empereur  de  Chine  et  de  l'im- 
pératrice douairière  qui  avaient  voulu  élever  un  monument 
en  terre  sainte  pour  le  plus  grand  bénéfice  d'un  de  leurs 
ancêtres  défunts,  l'empereur  Tai-tsong. 

Tai-tsong  3/C  ^  avait  été  sur  le  trône  de  976  à  997.  Son 

petit-fils,  Jen-tsong  V^  ^ ,  qui  régna  de  1023  à  1063,  est  le 
souverain  qui  ordonna  la  construction  du  stûpa.  Jen-tsong 
était  né  en  1010  après  J.-C.  ;  sa  mère  était  la  concubine  Lï 

Chen  ^  ^  ^  ;  mais  il  fut  adopté  par  l'impératrice  Tchang- 

hien  Ming-sou'^  ffi  ?9  S  (cf.  Histoire  des Song , oh..  ccxiAi) 

qui ,  à  la  mort  de  l'impératrice  Tchang-mou  ^  9 ,  en 
l'an  1007,  était  devenue  l'épouse  principale  de  l'empereur 

Tchen-tsong  ^  tjv  ,  père  de  Jen-tsong.  Lorsque  Jen-tsong 
monta  sur  le  trône,  il  n'était  âgé  que  de  treize  ans;  aussi  sa 
mère  par  adoption  exerça-t-elle  le  pouvoir  en  son  nom  pen- 
dant onze  années  :  c'est  ce  qui  nous  exphque  pourquoi,  dans 
cette  inscription,  l'impératrice  douairière  est  mentionnée  en 
même  temps  que  l'empereur.  L'impératrice  douairière  mou- 


24  REVUE    DE   l'histoire   DES    RELIGIONS 

rut  en  1033,  l'aniiée  même  de  l'érection  de  la  stèle  ;  elle  était 
âgée  de  soixante-cinq  ans,  à  la  manière  de  compter  chinoise-, 
elle  était  donc  née  en  969.  V Histoire  des  -So/i^(chap.  ix,p.  2 
v°)  cite  les  noms  honorifiques  qui  furent  conférés,  en  Tan- 
née 1024,  à  l'empereur  et  à  l'impératrice  douairière  :  W  ^ 

i:^#M0«iiK;#fêi=»^iiM)s.  Ce 

sont  exactement  ces  litres  que  nous  retrouvons  dans  l'ins- 
cription. V Histoire  des  Song  (cliap.  x,  p.  1  v°)  rapporte 
encore  qu'en  l'année  1033  on  conféra  à  l'empereur  et  à  Tim- 
pératrice  douairière  de  nouveaux  noms  honorifiques  ;  mais 
l'auteur  de  l'inscription  ne  put  pas  en  avoir  connaissance, 
car  il  écrivait  avant  cet  événement. 

Le  rehgieux  Hoai-iven  lui-même  n'est  pas  un  inconnu. 
J'ai  retrouvé  son  nom  dans  le  xlv'^  chapitre  de  l'encyclopédie 
bouddhique  intitulée  Fo  tsou  t'ongki  #  ffl  jfë  lE  (publiée 
entre  les  années  1  269  et  1271  ;  cf.  Bunyiu  Nanjio,  A  cata- 
logue ofthe  Buddhist  Tripitaka,  n"  1661).  A  la  date  de  1031 , 
cet  ouvrage  nous  fournit  le  renseignement  suivant:  «  Le  çra- 
mana  Hoai-wen  avait  été  précédemment  en  Inde  pour  y 
élever  un  stùpa  en  l'honneur  de  l'empereur  Tchen-tsongk 
côté  du  trône  de  diamant  du  Buddha.  Maintenant  il  voulut  y 
retourner  pour  y  élever  deux  nouveaux  stupas  au  nom  de 
l'impératrice  douairière  et  de  l'empereur  actuel  ;  il  pria  qu'on 
lui  donnât  la  préface  à  la  sainte  doctrine  de  l'empereur  dé- 
funt', le  texte  du  vœu  formulé  par  l'impératrice  douairière 
et  l'éloge  des  trois  joyaux  du  saint  souverain  (c'est-à-dire  de 
Jen-tsong)y  pour  les  graver  sur  pierre  au  bas  des  stupas,  et 
qu'on  fabriquât  un  kasâya  pour  l'offrir  à  la  statue  de  Çakya. 
Un  décret  impérial  le  lui  accorda.  En  outre,  on  ordonna 
aux  fonctionnaires  que  cela  concernait  d'écrire  un  mémoire 

1)  En  998,  l'empereur  Tai-tsong  avait  composé  une  préface  à  la  sainte  doc- 
trine du  Tripilaka;  cf.  Fo  tsou  Vong  ki,  chap.  xliv.  Les  mots>'tj  ^  désignent 
ici,  non  une  dynastie  précédente,  mais  un  empereur  défunt. 


LES  INSCRIPTIONS   CHINOISES  DE  BODH-GAYA  25 

sur  les  trois  voyages   en  Inde  du  çramana  Hoai-iven.   » 

^  iH  ft  :2:  f.L4-  m  s  =tt  :©  M  *  )s4  ±  H  .^ 
pT  .fi  ^  fPI  s  «  È>  pris  M  H  =a  as  ^  lE . 

L'inscription  découverte  à  Bodh-Gayâ  nous  permet  de 
rectifier  une  inexactitude  de  ce  texte  :  Hoai-wen  n'éleva  pas 
deux  stupas,  l'un  en  l'honneur  de  l'impératrice  douairière, 
l'autre  en  l'honneur  de  Jen-tsong  ;  il  en  fit  un  seul  qui  fut 
construit  en  l'honneur  de  T'ai-tsong  sur  Tordre  de  l'impéra- 
trice douairière  et  de  l'empereur  Jen-tsong  agissant  en  leur 
nom  commun. 

Le  Fo  tsou  fong  ki  nous  a  appris  la  date  à  laquelle  Hoai- 
wen  partit  pour  son  troisième  pèlerinage  ;  le  même  livre 
nous  informe  de  l'époque  à  laquelle  il  revint  :  «  La 
deuxième  année  pao-yuen  (1039),  au  cinquième  mois,  Hoai- 
wen,  qui  était  allé  trois  fois  en  Inde,  revint,  avec  les 
çramanas  To-tsi,  Yong-ting  et  To-ngan,  du  royaume  de 
Magadha  dans  l'Inde  du  centre.  Il  apporta  des  rehques  des 
os  du  Buddha,  des  textes  sanscrits  écrits  sur  feuilles  de 
palmier,  des  fruits  de  patra,  des  feuilles  de  l'arbre  de  la 
bodhi,  des  feuilles  de  l'arbre  açoka,  des  rosaires  en  fruits  de 
[l'arbre  de]  la  bodhi,  dix-neuf  exemplaires  d'inscriptions  de 
r[nde.  II  fut  mandé  en  audience  par  l'empereur  qui  le 
réconforta  de  ses  peines  ;  on  lui  conféra  le  titre  de  grand 
maître  qui   illustre  la  rehgion  ;  on  lui  donna  un  vêtement 

violet  et  des  tissus  brochés  d'or.  »  ^  7C  -^  =^  S.  ^  » 

H  #  ®  ?c  1g  M  1^  È>  PI  #  ^  71^  ^  #  ^.  ê 


26  REVUE     DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

Qu'étaient  ces  dix-neuf  inscriptions  de  l'Inde  dont  Hoai- 
wen  rapporta  des  copies  en  Chine  ?  Nous  ne  le  saurons  sans 
doute  jamais,  et  c'est  grand  dommage.  Nous  en  sommes  ré- 
duits à  la  stèle  que  grava  Hoai-wen  lui-même. 

En  voici  la  teneur  : 

'^E^'ï'E  TRADUCTION 

^       ^,  Érection  d'un  stûpa  en  l'honneur 

^  ^        ^  de  l'empereur  Vai-tsong  par  l'ém- 

it -*•  •''^  -^  pereur  et  rimpératrice  douairière 

^  "^^  »I>  de  la  grande  [dynastie]  Song. 

De  la  grande  [dynastie]  Song 
l'empereur  saintement  pacifique, 
:É.# #  i^i^h.  MJ&  ^  h  sagement  guerrier,  bon  et  intelli- 
"t.^!^"^  :îr^  ^'^"^^  ^^'^*'  P^®"^  ^*  vertueux,  et  l'im- 
g4-;>^-#"  ^  lïJiV  ^  ^  ^  i^  pératrice  douairière  qui  est  d'ac- 
cord avec  le  principe  originel,  qui 
honore  la  vertu,  qui  est  bonne  et  a 
une  longue  vie,  qui  est  bienfai- 
sante et  sainte,  ont  chargé  avec 
respect  le  religieux  Hoai-wen  de  se 
rendre  dans  le  royaume  de  Magadha 
pour  s'acquitter  du  soin  d'élever 
un  stûpa  à  côté  du  Vajrâsana  en 
offrande  à  T^ai-tsong,  l'empereur 
parfaitement  bon ,  d'accord  avec  la 
raison,  divinement  méritant,  sain- 
tement vertueux,  pacifique  et  guer- 
rier, perspicace  et  illustre,  gran- 
dement intelligent,  profondément 
pieux. 

L'empereur  T'ai-tsong  désirait 
humblement  élever  ses  pas  jus- 
qu'aux demeures  des  devas,  — 
recevoir  personnellement  du  Bud- 
dha  les  récits  qui  confirment  les 
Écritures,  —  obtenir  que  la  résidence  des  vrais  saints  fût  pour  toujours 


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Inscription  V 

LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  27 

son  habitation,  que  l'adoration  de  Çakra  et  de  Brahma  *  fût  sa  grande 
récompense,  que  la  majestueuse  influence  surnaturelle  élevât  à  jamais 
sa  dynastie. 

Ecrit  le  dix-neuvième  jour  du  premier  mois  de  la  deuxième  année 
ming-tao,  l'année  étant  marquée  des  signes  koei-yeou. 

(Gravé  au  jour  ping-tse.) 


II 

Les  cinq  inscriptions  de  Bodh-Gayâ  ne  sont  sans  doute 
qu'une  faible  partie  de  toutes  celles  que  durent  ériger  les  pè- 
lerins chinois.  Peut-être  en  exhumera-t-on  d'autres  encore. 
Dès  maintenant  certains  textes  nous  permettent  de  signaler 
quelques-unes  de  celles  qui  existèrent  autrefois. 

Les  plus  anciennes  dont  j'aie  trouvé  mention  furent  gravées 

par  Wang  Hiuen-ts'e  ï  SI  M .  On  connaît ,  grâce  à 
la  traduction  que  Stanislas  Julien^  a  faite  d'un  passage  de 
Ma  Toan-lïn,  l'aventureuse  carrière  de  ce  personnage. 
Wang  Hiuen-ts''e  avait  été  chargé  en  646  de  se  rendre  en 
ambassade  auprès  du  roi  Harsa  Çîlâditya;  il  n'arriva  en  Inde 
que  vers  655,  au  moment  oii  ce  souverain  venait  de  mourir; 
repoussé  par  l'usurpateur  A-lo-7ia-choen^,  il  se  retira  au  Tibet  ; 
le  roi  du  Tibet,  Sro?iy-btsan-sgam-po,  était  mort  depuis  650  ; 
mais  ses  deux  femmes,  la  princesse  chinoise  Wen-tcKeng  et 
la  princesse  népalaise  fille  d'Amçuvarman  *  maintenaient  une 
étroite  alliance  entre  le  Tibet,  la  Chine  et  le  Népal  :  aussi  l'en- 
voyé chinois  put-il  recruter,  pour  venger  son  affront,  une 
armée  de  douze  cents  Tibétains  et  de  sept  mille  Népalais  avec 

1)  Çakra  et  Brahma  sont  constamment  cités  de  compagnie  dans  les  textes 
bouddhiques.  CL  Hiueii-tsang,  trad.  Stanislas  Julien,  tome  II,  pp.  470  et  487. 

2)  Mélanges  de  géographie  asiatique  et  de  philologie  sinico-indienne ,  tome  I, 
pp.  164-166.  Le  chapitre  de  Ma  Toan-lin  traduit  par  Stanislas  Julien  est  le 
338^  du  Wen  hien  fong  Kao. 

3)  Peut-être  faut-il  lire  A-lo-choen-na=  «  Arjuna  »,  comme  l'a  conjecturé 
M.  Sylvain  Lévi,  Journal  asiatique,  nov.-déc.  1892,  p.  337. 

4)  Cf.  Sylvain  Lévi,  Note  sur  la  chronologie  du  Népal  {Journal  asiatique, 
juillet-août  1894,  pp.  62-64). 


28  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

lesquels  il  triompha  de  tous  les  roitelets  de  la  vallée  du  Gange. 
Il  revint  en  661  chargé  de  butin;  il  offrit  à  l'empereur  ses  cap- 
tifs parmi  lesquels  se  trouvait  K-lo-na-chocn  ;  on  put  voir  pen- 
dant longtemps  sur  la  sépulture  de  l'empereur  T'ai-tsong 
(627-649)  quatorze  statues  en  pierre  représentant  des  princes 
barbares  vaincus,  et,  sur  le  dos  de  Tune  d'elles,  on  lisait  Fins- 
cription  suivante  :  «  A-lo-na-choen ^  roi  du  royaume  de  Na- 
fou-ti,  empereur  de  P'o-lo-men  »  (c'est-à-dire  de  l'Inde  ou 

pays   des  Brahmanes)  ^  M  PI  "^  ^i^  1^  "^  H  3E  W 

Ce  n'est  pas  toutefois,  comme  on  pourrait  le  croire,  à  la 
suite  de  cette  expédition  militaire  que  Wang  Hiuen-ts*e  grava 
des  inscriptions. 

D'après  le  Fo  tsou  t'ong  ki  ("Wlâilê^E,  encyclo- 
pédie bouddhique  pubhée  entre  1269  et  1271),  il  l'avait  fait 
précédemment,  lors  d'une  première  mission  pacifique  dans 
laquelle  il  accompagnait  l'envoyé  Li  l-piao.  A  la  date  de  la 
dix-septième  année  tcheng-koan  (643  ap.  J.-C),  cet  ouvrage 
(chap.  xxxix)  nous  donne  en  effet  le  renseignement  suivant  : 
«  Le  wei-weï-tcK eng  Li  l-piao^  et  le  hoang-choei-ling  Wang 
Yuen-ts'e  furent  envoyés  par  décret  impérial  dans  les  contrées 
d'Occident  et  parcoururent  plus  de  cent  royaumes.  Arrivé  à 
la  demeure  de  Wei-mo  (Vimalakîrti),  au  nord-est  de  la  ville  de 
P'i-lï-ye  (Yâiçâlî)',  \Wang\  Yuen-ts'e  la  mesura  avec  sa 
canne;  en  long  et  en  large,  il  trouva  dix  [fois  la  longueur  de 
la  tablette]  hou*;  c'est   pourquoi    il    la   surnomma  fa^ig- 


A^  XT  ^  :^H 

1)  Cf.  Kin  che  tsoei  pien  :^  "l-J   ^  /Kw  ,  chap.  cxiii,  p.  35  vo,  notice  rela- 
tive à  l'inscription  funéraire  de  Hiuen-tsang. 

2)  Ma  Toan-lin  mentionne  la  mission  de  Li  I-piao,  mais  sans  dire  qu'il  fut 
accompagné  par  Wang  Hiuen-ts'e  (cf.  Stanislas  Julien,  op.  cit.,  p.  164). 

3)  P'i-li-ye  est  une  faute  pour  P'i-ye-li  :  on  trouve  la  transcription  P'i-ye-li 

RRj  ^\)  ^  (Jans  la  relation  de  Ki-ye  (sur  lequel,  cf.  Appendice  II,  n»  II). 

4)  Le  dictionnaire  de  Kang-hi,  au  mot  ^  ,  nous  apprend  que  les  hauts  di- 
gnitaires portaient  la  tablette  hou  attachée  au  sommet  de  leur  canne.  Cette 


LES   INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  29 

tchangK  Puis  il  monta  sur  la  mo\\[di.gx\Qi  Ki-che-kiue  (Grdhra- 
kûta)  et  y  grava  une  inscription  pour  commémorer  la  gloire 
et  la  vertu  des  l'ang.  » 

Ainsi  l'inscription  du  Grdhrakûta  aurait  été  élevée  en 
643,  deux  ans  avant  que  Hiuen-tsang  revînt  en  Chine,  trois 
ans  avant  que   Wang  Hïuen-tse  fût  chargé  de  sa  seconde 

ambassade.  Nous  lisons  encore  dans  le  Pien  ivei  lou  (  ^  Wi 

^,  ouvrage  de  polémique  bouddhique  publié  en  1291, 
chap.  Il)  :  «  Sous  les  Tang^  Wang  Hïuen-tse  fut  envoyé  en 
mission  dans  l'ouest.  Il  arriva  dans  le  royaume  de  Mo-kie-Co 
(Magadha)  ;  sur  la  montagne  Ki-che-kiue  (Grdhrakûta)  et  à 
l'endroit  oii  le  Buddha  avait  atteint  la  connaissance*,  dans 
tous  ces  lieux  il  écrivit  des  inscriptions  pour  célébrer  la 

sainte  transformation  opérée   par  le  Buddha.  »    j^  ï  ^ 

Une  note  du  Pien  wei  lou  ajoute  que  le  texte  de  ces  ins- 
criptions se  trouve  dans  la  relation  que  Wang  Hiuen-ts'e 
écrivit  de  son  voyage  >.  Cette  relation  est  aujourd'hui  per- 

lablette  devait  servir  à  noter  les  ordres  donnés  par  l'empereur.  De  ce  texte  il 
semble  résulter  qu'elle  mesurait  un  pied  de  longueur  à  l'époque  des  Tang. 

{)  Le  tchang  est  une  mesure  de  dix  pieds.  La  chambre  de  Vimalakîrti  était 
donc  un  carré  de  dix  pieds  de  côté.  I-tsing  {Les  religieux  éminents...,  trad. 
fr.,  p.  85)  nous  dit  aussi  que,  dans  le  temple  Nâlanda,  les  habitations  des 
religieux  étaient  des  carrés  de  dix  pieds  de  côté  (par  inadvertance,  j'ai  dit  dans 
ma  traduction  qu'elles  avaient  une  superficie  de  dix  pieds  carrés).  Par  méta- 
phore, l'expression  JJ  O^en  est  venue  à  désigner  l'abbé  d'un  monastère  ou 
le  monastère  lui-même. 

2)  C'est-à-dire  à  Bodh-Gavâ,  près  du  Bodhidruma. 

3)  ±z^m^ï^nn^. 


30  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

due  *  ;  mais,  puisqu'elle  existait  encore  à  la  fin  du  xnp  siècle, 
on  ne  doit  pas  perdre  tout  espoir  de  la  découvrir  quelque 
jour. 

A  côté  de  ces  inscriptions  qui  pourraient  avoir  un  réel 
intérêt  historique,  d'autres  stèles  de  l'époque  des  Tang  ne 
furent  que  de  simples  monuments  élevés  par  la  piété  de 
pèlerins  obscurs.  Telle  dut  être  celle  qu'érigea  le  religieux 
chinois  Tao-hi  dans  le  temple  Mahâjjodhi.  1-tsing,  qui  visita 
l'Inde  de  673  à  685,  arriva  dans  le  temple  Mahâbodhi  peu 
de  temps  après  la  mort  de  Tao-hi  et  vit  sans  doute  lui-même 
l'inscription  dont  il  nous  atteste  l'existence  ». 

Trois  cents  ans  plus  tard,  le  religieux  Fa-yu^  retournant 
pour  la  seconde  fois  en  Inde  vers  982  après  J.-C,  demanda 
à  faire  une  inscription  au  nom  de  la  Chine  auprès  du  trône 
de  diamant  du  Buddha'. 

Enfin,  si  Hoai-wen  accomplit  toutes  les  promesses  qu'il  fit 
lorsqu'il  partit  pour  l'Inde  en  1031,  il  dut  graver  des  textes 
fort  étendus  au  bas  du  stûpa  qu'il  édifia  à  Bodh-Gayâ  *. 

1)  D'après  Stanislas  Julien,  la  relation  de  Wang  Hiuen-ts'e  aurait   compté 

12  livres  et  aurait  été  intitulée  dt  Tu  J^™  y^  — L  TT  IffU  {Mélanges  de 
géographie  asiatique  et  de  philologie  sinico -indienne,  pp.  164,  note  1,  et 
p.  201).  —  Le  Fa  yuan  tchou  lin  cite  (chap.  iv,  p.  35  v)  un  passage  de  la 
relation  de  Wang  Hiuen-ts'e  d'après  lequel  «  Wang,  ayant  été  envoyé  en 
ambassade,  arriva  la  quatrième  année  hien-kHng  (659)  dans  le  royaume  de 
Po-li-che  :  le  roi  fit  donner  à  cinq  femmes  une  représentation  en  l'honneur  des 

Chinois  'î.mmmm^mm^mmï%mA 

H5C  -IL  ji\  /g^;  ),^  Cette  représentation  consistait  en  tours  de  prestidigitation 
faits  par  les  cinq  femmes.  La  citation  du  Fa  yuan  tchou  lin  nous  atteste  la 
réelle  existence  de  l'ouvrage  de  Wang  Hiuen-tse  et  assigne  à  l'arrivée  de 
l'ambassadeur  chinois  dans  le  royaume  énigmatique  de  Po-li-che  une  date  (659) 
qui  est  en  parfaite  conformité  avec  ce  que  nous  savons  de  l'époque  à  laquelle  il 
se  trouva  en  Inde  (de  655  à  661). 

2)  Cf.  I-tsing  (Les  religieux  éminents...,  trad.  fr.,  p.  30)  :  «  Il  avait  du  talent 
littéraire;  il  connaissait  fort  bien  les  caractères  ts'ao  et  H.  Dans  ie  temple  de 
la  grande  Intelligence  (Mahâbodhi)  il  fit  une  stèle  en  chinois.  » 

3)  Cf.  Appendice  II,  n»  XIII. 

4)  Cf.  plus  haut,  p.  24. 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  31 

Par  ces  témoignages  et  par  les  inscriptions  mêmes  qui  ont 
été  retrouvées,  on  voit  que  la  plupart  des  stèles  chinoises  de 
l'Inde  ont  dû  être  groupées  auprès  du  temple  Mahâbodhi . 
De  tous  les  lieux  divers  où  les  pèlerins  chinois  purent 
laisser  des  traces  de  leur  passage,  Bodh-Gayâ  fut  en  effet 
celui  oti  elles  devaient  être  le  plus  nombreuses.  Le  trône  de 
diamant  qui  représentait  pour  la  foi  bouddhique  le  centre  du 
monde  et  le  siège  des  mille  Buddhas  du  kalpa  des  sages, 
l'arbre  de  la  Bodhi  sous  lequel  le  Maître  avait  atteint  à  la 
connaissance  par  excellence,  la  statue  du  Buddha,  chef- 
d'œuvre  d'un  art  vraisemblablement  étranger  à  l'Inde  ^ ,  qui 
frappait  les  dévots  de  stupeur  et  d'admiration,  tout  contri- 
buait à  faire  du  lieu  oii  s'élevaient  le  temple  et  le  monastère 
Mahâbodhi  le  rendez-vous  des  fidèles.  Des  centaines  de 
Chinois  y  sont  accourus.  Les  plus  célèbres  d'entre  eux  y 
séjournèrent.  Les  biographes  de  Hiuen-tsang  nous  informent 
que,  même  après  son  retour  en  Chine,  Hiuen-tsang  resta  en 
relation  avec  les  rehgieux  du  temple  Mahâbodhi';  une 
encyclopédie  bouddhique  nous  a  conservé  le  texte  de  la 
lettre  qu'il  reçut  d'eux  et  de  celle  qu'il  leur  écrivit'  ;  ces 
curieux  documents  nous  montrent  que  l'illustre  voyageur 
chinois  avait  dû  s'arrêter  longtemps  à  Bodh-Gayâ  pour  y 
contracter  des  amitiés  si  solides  qu'elles  subsistaient  encore 
plusieurs  années  après  son  départ.  1-tsïng^  qui  nous  a  laissé 
d'intéressantes  informations  sur  les  pèlerins  ses  contempo- 
rains, nous  apprend  en  plusieurs  passages  que  ses  compa- 
triotes étaient  toujours  bien  accueillis  dans  le  grand  monas- 
tère: Hiuen-ichao,  Tao-hi,  Hoei-ye^  Hiuen-fai^  Hiuen-k'o, 
Tao-dieng ,  Hiuen-hoei^  Moksadeva,  K oei-tchong ^  Ta-tcfieng- 
teng^   Sanghavarman^    Tao-lin  *    y    vinrent   tous,    et  quel- 

1)  Cf.  Y o\ic\\QT,V art  bouddhique  dans  V Inde  {Revue  de  l'Histoire  des  Religions 
t.  XXX),  pp.  26  à  30  du  tirage  à  part. 

2)  Cf.  Hiuen-tsang ,  trad.  Julien,  t.  I,  p.  319. 

3)  Cf.  plus  loin,  Appendice  1. 

4)  1-tsing,  Les  religieux  emmenas...,  trad.  fr.,  pp.  15,  29,34,  35,  36,  39,  47, 
65,  72,  75,  101. 


32  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

ques-uns  d'entre  eux  y  résidèrent.  Tao-fanrj^  Tche-hong^ 
neveu  de  l'ambassadeur  Wang  Hiuen-fse,  et  Ou-hing  '  y 
furent  tous  trois  nommés  vihârasmmin  ou  supérieurs,  quoi- 
qu'il fût  très  difficile  à  un  étranger  d'obtenir  ce  titre.  1-tsing 
lui-même  '  ne  manqua  pas  de  se  rendre  à  Bodh-Gayâ  ;  dans 
le  récit  qu'il  nous  fait  de  sa  visite,  on  voit  qu'il  regardait  le 
trône  de  diamant  comme  le  but  suprême  de  son  pèlerinage. 


III 


Les  inscriptions  chinoises  trouvées  à  Bodh-Gayâ  furent 
érigées,  l'une  par  des  rehgieux  de  la  petite  dynastie  Ha7i 
qui  ne  purent  guère  revenir  en  Chine  qu'au  commencement 
des  Song^  et  les  quatre  autres  par  des  religieux  qui  vivaient 
sous  les  règnes  du  troisième  et  du  quatrième  empereur  ^So^z^. 
Elles  attestent  ainsi  qu'il  y  eut  pour  le  bouddhisme  chinois 
une  ère  de  prospérité  de  la  seconde  moitié  du  x°  jusque  vers 
le  milieu  du  xi'  siècle.  Nous  avons  cherché  à  confirmer  et  à 
compléter  ce  témoignage  au  moyen  d'une  série  de  textes 
que  nous  avons  groupés  à  la  fin  de  cet  article  '.  A  vrai  dire, 
ces  textes  sont  moins  nombreux  et  plus  succincts  qu'on 
n'aurait  pu  l'espérer  ;  autant  en  effet  les  renseignements  sont 
abondants  pour  les  bouddhistes  de  l'époque  des  Tang,  autant 
ils  sont  rares  pour  ceux  de  l'époque  des  Song.  Les  biogra- 
phies de  religieux  écrites  sous  les  Song  '  ne  traitent,  dans 
la  section  relative  aux  traducteurs  et  pèlerins,  que  de  reli- 
gieux antérieurs  aux  Song  ;  nous  en  avons  été  réduits  à 
glaner  les  indications  éparses  dans  l'encyclopédie  intitulée 
Fo  (sou  t'ong  ki  et  les  données  que  nous  fournissent  les  pages 
qui  traitent  de  l'Inde  dans  l'histoire  des  Song.  Quelque 
brèves  et  clairsemées  que  soient  ces  notions,  elles  sont  suf- 

1)  I-tsing,  op.  cit.,  pp.  38  et  145. 

2)  I-tsing,  op.  cit.,  p.  124, 

3)  Cf.  Appendice  II. 

4)  Song  kao  seng  tchoan. 


LES    INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  33 

fisantes  cependant  pour  qu'on  puisse  se  faire  une  idée  assez 
exacte  de  l'ampleur  et  de  la  durée  du  mouvement  religieux 
qui  signala  les  premiers  temps  de  la  dynastie  So7ig. 

Les  pèlerins  chinois  qui  se  rendirent  alors  en  Inde  furent 
nombreux.  Les  Song  étaient  au  pouvoir  depuis  cinq  ans  à 
peine  (964)  que  trois  cents  religieux  se  mettaient  en  route 
pour  la  terre  sainte  ;  ils  restèrent  douze  ans  en  voyage  ;  l'un 
d'eux,  nommé  Ki-ye,  nous  a  laissé  une  courte  relation  de 
leurs  pérégrinations.  L'année  qui  suivit  leur  départ,  le  reli- 
gieux Tao-yuen  revenait  des  contrées  d'Occident,  après  une 
absence  de  dix-huit  années.  En  966,  cent  cinquante-sept 
personnes,  parmi  lesquelles  se  trouvait  un  certain  Hing 
KHn,  répondirent  à  un  appel  de  l'empereur  qui  voulait 
envoyer  une  mission  en  Inde.  En  978,  on  voit  revenir  Ki- 
ts ong  et  ses  compagnons;  en  982,  Koang-yuen\  en  983, 
Fa-yu,  qui  repart  presque  aussitôt;  entre  984  et  987,  Tsc- 
hoan  ;  en  989  (990  ?),  TcKong-ta^  qui  était  resté  dix  ans  loin 
de  sa  patrie.  Enfin,  en  1031,  Hoai-wen,  qui,  à  deux  reprises 
déjà  était  allé  en  Inde,  y  retourne  une  troisième  fois  ;  il  n'en 
revient  qu'en  1039,  et  c'est  au  cours  de  ce  voyage  qu'il  grave 
eu  1033  la  stèle  aujourd'hui  conservée  dans  la  résidence  du 
Mahant  de  Bodh-Gayâ. 

A  côté  de  ces  hommes,  il  y  en  eut  sans  doute  plusieurs 
dont  les  historiens  ont  négligé  de  nous  conserver  le  sou- 
venir. Aucun  des  auteurs  des  inscriptions  de  1022  n'est 
mentionné  ni  dans  le  Fo  tsou  tong  ki  ni  dans  l'histoire  des 
S07ig;û  ceux-là  furent  oubhés,  combien  d'autres  durent 
avoir  le  même  sort!  Nous  savons,  en  outre,  qu'il  se  trouvait 
à  la  cour  de  Chine  en  982  plusieurs  çramanas  chinois  qui 
comprenaient  le  sanscrit  '  ;  il  est  probable  qu'ils  avaient  été 
étudier  en  Inde  et  qu'il  faut  ajouter  leurs  noms  sur  la  Hste 
des  pèlerins. 

Un  fait  qui  mérite  d'être  signalé,  c'est  que  bon  nombre  de 
ces  religieux  ne  voyageaient  pas  en   simples  particuliers. 

1)  Cf.  Appendice  II,  n»  X. 


34  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Plusieurs  d'entre  eux  étaient  chargés  de  missions  quasi 
officielles  par  l'empereur.  Les  cent  cinquante-sept  personnes 
qui  partirent  en  966  furent  munies  de  lettres-patentes  or- 
donnant à  tous  les  princes  de  l'Asie  centrale  et  de  l'Inde  du 
nord  de  leur  fournir  des  guides  ;  de  même,  Fa-yu,  qui,  vers 
983,  devait  suivre  la  voie  de  mer  en  passant  par  Sumatra, 
reçut  des  lettres  de  créance  pour  les  principaux  royaumes 
de  la  grande  île.  Arrivés  en  Inde,  les  pèlerins  avaient  sou- 
vent à  s'acquitter  de  certains  devoirs  religieux  au  nom  de 
leur  souverain:  Koançj-yuen^  revenu  en  982,  put  prouver 
par  une  lettre  d'un  prince  hindou  qu'il  avait  offert  au  Buddha 
du  trône  de  diamant  un  kasâya  de  la  part  de  l'empereur'  ; 
Hoai-wen  agissait  sur  l'ordre  exprès  de  Jen-tsong  et  de  l'im- 
pératrice douairière  lorsqu'il  construisait  en  1033  une  pa- 
gode à  Bodh-Gayâ;  le  religieux  hindou  Kio-kie,  qui  était 
arrivé  en  Chine  en  1010,  reçut  par  décret  impérial  un 
kasâya  tissé  d'or  pour  le  présenter  au  trône  de  diamant*.  On 
ne  voit  point  qu'à  l'époque  des  Tang  les  Fils  du  Ciel  aient 
confié  aux  pèlerins  de  semblables  mandats  ;  les  premiers 
empereurs  Song  furent  les  seuls  à  mettre  ainsi  les  religieux 
au  service  de  leur  dévotion  personnelle. 

Tandis  que  les  bouddhistes  chinois  se  portaient  vers  les 
lieux  consacrés  par  la  vénération  des  croyants,  les  Hindous  à 
leur  tour  affluaient  à  la  cour  de  Chine  oii  ils  étaient  assurés 
de  recevoir  un  accueil  empressé.  On  a  peut-être  trop  méconnu 
jusqu'ici  le  rôle  considérable  que  jouèrent  les  Hindous  dans 
la  propagation  de  leur  foi.  L'intérêt  qu'ont  excité  les  pèlerins 
chinois  a  rejeté  dans  l'ombre  les  travaux  accomplis  par  leurs 
corehgionnaires  de  l'Inde.  En  réalité,  la  traduction  en  chinois 
des  textes  du  Tripitaka  est  autant  l'œuvre  des  uns  que  des 
autres.  Ce  n'est  pas  seulement  à  l'époque  des  Tang  qu'on 
peut  constater  la  venue  de  ces  étrangers  ;  au  x'  et  au  xi*  siè- 
cles le  bouddhisme  est  encore  assez  florissant  dans  son  pays 

1)  Cf.  Appendice  II,  no  XI. 

2)  Cf.  Appendice  II,  n»  XXIII. 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GATA  35 

d'origine  pour  envoyer  au  dehors  des  missionnaires  qui  vont 
prêcher  la  bonne  loi  ;  ce  fut  peut-être  alors  le  dernier  rayon- 
nement d'un  foyer  près  de  s'éteindre;  mais  encore  est-il  que 
la  flamme  divine  brûlait  toujours  et  qu'elle  faisait  sentir  sa 
vivifiante  influence  jusque  dans  la  Chine  septentrionale.  En 
972  arrivent  à  TcKang-ngan  les  çramanas  K'o-tche,  Fa-kien, 
Tchen-lï,  Sou-ko-fo  et  quatorze  autres  religieux  de  l'Inde  de 
l'ouest;  en  973,  l'empereur  reçoit  avec  de  grands  honneurs 
un  çramana  du  temple  Nâlanda,  Fa-fïen,  qui  prit  en  982  le 
nom  de  Fa-him  et  qui  demeura  en  Chine  jusqu'à  sa  mort  sur- 
venue en  1001.  En  971,  xManjuçrî,  fils  d'un  roi  de  Tlnde  de 
l'ouest,  et,  en  977,  Ki-siang,  çramana  de  l'Inde  de  l'ouest, 
s'établissent  également  à  la  capitale  et  y  restent  un  temps 
plus  ou  moins  long.  En  980,  on  signale  la  venue  de  Tien-si- 
tsaiy  originaire  du  Cachemire,  de  Che-hou,  originaire  de 
rUdyâna,  et  de  Hou-lo,  çramana  de  l'Inde  du  centre;  l'empe- 
reur Tai-tsong  conçut  alors  le  projet  d'entreprendre  de  nou- 
velles traductions  de  textes  sacrés  et  de  continuer  l'œuvre 
qui  se  trouvait  interrompue  depuis  près  de  deux  siècles';  il 

1)  Dans  la  préface  au  catalogue  intitulé  Ta  ts'ang  cheng  kiao  fa  pao  piao  mou 
(cf.  Bunyiu  Nanjio,  Catalogue...,  n"  1611),  on  lit  :  a  De  la  10*  année  yong-ping 
de  l'empereur  Ming  des   Han  postérieurs,  l'année   étant   marquée  des  signes 
ou-tch'en  (67  ap.  J.-C.),  jusqu'à  la  18^  année  Kai-yuen  de  Hiuen-tsong  de  la 
dynastie  T'ang,  l'année  étant  marquée  des  signes  keng-ou  (730),  il  y  eut  en 
tout  19  générations  et  663  années;  pendant  ce  laps  de  temps  les  traducteurs 
furent  au  nombre  de  176  personnes,  tant  laïques  que  religieux  ;  les  textes  du 
Tripitaka  du  grand  et  du  petit  véhicule  qu'ils  publièrent  formèrent  un  nombre 
total  de  968  ouvrages  et  de  4507  chapitres.  —  De  la  18^  année  k'ai-yuen  des  Tang, 
l'année  étant  marquée  des  signes  Ae/i(;-ou  (730)  jusqu'à  la5«  année  tcheng-yuen 
de  Té-tsong,  l'année  étant  marquée  des  signes   ki-se  (789),  il  s'écoula  60  an- 
nées; pendant  ce  laps  de  temps,  il  y  eut  huit  traducteurs  du  Tripitaka,  et,  en  fait 
de  sûtras  et  de  castras  du  grand  véhicule,  ainsi  que  de  méthodes  de  récitation 
127  ouvrages  en  242  chapitres.  —Delà  cinquième  année  tcheng-yuen des  Tang' 
l'année  étant  marquée  des  signes  ki-se  (789).  jusqu'à  la  septième  année  hing'- 
kouo  de  Tai-tsong  de  la  dynastie  Song,  l'année  étant  dans  les  signes  jen-ou 
(982),  il  s'écoula  193  années  pendant  lesquelles  il  n'y  eut  aucun  traducteur  En 
cette  année yen-OM  (982),  on  institua  la  cour  de  traduction;  de  cette  époque, 
jusqu'à  la  quatrième  année  ta-tchong-siang-fou  de   Tchen-tsong,  l'année  étant 
marquée  des  signes  sin-hai  (1011),  il  s'écoula  vingt-neuf  années,  pendant  les- 
quelles a  y  eut  six  traducteurs  du   Tripitaka  qui  publièrent  201  ouvrages  en 


36  REVUE    DE   l'histoire   DES   RELIGIONS 

fonda  en  982  une  cour  de  traduction  à  la  tête  de  laquelle  il 
mil  les  trois  Hindous  Fa-ficn,  Tien-si-tsai  Qi-Che-hou  ;  c'est 
vraisemblablement  à  leur  activité  qu'on  doit  la  plupart  des 
201  ouvrages  dont  s'enrichit  le  Tripitaka  chinois  pendant  les 
dix-neuf  années  qui  suivirent  (982-1011).  Les  textes  sanscrits 
sur  lesquels  ils  travaillaient  paraissent  avoir  été  nombreux; 
si  l'on  en  croit  le  Fo  tsou  Vong  ki,  presque  tous  les  pèlerins 
qui  arrivaient  ou  qui  revenaient  en  Chine  apportaient  avec 
eux  quelque  sûtra  sanscrit  sur  feuilles  de  palmier  ;  il  est  donc 
possible  qu'on  découvre  un  jour  au  fond  des  couvents  du 
Chen-si  certains  de  ces  manuscrits  dont  nous  ne  possé- 
dons plus  que  la  version  chinoise.  L'institution  de  la  cour  de 
traduction  et  le  redoublement  d'intérêt  que  l'empereur  mani- 
festait pour  les  études  sanscrites  ne  furent  pas  sans  attirer  en 
Chine  de  nombreux  Hindous  ;  on  les  voit  arriver  en  foule;  ce 
sont:  entre  984  et  987,  Yong-che)  en  989,  Pou-t'o-k'i-to, 
çramanadu  temple  Nâlanda;  en  ^^^,Kia-lo-chen-ti,  de  l'Inde 
du  centre;  en 999,  Ni-toei-ni, de  l'Inde  du  centre,  et  Fo-hou, 
de  l'Inde  de  l'ouest  ;  en  1004,  Fa-hou,  de  llnde  de  l'ouest,  et 
Kie-hien  de  l'Inde  du  nord  ;  en  1005,  Mou-lo-che-ki,  du  Cache- 
mire, et  Ta-îïiO'po,  de  l'Inde  de  l'ouest;  en  1010,  Tchong-té, 
de  l'Inde  de  l'ouest,  et  Kio-kie,  de  l'Inde  du  centre  ;  en  101 1 , 
Tsi-hien,  du  royaume  de  P^w-m;  en  1013,  Tche-hien.  del'inde 
de  l'ouest;  en  1016,  Tien-kio,  de  l'Udyâna,  Miao-té,  deCeylan, 
Tong-cheou,  del'inde  du  centre,  Fou-lsi,  du  royaume  de  Va- 
rendra  dans  l'Inde  de  l'est,  et  tant  d'autres  avec  eux  que  l'au- 

384  chapitres  des  textes  saints  du  Tripitaka.  De  la  quatrième  année  king-yeou 
de  Jen-tsong,  l'année  étant  marquée  des  signes  ting-lcKeou  (1037),  jusqu'à 
maintenant,  vingt-deuxième  année  tche-yuen  de  la  sainte  dynastie  des  grands 
Yuen,  l'année  étant  marquée  des  signes  i-yeou  (1285),  il  s'est  écoulé  254  an- 
nées pendant  lesquelles  il  y  a  eu  quatre  traducteurs  du  Tripitaka  qui  ont  publié 
20  ouvrages  en  115  chapitres  des  textes  sacrés  du  Tripitaka.  »  —  On  remar- 
quera que,  de  l'année  1037  à  l'année  1285,  il  s'est  écoulé  248  années,  et  non  254, 
comme  il  est  dit  ici.  Nous  ne  pouvons  cependant  pas  supposer  une  faute  d'im- 
pression, car  la  même  assertion  se  trouve  répétée  dans  la  préface  au  Tche-yuen 
fa  pao  k'an  Cong  tsong  lou  (Bunyiu  Nanjio,  Catalogue...,  n-  1612).  Je  ne  m'ex- 
plique pas  d'où  peut  provenir  cette  erreur  répétée  deux  fois. 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYÂ  37 

teur  du  Fo  tsoufong  ki  déclare  que  jamais  il  n'y  eut  autant  de 
religieux  hindous  à  la  cour.  Puis  ce  sont,  en  1024,  Ngai-hien- 
tche,  Sin-hou  et  leurs  compagnons  de  l'Inde  de  l'ouest;  en 
1027,  cinq  religieux,  parmi  lesquels  Fa-kï-siamj \  en  1036, 
Chan-tdieng  et  huit  autres  çramanas. 

Cependant  cette  ère  de  prospérité  allait  brusquement  pren- 
dre fin.  L'histoire  des  Song  termine  sa  notice  sur  l'Inde  à 
l'année  103G,  quoique  la  dynastie  5'ow^  ait  subsisté  pendant 
encore  près  de  deux  siècles  et  demi  ;  si  le  chroniqueur  s'in- 
terrompt, c'est  sans  doute  parce  qu'il  n'a  plus  rien  à  dire  et 
qu'à  partir  de  l'année  1036  les  relations  cessent  entre  l'Inde 
et  la  Chine.  L'examen  du  Fo  tsou  (ong  ki  suggère  une  con- 
clusion analogue;  cette  encyclopédie  mentionne  l'arrivée, 
en  1053,  de  Tche-ki-siang,  çramana  de  l'Inde  de  l'ouest; 
mais,  après  cette  date,  elle  ne  cite  plus  aucun  pèlerin  chinois 
ni  aucun  missionnaire  hindou.  Enfin,  une  troisième  considé- 
ration nous  révèle  la  grave  atteinte  que  subit  vers  le  milieu 
du  XI'  siècle  le  bouddhisme  en  Chine  :  en  1021,  on  comptait 

dansrempire397.6lD  religieux  et  61. 240rehgieuses;  en  1034, 
on  évalue  encore  les  rehgieux  à  385.520  et  les  rehgieuses  à 
48.740;  mais,  en  1068,  il  n'y  a  plus  que  220.660  rehgieux  et 
34.030  religieuses». 

Si  l'on  recherche  quelles  furent  les  causes  de  ce  revire- 
ment de  fortune,  on  n'en  trouve  pas  de  très  apparentes.  Le 
bouddhisme  ne  fut  point  persécuté  en  Chine  au  xi"  siècle  ;  on 
ne  porta  contre  lui  aucun  de  ces  édits  de  proscription  qui,  à 
d'autres  époques,  ont  arrêté  son  essor.  Mais,  pour  être  sour- 
des et  cachées,  les  influences  qui  le  minèrent  alors  n'en  fu- 
rent pas  moins  puissantes.  Si  le  bouddhisme  succomba,  ce  ne 
fut  pas  devant  des  ennemis  qui  se  servaient  d'armes  tempo- 
relles; c'est  dans  un  conflit  d'idées  qu'Use  trouva  vaincu.  Dans 
la  seconde  moitié  du  xi^  siècle,  en  effet,  se  dessina  le  grand 
mouvement  ofTensif  du  rationahsme  lettré  qui  devait  être 

i)  Fo  tsou  fong  ki,  chap.  xliv,  cinquième  année  Vien-hi,  —  chap,  xlv,  pre- 
mière année  king-yeou,  —  et  première  année  hi-ning. 


38  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

une  réaction  intransigeante  contre  tous  les  principes  venus 
de  l'étranger;  Han  ICi  ^  ^t  (1008-1075),  l'illustre  histo- 
rien Se-ma  Koang  ^  *U -^  {\009-\0SQ).  Tclieng  Hao 
?g  IB  (1032-1085)  et  son  frère  Tclieng  /  ë  ffi  (1033- 
1107),  puis,  au  xn'  siècle,  le  célèbre  commentateur  et  phi- 
losophe Tchou  Hi  ^  M  (1130-1200),  en  un  mot  toutes  les 
gloires  de  cette  forte  école  qui  fut  comme  la  scolastique  du 
confucianisme,  battirent  en  brèche  sans  trêve  ni  merci  les 
croyances  bouddhistes.  Quand  on  voit  combien  l'esprit  de  la 
classe  cultivée  en  Chine  est,  aujourd'hui  encore,  imbu  des 
doctrines  que  professèrent  les  lettrés  de  l'époque  des  Song, 
on  comprend  quelle  immense  autorité  ils  durent  avoir  de  leur 
vivant,  et  on  ne  s'étonne  plus  que  le  bouddhisme  ait  été  in- 
capaft)le  de  résister  à  de  si  rudes  assaillants. 

Vers  le  même  temps,  le  bouddhisme  passait  en  Inde  par 
une  crise  plus  grave  encore,  puisqu'elle  devait  avoir  un  dé- 
nouement fatal.  L'invasion  musulmane  n'en  est  peut-être 
pas  la  cause  immédiate  ;  les  conquêtes  de  Mahmoud  le 
Ghaznévide  (1001-1030)  coïncident  au  contraire  avec  l'époque 
à  laquelle  les  religieux  errants  furent  le  plus  nombreux 
entre  l'Inde  et  la  Chine.  D'une  manière  indirecte  cependant, 
l'islam  put  avoir  quelque  influence  sur  les  destinées  du  boud- 
dhisme. En  empêchant  en  effet  la  constitution  de  puissantes 
dynasties  indigènes  dans  le  nord  elle  centre  de  l'Inde,  il  lui 
enleva  ses  protecteurs  attitrés  qui,  pendant  tant;  de  siècles, 
l'avaient  soutenu  de  leurs  dons  princiers  et  encouragé  par 
leurs  édits  bienveillants  :  sans  doute  on  pourra  trouver  au 
XII*  siècle  un  Açoka-balla,  roi  de  Sapâdalaksa',  et  un  Vidyâ- 
dhara,  fils  d'un  conseiller  de  Gopâla,  roi  de  Gâdhipura  *,  qui 

1)  Les  trois  inscriptions  d'Açoka-balIa  sont  datées  des  années  1157,  1175  et 
1180  de  notre  ère.  Cf.  Ciinningham,  Mahâbodhi,  pp.  78-81. 

2)  On  a  longtemps  cru  par  erreur  que  l'inscription  de  Vidyâdhara  avait  été 
gravée  en  1276  samvat  (=  1219  de  notre  ère)  ;  cette  date  ne  laissait  pas  que  de 
surprendre,  puisque  Gâdhipura  paraît  être  identique  à  Kanyàkubja,  laquelle 
lui  prise  par  les  mahométans  en  1193;   on  s'étonnait  donc  que  le  bouddhisme 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES   DE  RODH-GAYA  39 

feront  encore  des  professions  de  foi  bouddhique,  mais  ce 
sont  là  des  exceptions  sans  importance;  en  fait,  les  Pâla,  qui 
disparaissent  dès  le  commencement  du  xi'  siècle,  sont  les 
derniers  grands  souverains  bouddhistes  qui  aient  régné  dans 
le  bassin  inférieur  du  Gange.  De  plus  en  plus,  le  bouddhisme 
fut  abandonné  à  ses  propres  forces.  Pour  une  religion  jeune 
et  ardente,  la  séparation  d'avec  le  pouvoir  séculier  peut 
devenir  le  signal  d'une  ère  de  rénovation  ;  pour  un  culte 
déjà  vieux,  qui  n'est  plus  qu'une  institution  vénérable  de 
l'État,  c'est  la  ruine.  Tel  fut  le  cas  pour  le  bouddhisme. 
Privé  de  l'appui  des  rois,  dénué  de  vitalité  intérieure,  il  entre 
vers  le  milieu  du  xf  siècle  dans  cette  longue  et  lamentable 
décadence  où  graduellement  il  devait  s'effacer  pour  laisser 
reparaître  l'antique  organisation  sociale  des  brahmanes. 

En  cherchant  à  replacer  les  inscriptions  de  Bodh-Gayâ 
dans  les  conditions  historiques  où  elles  ont  pris  naissance, 
nous  avons  été  amenés  à  signaler  l'existence,  à  la  fin  du 
x^  et  au  commencement  du  xi"  siècle,  d'une  période  pen- 
dant laquelle  les  relations  religieuses  entre  l'Inde  et  la  Chine 
furent  en  recrudescence.  On  connaissait  bien  le  grand  mou- 
vement de  propagande  bouddhique  dont  le  complet  épanouis- 
sement se  produisit  au  vif  siècle  avec  Hiuen-tsang  et  I-tsing  ; 
on  n'avait  guère  fait  attention  jusqu'ici  au  réveil  de  la  foi  qui 
eut  lieu  trois  cents  ans  plus  tard.  Pour  qui  le  considère  de 
haut,  les  voyages  des  pèlerins  bouddhiques  tiennent  une  place 
importante  dans  l'histoire  intellectuelle  de  l'humanité  ;  les 
çramanas  obscurs  dont  les  noms  seuls  ont  surnagé  jusqu'à 
nous,  et  ceux  plus  nombreux  encore  qui  resteront  oubliés  à 
jamais,  accomplirent  une  œuvre  noble  et  haute,  car  ils 
mirent  en  contact  deux  civihsations  par  ce  qu'elles  avaient 

eût  pu  subsister  après  la  conquête  musulmane.  Mais  M.  Kielhorn  a  montré 
récemment  que  la  date  avait  été  mal  déchiffrée,  et  qu'il  fallait  lire  1176  samvat 
(=  1119  de  notre  ère).  Cf.  Kielhorn,  A  Buddhist  stone  inscnption  from  Sravasti 
of{vikrama-)  samvat  1276,  ap.  Indian  Antiquary,  1888,  XVII,  p.  61,  et  un 
second  article  de  M.  Kielhorn  rectifiant  la  date,  dans  Indian  Antiquary,  XXIY, 
p.  176;  cf.  aussi  Fùhrer,  The  Sharqui  architecture  of  Jampur  (1889),  pp.  70- 
73,  et  Hoey,  Journal  ofthe  Asiatic  Society  of  Bengal,  vol.  LXI,  p.  1. 


40  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

de  meilleur  et  de  plus  désintéressé.  Emportés  par  un  de  ces 
irrésistibles  courants  qui,  à  de  certaines  époques,  remuent 
et  soulèvent  les  foules  inconscientes,  ils  franchissent  les 
larges  fleuves  et  les  montagnes  neigeuses,  les  déserts  et  les 
mers,  et,  renversant  les  barrières  élevées  par  les  haines  de 
races,  ils  réunissent  dans  une  intime  communion  de  pensée 
lésâmes  des  peuples.  11  était  intéressant  de  suivre  jusqu'en 
sa  dernière  phase  ce  choc  pacifique  de  deux  mondes. 

Avant  d'être  éclipsé  par  les  doctrines  des  lettrés  chinois, 
avant  de  s'éteindre  graduellement  en  Inde,  le  bouddhisme 
avait  donc  une  fois  encore  inspiré  d'un  même  zèle  pieux  les 
deux  plus  vastes  agglomérations  d'hommes  qui  soient  sur  la 
terre.  Malgré  les  germes  latents  qui  déjà  travaillaient  à  sa 
dissolution,  il  avait  de  nouveau  fait  éclore,  des  bords  du 
Hoa?ig-/to  jusqu'aux  rives  du  Gange,  la  fleur  sacrée  de 
l'enthousiasme.  Quoique  à  son  déclin,  il  semblait  reprendre 
vie  ;  c'est  dans  un  suprême  rayonnement  de  gloire  que 
commence  le  crépuscule  de  ses  dieux.  Les  stèles  de  Bodh- 
Gayâ  sont  les  vestiges  de  cette  splendeur  finale  ;  érigées  pour 
célébrer  la  puissance  et  la  majesté  du  bouddhisme,  elles 
sont  devenues  les  pierres  tombales  sous  lesquelles  gît  ense- 
vehe  la  rehgion  qu'elles  croyaient  éternelle. 


APPENDICE  I 

(/'o  tsou  II  tai  Cong  tsa!  W  SB.  i^  Tv  ÎS  K  ,  chap.  xiv.) 

La  cinquième  année  [yong-hoei]  (654  ap.  J.-C),  un  religieux  fut  en- 
voyé du  temple  Mahâbodhi  du  pays  de  l'Inde  centrale  pour  apporter  au 
maître  de  la  loi  Hiuen-tsang  une  lettre  et  pour  lui  offrir  en  même 
temps  des  objets  de  ce  pays.  Le  texte  de  la  lettre  était  ainsi  conçu  : 

«  Celui  qu'entoure  l'assemblée  des  hommes  de  grande  science  au 
temple  Mahâbodhi,  à  côté  du  trône  de  diamant  du  merveilleux  et  bien- 
heureux Bhagavat,  le  sthavira   Hoei-t'ien^  envoie  une  lettre  dans  le 

1)  St.  Julien  {Vie  de  Hiue7i-tsang ,  p.  319)  croit  que /Joei-H^n  est  la  traduction 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  41 

royaume  de  Maliâtchena  *  à  Moksa-àcârya*,  qui  connaît  à  fond  et  qui 
pénètre  très  bien  des  sùtras,  des  [textes  du]  vinaya  et  des  castras  in- 
nombrables. Il  lui  souhaite  avec  respect  d'avoir  à  jamais  peu  de  maladie 
et  peu  de  peine.  Moi,  le  bhiksu  Hoei-Vien,  j'ai  maintenant  composé  un 
éloge  des  grandes  transformations  divines  du  Buddha,  et  [un  traité  sur] 
la  connaissance  de  la  mesure  comparée  des  sùtras  et  des  castras,  etc.  ; 
je  les  remets  au  bhiksu  Fa-tch'ang  qui  vous  les  apportera.  Parmi  nous, 
l'âcârya,  aux  nombreuses  connaissances  sans  limites,  vénérable  et  de 
grande  vertu  [bliadanta),  Tche-koang^  (Jnànaprabha),  se  joint  à  moi 
pour  venir  vous  demander  de  vos  nouvelles.  Les  upâsakas  tous  les  jours 
continuent  à  vous  adresser  leurs  prosternations  et  leurs  salutations*. 
Maintenant,  tous  ensemble  nous  vous  envoyons  une  paire  de  pièces 

du  nom  sanscrit  Prajnddeva.  Mais  cela  supposerait  que  le  mot  hoei  est  écrit 


i^  ;  or  nous  avons  ici  le  mot  ;^ .  «  Hoei-fien,  lisons-nous  dans  la  Vie  de 
Hiuen-tsang  (p.  319),  connaissait  à  fond  les  dix-huit  écoles  du  petit  véhicule; 
son  savoir  profond  et  sa  vertu  éminente  lui  avaient  également  concilié  l'estime 
universelle.  »  A  l'époque  où  Hiuen-tsang  était  en  Inde,  il  avait  eu  l'occasion 
de  défendre  les  doctrines  du  Mahàyana  contre  ce  partisan  du  Hînayàna,  mais 
ces  polémiques  courtoises  n'avaient  point  diminué  l'estime  et  la  sympathie 
qu'ils  avaient  l'un  pour  l'autre. 

1)  Une  note  qui  se  trouve  dans  le  mémoire  de  I-tsing  sur  les  religieux  émi- 
nents  (p.  55,  n.  3  ad  fin.,  de  la  trad.  française)  nous  apprend  que  les  Hin- 
dous donnaient  le  nom  de  Tche-na  à  Canton  et  celui  de  Mahd  Tche-na  à  la 
capitale,  c'est-à-dire  à  Tch'ang-ngan  (auj.  Si-ngan-fou).  Les  auteurs  musul- 
mans appellent  au  contraire  Chin  la  Chine  du  nord  et  Machin  la  Chine  du 
sud. 

2)  Moksa  dcânja  ou  Mok^a  deva  est  le  nom  qui  fut  donné  à  Riuen-Uang  par 
les  religieux  du  Hînayàna.  Cf.  Vie  de  Hiuen-tsang,  p.  248. 

3)  Tche-koang  (Jiîânaprabha)  était  le  plus  célèbre  disciple  de  l'illustre  Kie- 
hien  (Çîlabhadra).  Cf.  Vie  de  Hiuen-tsang,  p.  319.  Au  temps  où  Hiuen-tsang 
était  en  Inde,  lorsque  le  roi  Çîlâditya  avait  écrit  au  temple  Nàlanda  pour  faire 
venir  des  religieux  dans  son  royaume,  le  supérieur  de  ce  temple,  qui  n'était 
autre  que  Kie-hien  (Çîlabhadra),  avait  d'abord  choisi,  pour  remplir  cette  mis- 
sion, quatre  religieux  au  nombre  desquels  se  trouvaient  Hiuen-tsang  et  Tche- 
koang.  Cf.  Vie  de  Hiuen-tsang,  p.  222. 

4)  Cette  expression  est  fréquente  dans  le  style  bouddhiste;  on  la  retrouve, 
par  exemple,  dans  le  texte  d'un  vœu  fait  en  607  par  l'empereur  Yang  de  la 

dynastie  Soei  (Fo  tsou  t'ong  ki,  ch.  xxxix)  :th    B   ^^  m  "t     Jl   0H    ITP 

«  je  me  prosterne  devant  tous  les  Buddhas  des  dix  régions  et  je  les  salue  », 

Sur  l'expression  ^*'  W  ,  abréviation  de  4*U  ^r  ™  -^  ,  cf.  Watters,  Essays 
on  the  Chinese  language,  p.  462. 


42  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

d'étoffe  blanche  pour  vous  montrer  que  nos  cœurs  ne  sont  pas  oublieux  : 
la  route  est  longue;  ne  tenez  point  compte  de  la  petitesse  de  ce  présent; 
nous  désirons  que  vous  l'acceptiez.  Pour  ce  qui  est  des  sûtras  et  des 
castras  qui  vous  sont  nécessaires,  quand  la  liste  nous  en  sera  parvenue, 
nous  vous  les  copierons  et  vous  les  enverrons.  Voilà,  Moksa-âcârya,  ce 
que  nous  désirons  que  vous  sachiez.  » 

Quand  Fa-tcKang  prit  congé  pour  s'en  retourner  [Hiuen-]tsang  écri- 
vit une  réponse  au  vénérable  Tche-lwang  (Jnânaprabha)  ;  cette  lettre 
était  conçue  à  peu  près  en  ces  termes  :  «  Ces  dernières  années,  un  en- 
voyé est  revenu  et  j'ai  appris  que  le  grand  maître  Tcheng-fa-tsang  ^  aLvaLii 
cessé  de  vivre.  En  apprenant  cette  nouvelle,  j'ai  été  accablé  d'une  dou- 
leur à  laquelle  je  ne  pouvais  mettre  fin.  Hélas  !  la  barque  de  cette  mer  de 
souffrance  a  sombré  ;  l'œil  des  hommes  et  des  devas  s'est  éteint.  L'afflic- 
tion que  nous  cause  sa  disparition,  comment  pourrait-on  l'exprimer? 
Autrefois,  quand  la  Grande  Intelligence  cacha  son  éclat,  Kia-ye  (Kâ- 
çyapa)continuaetmagnifiasa grande  œuvre;  lorsque  Chang-na{Çan2L\âsa.) 
eut  quitté  ce  monde,  Kiu-to  (Upagupta)  *  mit  en  lumière  sa  belle  règle; 
maintenant  qu'un  général  de  la  Loi  est  retourné  au  vrai  lieu,  que  les 
maîtres  de  la  Loi  s'acquittent  à  leur  tour  de  sa  tâche.  Mon  unique  désir 
est  que  les  explications  pures  et  les  discussions  subtiles  s'épandent  en 
flots  vastes  comme  ceux  des  quatre  mers,  que  la  bienheureuse  science  et 
la  belle  majesté  soient" éternelles  comme  les  cinq  montagnes.  —  Des 
sûtras  et  des  castras  que  moi,  Hiuen-tsang,  j'avais  pris_,  j'ai  déjà  traduit 
le  Yu-kia  che  ti  luen  (Yogâcâryabhûmi-çâstra-kârikâ),  etc.,  en  tout  une 
trentaine  d'ouvrages  grands  et  petits.  —  En  ce  moment,  le  Fils  du  Ciel 
de  la  grande  dynastie  Tang,  par  sa  sainteté  personnelle  et  ses  dix  mille 
félicités  guide  le  pays  et  donne  le  calme  au  peuple  :  avec  l'affection  d'un 
cakrarâja,  il  étend  au  loin  la  transformation  qu'étend  un  dharmarâja. 
Pour  ce  qui  a  été  publié  de  sûtras  et  de  castras,  nous  avons  obtenu  la 
faveur  d'une  préface  composée  par  le  divin  pinceau  ^  ;  les  fonctionnaires 

1)  Tcheng-fa-tsang  est  le  surnom  qui  avait  été  donné  à  Kie-hien  (Çîlabhadra); 
cf.  Vie  de  Hiuen-tsang ,  p.  144.  Ce  Çîlabhadra,  qui  était  à  la  tête  du  temple 
Nâlanda  au  moment  où  Hiuen-tsang  se  trouvait  en  Inde,  paraît  avoir  joué  un 
grand  rôle  dans  la  vie  du  pèlerin  chinois;  cf.  Vie  de  Hiuen-tsang,  pp.  144-147, 
211,  217,  221-223  et  233-235.  C'est  auprès  de  Çîlabhadra  que  Hiuen-tsang  s'i- 
nitia à  la  doctrine  du  Yoga. 

2)  Kàçyapa,  Çanavàsa  et  Upagupta  sont  le  premier,  le  troisième  et  le  qua- 
trième des  patriarches. 

3)  Cf.  Vie  de  Hiuen-tsang,  p.  306-307. 


LÉS  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  43 

que  cela  concerne  ont  reçu  Tordre  de  répandre  ce  texte  dans  tout  le 
royaume;  même  les  pays  voisins  le  l'ecevront  tous,  en  exécution  de  cet 
ordre.  Quoique  nous  soyons  à  la  fin  de  la  dernière  période  des  images*, 
cependant  l'éclatante  gloire  de  la  loi  de  la  religion  est  très  douce  et  très 
parfaite;  elle  n'est  point  dififérente  de  ce  qu'était  la  transformation  à 
Che-lo-fa  (Çràvastî)  et  dans  le  jardin  de  Che-to  (Jetavana).  —  Voici  ce 
que  je  désire  humblement  vous  faire  savoir  :  en  versant  dans  le  Sin-tou 
;Sindh)*,  j'ai  perdu  une  charge  de  livres  sacrés;  maintenant  j'en  écris  la 
liste  à  la  suite  [de  cette  lettre].  Si  vous  en  avez  l'occasion,  je  vous  prie 
de  me  les  faire  parvenir.  Ci-joint  quelques  menus  objets  que  je  vous 
envoie  comme  offrande,  en  désirant  que  vous  veuilliez  bien  les  accep- 
ter. » 

APPENDICE  II 

N.  B.  —  La  lettre  A  désigne  les  passages  tirés  de  l'encyclopédie  Fo 
tsou  Vong  ki.  La  lettre  B  désigne  les  passages  tirés  du  chapitre  490  de 
l'histoire  des  Song;  ces  derniers  textes,  ayant  été  reproduits  par  lUa 
Toan-lin  dans  le  338^  chapitre  du  Wen  hien  Vong  k'ao,  ont  été  traduits 
par  Stanislas  Julien  [Mélanges  de  géographie  asiatique.. .,  pp.  169-178}; 
mais  nous  avons  dû  souvent  nous  écarter  du  sens  adopté  par  Julien. 


A,  chap.  xLiii.  d  Troisième  année  [U'ien-té]  (965 ap.  J.-C):  leçramana 

Tao-yuen  ?s»  IMI ,  de  l'arrondissement  de  Ts'ang  )m  ,  avait  voyagé 
dans  les  cinq  Indes  et  dix-huit  années  s'étaient  écoulées  entre  son  dé- 
part et  son  retour.  Puis  il  revint,  en  compagnie  de  l'envoyé  de  Yu-t'ien 

"4  wl  (Khoten)  et  arriva  à  ia  capitale.  Il  présenta  des  reliques  du 
Buddha  et  des  textes  sanscrits  écrits  sur  feuilles  de  palmier...  » 

B.  «  La  troisième  année  A;'zen-?é  (965  ap.  J.-C),  le  religieux  Tao-yuen, 
de  l'arrondissement  delWang,  revint  des  contrées  occidentales.  Il  s'était 
procuré  une  relique  du  Buddha,  des  vases  en  cristal  de  roche  et  qua- 
rante cahiers  de  textes  sanscrits  écrits  sur  feuilles  de  palmier;  il  vint 

1)  Une  prédiction  avait  annoncé  que,  lorsque  les  deux  statues  d'Avalokiteç- 
vara,  près  du  trône  de  diamant,  se  seraient  complètement  enfoncées  dans  la 
terre,  la  religion  bouddhique  s'éteindrait.  L'une  de  ces  statues,  dit  Hiuen-tsang , 
est  déjà  enfoncée  jusqu'à  la  poitrine  ;  la  fin  de  la  religion  semble  donc  proche. 
Cf.  Vie  de  Hiuen-tsang ,  p.  141  et  p.  142,  n.  1. 

2)  Cf.  Vie  de  Hiuen-tsang,  p.  263. 


44  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

les  offrir  [à  l'empereur],  7'ao  ywen  était  parti  pour  les  contrées  occiden- 

taies  pendant  la  période  t'ien-fou  (936-943)  des  Tsin    H  ;  il  était  resté 
douze  nns  en  route  et  était  demeuré  six  ans  en  tout  dans  les  cinq  Indes 

■3L   PJJ    J^  ;    les    cinq   Indes    ne    sont    autres  que   le   T'ien-lchou 

yC  —..  A  son  retour,  il  passa  par  Yu-Ckn  (Khoten);  il  arriva  [à  la 
capitale  de  la  Chine]  en  compagnie  de  l'envoyé  de  ce  pays.  Tai-tsou 
(960-975)  le  fit  appeler  et  l'interrogea  sur  les  mœurs,  les  montagnes, 
les  cours  d'eau,  les  itinéraires  des  contrées  qu'il  avait  parcourues;  il  dé- 
crivit tout  cela  point  par  point.  » 

Ces  textes  présentent  une  difficulté,  car,  de  la  période  t'ien-fou  (936- 
943)  des  Isin  jusqu'à  l'année  965,  il  s'est  écoulé  plus  de  dix-huit  années. 
Peut-être  faut-il  lire  :  «  pendant  la  période  t'ien-fou  des  Han  ».  En 
effet,  le  premier  empereur  de  la  dynastie  des  Han  postérieurs  appela 
douzième  année  Vien-han  la  première  année  de  son  règne  effectif;  la 
période  Vien-fou  des  Han  correspond  donc  exactement  à  l'année  947.  — 
Tao-yuen  dut  se  trouver  en  Inde  presque  en  même  temps  que  les  au- 
teurs de  l'inscription  n°  1. 

II 

De  964  à  976,  voyages  en  Inde  de  trois  cents  çramanas;  l'un  d'eux, 
Ki-ye  K^  y^  ,  a  écrit  une  courte  relation  qui  nous  a  été  conservée 
par  tan  TcK'eng-ta  'V^Bi  JJXi  jK. ,  dans  le  premier  chapitre  de  son  ou- 
vrage intitulé  Ou  tcWoan  lou  :^  7w  3^  (fin  du  xii°  siècle).  On  trou- 
vera le  Ou  tcK'oan  lou  dans  la  XVIIP  section  du  Tche  'pou  tsou  tchai 

Is'ong  chou  7^  A^  ^  ^  :^  W  (tome  XXXV  de  l'édition  de 
la  Bibliothèque  nationale,  nouveau  fonds  chinois,  n°  912),  et  c'est  là  que 
Ma  Toan-lin  a  recueilli  le  récit  de  Ki-ye  pour  l'insérer  dans  le 338^  cha- 
pitre du  Wen  hien  Vong  k'ao.  La  relation  de  ce  pèlerin  bouddhiste  a 
été  traduite  en  anglais  par  M.  Schlegel,  sous  le  titre  de  :  Itinerary  to  the 
Western  Countries  of  Wang-nieh  in  A.  D.  964  [Mémoires  du  Comité 
sinico-japonais^  XXI,  1893,  pp.  35-64).  Je  ne  crois  pas  que  M.  Schlegel 
ait  eu  raison  d'appeler  Wang-nieh  l'auteur  qu'il  a  traduit  :  sans  doute, 
ce  religieux  avait  pour  nom  de  famille  Wang,  et,  d'autre  part,  dans  la 
relation  il  est  toujours  désigné  sous  le  nom  de  Ye  ;  mais  il  ne  s'ensuit 
pas  que  Ye  soit  son  nom  personnel;  Ki-ye  est  appelé  Ye,  de  même  que 
Hiuen-tsang  est  souvent  appelé   Tsang  (cf.  plus  haut,  p.  42,  ligne  7, 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  45 

et  de  nombreux  passages  du  Fo  tsou  t'ong  ki).  Dire  que  ce  personnage 
s'appelait  Wang  Ye,  c'est  comme  si  l'on  prétendait  que  Hiuen-tsang, 
parce  qu'il  avait  pour  nom  de  famille  TcKen,  doit  être  appelé  Tch'en 
Tsang,  ou  queFa-hien,  parce  qu'il  avait  pour  nom  de  famille  Kong,  doit 
être  appelé  Kong  Bien.  Si  le  texte  de  Ma  Toan-lin  n'indique  pas  ex- 
pressément le  nom  de  Ki-ye,  cela  provient  d'une  des  innombrables 
fautes  d'impression  ou  de  rédaction  dont  s'est  rendu  coupable  cet  ency- 
clopédiste trop  vanté.  Qu'on  se  reporte  au  texte  original  du  Ou  tclioan 

Ion,  on  y  lira  ceci  :    itt   #  §11  li  *  H  Mff(  i^M^ 

dt  yKi  o  «  Ce  temple,  c'est  le  [maître  du]  Tripitaka  Ki-ye  qui  l'a  cons- 
truit; [Ki-\ye  avait  pour  nom  de  famille  Wang.  »  Il  faut  donc  mainte- 
nir le  nom  de  Ki-ye  que  Stanislas  Julien  donnait  à  ce  religieux  [Mé- 
langes de  géographie  asiatique,  p.  192). 


III 


A,  chap.  xLiii  :  «  La  quatrième  année  [k'ien-té]  (966  ap.  J.-C),  un 

décret  impérial  annonça  que,  puisque  les  régions  de  7's'tn  ^^  (auj. 

préfecture  secondaire  de  Ts'in,  province  de  Kan-sou)  et  de  Leang  1^ 
(auj.  préfecture  de  Leang-tcheou,  province  de  Aan-sou) étaient  ouvertes, 
on  pouvait  envoyer  des  religieux  en  Inde  pour  y  chercher  la  loi.  En  ce 
temps,  cent  cinquante-sept  hommes,  parmi  lesquels  le  çramana  Hing- 

k'in  TT  Wl ,  répondirent  au  décret.  Pour  tous  les  pays  qu'ils  allaient 

traverser,  à  savoir  ceux  de  Yen-k'i  <^  W  (Harachar),  K'ieou-tse  IM 

)&^(Kutche),  Kia-jni-loTUÎi  7m  ^'^  (Cachemire),  etc.,  [l'empereur]  leur 
remit  des  lettres-patentes  ordonnant  qu'il  leur  fût  fourni  des  hommes 
pour  les  guider  ;  en  outre,  à  chacun  d'eux  on  donna  trente  mille  sapè- 
ques  pour  la  route.  » 

B.  «  La  quatrième  année[k'ien-té]  (966  ap.  J.-C),  cent  cinquante- sept 

hommes,  parmi  lesquels  le  religieux  Hing-k^iuen'tT  W)  ,  allèrent  au 
palais  et  déclarèrent  à  l'empereur  qu'ils  désiraient  se  rendre  dans  les 
contrées  d'Occident  pour  y  chercher  des  livres  bouddhiques  ;  ils  y  furent 
autorisés.  Pour  tous  les  pays  qu'ils  traverseraient,  à  savoir  les  arrondis- 
sements de  Kan  ~W ,  Cha  Lv  ,  I  1?** ,  Sou  ^  ,  etc.,  et  les  royaumes  de 
Yen-k'i  (Harachar),  K'ieou-tse   (Kutche),    Yu-t'ien  (Khoten),  Ko-lou 


46  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

'S'J  IW^  [Kotl  OU  Kotldn  des  écrivains  musulmans?),  etc.,  et,  plus  loin 

encore,   les  royaumes  de  Pou-lou-cha  T|7  Ipo  ^    (Pechawer),   Kia- 

che-mi-lo  /St\  Vî^  5^  kM  (Cachemire),  etc.,  (l'empereur)  fit  des  dé- 
crets enjoignant  à  ces  États  d'ordonner  à  des  gens  d'aller  à  leur  ren- 
contre et  de  les  guider.  » 

IV 

A,  chap.  XLiii  :  Cinquième  année  k'ai-pao  (972  ap.  J.-C.)  :  arrivée  à 
la  cour    de  trois  çramanas  de  Tlnde    de  l'ouest,    K'o-tche    "J  ^^ , 

Fa-k'ien  ÎK  ^  et  Tchen-li  ^  ^:  .  —  Arrivée  d'un  çramana  de 

⣠ ~^  R*i? 
l'Inde  de  l'ouest,   Sou-ko-fo    ral^  -^  1^  ;  il  offre  à  l'empereur  des 

reliques  et  des  fleurs  de  Mafijûsa  3v  ^^  ^f-  — Arrivée  de  quatorze 
çramanas  de  l'Inde  de  l'ouest,  parmi  lesquels  se  trouve  le  çramana  Mi-lo 


A,  chap.  xLiii  :  Sixième  année  ' k'ai  pao  (973  ap,  J.-C.)  :  arrivée  du 

[maître  du]  Tripitaka,  Fa-Vien  (Dharmadeva)   ^^^  v^  îS  J^  ,  origi- 
naire de  l'Inde  du  centre. 


(Fa-Vien,  qui  prit  en  982  le  nom  de  Fa-hien  îS"  W ,  était  un  çra- 
mana du  temple  Nàlanda  ;  il  mourut  en  1001.  C'est  un  des  plus  célèbres 
traducteurs  de  l'époque  àesSong.  Cf.  Bunyiu  Nanjio,  Catalogue...,  Ap- 
pendix  II,  n"  159.) 

YI 

B.  «  La  huitième  année  [k'ai  pao]  (975),  en  hiver,  Jang-kie-chouo-lo 

tM  5to  BÎl  !5w^  (Çankhasvara),    fils   du   roi    de  l'Inde  de  l'est ,    vint 
rendre  hommage  et  apporter  tribut.  » 

VII 
A,  chap.  XLiii  :  Deuxième  année  [Cai-p'ing-hing-kouo]  (911)  :  arri- 
vée de  Ki-siang    M  W ,  çramana  de  l'Inde  de  Touest  ;  il  apporte  des 

textes  sanscrits  écrits  sur  feuilles  de  palmier. 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  47 

(A  la  date  de  992,  le  Fo  tsou  Cong  ki  cite  de  nouveau  Kï-siang  :  ce  reli- 
gieux avait  présenté  à  l'empereur  une  prétendue  traduction  qu'il  intitu- 
lait le  sûtra  du  recueil  des  prières  magiques  du  Mahâyana  yC  ^  Wt 

y^  ^ic  ;  mais  Fa-fien  (cf.  no  V)  dénonça  cet  ouvrage  comme  ne  re- 
posant sur  aucun  original  sanscrit  et  l'empereur  le  fit  brûler.) 


VIII 


A,  chap.  XLiii  :  Troisième  année  [t'ai-p' ing- hing-kouo]  (978)  :  Ki-ts'ong 

^Ê.  ■Vt ,  çramana  du  temple  K'ai-pao  PQ  ^  ,  revient  de  l'Inde  de 
l'ouest  avec  ses  compagnons  ;  il  offre  des  livres  sanscrits,  un  stûpa  d'une 
relique  du  Buddha,  des  feuilles  du  Bodhidruma,  un  plumeau  en  plumes 

de  queue  de  paon.  —  Arrivée  de  Po-na-mo  W^  m^  ^  ,  çramana  de 
l'Inde  du  centre  ;  il  apporte  un  stûpa  d'une  relique  du  Buddha  et  un 

plumeau  en  queue  de  yack.  —  Man-tchou-che-li  ^  Wf^  ^  ^*\ 
(Manjuçri),  fils  d'un  roi  de  l'Inde  de  l'ouest,  demande  à  s'en  retourner 
dans  son  pays  ;  un  décret  l'y  autorise  (commentaire  :  il  était  arrivé  en 
Chine  la  quatrième  année  k'ai-pao  :=:  971  ap.  J.-C). 

B.  c(  D'après  les  lois  de  l'Inde,  lorsque  le  roi  d'un  État  meurt,  l'héri- 
tier présomptif  lui  succède  ;  tous  les  autres  fils  quittent  le  monde  et 
entrent  en  religion;  ils  ne  résident  plus  dans  leur  pays  d'origine.  Il  y  eut 
un  certain  Man-tchou-che-li  (Manjuçrî)  qui  était  un  de  ces  fils  de  roi  ; 
il  vint  [en  Chine]  à  la  suite  de  religieux  chinois.  T'ai- tsou  (960-975)  or- 
donna de  le  loger  dans  le  temple  Siang-kouo  ^m  l^ .  Il  observait  très 
bien  la  discipline;  il  était  le  favori  des  gens  de  la  capitale,  et  les  richesses 
et  les  dons  affluaient  dans  sa  demeure.  Tous  les  religieux  devinrent 
jaloux  de  lui;  comme  il  ne  comprenait  pas  le  chinois,  ils  fabriquèrent 
une  requête  supposée  par  laquelle  il  demandait  à  rentrer  dans  son  pays. 
Cette  requête  lui  fut  accordée.  Quand  le  décret  impérial  eut  été  rendu, 
Man-tchou-che-li  (Manjuçrî)  fut  frappé  de  stupeur  et  d'indignation.  Les 
religieux  l'avertirent  qu'à  cause  du  décret  il  ne  pouvait  que  se  soumettre. 
Il  tarda  encore  quelques  mois,  puis  s'ea  alla.  Il  disait  qu'il  se  rendait 
vers  la  mer  du  Sud  pour  s"en  retourner  sur  un  bateau  marchand  ;  on 
n'a  jamais  su  où  il  était  allé.  » 


48  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 


IX 

A,  chap.  XLiîi  :  Cinquième  année  \t'ai-p'ing- hing-kouo]  (980)  :  au 

deuxième  mois,  arrivée  du  (maître  du)  Tripitaka  T'ien-si-isai   yC  M\ 
j  «  ^ 
^  ,  originaire  du  pays  de  Kia-che-mi-lo  (Cachemire)*,  dans  l'Inde  du 

nord,  et  du  (maître  du)  Tripitaka  Che-hou  WSL  ^  (Dânapala?),  origi- 

naire  du  pays  d' Ou-f  ien-nang  ^"9  ?^  wk   (Udyâna).  —  Au  cinquième 

mois,  arrivée  de  Hou-lo  ^^  ^"S ,  çramana  de  l'Inde  du  centre. 

(Sur  Tien-si-tsai  -}- 999  et  CAe-^ou,  deux  des  plus  illustres  traducteurs 
de  l'époque  des  Song,  cf.  Bunyiu  Nanjio,  Catalogue...,  Appendix  II, 
n»^  160  et  161.) 

X 

En  982,  au  sixième  mois,  institution  de  la  cour  de  traduction  des 
livres  saints  pF  'P:^  IvÛ  .  Tien-si-tsai  (cf.  n"  IX),  avec  le  titre  de  grand 
maître  qui  éclaircit  la  religion    ^  ^^  7C  pMJ  ,  Fa-fien   (cf.   n"   V), 

avec  le  titre  de  grand  maître  qui  transmet  la  religion  1^  ^^  "T^  pMÎ  , 
et  Che-hou  (cf.  n°  IX),  avec  le  titre  de  grand  maître  qui  manifeste  la  re- 
ligion ^  ^r  y^  PllJ  ,  sont  mis  à  la  tête  des  travaux  de  la  commis- 
sion et  sont  chargés  de  traduire  chacun    un  ouvrage.  Des  religieux 

chinois  versés  dans  la  connaissance  du  sanscrit,  tels  que  Fa-tsin  îS 

*M  ,  Tck'ang-k'in  f^  pM  et  Ts'ing-tchao  /R  im  ,  sont  chargés  de 
recueillir  la  traduction  par  écrit  et  de  rétablir  dans  les  phrases,  calquées 
d'abord  sur  l'original  sanscrit,  la  construction  chinoise.  Les  hauts  fonc- 
tionnaires ïang  Vue  ^  ^  et  Tchang  Kl  7H  )H  ont  pour  tâche  de 
polir  le  style. 

(Cf.  Fo  tsou  t'ong  ki,  chap.  xLiii,  et  Song  kao  seng  tchoan,  chap.  m, 
ad  fin.) 

i)  D'après  un  autre  texte  (Fo  tsou  litai  t'ong  tsai^V  JttK  oS  îv  5S  ^  , 

chap.  ixvi,  année  982),  Tiep-si-tsai  aurait  été  un  çramana  du  temple  Mi-lin, 

du  royaume  de  Jo-lan-t'o-lo  (Jalandhara),  dans  l'Inde  du  centre  EH  JZ  Ff* 


LES    INSCRIPTIONS  CFIINOISES  DE  BODH-GAYÀ  49 

XI 

A,  chap.xLiii  :;Septième  année  [i'ai-p'ijzgr-Am^-A'OMo]  (982), au  douzième 

mois   :   Le  religieux  Koang-yuen  jtt  3^ ,  originaire   de   Tch'eng  tou 

^  w  (auj.  préfecture  de  Tdieng-tou ,  province  de  Se-tch'oan], 
revint  d'un  voyage  dans  l'Inde  de  l'ouest.  Il  se  présenta  au  palais  et 

*)/Z  ili:.  S* 

offrit  une  lettre  de  Mo-si-nang  iX.  \^  Wè ,  fils  du  roi  de  l'Inde  de 
l'ouest,  une  empreinte  de  l'os  du  crâne  du  Buddha,  des  feuilles  de 
palmier,  des  feuilles  du  Bodhidruma.  L'empereur  ordonna  au  [maître 
du]  Tripitaka  Che-hou  (cf.  n°  IX)  de  traduire  la  lettre  qui  était  ainsi  con- 
çue :  «  Humblement  j'ai  entendu  dire  que,  dans  le  royaume  de  Tche-na 
(Chine),  il  y  avait  un  grand  Fils  du  Ciel;  parfaitement  sage,  parfaitement 
saint,  sa  fortune  et  sa  puissance  sont  souveraines.  J'ai  honte  de  mon  peu 
de  chance  qui  m'ôte  le  moyen  d'aller  vous  rendre  hommage.  {Koang)  Yuen, 
par  la  grâce  impériale,  a  obtenu  d'offrir  un  kasâya  au  Che-kia  Jou-lai 
(Çakya  Tathâgata)  du  trône  de  diamant  ;  après  l 'avoir  étendu  et  suspendu , 
et  après  avoir  fait  son  offrande,  il  a  souhaité  humblement  que  l'empe- 
reur de  Tche-na  (Chine)  eût  une  prospérité  et  une  intelligence, accom- 
plies, une  longévité  et  une  autorité  durables,  que  tous  les  êtres  doués 
de  sentiment  fussent  transportés  au  delà  de  tous  les  (lieux)  où  on  est 
submergé  et  où  on  se  noie.  Avec  respect  je  remets  au  çramana  Koang- 
yuen  une  relique  de  Che-kia  (Çakya)  pour  qu'il  vous  l'apporte.  » 

Voici  le  texte  chinois  de  cette  lettre,  tel  qu'on  le  trouve  dans  le  Fo 
tsou  t*ong  ki  : 

j^  ii5  M  #  Ji  «  ii!  îi  *  ^  ?Ê  ft .  — w  ^  M  s 

Ce  même  texte  se  trouve  sous  une  forme  notablement  différente  dans 
l'histoire  des  So7ig  (chap.490)  et,  par  suite,  dans  Ma  7oan-/m(chap.338); 
il  y  est  si  altéré  que,  lorsqu'il  est  question  du  kasâya  offert  par  Koang- 
yuen  au  Buddha  du  trône  de  diamant,  Stanislas  Julien  fait  la  traduction 
suivante  {Mélanges  de  géographie  asiatique...,  p.  171)  :  «  A  l'arrivée  de 
Kouang-youen,  j'ai  eu  l'honneur  de  recevoir  une  sainte  statuette  enri- 

4 


50  KEVUE    DE    l'histoire    des    HELIGIONS 

chic  (Je  diamants,  repiéseiilaul  Çàkyamouni,  assis  dans  l'altitude  du 
bonheur  et  du  calme  divin.  Je  me  suis  revêtu  du  kla-clia  et  lui  ai  fait 
des  offrandes.  » 

Il  est  évident  que  le  texte  du  Fo  tsou  t'ong  kl  est  le  seul  qui  puisse 
être  accepté.  Koang-yuen  déposa  auprès  du  Vajrâsana  le  même  présent 
que  mentionnent  aussi  les  trois  inscriptions  de  l'année  1022  ;  il  étendit 
et  suspendit  un  vêtement  religieux  ou  kasàya  sur  la  statue  du  Buddha  ; 
il  fit  ensuite  des  vœux  pour  la  prospérité  de  son  souverain  et  de  tous  les 
êtres  vivants  en  général.  Ce  qui  ne  laisse  pas  que  d'être  intéressant  (et 
l'auteur  du  Fo  tsou  fong  ki  ne  manque  pas  de  le  faire  remarquer), 
c'est  que  Koang-yuen  apportait  son  offrande  «  par  grâce  impériale  y>, 
c'est-à-dire  sur  l'ordre  exprès  de  l'empereur  ;  jusqu'alors,  les  pèlerins 
qui  étaient  allés  en  Inde  s'y  étaient  rendus  de  leur  propre  gré  et  en 
leur  propre  nom  ;  ce  texte  est  le  premier  où  nous  voyions  un  empereur 
de  Chine  envoyer  dans  les  lieux  saints  un  religieux,  avec  mission  d'y 
accomplir  pour  lui  certaines  dévotions.  L'inscription  de  1033  et,  semble- 
t-il  aussi,  la  grande  inscription  de  1022  nous  attestent  de  la  même  ma- 
nière le  zèle  bouddhique  des  premiers  empereurs  Sang. 

Il  est  un  point  cependant  sur  lequel  il  est  permis  d'hésiter  entre  la 
leçon  du  Fo  tsou  t'ong  ki  et  celle  du  So)ig  che.  L'encyclopédie  boud- 
dhique nous  dit  que  la  lettre  fut  écrite  par  Mo-si-nang^  fils  du  roi  de 
l'Inde  de  l'ouest;  d'après  l'historien,  Mosi-nang  était  lui-même  un  roi 
de  l'Inde  ;  si  ce  dernier  témoignage  est  exact,  on  pourrait,  comme  le  pro- 
pose M.  Sylvain  Lévi,  identifier  Mo-sl-nang  avec  le  Mahàsena,  qui  est 
mentionné  dans  le  Makdvamso,  ou  Chronique  des  rois  de  Ceylan. 

A.  la  suite  de  la  lettre  de  Mo-sl-nang,  l'histoire  des  Song  ajoute  que 
Che-hou  traduisit  aussi  une  adresse  collective  des  religieux  du  même 
royaume  :  pour  la  forme  et  le  fond,  cette  adresse  était  analogue  à  la  lettre 
de  Mo-si-nang . 

XII 

B.  «  Che-hou  (cf.  n"  IX)  était  originaire  du  royaume  d'Ou-hiuen  (?)- 

nang  i^^  î^  ^  (Udyàna);  ce  royaume  dépend  de  l'Inde  du  nord.  En 
marchant  vers  l'ouest  pendant  douze  jours,  on  arrive  au  royaume  de 

Kan-Co-lo  ?£  I*fc  j^    (Gandhâra);  après  vingt  autres  jours  de  marche 

^  Sïû   new 
vers  l'ouest,  on  arrive  au  royaume  de  Nang-ngo-lo-kia-lo  ^m  art  5nti 

^  ïwi  (Nagarahara) ;  après  dix  autres  jours  de  marche  vers  roues', 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  SI 

on  arrive  au  royaume  de  Lan-po  M.  -^  (Lampaka,  Lamghan)  ;  après 
douze  autres  jours  de  marche  vers  l'ouest,  ou  arrive  au  royaume  de  ÎSgo- 

jo-nang  n^  ^B»  ^  (Gazna?);  en  continuant  à  marcher  vers  l'ouest, 
on  arrive  au  royaume  de  Po-^e  ÏK  Wï  (Perse)  et  on  trouve  la  mer  Occi- 
dentale 29  /^ .  —  A  partir  de  l'Inde  du  nord,  au  bout  de  cent  vingt 
jours  de  marche,  on  arrive  à  l'Inde  du  centre.  —  De  l'Inde  du  centre,  en 
marchant  vers  l'ouest,  après  trois  étapes,  on  arrive  au  royaume  de  A-lo- 

icei  ^rj  5^  /^  ;  après  douze  autres  jours   de  marche ,   on   arrive  au 

royaume   de    Wei-nang-  lo  >lC  ^^  ^^•,  après  douze  autres  jours  de 

marche  vers  l'ouest,  on  arrive  au  royaume  de  Po-lai-ye-kia^^  ?^h 

3^4  ?ail   (Prayiiga);  après  soixante  autres  jours  de  marche  vers  l'ouest, 

on  arrive  au  royaume  de  Kia-lo-nou-k' iu-jo  xii  WÊ^  ^  fcN»  ^  (Ka- 
nyàkubja);  après  vingt  autres  jours  de  marche  vers  l'ouest,  on  arrive  au 

royaumede  Mo-lo-wei  ^  D^l  ^   (Malva?);après  vingt  autres  jours  de 

marche  vers  l'ouest,  on  arrive  au  royaume  de  Ou-jan-nii^  iïU  i/E 
(Ujjayinî);  après  vingt-cinq  autres  jours  de  marche  vers  l'ouest,  on  ar- 
rive au  royaume  de  Lo-lo  ÎJftŒ  ^&  (Là^a?)  ;  après  quarante  autres  jours 
de  marche  vers  l'ouest,  on  arrive  au  i^oyaume  de  Sou~lo-ich'a  ^^  !*s 

^  (Surâstra);  après  onze  autres  jours  de  marche  vers  l'ouest,  on  arrive 
à  la  mer  Occidentale.  —  De  l'Inde  du  centre,  il  faut  six  mois  de  voyage 
pour  arriver  à  l'Inde  du  sud.  —  En  marchant  encore  vers  l'ouest  pen- 
dant quatre-vingt-dix  jours,  on  arrive  au  royaume   de  Kong-kia-nou 

1^^  ?2E  ^  (Kohkana)  ;  en  marchant  encore  vers  l'ouest  pendant  un 
mois,  on  arrive  à  la  mer.  En  partant  de  l'Inde  du  sud,  après  six  mois 
de  marche  vers  le  sud,  on  arrive  à  la  mer  du  Sud.  Tout  cela,  c'est  Che^ 
hou  qui  l'a  exposé.  » 

XIII 

A,  chap.  XLiii  :  Huitième  année  t'ai-p'ing-hing-kouo  (983)  :   le  çra- 

mana  Fa-yu  î^  >fct  revient  de  l'Inde  de  l'ouest  ;  il  présente  à  l'empe- 
reur une  relique  de  l'os  du  crâne  du  Buddha  et  des  textes  sanscrits  écrits 
sur  feuilles  de  palmier.  Fa-yu  quêta  parmi  la  foule  pour  fabriquer  un 


52  'revue  de  l'histoire  des  religions 

dais  précieux  orné  de  dragons  et  un  kasàya  tissé  d'or  dont  il  se  proposait 
de  faire  une  offrande  au  trône  de  diamant  lorsqu'il  retournerait  dans 
l'Inde  du  centre.  Il  demanda  qu'on  lui  donnât  des  lettres  pour  les  divers 
royaumes  qu'il  traverserait  :  un  décret  impéral  lui  accorda  des  lettres- 
patentes  pour  les  royaumes  de  San-fo-ts'i  ^^  1^  ^^ ,  de   Ko-kou-lo 

-^    pF  %^  et  de  Ko-lan  t^J   I^  ;  on  l'envoya  muni  de  ces  lettres.  » 
A  la  date  de  989,  le  Fo  tsou  Vong  là  ajoute  que,   au  dire  de  l'empe- 
reur lui-même,  le  religieux  Fa-yu,  au  moment  de  se  rendre  dans  l'Inde 
du  centre,  avait  demandé  à  élever  une  stèle  auprès  du  trône  de  diamant 

du  Buddha,  au   nom  du  gouvernement  chinois  :    l'^J   ™  ^^  IW  îSv 

B.  ((  La  huitième  année  [t'ai-p'ing-hing-kouo]  (983),  le  religieux  Fa- 
yu,  revenant  de  l'Inde  où  il  avait  été  chercher  des  livres  sacrés,  arriva  à 

San-fo-ts'i  ^^^  1^  ^ë^  et  y  rencontra  le  religieux  hindou  Mi-mo-lo- 

che-li  im  i^  /fi^  ^  <^  (Vimalaçri,  ap.  M.  Sylvain  Lévi),  qui, 
après  un  court  entretien,  le  chargea  d'une  requête  dans  laquelle  il 
exprimait  son  désir  de  se  rendre  dans  le  Royaume  du  Milieu  et  d'y  tra- 
duire les  livres  saints.  L'empereur  eut  la  bonté  de  rendre  un  édit  pour 
l'appeler  auprès  de  lui.  Fa-yu  quêta  ensuite  des  aumônes  pour  fabriquer 
un  dais  précieux  orné  de  dragons  et  un  kasâya.  Gomme  il  se  proposait 
do  retourner  en  Inde^  il  demanda  qu'on  lui  remît  des  lettres  officielles 
pour  les  royaumes  qu'il  devait  traverser.  (L'empereur)  lui  donna  donc  des 

lettres  pour  Hia-lclie  T^  =^  ,  roi  du  pays  de  San-fo-ts'i  ^^^  "W  ^r , 

pour  Se-ma  Ki-viang    ^J  *^  1o  "t ,  souverain  du  pays  de  Ko-kou- 

lo  -^    M  /pIÊ  ,  pour  Tsan-tan-lo  RM  Is  ^H ,   souverain  du  pays  de 

Ko-lan  *HI  1^,  et  pour  Mou-t'o-sien  SM  ©C  iW  ,  fils  du  roi  de 
l'Inde  de  l'ouest;  ou  le  fit  partir  muni  de  (ces  lettres).  » 

Toute  la  lin  de  ce  passage  de  l'histoire  des  Song  a  été  singulièrement 

travestie  par  Stanislas  Julien  qui  n'a  pas  vu  que  tM^  3È,  était  un  nom 
d'homme'. 


1)  On  retrouve  le  nom  an  roi  Hia-tche  dans  la  nolice  du  royaume  de  San-fo- 
ts'i  de  rhistoire  des  Son^(chap.  489,  p.  5  v°)  :  «  La  huitième  ài\née[t\ti-p''ing- 
hing-kouo]  (983),  le  roi  de  ce  pays,  Hia-lche,  envoya  l'ambassadeur  P'ou-î/a-i'o-/o 
apporter  en  tribut  un  Buddha  en  cristal  de  roche,  de  la  toile  de  coton,  des  dents 


LES  INSCRIPTIO^S  CHINOISES   DE  BODH'ftAYA  33 


XIV 


B.  «  Pendant  la  période  yong-hi  (984-987),  Ts'e-hoan  Wf  Wr  ,  reli- 
gieux de  l'arrondissement  de  Wei  Wi ,  revint  des  contrées  occidentales. 
Avec  le  religieux  turc  W^  Mi-ian-lo  tP*  tË.  ^1Ê  (Mitra),  il  vint  pré- 
senter des    lettres  du  roi  de  l'Inde  du  nord  et  de  JSa-lan-Co  ^1*  '^Wi 

r<i  ,  roi  qui  s'assied  sur  !e  diamant.  » 

Il  est  évident  que,  dans  ce  texte,  il  devait  être  question  du  roi  de  l'Inde 
du  nord,  du  Vajrâsana  ou  trône  de  diamant  et  du  temple  Nàlanda.  Mais 
les  noms  ont  été  irrémédiablement  confondus  et  brouillés  par  le  rédac- 
teur de  l'histoire  des  Song. 


XV 


Pendant  la  période  yong-hi,  984-987  après  J.-C. .  l'histoire  des  Song 

\>»to   U-Li    ao 

mentionne  encore  qu'un  religieux  de  P'o-lo-men  ^t  kM  \\  (c'est-à- 
dire  un  çramana  bouddhiste  de  l'Inde),  nommé  Yong-che   7]^  tS! ,  et 

un  hérétique  de  Pose  ®  M  (Perse),  nommé  A-li-yen  l>P)  M  W  , 
arrivèrent  ensemble  à  la  capitale.  —  Yong-che  dit  que  son  pays  s'appe- 
lait le  royaume  de  Li-te  ^'J  f^ ,  que  le  nom  de  famille  du  roi  était 
Ya-lo-ou-te  >1    ^^  JL  fg=  ^  que  son   nom  personnel   était  A-jo-ni-fo 

|>P)  P;6  'KR  ^^ ,  que  sa  femme  s'appelait  Mo-ho-ni  W-  ôRl  Vh . 
A-li-yen  dit  à  son  tour  que  le  roi  de  son  pays  avait  le  surnom  de  Bei-i 

^  ->C ,  que  son   nom  de  famille  était  Tchang  /^ ,    que   son  nom 

personnel  était  Li-mo  Hï:  lix- . 

Le  royaume  de  San-fo-Wi  paraît  avoir  eu  sa  capitale  à  Palembang,  sur  la  côte 
occidentale  de  Sumatra.  —  Je  n'ai  trouvé  aucun  renseignement  sur  les 
royaumes  de  Ko-kou-lo  et  de  Ko-lan. 


54  REVUE    DE    L'iIlSTOtttE  DES    RELIGTONS 

Ce  texte   a  été   traduit  intégralement  par  Stanislas  Julien  (op.  cit., 
p.  175-177). 

XVI 

A,  chap,  XLiii  :  Deuxième  année  toan-kong,  989  après  J.-G.  (mais  il 
semble  qu'il  y  a  là  une  faute  d'impression  et   qu'il  faut  lire  «  troisième 

année  ))rr990)  :  «  Tcliong-ta  S;  ^E,çramana  de  T'ai-yuen  >WC  j^  , 
revient  de  l'Inde  de  l'ouest;  dix  ans  s'étaient  écoulés  entre  son  départ  et 
son  retour.  Il  apporte  des  reliques  du  Buddhaet  des  textes  sanscrits  écrits 

sur  des  feuilles  de  palmier.  »  —  «  Pou-t'o-k'i-fo  tW  r^  "o  ::^  , 
çramana  du  temple  Na-lan-fo  (Nâlanda),  de  l'Inde  du  centre,  vient  à  la 
cour.  Il  offre  des  reliques  du  Buddha  et  des  textes  sanscrits.  » 


XVII 

En  cette  même  année  989  (ou plutôt  990),  le  Fo  isou  Vongki  men- 
tionne l'arrivée  de  Tsing-kie  t^  ^W( ,  çramana  du  royaume  de  Tclian- 

tch'etig   t5  5W  [Campa]  des  mers  du  Sud  ;  il  se  rend  à  la  cour  et  offre 
à  l'empereur  [un  sceptre]  jou-i,  une  cloche  et  un  battant  de  cloche  en 

cuivre  doré,  du  parfum  de  camphre,  im^  3»"  ^  azT  wM  ^  TT  fîB 

Peut-être  ce  religieux  est-il  le  môme  que  celui  qui  est  mentionné  dans 
l'histoire  des  Song,  à  la  date  de  la  deuxième  année  tc/ie-tao  (996  ap. 
J.-C).  Stanislas  Julien  a  traduit  le  passage  relatif  à  ce  personnage  de  la 
manière  suivante  :  «  Dans  la  deuxième  année  de  la  période  Tchi-tao 
(996  de  J.-C),  un  religieux  de  l'Inde  aborda  en  Chine  sur  un  vaisseau 
marchand.  Il  apportait  une  cloche  destinée  à  l'empereur,  un  battant 

+zt  ^t  ^^  ^A 

(de  cloche)  orné  do  sonnettes,  une  sonnette  de  cuivre  (I'»f  *v  ^1  veji 

TT  %^\  ^Ji  ^X         ),  une  statuette  de  Buddha,  et  un  livre  sacré  écrit 
sur  des  feuilles  de  palmier.  Il  ne  comprenait  pas  la  langue  chinoise.  » 

XVIII 

A,  chap.  XLiii  :  La  première  année  tche-tao  (995),  Kia-lo-chen-ti  ^ 
^  0)   *V    [Kâlaçânti?],  çramana  de  l'Inde  du  centre,  vient  à  la  cour. 


LÈS   INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYÂ  55 

Il  apporte  des  reliques  de  l'os  du  crâne  du  Ruddha  et  des  livres  sanscrits 
écrits  sur  feuilles  de  palmier.  » 

XIX 

A,  chap.  xLiii  :  «  La  troisième  année  [tche-tao]  (997),  au  neuvième  mois, 

pm   ^^fji  P^'^ 

Lo-hou-lo  ^  ^  y?^  (Râhula),  çramana  de  l'Inde  de  l'ouest,  vient  à 
la  cour.  Il  apporte  des  textes  sanscrits  écrits  sur  feuilles  de  palmier.  » 

XX 

A,  chap.  XLiv  :  Première  année  hien-p'mg  (998)  ;  «  ISi  ["^ywei-ni 

\m  ^  'f/E  ,  çramana  de  l'Inde  du  centre,  et  ses  compagnons  vien- 
nent à  la  cour.  Ils  apportent  des  reliques  du  Buddha,  des  textes  sanscrits, 
des  feuilles  de  l'arbre  de  la  Bodhi,  plusieurs  fruits  (de  l'arbre)  de  la 

Bodhi.  —  Fo-hou  W  ^Ê. ,  çramana  de  l'Inde  de  l'ouest,  vient  à  la 
cour;  il  apporte  des  livres  sanscrits.  » 

XXI 

A,  chap.  xLiv  :  Première  année  king-té  (1004)  :  «  Arrivée  du  (maître 

du)  Tripitaka  Fa-liou  1^  ^ ,  originaire  de  l'Inde  de  l'ouest  ;  il  ap- 
porte des  reliques  du  Buddha  et  des  textes  sanscrits  écrits  sur  feuilles 

de  palmier.  »  —  «  Arrivée  de  Kie-hien  7^  ^  (Çîlabhadra),  çramana 
de  l'Inde  du  nord;  il  apporte  des  textes  sanscrits.  »  —  Sur  Fa-hou,  cf. 
Bunyiu  Nanjio,  Catalogue...,  Appendix  II,  n»  162. 


XXII 

A,  chap.  XLiv  :   La  deuxième  année  [king-té\  (1005),  au  troisième 

,  /PE  I/C  TB  ,  çramana  du  royaume 

de  Kia-che-mi-lo  (Cachemire);  il  apporte  des  livres  sanscrits  et    des 
feuilles  de  l'arbre  de  la  Bodhi.  »  —  «  Le  septième  mois,  arrivée  de  Ta- 

mo-fo  ^  ^  Wi  ,  çramana  de  l'Inde  de  l'ouest;  il  apporte  des  textes 
sanscrits.  » 

XXIII 

A,    chap.    xLiv    :    Troisième    année   ta-tchong-siang-fou   (1010)   : 


56  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

«  Tchong-té  ^  1^,  çramana  de  l'Inde  de  l'ouest,  vient  à  la  cour.  Il 
offre  des  reliques,  des  textes  sanscrits,  une  empreinte  de  la  Bodhi.  »  — 

«  Kio-kie  W  ^dC,  çramana  de  l'Inde  du  centre,  vient  à  la  cour;  il  ap- 
porte des  reliques,  des  fascicules  sanscrits,  le  vrai  visage  du  trône  de 

diamant  (  wT  w\  W.  ^  ^ ,  c'est-à-dire,  apparemment^  une  image 
de  la  statue  du  Buddha  qui  se  trouvait  dans  le  temple  Mahâbodhi;  cf.  p. 
10,  n.  1),  des  feuilles  de  l'arbre  delà  Bodhi...  Quand  il  s'en  retourna, 

il  reçut  par  décret  impérial  un  kasâya  tissé  d'or  aS'  vm  :^c  :^  pour 
l'offrir  au  trône  de  diamant;  il  reçut  aussi  de  l'argent  pour  la  route,  du 
thé  et  des  fruits.  » 

XXIV 

A,  chap.  XLiv  :  Quatrième  année  ta-tchong-siang-fou  (1011)  :  «  Au 

cinquième  mois,  arrivée  de  Tsi-hien  ?1>5C  ^  >  çramana  du  royaume  de 

Pan-nl  Wx  Pu  ;  il  apporte  des  textes  sanscrits  et  une  empreinte  de  la 
Bodhi.  » 

XXV 

A,  chap.  xLiv  :  Sixième  année  ta-tchong-siang-fou  (1013)  :  «  Au  neu- 
vième mois,  arrivée  de  Tche-hien  7^  W,  çramana  de  l'Inde  de 
l'ouest,  et  de  ses  compagnons.  Il  apporte  des  reliques  et  des  textes 
sanscrits.  » 

XXVI 

A,  chap.  xLiv  :  Huitième  année  ta-tchong-siang-fou  (1015)  :  «  Le 

royaume  de  T chou-lien  Ό  ^  *,  dans  les  mers  du  Sud,  envoya  un 
ambassadeur  offrir  le  tribut  et  apporter  des  livres  sanscrits  de  l'Inde...  » 

1)  Cette  ambassade  est  également  signalée  par  le  Song  che  dans  la  notice  sur 
le  royaume  de  Tchou-lien  (chap.  489)  :  cette  notice  a  été  réproduite  par  Ma 
Toan-lin  (cf.  Hervey  de  Saint-Denys,  Ethnographie  des  peuples  étrangers  à  la 
Chine;  Méridionaux,  pp.  571-582);  elle  ne  me  paraît  pas  donner  des  renseigne- 
ments suffisants  pour  qu'on  puisse  déterminer  la  situation  géographique  du 
rovatime  de  Trhnu-lien. 


LES  INSCRIPTIONS  CHINOISES  DE  BODH-GAYA  57 

XXVII 

A,  chap.xLiv  :  «  La  neuvième  année  [ta-tchong-siang-fou]  (1016),  au 

deuxième  mois,  arrivée  de  7'ien-klo  y<  Mi ,  çramana  du  royaume  de 

/s  i^  -^ 
Yeou-t'ien-nang    ^  -^^  ^ç  (Udyâna),   dans   Tlnde   du   nord,    —    de 

Miao-té  ^^  1^ ,  çramana  du  royaume  du  Fils  du  lion  (Ceylan),  dans 

l'Inde  du  sud,  —  et  de  divers  çramanas  du  royaume  de  Kia-ts'o  >2!l 


À^  (Kaccha?),  dans  l'Inde  de  l'ouest.  Chacun  d'eux  offrit  des  reliques 
et  des  livres  sanscrits.  »  —  «  Au  quatrième  mois,  arrivée  de  Tong-cheou 

Ja  "P^j  çramana  du  royaume  de   Sa-fo-lo   v^  n^  /Iffi,  dans  l'Inde 
du  centre;  il  apporte  des  livres  sanscrits.  » —  «  Au  cinquième  mois,  ar- 
rivée de  P'ow-f  si  0   4^  ,  çramana  du  royaume  de  Fo-lin-nai'ff^  yw*!^ 
(Varendra),  dans  l'Inde  de  l'est;  il  apporte  des  textes  sanscrits.  » 

L'auteur  du  Fo  tsou  Vong  ki  remarque  qu'à  aucune  autre  époque  de 
rhistoire  les  religieux  hindous  ne  furent  aussi  nombreux  à  la  cour  de 
Chine  qu'en  cette  année.  Il  ajoute  que,  à  l'exception  du  nom  de  Ceylan, 
il  est  impossible  d'identifier  au  moyen  du  Si  yu  ki  les  noms  des  royaumes 
qui  sont  cités  dans  ce  paragraphe. 

XXVIII 

B.  c(  La  deuxième  année  Cïen-ckeng  (1024),  au  neuvième  mois,  des 

religieux    de  l'Inde  de  l'ouest,  Ngai-hien-tche  W  W  ^  ,  Sin-hou 

1^  fec  (Çraddhàpâla?)   et  d'autres  arrivèrent;  ils  offrirent  des  textes 
sanscrits.  » 

XXIX 

B.  «  La  cinquième  année  [Vien-cheng]  (1027),  au  deuxième  mois,  cinq 
religieux,  parmi  lesquels  se  trouvait  le  religieux  Fa-ki-siang  î^  pi 
ÎI^ ,  vinrent  offrir  des  livres  sanscrits.  » 

XXX 

Les  textes  du  Fo  tsou  Vong  ki  (années  1031  et  1039)  relatifs  à  Hoai- 
wen  TU  l«3  ,  qui  alla  trois  fois  en  Inde,  ont  été  traduits  plus  haut 


58  REVUE    DE    L  HTSTOIRE    DES    RELIGIONS 

(p.  24-25)  dans  la  notice  sur  l'inscription  de  r.innée  10'^;"{  dont  ce  reli- 
gieux est  l'auteur. 

XXXI 

B.  «  La  troisième  année  king-yeou  (1036),  au  premier  mois,  neuf  reli- 
gieux, parmi  lesquels  se  trouvait  le  religieux  Chan-tch'eng  »=»  -w, 
otTrirent  à  l'empereur  des  livres  sanscrits,  des  os  du  Buddha  ainsi  qu'une 
statue  du  Bodhisattva  aux  dents  de  cuivre  W\  ^T    H^  ^.  » 

XXXII 
A,  chap.  XLY  :  «  La  cinquième  année  [hoang-yoov]  (105?»),  arrivée  de 

de  Tche-ki-^lnng  ^    M   ÏÏ^ ,  çramana  de  l'Inde  de  l'ouest,  et  de  ses 
compagnons  ;  il  apporte  des  textes  sanscrits.  » 

Ed.   C  HA  VANNES. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME 

DANS 

L'HISTOIRE  ECCLÉSIASTIQUE  DE  BEDE  LE  VÉNÉRABLE 


Il  y  a,  dans  l'hisfoire  de  l'Europe,  une  époque  qui  attire 
particulièrement  l'attention  du  chercheur  :  c'est  celle  où 
le  christianisme,  arrivant  lentement  du  sud,  se  heurte  au 
paganisme  celte  et  germain  et  l'emporte  après  une  longue 
lutte.  Cette  époque  a  en  effet  autant  d'importance  pour  l'his- 
toire du  christianisme  du  iv^  au  xf  siècle  que  pour  celle  des 
cultes  des  Celles  et  des  Germains.  Le  paganisme  succomba 
dans  la  lutte,  mais  une  partie  des  croyances  païennes 
devait  revivre  dans  le  christianisme. 

Un  pape  libéral  de  ce  temps  conseilla  de  ne  pas  démolir 
les  temples  païens,  mais  d'en  faire  des  églises  chrétiennes, 
et  derrière  les  statues  de  saints  et  les  autels  de  l'église  du 
moyen  âge  se  cache  encore  en  effet  mainte  divinité  du  pa- 
ganisme. 

Des  deux  partis  en  lutte,  le  christianisme  seul  apparaît  sous 
un  jour  favorable,  non  seulement  parce  qu'il  a  été  victorieux, 
mais  aussi  parce  qu'il  avait  pour  lui  les  lettrés  qui  ont  écrit  son 
histoire,  dans  les  livres  desquels  nous  puisons  nos  renseigne- 
ments et  dont  nous  avons  adopté  la  manière  de  voir.  Il  ne  faut 
jamais  oublier,  en  étudiant  ces  questions,  que  les  vieux  chro- 
niqueurs étaient  et  devaient  être  terriblement  injustes  pour  la 
religion  qui  succombait.  Nous  disons  qu'ils  devaient  être  in- 
justes, car  ils  voyaient  dans  les  Germains  les  fils  corrompus 
de  dieux  corrompus,  de  diables  et  de  puissances  des  ténèbres, 
des  hommes  souillés  par  des  pratiques  païennes  qu'il  fallait 


60  BEVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

absolument  supprimer.  Une  lutte  entre  le  Christ  et  le  diable, 
entre  le  Sauveur  et  l'instigateur  de  tout  mal,  voilà  ce  qu'é- 
tait pour  eux  la  lutte  entre  les  chrétiens  et  les  païens.  Il  faut 
nous  mettre  en  garde  contre  celte  partiahté. 

Une  autre  source  d'erreurs  dans  cet  ordre  d'études  pro- 
vient de  ce  que  les  écrivains  chrétiens  ne  parlent  des  reli- 
gions païennes  qu'en  passant.  Elles  ne  méritent  pas  à  leur 
yeux  la  moindre  attention.  Je  mets  à  part  un  document  tel 
que,  par  exemple,  le  Gylfaginning ,  mais  je  maintiens  l'exac- 
titude de  mon  jugement  en  ce  qui  concerne  les  écrivains  de 
l'Europe  centrale.  Pourquoi  parler  des  œuvres  des  ténèbres? 
Pourquoi  vouloir  connaître  ce  que  les  serviteurs  de  Bélial 
appelaient  leur  religion  *  ? 

11  est  vrai  que  nous  possédons  des  documents  chrétiens 
de  cette  époque  qui  contiennent  des  pages  célèbres,  riches 
en  renseignements  sur  le  paganisme  germanique  et  dont  les 
savants  se  sont  toujours  servis; mais,  dans  la  plupart  des  cas, 
ces  renseignements  sont  pauvres,  donnés  au  hasard,  dis- 
persés au  milieu  de  beaucoup  d^autres  et  par  là  d'un  accès 
difficile  ;  on  a  l'impression  que  les  auteurs  les  ont  laissés 
échapper  de  leur  plume  bien  malgré  eux.  On  les  lit  avec  ce 
sentiment  de  reconnaissance  que  provoque  une  bonne  au- 
baine. On  peut  se  faire  une  idée  du  nombre  de  ces  passages 
dispersés  un  peu  partout,  en  parcourant  la  bibliographie  de 
E.  H.  Meyer  dans  sa  Germanische  Mythologie' . 

C'est  de  cette  même  manière  que  nous  trouvons  chez  les 
prophètes  et  les  prêtres,  auteurs  de  l'Ancien  Testament,  des 
renseignements  donnés  incidemment  sur  la  période  païenne 
de  l'histoire  d'Israël,  renseignements  qu'à  notre  avis  ils  n'au- 
raient certes  pas  fournis,  s'ils  avaient  pu  se  faire  une  idée 
précise  du  paganisme  de  leurs  ancêtres. 

Les  difficultés  qui  s'opposent  à  nos  recherches  sont  sur- 

1)  Dans  la  littérature  moderne,  postérieure  à  la  Réforme,  ce  point  de  vue  est 
encore  celui  de  Johann  Picardt  dans  ses  Antiqiiiteiten.  Voir  sur  lui  mon  article 
dans  le  Navorscher,  1894,  p,  280  etsuiv. 

2)  Voir  sur  lui  mon  article  dans  la  Revue,  XXVIII,  n°*  1  et  2. 


LK  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DAiNS  l'hISTOIRK   DK  BKDE         61 

tout  considérables,  lorsque  les  auteurs  sont  des  païens  con- 
vertis, haïssant  leurs  erreurs  de  la  haine  de  tous  les  renégats 
et  s'efforçant  d'éviter  jusqu'au  soupçon  qu'ils  pourraient 
penser  à  leurs  croyances  d'autrefois  autrement  qu'avec 
mépris. 

Les  meilleures  sources  que  nous  possédions,  ce  sont  les 
vies  des  apôtres  des  païens.  J'ai  étudié  deux  de  ces  bio- 
graphies :  dans  le  Theol.  T'ijdschrift  la  Vita  Lindgeri  et  ici 
même  la  Vita  S.  GaUi\  Mais  j'ai  reconnu  depuis  qu'il  vau- 
drait mieux  faire  d'abord  l'étude  critique  de  toutes  les  Vitae 
avant  de  publier  des  conclusions.  Ce  serait  l'œuvre  de 
longues  années. 

Le  présent  article  a  pour  sujet  un  autre  livre  qui  a  sou- 
vent été  loué  comme  l'une  des  sources  des  études  qui  nous 
occupent.  C'est  VHistoria  ecdeslastka  gentis  Anglonun  qui 
a  pour  auteur  le  moine  anglo-saxon  Bède  le  Vénérable. 
Les  pages  qui  vont  suivre  ont  pour  but  de  nous  renseigner 
sur  ce  que  l'œuvre  de  l'excellent  moine  nous  apprend  du 
paganisme  de  ses  compatriotes  et  contemporains  et  de  la 
manière  dont  la  doctrine  chrétienne  leur  a  été  enseignée. 
Nous  nous  sommes  efforcé  de  laisser  le  livre  de  Bède  plaider 
sa  cause  tout  seul  et  de  n'en  donner  des  commentaires  que 
dans  les  cas  seulement  oii  ils  sont  nécessaires  pour  l'intel- 
ligence duhvre.  De  cette  façon,  sa  valeur  sera  dûment  mise 
en  relief.  Et  c'est  un  livre  d'une  grande  valeur,  quoiqu'il  ait 
tous  les  défauts  que  nous  indiquions  tout  à  l'heure. 


I 


Bède  naquit  en  673  et  mourut  le  26  mai  735.  Il  était  donc 
contemporain  des  deux  rois  Radboud,  le  père  et  le  fils,  qui 
luttaient  en  Frise  contre  les  maires  du  palais  mérovingiens. 

1)  T.  XXIX,  n°  3. 


62  REVUE    DE    LHISTOIRIC    DES    RELIGIONS 

Sa  patrie  jouissait  alors  du  repos,  après  les  guerres  sanglantes 
auxquelles  la  plupart  des  sept  États  de  l'Heplarchie  anglo- 
saxonne  avaienlpris  part  sous  la  suprématie  de  Penda,  roi  de 
Mercie  *. 

La  vie  de  Bède  s'est  écoulée  dans  la  paix  et  la  tranquillité, 
lia  trouvé  la  paix  dans  son  couvent  et  la  tranquillité  dans  ses 
études  que  rien  n'est  venu  troubler.  Il  était  né  dans  la  Nor- 
thanhumbrie,  l'État  le  plus  septentrional  de  l'Heptarchie. 
Nous  trouvons  quelques  renseignements  modestes  sur  sa  vie 
dans  les  petites  notes  qu'il  a  inscrites  de  sa  main  à  la  fin  de  son 
Historia  -,  notes  trop  pauvres  quand  il  s'agit  du  père  de  l'his- 
toire et  de  la  littérature  anglaises.  A  l'âge  de  sept  ans  il  entra 
au  couvent  de  Saint-Pierre  à  Wearmouth  ^  sur  la  rive  nord 
du  Wear-Were.  Benedict  Biscop  était  le  prieur  de  ce  couvent. 
Puis  il  entra  au  couvent  de  Saint-Paul  à  Yarrow  \  dont  Ceol- 
frid  était  le  prieur.  C'est  là  qu'il  devint  diacre  à  l'âge  de  dix- 
neuf  ans,  puis  prêtre  à  trente  ans;  c'est  là  qu'il  mourut  à  cin- 
quante-neuf ans.  Et  c'est  tout.  Bède  n'a  vu  du  monde  que  le 
petit  coin  de  terre  compris  entre  ces  deux  couvents  ;  peut-être 
a-t-il  rendu  une  visite  unique  à  la  ville  d'Eoforvvye  (York). 
Les  yeux  qui  avaient  remonté  et  descendu  le  cours  du  temps 
et  qui  savaient  si  bien  pénétrer  les  événements  n'avaient  vu 
des  pays  terrestres  que  le  petit  morceau  que  traversent  main- 
tenant les  eaux  souillées  de  la  Wear  et  de  la  Tyne  dans  leur 
course  vers  la  mer,  et  ce  pays,  où  autrefois  les  moines  de 
Saint-Paul  et  de  Saint-Pierre  cultivaient  leurs  jardins  et  oh 
leurs  bergers  gardaient  les  troupeaux,  subit  maintenant  la 

1)  VVerner,  Beda  u.  s.  Zeit,  p.  81,  donne  comme  date  de  sa  naissance  l'an 
670,  et  comme  lieu  de  naissance  Monklown.  D'autres,  674.  La  date  de  sa  mort 
est  également  discutée.  Browne  dans  The  vénérable  Bede,  p.  12,  note,  me  pa- 
raît avoir  fourni  des  preuves  suffisantes  pour  assigner  735  comme  date  de  la 
mort  de  Bède. 

2)  Nous  empruntons  ces  dates  à  VH.  E.,  V,  24,  éd.  Alfr.  Holder,  1882.  C'est 
l'édition  qui  sert  de  base  à  notre  étude. 

3)  Wiraemuda  à  l'époque  de  Bède,  Wira  mudan,  (ad)  ostium  Winri  flumi- 
nis. 

4)  Sur  le  rivage  sud  de  la  Tyne,  qui  se  jette  dans  la  mer  du  Nord  juste  au 
nord  du  Wear, 


LE  CHBISTUNISM.  .T  L.  P.OA.MSME  B..S  l',„STO,„.  OE  U,o.        63 

maiédiCion  de  la  lumée  et  delasuie'.  Mais,  loutcomme  Kant 
najamais  eu  besoin  de  quilter  Koenigsberg,  ni  Spinoza.' 
Haye  pour  acquérirla  répu.alion  de  grands  iiommes  de  mê^e 
Bède  „  apas  dû  faire  de  grands  voyages  pour  de    nirTaTu 

en'  rT  JaTs^X  's"'  "  ^"'"  '  ^^'"  '^^  '^  '' "^  ^'    ' 
.1.  L     ^    ,  ^'''  "="™^  forment  une  sorte  d'encv 

c  opéd,e  de  la  scence  de  son  époque  et,  pendant  âes/èclll' 

S"    rv'r^""'^-'''°/'^--''«'^''^'<'''eseséc^ 
gu      de  ee't  eÙ'n"  ""  T  '"^i^''^^^^  ^'admirer  l'enver- 

sciences       s    n  '  ^"J'"''''"'^'"  "^-^  '"^  "^me  facilité  les 
sciences    les    plus    diverses  :  exégèse  biblique     lin<.„i,ii 
que,  histoire,  métrique,  homilé.ique,  chrono  ogie      ^     ï" 
ces  naturelles.  De  nombreux  manuscrits  nous  !ul  loZTé 

combien  a  été  grande  l'estime  pour  l'auteur  pendanT  ou! 

:Zrjn?T  ''^"'""r.--'^  "  -^'^  cent*  trente.dïx 
manuscri  s  ,  la  première  édition  date  de  1471  ;  il  v  en  a  en 

les  rntr      ''"''  ''""''""^  ""'  "^«-^"^  °^'«^ance  de  Bède, 
Ta^nsit^;""^''^"  '  "'-"-■'-Mes  générations  de 

et  "ÎSabi'  'r  ""  ""'  »--"•«-'  écrit  en  un  latin  clair 
tout  cat  n     ,        '?  '""'■""  '"  J"?^--  '«  P"'-«'é'  n^ai^  «" 

Sid^e^u  de"!  s:='r,""''  "'"^  ^"'--^'^  ^-  -"« 

OU  ae  Jordanes  .  Ce  livre  a  naturellement  ses  dé- 

1)  Keary,  Vikingsin  Western  Christendom,  p.  198 

3    Edvvin  de  Northanhumbrie  fut  baptisé  en  627  * 

JX  Jahrhundert,  t.  XI,  p.  96  et  seq.  '-"'■unaen,  t.  I,  p.  lo  et  aussi 

5)  <c  Seine  StumperhafteHandhabung  der  lateinisrhpn  ^        u 
dans  son  introduction  au  De  origine  actihusoTcT       ^''''''  "'  ^''  ^^''''^'''' 
Jahrh.,  t.  I  p  6  ^^^eac^iow^gue  Getorww  »,  m  Wattenbach,  F/. 


64  REVUE    DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

fauls,  mais  ces  défauts,  comme  par  exemple  la  foi  naïve 
aux  miracles,  sont  naturels  chez  un  auteur  chrétien  de  son 
époque.  Chez  Bède  il  n'y  a  pas  l'ombre  de  critique,  pas  le 
moindre  doute,  pas  même  le  soupçon  qu'on  pourrait  douter. 
Le  récit  ne  se  poursuit  pas  toujours  d'une  façon  bien  or- 
donnée. La  patrie  de  Bède,  la  Northanhumbrie  occupe  du 
reste  dans  \Historia  une  place  démesurée.  Mais  quelle  étude 
sérieuse  des  sources,  quelle  indépendance  dans  les  jugements 
et  dans  les  comparaisons!  En  écrivant  par  exemple  l'histoire 
de  l'Heptarchie,  Bède  consulte  toujours  les  auteurs  les  plus 
compétents,  les  récits  des  contemporains  et  des  témoins 
oculaires  des  événements  qu'il  décrit  ;  il  puise  ses  dates  dans 
les  pièces  authentiques  des  couvents,  dans  les  lettres  em- 
pruntées aux  archives  papales  de  Rome,  il  y  ajoute  ce  qu'il 
a  vu  lui-même  et  tous  ces  documents,  il  les  met  en  ordre 
et  les  reproduit  avec  beaucoup  de  tact  et  de  pénétration. 
Pour  écrire  l'histoire  rehgieuse  de  Kent  il  se  met  en  relations 
avec  l'évêque  Albinus  de  Cantwaraburc  (Canterbury),  l'élève 
de  Théodorus,  avec  le  prêtre  Nothelm  de  Londres,  qui  a 
copié  pour  Albinus  des  lettres  dans  les  archives  pontificales 
de  Rome;  pour  l'histoire  de  la  Westsaxonie,  delà  Suthsaxo- 
nie,  (du  Wessex,  du  Sussex)  et  de  l'île  de  Vecta  (Whight),  il 
consulte  la  bibliothèque  du  couvent  de  Daniel  de  Wessex  de 
Saxe  orientale.  Pour  l'histoire  de  laMercie,  il  est  aidé  par  les 
moines  de  l'abbaye  de  Laestingaen  et  pour  l'histoire  du  Lind- 
sey  (Lincolnshire),  c'est  l'évêque  Cunebert  qui  lui  fournit 
les  documents  nécessaires.  Pour  l'histoire  de  la  Nor- 
thanhumbrie, il  trouve  des  renseignements  nombreux  dans 
son  propre  couvent  de  Yarrow^  des  actes  synodaux,  des  rap- 
ports de  témoins  oculaires.  11  mentionne  consciencieuse- 
ment ses  collaborateurs  dans  la  dédicace  de  VHistoria  à  son 
roi  Ceohvulf '.  Pour  les  premiers  siècles  du  christianisme,  il 
se  base  sur  Eutrope  et  Orose  et  compare  leurs  témoignages 
à  ceux  de  Gildas.  Mais  l'œuvre  de  Bède  n'est  pas  seulement 

1)  Destitué  deux  ans  après  la  mort  de  Bède,  en  737. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'iIISTOIRE  DE  BEDE         (îO 

consciencieusement  documentée,  le  style  en  est  encore 
tantôt  sérieux  et  digne,  tantôt  vif  et  aisé,  tantôt  naïf  et 
ingénu.  Nous  trouvons  quelquefois,  dispersés  dans  ses  récits 
sur  la  vie  ecclésiastique  de  son  époque,  de  petits  traits  pitto- 
resques de  la  vie  du  peuple.  S'il  y  en  a  trop  peu,  ce  n'est  pas 
de  sa  faute.  Il  ne  pouvait  pas  savoir  que  les  générations  fu- 
tures aimeraient  mieux  la  description  d'une  ferme  des 
environs  de  son  couvent  que  des  renseignements  sur  les 
luttes  pour  la  fixation  de  la  date  de  Pâques  entre  les  chré- 
tiens bretons  et  les  chrétiens  anglo-saxons.  En  tous  cas  VHis- 
toria  de  Bède  nous  réserve  moins  de  désappointements  sous 
ce  rapport  que  ses  sermons,  oii,  on  ne  trouve  rien  sur  la  vie 
sociale  de  son  temps.  Combien  plus  riches  sont  à  cet  égard 
les  homélies  de  Chrysostome  !  Mais  les  sermons  de  Bède 
étaient  des  lectures  pieuses,  faites  aux  moines  d'un  paisible 
couvent,  loin  du  monde.  Et  qu'est-ce  qu'il  aurait  bien  pu  leur 
raconter  du  siècle? 

On  trouve  dans  VHisîoria  la  description  d'une  auberge 
de  village,  dont  les  murs  sont  faits  de  branches  («  virgis  con- 
textum  »)  et  d'argile,  et  dont  le  toit  est  recouvert  de  chaume 
(«  foeno  tectum  -»).  Les  paysans  s'y  réunissent  le  soir 
(III,  10).  Sur  l'île  de  Lindisfarne,  dont  nous  reparlerons 
plus  loin,  l'évêque  Finan  fit  construire  en  652  une  église 
à  la  façon  des  Irlandais  («  more  Scotorum  »)*,  c'est-à- 
dire  en  planches  de  chêne  avec  un  toit  en  roseaux.  Ce  n'est 
que  bien  plus  tard  que  l'évêque  Eadberct  remplaça  le  roseau 
par  des  ardoises  (lll,  25).  Voilà  une  observation  qui,  si  tou- 
tefois elle  est  encore  nécessaire,  nous  démontre  que  les  plus 
anciennes  églises  chrétiennes  étaient  encore  loin  d'être  des 
cathédrales. 

Ailleurs  (IV,  13)  il  est  question  d'une  famine  delà  Suthsaxo- 
nie,  à  l'époque  où  l'évêque  Willrid  y  prêchait  l'Évangile  (68 1  ). 
Pendant  trois  ans  il  n'y  avait  pas  eu  de  pluie  et  le  peuple  était 

1)  Les  Irlandais  s'appeluienl  autrefois  Scoli  ;  voir  Viia  sancli  Galli,  Periz,  II, 
fol.  1,  i.  15,  Mon.  St.  Gai.  de  Gest.  Kar.,  I,  1. 

5 


66  KKVUE    DE    l.'llISrOIKE    DES     RELIGIONS 

tombé  dans  la  plus  grande  misère.  Il  arriva  souvent,  nous  dit 
Bède,  que  quarante  à  cinquante  hommes  s'en  allèrent  vers 
la  côte,  grimpèrent  sur  un  haut  rocher  et  se  jetèrent,  en  se 
tenant  par  les  mains,  dans  la  mer  pour  y  chercher  ensemble 
la  mort.  11  est  impossible  d'oublier  de  telles  scènes,  ni  leur 
description  très  sobre.  L'assertion  qui  suit  dans  Bède  et  sui- 
vant laquelle  l'évêque  Wilfrid  apprit  aux  Saxons,  qui  ne  con- 
naissaient encore  que  l'hameçon,  l'usage  des  filels,  nous 
paraît  inexacte  parce  que  l'emploi  du  filet  semble  remonter 
à  une  époque  beaucoup  plus  ancienne. 

Mais  la  note  humoristique  ne  manque  pas  non  plus  dans  le 
livre  de  Bède.  Il  nous  raconte  par  exemple  l'expédition  du 
roi  Egfrid  de  Northanhumbrie  en  670  pour  châtier  les  Irlan- 
dais. C'est  un  peuple  inoffensif,  ajoute-t-il,  qui  avait  toujours 
des  intentions  amicales  envers  les  Anglais  («  gentem  innoxiam 
et  nationi  Anglorum  semper  amicissimam  »,  IV,  26).  Cette 
remarque  a  pour  nous  en  cette  place  une  saveur  particulière. 
Certes,  il  existe  aussi  des  opinions  défavorables  sur  le  compte 
des  Irlandais,  Saint  Jérôme,  l'un  des  Pères  de  l'Église,  re- 
proche à  Célestin,  compagnon  de  l'hérétique  Pelage,  d'être 
un  gaillard  plongé  jusqu'au  cou  dans  la  bouillie  des  Irlan- 
dais'. 

Ailleurs  (V,  2)  Bède  parle  d'un  garçon  sourd-muet,  guéri 
par  l'évêque  Jean.  L'évêque  lui  montra  la  prononciation  des 
lettres,  lui  fit  dire  «  gae  »,  ce  qui  veut  dire,  d'après  Bède,  oui 
dans  la  langue  des  Angles.  De  cette  manière  le  petit  muet 
recouvra  l'usage  de  la  parole  et  en  même  temps  la  santé  lui 
revint.  Cette  anecdote  est  une  singulière  contribution  à  l'his- 
toire du  traitement  des  sourds-muets.  L'évêque,  pour  comble 
de  bonté,  proposa  alors  au  petit  d'entrer  comme  moine  dans 
son  couvent.  Mais  il  préféra  rentrer  chez  lui. 

Encore  une  anecdote  plaisante.  Le  prêtre  Utta,  surpris  par 
la  tempête  en  haute  mer,  calmala  fureur  des  flots  en  y  versant 
de  l'huile.  Bède  nous  explique  ce  phénomène  :  l'huile  (III,  15) 

1)  Browne,  Christ.  Church  bef'ore  Augusline,  d.  80, 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE        67 

avait  été  bénite  par  l'évêque  Aidan  de  Lindisfarne.  Rien  de 
nouveau  sous  le  soleil  ;  les  explications  seules  changent. 

Le  style  de  Bède  nous  frappe  non  seulement  par  sa  naïveté 
mais  aussi  par  sa  vigueur.  En  parlant  de  la  célèbre  bataille 
de  Loïdis  sur  le  Vinuaed  ^  où  les  pays  de  l'Angleterre  du 
nord  furent  délivrés  du  joug  que  leur  avait  imposé  Penda, 
Bède  nous  dit  que  les  eaux  du  fleuve  étaient  très  fortes, 
de  sorte  qu'il  y  eut  beaucoup  plus  de  fuyards  noyés  que  de 
soldats  tués  par  le  glaive  des  vainqueurs  (III,  24).  On 
trouve  un  pendant  à  cet  épisode  dans  le  livre  des  Juges^ 
V,  21  (Cantique  de  Déborah)  :  Barak  bat  les  Cananéens  et 
le  torrent  de  Kison  noie  beaucoup  de  soldats  dans  leur  fuite. 

Bède  n'a  du  reste  pas  d'yeux  pour  les  beautés  et  les  forces 
de  la  nature  et  il  partage  ce  trait  de  caractère  avec  la  plu- 
part des  auteurs  de  l'antiquité.  Il  est  rare  que  la  beauté  des 
montagnes,  des  lacs  et  des  forêts  éveille  en  eux  une  sensation. 
César  traverse  la  Suisse  comme  si  elle  était  un  polder  mo- 
notone. Les  yeux  des  moines  qui  écrivent  des  chroniques 
dans  leurs  solitudes  ne  se  sont  pas  encore  ouverts  aux  beautés 
delà  nature  et  ils  étaient  encore  indifférents  à  la  fidélité  des 
portraits  humains.  Ils  peignaient  dans  leurs  évangiles  manu- 
scrits les  bras  du  Christ  en  rouge  et  les  jambes  eu  bleu,  si,  à 
leur  avis,  l'harmonie  des  couleurs  l'exigeait  *. 

Bède  commence  VHistoria  ecclesiastka  par  une  descrip- 
tion de  l'Angleterre  telle  qu'il  la  connaissait.  C'est  un  pays 
plein  de  lait  et  de  miel,  dit-il,  avec  une  faune  très  riche,  des 
sources  d'eau  chaude,  des  pourpriers  et  des  mines  abon- 
dantes. Il  n'a  pas  un  mot  pour  la  beauté  de  la  nature,  même 
en  parlant  de  son  pays  natal.  Par  contre,  il  mentionne  le 
fait  que  les  serpents  ne  peuvent  pas  vivre  en  Irlande.  Heureuse 
Érin!  Ils  meurent  aussitôt  qu'ils  en  sentent  l'air,  si  on  les 
transporte  d'Angleterre  en  Irlande  (odore  aeris  iUiiis  terrae 
adtacti^  I,  1).  Mais  voici  plus  fort  encore  :  si  quelqu'un  a  été 

1)  Loïdis,  maintenant  Leeds  ;  la  bataille  a  eu  lieu  à  Lhydes-sur-le  Winwed  dans 
la  Northanhumbrie  méridiori  de.  .17  décembre  655. 

2)  Carrière,  Kunst,  III,  ii,   160. 


03  REVUE    DE    LIilSTOlHE    DES    RELIGIONS 

mordu  par  un  serpent,  on  n'a  qu'à  lui  donner  à  boire  de 
l'eau  mélangée  de  raclures  de  feuilles  de  manuscrits  appor- 
tées d'Irlande,  et  aussitôtle  poison  perd  sa  force  nocive.  Dans 
un  autre  chapitre,  nous  lisons  que  le  couvent  de  Columba 
s'a^ipe\a.\i  Dearmack  («  id  est  campus  roborum  »,  III,  4)  parce 
qu'il  y  avait  autour  du  couvent  de  très  grandes  forêts  de 
chênes.  Là  encore  pas  un  mot  de  la  beauté  du  paysage. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  dans  le  premier  chapitre  du 
livre,  c'est  qu'il  contient  des  preuves  de  l'existence  du  ma- 
triarcat à  l'époque  de  Bède.  Les  Scots,  dit-il,  qui  demeurent 
en  Irlande,  furent  envahis  par  les  Pietés.  Pour  se  débar- 
rasser des  envahisseurs,  ils  attirèrent  l'attention  de  ces  der- 
niers sur  l'Angleterre.  Les  Pietés  écoutèrent  les  conseils  des 
Scots  et  se  fixèrent  au  nord.  Ils  demandèrent  plus  tard  des 
femmes  aux  Écossais,  qui  leur  en  donnèrent  à  condition  que, 
si  plus  tard  des  disputes  surgissaient  sur  la  succession  au 
trône,  la  lignée  maternelle  serait  préférée  à  la  lignée  i^Siier- 
neWe  {magis  de  feminea  regum  prosapia  quam  de  masculina 
regem  sibi  eligerent),  et  Bède  ajoute  :  Jusqu'à  ce  jour,  les 
Pietés  ont  conservé  cette  coutume.  C'est  une  preuve  très 
claire  de  l'existence  du  matriarcat;  l'enfant  d'une  princesse, 
en  effet,  quel  qu'en  soit  le  père,  a  du  sang  royal  dans  les 
veines. 

Pour  achever  de  caractériser  notre  moine-auteur,  nous 
dirons  encore  qu'il  fait  preuve  dans  ses  jugements  d'une  im- 
partialité admirable  et  qu'il  parle  avec  beaucoup  de  douceur 
non  seulement  des  païens,  mais  aussi  des  chrétiens  bretons, 
ses  antagonistes  dans  lalutte  ecclésiastique.  Cette  indulgence 
est  certainement  rare  à  l'époque  de  Bède.  Il  est  agréable 
de  penser  que  cet  homme,  qui,  comme  historien  et  savant, 
n'a  pas  trouvé  son  égal  pendant  de  longs  siècles,  était  en 
même  temps  le  type  du  moine  doux,  moral  et  pieux  des 
anciens  temps  du  christianisme. 

On  ne  saurait  lui  reprocher  de  n'avoir  point  réussi  à  penser 
avec  amour  au  roi  Penda  de  Murcie,  «  païen  endurci  et  san- 
guinaire »  qui,  pendant  de  longues  années,  fui  un  fléau  pour 


LE  CHRlSTIAXrSME  ET  LE  PAP.AN'SME  DANS  L  HISTOIRE  DE  BEDE        G9 

les  chrétiens.  Mais  il  cite  néanmoins  avec  sympathie  un  mot 
de  lui  :  Ceux-ci  sont  misérables  et  profondément  méprisables 
qui  n''obéissent  pas  aux  dieux  auxquels  ils  croient  (III,  21)*. 

Bède  s'était  rangé  en  matière  religieuse  du  côté  des  Saxons 
catholiques  romains;  il  était  donc  l'adversaire  des  chrétiens 
bretons  qui  suivaient  en  beaucoup  de  points  des  rites  plus 
anciens.  Mais  cela  ne  l'empêche  pas  de  louer  hautement  et 
impartialement  (III,  17)  l'un  des  évêques  bretons  les  plus  cé- 
lèbres, Aidan  de  Lindisfarne  (mort  le  31  août  642,  III,  3,  5). 
C'est  d'après  lui  un  homme  qui,  il  e?t  vrai,  ne  fête  pas  les 
Pâques  le  même  jour  que  lui,  mais  qui  croit  comme  lui  aux 
souffrances  et  à  la  mort  du  Christ  ;  un  homme  dontia  tonsure 
n'est  pas  faite  selon  le  rite  orthodoxe,  mais  qui  fait  quand 
même  tout  ce  qu'il  juge  conforme  au  devoir  comme  il  convient 
aux  saints  de  faire  ".  11  ne  faut  pas  oublier  ici  qu'à  l'époque  de 
Bède  la  dispute  entre  les  diverses  sectes  chrétiennes  sur  la 
date  des  fêtes  de  Pâques  et  sur  la  tonsure  était  très  violente, 
beaucoup  plus  violente  que  nous  ne  pourrions  nous  le  figurer 
aujourd'hui. 

La  même  aimable  bienveillance  se  rrontre  dans  ce  qu'il 
dit  du  roi  Sigbert  d'Estsaxonie  (mort  en  660).  Bède  pense 
qu'on  doit, il  est  vrai,  considérer  la  mort  de  ce  roi  comme  une 
punition, que  Dieu  lui  ainfligée  pour  sa  désobéissance  vis-à-vis 
d'un  évêque,  mais  qu'on  peut  aussi  croire  que  sa  mort  n'a  pas 
seulement  expié  son  péché,  mais  qu'elle  a  aussi  augmenté  les 
mérites  du  roi  puisqu'il  est  mort  pour  accomplir  les  comman- 
dements du  Christ  (III,  22).  EtdeWilfrid,  l'apôtre  des  Saxons 
du  sud  (mort  en  709),  Bède  dit  que  déjà  à  l'époque  oii  il  ne 
portait  pas  encore  la  tonsure,  il  se  distinguait  par  des  vertus 
qui  valaient  mieux  qv.e  la  tonsure  :  par  l'obéissance  et  l'hu- 
milité.  Tant  de  douceur,  tant  de  largeur  d'esprit  chez  un 

1)  C'est  ainsi  que  le  roi  païen  Villikiad  a  dit  un  mol  sur  Famour  des  chré- 
tiens pour  les  pauvres,  mot  qui  couvre  Charlemagne  de  confusion.  Mais  cer- 
tainement le  mot  n'est  pas  historique.  (Voir  Wattenbach  sur  Petrus  Damiani, 
qui  rapporte  cette  anecdote,  IX.Jakih.,  [.  XI,  p.  10!.) 

2)  Cf.  une  semblable  opinion  sur  Furseus,  III,  19. 


70  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

moine  de  la  lin  du  vri^  siècle,  méritent  certainement  des 
louanges.  Danslacopie  des  lettres,  par  exemple,  du  pape  Gré- 
goire à  MéliUus,  il  se  présente  à  nous  comme  un  homme  qui 
s'élève  considérablement  au-dessus  de  ses  contemporains  et 
qui  porte  dans  ses  jugements  sur  son  époque  beaucoup  de 
sagesse  modérée  et  d'indulgence. 


II 


Passons  maintenant  de  la  forme  au  fond.  Si  l'on  se  rappelle 
que  Bèdeest  né  en  673,  on  ne  s'étonnera  point  de  ce  que  ses 
parents  aient  encore  été  païens.  Le  christianisme  catholique 
avait  fait  peu  de  progrès  en  Angleterre  vers  la  fin  du  vn^  siè- 
cle et  le  christianisme  britannique  avait  été  relégué  au  second 
plan.  Ce  qui  est  étonnant,  c'est  que  l'Europe  méridionale 
connaissait  encore  si  peu  l'Angleterre  qu'elle  la  croyait  le 
pays  des  morts.  Nous  trouvons  dans  le  De  hello  Gothico  de 
Procope  un  mythe  d'après  lequel  les  pêcheurs  de  la  côte 
française  étaient  souvent  réveillés  la  nuit  par  des  coups 
frappés  à  leurs  portes.  En  sortant  ils  trouvaient  des  bateaux, 
vides  en  apparence,  mais  pourtant  si  lourdement  chargés 
d'âmes  qu'ils  n'émergeaient  de  l'eau  que  de  la  largeur  d'un 
doigt.  Dans  une  seule  nuit  ils  passaient  alors  à  la  côte  de  Brit- 
tia.  Là  des  esprits  invisibles  attendaient  les  bateaux,  on  en- 
tendait prononcer  des  noms  et  les  bateaux  se  vidaient  peu  à 
peu  ;  après  quoi  les  pêcheurs  s'en  retournaient  en  grande  hâte 
au  monde  des  vivants  ^  L'Angleterre  le  pays  des  morts!  Le 
pays  des  Angles,  celui  des  anges  %  comme  on  le  croyait  encore 
des  siècles  plus  tard!  Rien  ne  saurait  mieux  que  ce  mythe  ca- 
ractériser le  fait  que  l'Angleterre  était  bien  loin  du  continent 
et  lui  était  restée  pendant  longtemps  inconnue  \ 

1)  Procopii  De  hello  Gothico  libri  quatuor,  éd.  Hugo  Grotius,  IV,  20,  p.  289. 

2)  En  hollandais  Angelen  et  Engelen. 

3)  Conf.  Keary,  p.  8. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE         71 

Tout  cela,  soit  dit  en  passant,  jette  une  lumière  particu- 
lière sur  les  petites  chansonnettes  du  Hanneton  qu'on  retrouve 
si  souvent  dans  le  Folklore  européen.  Le  refrain  est  presque 
toujours  : 

L'Angleterre  est  fermée, 
La  clé  est  cassée, 
L'Angleterre  est  brûlée. 

Mannhardt  croit  que  1'  «  Angleterre  »  de  ces  chansons  est  un 
pays  situé  dans  les  nuages,  d'où  tombent  la  neige  et  la  pluie  ; 
il  ne  pense  pas  à  la  Grande-Bretagne*.  J'ai  moi-même,  il  y 
a  quelques  années,  parlé  des  Maikafer  liedchen,  mais  je 
n'ai  pas  osé  tirer  une  conclusion*.  Mais  depuis  que  nous 
avons  appris  que  le  hanneton  est  un  animal  en  rapport  avec 
les  âmes  et  que  l'âme  peut  s'incarner  dans  le  hanneton*,  le 
refrain  :  Maikafer  fîiege  et  la  constatation  décevante  que 
l'Angleterre  est  fermée  et  brûlée^  sont  devenus  très  clairs  à 
la  lumière  du  mythe  rapporté  par  Procope.  Ces  petites  chan- 
sons se  placent  ainsi  dans  la  série  des  «  survivais  »  qui  nous 
reportent  au  culte  des  âmes  de  nos  ancêtres. 

Une  autre  preuve  de  l'ignorance  géographique  des  nations 
européennes,  et  cette  fois  de  celle  des  Normands  à  l'égard 
de  la  France,  nous  est  fournie  par  un  récit  relatif  au  Vi- 
king  Ragnar  Lodbrog,  qui  voulait  conquérir  avec  sa  flotte  une 
ville  étrangère  quelque  part  dans  le  monde.  Cette  ville,  le  ciel 
la  protège  et  il  punit  les  pirates  en  leur  envoyant  une  maladie 
contagieuse,  qui  fait  beaucoup  de  victimes .  Les  pirates  croient 
donc  être  arrivés  à  Niflheim,  le  pays  des  morts.  Les  chroni- 
queurs chrétiens,  par  contre,  qui  rapportent  ces  faits,  mon- 
trent que  les  Vikings  étaient  arrivés  à  Paris.  Paris,  le  Niflheim 
des  Vikings*  ! 

Retournons  maintenant  en  Angleterre.  Nous  avons  vu  que 

1)  Germ.  Mythenforschung,  p.  347  ss. 

2)  Cf.  mes  Holdaynythen,  p.  264. 

3)  E.  H.  Meyer,  Germ.  Mythologie,  p.  63. 

4)  D'après  Keary,  p.  163  ss. 


72  RKVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

les  historiens  de  ce  pays  ne  connaissaient  même  pas  leur 
époque.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'ils  connaissent  encore 
moins  l'époque  où  le  christianisme  a  été  introduit  en  Angle- 
terre. Qui  a  apporté  le  premier  la  Bonne  Nouvelle  aux  habi- 
tants de  la  Grande-Bretagne?  La  légende  prétend  que  c'était 
saint  Paul  lui-même.  On  a  aussi  cherché  à  établir  l'identité  de 
la  matrone  britannique  Martia  dont  Martialis  a  chanté  les 
louanges  et  de  la  Marcia  de  II  Timothée^  iv,  21,  mais  rien 
n'est  sûr.  L'épitaphe  du  Merionetshire  dans  le  pays  de  Galles  : 
((  Ci-gît  Poriuss  il  était  chrétien  »  peut  être  très  ancienne. 
Nous  savons  aussi  que,  lors  de  la  persécution  des  chrétiens 
par  Dioctétien,  l'Angleterre  avait  eu  ses  martyrs*. 

Cependant  l'histoire  de  la  mission  chrétienne  n'entre  pas 
dans  notre  sujet.  La  question  qui  doit  nous  occuper  avant 
tout,  c'est  de  savoir  ce  que  VHistoria  de  Bède  nous  apprend 
sur  la  conversion  des  païens. 

Nous  choisirons  comme  point  de  départ  l'arrivée  d'Augus- 
tin en  595.  Envoyé  parle  pape  Grégoire,  il  arriva  à  la  petite 
île  de  Tanatos  (Thanet)  sur  la  côte  de  Kanlia  (Kent).  C'est  le 
même  endroit^  oii  autrefois  Hengist  et  Horsa  débarquèrent 
leurs  Saxons.  Bède  nous  dit  à  cette  occasion  (I,  25)  que 
Thanet  comptait,  d'après  la  manière  de  compter  des  Anglais, 
six  cents  familles;  c'est-à-dire  que  le  pays  pouvait  assurer 
l'existence  de  six  cents  foyers.  A  cette  époque,  le  pays  de 
Kent  était  gouverné  par  le  roi  Éthelbert,  lui-même  païen 
encore,  mais  marié  à  une  chrétienne,  à  Berthe  de  la 
maison  mérovingienne.  Nous  aurons  à  parler  plus  loin  de  ce 
même  roi. 

Si  nous  envisageons  les  choses  au  point  de  vue  catho- 
lique, nous  dirons  qu'il  est  très  heureux  que  les  Francs 
n'aient  embrassé  le  christianisme  que  sous  Clovis,   car  à 

1)  Porius  hicin  tumulo  jacet;  homo  christianus  fuit.  Voir  Hiibner,  inscript. 
Brit.  christ.,  1876,  n"  131. 

2)  Winkelœann,  Geschichte  der  Angelsuchsen,  II;  Browne,  Christian  Cfiurch 
before  Augustiîie. 

3)  Voilà  une  de  ces  coïncidences  curieuses  dont  l'Iiistcire    est  remplie. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LU    PAC.AMSME  DANS  l'hISTOIKE  DE  BÈDE         73 

cette  époque,  la  puissance  de  Tarianisme  avait  déjà  considé- 
rablement diminué  et  le  roi  et  son  peuple  pouvaient  se  faire 
baptiser  sur-le-champ  selon  le  rite  orthodoxe;  de  même,  on 
peut  estimer  qu'il  est  très  heureux  pour  l'Angleterre  qu'elle 
ait  encore  été  presque  entièrement  païenne  à  l'arrivée  d'Au- 
gustin, parce  que  de  cette  façon  Éthelbert  put  se  faire  chré- 
tien sans  avoir  à  subir  trop  d'influences  hérétiques.  Il  fau- 
drait chercher  l'hérésie  dans  ce  cas  chez  les  chrétiens 
irlandais. 

Mais  les  choses  ne  sont  pas  aussi  simples,  si  on  les  envi- 
sage à  un  autre  point  de  vue.  Les  missionnaires  romains  en- 
voyés par  Grégoire  prêchaient,  il  est  vrai,  le  christianisme 
d'une  façon  douce  et  claire  et  ils  différaient  en  cela  des  sévères 
moines  celtes'  de  l'école  de  Patrice.  Mais  mainte  page  de 
VHistoria  produit  en  nous  limpression  que  la  mission  irlan- 
daise en  Angleterre  était  supérieure  à  la  mission  des  catho- 
liques romains.  La  formule  dogmatique,  «  Pas  de  christia- 
nisme sans  le  pape  de  Rome,  »  formule  dont  Boniface,  l'apô- 
tre des  Germains,  était  le  champion  zélé,  a  non  seulement 
engendré  en  Angleterre  des  luttes  constantes  entre  la  mis- 
sion catholique  et  l'Église  d'Irlande,  mais  elle  a  aussi  im- 
primé aux  aspirations  catholiques  un  caractère  dogmatique 
que  n'avait  pas  le  christianisme  irlandais,  qui  était  plutôt  un 
christianisme  pratique.  Et  si  la  conversion  des  Anglais  a  été 
retardée  par  les  rudes  querelles  entre  les  deux  Églises,  il 
faut  l'attribuer  au  parti  cathohque,venu  le  dernier  en  Angle- 
terre. C'est  l'impression  qui  se  dégage  du  livre  de  Bède, 
et  cela  démontre  une  fois  de  plus  sa  haute  impartialité,  car 
il  était  lui-même  un  catholique  zélé  et  dévot.  Mais  son  catho- 
licisme ne  l'a  pas  empêché  de  prodiguer  ses  louanges  à  la 
mission  irlandaise  dans  la  IVorthanhumbrie,  que  le  roi  Os- 
wald' avait  appelée  dans  ce  pays  (III,  3j. 

Revenons  maintenant  à  Augustin.  Bède  a  emprunté  à  la 

1)  Carrière,  o.  c,  III,  ii,  156. 

2)  Mort  en  642. 


74  RKVUK    DR    l' HISTOIRE    DES    Rf^LTGIONS 

correspondance  de  cel  apiMre  avec  le  Saint-Siège  la  lettre 
du  pape  Grégoire.  Cette  lettre,  devenue  si  célèbre  depuis, 
est  adressée  à  l'abbé  Mélittuset  traite  des  moyens  à  employer 
dans  la  conversion  des  païens.  Elle  révèle  chez  le  pape 
la  liberté  d'un  chrétien  évangélique  et  en  même  temps 
elle  le  montre  comme  un  homme  d'État  judicieux  et  sa- 
gace  '.  Voici  ce  que  dit  le  pape  dans  cette  lettre  si  connue  ^  : 
<(  Il  ne  faut  pas  détruire  les  temples  païens,  il  faut  en 
ôter  les  idoles,  les  asperger  d'eau  bénite,  y  mettre  des  re- 
hques  et  les  consacrer  au  vrai  Dieu.  Il  ne  faut  pas  non 
plus  empêcher  les  païens  de  s'assembler  autour  de  ces  tem- 
ples, mais  au  contraire  les  encourager  à  construire  leurs 
huttes  en  branches  d'arbres  autour  du  sanctuaire  et  à  y  pré- 
parer leurs  repas  riiueh  {Taôernaada...  de  ramis  arboriim 
faciant  et  religiosis  conviviis  soUemnitatem  célèbrent).  Mais  il 
faut  qu'ils  fassent  cela  les  jours  des  anniversaires  des  mar- 
tyrs, pour  qu'ils  n'immolent  plus  leurs  animaux  au  diable 
mais  à  Dieu.  Si  on  leur  laisse  ainsi  leurs  joies  terrestres,  ils 
s'abandonneront  d'autant  plus  volontiers  aux  joies  célestes. 
On  ne  peut  pas  gravir  une  haute  montagne  en  courant  et  en 
sautant,  mais  en  y  montant  pas  à  pas  »  (I,  30). 

On  a  cru  qu'en  traitant  les  païens  de  celte  manière  on  se 
plierait  un  peu  trop  aux  pratiques  païennes.  Mais  la  lettre 
nous  renseigne  sur  le  programme  de  conversion  de  l'excel- 
lent pape  et  elle  nous  décrit  en  outre  quelques  coutumes 
païennes.  Nous  pouvons  très  bien  nous  figurer,  après  la  lec- 
ture de  cette  lettre,  les  Saxons  faisant  leurs  repas  rituels  dans 
leurs  huttes  en  branches,  groupées  autour  du  temple  avec  ses 
idoles. 

1)  Winkelmann,  p.  40;  Theol.  Tijdschr.,  1892,  p.  474. 

2)  On  peut  bien  dire  qu'elle  est  «  trop  connue  ».  Les  innombrables  copies  et 
éditions  de  cette  lettre  sont  énumérées  dans  Potthast,  Bill.,  II,  539,  sub  voce 
«  Gregorius  I,  papa  Epistolae  libri  XII  ».  Voir  particulièrement  Jaffé,  Regesta 
Ponlif.  Roman.,  I,  207  (Ir*  éd.  de  1851,  n°  1426,  2«  éd.  1888,  n»  1848).  Elle 
se  trouve  aussi  dans  Monum.  Germ.  histor.,  XI,  56,  Maurinorum  éd.,  XI,  7ô, 
Gussanvilei  éd.,  IX,  71.  En  outre  la  lettre  est  reproduite  ou  mentionnée  dans 
d'innombrables  ouvrages  récents  (Maurer,  Grimm,   Winkelmann  et  autres). 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BftOE        7o 

Dans  d'autres  lettres  conservées  par  Bède,  le  pape  Grégoire 
se  montre  sous  un  jour  plus  favorable  encore.  Augustin  lui 
avait  demandé  de  lui  tracer  une  ligne  de  conduite  dans  les 
querelles  entre  les  Eglises  romaine  et  celtique.  «  Choisis- 
sez, cher  frère,  »  lui  répond  le  pape,  «  dans  toutes  les  reli- 
gions que  vous  couDaissez  ce  qu'elles  ont  de  bon,  de  pieux  el 
d'édilîant  et  implantez-le  comme  un  bouquet  dans  le  cœur  de 
vos  Anglo-Saxons.  »  Dans  une  autre  lettre,  Augustin  demande 
au  pape  quelles  punitions  il  fallait  infliger  aux  pilleurs  d'é- 
glises. Le  pape  répond  (I,  27)  :  «  La  punition  dépend  du 
motif  du  vol  ;il  faut  savoir  s'il  a  été  commis  par  pauvreté  ou 
par  cupidité,  mais  même  si  vous  punissez  sévèrement,  l'amour 
doit  guider  votre  main,  autrement  la  punition  serait  immorale 
et  inutile.  »  Il  y  a  une  ironie  délicieuse  et  un  sérieux  frappant 
dans  la  réponse  de  Grégoire  à  lalettre,  dans  laquelle  Augustin 
lui  rapporte  les  miracles  qu'il  a  faits  :  «  C'est  certainement  très 
beau,  cher  frère,  que  Dieu  montre  par  vous  sa  puissance  aux 
Anglo-Saxons.  Mais  pensez  à  ce  que  Jésus  dit  à  ses  disciples, 
lorsqu'ils  lui  dirent  que  les  mauvais  esprits  leur  étaient  sou- 
mis :  «  Ne  vous  en  réjouissez-pas,  mais  soyez  contents  que  vos 
noms  soient  inscrits  au  ciel.  »  Tous  les  élus  ne  font  pas  de  mi- 
racles, mais  tous  leurs  noms  seront  inscrits  au  ciel.  Les  dis- 
ciples de  la  vérité  doivent  se  réjouir  uniquement  des  dons, 
qu'ils  ont  en  commun  avec  tous  »  (L  31).  Certes  un  homme 
comme  Grégoire  méritait  bien  d'être  mis  à  la  tête  de  la  chré- 
tienté. 

Bède  donne  dans  son  Historia  une  biographie  très  complète 
du  pape  Grégoire.  Qu'il  me  soit  permis  d'en  tirer  encore 
l'anecdote,  qui,  d'après  Bède,  explique  pourquoi  le  pape 
Grégoire  s'était  tant  occupé  du  salut  éternel  des  Anglo- 
Saxons.  Le  pape  se  promenait  un  jour  dans  Rome.  Il  vit  des 
esclaves  qui  le  frappèrent  par  la  blancheur  de  leur  peau,  leur 
mine  aimable  et  leurs  cheveux  bouclés.  Comme  on  lui  disait 
que  c'étaient  des  païens  de  Bretagne,  il  s'écria  :  «  Qu'il  est 
triste  que  le  roi  des  ténèbres  ait  sous  sa  domination  de  tels 
hommes  »!  Ensuite  il  demanda  :  «  Quel  est  le  nom  de  ce 


7G  REVUE   DE    l'histoire    des    RELIfilONS 

peuple?»  On  lui  répondit  :  «  Ce  sont  des  Angles.» — «  Eh  bien, 
dit-il,  ils  ont  des  figures  d'anges  et  il  est  juste  qu'ils  devien- 
nent cohéritiers  des  anges  au  ciel.  Et  comment  s'appelle  le 
pays  d'où  ils  viennent  ?  demanda- t-il  ensuite.  —  «  Deira  »  *, 
lui  répondit-on.  «  Eh  bien,  dit-il,  puissent-ils  s'éloigner  «  de 
ira  »,  de  la  colère  de  Dieu,  et  puissent-ils  participer  à  la  mi- 
séricorde du  Christ  !  »  (.  Et  comment  s'appelle  le  roi  de  leur 
pays  »?  —  «  Aella.  »  Et  le  pape  de  dire  :  «  Que  l'Alleluia, 
qui  loue  le  Créateur,  se  chante  aussi  dans  ces  pays  !  » 

Le  roi  Ethebert  de  Kent  accueillit  les  étrangers  très  aima- 
blement. 11  était  à  Tanatos,  où  il  tenait  sa  cour  en  plein  air, 
et  c'est  en  plein  air  qu'il  leur  parlait,  car,  dit  Bède  (I,  23),  il 
craignait  que  les  étrangers  ne  pussent,  sous  le  toit  d'une 
maison,  lui  porter  dommage  par  leurs  sorcelleries.  Mais  ils 
venaient  armés  de  la  seule  puissance  de  Dieu;  ils  portaient 
comme  enseigne  une  croix  d'argent  et  sur  une  bannière 
l'image  du  Sauveur,  et  ils  chantaient  des  litanies.  Peu  après 
le  roi  se  fit  baptiser  (I,i26).  C'est  à  Kent  que  commence  la  vic- 
toire du  christianisme,  mais  ce  fut  un  triomphe  extrêmement 
lent.  Il  fut  lent  à  cause  de  l'opiniâtreté  avec  laquelle  une 
partie  des  païens  restait  fidèle  à  ses  dieux  beaucoup  plus 
longtemps  que  ne  le  disent  la  plupart  des  écrivains,  lent  aussi 
à  cause  des  luttes  entre  les  chrétiens  romains  et  irlandais,  lent 
enfin  à  cause  des  guerres  incessantes,  que  se  livraient  entre 
eux  les  Etats  de  l'Heplarchie.  Comme  les  rois  mérovingiens 
d'après  Grégoire  de  Tours,  les  princes  anglo-saxons  dans  Bède 
se  combattent  sans  cesse  et  il  est  difficile  de  suivre  le  fil  con- 
ducteur à  travers  le  labyrinthe  de  ces  complications  ^  C'est 
en  Angleterre  une  guerre  civile  sans  fin.  Les  Vikings  n'avaient 
pas  encore  entrepris  leurs  expéditions  de  piraterie,  qui  plus 
tard  devaient  établir  l'entente  entre  les  Saxons.  Il  n'y  avait 
pas  encore  d'Alfred  le  Grand  qui,  comme  Charlemagne,  au- 

1)  C'est  la  partie  méridionale  delà  Nortlianhumbrie. 

2)  Comparez  la  liste  des  rois  de  l'Heptarchie  du  vu*  siècle,  qui  est  donnée  à  la 
fin  de  noire  article. 


LE   CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  L  HISTOIRE  DE  BEDE         /  / 

rait  rassemblé  ce  qui  était  dispersé.  Bède  nous  raconte  toutes 
ces  guerres  avec  beaucoup  de  détails  et  nous  ne  nous  éton- 
nerons pas  d'apprendre,  qu'au  milieu  de  tout  ce  fracas  d'ar- 
mes la  voix  des  missionnaires,  leurs  prières  et  leurs  chants 
ne  pouvaient  pas  se  faire  entendre. 

Bède  nous  renseigne  du  reste  moins  que  nous  ne  le  vou- 
drions sur  la  lutte  entre  le  christianisme  et  le  paganisme. 
Comme  d'autres  sources,  les  V/fae,  par  exemple,  nous  l'ont 
appris,  les  attaques  des  chrétiens  se  dirigeaient  tout  d'abord 
contre  les  idoles  païennes.  Nous  en  trouvons  la  cause  indi- 
quée dans  une  lettre  du  pape  Boniface'  à  Edwin,  le  souverain 
païen  de  Northanbumbrie.  Le  pape  attachait  naturellement 
beaucoup  de  valeur  à  la  conversion  du  roi  et  c'est  pour  cela 
qu'il  soutenait  de  loin  l'ouvrage  des  missionnaires  par  ses 
lettres. 

Voici  ce  qu'écrit  le  pape  (II,  10)  :  «  Mû  par  l'amour,  nous 
voulons,danscettelettre,  encourager  VotreMajesté(«gloriosos 
vos  »)  à  abandonner  les  faux  dieux  et  à  ne  plus  les  servir  ;  à  mé- 
priser lesfoliesdes  temples  et  les  flatteries  trompeuses  des  ora- 
cles età  croire  en  Dieu  le  père. ..  Gomment  ces  dieux,  qui  sont 
faits  de  matières  périssables  par  ceux  qui  sont  au-dessous  de 
vous,  peuvent-ils  aider  les  hommes?  i\'est-ce  pas  l'art  humain 
qui  leur  a  donné  la  forme  humaine,  sans  leur  donner  une 
âme?  Si  on  ne  les  fait  pas  marcher,  ils  ne  savent  pas  marcher. 
Comment  peut-on  vénérer  des  dieux  qu'on  a  créés  soi-même? 
Détruisez-les  donc  et  tournez-vous  vers  Dieu!  »  Avec  cette 
letire,  le  pape  envoya  au  roi  un  vêtement  brodé  et  un  manteau 
d'Ancyre,  pour  s'efforcer  de  gagner  aussi  par  des  présents 
l'âme  d'Edwin.  Ici  encore  la  description  des  idoles  fait  dé- 

1)  L'auteur  de  cette  lettre  est,Boniface  V,  comme  cela  ressort  de  la  liste  sui- 
vante empruntée  à  Weidenbach,  Calendarium  hiat.  christ.,  213. 
Gregorius  I,  sacré  le  3  septembre  590,  mort  le  12  mars  604. 
Sabinianus,  sacré  le  13  septembre  604,  mort  le  22  février  606. 
Bonifacius  III,  sacré  le  19  février  607,  mort  le  12  novembre  607. 
Bonifacius  IV,  sacré  le  15  septembre  608,  mort  le  27  mai  615. 
Bonifacius  V,  619-625. 


78  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

faut.  Nous  dounerions  volontiers  ces  vêtements  brodés  d'or 
pour  la  description  exacte  d'une  seule  idole,  du  nom  et  de  la 
qualité  du  dieu  ou  de  la  déesse  qu'elle  représente,  ou  d'un 
des  oracles  que  le  pape  prie  le  roi  d'abandonner. 

En  même  temps,  Boniface,  connaissant  l'influence  que  peut 
exercer  une  femme,  envoya  une  lettre  à  l'épouse  d'Edwin, 
la  princesse  Ethelberga,  originaire  de  Kent,  déjà  chrétienne, 
dans  laquelle  il  la  prie  de  détourner  son  mari  des  faux  dieux 
et  des  oracles.  C'est  elle  qui  doit  lui  communiquer  le  beau 
secret  de  la  foi,  c'est  elle  qui  doit  enflammer  son  cœur  froid. 
Ce  n'est  qu'alors  qu'ils  s-eront  non  seulement  un  seul  corps, 
mais  aussi  une  seule  âme  (II,  H).  Le  pape  fait  accompagner 
sa  lettre  de  cadeaux  :  un  miroir  d'argent  et  un  peigne  d'ivoire 
incrusté  d'or*.  «  Que  Votre  Majesté  »,  écrit-il,  «  accepte  ces 
présents  avec  la  même  bienveillance  avec  laquelle  ils  ont  été 
doimés.  » 

iNous  retrouvons  dans  cette  lettre  les  temples,  les  idoles  et 
les  oracles,  bref  les  trois  abominations  dont  les  chrétiens 
étaient  le  plus  frappés.  Mais  ils  n'allaient  pas  plus  loin  et 
n'essayaient  jamais  de  comprendre  les  idées  païennes.  Ils 
étaient  trop  convaincus  de  ce  que  ces  idées  étaient  l'œuvre 
du  diable.  Du  reste  il  est  beaucoup  plus  facile  de  détruire  des 
idoles  que  des  idées,  et  Bède  nous  dit  régulièrement  que  tous 
les  essais  de  conversion  commençaient  par  la  destruction 
des  idoles.  «  Les  dieux  faits  par  des  hommes  ne  peuvent  pas 
être  de  vrais  dieux  »,  dit  le  roi  Oswin  à  Sigbert  d'Estsaxonie 
encore  païen  (III,  22).  Pourtant  en  640  encore  l'un  des  suc- 
cesseurs d'Ethelbertà  Kent,  Earconbert,  ordonne  expressé- 
ment de  détruire  les  idoles...  et  de  jeûner  quarante  jours 
pendant  le  carême  (III,  8). 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  le  sens  du  jeûne  chrétien  soit 
entré  profondément  dans  les  esprits  des  païens,  surtout  des 

i) Pectinem  eboreum  inaumfM/n.  Wilden,  dans  sa  trad.  (Schaffhouse,  1866), 
parle  d'an  Harfenschlàgel.  Pour  la  reproduction  de  bijoux  et  d'ornements  an- 
glo-saxons, voir  Parmentier,  Album  hist.,  I,  168. 


LE  CHRISTtANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  B^,DE         79 

gens  du  peuple.  Dans  les  couvents  on  en  a  probablement 
compris  le  but;  à  Lindisfarne  par  exemple,  les  moines  jeû- 
naient à  l'instar  de  l'évêque  Aidan,  le  mercredi  et  le  vendredi 
pendant  toute  l'année  (III,  5).  Comme  partout  la  conversion 
a  commencé  aussi  en  Angleterre  par  des  choses  purement 
extérieures.  Le  christianisme  au  commencement  n'a  produit 
d'impression  sur  les  esprits  que  par  ses  cérémonies  et  ses 
sacrements;  c'est  plus  tard  seulement  qu'il  a  adouci  les 
mœurs  et  transformé  les  idées.  L'histoire  de  la  conversion 
de  la  Norvège  et  de  l'Islande  sous  les  deux  Olaf  nous  en 
fournit  des  exemples  innombrables,  et  de  même  les  Vitae 
pour  l'Allemagne  et  la  Hollande.  Nous  en  trouvons  aussi  dans 
Bède. 

L'évêque  Pauhnus  baptisa  les  païens  de  Northanhumbrie 
avec  le  consentement  du  roi  Edwin.  Pendant  un  séjour  dans 
l'un  des  châteaux  du  roi,  il  baptisa  pendant  trente  jours  des 
foules  innombrables  en  plongeant  les  catéchumènes  dans 
l'eau  de  la  rivière  Glen(près  de  Yeverin  à  Glendaleje  point  le 
plus  septentrional  de  la  Northanhumbrie).  «  Aussitôt  qu'ils 
l'entendaient,  ils  croyaient;  aussitôt  qu'ils  croyaient,  il  les 
baptisait  »  (II,  14).  Les  conversions  étaient  certainement  trop 
rapides,  autrement  tant  de  païens  ne  seraient  pas  revenus  à 
leur  paganisme  après  la  mort  d'Edwin.  Bède  lui-même  ne 
peut  s'empêcher  de  dire  que  Paulinus  est  allé  trop  vite  en 
besogne.  Il  raconte  même  (II,  9)  que  l'évêque  avait  déjà 
assez  à  faire  de  détourner  ses  propres  compagnons  qu'il 
avait  baptisés  à  Kent  des  tentations  du  paganisme.  Ces 
petits  détails  sont  certainement  très  caractéristiques.  Il  est 
vrai  que  le  baptême  va  quelquefois  de  pair  avec  ua  acte  de 
charité  chrétienne.  Ainsi  l'évêque  Wilfried  baptisa  en  681 
dans  la  Suthsaxonie  deux  cent  cinquante  esclaves,  hommes  et 
femmes  (IV,  13),  et  leur  rendit  cette  liberté  que  saint  Paul  de- 
manda autrefois  à  Philémon  pour  Onésime.  Quelquefois  ce- 
pendant le  baptême  fut  imposé  aux  païens  avec  de  véritables 
barbaries  et  cela  nous  montre  clairement  qu'il  n'était  consi- 
déré que  comme  une  garantie  du  salut  éternel.  Bède  nous  en 


80  REVUE  DK  l'histoire  DES  RELIGIONS 

donne  un  exemple  (IV,  10).  Le  roi  Ceadwalla  de  Wessex  prit 
en  fi86  l'île  deVecta(Whight).  Il  avait  promis  àl'évêque  Wil- 
friedle  quart  du  pays,  qui  était  encore  entièrement  païen,  ce 
qui  constituait  à  l'évêque  une  propriété  de  trois  cents  foyers. 
Les  deux  fils  du  roi  de  l'île  tombèrent  entre  les  mains  de 
Ceadwalla,  qui  ordonna  de  les  tuer  immédiatement.  Mais 
comme  un  prêtre  entendit  cette  condamnation,  il  demanda  au 
prince  la  permission  de  les  baptiser  d'abord.  «  Et  lorsque  le 
bourreau  arriva,  ils  subirent  la  mort  contents,  car  ils  ne  dou- 
tèrent plus  qu'elle  n'était  que  le  passage  de  leurs  âmes  à  la 
vie  éternelle  ».  Mais,  ajoute  Bède,  aucun  des  habitants  de 
l'île  ne  voulait  se  faire  prêtre,  le  joug  qui  pesait  sur  eux  leur 
causait  trop  de  chagrin.  Peut-être  qu'une  pareille  manière 
d'administrer  le  baptême  leur  paraissait  trop  effrayante. 

Peut-être  aussi  n'y  voyaient-ils  rien  qui  les  choquât,  car 
en  général  le  baptême  n'était  pour  eux  que  la  pratique  ma- 
gique la  plus  efficace  des  chrétiens.  Souvent  même  le  bap- 
tême était  un  moyen  pour  pouvoir  fréquenter  les  chrétiens 
et  pour  faire  du  commerce  avec  eux.  «  Dans  ces  temps,  lisons 
nous  dans  une  Saga,  le  christianisme  s'était  répandu  en  Dane- 
mark et  Gisli  et  les  siens  se  firent  marquer  avec  la  croix 
(«  prim  signaz  »),  car  c'était  alors  une  habitude  très  en  usage 
chez  les  marchands,  qui  entraient  de  cette  façon  en  relations 
étroites  avec  les  chrétiens*. 

La  façon  dont  le  baptême  était  envisagé  parles  chrétiens  et 
les  païens  ressortira  clairement  de  deux  anecdotes  prove- 
nant de  deux  parties  distinctes  du  monde  germanique  païen. 
L'une  d'elles  nous  vient  d'Islande  :  Dankbrand,  le  chapelain 
de  la  cour  du  roi  Olaf  Tryggvason,  arriva  en  Islande  en  997. 
C'était  douze  ans  après  la  mission  de  ïhorwald  Kodransson, 
dont  la  Saga  a  étépubhéepar  feu  Lasonder.  Dankbrand  passa 
un  hiver  chez  un  notable  islandais  nommé  Hall  et  essaya  de 
lui  persuader  de  se  faire  baptiser.  Un  jour  Hall  lui  dit  :  «  Tl  y 
a  dans  ma  maison  deux  très  vieilles  femmes,  si  faibles  et  si 

1)  Gisla  Saga  Siirssym,  éd.  Konrad  Gislason,  1849,  p.  96. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DAiNS  l'hISTOIRE  DE  BEDE         81 

décrépites  qu'elles  ne  peuvent  plus  remuer  et  qu'elles  doi- 
vent garder  le  lit.  Je  veux  les  faire  baptiser  et  si  elles  peuvent 
marcher  après  le  baptême,  ou  si  seulement  elles  sont  moins 
malades,  et  si  ça  ne  leur  fait  pas  de  mal,  quand  on  les  plon- 
gera dans  l'eau,  alors  je  verrai  qu'il  y  a  une  grande  force 
dans  la  croyance  chrétienne  et  je  me  ferai  baptiser  avec  tous 
ceux  qui  dépendent  de  moi.  »  Naturellement  tout  réussit  et 
Hall  se  convertit  au  christianisme  \  Le  récit  est  caractéris- 
tique, mais  il  ne  faudrait  pas  oublier  que  Dankbrand  était  un 
homme  assez  inférieur,  l'un  de  ces  apôtres  qui  recourent 
plus  volontiers  aux  coups  qu'aux  arguments  («  verberis  magis 
quam  verbis  »)"  et  que  sa  mission  lui  avait  été  imposée  parOlaf 
en  expiation  du  crime  qu'il  avait  commis  antérieurement  \ 

L'autre  anecdote  a  pour  théâtre  le  royaume  de  Louis  le 
Pieux,  fils  de  Charles.  La  ville  n'est  pas  indiquée,  mais  cela 
pourrait  être  une  ville  hollandaise,  Dorstad,  par  exemple.  Le 
moine  de  Saint-Gall,  dont  les  chroniques*  nous  ont  rendu  tant 
de  services,  raconte  qu'un  jour  un  certain  nombre  de  Nor- 
mands devaient  se  faire  baptiser.  Mais  les  vêtements  baptis- 
maux blancs  que  l'empereur  fournissait  à  ses  frais  ne  suffi- 
rent pas  cette  fois  pour  les  catéchumènes  qui  étaient  plus  de 
cinquante.  L'empereur  donna  alors  l'ordre  de  couper  en 
morceaux  une  pièce  de  toile  et  de  coudre  grossièrement  ces 
morceaux.  Mais  les  vêtements  ainsi  confectionnées  étaient 
trop  courts  et  l'un  des  Normands,  furieux  de  celte  économie 

1)  Olafssaga  Tryggv,  chap.  216,  D'autres  exemples  dans  Maurer,  I,  211  ss,, 
348  ss.,  392. 

2)  Voir  sur  lui  Maurer,  Bekehrung,  I,  408  ss. 

3)  Lasonder,  Légende  de  Thoricald,  p.  126. 

4)  Voir  la  préface  de  YEkkehard  de  Scheffel.  L'auteur  de  cette  chronique  est 
Notker,  der  Stotterer  (balbulus,  comme  il  s'appelle  lui-même,  II,  17  :  Le  bègue 
sans  dents).  Goldast  et  Basnage  sont  du  même  avis,  mais  non  pas  Pertz. 
Watlenbach  prouve,  en  se  basant  sur  Zeuer  (1886)  que  le  célèbre  maître  de 
l'École  de  Saint-Gali,  le  grand  chroniqueur  et  musicien,  est  aussi  l'auteur  des 
Gesta  Karoli  Magni,  livre  à  consulter  avec  précaution,  quand  il  s'agit  d'événe- 
ments historiques,  mais  qui  contient  des  descriptions  très  exactes  des  mœurs 
et  des  coutumes.  Watlenbach  :  Introduction  à  la  chronique  de  Nolker,  dans 
Xlten  Jahrh.,  t.  XI,  p.  ix  ss. 

6 


82  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

mal  placée,  s'écria  :  «  C  est  lu  viaglième  fois  que  je  me  fais 
baptiser  et  toujours  on  m'a  fait  cadeau  de  beaux  vêtements, 
mais  le  chiffon  qu'on  m'a  donné  aujourd'hui  est  peut-être  bon 
pour  un  porcher,  mais  pas  pour  un  gentilhomme.  Si  je  n'avais 
pas  honte  d'être  nu,  je  vous  rendrais  le  vêtement  à  vous  et  à 
votre  Jésus.  »  «  C'est  tout  ce  que  les  ennemis  du  Christ,  ajoute 
le  chroniqueur  en  gémissant,  comprennent  à  la  parole  de 
l'apôtre  :  «  Vous  tous  qui  avez  été  baptisés  en  Christ,  vous 
«  avez  revêtu  Christ  »  {Gai.,  m,  27)*. 

Ce  Normand  faisait  donc  de  son  baptême  une  affaire  com- 
merciale ;  beaucoup  de  Danois  et  de  Norvégiens  ont  ainsi  vi- 
sité la  Hollande  en  paisibles  commerçants  avant  d'y  venir  en 
pirates  saccager  et  piller  les  villes.  Les  marchés  de  Dorstad, 
maintenant  Durstede%  étaient  visités  par  beaucoup  de  chré- 
tiens nouvellement  baptisés,  pour  qui  le  baptême  n'était  qu'un 
article  de  commerce  et  qui  rendaient  leurs  hommages  non 
seulement  au  Dieu  des  chrétiens  mais  aussi  au  dieu  des  mar- 
chands. Quelquefois  cependant  le  baptême  lia  très  étroite- 
ment les  nouveaux  convertis  à  leurs  coreligionaires,  comme 
par  exemple  ce  Normand  dont  la  Chronique  de  Xante n  nous 
raconte  le  trait  suivant.  Après  s'être  fait  chrétien  en  Frise, 
il  y  resta  de  longues  années  et  commanda  les  Frisons  dans 
leurs  luttes  contre  les  Vikings  païens.  Il  épousa,  d'après  les 
dernières  recherches  de  Jaeckel,  une  femme  de  l'ancienne 
famille  ducale  d'Oostergoo  en  Frise.  Il  était  le  père  de  Ré- 
ginhilde  et  le  grand-père  de  ]VIathilde,répouse  de  l'empereur 
Henri  r'\ 
Mais  quelque  extérieur  que  fût  l'effet  du  baptême  sur  les 

1)  Mon.  Sancti  Gall.  Gest.  Car.,  II,  i9;  Pertz,  II,  775;  Wattenbach,  IXle 
Jahrh.,  Xlter  Bd.,  p.  82. 

2)  La  pieuse  Frideburg  dit  à  sa  fille  Catla  :  Il  y  a  beaucoup  d'églises  et  de 
prêtres  et  aussi  beaucoup  de  pauvres  {indigcntium  muUitudo)  à  Dorstad  ;  c'é- 
tait dans  sa  bouche  et  à  cette  époque  une  louange.  Vita  Amcarli,  cap.  20. 
Wattenbach,  IX  Jahrh.,  VII,  p.  46. 

3)  Annales  Xanten,  année  873;  Wattenbach,  IX,  VIII,  171;  Annal.  Fuld., 
même  année;  Wattenbach,  p.  70ss.;  Jaeckel,  Die  Grafen  von  MUtelfriesland  ans 
dem  Geschkch  Kônig  Ratbods,  1895,  p.  39  ss.,  64  ss. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  L  HISTOIRE  DE  BEDE        83 

païens  et  même,  d'après  Bède,  sur  les  Anglo-Saxons,  il  serait 
injuste  de  juger,  d'après  nos  idées,  ces  procédés  de  conver- 
sion. «  Aux  grands  maux  les  grands  remèdes  ».  Il  était  im- 
possible de  gagner  les  païens  par  d'autres  moyens  que  par 
le  déploiement  du  faste  dans  les  églises  et  par  les  sacrements 
conçus  comme  pratiques  magiques.  Les  chrétiens  de  leur 
côté  étaient  fermement  convaincus  qu'il  suffisait  de  baptiser 
les  païens  pour  les  sauver  de  la  damnation  éternelle.  Si  leurs 
moyens  étaient  grossiers  et  extérieurs,  leur  enthousiasme, 
par  contre,  était  ardent  et  leur  amour  pour  les  païens  vrai  et 
sincère. 

Il  y  avait  en  outre  bien  d'autres  circonstances  qui  gênaient 
l'œuvre  de  conversion,  ou  qui  l'empêchaient  de  jeter  des  ra- 
cines profondes. 

Bède  nous  dit  que  dans  sa  patrie,  ce  n'était  pas  la  volonté 
spontanée  du  peuple  qui  l'amenait  au  christianisme,  mais 
l'exemple  et  les  sentiments  des  rois.  Les  missionnaires  s'adres- 
saient à  la  cour.  Dans  une  sorte  de  synode  où  prenaient  part 
les  prêtres  et  le  roi,  on  délibérait  sur  les  affaires  relatives  à  la 
conversion.  Le  synode  était  suivi  d'une  «  witenagemota»,  as- 
semblée des  «  witan  »  (les  chefs  de  famille  et  les  régis  minis- 
tri)  oiile  prince  faisait  part  aux  assistants  de  sa  décision  dé  se 
faire  baptiser  et  oii  il  demandait  parfois  leur  avis  aux  grands 
de  la  couronne.  Nous  verrons  plus  loin  un  exemple  célèbre 
de  ces  assemblées.  Il  va  sans  dire,  que  l'application  de  la 
maxime  a  cujus  regio,  ejus  religio  »  faisait  bien  supposer  la 
conversion  du  peuple,  mais  qu'elle  n'en  faisait  pas  un  fait  ac- 
comph. 

Les  querelles  entre  les  chrétiens  étaient  naturellement  peu 
profitables  à  l'œuvre  de  la  conversion.  La  faute  en  était  aux 
deux  partis,  les  Anglo-Saxons  et  les  Celtes.  Les  premiers 
avaient  pour  centre  Cantwaraburc  (Canterbury)  et  obser- 
vaient les  rites  catholiques,  tandis  que  les  derniers  recevaient 
leurs  prêtres  de  lona  et  pratiquaient  les  rites  irlandais. 
«  Jusqu'à  ce  jour,  dit  Bède  (II,  20),  il  est  en  usage  parmi  les 
Bretons  de  n'estimer  à  rien  la  croyance  des  Angles  et  dei 


8i  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

n'avoir  aucun  commerce  avec  eux,  pas  plus  qu'avec  les 
païens.  »  Il  cite  comme  exemple  l'alliance  entre  le  roi  païen 
de  Mercie^  Penda  elle  roi  breton  chrétien  Ceadwalla  \  qui 
attaquent  ensemble  Edwin  et  son  peuple  chrétien.  «  Penda 
qui  est  païen,  Ceadwalla,  homme  grossier,  plus  méchant 
qu'un  païen,  Penda,  qui  sert  les  faux  dieux,  Ceadwalla,  chré- 
tien en  apparence,  mais  païen  dans  son  âme  et  dans  ses 
mœurs,  tombèrent  ensemble  avec  la  même  fureur  sur  les 
sujets  chrétiens  d'Edwin.  »  D'autre  part,  les  Anglo-Saxons  re- 
connaissaient à  peine  les  Bretons  comme  chrétiens  et  ne 
voulaient  même  pas  se  mettre  à   la  même  table  qu'eux. 

On  sait  que  cette  discorde  a  porté  des  fruits  amers  non 
seulement  en  Angleterre  mais  aussi  sur  le  continent.  L'Église 
bretonne,  qui  refusait  l'aide  des  catholiques  anglo-saxons 
pour  la  conversion  des  Germains  établis  en  Angleterre,  com- 
mença elle-même  son  œuvre  parmi  les  Germains  du  conti- 
nent. Mais  lorsque  plus  tard  Boniface,  l'apôtre  rigoureuse- 
ment catholique  des  Germains,  prêcha  enïhuringe,  en  Frise 
et  ailleurs,  il  eut  à  soutenir  une  laite  difficile  contre  les  idées 
qu'avaient  propagées  des  missionnaires  hérétiques,  c'est- 
à-dire  irlandais. 

Dans  son  cinquième  livre,  Bède  donne  des  détails  sur  la 
mission  irlandaise  parmi  les  Frisons  et  les  Allemands  (mis- 
sion de  Victberct,  690,  des  deux  Ewald),  la  mission  de  Suid- 
berct^  chez  les  Bructères  (V,  9,  10),  celle  de  Willibrod,  à 
qui  Pépin  de  Héristal  fait  cadeau  du  célèbre  château  de  Wilta- 
burg  (Trajectum  en  gaulois).  «  Willibrod,  dit  Bède  (V,  il), 
vit  encore";  c'est  un  vieillard  vénérable  qui,  après  une  si 
longue  lutte  dans  l'armée  du  ciel,  aspire  aux  palmes  impéris- 

1)  Il  ne  faut  pas  le  confondre  avec  Ceadwalla  de  Westsaxonie,  le  conqué- 
rant de  l'île  de  Whighl. 

2)  La  protectrice  de  Suidberct,  Plektrudis,  épouse  de  Pépin  de  Héristal  (687- 
719)  s'appelle  dans  Bède  (V,  II)  Blithryda.  Bède  ne  parle  presque  pas  de  Pépin, 
de  sorte  que  nous  ne  comprenons  pas  pourquoi  Notker  dit  dans  ses  Gesta  Car., 
II,  16,  que  «  le  très  savanlBède  a  écrit  tout  un  livre  sur  Pépin  dans  son  Histoire 
de  l'Église.  » 

3)  Willibrod  mourut  quatre  ans  après  Bède.  en  739. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'uISTOIRE  DE  BEDE        8o 

sables  des  vainqueurs  ».  Notre  moine  est  du  reste  très  bref  dans 
la  description  de  cette  mission.  11  est  évident  que  nous  trou- 
verons plus  de  renseignements  sur  ce  point  dans  les  V?(ae, 
que  dans  Bède. 

Retournons  en  Angleterre.  Malgré  les  défauts  de  la  mé- 
thode de  conversion,  le  christianisme  gagnait  du  terrain  et 
lorsqu'en  655,  Penda,  le  champion  entêté  du  paganisme, 
tomba,  le  christianisme  remporta  la  victoire  définitive.  Il  ne 
restait  plus  qu'à  choisir  entre  le  christianisme  irlandais  et  le 
catholicisme. 

(A  suivre).  L.  Knappert. 

Traduit  par  A.  Dirr. 


REVUE  DES  LIVRES 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 


Th.  Achelis.  —  Ueber  Mythologie  und  Quitus  von  Ha-waii. 

Brunswick.  F.  Vieweg  et  fils,  1895,  in-8,  vi-82  pages.  (Tirage  à  part 
d'un  article  de  VAusland,  année  1893.) 

M.  Achelis  a  eu  la  très  heureuse  idée  de  présenter  un  tableau  d'en- 
semble de  mythologie  hawaïenne,  l'une  des  plus  développées  et  des  plus 
complexes  de  l'Océanie.  Rien  ne  saurait  être  plus  utile  à  la  connais- 
sance des  religions  des  peuples  non  civilisés  que  ces  courtes  monogra- 
phies où  sont  condensés,  coordonnés  et  systématisés  les  renseignements 
abondants,  mais  presque  toujours  épars  et  sans  liens  que  nous  donnent 
sur  les  mythes  et  les  rites  des  populations  avec  lesquelles  ils  ont  été  en 
contact  plus  ou  moins  prolongé,  les  voyageurs,  les  explorateurs  scienti- 
fiques, les  fonctionnaires  locaux  et  les  missionnaires. 

M.  A.  a  divisé  son  mémoire  en  quatre  parties  :  la  première  est  consa- 
crée à  la  cosmogonie,  la  seconde  à  la  théogonie,  la  troisième  aux  croyances 
relatives  à  l'âme  et  à  la  vie  future,  la  quatrième,  sorte  d'appendice,  au 
culte  et  aux  institutions  religieuses  et  sociales.  Les  notes,  très  amples  et 
riches  en  renseignements  et  en  indications  utiles,  sont  rejetées  à  la  fin 
du  volume.  L'auteur  a  mis  très  largement  à  profit  les  travaux  de 
M.  Bastian  ;  il  a  puisé  à  pleines  mains  dans  cet  inépuisable  trésor  de 
faits,  que  les  longues  et  persévérantes  recherches  du  puissant  ethnogra- 
phe allemand  dans  les  bibliothèques  et  ses  incessants  voyages  à  travers 
le  monde  lui  ont  permis  d'accumuler,  et  il  a  tiré  de  ces  matériaux  pré- 
cieux un  meilleur  parti  peut-être  que  n'en  eût  tiré  M.  Bastian  lui-même, 
que  ses  habitudes  de  travail  rapide  et  de  composition  hâtive  entraînent  à 
présenter  toujours  beaucoup  plutôt  à  ses  lecteurs  les  éléments  encore 
mal  coordonnés  d'un  mémoire  ou  d'un  livre  que  le  livre  lui-même 
ou  le  mémoire. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  87 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord  dans  la  mythologie  des  îles  Havaii, 
comme  au  reste  dans  les  autres  mythologies  polynésiennes,  c'est  la 
coexistence  de  fables  grossières  et  enfantines^  où  se  trahit  une  concep- 
tion des  dieux,  conforme  à  celle  des  sauvages  les  moins  développés. 
et  de  théories  cosmogoniques,  de  doctrines  religieuses,  qui  semblent 
l'œuvre  d'esprits  ingénieux  et  pénétrants,  subtils  et  raffinés.  Mais 
il  faudrait  se  souvenir  que  ce  n'est  pas  là  un  phénomène  isolé  :  la 
mythologie  grecque  pourrait  nous  fournir  les  mêmes  motifs  d'étonne- 
ment,  et  dans  Homère  déjà  de  très  hautes  conceptions  religieuses  se  ma- 
rient à  des  mythes  où  les  dieux  apparaissent  tout  semblables  aux  plus 
barbares  des  hommes,  tandis  qu'Hésiode  nous  conte  des  légendes  où  les 
Immortels  sont  représentés  sous  des  traits  où  se  pourraient  reconnaître 
les  divinités  grossières  des  Australiens  et  des  Hottentots.  Des  idées 
d'âge  divers  subsistent  amalgamées  confusément  en  un  vaste  ensemble 
de  mythes  et  de  dogmes,  où  se  mêlent  étrangement  des  conceptions 
naïves  qui  remontent  jusqu'à  l'enfance  peut-être  de  la  race  humaine,  des 
allégories,  des  ressouvenirs  de  faits  historiques,  des  tentatives  d'inter- 
prétation métaphysique  et  des  doctrines  empruntées  d'ailleurs,  trans- 
formées parfois  et  mutilées  jusqu'à  en  être  méconnaissables.  Il  en  est 
ainsi  pour  la  Grèce,  mais  plus  encore  peut-être  pour  la  Polynésie  où  les 
incertitudes  de  la  chronologie,  l'absence  de  documents  écrits,  la  diffi- 
culté d'interpréter  les  monuments  figurés,  l'action  sur  des  populations 
plus  qu'à  demi  sauvages  des  croyances  et  des  idées  des  Européens,  qui 
ont  été  assimilées  assez  vite  et  défigurées  par  les  indigènes,  se  combinent 
pour  rendre  fort  mal  assuré  l'espoir  de  pouvoir  jamais  écrire  une  his- 
toire véritable  de  la  pensée  religieuse  des  Maori.  Il  faut  le  plus  souvent 
nous  tenir  pour  contents  de  constater  l'existence  de  certaines  manières 
de  penser  et  de  croire  et  leur  action  sur  la  vie  sociale  et  religieuse  d'une 
de  ces  petites  sociétés  insulaires,  et  sur  les  institutions  publiques  et  ses 
coutumes  privées  et  ne  pas  nous  risquer  à  esquisser  une  histoire,  que  le 
manque  de  points  de  repère  chronologiques  suffisants  ferait  à  coup  sur 
trop  conjecturale.  A  vrai  dire^  cette  reconstitution  du  développement 
des  conceptions  religieuses  à  Hawaii,  M.  Achelis  ne  l'a  pas  tentée  et  il 
s'est  heureusement  abstenu  de  suivre  M.  Fornander  dans  les  aventu- 
reuses spéculations  où  il  s'était  laissé  entraîner.  Si  prudemment  qu'il 
ait  évité  d'aborder  les  questioLs  d'origine,  il  n'a  pu  néanmoins  fermer 
les  yeux  aux  frappantes  analogies  qui  existent  entre  certains  mythes 
hawaïens  et  certaines  parties  de  la  Genèse,  mais  au  lieu  de  recourir, 
comme  Fornander  et  le  roi  Kaméhaméha,  à  l'hypothèse  hasardeuse  de 


88  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

migrations  à  travers  le  Continent  asiatique,  l'océan  Indien  et  le  Pacifique 
des  ancêtres  des  habitants  actuels  des  îles  Havaii,  il  préfère  s'en  tenir  à 
la  manière  de  voir  de  son  maitre  Bastian  et  expliquer  ces  multiples  et 
étroites  ressemblances  par  la  similitude  de  structure  des  esprits  qui  ont 
enfanté  ces  légendes  et  ces  conceptions  cosmogoniques.  Peut-être  est-ce 
éliminer  un  peu  trop  lestement  l'hypothèse  de  l'emprunt;  il  y  a  telle  des 
légendes  rapportées  par  Kaméhaméha,  la  légende  du  Déluge  par 
exemple,  dont  la  ressemblance  avec  le  récit  biblique  est  vraiment  trop 
étroite  pour  que  l'on  ne  soit  pas  presque  contraint  d'admettre  qu'elle 
n'en  est  qu'un  décalque,  j'ose  à  peine  dire  une  adaptation  ;  il  faudrait  que 
l'on  eût  prouvé  que  nul  emprunt  n'a  pu  être  fait  aux  traditions  chrétien- 
nes et  juives,  pour  qu'il  valût  la  peine  de  chercher  de  ces  déconcertantes 
similitudes  une  autre  explication.  Or  cette  preuve-là  n'est  pas  faite  et 
à  vrai  dire  semble  impossible  à  faire.  On  sait  avec  quelle  surprenante 
rapidité  les  peuples  non  civilisés  ou  civilisés  à  demi  adoptent  les  lé- 
gendes, les  contes,  les  mythes  qui  leur  sont  apportés  d'ailleurs  ;  ils  les 
transforment  au  reste  en  les  adoptant  et  les  amalgament  si  intimement 
à  leurs  croyances  propres  qu'au  bout  de  peu  d'années  la  critique  interne 
serait  hors  d'état  de  faire  le  départ  entre  ce  qui  est  né  de  l'àme  même  du 
peuple  qu'on  étudie  et  ce  qui  lui  est  venu  du  dehors.  L'acceptation  facile 
des  traditions  étrangères  et  leur  incorporation  dans  la  tradition  nationale, 
dans  l'ensemble  de  conceptions  mythiques  qui  sont  liées  aux  institutions 
religieuses  et  sociales,  sont  rendues  plus  aisées  encore,  lorsqu'il  existe 
déjà  dans  la  mythologie  d'un  peuple  des  légendes  qui  ont  quelque  analo- 
gie avec  celles  que  les  immigrants  ou  les  voyageurs  apportent  avec  eux. 
Or  c'est  ce  qui  semble  s'être  passé  un  peu  partout  en  Polynésie.  La  res- 
semblance générale  qui  existait  entre  les  légendes  indigènes  et  les  tradi- 
tions bibliques  afacilité  l'adoption  par  les  Maori,  des  mythes  hébraïques  et 
chrétiens,  des  mythes  hébraïques  surtout;  peu  à  peu  la  légende  juive  plus 
simple,  plus  claire,  aux  contours  plus  arrêtés  s'est  substituée  à  l'ancienne 
légende  polynésienne  dont  elle  semblait  n'être  qu'une  simple  variante, 
mais  les  dieux  maori  y  ont  pris  la  place  de  Jahvéh  et  le  mythe  biblique 
s'est  coloré  d'une  teinte  nouvelle,  qui  le  rend  méconnaissable  pour  un 
observateur  superficiel.  M.  Achelis  reconnaît  au  reste  que  certaines  lé- 
gendes hawaïennes  sont  des  légendes  bibliques  travesties,  mais  il  ne 
semble  pas  accorder  à  ces  emprunts  toute  l'importance  qu'ils  paraissent 
avoir  en  réalité. 

L'un  des  traits  les  plus  intéressants  de  la  mytholologie   havaïenne, 
c'est  le  caractère  abstrait  et  presque  impersonnel  des  divinités  —  ou 


ANALYSES  ET  COMPTES  REiNDUS  89 

plutôt  des  entités  —  qui  sont  placées  à  l'origine  des  choses.  Il  se  peut 
que  ce  soit  là  des  créations  métaphysiques  de  date  récente,  il  se  peut 
aussi  que  ce  soit  de  plus  anciens  dieux  qui  auront  été  peu  à  peu  dépouil- 
lés de  leurs  attributs  personnels  et  concrets  au  profit  des  dieux  nouveaux 
investis  du  gouvernement  actuel  du  monde  et  des  hommes,  et  relégués 
jusqu'en  ces  tem.ps  lointains  où  le  regard  mal  assuré  ne  démêle  qu'à 
peine  les  formes  et  les  contours  des  êtres.  Ces  forces  créatrices  mysté- 
rieuses, dont  semblent  procéder  même  les  dieux,  ne  reçoivent  aucun  culte  ; 
ce  sont  des  figures  mythologiques,  des  principes  métaphysiques  d'expli- 
cation, cène  sont  pas,  au  sens  religieux  du  mot,  des  divinités.  Il  esta 
remarquer  au  reste  que  chez  les  véritables  sauvages,  (Australiens,  Hot- 
tentots,  etc.),  les  dieux  créateurs  ne  sont  pas  adorés  d'ordinaire,  parce 
qu'on  les  considère  comme  trop  vieux  et  privés  de  force  et  de  puissance 
par  l'âge,  et  que  le  culte  des  ancêtres  se  limite  à  un  petit  nombre  de 
générations. 

Dans  la  seconde  partie,  M.  Achelis  passe  en  revue  les  principales 
figures  du  panthéon  hawaïen^  Kane,  le  dieu  suprême,  Kanaloa,  dieu  de 
la  mer,  Kii,  sorte  de  Loki  polynésien,  Wakea  et  Papa,  le  ciel  et 
la  terre  personnifiés,  Lono,  dieu  des  moissons  et  époux  de  Pelé,  la 
déesse  des  volcans;  il  étudie  ensuite  les  dieux  et  les  génies  protecteurs 
des  individus  et  des  familles,  qui  ont  d'ordinaire  un  caractère  ances- 
tral. 

La  troisième  partie  traite  de  la  conception  que  les  Hawaïens  se  font  de 
l'âme,  de  sa  forme,  de  son  apparence,  de  sa  destinée,  (elle  est  d'ordi- 
naire, après  la  mort,  mangée  par  les  dieux),  de  sa  réincarnation  dans 
les  corps  des  animaux  et  en  particulier  des  requins,  du  sort  qui  l'attend 
dans  le  Reinga  (Paradis)  ou  dans  les  domaines  du  terrible  et  féroce  Mi  lu, 
qui  étend  sa  domination  sur  tous  les  morts  du  commun,  sur  tous  les 
faibles  et  les  débiles,  de  la  seconde  mort  enfin. 

Dans  l'appendice,  M.  A.  trace  une  rapide  esquissedes  pratiques  du  culte; 
il  indique  quelles  sont  les  diverses  classes  de  prêtres  et  quelle  autorité 
appartient  à  chacune,  de  quelles  fonctions  ses  membres  ont  à  s'acquitter. 
Il  donne  sur  le  tabou,  sa  signification  religieuse  et  son  rôle  social  quel- 
ques indications  sommaires  et  parle  un  peu  plus  en  détail  du  traitement 
magique  des  maladies  et  des  sociétés  secrètes.  Ces  sociétés,  à  demi  reli- 
gieuses, que  l'on  retrouve  à  travers  l'Océanie  entière,  dans  l'Océanie 
noire  comme  en  Polynésie,  constituent,  à  côté  de  l'organisation  normale 
de  la  famille  et  de  la  tribu,  une  autre  organisation  et  une  autre  hiérarchie 
parallèles,  dont  la  puissance  et  la  cohésion  paraissent  plus  grandes  encore. 


90  REVUE    BV.    LHÏSTOIRE    DES   RELIGIONS 

Cette  société  des  Areois  est  placée  sous  le  patronage  immédiat  du  dieu 
Oro  et  l'histoire  de  sa  fondation  se  mêle  étroitement  aux  divers  épisodes 
de  sa  légende;  elle  n'a  pas  le  caractère  à  demi  funèbre  des  sociétés 
secrètes  mélanésiennes,  sociétés  dont  sont  membres  au  même  titre  les 
vivants  et  les  spectres  des  morts. 

Tel  est  en  ses  grandes  lignes  le  mémoire  de  M.  Achelis.  Il  sera  utile- 
ment consulté  par  tous  ceux  qui  s'occupent  des  religions  de  l'Océanie, 
mais  il  ne  saurait  sur  aucun  point  tenir  lieu  des  sources  originales. 
Leur  valeur  respective  n'y  est  pas  critiquement  discutée,  et  les  renseigne- 
ments qu'elles  contiennent  ne  sont  qu'incomplètement  analysés  ;  ce  travail 
est  plutôt  une  introduction  générale  à  l'étude  de  la  religion  des  îles 
Hawaii  qu'un  répertoire  critique  des  données  que  nous  possédons  sur  les 
croyances  et  les  rites  auxquels  étaient  autrefois  attachés  les  indigènes 
de  cet  archipel. 

L.  Marillier. 


Incantamenta  magica  graeca  latiua  coUegit,  disposuit,  edi- 
dit  RicARDUs  Heim.  —  Lipsiae,  in  aedibus  Teubnerii.  MDCCCXCII. 

Cet  opuscule  se  compose  de  trois  chapitres  d  inégale  longueur  et  jux- 
taposés plutôt  qu'unis  en  un  même  ensemble. 

1°  Dans  le  premier  et  le  plus  long  de  ces  chapitres,  M.  Heim  a  groupé 
245  formules  magiques,  extraites  des  auteurs  grecs  et  latins. 

2°  L'opuscule  se  continue  par  un  chapitre  intitulé  :  De  forma  incan- 
tamentorum  metrica. 

M.  Heim  y  expose  les  deux  opinions  auxquelles  cette  question  de  mé- 
trique a  donné  naissance.  Deux  écoles  se  sont  formées  :  celle  de  Ritschl 
et  celle  de  Duentzer. 

M.  Heim,  qui  doit  être  d'humeur  pacifique,  garde  la  neutralité  : 

«  Uterque  modum  transi re  videtur  et  rectum  in  medio  est. 

ce  Difficillimum  est  certis  et  artificiosis  legibus  compositas  formulas 
inveniri.  Maxime  amat  populus  carmina  aequalibus  membris  praedita, 
quae  praeterea  adnominatione  vel  assonantia  vincta  sunt.  » 

Des  lignes  d'égale  longueur,  des  assonances,  des  rimes  même,  c'est- 
à-dire  le  trompe-l'œil  de  la  poésie,  c'est  tout  ce  que  l'on  trouve  dans  ces 
formules. 

A  défaut  de  réelle  poésie  on  y  rencontre,  à  chaque  pas,  des  fautes  de 
grammaire. 


ANALYSt';S  ET  COMPTES  RENDUS  91 

Albula  glandula 

Nec  doleas,  nec  erescas, 

Nec  paniculas  facias 

Sed  liquescas  tanquam  salis  in  aqua  (p.  145). 

3»  Enfin  l'opuscule  se  termine  par  un  chapitre-appendice  :  «  Anec- 
dota  incantamenta  nonnulla.  » 

Inscrites,  par  une  main  étrangère  sur  les  marges  d'un  manuscrit  du 
monastère  de  Maria  Laach,  ces  formules  ne  sont  pas  du  domaine  de  la 
magie,  mais  du  domaine  de  la  médecine  et  des  croyances  superstitieuses 
des  X*  et  xi^  siècles. 

Exemples  :  «  Ad  febres.  Morionis  manum  unam  collige  cum  oratione 
dominica,  tere  cum  aquâ  frigidà,  bibe,  probatum  est  »  (p.  552). 

«  Ut  mures  non  comedant  annonam  in  horreo.  In  vigilia  Sancti  Johan- 
nis,  post  occasum  solis,  vade  ubi  \erbena  est  et  gira  eam  cum  cultello 
in  circuitu  ter[rae]  et  die  ter  in  nomine  Patris  et  Filii  et  Spiritus 
Sancti,  etc.,  etc.  »  (p.  553). 

Gela  ressemble,  de  tous  points,  aux  recettes  que  l'on  rencontre  dans 
les  deux  ouvrages  apocryphes  :  Enchiridion  Leonispapae  et  le  Grimoire 
du  pape  Honorius.  En  résumé,  le  lecteur  a  sous  les  yeux  une  collection 
de  textes  magiques  faite  par  un  philologue. 

De  prime  abord  ce  travail  semble  ne  ressortir  que  du  tribunal  des 
philologues  et  je  suis  assuré  que  de  ce  côté  l'auteur  a  reçu  force  éloges. 

Mais  cet  auteur,  ce  philologue,  demande  qu'il  soit  rendu  compte  de 
son  opuscule  dans  la  Revue  de  L'Histoire  des  Religions. 

C'est^  du  même  coup,  confesser  qu'il  attribue  à  son  œuvre  une  valeur 
religieuse  et  magique  —  et  qu'il  accepte  la  critique  des  gens  experts  en 
ces  questions.  Or  à  ce  point  de  vue  l'intérêt  de  ce  livre  semble  beaucoup 
moindre. 

On  pourrait  dire  en  effet  à  M.  H.  que  ses  245  formules  sont  pré- 
sentées sans  ordre  et  groupées  comme  au  hasard  de  ses  lectures.  Ce 
qui  est  grec  s'y  confond,  dans  un  inextricable  mélange,  avec  ce  qui  est 
romain;  ici,  la  formule  la  plus  récente  y  a  le  pas  sur  la  plus  ancienne; 
là,  au  contraire  et  toujours  sans  motif  connu,  la  plus  ancienne  reprend 
la  place  qui  lui  appartient.  Et  l'on  ne  sait  quels  motifs  l'ont  pu  pousser 
à  faire  preuve  d'une  insouciance  aussi  absolue  de  tout  ordre? 

M.  Heim  répondrait  sans  doute  que  la  critique  porte  juste,  et  qu'il 
avait  lui-même  compris  qu'un  ordre  logique  eût  donné  plus  de  valeur  à 
son  travail  : 

«  Itaque  facile  non  est  cognitu  quid  sit  romanae,  quid  peregrinae 


92  REVUE   DE    L'iilSTOTIlE    DKS    HELlfirONS 

originis,  quid  novum  aut  antiquum;  quid  prius,  quid  posterius;  neque 
fieri  potest,  ut  tempus  quo  singula  carmina  superstitiosa  composita  sint, 
cognoscamus. 

«  Neque  minus  saepe  difficile  est,  discerni  veram  religionem  etsuper- 
stitionem  magicam.  » 

C'était  un  long  et  dur  labeur  que  d'établir  un  ordre  logique  dans  ces 
245  formules.  La  tâche  a  effrayé  M.  H.  ;  il  a  préféré  citer  au  hasard. 

De  quel  chef,  en  effet,  pourrait-on  ajouter,  s'est-il  arrogé  le  droit  de 
grouper  ces  245  formules  citées  à  tout  hasard,  sous  quatorze  rubriques 
ou  chapitres? 

Pourquoi  quatorze  plutôt  que  vingt,  plutôt  que  cent? 

A  ne  tenir  compte  que  des  tablettes  connues,  on  peut  constater  déjà 
que  le  champ  de  la  magie  est  sans  limites.  C'est  par  centaines  que  se 
chiffrent  aujourd'hui  les  tablettes  relatives  aux  différentes  opérations  ma- 
giques en  Chaldée. 

Pour  les  seuls  présages  atmosphériques,  on  possède  un  ouvrage  en 
vingt-cinq  chapitres  sur  lesquels  onze  sont  consacrés  aux  présages  céles- 
tes et  quatorze  aux  présages  terrestres  (III  Raw.,  pi.  49). 

S'agit-il  d'incantations  contre  les  maladies?  On  trouve  aux  planches  17 
et  18  du  IP  vol.  de  Rawlinson  vingt-huit  formules  pour  vingt-huit  ma- 
ladies différentes. 

Et  comme  le  nombre  des  maladies  est  illimité,  on  trouve  dans  les  dix- 
sept  premières  planches  du  IV^  vol.  de  Rawlinson  autant  de  formules 
d'incantations  qu'il  y  a  de  cas  de  maladies. 

S'il  vous  plaît  de  conjurer  les  esprits,  vous  avez  à  votre  disposition 
vingt-neuf  petites  formules  de  conjurations  dans  la  collection  qui  a 
pour   titre  :  Kikanlabi-ku. 

Contre  les  sept  esprits  mauvais  vous  avez  une  série  de  seize  tablettes. 

Toute  inscription  historique,  et  Dieu  sait  si  elles  sont  nombreuses  de- 
puis Ur-Nina  jusqu'à  Nabonid,  vous  donnera  une  formule  d'invocation 
et  de  malédiction. 

Il  ne  s'est  pas  rédigé  un  contrat  qui  ne  contienne,  comme  le  caillou  de 
Michaux,  une  formule  d'imprécation. 

Pas  un  temple  ne  s'est  bâti,  pas  un  palais  ne  s'est  dressé  ni  en  Baby- 
lonie  ni  en  Assyrie  sans  qu'aux  quatre  angles  les  constructeurs  n'aient 
déposé  ou  une  formule  magique  d'incantation  ou  une  formule  d'impré- 
cation contre  les  violateurs  de  la  pierre  angulaire  de  ces  temples  ou 
palais. 

Faut-il  citer  les  innombrables  talismans  recueillis  au  Musée  du  Lou- 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  93 

vre,  le-  étage?  Chaque  talisman,  statuette,  amulette  ou  cachet  porte  une 
inscription  magique. 

Enfin,  car  il  faut  terminer  cette  trop  longue  énumération,  je  mention- 
nerai pour  mémoire  les  tablettes  relatives  à  l'envoûtement,  aux  présages 
tirés  de  la  position  des  astres,  de?  éclipses  de  lune  et  de  soleil,  aux  por- 
tenta  tirés  de  la  naissance,  de  la  foudre,  du  tonnerre,  du  vent,  de  la  di- 
vination par  les  figures  géométriques,  par  les  flèches,  etc. 

Gomment  avoir  la  prétention  de  faire  tenir  ces  milliers  de  formules 
magiques  sous  quatorze  rubriques  ? 

Si  M.  H,  n'était  pas  seulement  philologue,  il  n'eût  point  écrit,  page 
4t)7:  «  Populus  Graecorum  ipse  ter  se  hanc  artem,  quae  quasi  pars 
religionis  erat,  novit  et  coluit,  etiamsi  de  incantationibus  veteribus 
paene  nihil  scimus;  postea  sane  multum  ex  Orientis  populis,  eut  Ju- 
daeis,  Ghaldaeis,  Persis,  Aegyptiis  in  Graecorum  populum  penetrabat, 
ut  demonstrant  papyri  quae  vocantur  magicae  in  Aegypto  inventae.  » 

Il  faut  du  reste  adresser  à  M.  H.  un  reproche  plus  grave  encore  :  pas 
une  des  formules  qu'il  cite  n'a  la  moindre  valeur  au  point  de  vue  de  la 
science  magique. 

Ge  sont  des  débris  sans  intérêt,  sans  lien,  sans  signification,  et  dont 
personne  ne  saurait  extraire  un  enseignement  quelconque  sur  la  vraie 
magie. 

On  a  dit,  en  parlant  d'histoire,  «  que  mille  dates  ne  donnaient  pas  une 
idée  ».  Autant  en  dirai-je  de  ces  245  formules  stériles;  en  aurait-on 
groupé  1000,  au  lieu  de  245,  que  l'on  n'aurait  pas  donné  au  lecteur  une 
seule  idée  sur  la  magie. 

M.  Heim  pourrait  sans  doute  dire  qu'avec  les  anciens  il  confesse 
l'inanité,  le  vide  de  ses  245  formules.  De  parti  pris  et  avec  une  intention 
bien  marquée  de  mépris,  ils  ont  laissé  de  côté  et  condamné  à  l'oubli  des 
listes  entières  de  ces  stériles  formules  :  «  Partim  scriptores  antiqui 
consilio  studioque  taliacarmina  in  libris  omiserunt  veluti  Plinius.  » 

Mais  avec  la  conviction  que  la  magie  n'est  pas  un  catalogue  banal  de 
vaines  formules,  M.  H.  n'a  pas  tenté  le  moindre  effort  pourarriver  à  une 
synthèse.  Il  s'est  amusé  aux  détails  sans  se  préoccuper  de  l'ensemble. 

Il  a  cru  que,  pour  expliquer  la  force  magique  des  paroles,  il  suffisait 
de  recopier  les  formules  d'incantations  et  les  inscriptions  :  «  Gùm  his 
paginis  vim  magicam  verborum  explicare  velim,  non  solum  incanta- 
menta,  quae  et  pronuntiari  et  scribi  potuerunt,  contuli,  sed  etiam  inscrip- 
tiones,  quae  in  amuletis  insculptae  portabantur,  quantum  necessarium 
est,  Iractavi.  » 


94  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

Il  a  toujours  oublié  ce  point  essentiel  qu'il  ne  recopiait  que  des  for- 
mules sans  vie,  dépourvues  de  leur  signification  primitive  et  qui  ne  re- 
prennent leur  valeur  réelle  que  lorsqu'elles  sont  remises  dans  leur 
cadre. 

Un  exemple  emprunté  à  une  incantation  du  IV  Raw.,  pi.  7,  mettra 
ma  pensée  en  plein  relief. 

Cette  incantation,  je  suppose,  est  passée  de  Babylone,  par  l'Egypte  et 
la  Grèce  jusqu'à  Rome. 

A  ce  terme  d'arrivée,  l'incantation  sera  libellée,  comme  le  sont  les 
245  formules  :  «  Contre  le  mal  de  tête.  —  Au  lever  du  soleil,  le  mage 
ira  sur  les  bords  de  l'Euphrate,  de  ses  mains  il  puisera  l'eau  pure  du 
fleuve,  reviendra  à  la  demeure  du  patient,  répandra  l'eau  pure  sur  la 
tête  de  ce  dernier,  disant  :  Esprit  du  ciel,  conjure-le.  Esprit  de  la  terre, 
conjure-le.  » 

Vous  avez  en  ces  quelques  lignes  très  exactes,  très  conformes  au  texte 
original,  la  déformation  la  plus  complète  de  l'incantation  magique  telle 
qu'elle  se  pratiquait  en  Babylonie. 

C'était  un  drame  très  vivant,  plein  de  poésie,  animé  d'un  vrai  souffle 
religieux,  débordant  de  symbolisme  et  divisé  en  trois  actes. 

Au  premier  acte,  le  magicien  fait  le  diagnostic  du  mal,  raconte,  de 
façon  saisissante,  le  travail  ténébreux  des  puissances  occultes  sur  la  tête 
du  patient. 

La  maladie  connue,  il  s'agit  de  découvrir  le  remède  :  c'est  le  deu- 
xième acte.  Éa,  dieu  de  la  Sagesse,  maître  en  tout  savoir,  pourrait  indi- 
quer ce  remède.  Mais  il  habite  les  profondeurs  de  l'abîme  et  sa  demeure 
n'est  pas  de  facile  accès.  —  Par  bonheur  son  fils  Marduk,  le  dieu  so- 
leil, qui  chaque  matin  (naît)  sort  de  l'Océan,  reste  tout  le  jour  visible,  est 
un  dieu  de  plus  facile  accès  pour  l'homme.  On  se  tourne  donc  vers  lui  en 
cas  de  détresse,  on  le  députe  vers  Éa  pour  connaître  le  remède  à  tous 
maux.  —  Touché  de  cette  prière  et  lorsque  le  soir  arrive,  on  voit  le  dieu 
pitoyable,  Marduk  (le  soleil),  se  plonger  dans  les  flots,  la  demeure  d'Éa. 
La  nuit  se  passe  en  consultation  entre  Marduk  et  son  père.  Le  lendemain 
le  soleil  (Marduk)  quitte  la  maison  d'Éa,  l'Océan.  C'est  l'heure  de  la 
rémission  pour  toute  maladie,  c'est  l'heure  de  la  renaissance  de  toute 
chose  à  la  vie,  à  la  lumière.  —  C'est  aussi  l'heure  où  Marduk  indique  au 
magicien  le  secret  d'Éa,  le  remède  demandé. 

A  ce  moment,  commence  le  troisième  acte.  Le  magicien,  aux  premiers 
rayons  de  l'aurore,  se  rend  aux  rives  de  l'Euphrate,  il  y  puise  l'eau  pure 
et,  revenu  à  la  demeure  du  malade,   il  lui  fait  les  aspersions  voulues 


ANALYSES  ET  COMPTES   RENDUS  95 

sur  la  tète,  et  jette  aux  esprits  mauvais,  causes  du  mal,  les  impréca- 
tions rituelles. 

Sous  chacune  des  245  formules  de  M,  H.  se  cachait,  à  l'orig-ine,  un 
drame  du  genre  de  celui  que  je  viens  d'analyser. 

Pour  avoir  et  pour  donner  une  idée  exacte  de  la  magie,  il  ne  suffit 
pas  de  collectionner,  fût-ce  par  milliers,  des  formules,  d'en  faire  une 
étude  philologique. 

Le  plus  sûr  chemin  est  de  remonter  aux  origines.  Si,  en  toute  ma- 
tière, «  la  science  n'est  qu'une  ignorance  dérivée  de  plus  haut  »,  en 
magie,  de  nos  jours,  il  n'est  plus  permis  de  dériver  notre  ignorance  de 
moins  haut  que  des  inscriptions  de  la  Babylonie.  C'est  véritablement 
prendre  trop  facilement  parti  de  son  ignorance  que  de  dire  :  «  Nihilo 
magis  plaçât  sententia  virorum  doctorum,  hune  carmmum  super stitio- 
sum  usum  ex  Oriente  in  Graeciam  importalum  esse  ». 

Aurèle  Quentin. 


Jaina  Sûtras  translatée!  from  Prakrit  by  Hermann  Jagobi. 
Part  II.  The  Uttarâdkyayana  Sûtra.  The  Sûlrakrtânga  sûtra  [The 
Sacred  Books  of  the  East,  vol.  XLV),  Oxford,  1895. 

Le  nom  de  M.  Hermann  Jacobi  est  familier  à  tous  les  indianistes.  Sa 
curiosité,  active  autant  qu'heureuse,  se  plaît  à  battre  les  régions  les 
moins  foulées  de  la  philologie  indienne;  son  érudition  de  spécialiste, 
associée  à  de  solides  connaissances  scientifiques,  la  classe  hors  cadre  au 
premier  rang  de  la  science.  Astronome,  métricien,  linguiste,  il  prodigue 
les  suggestions  audacieuses,  les  hypothèses  hardies,  et  s'il  ne  réussit  pas 
toujours  à  convaincre,  il  réveille  l'intérêt  et  provoque  la  discussion. 
Quelle  polémique  retentissante  s'est  engagée  récemment  encore  autour 
d'un  court  mémoire  sur  l'âge  du  Véda  !  Les  études  religieuses  ne  doivent 
pas  moins  à  M.  Jacobi  que  l'indianisme  proprement  dit.  Sa  traduction 
allemande  du  Bouddhisme  de  M.  Kern  a  mis  à  la  portée  de  tous  les 
savants  ce  magnifique  ouvrage  trop  peu  accessible  dans  sa  rédaction 
hollandaise.  Mais  le  jainisme  devait  nécessairement  tenter  et  séduire 
M.  Jacobi  aux  dépens  de  son  antique  rival.  Il  y  a  quinze  ans,  le  jainisme 
était  encore  une  terre  inconnue;  si  M.  Weber,  toujours  le  premier  à 
ouvrir  les  voies,  y  avait  poussé  une  exploration  patiente  et  féconde,  on 


96  REVUE  DK    l'histoire  DES  RELIGIU.N'S 

se  contentait  en  général  d'idées  reçues,  de  documents  vieillis  et  de  tra- 
ductions sans  autorité.  La  recherche  méthodique  des  manuscrits  dans 
l'Inde  avait  pourtant  fait  surgir  une  littérature  considérable  qui  restait  à 
défricher.  L'entreprise  demandait  une  persévérance  à  toute  épreuve  : 
les  ouvrages  sacrés  du  canon  jaina  sont  écrits  dans  un  dialecte  appa- 
renté sans  doute  au  sanscrit,  mais  défiguré  par  des  altérations  profondes 
et  réduit  par  l'usure  des  consonnes  à  une  sorte  de  bégaiement  amorphe. 
Le  mérite  littéraire  des  textes  n'est  pas  fait  pour  compenser  les  faiblesses 
de  la  langue;  la  prolixité,  le  verbiage,  les  répétitions  en  sont  les  moindres 
défauts.  L'échec  du  jainisme  s'explique  sans  peine  si  on  compare  sa 
littérature  sacrée  aux  Écritures  des  Églises  rivales  :  une  fatalité  malen- 
contreuse lui  a  refusé  un  écrivain  de  génie.  Les  Pères  de  l'Église  n'ont 
jamais  atteint  à  l'art  sublime  des  maîtres  brahmaniques  ou  à  la  simpli- 
cité attendrissante  des  docteurs  du  bouddhisme.  Cependant,  malgré  la 
médiocrité  de  sa  fortune,  le  jainisme  n'en  tient  pas  moins  une  place 
considérable  dans  l'histoire  de  l'Inde  :  contemporain  du  bouddhisme,  il 
a  grandi  dans  la  même  région,  il  a  connu  les  mêmes  personnages,  il  a 
sollicité  les  mêmes  patrons,  il  a  combattu  les  mêmes  concurrents.  Sa 
tradition  contrôle  et  complète  la  tradition  bouddhique;  sa  dogmatique, 
comparée  à  la  dogmatique  rivale,  éclaire  l'état  des  esprits  dans  l'Inde  au 
cours  du  ïv"  siècle  avant  l'ère  chrétienne;  son  histoire  conservée  en 
partie  dans  des  annales  ecclésiastiques,  en  partie  restituée  par  les 
découvertes  épigraphiques,  donne  de  précieux  repères  dans  le  chaos  de 
la  chronologie  indienne. 

Nous  n'avons  pas  à  énumérer  ici  la  longue  liste  des  travaux  de  M.  Ja- 
cobi  sur  le  domaine  dujainismo,  textes,  traductions,  analyses,  mémoires, 
chrestomathie,  etc.  Il  nous  suffira  de  rappeler  la  traduction  magistrale  de 
l'Acârâtiga  Sûtra  et  du  Kalpa  Sùtra,  publiée  dans  la  collection  des  5'acrec? 
Books  of  te  East  (vol.  XXII)  en  1884.  La  traduction  de  l'Uttaràdhyayana 
et  du  Sûtrakrtânga,  publiée  aujourdhui  dans  la  même  collection,  a  une 
valeur  double;  les  spécialistes  de  l'indianisme  n'y  trouveront  pas  moins 
d'intérêt  ou  de  profit  que  le  grand  public,  car  le  texte  de  ces  deux  ou- 
vrages leur  est  encore  à  peu  près  inconnu;  la  seule  édition  qui  en  ait 
été  donnée  jusqu'ici  a  paru  dans  l'Inde,  aux  frais  d'un  dévot  indigène.  Les 
deux  sûtras  réunis  dans  ce  volume  ne  sont  pas  classés  dans  la  même 
section  du  canon.  Le  Sûtrakrtânga  est  le  second  des  douze  arigas  ou 
textes  fondamentaux;  l'Uttarâdtiyayana  est  le  premier  des  quatre  mûla- 
sûtras  qui  ferment  la  collection  sacrée.  La  classification  des  théologien 
semble  ici  correspondre  à  la  réalité;  l'anga,  comparé  au  mûla-siitra,  décèle 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  97 

une  rédaction  antérieure  :  le  plan  en  est  moins  ordonné,  la  doctrine 
moins  systématique.  L'un  et  l'autre  visent  au  même  objet;  ils  s'adres- 
sent au  jeune  moine  pour  l'instruire  de  ses  devoirs,  l'introduire  à  la  vie 
ascétique  et  le  mettre  en  garde  contre  les  séductions  des  doctrines  hé- 
rétiques. Pour  mieux  frapper  ou  pénétrer  l'esprit,  la  forme  de  la  leçon 
change  sans  cesse;  elle  chante,  elle  prêche,  elle  conte,  elle  discute. 
L'hymne  alterne  avec  le  dialogue,  la  parabole  avec  la  controverse.  Sou- 
vent, il  est  vrai,  le  cadre  est  à  peine  esquissé,  et  le  commentaire  seul 
permet  d'en  restituer  les  lignes  fuyantes.  L'humour  vertueux  des 
moines,  chez  les  Jainas  comme  ailleurs,  se  plaît  à  deux  thèses  ;  les 
enfers  et  les  femmes.  L'austère  rédacteur  du  Sûtrakrta  peut  se  flatter 
d'avoir  tracé  un  des  plus  jolis  tableaux  de  genre  que  l'Inde  nous  ait 
laissés  ;  s'il  note  en  observateur  exact  les  coquetteries  pernicieuses  des 
femmes,  sa  fantaisie  triomphe  à  représenter  les  misères  et  les  humilia- 
tions qu'impose  l'amour.  L'Inde  antique  a  connu  les  maris  martyrs. 
(c  Les  uns  ont  à  porter  des  charges  comme  un  chameau;  ou  debout  la 
nuit  ils  bercent  l'enfant  avec  des  refrains  de  nourrice,  ou  hien  ils  lavent 
le  linge  comme  des  blanchisseurs  »  (I,  4,  2). 

Mais  c'est  surtout  l'histoire  des  doctrines  qui  doit  profiter  de  ces  deux 
textes.  Ils  n'éclairent  pas  seulement  par  un  exposé  dogmatique  les  idées 
fondamentales  du  jainisme  ;  ils  font  aussi  défiler  les  adversaires  de  l'Église 
naissante,  et  si  leur  témoignage  est  trop  suspect  pour  être  admis  sans 
réserve,  encore  sommes-nous  heureux  de  l'enregistrer  sous  bénéfice 
d'inventaire.  Nous  sommes  d'ailleurs  en  état  de  les  contrôler  sur  plu- 
sieurs points^,  et  l'épreuve  est  généralement  favorable.  Les  dogmes  des 
matérialistes,  des  Vedântins,  des  Akriyâvâdins,  des  pré-Vaiçesikas,  des 
Bouddhistes,  des  Jânayas,  des  Vainayikas,  de  Goçâla  et  son  école,  des 
Agnostiques,  des  Védistes,  des  Hastitàpasas  sont  successivement  exposés 
et  réfutés.  Un  grand  nombre  de  ces  sectes  étaient  jusqu'ici  inconnues. 

La  besogne  du  traducteur,  aux  prises  avec  des  opinions  énigmatiques 
et  des  termes  incertains,  était  redoutable.  M.  Jacobi  ne  s'en  est  pas  con- 
tenté; il  a  voulu  mettre  lui-même  en  œuvre  les  matériaux  qu'il  avait 
dégrossis.  L'Introduction  qui  ouvre  le  volume  n'a  pas  moins  d'importance 
que  les  nouveaux  Sûtras.  M.  Jacobi  y  examine  tour  à  tour  les  hérésies 
exposées  et  réfutées  par  ses  textes;  il  retrouve  la  plupart  de  ces  thèses 
également  exposées  et  condamnées  dans  le  canon  bouddhique.  Une  fois 
de  plus,  la  double  série  des  documents  se  contrôle  et  se  corrobore.  Mais 
tandis  que  le  bouddhisme,  façonné  de  bonne  heure  en  système,  tire  ses 
données  de  son  propre  fonds,  le  jainisme  demeuré  à  l'état  de  masse 

7 


98  RliVLE  DE    l'histoire   DES  RELIGIONS 

amorphe  subit  les  intluences  de  ses  rivaux,  et  leur  emprunte  pèle-mèle. 
La  doctrine  du  Syàd-vàda  semble  être  une  réplique  aux  Ajilàna-vâdins 
qui  prêchaient  l'agnosticisme.  La  théorie  des  six  leçyâs  correspond  aux 
six  classes  de  Goçàla,  et  n'en  est  qu'une  adaptation.  Les  formules,  les 
usages  en  pratique  chez  les  Acelakas,  au  dire  des  Bouddhistes,  se  retrou- 
vent en  partie  chez  les  Jainas.  Goçàla,  le  maître  des  Acelakas,  est  un 
disciple  schismatique  de  Mahâvira,  selon  la  tradition  des  Jainas  qui  met 
ainsi  les  deux  écoles  en  i-apport  d'origine.  M.  Jacobi,  qui  a  restitué  ainsi 
l'atmosphère  intellectuelle  où  s'est  formée  la  religion  du  Jina,  prétend 
remonter  plus  haut  encore,  jusqu'au  précurseur  du  dernier  Jina,  à 
Pàrçva.  Les  sûtras  jainas  désignent  expressément^  et  plus  d'une  fois, 
les  sectateurs  de  Pàrçva;  dans  iUtlaràdhyayana  même,  le  disciple  de 
Mahàvîra,  Gautama,  rencontre  Keçi,  chef  de  la  branche  de  Pàrçva,  et 
disserte  avec  lui.  Les  sùtras  bouddhistes,  si  exactement  informés  des  doc- 
trines jainas,  connaissent  les  quatre  vœux  de  Pàrçva,  distincts  des  cinq 
mahà-vratas  de  Mahàvîra.  Il  est  légitime  d'en  conclure,  avec  M.  Jacobi, 
que  l'Eglise  de  Mahàvîra  est  une  continuation  amendée  de  l'Église  de 
Pàrçva  et  que  le  nom  de  Nirgranthas  a  pu  s'appliquer  aux  adeptes  des 
deux  branches. 

Le  volume  de  M.  Jacobi  est  un  nouveau  service  rendu  à  la  cause  de 
l'antiquité  indienne.  Si  ses  conclusions,  fondées  sur  le  raisonnement,  ne 
sont  pas  de  nature  à  convaincre^  les  documents  qu'il  a  réunis  et  juxta- 
posés avec  un  soin  si  heureux  doivent  subsister.  S'ils  ne  démontrent 
pas  encore  la  haute  antiquité  du  jainisme,  ils  le  rendent  de  plus  en  plus 
étroitement  solidaire  du  bouddhisme.  Les  sûtras  des  deux  Églises  se  rap- 
portent bien  à  la  même  époque  et  au  même  mouvement  religieux  '. 

Sylvain  Lévi. 


Ernst  M.aass.  —  Orpheus.  Untersuchungen  zur  griechi- 
schen  romischen  altchristlichen  Jenseitsdichtung 
und  Religion.  Avec  deux  planches.  —  0.  Beck,  Mûnchen,  1895. 

M.  Maass,  professeur  à  Marbourg^  continue,  sans  se  lasser,  la  série  de 
ses  productions.  Le  savant  critique  vient  de  faire  paraître  une  nouvelle 

1)  Le  vers  -44  du  chap.  ix  de  VUttarddhyayana,  à  en  juger  sur  la  traduction, 
correspond  littéralement  au  vers  70  du  Dkainnuipada,  Le  rapprochement  n'est 
pas  sans  intérêt,  car  le  vers  en  question  présente  une  expression  difficile  {sarn- 
khâtadhammânam)  sur  laquelle  les  interprèles  sont  en  désaccord.  La  traduc- 


ANALYSES  ET  C03IPTES  RENDUS  99 

étude  intitulée  Orpheus.  Le  titre  du  livre  indique  déjà  par  lui-même  le 
sujet  qu'il  traite.  Nous  avons  ici  une  suite  d'articles,  de  recherches  de 
détail,  se  rapportant  plus  ou  moins  étroitement  au  thème  devenu  actuel 
de  l'orphisme.  Les  prédécesseurs  de  M.  Maass,  MM.  Norden,  AVilamowitz, 
Rohde,  Dieterich,  Usener,  Foucault,  s'étaient  appliqués  plutôt  à  nous 
montrer  l'extension  et  la  persistance  des  idées  orphiques,  à  nous  prou- 
ver leur  influence  sur  le  christianisme,  et  sur  la  religion  grecque  en 
général. 

Dans  son  enquête,  M.  Maas  tend  à  distinguer  des  phases,  à  séparer 
des  périodes  dans  le  cours  de  la  religion  orphique,  et  à  déterminer  son 
évolution. 

Le  premier  chapitre  traite  d'Athènes  et  de  la  religion  orphique.  C'est 
de  beaucoup  le  plus  important  et  le  plus  étendu;  et  dans  ce  chapitre 
lui-même,  le  morceau  capital  est  l'inscription  des  Jobakchoi.  Les  fouilles 
exécutées  par  l'Institut  archéologique  allemand  en  Grèce  ont  fait  con- 
naître l'inscription  des  lobakchoi,  congrégation  religieuse  privée,  se  rat- 
tachant au  culte  orphique  et  datant  de  l'époque  romaine.  Cette  inscrip- 
tion a  été  publiée  et  commantée  par  Sam.  Wide  (1894),  et  c'est  à  cette 
édition  que  M.  Maass  renvoie  le  lecteur  pour  de  plus  amples  renseigne- 
ments. Elle  renferme  les  statuts  et  ordonnances  de  ladite  société,  les 
conditions  pécuniaires  et  religieuses  auxquelles  on  peut  devenir  un  lobak- 
chos;  elle  réglemente  les  relations  de  celui-ci  avec  l'archibakchos,  le 
trésorier,  le  prêtre  de  Boukolos  et  les  cinq  dieux  de  la  congrégation, 
Dionysos,  Korè,  Palaimon,  Aphrodite  et  Proteurhythmos. 

M.  Maass  conteste  que  les  lobakchoi  aient  quelque  chose  de  commun 
avec  le  culte  de  Lénée.  Par  suite,  leur  chef  Boukolicos  ne  peut  pas  tirer 
son  nom  de  Boukolion;  ce  nom  Boukolicos,  M.  Maass  le  dérive  d'un  dieu 
ou  d'un  héros.  Un  tel  dieu  est  inconnu,  mais  l'auteur  croit  pouvoir  le 
retrouver  dans  le  Proteurythmos  des  lobakchoi,  qui  n'est  d'ailleurs  pas 
autre  chose  qu'Orphée  lui-même.  —  Dans  le  deuxième  chapitre,  M.  Maass 
suit  ce  dieu  à  la  trace  sur  le  sol  de  l'ancienne  Grèce.  H  voit  en  lui  un  dieu 
d'origine  grecque,  à  moitié  apollonique,  à  moitié  chthonique;  il  va  même 
plus  loin  et  prétend  nous  indiquer  la  race  à  laquelle  appartenait  ce  vieux 
dieu  hypothétique  :  c'est  celle  des  Minyens.  Plus  ingénieux  que  solide, 
tout  cela  est  insuffisamment  étayé  de  preuves.  Au  manque  de  documents, 

lion  de  M.  Jacobi  confirme  celle  de  M.  Max  Mûller,  —  Plusieurs  des  noms  de 
pierres  que  M.  Jacobi  n'a  pas  pu  identifier  (p.  213  et  214)  se  retrouvent  et  sont 
expliqués  dans  les  Lapidaires  indiens  de  M.  Louis  Finot  (Paris,  1896). 


100  HEVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

l'auteur  remédie  trop  souvent  par  des  hypothèses  subtiles  et  des  remar- 
ques hasardées. 

Le  chapitre  m  a  trait  à  un  recueil  d'hymnes  orphiques  venus  un 
peu  de  tous  les  points  de  l'horizon  religieux.  M.  Maass  s'efforce  d'en  pré- 
ciser la  date  et  d'en  déterminer  les  rapports  avec  l'orphisme.  —  L'épi- 
taphe  bien  connue  de  Vibia,  femme  d'un  certain  Vicentius,  prêtre  de 
Sabasios,  citée  par  M.  Maass,  est  intéressante  par  les  idées  qu'elle  renferme 
sur  l'au-delà;  il  y  a  à  ce  propos  nombre  de  données  justes,  de  remarques 
fines  et  délicates;  mais  les  preuves  fournies  par  l'auteur  pour  établir  que 
l'épitaphe  est  orphique  ne  me  paraissent  pas  suffisantes. 

Le  Culex,  poème  apocryphe,  attribué  à  Virgile,  est  l'objet  d'un  para- 
graphe spécial.  L'auteur  explique  à  sa  façon  ce  petit  poème,  et  l'inter- 
prétation qu'il  donne  du  discours  du  moucheron  au  berger  endormi  n'est 
pas  pour  nous  déplaire.  La  description,  par  le  moucheron,  de  ce  qui  se 
passe  dansleroyaume  des  ombres,sa  réception  par  trois  femmes,Eurydice, 
Alceste  et  Pénélope,  le  style  quelque  peu  boursouflé  et  emphatique,  le 
tout  a  quelque  chose  d'un  peu  ironique  et  d'amusant  tout  à  la  fois. 
M.  Maass  voit  dans  ce  poème  une  parodie  des  idées  orphiques  sur  l'au-delà. 

Dans  le  dernier  chapitre,  M.  Maass  reprend  et  complète  les  études  de 
quelques-uns  de  ses  prédécesseurs.  Il  se  place  à  un  point  de  vue  parti- 
cuher.  En  opposition  avec  certains  théologiens  qui  ne  veulent  voir  dans 
le  développement  de  l'apocalyptique  que  l'influence  orientale,  il  s'applique 
à  montrer  l'influence  de  l'orphisme  sur  l'apocalyptique  chrétienne. 
Celui-ci  aussi  a  eu  ses  descriptions  du  monde  inférieur,  ses  rêves  d'avenir, 
dont  il  aperçoit  ia  trace  dans  certaines  apocalypses  (Paul,  Pierre).  Eschyle, 
Pindare,  Philétas  nous  fournissent  le  même  nombre  de  traits  que  nous 
retrouvons  ici.  «  L'apocalyptique  commence  en  Grèce  avec  la  religion 
orphique.  »  Cette  opinion,  dans  les  termes  modérés  où  elle  est  exprimée, 
est  acceptable.  M.  Maass,  quoique  helléniste,  met  le  lecteur  en  garde  contre 
l'exagération  de  certains  de  ses  collègues  qui  veulent  voir  dans  l'apocalyp- 
tique entière  un  produit  de  l'esprit  grec.  Pour  montrer  l'influence  grec- 
que sur  l'Apocalypse  de  Jean,  ils  rappellent  par  exemple  qu'un  dragon 
apparaît  au  firmament,  traînant  derrière  lui  un  tiers  du  ciel  étoile  et  lut- 
tant avec  une  femme  tourmentée  des  douleurs  de  l'enfantement  et  entou- 
rée du  soleil  et  de  la  lune  ;  ce  dragon  n'est  autre  que  le  diable.  Or  le 
dragon  (ouïe  serpent)  appartient  aux  formes  les  plus  courantes  du  diable, 
aussi  dans  l'ancienne  mythologie  grecque.  —  En  homme  impartial, 
M.  Maass  reconnaît  l'existence  des  sources  orphiques  et  des  sources  orien  - 
taies,  mais  celles-ci  ne  viennent  cependant  à  ses  yeux  qu'à  l'arrière- plan. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  401 

Le  travail  de  M.  Maass  est  intéressant  ;  il  témoigne  de  beaucoup  de  lec- 
tures et  d'une  connaissance  très  étendue  et  très  exacte  de  l'antiquité; 
il  prouve  un  esprit  pénétrant,  porté  à  l'analyse,  très  enclin  à  l'hypothèse. 
Mais  le  livre  est  quelquefois  confus  et  embrouillé  ;  l'auteur  semble  se  perdre 
dans  l'enchevêtrement  des  détails;  son  œuvre  a  été  conçue  et  exécu- 
tée dans  la  mauvaise  manière  de  certains  érudits  allemands  ;  elle  n'a  ni 
préface  ni  conclusion  qui  orientent  le  lecteur  et  où  soient  résumés  les  ré- 
sultats acquis;  c'est  le  lecleur  lui-même  qui  doit  les  dégager.  M.  Maass 
nous  donne  plutôt  les  matériaux  d'un  livre  que  le  livre  lui-même. 

Frédéric  Macler. 


KuNo  Meyer  ET  A.  NuTT.  —  The  Voyage  of  Bran,  son  of  Fe- 
bal,  to  the  Land  of  the  Living,  an  old  irish  saga  now 
first  edited,  with  translation,  notes  and  glossary,  by  Kuno  Meyer, 
with  an  Essay  upon  the  Irish  vision  of  the  Happy  Otherworld  and 
the  Geltic  doctrine  of  Rebirth,  by  Alfred  Nutt.  Section  I.  The  Happy 
Otherworld.  Londres.  D.  Nutt,  1895,  in-18,  xvii-331  pages  (t.  IV  de 
la  Grimm  Library). 

La  courte  saga  dont  le  professeur  Kuno  Meyer  publie  dans  ce  volume, 
le  texte  et  la  traduction  nous  a  été  conservée  dans  sept  manuscrits  d'é- 
poques différentes  et  de  valeur  très  inégale.  Le  plus  ancien,  remonte  aux 
premières  années  du  xii"  siècle  où  aux  dernières  du  xi^,  mais  il  ne  ren- 
ferme que  la  fin  du  récit  ;  les  six  autres  datent  des  xiv^,  xv^  et  xvi"  siècles. 
Le  Voyage  de  Bran  est  en  prose,  mais  de  longs  morceaux  en  vers  y 
sont  encastrés  en  plusieurs  endroits;  l'étude  de  la  langue  où  il  est  écrit 
a  amené  M.  Kuno  Meyer  à  placer  au  vii^  siècle  la  date  de  sa  première 
rédaction.  D'après  lui,  il  a  dû  être  fait  au  x*  siècle  une  copie  de  cet 
original  où  les  parties  versifiées,  protégées  par  les  lois  du  mètre  et 
de  l'assonance,  n'ont  subi  presque  aucune  altération,  tandis  que  les  par- 
ties en  prose  ont  été,  dans  une  certaine  mesure,  rajeunies  et  moder- 
nisées; ces  remaniements  ont  porté  surtout  sur  les  formes  verbales;  c'est 
de  cette  copie  que  dériveraient  tous  les  manuscrits  que  nous  possédons 
actuellement.  Il  est  bien  entendu  que  la  date  du  vii*^  siècle  est  celle  de 
la  rédaction  du  poème  et  non  pas  celle  de  sa  composition  ;  cette  der- 
nière peut  et  doit  être  beaucoup  plus  ancienne  et  il  est  vraisemblable 
que  la  donnée  qui  a  servi  de  thème  au  vieux  poète  remonte  à  une  assez 


102  REVUE    DE   l'histoire  DES   RELIGIONS 

lointaine  antiquité,  à  une  époque  fort  antérieure  à  l'introduction 
du  christianisme  en  Irlande.  C'est  du  moins  la  thèse  que  défend,  dans 
V Essai  qui  forme  la  seconde  partie  du  volume,  M.  Alfred  Nutt.  Cette 
saga  appartient  au  même  groupe  de  récits  traditionnels,  auquel  appar- 
tiennent les  contes  populaires  que  F.-M.  Luzel  avait  réunis  sous  le  titre 
commun  de  Voyages  vers  le  Soleil.  C'est  un  voyage  vers  un  pays 
mystérieux,  la  terre  des  Vivants,  vers  un  autre  monde  tout  rempli  d'ob- 
jets merveilleux  et  peuplé  d'êtres  surnaturels,  qui  se  confond  à  demi 
avec  l'île  lointaine  où  les  traditions  d'un  grand  nombre  de  populations 
de  race  aryenne  ou  anaryenne  font  vivre  les  âmes  des  morts,  ou  du  moins 
certains  morts  privilégier,  ou  certains  hommes  que  la  volonté  des  dieux 
a  soustrait  au  sort  commun  des  mortels.  Ce  poème  n'est  pas  isolé 
dms  l'ancienne  littérature  irlandaise:  on  peut  lui  citer  de  nombreux 
pirallèles  que  M.  A.  Nutt  a  analysés  avec  quelque  étendue  :  les  Aven- 
tures de  Connla  [Echlra  Condla),  Oisin  dans  la  Terre  de  jeunesse,  le 
Lit  de  douleur  de  Cuchulinn^  et  tout  le  cycle  des  imrama  (Voyage  sur 
mer)  dont  les  meilleurs  types  nous  sont  fournis  par  le  Voyage  de  Mœl- 
duin  et  la  Numgatio  Sancti  Brendani.  Ces  récits  légendaires  ne  se  peuvent 
au  reste  séparer  de  ceux  qui,  comme  le  Tochmare  Elaine  ou  la  Visite 
de  Laegaire  Mac  Crimthainn  au  pays  des  Fées,  situent  sous  la  terre  ou 
les  eaux  ou  dans  les  tertres  funéraires,  [Fairy  mounds),  cette  région  mys- 
térieuse d'immortalité.  Dans  d'autres  formes  qu'a  revêtues  le  même  thème 
originel,  dans  le  Baile  an  Scail  par  exemple,  ou  les  Aventures  de  Cor- 
mac,  un  nouvel  élément  apparaît  :  un  élément  didactique  et  moral,  et 
parfois  le  récit  tout  entier  se  transforme  en  une  sorte  d'allégorie,  tandis 
qu'ailleurs,  dans  certains  poèmes  héroïques  et  romanesque  du  cycle 
ossianique,  le  sens  mythique  de  la  donnée  primitive  semble  s'être  obli- 
téré et  ce  voyage  au  pays  des  morts  ou  des  dieux  ne  constituer  plus 
qu'un  épisode  de  la  vie  aventureuse  et  brillante  d'un  héros  populaire.  Les 
descriptions  irlandaises  du  paradis  chrétien,  telles  que  la  vision  d'Adam- 
nan,  coïncident  enfin  dans  leurs  principaux  détails  avec  le  tableau  que  les 
anciens  chanteurs  d'Irlande  ont  tracé  de  cet  Elysée,  situé  au  delà  des  mers. 
Dans  la  saga  publiée  par  M.  Kuno  Meyer  figure  un  épisode  qui  semble 
étranger  à  la  légende  primitive,  celui  de  la  conception  merveilleuse  de 
Mongan,  fils  de  Fiachna  et  de  Caintigern  ;  au  jugement  de  M.  Nutt, 
il  doit  avoir  été  introduit  dans  le  récit  par  le  poète  même  qui  lui  a 
donné  au  vii^  siècle  la  forme  littéraire  sous  laquelle  il  nous  a  été  con- 
servé et  il  n'a  eu  à  subir  que  des  rajeunissements  au  point  de  vue  de 
la  langue  et  du  style.   M.  K.  Meyer  donne  dans  un  appendice  le  texte 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  103 

irlandais  et.  la  traduction  de  plusieurs  parallèles  à  cet  épisode  qui  semble 
se  rattacher  à  la  doctrine  celtique  de  la  renaissance  ou  réincarnation 
(p.  42-90).  M.  Nutt  consacrera  un  second  volume  à  l'étude  comparative 
des  légendes  de  cet  ordre. 

Voici  maintenant  un  rapide  sommaire  du  Voyage  de  Bran  et  une  courte 
description  de  cet  autre  monde  que  le  héros  est  amené  à  visiter. 

Un  jour  que  Bran,  fils  de  Febal,  se  promenait  dans  la  campagne  aux 
environs  de  sa  forteresse,  il  entendit  derrière  lui  une  très  douce  musique. 
Il  se  retourna  et  ce  fut  encore  derrière  lui  que  se  fltentendre  cette  musique 
mélodieuse.  Il  s'endormit  et  à  son  réveil  trouva  à  son  côté  une  branche  d'ar- 
gent toute  couverte  de  fleurs  blanches  qu'il  rapporta  dans  son  palais,  et 
tout  à  coup  une  femme  apparut  au  milieu  des  hôtes  du  roi,  qui  chantait  les 
merveilles  du  pays  d'Emain,  d'où  elle  était  venue  un  rameau  magique  à  la 
main.  C'est  une  île  lointaine,  l'une  des  cent  cinquante-huit  îles  qui  sont 
situées  vers  l'occident  au  delà  de  la  mer  :  tout  l'Archipel  est  sous  la  garde 
de  Manannan,  fils  de  Lir,  un  héros  irlandais  qui  semble  n'être  qu'une 
forme  évhémérisée  d'un  ancien  dieu  des  mers,  d'une  sorte  de  Poséidon 
celtique.  Dans  l'île  d'Emain,  la  mort  et  la  vieillesse  sont  inconnues,  et 
ses  heureux  habitants  jouissent  sans  fin  de  tous  les  délices  parmi  les 
accents  charmeurs  d'une  musique  enchanteresse.  La  femme  engagea  Bran 
à  la  suivre.  Le  lendemain,  il  s'embarquait  avec  vingt-sept  de  ses  fidèles 
que  conduisaient  ses  trois  frères  de  lait;  après  deux  jours  et  deux  nuits, 
il  vit  venir  vers  lui  sur  les  eaux  un  homme  monté  sur  un  char,  c'était 
Manannan,  qui  le  salua  et  chanta  un  long  chant  où  figurent  de  nouveaux 
traits  qui  permettent  de  se  faire  une  image  plus  complète  du  merveil- 
leux pays  dont  la  femme  mystérieuse  avait  esquissé  le  tableau.  A  sa  des- 
cription s'entremêlent  des  prédictions  relatives  à  la  destinée  de  Mongan, 
l'enfant  que  concevra  de  lui  l'épouse  de  Fiachna  et  qui  sera  doué  de 
mille  dons  surnaturels,  de  celui  par  exemple  de  pouvoir  à  son  gré  re- 
vêtir telle  forme  animale  qu'il  lui  plaît,  et  des  prophéties  qui  annonce 
la  venue  et  la  mission  du  Christ.  Bran  aborda  alors  à  l'île  de  Joie  où  il 
débarqua  un  de  ses  compagnons  qui  se  prit  à  rire  sans  cesse  comme  les 
habitants  même  de  l'île  ;  il  ne  pût  le  décidera  remonter  sur  son  vaisseau. 
Il  atteignit  alors  l'Ile  ou  le  Pays  des  femmes,  (c'est  la  terre  des  Vivants 
ou  la  terre  de  Promission),  et  celle  qui  semblait  leur  commander  lui  lança 
un  fil  magique  qui  se  colla  à  sa  main  et  attira  le  vaisseau  jusqu'au  rivage. 
Il  passa,  lui  sembla-t-il,  un  an  dans  l'île  au  milieu  de  tous  les  plaisirs, 
les  plats  magiques  demeuraient  toujours  remplis  et  les  aliments  avaient 
le  goût  que  l'on  souhaitait;  Bran  et  ses  compagnons  partageaient  la  couche 


404  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

des  belles  femmes  qui  peuplaient  cette  terre  lointaine.  Le  mal  du  pays 
saisit  cependanll  'un  des  voyageurs,  tous  repartirent  avec  lui  pour  l'Irlande; 
les  femmes  cherchèrent  à  les  retenir  et  les  mirent  en  garde  contre  le 
danger  qu'il  y  aurait  pour  eux  à  poser  de  nouveau  les  pieds  sur  le  sol. 

En  arrivant  en  Irlande,  il  s'aperçurent  qu'ils  étaient  demeurés  absents 
durant  des  siècles  et  celui  d'entre  eux  qui  oublia  l'avertissement  qu'on 
leur  avait  donné  fut  réduit  en  cendre  au  moment  où  son  pied  touchait  la 
terre.  Bran  raconta  brièvement  ses  aventures  et  disparût  de  nouveau  et 
cette  fois  pour  toujours  aux  regards  des  mortels. 

La  question  qui  se  pose,  c'est  de  savoir  ce  que  c'est  que  cet  autre  monde, 
monde  des  dieux,  des  morts  où  des  fées,  où  Bran  a  abordé,  qu'ont 
aperçu  les  guerriers  et  les  saints,  héros  des  imrama  et  que  d'autres  légen- 
des situent  dans  la  terre  ou  sous  les  eaux  des  lacs  silencieux  et  quelle 
origine  il  convient  d'assigner  à  ces  légendes  que  nous  retrouvons  au  pays 
de  Galles  et  en  Armorique  comme  en  Irlande. 

M.  Nutt,  après  avoir  tracé  une  esquisse  historique  du  développement  de 
la  légende  et  de  la  poésie  héroïque  et  romanesque  de  l'Irlande  en  met- 
tant largement  à  profit  les  travaux  de  MM.  H.  Zimmer  et  d'Arbois  de 
Jubainville,  s'est  efforcé  de  reconstituer  par  la  comparaison  des  diverses 
légendes  qui  appartiennent  à  la  même  famille  que  le  Voyage  de  Bran,  une 
image  d'ensemble  de  ce  qu'il  appelle  le  paradis  idéal  de  l'ancienne  Ir- 
lande. C'est  de  cette  conception  qu'il  faut  rechercher  l'origine  et  le  seul 
fait  qu'elle  se  retrouve  en  de  très  nombreux  récits  qui,  en  dépit  de  quel- 
ques ressemblances,  ne  peuvent  être  considérés  comme  des  répliques  ou 
des  variantes  d'un  seul  et  même  poème,  entraîne  à  rejeter  l'hypothèse 
d'un  emprunt  intentionnel  fait  à  une  époque  relativement  basse  par  un 
poète  particulier  à  telle  ou  telle  œuvre  littéraire  d'origine  hellénique  ou 
chrétienne  ;  le  fait  d'ailleurs  que  des  traditions  apparentées  à  celles-là 
ont  survécu  dans  le  folk-lore  irlandais  et  peuvent  être  aujourd'hui  en- 
core recueillies  de  la  bouche  des  paysans  est  un  argument  de  plus  à 
l'appui  de  la  thèse  de  ceux  qui  considèrent  ces  récits  comme  la  forme 
poétique  qu'ont  prise  des  croyances,  réellement  et  sincèrement  crues 
dans  la  masse  du  peuple  d'Irlande  à  une  époque  ancienne.  C'est  là  la 
grande  importance  de  cette  étude  comparative  à  laquelle  s'est  livré 
M.  Nutt  avec  un  soin  du  détail, une  précision,  une  clarté  qui  ne  laissent 
rien  à  désirer  à  ses  lecteurs. 

Mais,  d'où  viennent  ces  croyances  et  aussi  que  sont  au  juste  les  habi- 
tants de  ces  mondes  merveilleux  ?  M.  Nutt  a  répondu  à  la  première  de 
ces  deux  questions,  partiellement  du  moins,  d'une  manière  qui  nous 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  105 

semble,  à  tout  prendre,  assez  satisfaisante,  mais  si  la  solution  à  laquelle 
il  s'arrête  nous  satisfait,  c'est  beaucoup  plus  parce  qu'elle  nie  que  par 
les  affirmations  positives  qu'elle  implique;  à  la  seconde  question  il  n'a 
pas  fourni  de  réponse  très  précise,  ni  très  claire.  Je  dis  que  M.  Nutt  n'a 
répondu  que  partiellement  à  la  première  question,  parce  que  des  deux 
conceptions  que  les  anciens  Irlandais  semblent  s'être  faite  d'un  autre 
monde,  c'est  seulement  celle  qui  le  situe  dans  une  île  lointaine  qu'il  pa- 
raît s'être  appliqué  à  rattacher  à  ses  origines  historiques  et  à  étudier 
minutieusement  ;  on  peut  le  regretter,  car  il  est  probable  qu'une  com- 
paraison plus  étendue  et  plus  précise  entre  les  incidents  et  les  personna- 
ges des  deux  types  de  légendes  où  figure  soit  l'une  soit  l'autre  de  ces  ima- 
ges différentes  d'un  autre  monde  aurait  permis  de  déterminer  plus  exac- 
tement la  signification  de  chacune  d'elles. Il  n'est  pas  certain,  à  mes  yeux, 
à  en  juger  par  les  faits  même  qu'a  réunis  et  si  adroitement  exposés 
M.  Nutt  que  ces  deux  mondes,  situés  l'un  sous  terre  ou  sous  les  eaux  et 
l'autre  au  delà  des  mers,  soient  peuplés  des  mêmes  habitants  et  il  ne  me 
paraît  pas  établi  que  les  deux  conceptions  s'excluent  nécessairement  l'une 
l'autre  et  ne  puissent  pas  coexister  dans  un  même  esprit.  A  mon  sens,  le 
monde  souterrain,  (ou  sous  aquatique),  est  originairement  le  monde  des 
morts,  ce  n'est  que  plus  tard  qu'il  s'est  peuplé  de  vivants  qui  n'ont 
pas  passé  par  l'épreuve  de  la  mort,  de  fées,  de  génies,  d'esprits,  et  cela  à 
mesure  que  les  cultes  naturistes  reculaient  devant  le  christianisme  ;  les 
dieux  des  fontaines,  des  arbres,  des  rochers,  vaguement  confondus  dans 
la  conscience  populaire  avec  les  âmes  des  morts,  sont  devenus  avec  elles 
les  habitants  des  tertres  funéraires  et  du  grand  pays  qui  s'étend  sous 
la  terre  et  les  eaux;  moins  mêlés  depuis  l'avènement  du  christianisme, 
à  la  vie  de  chaque  jour,  ils  se  sont  enfermés  en  ces  retraites  lointaines, 
d'où  ils  ne  sortent  qu'à  de  longs  intervalles  et  souvent  pour  faire  du  mal 
aux  hommes  comme  faisaient  déjà  les  morts.  L'image  de  ce  monde  sou- 
terrain a  dû  lentement  se  laisser  modifier  par  la  conception  de  l'enfer 
chrétien,  sans  que  les  deux  idées  se  soient  cependant  confondues,  et  cette 
assimilation  partielle  a  dû  contribuer  à  faire  s'établir  quelques  confu- 
sions entre  les  anciens  dieux  locaux  et  les  démons  et  à  accentuer  ainsi  leur 
caractère  de  malfaisance.  Le  paradis  d'au  delà  des  mers  nous  semble  au 
contraire  n'être  devenu  que  par  une  évolution  postérieure  «  un  paradis  », 
un  séjour  des  âmes  bienheureuses  ;  originairement,  ce  pays  magique  où 
abondent  les  richesses  et  les  merveilles,  dont  tous  les  habitants  sont  beaux 
et  joyeux,  ce  pays  peuplé  d'immortels  dont  la  vie  se  passe  au  milieu  des 
plaisirs  de  l'amour,  où  la  lutte,  le  remords  et  la  satiété  sont  inconnues, 


106  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

et  OÙ  le  temps  s'écoule  pour  les  hommes  qui  ont  eu  la  fortune  singu- 
lière d'y  pénétrer  avec  une  surnaturelle  rapidité,  c'est,  d'après  nous,  un 
Olympe,  un  séjour  des  dieux;  c'est  par  une  rare  et  précieuse  faveur  que 
certaines  âmes  ou  plutôt  certains  hommes,  âme  et  corps,  ont  pu  y  être 
admis  et  si  l'identification  s'est  faite  avec  la  terre  bienheureuse  des  morts, 
c'est  peut-être  sous  l'action  de  la  conception  chrétienne  du  Paradis, 
séjour  à  la  fois  des  âmes  des  justes  et  de  la  Divinité.  Encore  cette  iden- 
tification demeure-t-elle  toujours  incomplète  et  le  professeur  H.  Zimmer 
attire  très  justement  l'attention  sur  la  singulière  conception  irlandaise 
du  quadruple  séjour  des  morts.  A  côté  du  paradis  et  de  l'enfer,  où  se 
rendent  dès  Theure  de  leur  mort  les  élus  et  les  réprouvés,  se  retrouvent 
deux  autres  mondes,  l'un  de  joie,  l'autre  de  douleur,  où  attendent  l'heure 
du  jugement  ceux  qui  ne  sont  ni  tout  à  fait  bons,  ni  tout  à  fait  méchants. 
M.  Zimmer  voit  dans  cette  sorte  de  séjour  d'attente  des  justes  une  sur- 
vivance de  l'Elysée  celtique  et  ilcroitque  c'est  par  un  besoin  de  symétrie 
qu'a  été  créé  cet  enfer  provisoire  et  temporaire  ;  ne  constituerait-il  pas 
plutôt  une  forme  altérée  du  séjour  souterrain  des  morts? 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point  particulier,  il  nous  semble  qu'il  eût  été 
nécessaire  de  préciser  plus  que  ne  l'a  fait  M.  Nutt  ou,  du  moins  de  tenter 
de  préciser,  le  caractère  des  habitants  de  ces  mondes  merveilleux  où  il 
nous  conduit  à  sa  suite.  Si  cette  précision  avait  été  atteinte,  les  compa- 
raisons étendues  qu'il  a  instituées  eussent  été  plus  fructueuses  et  la 
question  des  origines  historiques  des  croyances  qu'il  étudie  résolue  peut- 
être  avec  plus  de  clarté  et  de  certitude.  Au  cours  de  ce  long  exposé,  si 
attachant  d'ailleurs,où  se  révèlentà  chaque  ligne  l'ample  et  sûre  érudition, 
l'ingénieuse  sagacité  de  M.  Nutt,  nous  demeurons  toujours  dans  le  doute 
sur  la  qualité  de  ces  personnages  divins  ou  semi-divins,  qui  peuplent 
ces  mondes  mystérieux;  nous  ne  savons  jamais  si  c'est  en  présence 
d'âmes  déifiées  ou  à  dcmi-déifiées  ou  de  fées,  types  altérés  d'esprits  des 
bois,  des  fontaines  ou  des  mers,  de  dieux  même  de  la  nature,  dieux  des 
eaux  ou  du  soleil  que  nous  nous  trouvons.  M.  Nutt  s'en  est  tenu  dans 
ce  volume  à  l'examen  des  monuments  littéraires  ;  peut-être  en  étudiant 
dans  son  second  volume  les  traditions  orales  relatives  aux  légendes  de 
réincarnation  en  même  temps  que  les  documents  écrits  sera-t-il  amené 
à  aborder  de  nouveau  le  problème  et  en  serrer  de  plus  près  la  solution. 

Ce  qui  semble  à  M.  Nutt  en  tous  cas  établi  et  mis  hors  de  conteste_, 
c'est  que  pour  analogues  qui  puissent  être  à  certaines  descriptions  du 
Paradis  qui  figurent  dans  diverses  apocalypses  chrétiennes,  les  tableaux 
que  font  de  l'autre  monde  les  poètes  irlandais,  les  éléments  dont  ils  les 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  407 

ont  composés  ne  sont  pas  d'origine  chrétienne  ou  tout  au  moins  n'ont 
pas  été  empruntés  dans  leur  ensemble  à  des  œuvres  chrétiennes.  Ni  les 
personnages  qui  peuplent  Tile  lointaine  ou  le  monde  souterrain,  Manan- 
nan,  le  dieu  des  mers,  Lug,  le  dieu  du  soleil,  qui  apparaît  en  une  légende, 
Angus,  rhabile  magicien  qui  habite,  caché  dans  le  tertre  hanté  des  fées, 
un  palais  enchanté,  ni  la  liberté  amoureuse  qui  règne  dans  ces  séjours 
où  vivent  les  Immortels  dans  l'inépuisable  abondance  de  la  terre  bénie, 
ni  cet  écoulement  surnaturel  et  insensible  du  temps,  qui  fait  prendre 
les  années  pour  des  jours,  et  les  siècles  pour  des  années,  ne  trouveraient 
aisément  des  parallèles  dans  les  traditions  chrétiennes,  et  il  semble  que 
ce  soit  une  entreprise  chimérique  que  de  vouloir  assigner  à  ces  vieux 
poèmes  des  originaux  chrétiens,  écrits  en  langue  latine  et  sous  l'inspi- 
ration des  croyances  venues  de  Rome  et  d'Orient.  Le  double  séjour  des 
âmes  heureuses  n'est  à  coup  sûr  pas  une  conception  chrétienne  et  il  est  à 
remarquer  que,  dans  la  tradition  orale,  les  contes  se  sont  graduellement 
débarrassés  des  éléments  chrétiens  qui  s'y  étaient  glissés,  fait  d'autant  plus 
digne  d'attirer  l'attention  en  un  pays  où  la  foi  religieuse  et  l'attachement 
aux  croyances  et  aux  rites  du  catholicisme  sont  très  vifs  ;  il  semblerait 
qu'il  se  soit  peu  à  peu  éliminé  des  contes  les  incidents  et  les  personnages 
qui^  importés  d'ailleurs,  ne  tenaient  pas  à  la  trame  même  du  récit  et 
appartenaient  à  un  autre  ensemble  de  conceptions  et  de  sentiments.  Il  est 
indéniable  cependant  que  dans  ses  lignes  générales  la  description  irlan- 
daise de  l'autre  monde  coïncide  avec  bon  nombre  de  celles  que  les  auteurs 
chrétiens  nous  ont  laissées  du  séjour  des  élus,  et  surtout  la  description  de 
l'Elysée,  situé  au  delà  des  mers.  Une  série  d'emprunts  partiels  ne  suffît 
guère  à  expliquer  cette  étroite  ressemblance  qu'on  ne  saurait  mécon- 
naître en  dépit  de  toutes  les  divergences  secondaires,  qui  contraignent 
à  rejeter  l'hypothèse  d'une  imitation  systématique  de  modèles  chrétiens 
par  des  poètes  chez  lesquels  nulle  conception  d'un  séjour  des  bienheu- 
reux n'aurait  préexisté.  Certains  traits  ont  été  intentionnellement 
puisés  à  des  sources  chrétiennes,  ils  ne  font  pas  corps  avec  le  reste  des 
poèmes  et  s'en  laissent  aisément  détacher,  telles  par  exemple  les  prédic- 
tions relatives  à  la  venue  du  Christ  ou  les  exhortations  morales.  Mais  les 
épisodes  les  plus  certainement  étrangers  à  la  tradition  du  christianisme, 
les  épisodes  amoureux  par  exemple,  ne  sont  pas  des  épisodes  surajoutés; 
ils  forment  souvent  la  trame  même  du  récit  et  se  sont  d'eux-mêmes  pré- 
sentés à  l'esprit  du  poète  qui  a  donné  à  la  légende  la  forme  sous  laquelle  elle 
nous  a  été  conservée.  Il  faut  donc  admettre  qu'il  existait  en  Irlande  des 
traditions  où  figuraient  côte  à  côte,  étroitement  amalgamés,  des  éléments 


108  REVUE    DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

étrangers  à  l'eschatologie  chrétienne  et  des  traits  légendaires  étroitement 
apparentés  à  ceux  que  nous  retrouvons  dans  la  littérature  apocalyptique, 
et  que  ce  sont  ces  traditions  qui  ont  servi  de  matière  première  aux 
poèmes  que  nous  possédons  en  s'unissant  à  des  conceptions  et  à  des 
épisodes  légendaires  spécifiquement  chrétiens  et  en  se  dépouillant  du 
caractère  mythologique  dont  elles  étaient  à  l'origine  revêtues,  et  qui 
ont  sui'vécu  dans  le  folk-lore  actuel  de  l'Irlande,  exemptes  ou  graduel- 
lement débarrassées  des  idées  et  des  sentiments  étrangers  que  le  chris- 
tianisme y  était  venu  mêler.  Mais  la  vraie  question  reste  ouverte.  Com- 
ment expliquer  dans  la  tradition  vraiment  irlandaise,  dans  la  tradition 
non  pas  ecclésiastique,  mais  poétique  et  nationale^  toute  pénétrée  encore 
de  paganisme  naturiste,  la  présence  d'une  conception  de  l'Elysée,  si 
visiblement  analogue  à  certaines  d'entre  les  conceptions  que  s'en  sont 
faites  les  chrétiens?  Il  a  semblé  à  M.  Nutt  que  la  seule  voie  à  suivre 
pour  arriver  à  une  solution  du  problème,  c'était  de  rechercher  d'où 
proviennent  les  traditions  relatives  à  un  séjour  de  félicité  et  de  paix, 
séjour  du  reste  terrestre  ou  céleste,  qui  se  retrouvent  dans  les  œuvres 
d'inspiration  chrétienne,  remontant  à  une  époque  antérieure  à  celle  de 
l'évangélisation  de  l'Irlande. 

Dans  le  Voyage  de  Mœlduin,  dont  l'étroite  parenté  avec  le  Voyage  de 
Bran  ou  les  Aventures  de  Connla  est  évidente,  figure  un  épisode  qui 
semble  une  réminiscence  de  l'histoire  du  Phœnix,  dont  nous  possédons 
une  fort  belle  version  poétique  anglo-saxonne,  attribuée  à  Cynewulf  et 
qui  nous  a  été  conservée  dans  VExeter  Book.  Or  le  poème,  dont  la  cou- 
leur et  l'inspiration  chrétiennes  sont  indéniables,  s'ouvre  par  une  des- 
cription du  lointain  Elysée  oîi  habite  le  Phœnix,  qui  rappelle  à  s'y  mé- 
prendre les  descriptions  irlandaises  de  la  Terre  des  Vivants.  L'original 
latin  est  attribué  à  Lactance,  depuis  Grégoire  de  Tours.  La  version  latine 
du  poète  chrétien  diffère  des  versions  païennes  précisément  par  cette  des- 
cription du  bienheureux  pays  où  l'oiseau  sacré  vit  dans  la  forêt  du  so- 
leil. Ne  pourrait-on  penser  qu'on  a  dans  cette  œuvre  à  demi-païenne  l'un 
des  prototypes  des  poèmes  irlandais  et  que  c'est  par  elle  et  non  par  les 
œuvres  dont  le  caractère  religieux  et  ecclésiastique  est  plus  marqué,  que 
s'est  introduite  dans  la  littérature  de  l'ancienne  Irlande,  l'image  de  ces 
pays  merveilleux  où  les  héros  des  imrama  abordent  au  cours  de  leurs 
navigations?  L'hypothèse  n'est  pas  telle  qu'on  la  puisse  tout  d'abord 
écarter,  mais  il  faut  bien  reconnaître  qu'il  serait  étrange  que  ce  poème 
ait  à  lui  seul  donné  naissance  à  une  aussi  riche  floraison  littéraire  et, 
à  mon  sens,  la  probabilité,  c'est  bien  plutôt  que  l'auteur  du  Voyage  de 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  109 

Mœlduin  a  emprunté  au  Phœnix  de  Lactance,  l'épisode  du  rajeunisse- 
ment de  l'oiseau,  précisément  en  raison  de  l'étroite  ressemblance  qu'il 
constatait  entre  la  description  que  le  poète  donnait  des  pays  élyséens  et 
la  conception  traditionnelle  qu'on  s'en  faisait  en  Irlande. 

Examinons  maintenant  d'où  provient  cette  image  d'un  monde  mer- 
veilleux et  béni  qui  a  trouvé  place  dans  l'œuvre  attribuée  à  Lactance.  On 
rencontre  des  parallèles  assez  exacts  à  la  description  de  Lactance  dans 
les  littératuresapocalyptiquejuiveet  chrétienne,  mais  surtout  dans  la  litté- 
rature apocalyptique  chrétienne.  Tantôt  il  s'agit  du  séjour  céleste,  tan- 
tôt de  la  terre  renouvelée  et  rajeunie,  d'un  royaume  de  Dieu,  fondé  dès  ce 
monde, ainsi  que  les  conceptions  millénaires  en  donnaient  le  ferme  espoir. 

Dans  l'Apocalypse  de  Pierre,  la  vision  de  Saturus,  la  Visio  Pauli, 
V Histoire  de  Barlaam  et  Josaphat,  se  retrouvent  des  descriptions 
toutes  pareilles  à  celles  de  Lactance  et  dans  des  textes  d'origine  à  demi- 
juive,  à  demi-hellénique  tels  que  les  Oracles  sibyllins  apparaissent  des 
conceptions  analogues. 

Ce  qu'il  convient  de  remarquer,  c'est  que  dans  les  œuvres  où  pré- 
dominent les  influences  juives,  dans  l'Apocalypse  de  Jean  par  exemple, 
les  tableaux  de  la  vie  bienheureuse,  les  images  de  cet  Éden  peuplé  par 
les  justes,  tiennent  une  très  petite  place,  que  dans  les  documents  chré- 
tiens de  date  ancienne,  on  a  afîaire  à  des  conceptions  purement  escha- 
tologiques  et  dont  la  signification  morale  est  évidente  et  que  c'est  dans 
les  œuvres  de  basse  époque,  telles  que  l'histoire  du  Phénix  que  l'élément 
merveilleux  et  légendaire  prend  toute  son  importance  en  rejetant  au  se- 
cond plan  les  idées  et  les  préoccupations  spécifiquement  chrétiennes.  Si 
les  descriptions  du  séjour  bienheureux  des  élus  ne  sont  pas  d'origine 
hébraïque,  si  néanmoins  on  en  trouve  quelques  traits  dans  des  œuvres 
juives  antérieures  au  christianisme  telles  que  le  livre  d'Enoch,  si  elles 
prennent  une  précision  et  une  richesse  plus  grandes  précisément  dans 
les  écrits  d'origine  chrétienne  dont  le  caractère  moral  et  religieux  est  le 
moins  marqué  et  où  abondent  les  ressouvenirs  de  l'antiquité  hellénique, 
on  sera  naturellement  porté  à  se  tourner  vers  la  Grèce  pour  y  recher- 
cher les  premiers  modèles  de  ces  conceptions  à  demi  mythiques,  à  demi 
eschatologiques.  Or  c'est  là  ce  qui  se  vérifie  et  si  nous  instituons  des 
comparaisons  systématiques  entre  l'eschatologie  hellénique  et  l'eschato- 
logie chrétienne,  nous  nous  apercevrons  que  celle-ci  dérive  en  o-rande 
partie  de  celle-là  et  que  l'orphisme,  ainsi  qu'a  tenté  de  le  montrer  Dietrich 
a  fourni  autant  d'éléments  que  la  théologie  juive  à  l'apocalyptique  chré- 
tienne. 


110  KEVUE    DK    l'hISTOIUE    DES    RELIGIONS 

La  conclusion  où  Ton  peut  dès  lors  prévoir  que  s'arrêtera  M.  Nutt, 
c'est  que  la  croyance  à  un  Elysée  situé  au  delà  des  mers  ou  à  un 
bienheureux  séjour  souterrain  ou  céleste,  semblable  à  celui  que  nous  dé- 
crivent leis  poètes  celtiques  est  une  croyance  aryenne  et  que  la  commu- 
nauté de  race  explique  sa  présence  simultanée  dans  l'antique  Grèce  et 
l'Irlande  ancienne.  Une  objection  se  pourrait  cependant  poser,  qui  n'est 
pas  nettement  présentée,  par  M.  N.  mais  à  laquelle  il  se  trouve  cependant 
avoir  par  avance  répondu.  Les  cultes  orphiques  ne  sont  pas  sans  doute 
d'origine  purement  hellénique  et  en  bien  des  rites  et  des  croyances  se 
révèle  l'influence  exercée  par  les  religions  orientales,  les  mythologies 
d'Egypte  et  de  Phénicie,  encore  que,  comme  M.  Maass  s'est  récemment 
efforcé  de  l'établir,  ces  cultes  soient  bien  grecs  en  leur  fond  et  dans  leur 
inspiration  générale.  On  pourrait  donc  se  demander  si  les  éléments  my- 
thiques que  nous  retrouvons  dans  le  christianisme  et  qui  accusent  une 
ressemblance  marquée  avec  certains  mythes  orphiques  ne  proviennent 
pas  de  sources  orientales  où  l'orphisme  aurait  lui  aussi  puisé.  Mais,  mai- 
gré  qu'en  Egypte  et  en  Assyrie,  on  retrouve  des  conceptions  analogues 
à  celles  que  nous  avons  examinées,  la  comparaison  minutieuse  de  l'es- 
chatologie grecque  et  de  l'eschatologie  chrétienne  semble  permettre  d'af- 
firmer que  ce  qui  n'est  pas  d'origine  juive  dans  l'apocalyptique  des  pre- 
miers siècles  est,   en  très  grande  partie  du  moins,  d'origine  hellénique 
et  que  ce  sont  bien  de  vieux  mythes  hellènes  et  non  pas  des  mythes  orien- 
taux adaptés  aux  habitudes  d'esprit  des  Grecs  qui  ont  conquis  droit  de 
cité  dans  cette  province  de  la  théologie  chrétienne.  M.  Nutt  est  du  reste 
remonté,  à  la  suite  d'Erwin  Rohde,  jusqu'à  l'âge  homérique  dans  ses  re- 
cherches sur  les  croyances  grecques  relatives  à  un  autre  monde  et  il  a 
constaté  que  les  conceptions  les  plus  anciennes  étaient  précisément  celles 
qui  à  la  fois  se  rapprochent  le  plus  des  idées  que  se  faisaient  de  la  Terre 
des  Vivants  les  poètes  irlandais  et  s'éloignent  le  plus  des  manières  de 
penser  qui  ont  prévalu  dans  la  littérature  chrétienne  de  langue  grecque 
ou  latine.  L'image  que  nous  a  conservée  Virgile  des  Champs  Élyséens 
est  beaucoup  moins  semblable  à  celle  qu'en  ont  retracée  les  auteurs  du 
Voyage  de  Bran  ou  du  Voyage  de  Mœlduin  que  le  tableau  que  nous  en 
alaissé  Homère.  Cet  Elysée  homérique  n'est  point  aurestele  séjour  com- 
mun des  morts,  mais  beaucoup  plutôt  un  pays  des  dieux,  où  sont  trans- 
portés vivants  certains  hommes  soustraits  à  la  loi  fatale  du  déclin  et  de 
la  mort  par  la  faveur  des  Immortels  et  par  là  se  révèle  une  analogie 
d'autant  plus  étroite  entre  cette  terre  de  joie  et  l'île  merveilleuse  où 
abordent  les  héros  d'Irlande.  Ce  serait  donc  une  conception  spécifique- 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  111 

ment  aryenne  que  cette  conception  d'un  autre  monde  de  béatitude,  d'a- 
bondance et  de  libres  jouissances  amoureuses  et  sa  présence  simultanée 
en  Irlande  et  en  Grèce  se  laisserait  aisément  expliquer  par  une  commu- 
nauté de  race  entre  les  peuples  qui  ont  occupé  les  deux  pays.  M.  Nutt 
s'est  efforcé  de  l'établir  plus  solidement  encore  en  instituant  une  série 
de  comparaisons  entre  les  mythes  helléniques  et  les  mythes  que  l'on  re- 
trouve chez  d'autres  peuples  de  race  aryenne,  les  mythes  de  la  Scandi- 
navie, de  l'Iran  et  de  l'Inde.  Mais  il  convient  de  remarquer  que  dans  les 
divers  mythes  les  conceptions  relatives  à  cet  Elysée  lointain  ou  à  ce  sé- 
jour des  dieux  sont  toutes  marquées  d'un  caractère  eschatologique,  que 
toutes  elles  sont  en  connexion  étroite  avec  les  croyances  qui  se  rappor- 
tent à  l'autre  vie  et  à  la  destinée  de  l'âme,  tandis  que  les  légendes  grec- 
ques et  irlandaises  ont  plutôt  l'aspect  de  mythes  naturistes  et  que  les  pays 
merveilleux  qu'elles  décrivent  ne  sont  normalement  habités  que  par  des 
êtres  d'une  autre  essence  que  les  hommes  et  dont  l'attribut  caractéris- 
que  est  l'immortalité. 

Nous  voudrions  seulement  faire  remarquer  que  de  telles  conceptions 
ne  sont  pas  spéciales  aux  peuples  aryens,  qu'on  leur  trouverait  des  pa- 
rallèles chez  presque  tous  les  peuples  non  civilisés,  chez  les  Polynésiens 
en  particulier,  et  que,  par  conséquent,  la  parenté  de  race  peut  être  ici 
hors  de  cause,  qu'il  peut  s'agir  tout  aussi  bien  soit  d'emprunts  que  se 
sont  faits  les  uns  aux  autres  au  cours  de  l'évolution  historique  des  groupes 
ethniques  sans  nulle  affinité  naturelle,  soit  de  croyances  analogues  en- 
gendrées indépendamment  dans  des  conditions  semblables  de  milieu  phy- 
sique et  de  civilisation.  Il  se  peut  que  les  Hellènes  et  les  Celtes  aient 
trouvé  déjà  vivantes  en  Irlande  et  en  Grèce  les  légendes  qu'ils  ont  incor- 
porées au  trésor  de  leurs  mythes,  il  se  peut  qu'ils  les  aient  eux-mêmes 
créées,  et  chacun  des  deux  peu  pies  pour  soi-même,  il  se  peut  qu'au  cours 
de  leur  histoire,  ils  les  aient  empruntées  à  des  sources  pareilles,  encore 
qu'indépendantes.  Tout  cela  est  possible  comme  aussi  l'existence  pour 
toutes  les  branches  de  la  race  aryenne  d'un  patrimoine  commun  de  tra- 
ditions, où  ait  figuré  cette  conception  d'un  Elysée  lointain,  habité  par  les 
dieux  et  où  ne  sont  admis  que  par  privilège  quelques  mortels,  favoris  des 
maîtres  de  la  mer  et  des  cieux.  II  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  à  l'heure  ac- 
tuelle d'impérieuses  raisons  de  choisir,  mais  pour  discuter  la  question  dans 
toute  son  ampleur,  il  convient  cependant  d'attendre  la  publication  du 
second  volume  de  M.  Alfred  Nutt  où  l'étude  des  conceptions  relatives  à 
la  réincarnation  lui  fournira  l'occasion  de  revenir  sur  ces  questions  d'ori- 
gine, questions  essentielles,  mais  dont  il  sied  peut-être,  si  l'on  veut  de- 


112  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

meurer  prudent,  de  ne  présenter  jamais  la  solution  qu'à  titre  d'hypothèse 
plausible. 

Ce  que  nous  avons  dit  du  livre  qu'il  vient  de  faire  paraître  suffira,  nous 
l'espérons,  à  attirer  sur  cet  essai  magistral  de  mythologie  historique 
l'attention  de  tous  ceux  qui  s'intéressent  en  France  à  l'hist  oire  des  reli- 
gions. M.  Nutt  aura  rendu  un  éminent  service  en  portant  à  la  connais- 
sance des  mythologues  des  documents  dont  beaucoup  malheureusement 
ne  sont  d'ordinaire  mis  à  profit  que  dans  le  cercle  étroit  des  celtisants; 
il  en  aura  rendu  un  plus  grand  encore  en  faisant  avec  tant  de  sûreté  cri- 
tique et  de  solide  érudition,  l'analyse  et  l'histoire  des  conceptions  com- 
plexes qui  y  sont  contenues. 

L.  Marillier. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES 


R.  S.  Steinmetz.  —  Endokannibalismus  (Separatabdruck  aus  Band  XXVI 

[der  neuen  Folge  Band  XVI]  der  MUtheilungen  der  anthropologischen  Gesell- 
schaft  in  Wien).  Vienne,  1896,  in-4,  60  pages. 

Le  titre  de  cet  intéressant  mémoire  pourra  sembler  obscur  aux  personnes  qui 
ne  sont  pas  familières  avec  la  terminologie  spéciale  que  se  crée  peu  à  peu 
l'ethnologie;  M.  S.  désigne  par  l'expression  d'endocannibalisme,  qu'il  substitue 
à  celle  d'endo-anthropophagie,  adoptée  par  M.  Bordier,  l'ensemble  des  pra- 
tiques anthropophagiques  où  c'est  un  membre  de  la  tribu  qui  est  mangé  dans 
le  repas  cannibale  et  non  pas  un  étranger  ou  un  ennemi;  il  donne  le  nom 
d'exocannibalisme  àcette  seconde  forme  d'anthropophagie.  L'étudede  l'endocanni- 
balisme  présente  pour  la  science  des  religions  un  très  vif  intérêt;  bon  nombre, 
en  effet,  des  pratiques  anthropophagiques  de  cet  ordre  ont  un  caractère  rituel  ou 
magique  et  ne  trouvent  leur  explication  que  dans  des  croyances  animistes  aux- 
quelles elles  constituent  du  reste  le  plus  utile  commentaire;  il  y  a,  d'ailleurs, 
et  c'est  une  question  que  n'a  pas  abordée  M.  S.,  d'étroites  relations  entre 
l'anthropophagie  rituelle  et  les  sacrifices  humains,  l'une  des  formes  les  plus 
répandues  et  les  plus  dignes  de  flxer  l'attention,  du  culte  des  dieux  et  des  an- 
cêtres. C'est  à  l'endocannibalisme  que  se  rattache  naturellement  la  coutume, 
très  fréquemment  en  vigueur  chez  les  peuples  non  civilisés,  de  manger  les 
cadavres  de  ses  parents  et  de  ses  amis,  coutume  dont  la  signification,  dans  les 
groupes  ethniques  du  moins  que  peut  atteindre  notre  observation  actuelle,  est 
nettement  religieuse.  M.  S.  s'efforce  d'établir  que  les  motifs  religieux  sont  ici 
des  motifs  surajoutés,  et  que  c'est  dans  un  tout  autre  ordre  de  faits  qu'il 
faut  rechercher  l'origine  de  ces  pratiques;  mais  que  l'on  admette  ou  que  l'on 
repousse  l'interprétation  qu'il  a  donnée  de  cet  ensemble  de  coutumes,  on  doit 
reconnaître  que,  chez  un  grand  nombre  de  tribus,  la  persistance  des  habitudes 
anthropophagiques  ne  peut  se  concevoir  que  par  leur  étroite  liaison  avec  des 
croyances  animistes  qu'elles  traduisent  en  actes. 

Le  mémoire  de  M.  S.  se  compose  de  deux  parties  :  la  première  est  consacrée 
à  l'exposé  et  à  la  classification  des  faits  ;  la  seconde,  à  une  tentative  d'interpré- 
tation. M.  S.  a  trouvé  des  exemples  d'endocannibalisme  sur  le  continent  asia- 
tique (Tibétains,  Ainos,  Samoyèdes,  tribus  sauvages  de  la  Chine,  tribus  ana- 
ryennes   de  l'Inde),  dans  l'archipel    Indien,  en  Polynésie,  en  Mélanésie,  en 


114  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Australie,  chez  les  Feaux-Rouges  de  l'Amérique  du  Nord,  les  tribus  indiennes 
de  l'Amérique  du  Sud  et  presque  toutes  les  populations  africaines;  il  a  rap- 
proché de  ces  faits  qui  nous  sont  connus  par  les  voyageurs,  les  explorateurs 
scientifiques  et  les  missionnaires,  ceux  que  rapportent  les  écrivains  de  l'antiquité 
ou  que  nous  ont  conservés  les  chroniqueurs  du  moyen  âge,  et  dont  quelques- 
uns  tendraient  à  établir  l'existence  en  Europe  de  coutumes  de  cet  ordre  à  une 
époque  ancienne. 

Il  a  fait  des  témoignages  une  critique  soigneuse  et  serrée,  et  il  résulte  de 
cette  discussion  des  sources  que,  sur  161  exemples  d'en  iocannibalisme  qu'il  a 
réunis,  il  y  en  a  au  moins  92  dont  l'authenticité  ne  saurait  être  contestée  ;  il  con- 
viendrait même,  semble-t-il,  d'élever  à  155  le  nombre  des  cas  dont  on  a  nulle 
bonne  raison  pour  mettre  en  doute  la  parfaite  exactitude. 

Les  faits  peuvent  être  rangés  en  cinq  catégories  principales  :  1'-''  catégorie  : 
Tous  les  cadavres  sont  mangés  par  les  survivants;  d'ordinaire,  la  famille  du 
mort  peut  et  doit  seule  participer  à  ce  repas  funèbre,  mais  parfois  tous  les 
membres  de  la  tribu  y  sont  admis.  2e  catégorie  :  Les  vieillards  et  les  malades 
sont  tués  sur  leur  demande;  leurs  corps  sont  mangés  par  les  membres  de  la 
tribu.  3"  catégorie  :  On  tue,  pour  les  manger,  des  hommes,  des  femmes  et  des 
enfants,  qui  appartiennent  à  la  tribu,  ou  tout  au  moins  habitent  au  milieu  d'elle, 
souvent  des  prisonniers  de  guerre,  réduits  en  esclavage,  mais  qui  sont  devenus 
avec  les  années  membres  véritables  de  cette  société  nouvelle  où  les  hasards  de 
la  lutte  les  ont  contraints  de  vivre,  ou  des  enfants  que  les  guerriers  ont  eus,  pré- 
cisément dans  ce  but,  de  leurs  captives.  4° catégorie  :  Le  cannibalisme  est  pratiqué 
exclusivement  comme  rite  religieux  et  cérémonie  magique.  5e  catégorie  :  L'an- 
thropophagie est  limitée  aux  cadavres  des  criminels. 

M.  S.  a  tenté,  dans  la  seconde  partie  de  son  mémoire,  de  déterminer  les  mo- 
tifs qui  ont  amené  les  sauvages  à  pratiquer  l'anthropophagie.  Il  a  dressé  un 
tableau  où  figurent  les  raisons  que  dans  les  divers  groupes  ethniques  les  can- 
nibales donnent  eux-mêmes  de  leurs  coutumes  alimentaires.  Ce  qui  frappe 
tout  d'abord,  c'est  la  variété  et,  si  j'ose  dire,  le  caractère  disparate  de  ces  rai- 
sons. La  conclusion  qu'il  en  faudrait  tirer,  à  mon  sens,  c'est  que  l'on  se  trouve 
en  présence  d'un  ensemble  de  phénomènes  que  seules  des  ressemblances  exté- 
rieures permettent  de  rapprocher  et  qui  ne  sont  pas  justiciables  d'une  interpré- 
tation unique.  Mais  telle  n'est  point  la  manière  de  penser  de  M.  S.  Il  croit  que 
les  motifs  invoqués  par  les  sauvages  ne  sont  souvent  que  des  motifs  de  seconde 
formation  et  qui  leur  servent  à  se  justifier  leur  fidélité  à  des  coutumes  qui  ne 
s'expliquent  plus  d'elles-mêmes,  alors  que  se  sont  modifiées  les  conditions 
qui  leur  ont  donné  naissance,  et  qu'il  faut  en  particulier  ne  considérer  que 
comme  secondaire  et  subordonnée  dans  le  développement  des  coutumes  an- 
thropophagiques  l'influence  des  conceptions  animistes.  L'appétit  ardent  de 
l'homme  primitif  pour  la  viande  et  la  difficulté  où  il  était,  dans  les  pre- 
mières  périodes  de  l'existence  de  notre  espèce,  à  s'en  procurer  en  grande 


NOTICES    BIBLIOGRAPHIQUES  llo 

quantité  devaient,   d'après  M.   S.,   conduire    nécessairement  à  l'iiabitude  de 
manger  les  cadavres  en  l'absence  de  tout  sentiment  antagonique  qui  aurait  pu 
détourner  de  cette  pratique.  Il  s'attache  tout  d'abord  à  demander  que  l'homme 
primitif  était  vraisemblablement  omnivore  et  non  exclusivement  frugivore,  etque, 
par  conséquent,  il  possédait  très  probablement  ce  goût  très  vif  pour  la  viande 
dont  il  est  nécessaire,  pour  étayer  la  théorie,  de  postuler  chez  lui  l'existence.  Il 
s'appuie  principalement,  pour  cette  démonstration,  sur  ce  que  nous  apprend  des 
sauvages  actuels  l'observation  directe  et  sur  les  analogies  qui  existent  entre 
leurs  goûts  et  ceux  des  singes,  moins  exclusivement  amateurs  de  fruits,  qu'on 
ne  l'affirme   de  coutume.  Il   établit  alors  avec   un  véritable  luxe  de  preuves 
que  le  sentiment  du  dégoût,  si  vif  chez   nous,  n'existe  pas  ou  n'existe  qu'à 
peine  chez  les  sauvages  actuels;  il  induit  fort  légitimement  qu'il  en  devait  être 
de  même  chez  l'homme  primitif;  la  crainte  du  cadavre,  la  terreur  du  mort  lui 
paraît  être  aussi  un  sentiment  de  date  relativement  récente,  très  postérieur  eu 
tous  cas  à  l'établissement  des  habitudes  anlhropophagiques  ;  ici,  il  faut  l'avouer, 
la  démonstration  est  moins  solide.  M.  S.  semble  n'avoir  pas  compris  qu'il  v  a, 
pour  le  sauvage,  cadavre  et  cadavre,  et  qu'il  n'a  pas,  pour  le  corps  mort  de  son 
père  ou  de  son  enfant,  des  sentiments  comparables  à  ceux  que  lui  inspire  le 
corps  d'un  ennemi  ou  d'un  chef  méchant  et  redoutable.  Dès  une  période  assez 
lointaine,  pour  que  nous  ne  puissions  atteindre  que  par  hypothèse  les  senti- 
ments dont  il  était  alors  animé,  les  conceptions  d'ordre  religieux  et,  si  j'ose 
dire,  métaphysique,  ont  tenu  dans  le  vie  du  sauvage,  ainsi  que  l'attestent  des 
monuments  et  des  objets,  dont  la  signification  est  évidente,  une  place  beaucoup 
plus  large  que  ne  le  veut  admettre  M.  S.  Il  ne  faut  pas  nier  cependant  que  les 
causes  toutes  physiologiques  et  économiques  du  cannibaUsme  aient  pu,ea  bien 
des  cas  jouer  le  rôle  décisif  dans  la  constitution  des  habitudes  anthropophà- 
giques.  Si  l'on  se  place  au  point  de  vue  de  M.  S.,  il  devient  évident   que 
l'exocannibalisme  est  postérieur  à  l'endocannibalisme  et  qu'il  ne  s'est  développé 
que  lorsque  des  calculs  nouveaux  ont  fait   considérer  comme  une  profanation 
l'acte  de  manger  les  cadavres  des  siens,  envisagé  jusque-là  comme  une  pra- 
tique pieuse.  Mais  il  n'est  point  certain,  d'après  nous,  que  l'origine  assignée  par 
M.  S.  aux  pratiques  anthropophagiques  en  soit  l'origine  unique.  Dans  bien  des 
cas,  des  croyances  animistes  seules  ou  des  conceptions  magiques  peuvent  rendre 
compte  des  faits  que  l'observation  nous  révèle  ;  lorsqu'il  en  est  ainsi,  nulle  rai- 
son ne  nous  oblige  à  admettre  l'antériorité  d'un  des  deux  types  de  cannibalisme 
par  rapport  à  l'autre.  M.  S.  réfute  sans  peine  la  théorie  de  Golberg  qui  voit 
dans  le  cannibalisme  l'origine  presque  unique  du  culte  des  morts.  Il  étudie  avec 
quelques  détails  l'anthropophagie  limitée  aux  cadavres  des  criminels  et  consi- 
dérée comme  une  aggravation  de  la  peine,  et  il  y  voit  une  forme  de  transition 
entre  l'endo  et  l'exocannibalisme.  Tel  est,  dans  ses  grands  traits,  ce  mémoire 
qui,  eu  dépit  des  théories  exclusives  el  parfois  hasardées  qu'il  renferme,  est  des- 
tiné par  la  netteté  même  avec  laquelle  les  questions  sont  présentées,  et  surtout 


116  REVUE    DE    l'histoire  DES     RELIGIONS 

par  l'ample  et  sûre  information  de  son  auteur,  à  vendre  les  plus  utiles  services 
aux  historiens  des  religions  comme  aux  sociologues. 

L.  Marillier. 


C.u.LTNici  De   vita    S.   Hypatii  liber.    Leipzig,   Teubner,  petit     in-8    de 
XX  et  188  p.  —  Prix  :  3  ra. 

Comme  la  Vie  de  Porphyre  de  Gaza,  par  le  diacre  Marc,  dont  nous  avons  parlé 
dans  notre  précédente  livraison,  cette  biographie  d'Hypatius,  par  son  disciple 
Callinicus,  fait  partie  de  la  Collection  Teubner  des  auteurs  grecs  et  latins  et  a 
été  édictée  par  des  membres  du  Séminaire  de  philologie  de  Bonn  en  l'honneur 
du  vingt-cinquième  anniversaire  de  leur  professeur  Fr.  Buechler.  Hypatius,  né 
vers  366  en  Phrygie,  mort  en  446  à  un  âge  très  avancé,  fut  un  des  moines  cé- 
lèbres de  cette  époque  où  le  monachisme  prit  un  si  grand  essor  et  exerça  une 
si  puissante  influence  dans  les  controverses  ecclésiastiques.  Il  passa  la  plus 
grande  partie  de  sa  vie  dans  le  monastère  de  Rufinianaj,  près  Chalcédoine, 
fondé  par  Rufinus  et  confié  par  celui-ci  à  des  moines  égyptiens  qui  l'abandon- 
nèrent après  sa  mort  et  qui  eurent  pour  successeurs  le  héros  de  cette  histoire  et 
ses  compagnons. 

La  Vie  d'Hypatius  a  été  publiée  par  D.  Papebroch  dans  les  Acta  SS.  du  mois 
de  juin,  vol.  III,  p.  308-349,  d'après  le  ms.  du  Vatican  (gr.  1667).  Les  éditeurs 
actuels  donnent  la  préférence  à  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale  (gr. 
1488). 

Gomme  instrument  de  travail,  cette  nouvelle  édition  se  recommande  surtout 
par  les  indices  extrêmement  détaillés  qui  permettent  de  retrouver  rapidement  les 
renseignements  dont  on  peut  avoir  besoin  . 

J.  R. 


Hermipi'ls.  —  De  astrologia  dialogus,  edd.  G.  Kroll  et  Paul   Viereck. 
Leipzig,  Teubner,  petit  in-8  de  xi  et  87  p.).  —  Prix  :  1  m.  80. 

«Hermippus  à  propos  de  l'astrologie»,  cette  forme  de  titre,  qui  n'est  pas  inu- 
sitée, désigne  un  dialogue  peu  connu,  d'après  le  nom  de  l'un  des  interlocuteurs. 
Ce  dialogue,  déjà  publié  en  1830  par  0.  Bloch,  nous  a  été  conservé  en  plusieurs 
manuscrits,  tous  dépendants  du  God.  Vaticanus  grajcus  175,  où  il  a  été  copié 
avec  plusieurs  autres  écrits  qui  n'ont  aucun  rapport  avec  lui.  L'auteur  anonyme 
semble  avoir  été  un  chrétien,  mais  un  de  ces  chrétiens  du  iv«  ou  du  v°  siècle 
qui  combinaient  étrangement  des  spéculations  philosophiques  néoplatoniciennes 
et  des  superstitions  théurgiques  ou  magiques  avec  une  profession  chrétienne, 
dans  laquelle  le  christianisme  lui-même  ne  valait  guère  mieux  que  les  doctrines 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  117 

auxquelles  on  l'associait.  Il  s'agit  avant  tout,  pour  lui,  de  justifier,  aux  yeux 
mêmes  des  chrétiens,  la  légitimité  des  données  de  l'astrologie  qui  lui  paraissent 
devoir  être  conservées.  L'étoile  des  mages  et  le  soleil  qui  s'obscurcit  au  moment 
de  la  mort  du  Christ  lui  permettent  de  trouver  sans  grand'peine  des  points  d'at- 
tache pour  ses  théories  astrologiques  dans  l'histoire  sacrée. 

L'édition  nouvelle,  publiée  dans  la  Bibliothèque  Teubnérienne,  est  l'œuvre  de 
MM.  G.  Kroll  et  Paul  Viereck.  Ils  avaient,  à  l'insu  l'un  de  l'autre,  étudié  le 
même  manuscrit  du  Vatican.  Au  lieu  de  faire  deux  publications,  ils  ont  fort  sa- 
gement pensé  qu'il  valait  mieux  fondre  en  une  seule  leurs  travaux  préparatoires. 
M.  Viereck  a  publié  le  texte,  M.  Kroll  a  fait  l'introduction  et  l'index.  Il  pense 
que  le  dialogue  est  postérieur  à  Proclus,  à  cause  de  l'emploi  de  certaines  ex- 
pressions qui  ne  paraissent  pas  avant  ce  philosophe  dans  la  terminologie  plato- 
nicienne. Cette  conclusion  nous  semble  insuffisamment  justinée.  La  dépendance 
à  l'égard  de  Porphyre  est  certaine;  celle  que  M.  Kroll  admet  à  l'égard  de  Gré- 
goire de  Nazianze  et  de  Proclus  est  pour  le  moins  douteuse.  La  date  du  Dialogue 
reste  donc  flottante  entre  le  iv^  et  levé  siècle,  mais  celte  incertitude  n'offre  pas 
d'inconvénients  graves.  La  portée  de  cet  écrit  est  la  même,  qu'il  ait  été  composé 
cinquante  ans  plus  tôt  ou  plus  tard  :  il  nous  apporte  un  témoignage  de  cette 
transfusion  de  pratiques  et  de  superstitions  païennes  dans  le  christianisme  qui 
s'opéra  parallèlement  à  la  transfusion  des  doctrines  philosophiques  ou  des  prin- 
cipes de  la  morale  antique  dans  la  théologie  chrétienne,  et  qui  est  beaucoup 
plus  difficile  à  saisir  sur  le  vif,  parce  qu'elle  s'opéra  par  l'intermédiaire  d'indi- 
vidualités inférieures,  dont  les  œuvres  n'ont  généralement  pas  subsisté. 

J.  R. 


Alexandri  Lycopolitani  Contra  Manichaei  opiniones  disputatio,  éd. 
Aug.  Brinkmann  (Leipzig,  Teubner,  Bibl.  Teubn.  script,  graec.  et  lat., 
petit  in-8  de  xxxi  et  50  p.  avec  index).  —  Prix  :  1  m. 

La  courte  dissertation  dirigée  par  un  certain  Alexandre  de  Lycopolis  contre 
les  Manichéens  a  été  éditée  par  Combefis  dans  le  deuxième  volume  de  sa  Bi- 
bliothèque  des  Pères  Gi^ecs,  en  1672,  et  le  texte  publié  par  lui,  comme  la  tra- 
duction latine  qu'il  y  joignit,  ont  passé  presque  sans  modifications  dans  les  re- 
cueils des  Pères  de  l'Église  qui  se  sont  succédé  depuis  lors.  M.  Brinkmann  ne 
fait  pas  grand  cas  de  ce  texte  de  Combefis;  il  montre  qu'il  a  été  établi  avec  né- 
gligence et  que  les  fausses  lectures  que  l'on  y  trouve  ont  provoqué  plusieurs 
erreurs  chez  les  historiens  du  Manichéisme.  Une  nouvelle  édition  faite  avec  les 
ressources  et  la  précision  de  la  paléographie  moderne  est  donc  appelée  à  rendre 
des  services.  L'étude  du  Manichéisme,  en  effet,  et  l'histoire  des  sectes  dualistes 
qui  s'y  rattachent,  sont  un  des  domaines  de  l'histoire  religieuse  chrétienne  où 
il  y  a  encore  le  plus   à  faire  et  où  malheureusement  les  sources  sont  le  plus 


118  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

inégalement  réparlies  entre  les  divers  pays  et  les  diverses  époques  sur  lesquelles 
doit  porter  l'examen.  Du  moins  i'aut-il  désirer  que  ces  sources  soient  le  plus 
pures  possible. 

La  Disputatio  d'Alexandre  est  malheureusement  de  date  et  de  provenance 
inconnues.  Ce  qui  en  fait  le  principal  intérêt,  c'est  qu'elle  n'est  pas,  comme  on 
l'a  cru,  l'œuvre  d'un  chrétien;  Lenain  de  Tillemont,  avec  ce  merveilleux  sens 
critique  qui  lui  a  permis  de  déblayer  l'histoire  littéraire  du  christianisme  anti- 
que de  tant  d'erreurs  partout  où  son  jugement  de  savant  n'était  pas  dominé,  à 
son  insu,  par  les  postulats  de  sa  doctrine,  avait  déjà  mis  ses  lecteurs  en  garde 
contre  cette  erreur.  Beausobre,  dans  son  llistoire  critique  de  Manichée  et  du 
Manichéisme,  l'a  réfutée,  mais  sans  parvenir  à  la  détruire.  En  réalité,  cette  ra- 
pide controverse  contre  les  doctrines  manichéennes  est  l'œuvre  d'un  philosophe 
platonicien,  qui  n'est  rien  moins  que  chrétien,  puisqu'il  s'exprime  d'une  façon 
assez  sévère  sur  le  compte  des  chrétiens.  M.  Brinkmann  pense  que  l'auteur 
écrivit  à  Alexandrie,  vers  la  fin  du  m*  ou  le  commencement  du  iv«  siècle,  avant 
la  reconnaissance  officielle  du  christianisme  et  peu  de  temps  après  que  la  pro- 
pagande manichéenne  eût  commencé  à  s'exercer  en  Egypte.  On  sait  que  Dio- 
clétien  dut  prendre  des  mesures  contre  les  Manichéens  avant  même  de  com- 
mencer la  persécution  contre  les  chrétiens.  Cette  opinion  peut  se  défendre  ;  la  date, 
à  condition  de  ne  pas  trop  vouloir  préciser,  est  vraisemblable;  ce  qui  me  paraît 
plus  sujet  à  caution,  c'est  l'origine  alexandrine.  Je  ne  vois  pas  sur  quel  argu- 
ment l'auteur  se  fonde  pour  l'affirmer. 

L'édition  de  M.  Brinkmann,  commode,  à  bon  marché,  se  recommande  comme 
instrument  de  travail.  Elle  a  été  faite  d'après  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque 
Laurentienne,  à  Florence,  de  beaucoup  supérieur  par  son  antiquité  et  sa  correc- 
tion aux  copies  qui  en  furent  faites  aux  xv%  xvi»  et  même  xvii*'  siècles,  et  qui 
figurent  dans  d'autres  bibliothèques.  Ce  manuscrit  florentin  se  compose  de 
deux  parties  originairement  étrangères  l'une  à  l'autre;  la  seconde  partie  con- 
tient divers  écrits  qui  semblent  constituer  une  sorte  de  recueil  antidualiste,  que 
M.  Brinkmann  croit  avoir  été  composé  pour  l'empereur  Basile,  entre  867  et  871, 
à  un  moment  où  la  controverse  contre  les  Pauliciens  battait  son  plein.  Il  s'appuie 
sur  le  poème  qui  se  trouve  en  tète  du  recueil  et  qui  est  intitulé  Ejç  ^bv  BaasXEtov 
pa(7tXsa;  mais  comme  les  premiers  soixante  vers  manquent,  il  est  difficile 
de  savoir  avec  certitude  à  qui  sont  destinés  les  éloges  qu'il  renferme.  L'édi- 
teur publie,  dans  son  Introduction,  tout  ce  qui  subsiste  de  ce  poème  com- 
posé en  l'honneur  d'un  Basileios  qui  y  est,  en  effet,  célébré  comme  un  monar- 
que puissant.  Son  hypothèse  est  donc  plausible.  Il  va  même  plus  loin  et  soup- 
çonne que  le  manuscrit  de  Gènes,  (du  xi^  siècle),  qui  a  conservé  les  traités  de 
Sérapion  et  de  Titus  de  Bostra  contre  les  Manichéens,  renferme  la  première 
partie  du  recueil  antidualisle  dont  le  manuscrit  de  Florence  nous  aurait  conservé 
la  suite.  Pholius  énumère,  en  elfet,  parmi  les  adversaires  des  Manichéens  dont 
il  a  consulté  les  écrits,  à  la  fois  Sérapion  et  Alexandre  de  Lycopolis.  Les  rap- 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES  H9 

prochements  sont  ingénieux,  mais  ils  auraient  besoin  d'être  corroborés  par  des 
arguments  positifs  pour  être  plus  que  de  simples  possibilités  parmi  d'autres  tout 
aussi  acceptables. 

J.  R. 


L.-J.-B.  Bérenger-Féraud.  —  Superstitions  et  survivances  étudiées 
au  point  de  vue  de  leur  origine  et  de  leurs  transformations. 

Paris,  E.  Leroux,  1896,  2  vol.  in-8  :  t.  I,  xn-543  pages;  t.  II,  539  pages. 

Les   deux   volumes  que  fait  paraître   M.  B,-F.,  et  qui  seront,  nous  dit-il, 
suivis  de  plusieurs  autres,  touchent  à  des  questions  fort  diverses  et  que  des 
liens  très  étroits  n'unissent  pas  toujours.  Elles  appartiennent  toutes  cependant 
au  même  domaine,  le  domaine  de  la  mythologie  populaire  et  du  foliî-lore,  mais 
les  différents  chapitres  des  deux  volumes  forment  autant  de  monographies  dis- 
tinctes et  qui  auraient  pu  être  publiées  indépendamment  les  unes  des  autres. 
En  voici  la  liste  :  l.  Les  Esprits  de  la  Maison,  t.  I,  p.  1-138;  II.  Le  roseau  de 
Saint-Cannat  (l'histoire  du  bâton  ou  du  roseau  planté  en  terre  et  qui  reverdit), 
p.  139-152;  m.  Les  Bêtes  dévotes,  p,  153-206;  IV.  Les  Dragons  et  les  Serpents, 
p.  207-304;  V.  Le  Verre  incassable,  p.  305-312;  VI.  Les  Esprits  de  la  Terre, 
p.  313-412  ;  VII.  Saint  Sumlan  de  Brignolles,  (c'est  un  saint  auquel  s'adressent 
les  jeunes  gens  et  les  jeunes  filles  qui  veulent  se  marier  et  les  femmes  qui  dési- 
rent des  enfants),  p.  413-423  ;  VIII.  L'immersion  pieuse  du  fétiche  dans  Veau, 
p.  424-450;  IX.  La  punition  infligée  au  fétiche,  p.  451-500,  (il  faut  noter  que 
le  mot  de  fétiche  est  pris  par  M.  B.-F.  en  un  sens  très  étendu  et  qu'il  l'applique  à 
toutes  les  représentations  plastiques  d'une  divinité  ou  d'un  personnage  surna- 
turel, d'un  saint  par  exemple);  X.  Les  Libations,   p.  501-522  (c'est  essentiel- 
lement une  étude  sur  le  souper  de  la  veille  de  Noël  et  les  cérémonies  tradition- 
nelles qui  y  sont  accomplies  en  Provence);  XL  Le  passage  à  travers  un  arbre, 
p.  523-540;  XII.  Les  Esprits  des  Eaux,  t.  II.  p.  1-58;  XIII.  Le  Pèlerinage  du  Mai 
à  Toulon  (M.  B.-F.  y  voit  la  survivance  d'un  culte  naturiste  gréco-italique),  p.  59- 
94);  XIV.  Les  Deux  qui  sont  morts  (légende  provençale  où  M.  B.-F.  aperçoit 
une  réminiscence  de  la  légende  d'Étéocle  et  Polynice),  p.  95-112  ;  XV.  Les  Castel- 
lets  de  la  Sainte-Baume,  (sortes  de  cairns  que  les  pèlerins  élèvent  traditionnelle- 
ment), p.  113-132;  XVI.  les  Esprits  de  VAir,  p.  133-174;  XVII.  Mariage  et  Pro- 
géniture, p.  J  75-234  (étude  sur  les  cultes  génésiques);  XVIII   La  Récompense 
de  la  piété,  p.  235-272;  XIX.  La  Punition  de  Vlmpiélé,  p.  213-320;  XX.  Les 
pierres  et  les  rochers,  p.  321-430;  XXI.  Les  Statues  gui  remuent,  parlent,  etc., 
p.  431-488  ;  XXII.  Vérhange  à  la  muette  (troc  de  marchandises  contre  d'autres 
marchandises    effectué  sans   parler,    que    M.    B.-F.    rapproche   de  certaines 
coutumes    de  mariage  en  usage   en    Provence  et  dans  divers  autres   pays), 
p.    489-516;  XXIII.  Le  s  Statues  qui  choisissent  leur  résidence,  p.  517-536. 
M.  B.-F.  a  suivi  partout  un  plan  uniforme  :  il  commence  en  chaque  chapitre 


120  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

par  étudier  les  croyances,  les  traditions  et  les  coutumes  de  la  Provence,  que  les 
circonstances  l'ont  mis  à  même  de  connaître  plus  intimement  et  par  des  obser- 
vations plus  directes  et  plus  prolongées;  puis  il  leur  cherche  dans  le  folk-lore 
européen,  dans  les  religions  de  l'antiquité  et  dans  celles  des  peuples  non  civi- 
lisés, dans  la  légende  chrétienne  enfin,  des  parallèles,  et,  du  rapprochement  de 
ces  faits  de  multiples  origines,  il  cherche  à  dégager  la  signification  originelle 
et,  à  ses  yeux,  d'ordinaire  très  simple  et  très  claire  du  rite,  du  mythe  ou  de  l'u- 
sage qui  fait  l'objet  de  ses  recherches. 

M.  B.-F.  a  réuni  de  cette  manière  un  très  grand  nombre  de  renseignements 
sur  les  questions  diverses  qu'il  a  abordées,  et  son  livre  ne  sera  pas  inutile  aux 
folk-loristes  ni  aux  historiens  de  la  religion;  Usera  précieux  pour  ceux-là  sur- 
tout qui  vivent  loin  des  grandes  villes  et  n'ont  pas  à  leur  disposition  une  biblio- 
thèque très  bien  fournie. 

Mais  malheureusement  M.  B.-F.  ne  semble  pas  avoir  toujours  soumis  à  une 
critique  très  sûre  les  documents  dont  il  se  sert;  il  puise  indifféremment  à  des 
sources  de  valeur  très  inégale;  il  cite  inexactement  parfois,  ou  donne  des  réfé- 
rences incomplètes  qui  ne  permettent  pas  de  retrouver  aussi  aisément  qu'il 
faudrait  le  texte  auquel  il  vous  renvoie;  des  fautes  d'impression  trop  nombreuses 
défigurent  en  un  grand  nombre  de  pages  les  titres  des  livres  et  les  noms  des 
auteurs.  M.  B.-F.  a  le  goût  des  hypothèses  hardies,  et  il  tient  trop  souvent 
celles  qu'il  formule  pour  des  vérités  démontrées. 

Plus  de  sévérité  critique,  plus  de  prudence  dans  les  affirmations,  plus  de 
soin  dans  la  rédaction  des  indications  bibliographiques  et  dans  l'impression  du 
livre,  auraient  permis  à  M.  B.-F.  de  faire  de  son  ouvrage  un  très  commode  et 
très  utile  instrument  de  travail.  11  aurait  pu  sans  nul  inconvénient  l'alléger  de 
bon  nombre  de  dissertations  qui  aboutissent  à  des  conclusions  moins  assurées 
qu'il  ne  lui  paraît,  et  ajouter  d'autres  faits  aux  faits  nombreux  et  intéressants 
qu'il  a  réunis  avec  une  patience  et  une  ardeur  qui  doivent  lui  mériter  le  res- 
pect et  la  reconnaissance  de  tous  ceux  qui  s'occupent  de  ces  mêmes  études. 

L.  Marillier, 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES 


RELIGIONS  DES  PEUPLES  KON  CIVILISÉS  ET  FOLK-LORE 


Zeîtschrift  des  Vereins  fur  Volkskunde  (cinquième  année,  1895).  — 
Max.  Bartels,  ZJeber  Krankheits-Beschivorungen  (Heft  I,  p.  1-40).  —  M.  Bar- 
tels,  qui  avait  en  1893  consacré  un  ouvrage  à  la  médecine  des  peuples  non  ci- 
vilisés*, complète  aujourd'hui  son  œuvre  dans  ce  domaine  par  la  publication  de 
ce  mémoire  sur  les  conjurations  en  usage  dans  les  maladies.  Les  peuples  non 
civilisés  et,  comme  eux,  les  paysans  d'Europe,  se  représentent  d'ordinaire  la  ma- 
ladie comme  un  être  surnaturel,  un  esprit  à  forme  démoniaque,  humaine  ou  ani- 
male qui  tourmente  le  malade  du  dehors  ou  est  entré  en  lui  et  le  possède.  Le 
traitement  médical  consistera  à  chasser  loin  du  malade  le  démon  qui  est  la 
cause  de  sa  souffrance.  Plusieurs  procédés  magiques  sont  en  usage  pour  at- 
teindre à  ce  but;  l'un  des  plus  usités,  c'est  la  conjuration  par  une  formule  ré- 
citée ou  murmurée  et  quelquefois  chantée.  La  plupart  du  temps  on  ne  s'en  tient 
pas  à  une  seule  formule,  mais  on  en  emploie  plusieurs,  afin  d'avoir  plus  de 
chance  de  se  servir  de  celle  qui  est  réellement  efficace  contre  l'esprit  de  la  ma- 
ladie. M.  Bartels  étudie  les  formules  de  conjuration  de  la  Prusse  orientale  et 
occidentale,  de  la  Poméranie,  du  Voigtland  et  de  la  Souabe,  des  Saxons  de 
Transylvanie,  des  Magyars  et  des  Tziganes,  des  Esthoniens  et  des  Lithua- 
niens. Il  les  rapproche  de  celles  qui  sont  contenues  dans  le  Kalewala,  des  con- 
jurations des  habitants  de  l'archipel  Malais  et  des  Indiens  d'Amérique,  des  in- 
cantations de  l'Atharva-Veda,  et  enfin  des  formules  magiques  écrites  en 
caractères  cunéiformes  et  retrouvés  sur  les  tablettes  d'argile  de  la  Bibliothèque 
de  Sardanapale.  Une  bibliographie  assez  ample  de  la  question  se  trouve  à  la 
page  1  du  mémoire. 

M.  Bartels  divise  les  formules  qu'il  étudie  en  trois  catégories  :  celles  qui 
sont  contenues  dans  la  première  sont,  à  vrai  dire,  plutôt  des  prières  que  de  véri- 
tables conjurations,  destinées  à  contraindre  par  leur  efficacité;'propre  le  démon 
à  se  retirer.  Le  sorcier,  qui  ne  se  sent  pas  assez  fort  pour  venir  à  bout  à  lui  tout 
seul  de  l'esprit  mauvais,  appelle  à  son  aide  un  dieu  ou  un  autre  personnage  surna- 
turel. Dans  la  seconde  catégorie  viennent  se  ranger  des  formules  destinées  à 
convaincre  le  démon  de  s'éloigner  de  son  plein  gré  du  tnalade  qu'il  tourmente. 
On  lui  prodigue  les  épithètes  honorifiques,  on  le  traite  avec  déférence,  on  tente 

1)  Die  Medizin  der  Naturvôlker.  Ethnologische  Beitrdge  zur  Urgeschichte  der 
Medizin.  (Leipzig,  1893). 


122  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

de  le  duper  en  lui  faisant  croire  qu'il  ne  peut  rien  sur  la  victime  qu'il  a  choisi, 
ou  bien  on  s'engage  à  lui  faire  quelque  présent  (ce  dernier  type  n'est  pas  men- 
tionné par  M.  Bartels).  On  peut  même  le  menacer  de  ne  donner  à  manger  au 
malade  que  des  choses  dégoûtantes,  s'il  ne  veut  point  abandonner  son  corps. 
Si  cependant  il  s'obsline,  il  faut  en  venir  alors  à  la  lutte  ouverte  et  recourir  aux 
formules  de  la  troisième  catégorie.  Par  la  menace,  l'injure,  et  surtout  par  la  puis- 
sance magique  de  certains  mots  ou  de  certaines  combinaisons  de  mots,  on  s'efforce 
de  chasser  de  vive  force  la  «  Maladie  «  de  l'homme  dont  elle  s'est  emparée. 
Cette  dernière  catégorie  de  conjurations  est  de  beaucoup  la  plus  importante. 
C'est  grâce  aux  formules  de  ce  type  que  les  sorciers  peuvent  se  faire  obéir  des 
esprits  mauvais  ;  mais  ils  n"y  recourent  que  quand  ils  ont  épuisé  tous  les  autres 
moyens,  parce  qu'il  est  toujours  dangereux  d'entrer  en  lutte  avec  les  démons. 

M.  Lehmann-Filhés.  Einige  Beifipiele  von  Hexen-und  Aberglauben  aus  der 
Gegend  von  Arnstadt  und  Umenauin  Thuringen  (Heft  I,  p.  93-98).  —  M.  Leh- 
mann-Filhés raconte  plusieurs  anecdotes  qui  établissent  l'existence  actuelle  de 
la  croyance  à  la  sorcellerie  et,  en  particulier  à  la  magie  sympathique,  dans  cer- 
taines parties  de  la  Thuringe.  Cet  article  contient  des  renseignements  sur  les 
superstitions  relatives  aux  diverses  fêtes  (la  nuit  de  INoël,  la  nuit  du  Nouvel  An, 
la  nuit  de  la  Saint-André),  sur  les  présages  relatifs  au  mariage,  sur  les  présages 
de  mort,  les  «  intersignes  »,  etc. 

Karl  Weinhold.  Beitrag  zur  Nixenkunde  auf  Grund  schlesischer  Sagen 
(Heft  II,  p.  121-133).  —  M.  Weinhold  a,  pris  pour  point  de  départ  de  son 
étude  deux  légendes  qui  avaient  été  racontées  en  1846  à  sa  sœur  par  un  paysan 
de  Neudorf  et  qu'il  avait  publiées  en  1851  dans  son  livre  intitulé  :  Die  deut- 
schenFrauen  in  dem  Mittelaller.  Il  en  rapproche  une  autre  légende,  également 
d'origine  silésienne,  qui  a  été  publiée  dans  les  Germoniens  Volkerstimmen 
de  Firmenich,  t.  II,  p.  334,  339.  La  nixe  est  un  esprit  des  eaux,  d'ordinaire 
bienveillant  pour  les  hommes,  qui  tantôt  apparaît  sous  une  forme  humaine, 
tantôt  sous  celle  d'un  être  à  demi  femme,  à  demi  poisson.  L'esprit  des  eaux, 
dans  les  légendes  et  les  contes  les  plus  anciens  de  l'Allemagne  du  Nord  et  de 
la  Scandinavie,  est  conçu  sous  la  forme  d'un  poisson;  puis  peu  à  peu,  revêtu  de 
tous  les  attributs  intellectuels  de  l'homme,  il  tend  à  revêtir  aussi  une  forme 
analogue  à  la  sienne,  et  c'est  alors  qu'on  se  le  représente  comme  un  être  com- 
posite à  moitié  homme,  à  moitié  poisson .  On  en  arrive  enfin  à  une  conception  pu- 
rement anthropomorphique  de  ces  êtres  surnaturels,  mais  les  deux  types,  le  type 
à  demi  animal  et  le  type  humain,  coexistent  dans  le  Folk-lore  germanique  sans 
que  l'un  arrive  à  supprimer  l'autre.  Une  semble  pas  nécessaire  de  supposer  que 
cette  conception  ait  été  empruntée  par  les  populations  germaniques  à  des  sources 
étrangères;  mais  on  doit  constater  qu'il  existe  de  frappantes  analogies  entre  les 
nixes  et  les  femmes  de  la  mer  de  la  basse  antiquité  classique,  et  que  l'évolution  qui 
a  fait  passer  les  Sirènes  et  les  Néréides  de  la  forme  animale  à  la  forme  humaine 
est  très  exactement  comparable  à  celle  qu'ont  subie  en  Allemagne  les  esprits 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  423 

des  eaux.  Sous  l'influence  des  idées  chrétiennes,  et  tout  spécialenaent  sous  l'ac- 
tion directe  du  clergé,  on  en  est  arrivé  à  se  représenter  les  esprits  des  eaux 
comme  des  démons;  aussi  les  nixes  sont-elles  devenues  parfois,  dans  les  croyances 
populaires,  malveillantes  pour  l'homme,  comme  l'est  presque  toujours  l'homme 
des  eaux  {Wassermunn).  Une  nouvelle  transformation  dans  les  idées  a  amené  à 
concevoir  ces  démons,  par  une  sorte  de  confusion  avec  des  êtres  surnaturels 
d'une  autre  espèce,  les  esprits  des  défunts,  comme  des  âmes  captives  qu'un 
enchantement  retient  aux  fonds  des  eaux  et  que  l'intervention  généreuse  d'un 
homme  ou  d'une  femme  peut  délivrer.  Dans  la  première  légende  étudiée  par 
M.  Weinhold  apparaît  une  autre  forme  de  la  nixe.  Elle  se  montre  à  une  jeune 
fille  sous  l'apparence  d'un  crapaud.  Il  est  à  noter  que  c'est  une  apparence  que 
revêtent  fréquemment  les  âmes  des  morts.  Dans  la  seconde  histoire,  à  laquelle 
M.  TT.  cite  un  certain  nombre  de  parallèles,  un  jeune  homme,  pour  avoir  violé  une 
interdiction  qui  lui  avait  été  faite  par  la  nixe,  devient  lui-même  une  nixe.  Le  change- 
ment de  sexe  apparaît  assez  fréquemment,  dans  les  traditions  populaires  et  les 
mythes,  comme  sanction  de  la  violation  d'une  interdiction  ou  châtiment  d'une 
offense.  On  peut  même  en  rencontrer  des  exemples  dans  des  circonstances  diffé- 
rentes. M.  Weinhold  rapproche  de  ces  croyances  l'habitude  quia  survécu,  dans 
certaines  coutumes  populaires,  d'un  échange  de  vêtements  entre  les  deux  sexes. 

B.  Kahle.  Krankheitsbeschwôrungen  des  Nordens  (Heft  II,  194-199).  — 
M.  Kahle  complète  dans  cet  article  l'étude  de  M.  Bartels  sur  la  conjuration  des 
maladies.  Les  formules  qu'il  rapporte  ont  été  pour  la  plupart  recueillies  en  Suède. 
Le  procédé  de  guérison  consiste  le  plus  souvent  à  faire  passer  la  maladie  dans 
un  objet  où  elle  demeure  enfermée. 

K.  Weinhold.  Die  Widderpi'ocession  vo7i  Virgen  und  Pragratten  nach  Lavant 
im  Pusterthal  (Heft  II,  p.  205-20S).  — Dans  les  villages  de  Virgen  et  Pragratten 
a  subsisté  la  coutume  de  promener  processionnellement  pendant  la  semaine  de 
Pâques  un  bélier  de  maison  en  maison  ponr  le  conduire  enfin  à  l'église  où  pen- 
dant toute  la  durée  du  sermon  il  demeure  au  milieu  de  l'église  sous  la  chaire. 
La  tradition  rapporte  que  cette  procession  a  été  instituée  à  l'occasion  d'une 
épidémie  qui  dévastait  le  pays.  L'offrande  du  bélier  fit  cesser  l'épidémie,  mais 
il  faut  que  cette  offrande  soit  renouvelée  tous  les  ans,  sans  quoi  l'épidémie  re- 
paraîtrait. M.  W.  voit  dans  cette  cérémonie  la  survivance  d'un  rite  expiatoire 
pré-chrétien.  Il  la  rapproche  de  rites  analogues  de  préservation  qui  était  en 
usage  dans  l'antiquité  grecque  et  qui  étaient  spécialement  en  relation  avec  le 
culte  d'Hermès.  Il  pense  qu'elle  a  été  introduite  en  Tyrolpar  les  Slaves  du  Sud, 
et  il  mentionne  à  l'appui  de  son  dire  l'existence  de  cérémonies  de  même  ordre 
dans  les  diverses  provinces  slaves  du  sud  de  l'Autriche,  en  particulier  en  Bosnie. 

LuDw.  Frankel.  Feen-  und  Nixenfang  nebst  Polyphem's  Ueberlistung  (Heft 
III,  p.  264-274).  —  Étude  sur  les  procédés  magiques  pour  s'emparer  des  nixes 
et  des  fées.  Cet  article  contient  une  très  riche  et  très  intéressante  bibhographie 
de  la  question  et  des  questions  connexes. 


124  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Otto  Heilig.  Segen  ans  Handschuhsheim  (Heft  III,  p.  293-298).  —  M.  Heilig 
publie  une  série  de  formules  magiques  qui  se  trouvent  dans  un  «  livre  de  recet- 
tes )>  qui  a  été  écrit  en  1818  à  Handschuhsheim.  Ces  formules  sont  pour  la  plu- 
part des  conjurations  contre  telle  ou  telle  maladie  de  l'homme  ou  des  animaux. 
Quelques-unes  cependant  ont  pour  but  de  faire  retrouver  les  objets  volés. 

Stanislaus  Prato.  Sonne,  Moud  und  Sterne  als  Schônheits-symbole  in 
Volksmarchen  und  Liedern.  Ein  Kritischer  Beitrag  zur  vergleichenden 
Vôlkerpsychologie  (Heft  IV,  p.  363-383).  —  Première  partie  d'un  mémoire  dont 
l'analyse  sera  donnée  lorsqu'il  aura  paru  en  entier. 

Karl  Réitérer.  Hexen-  und  Wildererglauben  in  Steiermark  (Heft  IV, 
p.  407-413).  —  M.  B.  a  réuni  les  superstitions  relatives  à  l'emploi  de  la  rosée 
de  la  Pentecôte  et  des  œufs  du  Jeudi-Saint  comme  préservatif  contre  les  sorti- 
lèges. II  étudie  les  pratiques  des  sorcières  qui  enlèvent  magiquement  le  beurre 
du  lait  de  leurs  voisines  et  font  envahir  leurs  laiteries  par  les  vers.  Il  indique 
les  procédés  à  employer  pour  découvrir  les  sorcières,  l'usage  qu'elles  font 
d'un  onguent  particulier  pour  se  rendre  capables  de  se  transporter  d'un  lieu 
à  un  autre  à  travers  les  airs.  Il  rapporte  aussi  les  croyances  relatives  à  leur 
action  sur  les  phénomènes  météorologiques,  la  grêle  par  exemple,  et  à  leur 
«  puissance  »  qui  fait  qu'un  homme  ordinaire  ne  peut  rien  contre  elles,  qu'un 
chasseur,  par  exemple,  au  moment  où  il  va  tirer  sur  l'une  de  ces  femmes  revê- 
tues d'une  puissance  surnaturelle,  devient  impuissant  à  presser  la  gâchette.  La 
seconde  partie  de  l'article  se  rapporte  à  diverses  superstitions  relatives  aux 
braconniers  et  aux  animaux  sauvages.  11  existe  des  sortilèges  qui  peuvent 
rendre  les  chamois  immobiles  devant  le  fusil  des  chasseurs;  le  braconnier  qui 
a  réussi  à  se  mettre  sous  la  peau  une  hostie  consacrée  est  à  l'abri  de  toute 
blessure  et  peut  se  changer  à  volonté  en  pierre  ou  en  bois.  Mais  s'il  n'a  pas 
enlevé  cette  hostie  de  dessous  sa  peau  avant  sa  mort,  il  appartient  au  diable. 
Certains  animaux,  tels  que  le  lièvre,  portent  malheur  si  l'on  les  rencontre  sur 
son  chemin.  La  graisse  ou  le  sang  de  certains  autres  est  un  remède  magique 
contre  diverses  maladies  ou  un  préservatif  contre  le  vertige.  Le  «  sjI  bénit»  du 
jour  de  la  Sainte-Stéphanie  fournit  au  braconnier  un  moyen  de  s'approcher 
plus  facilement  de  son  gibier. 

K.  Wei.nhald.  Vom  heiligen  Ulrich  (Heft  4,  p.  416-425).  — Étude  sur  la 
légende  et  le  culte  de  saint  Ulrich  où  M.  W.  insiste  particulièrement  sur  les 
rites  accomplis  aux  fontaines  qui  lui  sont  consacrées,  et  qui  était  déjà,  d'après 
lui,  l'objet  d'une  vénération  superstitieuse  et,  sans  doute,  d'un  culte  dans  la 
période  antérieure  au  christianisme.  Saint  Ulrich  semble  avoir  pris  la  place  d'un 
esprit  des  eaux,  ce  qui  explique  qu'on  le  représente  souvent  avec  un  poisson 
dans  la  main  gauche;  le  poisson  était  une  forme  assez  habituelle  des  anciennes 
divinités  des  eaux.  On  a  imaginé  après  coup,  pour  expliquer  cet  attribut  du 
saint,  une  légende  où  en  un  jour  d'abstinence  un  morceau  de  viande  se  change 
en  poisson,  par  la  toute-puissance  divine,  pour  confondre  un  méchant  homme 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  125 

qui  avait  tenté  de  perdre  le  saint  évèque  en  l'accusant  de  faire  gras  en  un  temps 
interdit  par  l'Église. 

Ethnologisclie  Mitteilungen  aus  Ungarn,  année  1895.  —  M.  R.  v.  Sowa 
publie,  p.  H8-123,  une  variante  tzigane,  texte  et  traduction,  d'un  conte  apparte- 
nant au  groupe  dont  le  type  est  la  légende  grecque  de  la  délivrance  d'Andromède. 

M.  Franz  Gônczi.  Die  Croaten  in  Murakôz.  —  Étude  sur  leurs  coutumes  de 
mariage  et  leurs  traditions,  particulièrement  sur  celles  qui  se  rapportent  aux 
diverses  fêtes  de  l'année,  aux  phénomènes  atmosphériques  et  astronomiques  et 
aux  présages  funéraires. 

Journal  of  American  Folk -lore,  t.  VIIÎ,  année  1895.  —  W.  W.  Newell. 
Théories  of  diffusion  of  folk-tales,  pp.  7-18.  —  Étude  d'ensemble  sur  les  di- 
verses théories  relatives  à  l'origine  et  la  diffusion  des  contes  populaires.  M,  Nevell 
rejette  à  la  fois  la  théorie  de  Grimm  et  celle  à  laquelle  André  Lang  a  attaché  son 
nom.  Il  pense  que  les  ressemblances  étroites  qui  existent  entre  le  folk-lore  des 
divers  pays  ne  peuvent  s'expliquer  que  l'hypothèse  que  les  diverses  variantes 
d'un  conte  procèdent  d'un  seul  type  original,  d'un  récit  inventé  consciemment 
par  un  auteur  particulier  en  un  temps  déterminé.  D'accord  avec  Bédier,  il  se 
refuse  à  admettre  comme  Benfey,  R.  Kôhler  et  Cosquin,  que  l'Inde  soit  le  ber- 
ceau de  l'universalité,  ou  même  delà  majorité,  de  nos  contes  d'Europe.  II  pense 
que  les  emprunts  faits  par  les  sauvages  au  folk-lore  des  peuples  civilisés  sont 
beaucoup  plus  fréquents  que  les  emprunts  inverses,  et  que  les  traits  particuliè- 
rement grossiers  et  barbares  que  nous  retrouvons  dans  les  contes  des  peuples 
non  civilisés  sont  des  additions  postérieures  à  des  récits  à  la  fois  plus  raffinés 
et  moins  merveilleux,  et  dont  la  patrie  d'origine  est  un  pays  dont  la  civilisa- 
tion a  déjà  atteint  quelque  développement.- Il  est  à  peine  besoin  de  dire  qu'il 
est  nécessaire  de  faire  des  réserves  sur  la  théorie  de  M.  Newell  qui  semble 
impuissante  à  expliquer  l'élément  merveilleux  des  contes,  et  qui  peut  amener 
à  méconnaître  les  rapports  naturels  qui  les  unissent  aux  mythes,  aux  rites  reli- 
gieux, aux  pratiques  magiques  et  aux  coutumes  traditionnelles.  Il  est  hors  de 
doute  cependant  qu'elle  rend  compte  d'une  façon  satistaisante  d'un  certain 
nombre  de  cas  particuliers - 

Fanny  D.  Bergen,  Burial  and  Holiday  Customs  and  Reliefs  of  the  Irish  Pea- 
santry,  pp.  19-25.  —  Le  mari  est  d'ordinaire  enterré  avec  sa  famille,  la  femme 
avec  la  sienne,  les  enfants  le  sont  habituellement  dans  la  sépulture  de  la  famille 
paternelle.  Les  filles  cependant  expriment  souvent  le  désir  d'être  placées  dans 
la  sépulture  de  la  famille  de  leur  mère.  Les  mourants  ont  soin  très  fréquem- 
ment d'indiquer  avec  précision  dans  la  tombe  de  qui  ils  veulent  être  enterrés; 
ce  souci  résulte  de  la  croyance  répandue  dans  le  pays  que  les  morts  causent 
entre  eux  dans  leur  sépulture.  On  croit  que  la  dernière  personne  enterrée  dans 
un  cimetière  est  contrainte  à  aller  tirer  de  l'eau  pour  tous  les  autres  morts 
jusqu'à  ce  qu'il  y  ait  un  autre  enterrement.  Quand  les  paysans  meurent,  on  met 


126  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

de  côté,  d'ordinaire,  leurs  meilleurs  vêtements  pour  qu'ils  puissent  s'en  revêtir 
lorsqu'ils  reviennent  pendant  la  nuit  dans  la  maison  qu'ils  habitaient,  mais  ils 
s'usent  et  se  détruisent  plus  vite  que  ceux  qui  appartiennent  à  des  vivants.  Les 
photographies  des  morts  s'altèrent  et  s'elTacent,  elles  aussi.  La  nuit,  les  défunts 
s'amusent  à  jouer  à  la  balle  dans  les  cimetières;  il  ne  faut  jamais,  le  soir,  jeter 
d'eau  dehors,  car  elle  pourrait  tomber  sur  un  être  qui  appartient  à  l'autre  monde; 
il  faut  toujours  la  nuit  avoir  de  l'eau  propre  dans  les  maisons  pour  que  les  morts 
puissent  venir  boire.  11  ne  faut  jamais  boucher  une  bouteille  qui  contient  de  l'eau 
bénite  ou  de  l'eau  d'une  source  sainte,  autrement  cela  gênerait  les  défunts.  Il 
ne  faut  non  plus  jamais  combler  les  vieilles  fontaines,  les  âmes  reviennent  y 
puiser  la  nuit.  M™'^  Bergen  donne  également  des  détails  sur  les  croyances  rela- 
tives à  la  capacité  des  sorcières  de  se  changer  en  animaux,  sur  l'enterrement 
rituel  du  roitelet,  et  sur  diverses  superstitions  qui  ont  trait  aux  animaux,  en 
particulier  aux  chevaux,  aux  vaches,  aux  coqs  et  aux  poules,  aux  gienouilles 
et  aux  abeilles. 

J.  W.  PowELL.  The  interprétation  of  Folk-lorc,  pp.  97-105. 

J.  N.  D.  Hewitt.  The  Iroquoian  concept  of  thesoul,pp.  107-116.  —  1!  semble 
que  les  Iroquois  attribuent  à  l'homme,  d'une  part,  une  âme  sensitive  qui  anime  le 
corps,  qui  a  pour  siège  la  moelle  des  os  et  qui,  après  la  mort,  reste  attachée  au 
squelette,  et,  d'autre  part,  une  ou  plusieurs  ùmes  intelligentes  qui  peuvent  se  sé- 
parer du  corps  et  errer  loin  de  lui.  Ils  se  représentent  l'âme  comme  composée  d'une 
matière  assez  subtile  pour  qu'on  la  puisse  enfermer  dans  une  gourWe;  elle  a  la 
forme  exacte  du  corps  humain,  mais  la  couleur  d'une  ombre  ;  à  demi  aveugle  le 
jour,  elle  est  douée  pendant  la  nuit  d'une  vue  perçante;  elle  peut  se  nourrir  des 
mêmes  aliments  que  les  vivants,  mais  elle  a  pour  la  viande  un  goût  tout  particulier. 
Elle  n'est  pas  universellement  conçue  comme  immortelle.  Après  la  mort,  l'âme, 
après  être  restée  quelque  temps  au  voisinage  du  corps,  se  rend  au  pays  des  morls 
où  chaque  tribu  a  son  village  particulier.  Le  temps  s'y  passe  à  pêcher,  à  chasser, 
à  danser,  etc.  Les  suicidés  et  les  guerriers  tués  à  la  guerre  sont  contraints  de 
demeurer  dans  les  quartiers  particuliers  d'où  ils  ne  peuvent  sortir.  Les  âmes 
des  vieillards  usés  par  les  années  et  celles  des  petits  enfants  trop  faibles  pour 
faire  le  voyage  qui  conduit  au  pays  des  esprits  restent  dans  les  villages  des  vi- 
vants. C'est  aux  voyages  de  l'âme  hors  du  corps  que  sont  attribués  les  rêves 
dont  plusieurs  sont,  d'autreparl,  inspirés  par  le  Gieldivin,  dieu  ami  des  hommes. 
Le  mémoire  se  termine  par  une  étude  sur  les  divers  noms  de  l'âme,  la  psycho- 
lo"-ie  des  Iroquois  et  les  âmes  des  animaux.  A  la  première  page  sont  indiqués 
quelques-uns  des  rites  qui  sont  en  relation  avec  ces  croyances.  Il  convient  enfin 
d'indiquer  la  croyance  à  l'existence  de  squelettes  cannibales  auxquels  on  ne 
peutécnapper  qu'en  mettant  entre  eux  et  soi  un  cours  d'eau. 

M"*  Zelia.  NcTTALL.  Anotc  OU  ancicnt  MexicanFolk-Iore,  pp.  117-129.  —  Étude 
sur  le  folk-lore  mexicain  faite  d'après  le  livre  de  Sahagun. 

J.  OwEN  DoKSEY.  Kwapa  Fotk-lore,  p.  130-131.  —  Les  Kvvapa  sont   une 


REVUE    DES    fÉRIODIQUES  127 

tribu  indienne  qui  vivait  autrefois  sur  les  bords  du  Mississipi  et  qui  est  établie 
maintenant  au  milieu  des  Osages  dans  l'Oklahoma.  Ce  mémoire  renferme  des 
renseignements  sur  les  croyances  de  cette  tribu  relatives  aux  astres  (la  voie  lactée 
est  appelée  la  route  des  âmes  ;  ils  voient  dans  la  lune  un  homme  qui  tient  à  la 
main  une  tète  coupée),  sur  leurs  traditions  relatives  à  une  race  de  nains,  sur  les 
Wapinan  (les  Wakan  ou  hommes-médecines  des  Dakota).  Les  membres  du  clan 
de  l'Élan  ne  peuvent  manger  de  chair  d'élan,  si  on  lui  donne  son  vrai  nom,  mais 
si  on  l'appelle  simplement  venaison,  ils  en  peuvent  manger  en  toute  sécurité. 
Quand  un  Kwapa  se  croit  en  danger  de  mort,  il  achète  un  nouveau  nom  du  chef 
suprême  de  la  tribu,  il  croit  se  débarrasser  de  sa  maladie  en  abandonnant  soa 
ancien  nom  ;  c'est  là  une  chose  que  l'on  peut  faire  quatre  fois,  la  cinquième 
porterait  malheur. 

J.  Walter  Fewkes.  The  destruction  of  the  Tusayan  monsters,  pp.  132-137. 
—  Les  Hopi  de  l'Arizona  possèdent  tout  un  ensemble  de  légendes  qui 
racontent  les  hauts  faits  accomplis  par  deux  personnages  surnaturels,  les 
jumeaux,  qui  ont  délivré  la  terre  des  monstres  qui  l'occupaient  et  qui  étaient 
comme  eux-mêmes  d'origine  céleste.  Ces  jumeaux  étaient  nés  d'une  déesse  de 
la  Terre,  la  femme-araignée  qui  les  avait  conçus  sans  cesser  d'être  vierge,  l'un, 
la  Jeunesse,  de  la  lumière,  et  l'autre,  l'Écho,  du  nuage  pluvieux.  M.  Fewkes 
cite  à  titre  d'exemples  quatre  de  ces  légendes;  les  trois  premières  ont  trait  à 
des  combats  contre  les  monstres,  la  quatrième  raconte  un  voyage  des  jumeaux 
vers  le  soleil.  Il  convient  de  noter  l'assistance  que  les  deux  héros  reçoivent, 
pour  l'accomplissement  de  leur  tâche,  d'animaux  bienveillants  et,  en  particulier, 
de  la  taupe. 

Edward  Jack.  Maliscet  Legends,  p.  193-208.  —  Les  MaUscet  sont  établis 
sur  le  cours  de  la  rivière  Saint-Jean.  Le  vieillard  qui  a  raconté  ces  légendes  à 
M.  Jack  habite  un  petit  village  auprès  de  l'embouchure  de  la  Nashwook.  Il  est 
absolument  digne  de  foi,  au  témoignage  de  l'auteur,  et  bon  nombre  des  his- 
toires qu'il  raconte  sont  familières  aux  Chippeways  d'Odana  (sur  les  bords  du 
lac  Supérieur). 

Trois  de  ces  légendes  se  rapportent  à  Glooscap.  Il  y  est  représenté  comme 
une  sorte  de  sorcier  divin,  à  forme  humaine.  Il  sait  des  secrets  magiques  pour 
rendre  la  jeunesse;  il  a  pour  compagnon  un  homme-médecine  aveugle.  C'est 
lui  également  qui  a  donné  à  l'écureuil,  qui  était  autrefois  grand  comme  un  lion 
et  d'une  extrême  férocité,  sa  taille  actuelle  ;  il  a  pour  oncle  la  tortue  et  a  eu  des 
luttes  à  soutenir  contre  le  castor;  on  montre  l'empreinte  de  son  visage  sur  des 
rochers  qui  dominent  la  rivière  Saint-Jean.  Il  est  maintenant  oisif,  ne  s'occupe 
guère  qu'à  faire  des  pointes  de  flèches  et  a  l'apparence  d'un  homme  d'environ 
trente  ans.  Sa  vie  et  ses  aventures  ont  été  autrefois  mêlées  étroitement  à  celles 
des  divers  animaux:  l'oie  sauvage, le  plongeon,  le loup.etc, auxquels  il  avait  réussi 
à  persuader  qu'ils  étaient  tous  des  êtres  humains.  Ses  querelles  avec  le  porc-épic, 
le  crapaud  et  la  tortue,  qui  tenta  de  l'assassiner,  sont  rapportées  avec  quelque 


128  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

détail.  M.  J.  menlionne  aussi  sa  naissance  surnaturelle  à  travers  le  flanc  de 
sa  mère  et  ses  luttes  avec  son  frère  jumeau.  Les  autres  légendes  sont  des  contes 
d'animaux  ou  des  histoires  qui  se  rapportent  aux  guerres  avec  les  Mohawks 
L'article  se  termine  par  une  double  série  de  noms  de  lieux  en  divers  dialectes. 

W.  M,  Bea.uch\mp.  Onondaga  Notes,  p.  209-216,  et  ilohawk  Notes,  p.  217-221. 
—  Le  premier  de  ces  courts  mémoires  est  consacré  en  grande  partie  à  la  des- 
cription des  rites  en  usage  à  la  fête  du  Chien  Blanc.  L'un  des  éléments  essen- 
tiels de  la  fête,  le  sacrifice  du  Chien  Blanc,  qui  paraît  du  reste  s'être  venu 
postérieurement  ajouter  aux  autres  rites,  a  disparu,  ou  plutôt  le  sacrifice  n'est 
plus  que  symboliquement  accompli  :  on  brûle  à  la  place  du  chien  un  panier 
blanc.  La  fête  ancienne,  c'était  la  grande  fête  des  songes.  Le  second  mémoire 
renferme  des  détails  sur  les  fêtes  et  les  coutumes  diverses  des  Mohawks,  en 
particulier  sur  les  danses.  L'usage  de  chasser  loin  du  village  l'àme  d'un  pri- 
sonnier mis  à  mort  est  mentionné. 

W.  W.  Newell.  Folk-lore  Study  and  Folk-lore  Societies,   p.  231-242.  — 

J.  Waater  Fowkes.  TTie  Oraibi  Flûte  Altar,  p.  265-272,  2  pi.  ;  The  Walpi 
Siiake  Danee  of  18^5,  p.  273-295.  —  Le  premier  mémoire  consiste  essentielle- 
ment dans  la  description  de  l'autel  des  prêtres  des  Sociétés  de  la  Flûte  brune  et 
de  la  Flûte  bleue  à  Oraibi,  (ce  sont  des  sociétés  religieuses  qui  existent  chez  les 
Indiens  Hopi  de  l'Arizona  et  dont  les  rites  secrets  sont  encore  mal  connus). 
L'idole  principale  qui  figure  sur  l'autel  est  celle  du  dieu  Cotakinunwa,  le  Cœur 
du  ciel  entier,  ce  qui  tendrait  à  faire  croire  que  ce  n'est  pas  là  un  dieu  d'im- 
portation récente  et  peut-être  d'origine  chrétienne,  comme  on  l'a  pensé.  M.  F. 
établit  une  comparaison  entre  cet  autel  et  celui  des  Sociétés  de  la  Flûte  à 
Cipaulwi,  dont  il  donne  également  une  reproduction.  Les  rites  accomplis  sont 
des  rites  magiques. 

Dans  le  second  mémoire,  M.  F.  ajoute  quelques  détails  nouveaux  aux  descrip- 
tions qu'il  avait  antérieurement  publiées  de  cette  danse  rituelle,  exécutée  par  les 
Hopis  de  Waipi.  C'est  essentiellement  une  cérémonie  d'initiation  et  qui  est  en 
étroite  relation  avec  le  culte  totémique  des  serpents  ;  mais  c'est  aussi  un  rite 
magique  destiné  à  obtenir  la  pluie.  Les  serpents  à  sonnettes  sont  maniés  par 
les  prêtres  pendant  une  assez  longue  partie  de  la  cérémonie. 

G.  Patterson.  ]Sotes  on  the  folk-lore  of  Newfoundland,  p.  285-290.  —  Étude 
sur  les  superstitions  relatives  à  ce  qui  porte  bonne  et  mauvaise  chance,  aux 
animaux  et  aux  jours  de  bon  et  de  mauvais  augure,  etc.,  (il  est  tout  particuliè- 
rement fâcheux  de  passer  sous  une  échelle),  sur  les  procédés  de  divination,  sur 
les  charmes  en  usage  pour  détourner  de  soi  ou  guérir  certaines  maladies,  sur 
les  sorts  qui  sont  jetés  sur  les  personnes  et  les  objets.  L'article  contient  aussi 
(p.  287-88)  une  histoire  de  revenant. 

John  O'Neill.  Straw,  p.  291-298.  —  L'auteur,  partant  de  la  pratique,  que  l'on 
retrouve  dans  le  symbolisme  judiciaire  de  bon  nombre  de  pays  d'Europe,  de 
rompre  une  paille  pour  dénoncer  un  contrat  ou  remettre  une  ofiense,  étudie  les 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  129 

divers  rites  où  apparaît  une  tresse  ou  une  poignée  de  paille  comme  garant  ou 
témoin  du  serment  prêté  ou  de  l'engagement  pris,  comme  protectrice  d'une 
maison  contre  les  esprits,  comme  charme  contre  le  feu.  Il  passe  en  revue  les 
diverses  cérémonies  religieuses  où  la  paille  et  les  objets  faits  de  paille  jouent 
un  rôle,  (les  cordes  sacrées  du  Japon  et  les  bateaux  de  paille,  chargés  d'of- 
frandes pour  les  âmes  des  morts,  la  danse  des  brandons,  les  figurines  de  paille 
tressée  jetées  dans  le  Tibre  du  haut  du  pont  Sublicius,  les  mannequins  de  paille 
du  Carnaval,  les  roues  de  la  Saint-Jean  et  les  croix  de  paille,  etc.),  etcherche  à  dé- 
gager le  sens  véritable  de  ces  rites  en  les  rapprochant  du  fait  que  sur  l'autel  védi- 
que, représentation  symbolique  de  la  terre  sacrée,  était  un  lit  de  paille  ou  d'herbe 
qui  complétait  la  similitude.  C'est  de  cet  emploi  de  la  paille  dans  les  cérémonies  du 
sacrifice  védique  que  semblent  découler  pour  M.  J.  O'N.,  tous  ses  autres  usages 
rituels. 

H.  Carrington  Bolton.  Fortune  telling  in  America  to-day,  p.  299-307.  — 
Etudes  sur  les  annonces  insérées  dans  les  journaux  par  les  devineresses,  astro- 
logues, somnambules,  diseuses  de  bonne  aventures,  tireuses  de  cartes,  etc. 

Record  of  American  Folk-lore,  p.  317-322.  — Utile  revue  des  articles  qui  ont 
paru  dans  les  diverses  publications  périodiques  sur  les  croyances,  les  rites  et 
les  institutions  des  Indiens  d'Amérique  pendant  l'année  1895. 

L.  Marillier. 
(A  suivi^e.) 


MYTHOLOGIE  SLAVE 

Etnografitcheskoe  obozrienie,  t.  XXV,  1895. 

Alexandre  Famintsyn.  Les  éléments  aryens  et  sémites  dans  les  coutumes,  les 
laites,  les  croyances  et  les  cultes  des  Slaves  (n"  3). 

L'auteur  constate  d'abord  que  les  idées  religieuses  des  Slaves  contemporains 
ont  conservé  sous  beaucoup  de  rapports  leur  caractère  païen.  «  Le  christia- 
nisme, dit  M.  Famintsyn,  a  fait  disparaître  dans  le  peuple  beaucoup  d'idées 
païennes  ;  il  a  remplacé  les  noms  des  anciens  dieux  par  ceux  du  Dieu  et 
des  sainls  chrétiens.  Mais  malgré  sa  domination  de  mille  ans  il  n'a  pu  arra- 
cher du  cœur  du  peuple  les  croyances  et  les  traditions  païennes  profondé- 
ment enracinées,  ni  faire  disparaître  les  coutumes  et  les  rites  anciens;  ils 
existent  encore  aujourd'hui  après  s'être  liés  aux  fêtes  et  aux  rites  de  l'Eglise 
chrétienne.  »  Les  fêtes  ont  dans  beaucoup  de  cas  simplement  changé  de  nom; 
mais  quelques-unes,  à  côté  de  leur  nom  chrétien,  en  portent  encore  un  deuxième, 
païen  celui-là.  Les  saints  du  calendrier  chrétien  eux-mêmes  n'ont  pas  échappé 
à  ce  sort;  en  différents  endroits  le  peuple  a  ses  saints  préférés,  qui  ont  simple- 
ment remplacé  les  divinités  païennes.  Dans  la  plupart  des  cas  ils  sont  vénérés 
eulyur  qualité  de  représentants  de  tel  ou  tel  phénomène  naturel;  on  leur  donne 

9 


130  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

des  110013  qui  correspondeQL  aux  saisons  de  l'année,  aux  rites,  occupations  et 
coutumes  qui  y  sont  liés  ;  on  ne  se  préoccupe  nullement  de  la  question  si  ces  noms 
ne  sont  pas  en  contradiction  avec  le  caractère  des  saints  auxquels  on  les  donne  et 
dont  on  ne  se  fait,  d'ailleurs,  presque  jamais  une  idée  exacte  :  en  parlant,  par 
exemple,  de  saint  Nicolas,  on  pense  surtout  au  saint  Nicolas  travnik  (celui  qui  fait 
pousser  les  herbes).  Les  saints  sont,  pour  le  peuple  slave,  les  représentants  du 
printemps,  du  travail  des  champs,  de  la  chaleur  estivale,  de  la  grêie,  etc.  De 
même  les  principales  fêtes  chrétiennes  (Noël,  Pâques,  etc.)  sont  accompagnées, 
chez  les  Slaves,  de  rites  et  de  coutumes  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  rites 
du  chrislianisme.  Certains  sacrements  de  l'Église  chrétienne,  le  baptême  et  sur- 
tout le  mariage  ont  de  même  subi  l'influence  des  coutumes  païennes.  Ainsi  le 
mariage  n'est,  chez  certains  Slaves,  entièrement  consacré  qu'après  la  fête 
{vecillia)  qui  était  autrefois  l'élément  principal  du  mariage  païen:  elle  a  souvent 
lieu  longtemps  après  la  cérémonie  chrétienne,  et  ce  n'est  souvent  qu'après  cette 
fête  que  les  nouveaux  époux  sont  autorisés  à  exercer  leurs  droits  et  à  remplir 
leurs  devoirs  conjugaux. 

Mêmes  observations  à  faire  sur  les  rites  et  surtout  sur  les  prières  et  sacri- 
fices funéraires.  Les  amis  et  les  parents  du  défunt  ne  le  croient  pas  mort;  ils 
se  figurent  qu'il  dort  seulement,  qu'il  pleure  de  «  chaudes  larmes  «  dans  sa 
tombe,  etc. 

En  résumé  :  les  principales  conceptions  religieuses  des  anciens  Slaves  se 
retrouvent  et  se  répètent  dans  les  traditions,  coutumes,  rites,  chansons,  dic- 
tons, etc.,  des  peuples  slaves  actuels.  Il  est  évident  qu'il  faut  chercher  les  racines 
de  toutes  ces  manifestations  de  la  vie  religieuse  des  différentes  familles  slaves 
dans  cette  époque  où  elles  ne  formaient  qu'une  seule  vaste  famille.  Ces  croyances 
se  sont,  du  reste,  en  partie  transformées,  antérieurement  à  l'introduction  du 
christianisme,  lors  du  passage  des  Slaves  du  climat  chaud  de  la  Russie  méri- 
dionale au  climat  froid  de  la  Russie  septentrionale;  c'est  ainsi  que,  par  exemple, 
les  étoiles  qui  jouaient  un  rôle  si  important  chez  les  peuples  méridionaux,  et 
surtout  chez  les  Sémites,  ont  presque  entièrement  perdu  leur  importance  my- 
thologique chez  les  Slaves,  et  que  le  soleil,  chez  eux,  a  pris  la  place  de  la  plu- 
part des  autres  corps  célestes.  Mais,  en  dehors  des  influences  climatologiques,  il 
y  a  aussi  des  conditions  politiques,  sociales  et  commerciales,  qui  peuvent  in- 
fluencer les  idées  religieuses  d'un  peuple.  Les  Slaves  ont  eu  à  subir  de  mul- 
tiples influences  de  cette  espèce,  de  sorte  qu'ils  n'ont  gardé  de  leur  ancienne 
religion  que  quelques  noms  de  dieux,  et  cela,  parce  que  ces  noms  sont  liés  à  des 
chansons  rituelles,  à  des  légendes,  etc. 


Une  grande  partie  des  traditions,  croyances  et  superstitions  des  Slaves,  dit 
M,  Famintsyn,  sont  étroitement  apparentées  à  celles  des  anciens  peuples  de 
l'Europe  et  de  l'Asie,  et  non  seulement  des  Aryens,  mais  aussi  des  Sémites.  Le 


REVUE  DES    PÉR[ODIQUES  131 

premier  point  a  souvent  été  élucidé,  le  second  est  moins  connu.  Voici  quelques- 
uns  des  éléments  rituels  et  mytiques  communs  à  ces  divers  groupes  de  religions. 
1°  Feux  rituels.  Un  peu  partout  en  Europe,  et  surtout  dans  l'Europe  slave,  on 
allume  des  feux  aux  époques  des  solstices  et  à  d'autres  moments  de  l'année 
(cf.  la  bûche  de  Noël,  le  Weihnachtsblock,  le  Jula-brasa).  L'auteur  compare 
ces  feux  rituels  aux  divers  sacrifices,  coutumes  et  croyances,  où  le  feu  joue  un 
rôle  chez  les  Sémites,  les  Assyriens,  les  Égyptiens  (sacrifices  humains  offerts  à 
Set),  les  Gaulois  (sacrifices  de  mannequins  colossaux,  remplis  d'hommes  et  de 
bêtes),  etc.  Mais  si  ces  feux  ont  chez  les  peuples  de  l'Europe  occidentale  et  de 
l'Asie  un  caractère  de  sacrifice,  ils  ont,  chez  les  Slaves,  plus  oa  moins  perdu  ce 
caractère  et  ont  pris  une  signification  symbolique  :  ils  sont  en  quelque  sorte  le 
symbole  du  feu  céleste,  de  la  chaleur  estivale,  qui  briile  et  détruit  la  floraison 
du  printemps  (cf.  les  Himmelsfeuer  en  Souabe,  le  Midsommersbaal  en  Danemark). 
Le  feu  a,  du  reste,  chez  les  Aryens  un  caractère  purifiant;  de  là  des  coutumes 
comme  celles  de  pousser  les  bestiaux  à  travers  les  flammes  d'un  feu,  de  sauter 
par-dessus,  et  de  porter  les  enfants  à  travers  un  bûcher  enflammé.  Cette  der- 
nière coutume  se  retrouve  aussi  chez  les  Sémites. 

Une  autre  qualité  du  feu,  c'est  celle  de  rajeunir,  de  vivifier,  de  transformer. 
Cette  idée  a  donné  naissance  à  des  légendes  relatives  à  certains  héros  et  hé- 
roïnes (cf.  Héraclès,  Didon,  Sémiramis)  qui,  après  s'être  brûlés,  renaissent  ou 
puisent  sur  le  bûcher  de  nouvelles  forces.  Elle  nous  fournit  aussi  la  clef  pour 
l'intelligence  des  feux  allumés  au  commencement  de  l'année  ou  du  printemps  : 
le  soleil  ou  la  nature,  affaiblis  à  l'époque  des  courtes  journées,  par  les  ri- 
gueurs de  l'hiver,  se  rajeunissent,  prennent  de  nouvelles  forces  et  renaissent 
par  le  feu. 

2»  L'eau  vivante,  vivifiante  {jivaki  voda).  Tout  comme  le  feu,  l'eau  a  aussi  ses 
qualités  vivifiantes  et  purifiantes.  A  citer  une  coutume  intéressante  des  Slaves'  : 
une  sorte  de  mannequin  qui  représente  la  mort  est  d'abord  dépouillé  de  ses 
vêtements,  déchiré  en  morceaux,  et  plongé  dans  l'eau.  On  abat  ensuite  un  petit 
arbre,  symbole  de  l'été  renaissant,  on  le  revêt  des  habits  du  mannequin,  et  on 
le  porte  en  chantant  au  village.  Des  coutumes  semblables  se  retrouvent  chez 
les  Germains  (Ffertha),  à  Hiéropolis,  à  Rome,  etc.  (Cf.  aussi  la  légende  de  la 
descente  d'Istar  dans  le  monde  souterrain,  c'est-à-dire  de  sa  mort  et  de  sa  ré- 
surrection par  l'eau). 

3°  Les  colliers  {Naouzy);  le  fil  ou  ruban  rouge.  Des  colliers,  faits  de  matières 
très  diverses,  d'herbes,  de  racines,  jouant,  chez  les  Slaves,  un  grand  rôle  dans  la 
médecine  populaire  et  dans  la  sorcellerie.  On  en  trouve  aussi  chez  les  Sémites, 
où  l'on  se  servait  souvent  de  petits  sacs,  contenant  des  formules  secrètes  et  qu'on 
pendait  aux  meubles,  et  aux  vêtements,  ou  bien  on  se  les  mettait  autour  du 
cou  pour  se  garantir  des  démons,  des  maladies  et  des  accidents. 

1)  Elle  se  pratique  au  commencement  du  printemps  et  s'appelle  :  Accompagner 
la  mort  et  rencontrer  le  printemps. 


432  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Le  fil  oa  ruban  rouge  est  de  même  très  usité  cliez  les  Slaves;  il  facilite  l'ac- 
couchement, protège  le  nouveau-né  contre  les  maladies,  etc.  Chez  les  Hébreux, 
c'est  Moïse  lui-même  qui  recommande  le  fil  rouge  pour  purifier  la  maison.  Chez 
les  Égy[)tiens,  les  prêtres  sacrificateurs  portaient,  d'après  Diodore,  une  plume  de 
vautour  et  un  ruban  pourpre;  un  ruban  pareil  fiugrait,  à  Rome,  dans  lacoiiïure 
de  la  femme  du  grand  prêtre  de  Jupiter. 

4o  Le  sang,  la  graisse  et  la  peau  de  l'animal  immolé.  L'auteur  nous  montre 
de  quelle  façon  toutes  ces  matières  ont  été  utilisées  chez  les  Slaves  et  les  peu- 
ples orientaux.  Le  sang  des  animaux  sacrifiés  octroyait  au  prêtre,  chez  les  Slaves 
de  la  Baltique,  le  don  de  prophétiser';  il  chasse  les  méchants  esprits  des  éta- 
bles,  protège  contre  les  accidents,  etc.  Sur  des  superstitions  analogues  reposaient 
les  tauroboles  des  Romains,  les  sacrifices  d'animaux  des  Juifs,  et  probablement 
la  coutume  de  ces  derniers  d'oindre  le  futur  prêtre  avec  du  sang.  Dans  les  repas 
rituels  des  Hébreux,  on  mangeait  souvent  l'animal  sacrifié;  encore  aujourd'hui 
on  mange  la  chair  et  on  boit  le  sang  du  Sauveur,  de  l'Agneau  divin,  qui  a  pris 
sur  lui  les  péchés  du  monde. 

M.  Famintsyu  parle  encore  de  nombreuses  analogies  entre  d'autres  rites  et 
d'autres  coutumes  chez  les  divers  peuples  en  question,  (cérémonies  commémo- 
ratives,  déguisements,  l'emploi  de  la  bouse  de  vache).  Nous  nous  bornons  à  y 
faire  seulement  allusion,  pour  pouvoir  nous  étendre  un  peu  plus  longuement  sur 
les  particularités  qui  rapprochent  si  curieusement  la  religion  des  Slaves  baltiques 
de  celle  des  Sémites. 

Les  différences  entre  les  Slaves  de  la  Baltique  et  les  autres  tribus  slaves  sont 
assez  marquées.  Voyez  par  exemple  le  caractère  violent,  belliqueux  et  même 
sanguinaire  des  premiers,  et  le  caractère  doux  et  paisible  des  seconds.  Mais  ce 
sont  surtout  les  profondes  différences  entre  les  deux  cultes  qui  doivent  nous 
occuper  ici  :  tandis  que  les  anciens  Slaves  vénéraient  leurs  dieux  sans  temples, 
sans  idoles  et  presque  sans  prêtres,  nous  trouvons  chez  les  Slaves  de  la  Balti- 
que de  nombreux  temples  richement  décorés,  des  idoles  et  des  prêtres.  Suivons 
l'auteur  dans  l'exposé  de  quelques-unes  de  ces  particularités  : 

1°  Le  plan  de  construction  général  des  temples,  leur  installation  intérieure, 
leurs  ornements  (surtout  les  bas-reliefs  sur  les  murs),  leurs  trésors,  l'usage  dans 
le  culte  de  trompettes*,  les  rideaux  et  les  vêtements  pourpres  en  usage  dans  les 
temples,  tout  cela  rappelle  des  traits  analogues  qui  apparaissent  dans  les  cultes 
des  Juifs,  des  Syriens,  des  Babyloniens,  etc. 

2°  Quant  aux  idoles  des  Slaves  de  la  Baltique  et  des  Tchèques',  les  matières 

1)  Ulysse  offre  aux  âmes  des  morts  le  sang  d'une  brebis  noire;  ce  sang  per- 
met aux  âmes  de  connaître  la  vérité.  (Cité  par  l'auteur.) 

2)  Chez  les  Slaves,  ce  sont  des  cornes  de  taureaux  sauvages.  Mais  M.  Famin- 
tsyn  ne  sait  pas  exactement  pour  quel  usage  ils  s'en  servaient. 

3)  M.  Fammtsyn  distingue  deux  sortes  d'idoles  :  idoles  domestiques  («lieux 
lares)  et  idoles  communes.  Ces  dernières  se  trouvaient,  chez  les  Slaves,  dans  les 
temples,  les  furets,  sur  les  collines  el  les  montagnes. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  \  33 

dont  elles  sont  fabriquées,  la  manière  dont  elles  sont  fixées  à  l'objet  qui  les 
porte,  et  même  leurs  attributs  permettent  à  l'auteur  de  trouver  des  ressem- 
blances très  étroites  avec  les  objets  de  culte  correspondants  chez  les  Sémites 
et  les  peuples  qui  ont  subi  leur  influença  religieuse.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier, 
en  constatant  ces  analogies,  que  les  Slaves  possédaient  aussi  quelques  dieux 
ayant  une  particularité  très  aryenne  :  celle  d'avoir  plusieurs  têtes.  Exemples  : 
^>iglav  à  trois  tètes,  Sviatovit  à  quatre  tètes,  Rouïevit  à  sept  tètes  (comparez 
la  déesse  thrace  Hékaté  avec  ses  cinq  tètes,  le  dieu  celte  Cernunnos  avec  trois 
lètes  et  le  Varuna  des  Védas  avec  quatre  figures). 

3°  Le  grand  prêtre.  11  séjournait,  chez  les  Slaves  de  la  Baltique,  dans  le 
temple  de  Sbiatovit  Arkonski  sur  l'île  de  Rouïane.  Sa  haute  position  corres- 
pondait à  la  position  qu'avaient,  chez  les  peuples  de  l'Orient,  les  prêtres.  Une  se 
coupait,  en  outre,  ni  les  cheveux  ni  la  barbe  (contrairement  à  l'usage  commun), 
et  il  obéissait  en  cela,  dit  l'auteur,  probablement  à  de  très  anciennes  traditions, 
déjà  mentionnées  dans  la  loi  de  Moïse. 

4°  Il  nous  reste  à  mentionner  encore  la  déesse  aux  multiples  mamelles  Isitsa 
(=  mamelle)  qu'on  peut  comparer  à  Diane  d'Éphèse,  et  Porenout,  dont  le  nom 
dérivé  de  notronouti,  ponoriti,  plonger,  enfoncer,  correspondrait  exactement  à 
Endymion  dérivé  de  èv-ôija).  Mais  là  s'arrêtent  les  ressemblances,  et  les  fonc- 
tions de  Porenout  diffèrent  considérablement  de  celles  d'Endymion. 

Nous  venons  de  voir  que  les  analogies  dans  les  cultes  des  Slaves  de  la  Bal- 
tique et  de  certaines  autres  nations  sont  très  étroites.  Par  quelles  voies  ces 
éléments  ont  atteint  les  côtes  de  la  Baltique,  l'auteur  avoue  n'en  rien  savoir;  il 
croit  pourtant  que  les  Slaves  auraient  trouvé,  en  arrivant  dans  les  lieux  qu'ils 
devaient  occuper,  une  population  venue  là  des  côtes  de  la  Méditerranée  et  de 
la  mer  Egée.  Cette  population  aurait  fondé  en  Russie  des  centres  de  commerce, 
devenus  aussi  des  centres  religieux,  et  c'est  à  elle  que  les  Slaves  auraient  em- 
prunté, non  seulement  les  éléments  étrangers  de  leur  religion,  mais  aussi  leur 
caractère  national.  Cette  hypothèse,  M.  Famintsyn  le  dit  lui-même,  aurait 
besoin  d'être  confirmée;  il  nous  promet,  du  reste,  un  article  sur  les  précurseurs 
énigmatiques  des  Slaves  de  la  Baltique. 

A.    DiRR. 


CHRISTIANISME  ANTIQUE 

Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire  (Paris,  Fontemoing;  voir  déjà 
notre  t.  XXXIIl,  p.  111).  —  F.  Cumont.  Les  inscriptions  chrétiennes  de  l'Asie 
Mineure  :  précieuse  collection  de  textes  épigraphiques  grecs  appartenant  aux 
diocèses  de  l'Asie  et  du  Pont  et  certainement  chrétiens.  M.  Cumont  a  préféré 
laisser  de  côté  toutes  les  inscriptions  dont  le  caractère  chrétien  est  douteux,  ce 
qui  est  malheureusement  souvent  le  cas  des  plus  anciennes,  parce  qu'elles 
remontent  à  une  époque  où  le  style  épigraphique  proprement  chrétien  n'était 


i34  REVUE    DE    l'hISTOTRE    DES    RELtGtONS 

pas  encore  nettement  dilTérencié.  Les  chrétiens  orientaux  n'indiquaient  pas, 
comme  le  plus  souvent  les  occidentaux,  le  jour  de  la  deposUio.  La  croix  et  le 
monogramme  du  Christ  n'apparaissent  que  tardivement  (iv"  siècle).  Les  qualifi- 
cations spécifiquement  ciiréliennes  sontégalement tardives; dans  les  plus  antiques 
inscriptions  chrétiennes,  on  ne  rencontre  généralement  que  les  adjectifs  les  plus 
ordinaires  du  style  épigraphique  grec  (p.  263).  «  Dès  la  fin  du  11"=  et  le  commence- 
ment du  in^  siècle  les  inscriptions  d'Abercius  et  d'Alexandre  font  à  la  fin  mention 
des  prières  pour  les  trépassés»  (p.  26i).  «  Depuis  la  période  primitive  on  trouve 
des  allusions  très  claires  au  jugement  dernier  et  à  la  vie  éternelle.  A  mesure  que 
l'on  descend  le  cours  du  temps,  les  doctrines  du  christianisme  s'affirment  d'une 
façon  plus  explicite,  les  châtiments  et  les  récompenses  d'outre-tombe,  la  résur- 
rection des  morts,  surtout  la  rémission  des  péchés  sont  le  thème  de  variations 
plus  nombreuses.  D'autre  part,  on  voit  les  fidèles  faire  profession  d'une  orthodoxie 
de  plus  en  plus  scrupuleuse,  invoquer  la  Trinité  homoousios,  répéter  le  Trisa- 
gion,  appeler  sur  des  délinquants  l'anathème  des  318  Pères  de  Nicée,  citer  des 
passages  des  Livres  Saints.  Après  le  triomphe  de  l'Église,  à  mesure  qu'elle 
s'empare  plus  complètement  des  âmes,  ses  dogmes  et  sa  morale  se  manifestent 
d'une  manière  toujours  plus  éclatante  »  (p.  264-5). 

Nous  citerons  encore  le  passage  suivant  qui  fait  ressortir  l'une  des  leçons  les 
plus  instructives  de  ce  recueil  épigraphique.  «  Les  documents  où  nous  étudions 
l'histoire  de  l'Église  primitive,  actes  des  martyrs,  écrits  apologétiques,  œuvres 
polémiques  des  Pères,  tendent  en  général  à  accentuer  l'opposition  qui  existait 
entre  les  fidèles  et  la  société  contemporaine.  On  est  trop  porté  à  croire  en  les 
parcourant  que  les  néophytes  rompaient,  en  se  convertissant,  tous  les  liens  qui 
les  rattachaient  à  leur  passé,  s'isolaient  en  quelque  sorte  du  monde  où  ils  vivaient, 
ou  ne  s'en  préoccupaient  que  pour  soutenir  contre  lui  une  lutte  de  tous  les  ins- 
tants. Les  inscriptions  où  se  révèlent  les  sentiments,  non  du  clergé,   mais  du 
peuple,   corrigent   ce   que  cette  opinion   peut   avoir  d'excessif.    Les    églises 
phrygiennes  ne  paraissent  pas  avoir  eu  beaucoup  à  souffrir  de  la  police  impé- 
riale entre  l'époque  des  Antonins  et  la  dernière  persécution  qui  fut  terrible  pour 
elles...  La  paix  relative  où  vécurent  ces  communautés  n'y  laissa  pas  grandir 
comme  ailleurs  la  haine  contre  l'État  romain.  On  pouvait  devenir  chrétien  et 
rester  bon  citoyen  ;  on  aimait  à  faire  l'éloge  de  sa  ville  natale  ;  on   y  exerçait 
des  fonctions  publiques,  on  déposait  aux  archives  la  copie  de  son  testament,  on 
stipulait  contre  les  violateurs  de  son  tombeau  des  amendes  au  profit  de  la 
caisse  municipale  ou  du  trésor  public...  »  (p.  266-267). 

L'inventaire  des  inscriptions,  avec  indication  des  recueils  où  on  les  trouve, 
mais  sans  reproduction  du  texte,  est  disposé  par  provinces  et  par  cités,  sui- 
vant la  division  administrative  et  ecclésiastique  de  Tempire,  telle  qu'elle  a  sub- 
sisté presque  sans  changements  du  iv^  au  ix»  siècle.  Le  mémoire  se  termine 
par  des  notes,  la  liste  des  inscriptions  datées,  l'index  des  noms  de  saints,  d'ar- 
changes, d'évêques  et  autres  dignitaires  ecclésiastiques  (notamment  l'anagnôstês 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  135 

fréquent),  les  noms  d'empereurs  el  de  princes  et  les  titres  de  charges  civiles 
mentionnés  dans  les  inscriptions.  Celles-ci  sont  au  nombre  de  463. 

Tous  les  historiens  de  l'Église  ancienne  sauront  le  plus  grand  gré  à  M.  Cu- 
mont  du  travail  qu'il  a  accompli  et  attendront  avec  impatience  le  Corpus  cVins- 
aiptions  chrétiennes  orientales,  dont  ce  mémoire  est  une  préparation.  Depuis 
longtemps  nous  soupirons  après  un  recueil  qui  nous  donne  pour  l'Orient  chré- 
tien ce  que  M.  de  Rossi,  M.  Le  Blant  et  d'autres  nous  ont  donné  pour  Rome, 
pour  la  Gaule. 

—  Dans  les  fasc.  IV-V  (décembre  1895)  nous  signalons  un  article  de 
M.  l'abbé  Duchcsne  sur  Les  anciens  évéclu's  de  la  Grèce,  où  il  montre  le  peu  de 
valeur  historique  de  la  Notice  épiscopale  publiée  par  M.  de  Boor  et  étudiée  par 
M.  Gelzer. 

—  Dans  les  fasc.  I-II  àe  1896  (Janvier-avril),  M.  l'abbé  Biichesne  a  résumé 
en  un  seul  article  des  plus  instructifs  —  Les  Missio7is  chrétiennes  au  sud  de 
VEmpire  Romain  —  une  série  d'études  partielles  sur  la  propagation  du  Chris- 
tianisme dans  les  régions  qui  avoisinaient  la  frontière  romaine  en  Afrique  et 
en  Arabie,  depuis  TOcéan  jusqu'au  golfe  Persique  et  à  l'Euphrate.  Il  passe  en 
revue  successivement  le  Sahara,  la  Nubie,  Axoum  et  Himyar,  enfin  les  Arabes. 

Hermès  (Berlin,  Weidmann).  —  XXX,  1  (1895)  :  H.  Joachim.  Die  TJeberlie- 
ferung  ueber  Jésus'  leiztes  Mahl.  Se  rattachant  aux  travaux  de  MM.  Julicher  et 
Spitta,  qui  ont  montré  que  le  dernier  repas  de  Jésus  n'est  pas  l'institution 
de  la  Sainte  Cène  et  n'est  pas  le  repas  pascal,  M.  Joachim  développe  de  nou- 
velles considérations  à  l'appui  de  l'historicité  plus  sûre  de  la  version  de  Marc, 
par  rapport  à  Mathieu,  Luc  et  Paul. 

Th.  Mommsen.  Bas  Regenicunder  dcr  Marcus-Sàule.  —  Le  miracle  de  la  soif 
apaisée  par  une  intervention  divine,  pendant  la  guerre  des  Marcomans  sous 
Marc  Aurèle,  est  chronologiquement  mieux  attesté  que  la  plupart  des  événe- 
ments de  la  même  époque.  Le  récit  de  Dion  (dans  VEpitome  de  Xiphilin)  n'est 
pas  interpolé.  Le  témoignage  de  la  colonne  s'accorde  avec  les  récits.  Marc 
Aurèle,  dans  sa  Lettre,  attribuait  certainement  le  miracle  à  la  divinité,  sans 
préciser  laquelle,  de  telle  sorte  que  les  croyants  des  diverses  professions  reli- 
gieuses purent  l'attribuer  à  leurs  dieux  respectifs.  Ce  miracle,  où  la  foudre  avait 
joué  un  rôle,  fut  attaché  à  la  Legio  fulminata" qui  tenait  garnison  à  Mélitène. 
Ceci  est  légendaire,  mais  l'événement  même  est  certain. 

—  3e  Livraison  :  Th.  Mommsen.  Bie  armenischen  Handschriften  der  Chronik 
des  Eusebius.  Des  trois  manuscrits  N  et  G  de  Petermann  et  E  (du  couvent 
d'Etschmiadzin,  n"  1724)  qui  contiennent  la  Chronique  arménienne  d'Eusèbe, 
c'est  le  dernier  qui  a  servi  d'original  aux  deux  autres.  Quand  on  aura  suffisam- 
ment étudié  ce  dernier,  on  pourra  se  passer  de  Vapparatus  critique  de  Peter- 
mann (NGEAZ).  A  cause  de  l'importance  de  l'ouvrage,  M.  il/ow?w<spn  insiste 
pour  qu'une  édition  soit  entreprise  dans  ces  conditions  sans  retard. 


136  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

J.  Blass.  Chrêstianio-Christinnoi.  La  forme  Chrêstos  a  été  en  usage  chez  les 
païens,  comme  Christos  chez  les  chrétiens.  Justin  Martyr  emploie  la  seconde 
forme  dans  le  Dialogue  contre  Ti'ijphon  destiné  aux  Juifs,  la  première  dans  les 
Apologies  destinées  aux  païens  (I,  4,  43,  49;  II,  6).  La  fome  Chrêstos  se  trouve 
dans  plusieurs  inscriptions  sépulcrales  d'Asie  (Cf.  G.  Add.,  2883  d  et  3857  g,p), 
dans  des  inscriptions  chrétiennes  de  Syracuse,  dans  un  ancien  papyrus  magi- 
que égyptien  (Mém.  de  /'Ac.  de  Vienne,  1888,  2,  p.  75),  dans  une  inscription 
marcionite  (Le  Bas,  III,  582).  Les  chrétiens  ne  se  faisaient  donc  pas  scrupule 
d'adopter  la  forme  en  usage  chez  les  païens. 

—  4e  Livraison  :  17.  Wilcken.  Alexandrinische  Gesandtschaften  vor  Kaiser 
Claudius.  L'auteur  traite  de  deux  textes  relatifs  à  des  députations  de  Juifs  au- 
près de  Trajan  et  auprès  de  Claude,  qui  dénotent  la  persistance  de  l'antisémi- 
tisme à  Alexandrie  encore  aux  environs  de  l'an  200.  Ces  textes  ont  été  étudiés 
par  M.  Théodore  Reinach  dans  la  Revue  des  Études  juives  (voir  notre  précédente 
livraison). 


Académie  des  sciences  de  Berlin.  —  Sitzungsberichte  der  phil.-hist. 
Klasse  (4  avril  1895)  :  Hirschfeld.  Zur  Geschichte  des  Christenthuins  in  Lugu- 
dunum  vor  Constantin.  Travail  dans  lequel  l'auteur  a  résumé  les  observa- 
tions que  lui  a  suggérées,  sur  le  développement  du  christianisme  à  Lyon,  la 
révision  des  inscriptions  de  Lyon  qui  figurent  dans  le  tome  du  C.  1.  L.  con- 
sacré aux  trois  provinces  gauloises.  Il  n'y  a  aucune  trace  de  christianisme 
avant  l'époque  de  Marc  Aurèle,  mais  il  est  d'autant  plus  intéressant  de  consta- 
ter que,  dès  cette  époque,  Lyon  est  un  siège  épiscopal  et  que,  comme  l'a  montré 
l'abbé  Duchesne,  il  a  été  pendant  longtemps  le  seul  dans  les  trois  provinces  de 
Gaule.  La  période  de  l'épiscopat  d'Irénée  (dont  le  martyre  est  légendaire)  et  de 
ses  successeurs  ne  fut  pas  troublée  par  les  persécutions.  La  persécution  de  Décius 
a  dû  y  sévir,  mais  on  n'en  trouve  pas  de  trace.  M.  H.  suppose  cependant  que 
le  qualificatif  Ubellicus  qui  figure  dans  une  inscription  actuellement  perdue, 
pourrait  bien  désigner  un  de  ces  notables  qui  devaient  être  adjoints  aux  magis- 
trats pour  la  distribution  des  libelli  aux  chrétiens. 

L'épigraphie,  comme  les  documents  littéraires,  est  muette  sur  la  seconde  moitié 
du  IV*  siècle,  si  pénible  pour  la  Gaule.  M.  H.  croit  cependant  reconnaître  cer- 
tains indicés  qui  dénoteraient  ie  caractère  chrétien  de  quelques-unes  des  ins- 
criptions trouvées  dans  le  quartier  de  Trion  en  1885  et  1886,  sur  remplacement 
d'un  cimetière  des  étrangers.  Au  ]ii«  siècle,  et  même  plus  tard,  beaucoup  de  chré- 
tiens ne  redoutaient  pas  d'être  ensevelis  dans  le  voisinage  des  païens,  et  leurs 
inscriptions  sépulcrales  se  distinguaient  à  peine  de  celles  des  païens. 

—  Le  même  recueil,  sous  la  date  du  30  mai,  contient  une  communication  sur  le 
titre  aTpxT07t£Sap-/Y);  =  princeps  peregrinorum,  par  MM.  Mommsen  et  Harnack, 
qui  figure  dans  certaines  variantes  du  passage  des  Actes  des  Apôtres,  xviit,  16. 


REVUE    DES  PÉRIODIQUES  i37 

Cette  lecture  se  laisse  difficilement  résumer;  elle  a  son  importance,  non  seule- 
ment pour  l'histoire  de  la  captivité  de  saint  Paul  à  Rome,  mais  encore  pour  la 
critique  du  texte  des  Actes  que  l'édition  publiée  l'année  dernière  à  Gôtlingen 
par  Fr.  Blass  a  fait  entrer  dans  une  nouvelle  phase. 

—  A  la  date  du  13  juin  nous  signalons  une  importante  communication  de 
M.  Ad.  Harnack  :  Tertullian  in  der  Litteratur  der  alten  Kîrche,  qui  est  proba- 
blement un  chapitre  de  l'histoire  de  la  lillérature  chrétienne  pendant  les  trois 
premiers  siècles,  par  laquelle  le  professeur  de  Berlin  couronnera  les  deux  gros 
volumes  consacrés  aux  matériaux  de  cette  histoire.  L'auteur  s'est  proposé  de 
faire  connaître  comment  les  Pères  de  l'Église  ont  jugé  Tertullien  et  ce  qu'ils  lui 
ont  pris,  recherche  d'autant  plus  délicate  qu'ils  ne  le  citent  guère.  Chemin  faisant, 
M.  Harnack  relève  plusieurs  reliques  de  Terlullien  qui  ont  passé  inaperçues 
^ans  les  œuvres  d'autres  écrivains.  En  appendice  il  est  donc  amené  à  refaire  et 
à  compléter  la  liste  des  lestimonia  qui  a  été  dressée  par  Erwin  Preuschen  dans 
son  Altchristliche  Litteraturgeschichte. 

Dans  une  note  de  la  p.  550,  M.  Harnack  émet  l'opinion  que  le  Terlullien  chré- 
tien est  le  même  individu  que  le  jurisconsulte  du  même  nom. 

—  A  la  date  du  20  juin  le  recueil  contient  une  communication  de  M.  C. 
Schmidt  :  Eine  bisher  unbekannte  christliche  Schrift  in  koptischer  Sprache,  rela- 
tive à  un  écrit  en  dialecte  d'Akhmim,  conservé  dans  un  manuscrit  malheureuse- 
ment incomplet  du  iv*  ou  v^  sièole  et  qui  contient  des  interrogations  adressées 
par  les  disciples  au  Seigneur.  M.  Schmidt  croit  que  cet  écrit  faisait  partie  du 
groupe  placé  sous  le  nom  de  Pierre  et  qu'il  était  destiné  à  confondre  ceux  qui 
doutaient  de  la  résurrection  corporelle  du  Christ.  C'est  une  œuvre  antignos- 
tique  apocryphe,  qui  ne  saurait  être  postérieure  à  l'an  160. 


Historisches  Jahrbuch  (Munich,  Hei-der).  — XVH,  1  :  Ed.Arens.  Clau- 
dian,  Christoder  Heide?  Rét'utatioa  de  l'opinion  soutenue  par  M.  Birt,  l'éditeur 
des  œuvres  deClaudiendans  les  Monum.  Germanica  Hist.,  que  Claudien,  quoique 
n'étant  pas  baptisé,  était  néanmoins  chrétien.  Sans  doute  les  manuscrits  s'ac- 
cordent à  lui  attribuer  un  Carmen  paschale  où  il  glorifie  le  Christ,  mais  leur 
témoignage  ne  leœonte  pas  plus  haut  que  le  ix^  siècle  et  ne  saurait  garantir 
l'authenticité  de  tous  les  carmina  minora  qui  entrèrent  dans  le  recueil  formé 
après  la  mort  de  l'auteur.  Il  y  a  dans  les  écrits  de  Claudien  des  passages  qui 
dénotent  évidemment  une  inspiration  païenne.  Enfin  saint  Augustin  (De  civ. 
Bei,  V,  26)  traite  Claudien  d'homme  «  éloigné  du  Christ  ».  Il  ne  reste  donc 
qu'à  reconnaître  que  le  Carmen  paschale  ne  saurait  être  de  Claudien.  —  On  ne 
voit  pas,  dirons-nous,  pourquoi  Claudien  n'aurait  pas  pu  être  simplement  un 
lettré,  assez  indifférent  aux  choses  religieuses,  chantant  le  Christ  à  l'occasion  et, 
en  d'autres  heures,  rendant  hommage  à  la  Victoire. 


i38  BEVUE   DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 


Zeitschrift  ftir  Kircheng-eschichte  (Gotha,  Perthes).  —  XVI,  4  :  Vik- 
tor  Emst.  Basilhis  des  Groszen  Verkekr  mir  den  Occvlentalen.  L'auteur,  dis- 
ciple du  professeur  Loofs  de  Halle,  a  tenté  ici  de  corriger  la  succession  des 
Épitres  de  Basile  le  Grand  telle  qu'elle  est  donnée  dans  l'édition  des  Bénédic- 
tins de  Saint-Maur,  en  limitant  pour  le  moment  son  enquête  aux  lettres  adres- 
sées aux  chrétiens  d'Occident.  Il  propose  l'ordre  suivant  :  Epp.  66,  69,  67,  82, 
90,  91,  50,  89,  138,  156,  68,  243,  92,  214  à  216,  239,  120,  129,  242,  70,  263, 
266. 

—  La  même  livraison  contient  une  courte  étude  de  M.  Ad.  Jûlicher  sur  une 
Lettre  épiscopale,  écrite  au  vi®  siècle  en  Gaule,  relative  à  Vorganisation  des 
églises  montanistes,  et  publiée  par  J,  Friedrich  dans  les  Sitzungsberichte  der 
philos. -philoL  und  der  historischen  Klasse  de  l'Académie  de  Munich  (1895, 
II,  207-221).  Ce  document,  que  Friedrich  assigne  par  erreur  à  la  fin  du  iv^  siè- 
cle, émane  de  trois  évèques  qui  figurent  au  concile  d'Orléans  de  511  (Mansi, 
VIII,  356).  On  a  cru  pouvoir  reconnaître  les  cenones  (xo-.vwvo-!)  qui  sont 
mentionnés  par  saint  Jérôme  et  le  Code  Justinien  comme  faisant  partie  de  la 
hiérarchie  montanisle,  dans  les  femmes  qui  sont  dénoncées  dans  cette  lettre. 
Cette  conclusion  est  douteuse,  mais  la  lettre  nous  apporte  néanmoins  un  très 
curieux  témoignage  sur  la  propagation  du  montanisme  en  Gaule  au  début  du 
vi^  siècle. 


Theologische  Studien  undKritiken.  —  1896,  3«  Livraison  :  Ad.  Link. 
Die  Dolmetscher  des  Petnis.  L'apôtre  Pierre  a-t-il  eu  des  interprètes  pour  se 
faire  entendre  des  Grecs,  comme  l'affirment  Papias,  qui  présente  comme  tel 
Marc,  et  Clément  d'Alexandrie,  qui  cite  Glaukias?  Question  capitale,  soit  pour 
l'appréciation  des  écrit?  grecs  qui  ont  cours  sous  le  nom  de  l'apôtre  Pierre,  soit 
pour  la  critique  des  traditions  qui  le  concernent.  M.  Link  fait  d'abord  une  exé- 
gèse très  minutieuse  du  passage  bien  connu,  où  Eusèbe  cite  Papias  (H.  E., 
III,  3vi)  et  qu'il  traduit  ainsi  :  «  Marc,  lequel  avait  été  interprète  de  Pierre, 
écrivit  avec  précision  tout  ce  qu'il  se  rappelait,  aussi  bien  les  paroles  que  les 
actes  du  Christ,  toutefois  pas  à  la  suite.  »  Il  s'agit  donc  bien  réellement  d'un 
interprète  et  non  d'un  secrétaire  ou  d'un  rédacteur.  Les  données  de  Papias  sont 
confirmées  par  Irénée  [.Adv.  hœr.,  III,  1,  2;  11,  6).  Le  témoignage  de  Clément 
d'Alexandrie  concernant  Glaukias  n'est  pas  moins  formel.  —  La  conclusion  qui 
ressort  de  cette  étude,  c'est  que  l'apôtre  Pierre  n'était  pas  maître  de  la  langue 
grecque  et  qu'il  n'a,  par  conséquent,  pas  pu  écrire  lui-même  les  écrits  qui  figu- 
rent dans  l'histoire  littéraire  chrétienne  sous  son  nom. 

—  Dans  cette  même  livraison  M.  le  professeur  F.  Blasz,  sous  le  titre  Neue  Tex- 
teszeugen  fiir  die  Apostelgeschichie,  étudie  le  manuscrit  latin  des  Actes  que 


REVrF.    DES    PÉRIODIQUES  i39 

y]  Samuel  Berger,  de  Paris,  a  déjà  fait  connaître  partiellement.  On  sait  que 
M.  Blasz  s'est  fait  connaître  par  une  hypothèse  très  hardie,  et  généralement  re- 
poussée par  les  hommes  les  plus  compétents  en  ces  délicates  matières  paléo- 
graphiques, sur  la  supériorité  du  texte  dit  occidental  sur  le  texte  dit  neutre 
et  sur  la  double  rédaction  des  Actes  des  Apôtres  par  Luc,  que  les  divergences 
des  textes  permettraient  de  distinguer. 


Archiv  fur  slavische  Philologie  (Berlin,  Weidmann).  —  XVIII  i  et  2  : 

Ce  volume  contient  divers  textes  hagiographiques  de  valeur  :  1°  Le  texte  grec 
de  la  Passio  Pionii,  publié  pour  la  première  fois  d'après  le  Cod.  Ven.  CCCLIX, 
par  M.  Oscar  von  Gebhardt,  lequel  annonce  une  édition  complète  avec  commen- 
taire, vieille  traduction  latine  et  versions  allemandes  des  textes  slave  et  armé- 
nien. —  2°  Le  Martyre  de  Codratus.  texte  grec,  d'après  le  Cod.  Oxoniensis  Ba- 
roccianiis  2i0,  par  M.  le  D""  Schmidt.  — 3°  Le  texte  grec  du  Martyre  de  S.  Sabin, 
publié  parle  P.  J.  van  den  Gheyn,  d'après  une  copie  du  Cod.  Venet.  359  que 
possèdent  les  Bollandistes. 


Journal  of  Philology  (Londres,  Macmillan).  —  N°  46  (1895)  :  F.  C.  Cony- 
beare.  On  the  Codex  Pamphili  and  dateofEuthalius.  Cette  savante  étude  abou- 
tit à  la  conclusion  suivante  :  Eulhatius  copia  en  396  (donc  notablement  plus 
tôt  qu'on  ne  l'admet  ordinairement)  le  Codex  Pamphilien  de  saint  Paul  qui  se 
trouvait  à  la  bibliothèque  eusébienne  de  Gésarée,  et  y  ajouta  des  prologues,  des 
sommaires,  etc.  Les  Pères  arméniens  traduisirent  les  Épîtres  de  Paul  au  début 
du  v«  siècle  d'après  la  nouvelle  é  lilion  faite  p^r  Eulhalius.  D'autres  restes  de 
cette  édition  survivent  dans  le  Cod.  Euthalien  et  dans  le  Cod.  H.  des  Épîtres 
de  saint  Paul,  mais  ce  dernier  (du  vi^  siècle)  n'est  pas  aussi  fidèle  que  la  ver- 
sion arménienne  plus  rapprochée  de  l'original. 


CHRONIQUE 


FRANCE 


Nous  sommes  bien  en  retard  pour  parler  d'un  ouvrage  de  notre  collaborateur, 
M.  Amélineau,  Pistis  Sophia,  traduit  du  copie  en  français  (Paris,  Chamuel  ; 
1895;  in-8  de  xxxii  et  204  p.).  Depuis  l'apparition  de  l'édition  de  Schwartze, 
en  1851,  on  a  beaucoup  disserté  sur  ce  livre  et  on  l'a  peu  lu.  En  nous  en  offrant 
une  traduction  française,  M.  Amélineau  rend  un  réel  service  à  l'histoire  religieuse 
et  philosophique  des  premiers  siècles  de  notre  ère, Est-ce  à  dire  que  la  signifi;- 
cation  et  la  place  de  cette  Pistis  Sophia  à&ns  l'histoire  littéraire  du  christianisme 
soit  définitivement  élucidée?  On  n'oserait  l'affirmer.  Le  texte  est  bien  obscur, 
bien  incohérent.  Il  ne  laisse  pas  l'impression  d'un  ouvrage  complet  et  qui  se 
tient  dans  ses  diverses  parties.  Est-ce  la  faute  de  l'auteur?  Faut-il  en  rendre 
responsable  avec  M.  Amélineau  le  scribe  ignorant  qui  copiait  un  texte  dont  il 
ne  comprenait  plus  le  sens?  Ou  ne  faut-il  pas  plutôt  reconnaître  dans  ce  livre 
avec  les  morceaux  d'origine  étrangère  qui  y  sont  intercalés,  une  compilation  de 
rêveries  gnostiques,  originairement  distinctes  quoique,  pour  une  bonne  part, 
elles  roulassent  sur  le  même  sujet?  C'est  ce  qu'une  analyse  critique  pourrait 
seule  établir. 

M.  Amélineau  n'hésite  pas  à  y  voir  une  œuvre  de  Valentin  lui-même,  quoi- 
qu'il considère  le  manuscrit  comme  tardif  (ix'=  ou  x"  siècle).  On  peut  tout  aussi 
bien  soutenir  que  la  Pistis  Sophia  est  l'œuvre  d'un  ou  de  plusieurs  disciples  de 
Valentin.  Nous  ne  possédons  ici  que  la  traduction  d'une  traduction  ;  l'original 
était  cei'tainement  grec.  On  ne  peut  donc  guère  émettre  de  jugement  sur  l'unité 
de  l'écrit  d'après  le  vocabulaire  ou  le  style.  Mais  la  traduction  nous  semble 
avoir  bien  montré  combien  l'auteur  a  puisé  de  formes  et  de  figures  de  sa  pensée 
dans  les  conceptions  et  représentations  de  la  tradition  religieuse  égyptienne. 
L'origine  égyptienne  de  l'écrit  ne  paraissant  pas  douteuse,  il  y  a  là  un  phéno- 
mène facile  à  s'expliquer,  mais  que  M.  Amélineau  a  le  mérite  d'avoir  fait  ressor- 
tir par  des  preuves  abondantes. 


M.  Henri  Galiment,  bibliothécaire  adjoint  du  Musée  Guimet,  a  publié  dans 
la  livraison  de  février  de  la  Revue  mensuelle  de  l'École  d' anthropoloQie  de  Paris, 
une  notice  d'iconographie  religieuse,  intitulée  :  Le6  divinités  à  atittude  orientale, 
dans  laquelle  il  fait  ressortir  les  différences  entre  l'attitude  bouddhique,  l'atti- 
tude brahmanique  et  celle  que  l'on   doit,  à  son  avis,  appeler  simplement  atti- 


CHRONIQUE  141 

tude  orientale,  parce  qu'elle  est  celle  des  personnes  qiii  s'assoient  sur  le  sol,  à 
la  façon  de  nos  tailleurs,  sans  impliquer  aucune  influence  des  représentations 
figurées  propres  aux  religions  de  l'Orient. 

—  M.  Mourlot  a  publié  chez  Bouillon  une  étude  très  recoinmandable  sous  le 
titre  :  Essai  sur  l'histoire  de  l'Auguslalité  dans  VEmpire  romain.  Il  a  compris 
que  la  véritable  métliode  pour  traiter  cette  question  délicate  était  de  distinguer 
entre  les  diverses  régions  de  l'empire  et  de  ne  pas  prétendre  reconstituer  d'une 
manière  uniforme  le  rôle  et  l'importance  des  Augustales  dans  toutes  les  pro- 
vinces. 

—  La  France  chrétienne  dans  Chistoire,  publiée  par  la  maison  Didot  à  l'oc- 
casion du  jubilé  du  baptême  de  Clovis,  a  groupé  dans  une  même  œuvre  de  glo- 
rification de  l'Église  catholique  une  remarquable  réunion  d'érudits  et  de  lettrés, 
tels  que  MM.  Duchesne,  de  Smedt,  Gautier,  de  Vogiié,  de  Julieville,  Pératé, 
Doumic,  Ollé-Laprune,  etc.,  etc.  Ce  livre  fait  vraiment  honneur  au  talent  et  à 
l'érudition  des  écrivains  qui  se  sont  associés  pour  dresser  un  monument  à 
l'Église  du  passé.  Mais  on  ne  laissera  pas  de  remarquer  l'identification  tacite  de 
la  France  chrétienne  avec  la  France  catholique  et  même  catholique  romaine.  En 
dehors  de  toute  préférence  dogmatique  ou  confessionnelle,  au  point  de  vue 
strictement  historique,  il  n'est  pas  exact  que  la  France  chrétienne  ne  comprenne 
ni  les  grands  chrétiens  qui  cherchèrent  à  réformer  l'Église  au  xv^  siècle,  ni  les 
jansénistes,  ni  même  les  protestants  et  il  est  étrange  que  le  gallicanisme  qui  a 
été  jusqu'à  ce  siècle  le  caractère  distinctif  de  l'Église  catholique  de  France  ne 
figure  pas  dans  cette  revue  à  une  place  d'honneur.  Voilà  pourquoi,  malgré  la 
distinction  de  la  plupart  des  mémoires  qu'il  contient,  ce  livre  ne  répond  pas  à 
son  titre  et  met  l'histoire  au  service  d'une  cause  ecclésiastique. 

—  La  Revue  historique  a  publié  dans  ses  livraisons  de  mars-avril  et  de  mai- 
juin  deux  articles  d'un  grand  intérêt,  par  M.  P.  Iinbart  de  la  Tour  sur  les  Les 
paroisses  rurales  dans  Vancienne  France,  du  iv«  au  xi«  siècle.  L'auteur  y  décrit, 
autant  que  les  documents  rares  et  souvent  obscurs  le  permettent,  comment  se 
sont  formées  depuis  le  iv  siècle  les  paroisses  rurales  de  notre  pays,  quelle  a 
été  leur  organisation  première,  comment  le  régime  paroissial  s'est  généralisé  du 
vii[<^  au  x^  siècle,  et  comment  du  fait  que  l'église  paroissiale  était  le  plus  sou- 
vent fondée  sur  un  domaine  résulta  qu'elle  fut  soumise  au  système  du  patronat 
féodal.  Cette  étude  a  l'avantage  d'être  très  claire  quoiqu'elle  soit  condensée. 

—  M.  E.  Doumergue,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie  de  Montauban, 
met  en  souscription  chez  Bridel,  à  Lausanne,  la  Vie  de  Calvin  à  laquelle  il  travaille 
depuis  de  longues  années  :  Jean  Calvin.  Les  hommes  et  les  choses  de  son  temps , 
en  cinq  volumes  in-4°,  ornés  de  plus  de  600  gravures.  Le  prix  de  souscription 
est  de  100  francs,  payables  parannuités  de 20  francs  à  la  réception  de  chaque  vo- 
lume. Cet  ouvrage  comblera  une  lacune  de  notre  littérature  historique  française, 
qui  ne  possède  pas  de  biographie  du  principal  réformateur  français  répondant 
si  peu  que  ce  soit  aux  exigences  des  lecteurs  instruits. 


142  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 


Nous  avons  reçu  un  petit  volume  intitulé  Science  et  Religion,  par  Malvert 
(Paris,  Société  d'éditions  scientifiques;  prix  :  2  fr,50)  ;  c'est  un  livre  de  vulgarisa- 
tion où  sont  présentés  au  public  certains  résultats  de  la  science  des  religions  dans 
le  but  de  montrer  que  la  science  est  destinée  à  prendre  la  place  de  la  religion. 
Nous  ne  pouvons  entrer  ici  dans  la  discussion  de  cette  thèse.  L'auteur  présente 
dans  ce  livre  un  singulier  mélange  d'observations  historiques  vraies  et  ingénieu- 
ses et  d'hypothèses  singulièrement  risquées  quand  elles  ne  sont  pas  entière- 
ment fantaisistes.  Il  est  de  ceux  qui,  travaillant  de  troisième  et  de  quatrième 
main,  recueillent  volontiers  ce  qui  s'accorde  avec  leur  système  et  ignorent  le 
reste,  mais  il  écrit  avec  verve.  C'est  ainsi,  pour  ne  donner  qu'un  exemple,  qu'à 
ses  yeux  «  la  théorie  du  Messie,  fils  de  Dieu,  venant  sauver  le  monde,  a  son 
origine  dans  les  hymnes  védiques  d'où  elle  s'est  transmise  dans  les  apocryphes 
d'Alexandrie  et  de  la  Palestine  et  chez  les  sectes  juives  issues  de  l'influence  aryenne 
lors  de  la  captivité  »  (p.  63-64).  Si  vous  demandez  le  pourquoi  de  pareilles  as- 
sertions, on  vous  dira  que  les  éléments  de  la  vie  de  Jésus  dans  les  Évangiles 
sont  védiques,  tout  comme  la  théorie  du  Christ.  L'intermédiaire  c'est  pro- 
bablement quelque  prophète  initié  dans  un  monastère  bouddhique.  On  voit  que 
la  foi  qui  connaît  les  choses  invisibles  n'existe  pas  seulement  chez  les  croyants. 

ALLEMAGNE 

M.  le  professeur  D.  H.  Millier,  de  l'Université  de  Vienne,  a  publié  chez  Hôl- 
der,  deux  volumes  sur  les  règles  de  la  poésie  chez  les  prophètes  :  Die  Prophe- 
ten  in  ihrer  ursprûnglichen  Form.  Le  sous-titre,  avec  ses  développements, 
donne  une  idée  du  plan  de  l'ouvrage  :  «  Die  Grundgesetze  der  Ursemitischen 
Poésie  erschlossen  und  nachgewiesen  in  Bibel,  Keilinschriften  und  Koran  und 
in  ihren  Wirkungen  erkannt  in  den  Chôren  der  griechischen  Tragœdie  ».  Le 
premier  volume  (256  pages)  expose  les  thèses,  le  second  donne  les  textes 
hébreux  et  arabes  (144  p.).  Prix  :  10  m.  et  6  m.  L'auteur  croit  avoir  trouvé  la 
solution  du  problème  dans  la  strophe  avec  son  répons;  c'est  de  la  forme  de  la 
strophe  qu'il  déduit  celle  des  vers. 

—  M.  Adam  Mez  a  publié  chez  Jaeger  et  Kober,  à  Bâle,  une  intéressante  étude 
sur  le  texte  biblique  dont  s'est  servi  l'historien  Josèphe  :  Die  Bibel  des  Josephus 
untersucht  fur  Biich  V-VII  der  Archœologie.  Comme  le  titre  l'indique,  l'auteur 
a  limité  son  enquête  à  trois  livres  des  Antiquités  juives  qui  se  rapportent  aux 
événements  racontés  dans  les  livres  de  Josué,  des  Juges  et  de  Samuel,  mais 
il  a  fait  porter  sa  comparaison  non  seulement  sur  les  textes  Vatican  et  Alexan- 
drin des  LXX,  mais  encore  sur  la  Vêtus  Itala,  la  Peshito,  et  le  texte  de  Lucien. 
Il  est  arrivé  ainsi  à  une  conclusion  importante  pour  l'histoire  de  la  Bible,  c'est 
que  Josèphe  ne  s'accorde  jamais  avec  le  Vaticanus  contre  les  autres  témoins, 


CHRONIQUE  143 

qu'il  a  suivi  le  texte  hébreu  en  ce  qui  concerne  le  livre  de  Josué,  mais  que  pour 
les  livres  de  Samuel  et  probablement  aussi  pour  le  livre  des  Juges,  il  a  suivi  le 
texte  dit  de  Lucien,  qui  serait  aussi  celui  de  Théodotion,  dont  on  a  constaté 
déjà  les  analogies  avec  certaines  citations  dans  le  Nouveau  Testament.  De  tout 
cela  résulterait  que  ce  que  nous  appelons  le  texte  de  Lucien  doit  être  un  texte 
notablement  plus  ancien. 

—  M.  C.  Holzhey  a  fait  une  étude  approfondie  du  texte  syriaque  des  évan- 
giles récemment  découvert  :  Der  neuentdeckte  Codex  Syrus  Sinailicus  unlcr- 
sucht.  Il  a  porté  son  attention  spécialement  sur  les  rapports  de  ce  nouveau  texte 
avec  les  fragments  jadis  publiés  par  Cureton,  Les  deux  versions  syriaques  lui 
paraissent  indépendantes  l'une  à  l'égard  de  l'autre,  mais  ce  sont  toutes  deux 
des  recensions  d'un  même  original  grec.  Le  texte  sinaïtique  serait  le  plus  ancien, 
et  tous  deux  seraient  antérieurs  à  la  Peshito.  M.  Holzhey  croit  que  le  Diates- 
saron  de  Tatien  relève  de  la  recension  sinaïtique.  Son  travail  confirme  la  haute 
valeur  du  dernier  découvert  des  textes  syriaques  des  évangiles. 

SUISSE 

Notre  collaborateur,  M.  Edouard  Montet,  professeur  à  l'Université  de  Genève, 
a  publié  chez  Eggimann  le  texte  arabe  de  la  Sourate  de  Joseph,  avec  un  vocabu- 
laire à  l'usage  des  commençants.  La  brochure  sort  des  presses  de  l'imprimeur 
A.  Holzhausen  de  Vienne. 

BELGIQUE 

M.  L.  de  la  Vallée-Poussin,  chargé  de  cours  à  l'Université  de  Gand,  a  publié 
âa.ns  le  Recueil  de  travaux  de  la  Faculté  de  philosophie  et  lettres  (16=  fasci- 
cule; Gand,  Engelcke)  une  édition  de  l'unique  manuscrit  du  Pancakrama,  qui 
sera  suivie  de  la  publication  d'autres  œuvres  tantriques  et  qui  doit  être  consi- 
dérée comme  une  préparation  à  l'étude  du  Bouddhisme  tantrique  encore  si  mal 
connu.  Le  Pancakrama  comporte  l'exposé  des  cinq  kramas  ou  des  cinq  stades, 
des  cinq  états  successifs  dont  le  dernier  terme  est  le  salut.  Il  fait  connaître  les 
procédés  mécaniques,  les  diagrammes  magiques,  les  réciiations  de  formules 
qui  affranchissent  l'esprit,  en  anéantissant  l'individualité  et  en  procurant  l'ac- 
quisition du  Nirvana.  Tout  ce  que  la  philosophie  Màdhyamikaa  de  plus  subtil,  nous 
dit  M.  V.-P.,  s'y  mêle  harmoniquement  à  des  conceptions  d'ordre  pratique  savam- 
ment élaborées.  L'auteur  ne  serait  autre  que  le  célèbre  Nàgàrjuna,  du  premier 
siècle  de  l'ère  chrétienne,  mais  cette  attribution  n'est  rien  moins  qu'assurée.  Ce 
qui  donne  en  tous  cas  à  cet  écrit  une  valeur  particulière,  c'est  qu'il  nous  montre  la 
technique  du  salut  par  le  rite  se  superposant  a  la  technique  du  salut  parla  médita- 
tion. Le  travail  de  M.  L.  V.  est  destiné  à  des  spécialistes  ;  l'abondance  des  termes 
techniques,  dépourvus  d'explication,  en  rend  la  leeture  très  difficile  pour  ceux 
qui  ne  sont  pas  initiés. 


144  REVUE    DE    l'histoire    DES    HELIGIONS 

—  M.  Goblet  iVAlviella  a  fait  tirera  part  (chez  Hayez,  à  Bruxelles)  la  lecture 
qu'il  a  faite  le  15  mai  1893  dans  la  séance  publique  de  la  Classe  des  Lettres  de 
l'Académie  royale  de  Belgique,  sous  le  titre  :  Au  vvvjt- troisième  siècle  avant 
notre  ère.  Résumant  et  combinant  les  hypothèses  fondées  sur  les  découvertes 
archéologiques  et  historiques  concernant  les  mouvements  de  peuples  dans  l'Asie 
occidentale,  il  montre  comme  le  xxiiio  siècle  avant  J.-C,  comme  le  Ve  siècle 
de  notre  ère,  a  été  une  période  critique  dans  la  vie  de  l'humanité,  une  tête  de 
chapitre  dans  l'histoire  générale, 

—  Avec  la  Mélopée  antique  dans  le  chant  de  l'Église  latine  (Gand,  Hoste  ; 
n-4),  M.  F.  A.  Gevaert  a  donné  un  précieux  complément  à  son  Histoire  de  la 
Musique  dans  Vantiquité.  La  thèse  de  1  auteur  est  résumée  par  lui  en  ces 
termes  :  «  Le  chant  chrétien  a  pris  ses  échelles  modales  et  ses  thèmes  mélodi- 
ques à  la  pratique  musicale  du  temps  de  l'Empire  romain,  et  particulièrement  à 
la  citharodie,  genre  de  musique  qui,  jusqu'au  vi«  siècle  de  notre  ère,  a  tenu  dans 
la  vie  privée  des  Romains  une  place  analogue  à  celle  qu'occupe  parmi  nous  le 
Lied  avec  accompagnement  de  piano.  Vocabulaire  et  syntaxe  sont  les  mêmes 
chez  le  païen  Symmaque  et  chez  son  contemporain  saint  Ambroise  :  modes  et 
règles  de  la  composition  musicale  sont  identiques  dans  les  hymnes  de  Méso- 
raède  adressées  aux  divinités  païennes  et  dans  les  cantilènes  des  mélographes 
chrétiens.  )> 

HONGRIE 

Die  Légende  vom  Mônch  Barsîsâ  est  une  charmante  plaquette  tirée  à  100 
exemplaires  seulement,  dédiée  par  notre  collaborateur  Dr  Ign.  Goldziher  et  par 
le  comte  de  Landberg-Hallberger  à  leur  ami  Joachim  von  Levetzau. 

Le  moine  Barsisâ  est  un  type  oriental  du  pieux  personnage  qui,   après  de 
longues  années  de  sainteté  anachorétique,  succombe  aux  pièges  du  diable  ou 
d'un    démon,  qui  se  sert  presque  toujours  d'une  jolie  femme  pour  avoir  rai- 
son du  saint.  Avec  la  connaissance  minutieuse  qu'ils  ont  de  la  littérature  rabbi- 
nique  et  islamique  les  auteurs  ont  recherché  les  formes  les  plus  anciennes  de 
ce  conte  chez  Abou-1-Lejt  al-Samarkandi  [j;  375  ou  383),  chez  Qazwînî,  etc.  Ils 
n'ont  pas  pu  lui  trouver  d'antécédent  dans  la  littérature  juive,  quoique  le  saint 
delà  légende  soit  représenté  comme  un   Israélite  antérieur  à  l'Islam.   Ce  qui 
ajoute  un  intérêt  particulier  à  leur  étude,  c'est  qu'ils  ont  pu  comparer  les  ver- 
sions littéraires  de  la  légende  avec  les  versions  orales  d'Hadramaut,  qu'ils  ont 
recueillies  de  la  bouche  même  de  deux  indigènes  originaires  de  ce  pays. 

J.  R. 

Le  Gérant  :  Ernest  Leroux. 


ANGEllfe,    IJIP.  DE  A.    BUhDlN,   4,    HLE  OAKMUiK. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME 


DANS 


L'HISTOIRE  ECCLÉSIASTIQUE  DE  BEDE  LE  VÉNÉRABLE 

[Suite.)  1 


III 

La  seconde  question  à  laquelle  nous  voudrions  répondre 
est  celle-ci  :  Qu'est-ce  que  Bède  nous  apprend  sur  le  christia- 
nisme de  ses  contemporains  et  des  époques  précédentes?  Sous 
quelle  forme  le  christianisme  apparaissad-d  aux  Saxons 
païeîis?  En  répondant  à  ces  questions  nous  parlerons  pres- 
que exclusivement  du  côté  extérieur  de  la  religion,  c'est 
ce  qui  frappait  tout  d'abord  nos  ancêtres  païens  :  les 
prêtres  dans  leurs  vêtements  blancs  ou  de  couleur,  la  croix 
et  les  bannières,  le  son  des  cloches  et  les  parfums  de  l'en- 
cens. Us  voyaient  s'élever  des  églises,  oii l'on  célébrait  le  cuite 
mystérieux  de  la  messe,  oii  se  trouvaient  des  idoles,  entière- 
ment différentes  des  leurs.  Us  voyaient  les  chrétiens  cons- 
truire des  couvents  oii  hommes  et  femmes  se  retiraient  pour 
jeûner  et  pour  mortifier  leur  chair.  Us  assistaient  au  sacre- 
ment du  baptême  sans  en  comprendre  le  sens.  Us  voyaient 
des  rehques  et  ils  entendaient  parler  des  miracles  que  ces 
restes  sacrés  avaient  faits,  mais  pour  eux  il  n'y  avait  pas  de 
différence  entre  ces  miracles  et  ceux  qui  s'étaient  accomplis 
au  milieu  d'eux.  Le  Christ  était  un  dieu  comme  Wotan  ou 
Donar;  la  question  était  seulement  de  savoir  lequel  d'entre 
ces  dieux  serait  le  plus  fort.  Quant  h  la  morale  chrétienne, 
la  première  chose  qu'ils  en  aient  comprise,  c'était  l'abolition 
de  la  loi  du  tahon,  le  commandement  d'aimer  son  ennemi, 

1)  Voir  p.    59  et  suiv. 

10 


146  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

mais  ils  ont  cru  pendant  longtemps  que  c'était  là  un  précepte 
indigne  d'un  homme.  Les  chrétiens  eux-mêmes  ne  s'étaient 
pas  encore  beaucoup  familiarisés  avec  ce  commandement. 
Ce  n'est  que  peu  à  peu  que  toutes  ces  formes,  d'abord  pure- 
ment extérieures,  ont  pu  devenir  les  manifestations  de  pen- 
sées intérieures. 

Bède  nous  fait  assister  à  cette  évolution.  Le  nombre  des 
couvents  mentionnés  par  Bède  est  énorme.  Chaque  roi  con- 
verti fonde  de  nouvelles  abbayes  ou  donne  au  moins  le  ter- 
rain nécessaire  pour  les  édifier;  aussi  trouve-t-on  un  grand 
nombre  d'oasis  chrétiennes  dans  le  désert  païen. 

Cette  comparaison  peut  n'être  pas  tout  à  fait  exacte,  car 
les  couvents  irlandais  et  saxons  reportent  plutôt  notre  pensée 
vers  les  eaux  sans  fin  de  TOcéan.  Keary,  dans  son  excellent 
livre  sur  les  Vikingsduix  siècle*,  attire  notre  attention  sur 
la  prédilection  des  moines  irlandais  pour  la  mer.  Et  les 
moines  saxons  de  Bède  avaient  la  même  passion  pour  l'Océan. 
<(  Ce  que  le  désert  était  pour  le  moine  de  l'Orient,  »  dit  Keary, 
p.  80,  <(  la  mer  sans  bornes  l'était  pour  le  moine  irlandais; 
l'éloignement  du  monde,  la  solitude  avec  Dieu.  »  Columban 
et  les  autres  grands  fondateurs  de  monastères  faisaient  cons- 
truire leurs  couvents^  sur  l'une  des  innombrables  petites  îles 
de  la  côte  irlandaise  ou  sur  la  grève  d'un  petit  promontoire 
baigné  par  les  flots  de  la  mer;  le  monastère  de  Bango, 
près  de  Belfast,  construit  par  Corngall,  l'ami  de  Columban, 
en  est  un  exemple  et  comme  lui  celui  de  Derry  (Doire)  sur  la 
côte  septentrionale  d'Irlande,  construit  par  Columban  ';  ou 
celui  de  Hy,  aujourd'hui  lona,  sur  la  côte  occidentale  d'E- 
cosse, «  le  Délos  du  christianisme  occidental  »  ;  ou  celui  de 

1)  On  ne  sait  qu'adaiirer  le  plus  dans  ce  beau  livre,  les  riches  matériaux  mis 
en  œuvre  ou  la  beauté  de  la  forme.  Keary  prouve  mieux  encore  qu'Andrew 
Lang  qu'on  peut  être  «  un  homme  de  lettres,  doublé  d'un  savant  ». 

2)  Ces  couvents  consistaient  en  petites  maisons,  une  pour  chaque  moine, 
groupées  autour  d'une  pauvre  petite  église  qui  renfermait  les  reliques  d'un 
saint;  le  tout  était  entouré  d'un  mur  de  terre. 

3)  Ce  couvent  est  entouré  de  forêts  de  chêne  et  la  vue  n'est  libre  que  du  côté 
de  la  mer. 


LE  CHRISTUNISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       147 

Lindisfarne  à  l'extrémité  de  laNorthanliumbrie;  ou  bien  en- 
core les  couvents  construits  par  Gormac,  le  disciple  de  Co- 
lumban  aux  îles  Orkney.  Toujours  le  vent  de  la  mer  soufflait 
autour  de  ces  couvents,  les  vagues  venaient  se  briser  au 
pied  des  rochers,  sur  lesquels  ils  se  dressaient,  et  les 
mouettes  voletaient  autour  du  clocher  de  bois  de  l'église. 
Tout  ce  que  le  moine  voyait  du  monde,  c'étaient  des  forêts 
derrière  le  monastère  et  devant  lui  la  mer  sans  bornes,  dans 
son  étendue  rêveuse,  dans  sa  tranquillité  agitée;  là,  son  esprit 
pouvait  se  détacher  des  choses  de  ce  monde  et  s'envoler  vers 
le  ciel.  Rien  ne  saurait  mieux  faire  comprendre  le  rôle  de  ces 
monastères  où  l'on  fuyait  les  péchés  du  monde  et  d'où  a  été 
apporté  au  monde  le  levain  du  christianisme. 

Bède  confirme  ce  que  nous  venons  d'avancer.  En  parlant 
de  la  fondation  du  monastère  de  Lindisfarne  ^  par  exemple, 
il  raconte  que  le  roi  Oswald  de  Northanhumbrie  (-j-  642) 
avait  donné  l'emplacement  nécessaire  à  l'évêque  irlandais 
Aidan,  qui  devait  enseigner  l'Évangile  dans  le  pays.  Ce  pays, 
dit  Bède  (III,  3),  se  transforme  quatre  fois  par  jour  :  deux 
fois,  au  moment  de  la  marée  haute,  c'est  une  île,  et  deux 
fois  en  vingt-quatre  heures  on  voit  l'étroit  isthme  qui  le  relie 
à  la  côte.  Ailleurs  (III,  19)  Bède  raconte  qu'à  l'époque  où 
Sigbert  était  roi  d'Estanglie  (ce  souverain  fut  l'une  des  nom- 
breuses victimes  de  Penda  ;  III,  8),  un  saint  homme,  appelé 
Furseus,  vint  d'Hibernie  prêcher  l'Evangile.  Il  construisit  un 
monastère  sur  un  terrain  que  lui  avait  donné  le  roi  à  Cnob- 
heresbourg  (Gnobbersburg,  juste  au  sud  du  Yarmouth  actuel 
en  Norfolk)  S' le  monastère  était  situé  dans  une  grande  forêt 
et  le  séjour  en  était  très  agréable  à  cause  du  voisinage  de 
la  mer  [maiis  vicinitate  amoenum).  Dans  un  autre  passage 
encore  (IV,  13),  Bède  raconte  que  le  roi  Aedilwalch  de 
Suthsaxonie(f  665)  tit  cadeau  à  l'évêque  Wilfried  d'une  pres- 

1)  Aujourd'hui  Holy  Isle.  Voir,  sur  le  grand  norubre  de  formes  de  ce  nom, 
Miller,  Place  namts  in  thc  English  Bede.  Strassbuig,  1896,  p.  31  ss. 

2)  Cnobheresburgi.e.  urbsGnobheri.  Cnoferesburg,acLueliemenlBurghcaslle. 
Miller,  o,  c,  p.  56. 


148  REVUE    DE    l'histoire    DES    KELIOTONS 

qu'île  OÙ  l'on  pouvait  loger  quatre-vingt-sept  familles;  le  nom 
de  cette  presqu'île  était  Selaeseu  (i.  e.  insula  vituH  mar'mi^ 
l'île  des  veaux  marins)  *.  C'est  là  que  Wilfried  construisit  un 
couvent.  Cette  presqu'île  n'est  reliée  à  la  côte  que  par  un 
isthme  qui  d'après  l'expression  poétique  des  anciens,  a  la 
largeur  d'un  a  coup  de  fronde  »  ijngressum  amplitud'mis 
quasi  jactu.s  fundae).  Partout  la  mer,  partout  la  solitude  des 
vastes  eaux. 

Ou  bien  c'est  la  solitude  du  désert.  Le  roi  Oedihvald  de 
Deira,  fils  d'Oswald,  fit  cadeau  d'un  monastère  à  l'évêque 
Gedd,  Il  y  a  une  certaine  monotonie  dans  toutes  ces  séries 
de  rois,  fondant  des  monastères  qu'ils  donnent  aux  évêques. 
Mais  c'était  la  première  manifestation  des  sentiments  chré- 
tiens chez  les  rois  baptisés  depuis  peu.  L'évêque  choisit  un 
endroit  solitaire,  mieux  fait  pour  un  repaire  de  brigands  ou 
une  tanière  d'animaux  sauvages  que  pour  le  séjour  d'hommes 
honnêtes.  Mais  il  faut  que  s'accomplisse  la  prophétie  d'Ésaïe  *: 
que  là  où  vivaient  autrefois  des  dragons  et  où  les  hommes 
demeuraient  comme  des  animaux  sauvages,  de  bonnes  œuvres 
seront  faites  (III,  23).  C'est  ainsi  que  saint  Gall  choisit  pour 
y  demeurer  un  lieu  infesté  par  les  bêtes  sauvages,  un  site 
désolée  Le  monastère  construit  par  Cedd  s'appelait  Làstin- 
gaeu(Lastingham)  et  avait  reçu  sa  règle  deLindisfarne.  Cedd 
y  mourut  en  664  (III,  23)*. 

La  vie  dans  ces  monastères  était  soumise  à  des  règles  sé- 
vères. On  chantait  des  litanies  le  matin  et  le  soir,  on  célé- 
brait la  messe  chaque  jour,  on  priait  aussi  la  nuit  et  on  jeûnait 

1)  Ailleurs  cette  île  s'appelle  Seolsige,  par  exemple  dans  le  grand  atlas  de 
Spruner,  carte  58.  Dans  un  manuscrit  du  Bède  anglais  (B),  on  trouve  aussi 
Seolessigge.  Miller  révoque  en  doute  l'exactitude  de  l'étymologie  de  ce  nom 
donné  par  Bède.  C'est  le  Selsey  actuel  dans  Sussex. 

2)  Esaie,  xxxv,  7  :  «  Dans  le  repaire  qui  servait  de  gîte  aux  chacals,  croîtront 
des  roseaux  et  des  joncs  »  (Trad.  L.  Segond). 

3)  Vita  S.  G.,  Pertz,  II,  10;  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  XXIX,  p.  283. 

4)  Bède  n'a  pas  donné  l'étymologie  de  Laestingaeu,  parce  que  de  son  temps 
le  sens  de  ce  mot  était  déjà  inconnu.  Miller  (iOl  croit  y  retrouver  un  mot  perdu 
signifiant  «  district  ». 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  L  HISTOIRE  DE  BftDE       U9 

sévèrement.  Nous  trouvons  aussi  dans  Bède  des  exemples  de 
mortitîcation,  de  cette  mortification  de  la  chair,  spontanée  et 
sans  but,  que  nos  ancêtres  germaniques  trouvaient  si  incom- 
préhensible, eux  qui  sans  un  signe  de  douleur  supportaient, 
s'il  le  fallait,  des  tortures  atroces.  Comment  deux  conceptions 
de  la  vie  si  différentes  pouvaient-elles  se  concilier,  deux  con- 
ceptions^ dont  l'une  impliquait  la  croyance  au  bonheur  de 
vivre  et  faisait  de  la  mort  l'anéantissement,  tandis  que  pour 
l'autre,  la  vie  n'était  que  comme  la  préparation  au  salut  éter- 
nel? Les  choses  de  la  terre  proviennent  du  mal,  c'est  là  une 
idée  qui  ne  pouvait  pénétrer  dans  le  cœur  de  nos  ancêtres. 
Pourtant  tous  les  moines  saxons  avaient  été  païens,  du  moins 
leurs  pères  l'avaient  été,  et  la  transformation  complète  qui 
s'était  opérée  dans  leurs  idées  et  dans  leur  manière  de  vivre 
est  une  preuve  de  l'influence  profonde  qu'avait  exercée  sur 
eux  la  doctrine  chrétienne. 

Il  y  avait  un  moine  nommé  Drycthelm  qui  occupait  dans 
le  monastère  une  cellule  isolée  qui  avait  vue  sur  le  bord  de  la 
rivière.  Ce  moine  avait  l'habitude  de  descendre  quelquefois 
dans  l'eau,  de  s'y  mettre  jusqu'au  cou  et  d'y  chanter  et  d'y 
prier.  En  hiver  il  devait  souvent  faire  un  trou  dans  la  glace  et 
il  arrivait  que  les  glaçons  se  heurtaient  contre  sa  tête  et  sa 
poitrine.  En  sortant  de  l'eau  il  n'ôtait  pas  ses  vêtements  mouil- 
lés et  glacés,  mais  il  les  faisait  sécher  sur  son  corps,  tant  il 
poussait  loin  la  mortification  de  sa  chair  (V,  12  in  fine). 
Saint  Cuthbert,  le  supérieur  de  Lindisfarne,  avait  les  mêmes 
habitudes';  il  se  refusa  quelquefois  le  sommeil  pendant 
quatre  nuits;  il  se  mettait  dans  l'eau  jusqu'au  cou  et  y  disait 
des  prières  pendant  de  longues  heures.  Les  autres  moines 
cependant  ne  poussaient  pas  si  loin  leur  zèle. 

Saint  Cuthbert  aimait  aussi  la  solitude  et  à  tel  point  qu'il 
quitta  son  monastère  et  qu'il  s'installa  comme  ermite  dans 
une  des  petites  îles  Farne  en  face  de  Lindisfarne  (IV,  28) ^ 

1)  Sa  vie  est  racontée  par  Bède  (cf.  IV,  28  in  init.). 

2)  Encore  aujourd'hui  Farn  I.  Miller  (32)  donne  comme  variantes  de  ce  nom 
W arène,  Fagene,  etc. 


150  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELTCIONS 

Jamais  personne  n'y  avait  demeuré,  mais  il  y  avail  Ifi  beau- 
coup de  méchants  esprits.  Cuthbert  s'y  creusa  un  trou,  fil 
un  petit  mur  de  terre  autour  et  le  couvrit  de  paille,  de  sorte 
qu'il  ne  pouvait  voir  de  là  que  le  ciel.  Cependant  il  construi- 
sit, à  l'endroit  oii  abordaient  les  bateaux,  une  maison  confor- 
table pour  ceux  de  ses  frères  qui  viendraient  le  voir.  Il  restait 
dans  son  trou  des  mois  et  des  mois,  comme  un  saint  oriental 
sur  sa  colonne  dans  la  Thébaïde  et  il  y  prêchait,  comme  saint 
Antoine,  la  doctrine  chrétienne  aux  animaux.  11  n'était,  du 
restC;,  pas  seul  à  se  conduire  ainsi.  On  sait  que  Cormac,  le 
disciple  de  Columban,  prêchait  l'Évangile  aux  mouettes  sur 
les  rochers  nus  des  îles  Orkney'.  A  côté  de  ce  zèle  pieux,  qui 
semblerait  morbide  aux  esprits  d'aujourd'hui,  nous  trouvons 
chez  Cuthbert  un  amour,  puissant  et  prêt  à  tous  les  sacrifices, 
des  pauvres  et  des  malades. 

Bède  n'a  dans  son  Historia  qu'un  seul  passage  sur  la 
corruption  des  moines.  Ils  sont  du  reste  sous  ce  rapport  bien 
loin  du  clergé  français  au  iemps  des  Mérovingiens.  Pour  se 
renseigner  sur  ce  point,  on  n'a  qu'à  ouvrir  le  livre  de  Gré- 
goire de  Tours.  Il  y  a  tout  un  tableau  dans  les  quelques  mots 
de  ÏHistoria  Francoriim,  oii  il  est  parlé  de  Droctigisilus, 
«  episcopus  apud  urbem  Sessionas  »  (Soissons),  qui  perdit  la 
raison  parce  qu'il  aimait  trop  le  vin.  «  Mais,  dit  Grégoire,  bien 
qu'il  ait  été  un  mangeur  glouton  et  un  buveur  immodéré, 
dépassant  ainsi  des  limites  que  lui  imposait  la  consécration 
sacerdotale,  personne  ne  l'accusa  jamais  d'adultère*.  « 

Ce  que  Bède  reproche  d'ordinaire  à  ses  frères  ne  peut  nous 
scandaHser  beaucoup,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  omet 
ou  paraît  omettre  à  dessein  les  plus  graves  d'entre  les  vices 
dont  le  clergé  de  son  pays  et  de  son  temps  ait  été  atteint.  Du 
moins  dans  une  lettre  à  Egbert,  archevêque  de  York,  neveu 
du  roiCeowulf',il  fait  une  sombre  description  de  l'ignorance- 

1)  Keary,  o.  c,  p.  86, 

2)  Greg.,  Hht.  Franc,  IX,  37,  éd.  Arndt,  p.  391. 

3)  C'est  le  même  CoowulC,  à  qui  Bède  dédie   son  Historia.   Ceowiilf  suc- 
céda à  Osric  (mort  le  9  mai  ;  V,  23)  ;  il  fut  destitué  en  737  et  se  retira  à  Lindis- 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'iIISTOIRE  DE  BEDE       451 

des  prêtres,  de  l'avarice  des  6vêques,  de  la  paresse  des  moines 
et  il  dit  à  la  fin  que  sa  lettre  serait  interminable,  s'il  voulait 
écrire  sur  leur  gloutonnerie,  leur  ivrognerie  et  leur  luxure  '. 

Nous  trouvons  d'abord  dans  VHistoria  des  louanges  à  l'a- 
dresse des  prêtres  contemporains  du  roi  Oswin,  un  demi- 
siècle  avant  Bède,  qu'il  oppose  au  clergé  de  son  époque 
(III,  26).  Ailleurs,  Bède  dit  qu'il  avait  connu  un  frère  dans 
un  illustre  couvent,  mais  qui  avait  une  conduite  déplorable.  Il 
parle  probablement  de  son  couvent  à  lui,  de  Yarrow.  Ce  frère 
était  un  forgeron  habile,  mais  aussi  un  esclave  de  la  boisson 
et  d'autres  tentations.  Il  aimait  mieux  rester  nuit  et  jour 
dans  son  atelier  qu'aller  à  l'église  avec  les  autres  moines,  de 
sorte  qu'il  lui  arriva  ce  que  prédit  le  proverbe  :  Celui  qui 
n'aime  pas  à  entrer  humblement  dans  l'église,  doit  contre  son 
gré  franchir  comme  damné  la  porte  de  l'enfer.  A  l'heure  de 
sa  mort  il  la  vit  donc  toute  grande  ouverte,  il  voyait  Satan 
dans  les  profondeurs  de  l'abîme,  Caïphe  et  les  autres  meur- 
triers du  Seigneur  dans  les  flammes  et,  hélas!  aussi  la  place 
qui  lui  était  destinée  (V,  14). 

Un  pieux  moine,  Adamnan,  a  une  vision  sur  un  autre  cou- 
vent, de  Coludi  iirbs^.  En  revenant  Un  jour  d'un  voyage  loin- 
tain et  en  voyant  les  créneaux  se  dresser  dans  l'air  («<?rf^/?ck 
illius  sublimiter  erecta)  %  il  commença  à  pleurer  et  il  raconta 
à  son  compagnon  de  voyage  qu'un  ange  lui  était  apparu 
et  qu'il  lui  avait  prédit  la  destruction  de  la  sainte  maison 
à  cause  des  péchés  de  ses  habitants.  Car,  avait  dit  l'ange, 
a  lorsqu'en  visitant  le  monastère  je  regardais  les  cellules  et 

farne  —  Holy  Island  —  où  il  paraît  avoir  installé  une  cave  gigantesque.  Voir 
l'anecdote  citée  par  W.  Scott  dans  les  notes  de  Marmion,  II,  17,  n»  31,  sur  la 
«  penance  vault  »  de  Ceowulf. 

1)  Cette  lettre  a  aussi  été  publiée  dans  Bedac  Epistolae  (édit,  Potthast).  Il 
existe  aussi  des  éditions  à  part  de  cette  épître  ad  Eghc.Hum  antistitem  par 
exemple,  éd.  Joh.  Smith,  1722;  éd.  Jos.  Stevenson,  iSil. 

2)  Coludi  urbs,  Coliidana  urbs,  Coludes  bitrh.  C'est  le  Goldingham  actuel 
dans  la  Northanhumbrie  septentrionale.  Aebba,  la  tante  du  roi  Egfrid  de 
Northanhumbrie  (IV,  19),  était  la  supérieure  de  ce  couvent. 

3)  Les  couvents  n'étaient  donc  plus  de  petites  huttes. 


152  REVrE    DE    l'histoire    des    UELir.IONS 

les  lits,  je  ne  voyais  personne  occupé  du  salut  de  son  âme. 
J'y  trouvais  au  contraire  des  honames  et  des  femmes  profon- 
dément endormis  ou  qui  commettaient  des  péchés.  Les 
chambres,  uniquement  destinées  à  la  prière  et  à  la  lecture 
édifiante,  sont  maintenant  des  endroits  où  Ton  fait  bonne 
chère,  oi^i  l'on  boit  et  bavarde  (m  comesationum,  potationum^ 
jahulationum  cubilia  conversae).  Les  vierges  consacrées  à 
Dieu  passent  aussi  leur  temps,  au  lieu  d'observer  leurs 
vœux,  à  tisser  de  beaux  vêtements,  qu'elles  revêtent  comme 
des  fiancées  au  péril  de  leurs  âmes,  et  avec  lesquels  elles 
captivent  les  hommes  hors  du  couvent.  C'est  pour  ces  péchés 
que  le  couvent  sera  dévoré  par  les  flammes  (lY,  25).  Cela  se 
passait  en  679.  Un  siècle  après,  les  Vikings  réalisèrent  toutes 
ces  prophéties.  S'il  faut  en  juger  par  cet  exemple,  la  vie 
dans  les  couvents  n'était  pas  irréprochable  et  l'on  doit  se  ré- 
jouir de  ce  que  les  païens  fussent  incapables  de  voir  à  tra- 
vers les  murs.  VHistoria  de  Bède  cependant  ne  nous  donne 
pas  le  droit  d'énoncer  un  jugement  aussi  défavorable,  si  l'on 
écarte  l'hypothèse  que  Bède  aurait  à  dessein  gardé  le  silence 
sur  les  désordres  qu'il  lui  aurait  été  donné  d'observer. 

S'il  faut  aussi  parler  des  défaillances  des  moines  irlandais, 
en  voilà  une  qui  fait  penser  à  la  fable  de  La  Fontaine  :  La 
Cigale  et  la  Fourmi.  Les  moines  du  monastère  de  l'île  d'Inis- 
bowfinde»  (i.  e.  insula  vitulae  albae)  erraient  à  l'époque  de  la 
moisson  à  travers  le  pays  [dispersi  vacjorentiir),  mais  en  hiver 
ils  retournaient  au  monastère  et  aidaient  les  moines  saxons 
à  manger  les  provisions  que  ceux-ci  avaient  recueillies  (IV,  4). 
Le  quatrième  canon  du  synode  de  Herutford,  tenu  en  673- 
sous  la  présidence  de  l'évêque  Théodore,  qui  défend  aux 
moinesde  vagabonder  de  couvent  en  couvent,  de  ville  en  ville, 
à  moins  que  l'évêque  ne  leur  en  ait  donné  la  permission,  est 

1)  Fondé  par  l'évêque  Coloian.  On  y  observait  les  règles  de  Hy  (lona).  Inis- 
boufinda  était  situé  sur  la  côte  occidentale  d'Irlande  dans  le  Gonnaught.  C'est 
le  Inisbofîn  actuel. 

2)  C'est  l'année  de  la  mort  du  roi  Egbert,  la  troisième  année  du  règne  du  roi 
Egfrid  de  Northanhumbrie.  Herutford,  i.  e.  Hertford,  au  nord  de  Londres. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       153 

peut-êtreune  conséquence  de  ceshabitudes  de  parasites  (IV,5). 

On  sait  que  les  Germains  païens  subissaient  fortement  l'in- 
fluence de  la  musique  chrétienne,  et  que  les  cloches,  le 
chant  et  plus  tard  les  orgues  exercèrent  sur  eux  une  profonde 
action*.  Il  se  cache  une  vérité  dans  les  innombrables  légendes 
d'après  lesquelles  les  dieux  ou,  comme  disaient  les  chrétiens, 
les  méchants  esprits  des  païens  s'enfuyaient  devant  le  son 
des  cloches.  Il  y  a  aussi  de  vieux  dessins  qui  représentent  le 
diable  pris  sous  une  cloche.  L'impression  produite  par  la 
musique  n'était  pas  chez  tous  aussi  forte  que  chez  cette 
femme  de  l'époque  de  Louis  le  Pieux  qui,  lorsqu'elle  enten- 
dit pour  la  première  fois  l'orgue  dans  la  cathédrale  de  Metz, 
tomba  morte  d'émotion  (Keary,  203).  Mais  ce  qui  est  sûr, 
c'est  qu'il  faut  faire  une  grande  part  à  l'influence  du  chant 
et  de  la  musique  dans  l'œuvre  de  la  conversion. 

Avant  la  mission  de  Grégoire  les  moines  irlandais  devaient 
se  contenter  de  cloches  très  modestes  :  elles  étaient  à  peu 
près  pareilles  à  celles  qu'en  Suisse  les  vaches  portent  au 
cou.  Keary  croit  que  saint  Gall  introduisit  en  Suisse  pour 
l'usage  des  églises  cette  sorte  de  cloches,  qu'on  trouve  mainte- 
nant en  usage  pour  les  bestiaux.  Mais  déjà  à  l'époque  de 
Bède  on  avait  fait  des  progrès  et  son  monastère  possédait  des 
cloches  au  son  clair  et  beau  qui  envoyaient  leur  joyeux  ca- 
rillon très  loin  à  travers  les  pays  des  païens.  En  même  temps 
le  chant  se  développait.  Bède  fait  mention  du  diacre  Jaco- 
bus,  contemporain  de  Paulinus,  premier  évêque  de  Hrofes- 
ceaster»,  qui  était  très  versé  dans  les  chants  de  l'Église  et 
qui  instruisait  les  autres  à  la  manière  des  Romains  ou  Kan- 
tuariens*.  Son  nom,  dit  Bède  (II,  20),  a  été  donné  à  un  vil- 
lage dans  les  environs  de  Cataracta,  nom  qu'il  porte  encore 
aujourd'hui.  C'est  Akeborough  (ville  de  Jacob)  près  du 
Richmond  actuel. 

1)  Voir  (pour  l'Islande)  la  Thorivaldssaga,  chap.  m.Maurer,  Bek.,  l,  207,392. 

2)  I.  e.  Rochester.  Paulinus  mourut  le  10  octobre  644  (III,  14). 

3)  Cet  «  ou  »  démontre  très  bien  le  fait  qu'au  fond  Kent  seul  a  subi  l'em- 
preinte de  la  mission  romaine. 


154  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

La  même  gloire  échut  en  partage  à  un  certain  Johannes 
rarchichantre,  qui  prit  part  au  synode  de  Hàthfeld'  en  680 
(IV,  17).  Il  élaitsupérieur  du  couvent  de  Saint-Martin deTours 
et  le  pape  Agathon  l'avait  joint  à  la  suite  de  Benedict  Biscop 
en  le  chargeant  d'enseigner  le  chant  dans  les  couvents  saxons, 
d'après  la  tradition  suivie  à  Saint-Pierre  à  Rome.  Johannes 
s'acquitta  de  la  mission.  Il  entra  au  monastère  de  Benedict, 
situé  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Viuri  (le  Were),  c'était 
le  couvent  de  Bède  (Wearmouth). 

II  apprenait  aux  frères  du  monastère  le  chant,  les  mé- 
lodies de  Grégoire  et  la  lecture  à  haute  voix".  Mais  les  chan- 
teurs [qui  cantandi  erant  perïtï)  des  autres  monastères  ve- 
naient aussi  vers  lui  pour  l'entendre.  Bède  était  au  nombre 
de  ses  élèves,  quoiqu'il  ne  fût  pas  compositeur  lui-même. 

Bède  ne  fait  pas  encore  mention  d'orgues  dans  son  Hïs- 
tor'm^  mais  Aldhelm  (mort  en  709)  en  parle  déjà  et  l'image 
d'un  orgue  très  primitif  dans  une  miniature  d'un  manuscrit 
des  Psaumes  conservé  à  Cambridge  doit  être  à  peu  près  de  la 
même  époque.  Quatre  hommes  avec  des  soufflets  à  main 
fournissent  à  cet  orgue  l'air  nécessaire». 

Le  chant  sacré  était  donc  déjà  connu  au  temps  de  Bède  :  le 
fait  qu'il  mentionne  à  plusieurs  reprises  des  anges  qui  chantent 
dans  l'air  nous  en  fournit  une  nouvelle  preuve.  Des  moines  et 
des  nonnes  entendent  des  mélodies  très  douces  chantées  par 
desvoix  d'anges,  qui  viennentdes  nuages,  s'arrêtent  un  instant 
au  dessus  des  monastères  et  disparaissent  lentement.  Ilarriva 
par  exemple  au  moine  Ovini  d'entendre  ces  voix.  Originaire 

1)  Maintenant  Hatfield  près  de  Doncaster, 

2)  Voir  sur  la  lecture  du  chant  grégorien  Liliencron  dans  Grundr.,  II,  2, 
306  ss. 

3)  Voir  la  reproduction  dans  Winkelmann,  p,  79.  D'après  Liliencron,  o.  c, 
II,  2,  316,  on  connaissait  les  orgues  à  soufflet  dès  le  commencement  du 
VII*  siècle.  D'après  la  tradition,  Charlemagne  reçut  le  premier  orgue  de  Byzance, 
Le  moine  de  Saint-Gall  dit  (11,7,)  :..  «  les  ambassadeurs  (venant  delà  Grèce)  ap- 
portèrent... le  plus  excellent  instrument  de  musique  qui  imite  le  bruit  du  ton- 
nerre par  ses  sons  vigoureux  produits  à  l'aide  de  réservoirs  d'air  en  cuivre  et 
de  soufflets  en  cuir,  qui  envoient  l'air  à  travers  les  sifflets  en  cuivre,  et  qui 
égale  en  douceur  le  murmure  de  la  lyre  et  des  cymbales.  » 


LE   CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       1  S5 

du  pays  des  Estangles,  il  était  venu  en  Northanbumbrie  avec 
la  reine  Aedeltbryd  et  il  demeurait  au  monastère  de  Lyccid- 
felth.  Comme  un  jour  il  était  dehors  occupé  à  travailler,  il 
entendit  une  mélodie  très  douce  qui  venait  du  ciel.  Les  voix 
qui  cbantaient  cette  mélodie  paraissaient  d'abord  venir  du 
sud-est,  c'esl-à-dire  de  l'endroit  oii  le  soleil  se  lève  en  biver, 
puis  ensuite  elles  se  rapprocbèrent,  s'arrêtèrent  au  dessus  du 
toit  de  la  salle  de  prières,  pénétrèrent  de  là  dans  le  monastère 
et  ses  environs  et  retournèrent  une  demi-beure  après  au  ciel 
avec  une  douceur  inexprimable,  cum  ineffabili  didcedine.  Les 
moines  anglo-saxons  ne  pouvaient  certes  pas  entendre  ces 
voix,  avant  d'avoir  connu  eux-mêmes  les  douceurs  du  chant. 
A  quel  point  le  christianisme  a  réveillé  chez  les  Germains 
les  aptitudes  artistiques  latentes  qu'ils  possédaient,  c'est 
ce  que  Bède  nous  démontre  dans  l'bistoire  de  Caedmon, 
qu'il  raconte  avec  tant  d'enthousiasme  (IV,  24).  Caedmon 
était,  comme  David,  pasteur,  mais  il  n'était  pas  musicien 
comme  lui.  Et  môme,  comme  à  un  repas,  il  devait  chan- 
ter, lorsqu'on  lui  donna  la  guitare,  il  se  leva  et  s'en  alla 
plein  de  honte.  Mais  un  jour  qu'il  était  tristement  assis  dans 
l'étable  il  eut  une  vision^  et  il  lui  fut  dit  :  Chante  !  Il  répondit  : 
Que  dois-je  chanter?  La  voix  répondit  :  Chante  l'origine 
de  la  création!  Et  immédiatement  Caedmon  se  sentit  le  don 
du  chant  et  il  chanta  les  louanges  du  Créateur.  Il  mit  en  vers 
dans  la  suite  des  morceaux  entiers  delà  sainte  Bible,  comme 
un  autre  poète  saxon  versifia  les  Évangiles  et  fit  du  Sauveur 
(Heliânt)  un  prince  saxon.  Citons  quelques  passages  de  sa 
version  poétique  de  la  Genèse^  chap.  iv  (la  guerre  entre 
quelques  rois  de  Chanaan)  ♦  : 

Alors  les  lances  se  heurtèrent^.  Les  armées  se  précipitèrent  furieusement 
l'une  sur  l'autre.  Le  corbeau  noir,  l'oiseau  couvert  de  plumes,  croassa  au  mi- 
lieu des  flèches,  se  nourrissant  de  cadavres.  Les  héros  coururent,  les  héros 
courageux,  en  bandes  nombreuses,  jusqu'à  ce  que  les  masses  se  furent  rejointes, 

1)  Nous  ne  devons  pas  nous  étonner  de  trouver  l'auteur  si  familiarisé  avec 
les  sentiments  guerriers  exprimés  dans  ses  vers,  étant  donné  que  c'est  un 
Anglo-Saxon  d'une  époque  guerrière. 

2)  D'après  Winkelmann,  72. 


156  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

venant  du  sud  et  du  nord,  les  héros  coiffés  de  casques.  Il  y  eut  une  lutte  terrible  ; 
des  coups  de  lance  mortels,  des  cris  de  guerre  épouvantables  se  heurtèrent 
avec  fracas.  De  leurs  mains  les  héros  tirèrent  leurs  épées,  décorées  d'anneaux. 

La  vision  que  nous  venons  de  citer  n'est  pas  la  seule  qui 
soit  rapportée  par  Bède.  La  vie  solitaire,  contemplative,  as- 
cétique que  menaient  les  moines  dans  des  îles  éloignées  du 
continent,  entourées  de  la  mélancolie  de  l'Océan,  affran- 
chissait l'esprit  des  liens  terrestres  et  le  faisait  s'envoler 
dans  le  monde  de  l'inconnu.  Bède  nous  a  surtout  conservé 
des  visions  du  ciel,  du  purgatoire  et  de  l'enfer,  visions 
dont  on  trouve  des  exemples  dans  toute  la  littérature  du 
moyen  âge  et  dont  l'expression  la  plus  élevée  et  la  plus  poé- 
tique est  la  Divine  Comédie  du  Dante.  Cependant  cet  état  vi- 
sionnaire ne  résulte  pas  directement  des  conceptions  et  des 
sentiments  chrétiens.  Les  Germains  païens  eux  aussi  avaient 
une  idée  très  nette  du  bonheur  qui  attendait  dans  le  Valhôll 
le  héros  tombé  sur  le  champ  de  bataille  et  des  terreurs  dans 
le  pays  souterrain  de  Hel,  et  ces  idées  se  traduisaient  en 
images  hallucinatoires. 

Bède,  qui  a  si  bien  observé  et  qui  connaissait  si  bien  son 
époque,  nous  a  conservé  plusieurs  exemples  des  visions 
des  hommes  de  son  temps.  Un  saint  homme,  Furseus  (III, 
19),  vint  d'Irlande  prêcher  l'Évangile  aux  Estangles  (633). 
Dieu  le  croyait  digne  de  voir  les  choses  invisibles  et  il  fut 
«  enlevé  dans  le  paradis  oii  il  entendit  des  paroles  ineffables 
qu*il  n'est  pas  permis  à  un  homme  de  faire  connaître  »  '. 
Des  anges  l'emportèrent  au  haut  des  airs.  La  terre  était 
loin  de  lui.  Et  il  vit  quatre  feux  dans  l'air,  qui  brûlaient  à 
une  petite  distance  l'un  de  l'autre.  Il  s'informa  alors  auprès 
des  anges  de  la  signification  de  ces  feux.  Et  ils  lui  ré- 
pondirent que  c'étaient  les  feux  qui  brûlent  et  détruisent 
le  monde.  Le  premier  était  celui  des  mensonges,  car  les 
hommes  ne  tiennent  pas  les  vœux  qu'ils  ont  formulés  à  leur 
baptême,  de  se  tenir  loin  du  diable  et  de  ses  œuvres".  Le 

1)  II  Cor.,  xn,  4. 

2)  Cette  réponse  correspond  littéralement  au  vœu  de  baptême  des  anciens 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BftDE       137 

deuxième  était  celui  de  l'avarice;  car  on  préfère  les  richesses 
de  ce  monde  aux  biens  du  ciel.  Le  troisième  était  celui  de  k 
discorde,  le  quatrième  celui  de  l'injustice.  Les  feux  augmen- 
tent peu  à  peu  et  finiront  par  se  rejoindre  pour  former  un 
seul  feu  sans  bornes.  Furseus  eut  peur  et  il  dit  :  a  Vois  donc, 
Seigneur,  le  feu  s'approche  de  moi.  »  L'ange  répondit  :  «  Ce 
que  vous  n'avez  pas  allumé  ne  brûlera  point  en  vous-même.  » 
Et  les  anges  se  mirent  à  côté  de  lui  et  le  protégèrent  contre 
les  flammes.  Il  vit  aussi  des  diables  traversant  les  flammes 
et  des  esprits  méchants  qui  l'accusaient  et  contre  eux  de 
bons  esprits,  venus  du  ciel,  le  défendirent.  Des  esprits  im- 
purs saisirent  quelqu'un  qu'ils  étaient  en  train  de  tourmenter, 
le  jetèrent  sur  Furseus  et  il  eut  l'épaule  et  la  joue  brûlées. 
Il  porta  toute  sa  vie  les  cicatrices  de  ces  blessures. 

La  vision  de  Drihthelm  (V,  12)  est  décrite  avec  plus  de  dé- 
tails encore.  II  vit  une  vallée  sans  fin  où  à  gauche  il  y  avait  un 
feu,  à  droite  delagrêleetunetempête  déneige,  des  deux  côtés 
la  vallée  était  pleine  d'âmes.  Quand  elles  ne  pouvaient  plus 
supporter  lachaleur  du  feu,  elles  sautaient  dans  le  froid  atroce 
et  quand  elles  n'y  pouvaient  plus  tenir,  elles  retournaient  au 
feu  inextinguible.  Mais  ce  n'était  pas  encore  l'enfer.  «  J'étais 
très  troublé  et  lorsque  mon  guide  me  conduisit  plus  loin — 
ne  dirait-on  pas  que  Dante  parle  de  Virgile  —  l'obscurité  de- 
vint si  dense,  que  je  ne  voyais  plus  rien  que  son  manteau 
blanc.  »  Ensuite  on  arriva  dans  l'enfer  :  «  un  abîme,  duquel 
monte  une  fumée  noire,  traversée  par  des  flammes  qui  s'élè- 
vent en  l'air  et  redescendent  comme  la  fumée  et  les  étincelles 


Saxons,  avec  la  formule  d'abjuration  qui  précède  dans  le  manuscrit  du. Vatican 
l'indiculus  superstitionum.  W.  Mùller  croyait  que  cette  formule  était  d'origine 
thuringienne  (voir  Altd.  Bel,  6),  Grimm  l'attribuait  aux  anciens  Francs  (D.  M.  ■*, 
133);  Kôgel  a  reconnu  qu'elle  devait  être  attribuée  aux  anciens  Saxons 
{Gruiidr.,  II,  244).  Comparez  Bède  :  «  quod  in  baptismo  abrenuntiare  nos  Sa- 
tanae  et  omnibus  operibus  ejus  proraisimus  »  avec  «  end  ec  forsacho  allum  dia- 
boles  uuercum  and  uuordum,  thunaer  ende  uuoden  ende  saxnote  »;  et  :  «  ec 
forsacho  diabolae  end  allum  diabol  gelde  ».  Il  paraît  très  probable  que  Bède,  le 
moine  saxon,  a  pensé  à  cette  formule  saxonne  et  cela  en  confirmerait  encore  le 
caractère  saxon  et  païen. 


158  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

qui  sortent  d'une  cheminée.  Les  extrémités  de  ces  flammes 
étaient  pleines  d'âmes  que  les  flammes  lançaient  et  qui  retom- 
baient ensuite  dans  l'abîme.  Avec  cette  fumée  montait  une 
puanteur  terrible,  remplissant  ce  lieu  de  ténèbres.  Drihthelm 
entendait  les  cris  de  douleur  des  damnés  et  les  ricanements 
des  dialîles  qui  se  riaient  des  âmes,  comme  le  vulgaire  —  et 
ceci  est  un  trait  caractéristique  de  la  vie  de  l'époque  de  Bède 
—  se  rit  des  prisonniers  de  guerre  {cachinnum  creijitantem 
quasi  imlgi  indocti  captis  hostibus  iiisultantis).  11  vit  aussi 
une  foule  de  méchants  esprits  qui  traînaient  cinq  âmes  gé- 
missantes à  travers  les  ténèbres.  L'une  de  ces  âmes  était  ton- 
surée comme  un  prêtre,  une  autre  était  une  âme  laïque;  il  y 
avait  aussi  une  femme  parmi  elles.  Je  les  vis  descendre  dans 
la  caverne  en  feu  ;  d'autres  diables  vinrent  m'entourer,  de 
leurs  yeux,  de  leurs  bouches  et  de  leurs  oreilles  un  feu  puant 
s'échappait,  mais  ils  s'enfuirent  devant  la  lumière  d'une 
étoile  qui  perçait  Tobscurité.  » 

Drihthelm  vit  ensuite  un  grand  champ,  entouré  de  murs  et 
plein  d'herbe  et  de  fleurs,  de  fontaines  et  de  bonnes  odeurs  et 
de  l'éclat  du  soleil.  Des  groupes  d'hommes  heureux  en  vête- 
ments blancs  s'y  promènent  ou  s'assoient  dans  la  béatitude. 
Mais  ce  n'est  pas  encore  le  ciel.  Ce  Dante  du  vif  siècle  arrive 
encore  à  un  endroit  plein  de  lumières  où  il  entend  des  voix 
douces  «  d'où  il  me  vint  un  air  sentant  si  miraculeusement 
bon,  que  toutes  les  odeurs  que  j'avais  senties  auparavant  me 
parurent  alors  vulgaires  ». 

Nous  avons  dans  cette  vision —  dont  quelques  traits  se  re- 
trouvent également  chez  le  Dante — une  idée  déjà  très  déve- 
loppée du  ciel,  du  purgatoire  et  de  l'enfer  et  aussi  la  croyance 
à  la  puissance  libératrice  des  messes  dites  pour  les  morts.  Ce 
chapitre  est  par  la  forme  l'un  des  plus  beaux  duhvre.  La  des- 
cription du  voyage  de  Drihthelm  à  l'enfer  est  émouvante  et 
louchante.  Au  moment  du  récit  où  Drihthelm  et  son  guide 
arrivent  au  bord  de  l'abîme  de  l'enfer,  Bède  cite  (lui-même) 
un  passage  de  V Enéide,  la  descente  d'Énée  aux  Enfers'.  Et 

1)  «  Ibant  obscuri  sold  sub  nocte  per  umbras  »  {En.,  VI,  268). 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       159 

vraiment  la  prose  de  Bède  fait  une  impression  aussi  forte  que 
les  vers  de  Virgile. 

Nous  avons  déjà  parlé  dans  les  pages  qui  précèdent  de  la 
vision  d'un  moine  impie.  C'est  dans  l'imagination  ardente 
des  Saxons  à  peine  convertis  et  dans  la  fantaisie  non  moins 
ardente  des  moines  irlandais  qu'il  faut  chercher  l'origine  de 
cette  aptitude  aux  visions  que  nous  retrouvons  si  fréquem- 
ment au  moyen  âge  et  qui  ouvrait  aux  moines  et  aux  saints, 
déjà  morts  pour  cette  terre,  le  ciel  et  l'enfer.  Anscarr,  par 
exemple,  l'apôtre  des  Danois,  voit  le  purgatoire*  :  saint 
Pierre  et  saint  Jean-Baptiste  viennent  chez  lui,  retirent  son 
àme  de  son  corps  et  la  portent  d'abord  au  purgatoire,  ensuite 
au  ciel  où  elle  entend  la  voix  de  Dieu  :  «  Va-t'en  maintenant, 
mais  tu  reviendras  couronné  de  la  couronne  des  martyrs.  » 

C'est  cet  état  visionnaire  qui  fait  voir  et  entendre  aux 
apôtres  les  démons  païens,  comme  cela  est  arrivé  à  saint  GalP. 
Le  mélange  d'éléments  païens  et  d'éléments  chrétiens  enfin 
produit  des  visions  on  les  deux  éléments  se  confondent  étran- 
gement; nous  trouvons  un  exemple  de  cette  sorte  dans  la  saga 
de  Gisli  Sursson  que  nous  avons  déjà  citée ^  Gish  dit  :  «  J'ai 
deux  femmes  qui  viennent  me  voir  dans  mes  rêves  («  draum- 
konur  »),  l'une  est  bonne  pour  moi,  mais  l'autre  ne  raconte 
que  des  choses  mauvaises  ;  ses  paroles  deviennent  de  jour  en 
jour  plus  méchantes  et  elle  me  prédit  des  malheurs.  Mais  voilà 
le  rêve  que  je  fis,  il  y  a  peu  de  jours  :  j'entrai  dans  une  maison 
ou  dans  une  grande  salle  oii  je  vis  beaucoup  de  mes  amis  et 
de  mes  parents  assis  près  du  feu  et  en  train  de  boire.  Il  y  avait 
sept  feux,  dont  quelques-uns  brûlaient  très  peu,  tandis  que 
d'autres  envoyaient  leurs  flammes  très  haut.  Alors  la  bonne 

1)  Vila  Anse,  chap.  m.  Anscarr  trouvée  dans  l'enfer  une  obscurité  inapéné- 
trable  et  des  souffrances  si  terribles  que  trois  jours  lui  paraissent  durer  mille 
ans.  La  description  du  ciel  et  de  ses  beautés  est  beaucoup  plus  détaillée  chez 
Anscarr;  elle  est  écrite  avec  beaucoup  de  vénération  et  de  naïveté  :  «  Lorsque  la 
voix  de  Dieu  se  fit  entendre,  toute  l'assemblée  des  saints,  chantant  ses  louanges, 
se  tut  et  tous  s'inclinèrent  en  adoration.  » 

2)  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  XXIX,  277  ss.,  286  ss. 

3)  Saga  Gisla  Surssonar,  éd.  Konrad  Gislason,  p.  41. 


160  REVUE    DE   l'hISTOIKE    DES    RELIGIONS 

femme  de  mes  rêves  vint,  me  dit  que  c'était  une  image  de  ma 
vie  et  me  donna  le  conseil  d'abandonner  pour  toujours  le  pa- 
ganisme et  de  ne  plus  employer  de  formules  magiques  [at 
lata  leidhast  forna  sidh  ok  nema  einga  galdra  ne  forneskju)^ 
d^être  bon  pour  les  sourds  et  les  paralysés,  les  pauvres  et  les 
faibles  [ok  vera  vel  vidh  daufan  ok  haltan  ok  fataeka  ok  fârâ- 
dha).  C'est  là  une  confusion  étrange  d'idées  païennes  et  chré- 
tiennes! Nous  avons  déjà  trouvé  des  feux  dans  la  vision  de 
Furseus.  Les  amis  de  Gisli  qui  boivent  dans  la  salle  rappel- 
lent le  Valhôll.  L'une  des  femmes  de  ses  rêves  —  un  ange  — 
est  chrétienne,  l'autre —  une  valkyrie  —  est  païenne*. 


IV 

Posons-nous  maintenant  la  question  de  savoir  quelle  a  été 
d'après  B<kle  l'influence  du  christianisme  sur  les  Anglo- 
Saxons  païens .  Nous  voyons  que  le  paganisme  est  vaincu  par 
la  croix,  mais  nous  voudrions  savoir  dans  quelle  mesure  la 
pensée  païenne  s'est  modifiée  dès  le  début  de  la  conversion, 
et  cela  nous  amènera  à  rechercher  ce  que  Bède  nous  apprend 
du  paganisme  proprement  dit. 

En  ce  qui  concerne  l'influence  chrétienne,  la  plupart  des 
auteurs  pensent  qu'on  ne  peut  observer  que  des  change- 
ments extérieurs.  Je  ne  suis  pas  de  leur  avis,  au  moins 
quand  je  lis  Bède.  Il  est  vrai  que  les  mœurs  restent  encore 
très  grossières  pendant  les  premiers  temps  du  christianisme, 
l'épée  ne  se  repose  point  et  le  sang  coule  par  torrents.  Mais 
quand  on  réfléchit  à  ce  fait  que  dans  l'Angleterre  proprement 
dite  le  christianisme  n'existait  à  l'époque  de  Bède  que  depuis 

1)  On  trouve  dans  les  Annales  de  Saini-Bertin  (de  Prudentius  de  Troyes) 
pour  l'année  839  la  vision  d'un  prêtre  anglo-saxon.  Les  ambassadeurs  du  roi 
Aethelvvulf  à  la  cour  de  Louis  le  Pieux  racontent  le  voyage  visionnaire  de  ce 
prêtre  dans  un  pays  inconnu  et  dans  une  église,  où  les  ànties  des  saints,  sous 
la  forme  de  jeunes  garçons,  pleurent  les  péchés  du  monde  et  prient  pour  les 
hommes;  leurs  prières  font  ajourner  le  jugement.  Wattenbach,  IX.  Jahrh.,  IX 
Bd.,  p.  3i  ss. 


LE  CHRISTIANrSME  ET  LE  PAGA>'1SME  DANS  l'hISTOIRK  DE  BEDE        l6l 

un  siècle  seulement  (je  veux  parler  du  christianisme  grégo- 
rien), on  sera  étonné  de  trouver  dans  VHistoria  tant  de  traces 
de  l'influence  chrétienne. 

Relevons  d'abord  un  point  dont  Bède  ne  nous  dit  rien,  je 
veux  parler  de  l'influence  du  christianisme  sur  les  lois  du 
pays.  Comparez  par  exemple  les  lois  données  par  Aethelbert 
de  Kent,  rassemblées  en  600,  à  celles  d'ine  de  Westsaxo- 
nie  (688-726),  successeur  de  Ceadwalla  (V,  7)  et  vous  verrez 
que  dans  ce  dernier  code  ce  sont  en  première  ligne  les  délits 
religieux  qui  sont  punis,  mais  qu'aussi  des  idées  plus  humaines 
ont  remplacé  les  idées  païennes.  On  ne  trouve  pas  seulement 
dans  le  code  d'Ine  des  dispositions  légales  pour  punir  la  rup- 
ture du  jeûne,  ou  pour  punir  les  parents  qui  n'ont  pas  fait 
baptiser  leur  enfant  dans  les  trente  jours  après  la  naissance,  ou 
un  article  qui  défend  aux  gens  de  se  battre  dans  un  mijnstre 
(monastère)  sous  peine  d'une  amende  de  120  shellings,  mais 
on  y  trouve  aussi  des  dispositions  comme  celle-ci  :  ce  n'est 
qu'à  partir  de  dix  ans  qu'un  garçon  peul  être  considéré  comme 
complice  dans  un  délit  de  vol  (des  enfants  plus  jeunes  ne 
tombent  donc  plus  sous  le  coup  de  la  loi)  ;  un  étranger  a 
autant  de  droit  à  la  protection  de  sa  vie  et  de  ses  biens  qu'un 
indigène;  celui  qui  vend  son  compatriote  comme  esclave 
dans  un  pays  situé  au  delà  de  la  mer  sera  tenu  de  payer  la 
somme  entière  du  wehrgeld;  dans  un  manuscrit  plus  récent 
encore  on  trouve  ces  mots  :  «  et  qu'il  s'en  repente  profondé- 
ment devant  Dieu  »  ;  etailleurs  que,  si  un  serf  doit  travailler  le 
dimanche  sur  l'ordre  de  son  maître,  celui-ci  doit  être  puni 
d'une  amende  de  30  shellings*.  Il  est  intéressant  de  constater 
que  ces  dispositions  relatives  à  l'esclavage  paraissent  presque 
textuellement  empruntées  au  Livre  de  l'Alliance  [Exode ^  xx, 
22-23,  33). 

Quant  à  la  vie  religieuse  elle-même,  l'influence  du  christia- 
nisme se  manifeste  —  d'une  façon  peu  réjouissante,  il  est 
vrai  —  par  la  véhémente  lutte  entre  les  Saxons  convertis 


1)  Voir  Winkelmann,  p.  81-90. 

ii 


J62  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

depuis  peu  et  les  chrétiens  bretons  convertis  à  une  date  anté- 
rieure. La  mission  dirigée  par  Augustin  prenait  une  attitude 
très  arrogante  vis-à-vis  du  christianisme  qu'elle  trouvait  déjà 
établi  en  Angleterre.  Peu  de  temps  après  l'arrivée  d'Augus- 
tin, un  synode  eut  lieu  oii  prirent  part  le  clergé  de  l'ancienne 
Église  bretonne  et  Augustin  et  les  siens.  On  s'assembla,  dit 
Bède  (II,  2),  dans  un  endroit  qui  s'appelle  encore  aujourd'hui 
dans  la  langue  des  Angles  «  Augustinaes  Ac  »,  i.  e.  robur 
Augustini.  Du  côté  breton  il  y  avait  beaucoup  de  moines 
du  monastère  de  Bangor  situé  dans  le  pays  de  Galles  septen- 
trional \  Augustin  prit  tout  d'abord  une  attitude  de  défiance, 
ne  voulut  admettre  aucun  compromis  et  lorsque  les  négocia- 
tions furent  interrompues  à  la  suite  de  la  conduite  d'Augus- 
tin, il  leur  annonça  que,  puisqu'ils  ne  voulaient   pas  vivre 
en  paix  avec  leurs  frères,  ils  seraient  obligés  de  faire  la 
guerre  à  des  ennemis.  Bède,  qui  n'a  pas  un  mot  de  blâme  pour 
Augustin,  voit  l'accomplissement  de  cette  prédiction  dans  les 
événements  qui  suivirent  le  synode  peu  de  temps  après.  En 
618^  six  ans  après  la  mort  d'Augustin,  le  païen  Aedilfrid,  roi 
des  Angles,  fil  tuer  dans  une  bataille  près  de  Legacàstir,  ville 
des  légions,  appelée  Carlegion  par  les  Bretons»,  douze  cents 
moines  de  Bangor  qui  avaient  prié  pour  le  succès  de  leurs  com- 
patriotes, parce  qu'ils  «  avaient  imploré  de  leur  Dieu  la  vic- 
toire surles  Angles».  Bède  (Il,2,m/?/2^)  voit  dans  ce  meurtre 
la  juste  punition  de  l'opiniâtreté  des  ecclésiastiques  bretons. 
Bappelons-nous,  en  face  de  cet  aveuglement,  que  la  mission 
d'Augustin  a  converti  seulement  Gantwara  (Kent)  avec  les 
évêchés  de  Cantwaraburc  (Ganterbury)  et  de  Hrofesceaster 
(Rochesler),  tandis  que  la  plus  grande  partie  de  l'île  avait  été 
catéchisée  par  les  Irlandais  de  lona  (Hy).  Cependant  il  y  a 
peut-être  aussi  une  part  de  vérité  dans  l'observation  de  Win- 
kelmann  (38),  que  les  chrétiens  bretons  ne  se  souciaient  pas 

1)  II  ne  faut  pas  confondre  ce  Bangor  avec  Benchor  au  nord-esl  d'Irlande. 
Bangor  était  en  face  de  l'île  de  Mon,  Muenige,  qui  s'appelle  aujourd'hui  Angle- 
sey.  L'île  de  Man  actuelle  s'appelait  Eubonia. 

2)  Aujourd'hui  Lficester. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       163 

fortement  de  la  conversion  des  Saxons,  pour  ne  pas  perdre 
l'avantage  de  posséder  seuls  le  vrai  Dieu. 

D'après  les  renseignements  détaillés  donnés  par  Bède  qui 
prouvent  du  reste  quelle  importance  à  sonépoqueon  attribuait 
à  ces  luttes,  la  querelle  entre  les  chrétiens  irlandais  etlescatho- 
liques  avait  surtout  pour  objet  la  date  de  la  fête  de  Pâques  et  la 
tonsure  des  prêtres.  L'Église  irlandaise  célébrait  Pâques  plus 
tôt  que  l'Église  catholique;  cela  avait  quelquefois  des  incon- 
vénients. Lejour  par  exemple  oij  le  roi  Oswiu  de  Northanhum- 
brie  célébrait  Pâques,  son  épouse  catholique  Eanfléda  en 
était  seulement  au  dimanche  des  Rameaux  et  devait  par  con- 
séquent encore  jeûner  (III,  25  in  initio).  Les  Irlandais  en 
outre  se  rasaient  les  cheveux  depuis  le  front  jusqu'à  l'arrière 
de  la  tête,  tandis  que  les  catholiques  se  les  rasaient  à  l'occiput 
et  laissaient  autour  de  leur  tonsure  une  couronne  de  cheveux 
comme  symbole  de  la  couronne  d'épines  de  Jésus.  On  appe- 
lait cette  sorte  de  tonsure  la  tonsure  de  saint  Pierre;  les  ca- 
tholiques «  being  in  want  of  a  bad  name*  »  appelaient  celle 
des  Irlandais  tonsure  de  Simon  le  Magicien.  En  eflet,  elle 
venait  d'Orient. 

Pendant  le  règne  d'Oswiu  la  lutte  fut  si  violente  que  le 
roi  assembla  un  synode  pour  amener  un  accord.  En  644,  on 
se  réunit  au  monastère  de  Streoneshalch  [Sinus  pharî)\  ac- 
tuellement Whitby.  Les  Irlandais  étaient  représentés  par  le 
roi  Oswiu  lui-même,  par  Colman,  évêque  de  Lindisfarne; 
Hilda,  supérieure  de  Streoneshalch  ;  Cedd,  évêque  d'Estsaxo- 
nie';  les  Saxons  avaient  délégué  Alchfrid,  le  prince  hérédi- 
taire, la  reine  Eanfléda,  Romanus,  son  confesseur,  Wilfrid, 
plus  lard  évêque   de   Suthsaxonie,   Agilberct,  l'évêque  de 


1)  Browne,  p.  59. 

2)  Streones,  strines  qui  se  relroave  encore  dans  Strensall,  Slreiisham,  était 
un  mot  pour  «  rivière  ».  «  If  fari  be  frora  farus  »  a  lighthouse,  «  it  will  not 
give  a  suitable  sensé  »,  dit  Miller,  '69.  Halch,  haie  est,  d'après  Kemble  (cité  par 
Miller),  une  «  hall,  probably  originally  a  stone  building  ». 

3)  11  résidait  à  Ilhanceaster  (111,  22)  et  mourut  en  644  à  Lastingeu  au  nord 
de  Whitby  (III,  23). 


164  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

Westsaxonie*.  Comme  cela  arrive  souvent,  l'opinion  du  roi 
l'emporta.  Après  de  longs  discours,  que  Bède  rapporte  d'après 
les  Actes  du  synode,  et  où  l'on  discutait  surtout  l'autorité  de 
Columban  pour  les  Irlandais  et  celle  de  Pierre  pour  les  ca- 
tholiques, le  roi  Oswiu  dit  (lil,  25  in  fine)  :  «  Si  l'apôtre 
saint  Pierre  a  vraiment  tant  de  pouvoir,  je  me  dirigerai 
d'après  lui.  Car  il  est  le  portier  du  ciel,  et  si  j'agissais  autre- 
ment, il  pourrait  m'arriver  de  frapper  à  la  porte  du  ciel  sans 
qu'on  m'ouvre.  »  Cette  considération  qui  peut-être  a  été  ins- 
pirée au  roi  nouvellement  chrétien  par  l'idée  du  dieu  païen 
Heimdallr*,  «  le  gardien  des  dieux  »,  amena  la  victoire  des 
catholiques.  Mais  nous  pouvons  être  sûr  qu'avant  qu'on  fût 
arrivé  à  un  accord,  cette  tempête  dans  un  verre  d'eau  avait 
dû  troubler  profondément  la  paix. 

Il  est  certain  que  la  haine  de  race  s'est  fait  sentir  au 
synode.  Il  était  certainement  flatteur  pour  les  Saxons,  de 
pouvoir  régner  aussi  dans  le  domaine  religieux  sur  leurs  vieux 
ennemis,  les  Celtes.  Mais  les  Angles  ne  s'étaient  pas  faits 
chrétiens,  à  notre  avis,  pour  participer  à  de  telles  luttes,  et 
il  est  regrettable  que  les  chrétiens  de  cette  époque  aient 
montré  beaucoup  plus  d'intérêt  pour  ces  querelles  que  pour 
les  missions  irlandaises  en  Allemagne. 

Nous  trouvons  dans  le  livre  de  Bède,  outre  les  observations 
sur  la  vie  religieuse  proprement  dite,  des  preuves  aussi  de 
l'iniluence  du  christianisme  sur  les  mœurs.  Mais  il  ne  s'agit 
pas  là  des  mœurs  du  peuple,  dont  l'auteur  parle  seulement 
en  passant.  On  sait  du  reste  que  dans  toute  la  littérature  du 
moyen  âge  le  peuple  reste  pour  ainsi  dire  au  second  plan, 
et  même  dans  la  coulisse;  les  rois  seuls,  la  noblesse  et  le 
clergé  s'avancent  vers  la  rampe.  Gela  s'explique  en  partie  par 
le  peu  d'estime  qu'on  avait  pour  le  peuple,  mais  en  partie 
aussi  par  le  fait  qu'à  cette  époque  les  princes  et  les  prêtres, 
ayant  seuls  quelque  culture,  c'étaient  eux  seuls  qui  faisaient 


1)  Açilbert  résidait  à  Dorcesceaster  (Dorchester). 

2)  Heimdallr  est  «  vôrdtir  gudha  »,  le  gardien  des  dieux.  Gylfag,  XXVH. 


LE  CHRTSTTANTSMK  ET  LE  PAGANISME  DANS  L'HlSTOrRE  DE  UftOE       16S 

l'histoire.  On  considérera  peut-être  comme  une  exception 
le  fait  que  chez  Bède  les  moines  jouent  un  grand  rôle  et 
qu'ils  sortent,  dans  la  plupart  des  cas,  des  rangs  du  peuple. 
La  nouvelle  foi  se  traduit  bien  vite  en  bonnes  œuvres.  Pre- 
nons par  exemple  les  pèlerinages  à  Rome.  Un  prince  a  porté 
pendant  longtemps  le  manteau  royal,  mais  voici  que  tout  à 
coup  l'envie  le  prend  de  se  mettre  sur  les  épaules  le  manteau 
du  pèlerin,  de  voir  la  Ville  éternelle,  de  faire  sa  prière  aux 
lieux  sacrés  et  de  recevoir  la  bénédiction  du  pape.  En  voici 
des  exemples  :  Sebbi  (mort  en  694;  IV,  11);  Offad'Estsaxonie 
(709;  V,  19);  Coenred  de  Mercie(V,  19);  Ine  deWestsaxonie 
(726;  V,  7).  Dans  beaucoup  de  cas  ces  pèlerinages  doivent 
avoir  été  faits  en  expiation  de  péchés.  C'est  ainsi  que  le  meur- 
trier sanguinaire  de  l'île  de  Wight,  le  roi  Geadwalla  de  West- 
saxonie,  se  coiffe,  après  avoir  abdiqué  en  688,  du  chapeau  à 
coquilles  et  meurt  l'année  suivante  à  Rome  en  odeur  de 
sainteté  (V,  7).  L'épitaphe  flatteuse  du  roi  que  Bède  a  con- 
servée dans  son  livre  pour  stimuler  le  zèle  religieux  des  gens 
ne  peut  pas  nous  empêcher  de  penser  au  visage  malin  de 
«  Reinaert  den  peelgrijn  »  à  qui  «Belijn  die  capelaen  »  met 
autour  du  cou 

ene  scaerpe  van  Bruuns  velle. 
ooc  gaf  ht  den  fellen  gheselle 
den  palster  in  de  hant  darhi 
to  sinen  ghevoege;  doe  loas  là 
al  ghereet  te  siere  vaert^. 

Quelquefois  il  ne  faut  voir  dans  ces  pèlerinages  rien  d'autre 
que  l'instinct  de  migration  (Wanderungsîrieb,  treklust)  des 
Germains,  ou  plus  exactement  des  Anglo-Saxons,  qui  était 
aussi  puissant  à  l'époque  de  Bède  qu'aujourd'hui.  Un  auteur 
de  cette  époque  fait  la  remarque  que  l'amour  des  voyages 
paraît  bien  être  dans  le  sang  chez  les  Anglais  *. 

Le  christianisme  fait  aussi  naître  chez  les  princes  païens 
le  mépris  de  tout  ce  qui  est  de  cette  vie,  il  leur  donne  du 

1)  Van  den  vos  Reinaerde,  éd.  Ernst  Martin,  I,  2983-2991. 

2)  Vita  sancti  Galii,  II,  47;  PerU,  II,  30  '\ 


166  REVUE    DE    l'histoire    DES    RILIGTONS 

moins  la  croyance  qu'âne  vie  ascétique  est  la  meilleure  pré- 
paration à  la  vie  éternelle.  Aussi  voyons-nous  des  rois  entrer 
aux  monastères  et  des  princesses  se  faire  supérieures  dans 
les  couvents.  Aedilredde  Mercie  prend  l'habit  (IV,  12),  peut- 
être  pour  expier  son  invasion  dans  Kent,  où  d'innombrables 
couvents  étaient  devenus  la  proie  des  flammes.  Deux  filles 
du  roi  Anna  d'Estanglie  prennent  le  voile  à  Faremoustier  en 
Biie(III,  8)*. 

Bède  nous  donne  ailleurs  (III,  24)  des  détails  sur  Aelfléda, 
fille  d'Oswiu,  roi  de  NorthanhumbriC;,  le  vainqueur  de  Penda, 
roi  de  Mercie.  Avant  la  bataille  décisive  Oswiu,  autre  Jephté, 
promit  sa  fille  à  Dieu,  s'il  restait  vainqueur.  11  remporte  la 
victoire  et  voue  alors  sa  fille  Aelfléda,  âgée  d'un  an  à  ce  mo- 
ment, à  la  chasteté  éternelle.  Elle  fut  d'abord  élevée  au  couvent 
deHeruteu  (île  des  Cerfs,  actuellement  Hartlepool  dans  Dur- 
ham)  \  Deux  ans  plus  tard  la  petite  fille  fut  amenée  à  Streo- 
neshalch  (Whitby)  et  plus  tard  les  religieuses  de  ce  couvent 
pouvaient  se  raconter  que 

...  in  thcir  convent  cell 

a  Saxon  princess  once  did  divell 

the  lovely  Edelfled^. 

La  supérieure  de  ce  couvent  s'appelait  Hilda,  et  on  ra- 
conte d'efle  qu'un  jour 

...  of  ihousand  snakes,  each  one 

was  changed  into  a  coil  of  stone 

ivhen  holy  Hilda  pray'd...*. 

Aedelfled  resta  à  Whitby  jusqu'à  ÏSige  de  soixante-deux 

1}  On  trouve  dans  ce  chapitre  encore  d'autres  noms  de  couvents  français  où 
il  y  avait  des  religieuses  saxonnes  de  sang  royal. 

2)  Herutea,  Herotea,  Heorotea.  «  The  town  of  Hartlepool  lies  on  a  sniall  pe- 
ninsula  north  of  the  estuary  of  the  Tees,  w^ith  a  safe  harbour.  Tlie  ending  ea, 
in  every  way  appropiate,  seems  due  to  the  land  formation  «  (Miller,  38). 

3)  Scott,  Marmion,  canto  second  XIII. 

4)  Scott.  Le  poète  dit  un  peu  malicieusement  dans  ses  notes  qu'on  peut  encore 
trouver  ces  serpents  de  pierre  sur  les  rochers  des  environs  de  Whitby,  seule- 
ment les  paléontologistes  protestants  les  appellent  maintenant  «  ammonites  » 
(note  26,  p.  572). 


LE  CHRISTIANISME  ET  LK    PAHANTSME  DANS  l'hISTOIRE  DE  Rfr.DE        107 

ans,  où  «  elle  se  mit  en  vierge  bien  heureuse  dans  les  hras  de 
son  fiancé  céleste  ».  D'après  Bède  (III,  24  in  fine)  une  sœur  de 
cette  religieuse  de  sang  royal,  Alchfléda,  se  maria  avec  Peada, 
fils  de  Penda,  et  elle  fit  traîtreusement  assassiner  son  mari 
le  jour  de  Pâques  de  l'année  654.  Cela  nous  rappelle  l'his- 
toire des  Mérovingiens  et  nous  comprenons  que  la  vie  au 
couvent  fut  considérée  comme  un  moyen  préservatif  contre 
de  telles  velléités  sanguinaires. 

Le  christianisme  et  ses  tendances  ascétiques  exerçaient 
aussi  une  certaine  influence  sur  le  mariage,  comme  protes- 
tation contre  des  mœurs  conjugales  très  immorales.  Ead- 
bald,  fils  d'Ethelbert  de  Kent,  immédiatement  après  la  mort 
de  son  père  en  616  (I,  25),  épousa  la  femme  de  ce  dernier, 
malgré  l'opposition  énergique  de  l'évêque  Laurentius  (II,  25). 
Il  agissait  en  cela  d'accord  avec  les  pratiques  en  usage  dans 
sa  famille  ;  deux  siècles  plus  tard  encore,  en  858,  le  fils  d'un 
roi  anglais,  moderne  Absalon,  épousa  la  femme  de  son  père, 
Judith,  la  fille  bien  connue  de  Charles  le  Chauve.  Elle  avait 
été  d'abord  l'épouse  d'Aethelwulf  et  devint  plus  tard  celle  de 
son  fils  Aethelbald. 

Aedilthryd,  fille  d'Anna  d'Estanglie,  dont  les  deux  sœurs, 
comme  nous  avons  déjà  vu,  étaient  religieuses  à  Faremous- 
tier,  voulait,  elle  aussi,  prendre  le  voile,  de  sorte  que,  lors- 
qu'on la  maria  au  roi  Ecgfrith  de  Northanhumbrie  (en  660; 
IV,  19),  elle  refusa  de  remplir  son  devoir  conjugal.  En  vain 
le  prince  offiit-il  à  l'évêque  Wilfred,  qui  avait  beaucoup 
d'influence  sur  elle,  des  terres  et  de  l'argent,  s'il  arrivait  à 
lui  suggérer  d'autres  idées.  Rien  n'y  fit  et  au  bout  de  douze 
ans  Ecgfrith  consentit  au  divorce.  Aedilthryd  fonda  alors 
l'abbaye  d'Elge  (actuellement  Ely  au  nord  de  Cambridge)  •  et 
y  mena,  entre  les  lacs  et  les  marais,  une  vie  d'abstinence 

1)  El-ge.  £/  est  peut-être  apl=:aal.  Dans  Bède  ge  ^  district,  regio.  «  It  is 
possible  that  Elige  is  an  old  Teutonic  and  not  a  local  compound  »  (Miller,  60). 
Bède,  IV,  19  in  fine  :  «  Elge...  regio...  in  similitudinem  insulae  vel  paludis,  ut 
diximus,  circumdata  vel  aquis;  unde  el  a  copia  anguilaratn,  quae  in  eisdem  pa- 
ludibus  capiuntur,  nomen  accepit  »... 


168  REVUE    DE    L'niSTOlRE    DES    RELIGIONS 

sévère  donl  Bède  parle  longuement  en  termes  élogieux. 
Comme  elle  soufTrait  un  jour  d'une  enflure  au  cou,  elle  y  vit 
une  punition  du  ciel,  parce  qu'elle  avait  porté  autrefois, 
comme  elle  disait,  au  cou  des  ornements  superflus  (5?y/?er- 
vacua  monilium  pondéra) .  Seize  ans  après  sa  mort  (en  679), 
sa  sœur  Sexburg,  qui  lui  avait  succédé  comme  supérieures 
fit  exhumer  son  cadavre  et  le  trouva  aussi  peu  altéré,  que  s'il 
avait  été  enterré  le  jour  de  l'exhumation.  Des  malades  gué- 
rirent près  de  sa  tombe.  Nous  ne  nous  étonnerons  pas,  si 
Bède,  enthousiasmé  par  tant  de  sainteté,  a  fait  un  hymne  en 
l'honneur  de  la  reine  virginale,  hymne  qu'il  publie  dans  son 
Historia  (IV,  20).  Deux  siècles  plus  tard,  en  870,  la  furor 
Normannorum  se  déchaîne  aussi  sur  cette  célèbre  abbaye 
et  la  grande  armée  des  Vikings  lalivre  aux  flammes  ^  L'Église 
catholique  honore  la  mémoire  de  sainte  Audrey,  autre  nom 
pour  Aedilthryd  (ou  Edeltrude),  le  23  juin'. 

Le  synode  de  Herutford,  qui  s'assembla  six  ans  avant  la 
mort  de  cette  reine  virginale  (673),  a  sans  doute  mieux  servi 
les  intérêts  du  mariage  que  la  reine  dont  nous  venons  de 
parler.  Nous  lisons  au  dixième  chapitre  des  Actes  de  ce  sy- 
node :  Personne  ne  doit  contracter  une  union  illégale;  per- 
sonne ne  doit  quitter  sa  femme  qu'en  cas  d'adultère.  Si  quel- 
qu'un a  répudié  sa  femme,  il  doit  en  vrai  chrétien  la  reprendre 
ou  ne  plus  se  remarier  (IV,  5). 

Ailleurs  nous  lisons  sur  cette  même  Aedelthryd  qu'elle 
avait  une  passion  pour  les  reliques  et  qu'elle  n'était  pas  très 
scrupuleuse  sur  les  moyens  de  s'en  procurer.  Un  jour,  elle 
vola  même  à  l'évêque  Wilfried  une  petite  boîte  qui  en  conte- 
nait. Elle  la  gardait  dans  sa  chambre  à  coucher  ou  la  suspen- 


1)  Sexburg  était  la  quatrième  religieuse  dans  celte  même  famille.  Elle  avait 
été  l'épouse  d'Earconbert  de  Kent,  tué  par  Penda,  III,  8. 

2)  Keary  consacre  quelques  belles  pages  à  l'abbaye  d'E!y,  o.  c,  p.  340-41. 

3)  Générale  Légende  der  Heiligen,  éd.  des  Jésuites  d'Anvers,  1649,  I,  747, 
Nork,  Festkalender,  p  405,  donne  encore  plusieurs  légendes  d'Aediltliryd  ;  Wei- 
denbach,  Calendarium,  p.  126.  Piper,  Kalendarien  der  Angelsachsen,  p.  105, 
met  sa  fête  au  20  juin. 


.  LE  CRRISTIANISME  ET  LE  l'AfiANlSME  DANS  LniSTOlRE  DE  Bf;DE       169 

dait  dans  sa  voiture  quand  elle  était  en  voyage*.  Pour  punir 
la  reine  de  ce  vol,  un  démon  la  fouetta  jusqu'au  sang  pendant 
un  séjour  qu'elle  fit  au  couvent  de  Coldingham,  et  cette  pu- 
nition ne  cessa  que  le  jour  oii  elle  rendit  ce  qu'elle  avait  volé. 
Bède,  dont  la  croyance  aux  miracles  n'a  pas  de  bornes,  parle 
beaucoup  des  reliques  et  des  miracles  qu'elles  avaient  faits, 
mais  il  ne  dit  rien  de  nouveau  sur  ce  sujet. 

On  peut  aussi  démontrer  l'influence  qu'exerçait  le  chris- 
tianisme chez  les  païens  à  peine  convertis  sur  les  pratiques 
morales  et  les  devoirs  religieux.  En  voici  un  exemple  remar- 
quable donné  par  Bède  (lY,  12).  Lorsque  le  roi  Aedilred  de 
Mercie  en  679  tua  dans  une  bataille  sanglante  près  du  Treanta 
(Trent)  Aelfuini,  frère  d'Ecgfrid  de  Northanhumbrie,  on 
n'exigea  pas,  à  la  conciliation  qui  suivit  la  bataille,  de  vie  hu- 
maine pour  expier  la  mort  d'Aelfuini,  mais  on  se  contenta  du 
wehrgeld.  Cela  fut  dû  à  l'intervention  de  l'évêque  Theodo- 
rus.  Quelques  années  auparavant  encore  la  mort  du  prince 
aurait  exigé  du  sang  humain  (IV,  21). 

Il  y  a  dans  Bède  une  autre  page  (III,  14^  où  il  raconte  avec 
horreur  le  meurtre  du  roi  pieux  et  aimé  Oswin  de  Deira  (le 
20  août  642)  par  celui  qui  régnait  avec  lui.  Plus  tard  on 
construisit  un  monastère  à  l'endroit  où  ce  forfait  avait  été 
commis,  c'est-à-dire  à  Ingetlingum  (Ingettingu,  actuellement 
Gilling  près  de  Richmond)  en  Bernicie,  et  on  y  priait  tous 
les  jours  pour  le  repos  des  âmes  des  deux  rois;  pour  l'âme 
de  la  victime,  dit  Bède,  comme  pour  celle  de  son  meurtrier. 

Mais  ce  qui  caractérise  le  plus  les  changements  produits 
chez  quelques  princes  par  le  christianisme,  c'est  le  portrait 
que  Bède  nous  trace  du  même  roi  Oswin  et  d'un  roi  du  pays  de 
Bède,  d'Oswald.  On  peut  ranger  ces  deux  hommes  au  nombre 
de  ces  nobles  âmes  païennes  chez  lesquelles  la  religion  nou- 
velle faisait  apparaître  tout  ce  qu'elles  contenaient  de  bon. 

1)  Willehad,  l'apôlre  de  Drent'^,  avait  une  petite  pochette  avec  des  reliques 
autour  du  cou.  Elle  lui  sauva  un  jour  la  vie,  en  amortissant  le  coup  dVpée 
d'un  Drenth  païen.  Vita  VUlehadi,  chap.  iv;  Wattenbach,  VIII.  Jahrundert, 
l.  lil,  p.  98. 


170  REVIE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Oswin  était  (III,  14)  un  membre  de  la  vieille  famille  royale 
de  Norlhanhumbrie;  il  avait  la  figure  belle,  la  taille  svelte  et 
il  était  d'abord  agréable,  de  mœurs  policées,  doux  pour  les 
grands  elles  petits.  Tous  l'aimaient  pour  la  noblesse  de  son 
esprit  royal.  Celte  description  nous  fail  penser  à  un  autre 
héros  chrétien,  à  OlafTryggvason'.  Mais  de  toutes  ses  vertus 
et  ses  qualités,  courage,  modestie,  bienfaisance,  la  plus  belle 
était  sa  grande  humilité.  Un  jour,  Oswin  avait  fait  cadeau 
d'un  cheval  superbe  à  l'évêque  Aidant  Le  jour  suivant,  Aidan 
le  donna  à  un  mendiant.  Le  roi  lui  demanda  s'il  n'aurait  pas 
pu  lui  donner  une  bête  de  moindre  valeur.  Et  Aidan  de  ré- 
pondre :  Est-ce  que  ce  cheval,  ô  roi,  a  pour  vous  plus  de 
valeur  qu'un  enfant  de  Dieu?  Après  avoir  dit  cela,  l'évêque 
s'assit,  car  on  était  en  train  de  se  mettre  à  table,  mais  le  roi, 
qui  revenait  de  la  chasse,  resta  debout  avec  ses  ducs  devant 
le  feu  pour  se  chauffer.  Pendant  qu'il  se  chauffait,  il  se  rap- 
pela le  mot  de  l'évêque.  Tout  à  coup  il  ôla  son  épée,  la  donna 
à  un  serviteur,  se  jeta  aux  pieds  de  l'évêque  et  lui  demanda 
pardon.  L'évêque  le  releva  et  lui  dit  qu'il  lui  pardonnait  vo- 
lontiers.  Le  roi  retrouva  sa  bonne  humeur   et   se   mit   à 
table.   Mais  alors  ce  fut  la  figure  de  l'évêque  qui  se  cou- 
vrit de    nuages.    Son  chapelain,  qui  était  assis  à  côté  de 
lui,  lui  en  demanda  la  raison,  lingua  patrïa,  dit  Bède,  quam 
rex  et  domestici  ejus  non  noverant^   en    irlandais  donc,  la 
langue  maternelle  d'Aidan  que  le  roi  ne  comprenait  pas.  Et 
l'évêque  répondit  :  «  Je  prévois  que  le  roi  ne  vivra  plus  long- 
temps, car  je  n'ai  jamais  rencontré  un  prince  humble.  Il 
doit  donc  bientôt  mourir,  car  ce  peuple  ne  mérite  pas  un  tel 
roi.  »  Peu  de  temps  après,  l'assassinat  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut  eut  lieu.  Onze  jours  plus  tard  (le  31  août  642)  l'é- 
vêque suivit  son  roi  dans  la  tombe. 

C'est  dans  ces  traits  de  la  vie  de  cette  époque,  rapportés 

1)  Voir  l'ancienne  version  de  Olnfssaga   Tryggvasonar,  chap.  i,.  Voir  aussi 
Maurer,  I,  317  ss. 

2)  Un  «  vir  Dei  equitans  »  comme  Liurlger  {Vita,  II)  et  le  supérieur  de  Rei- 
chenau  dans  ÏEkkehard  de  Scheffel. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE   DE  DÈDE        171 

par  Bède,  que  se  montre  mieux  que  n'importe  où  la  profonde 
transformation  qu'ont  subie  les  idées  et  les  mœurs  des 
païens  sous  l'influence  du  christianisme. 

Bède  nous  en  donne  encore  un  autre  exemple  dans  ce 
qu'il  dit  du  roi  Oswald  de  Northanhumbrie.  C'était  aussi  un 
descendant  de  la  vieille  famille  royale  d'Aella.  Sa  mère  était 
une  sœur  du  premier  roi  chrétien  de  Northanhumbrie,  d'Ed- 
win  ;  c'est  donc  un  de  ces  hommes  «  qui  doivent  à  leur  mère 
beaucoup  plus  que  la  vie  »  (Browne,  40).  Les  deux  précur- 
seurs d'Oswald,  Osric,  fils  d'Aelfric,  roi  de  Deira  et  Eanfrid, 
fils  d'Edilfrid,  roi  de  Bernicie,  avaient  été  tués  tous  les  deux 
parGeadwalla(604;  III,  1).  Oswald  leur  succéda  dans  les  deux 
parties  de  la  Northanhumbrie.  Il  ne  régna  que  huit  ans*, 
car  en  642  il  tomba  dans  la  bataille  de  Maserfield',  qu'il  livra 
au  meurtrier  Penda  (III,  9). 

C'était  l'évêque  Aidan  qui  avait  converti  Oswald.  Et  quoi- 
qu'il fût  un  roi  puissant,  il  était  pourtant  [quod  mirum  dictu 
est;  III,  6)  humble  envers  les  pauvres  et  les  étrangers. 
Comme  un  dimanche  de  Pâques,  on  était  à  table  et  qu'il  y  avait 
devant  le  roi  un  plat  d'argent  avec  des  mets  royaux,  le  do- 
mestique qui  était  chargé  du  soin  des  pauvres  annonça  qu'il  y 
avait  dehors  une  foule  de  mendiants  qui  demandaient  des  au- 
mônes au  roi.  Celui-ci  ordonna  immédiatement  de  donner  les 
mets  aux  pauvres,  de  casser  le  plat  d'argent  et  de  leur  en  dis- 
tribuer les  morceaux.  L'évêque,  très  touché,  prit  la  main  du 
roi  et  dit  :  «  Jamais  cette  main  ne  périra.  »  Cette  prédiction 
se  réalisa;  car  lorsque,  après  la  mort  du  roi,  on  lui  détacha  le 
bras  du  corps,  ce  bras  ne  se  décomposa  pas.  Bède  a  lui-même, 


1)  Bè'ie  (III,  9  in  initia)  dit  neuf  ans,  mais  il  conapte  aussi  l'an  633  pendant 
lequel  régnaient  Osric  et  Eanfrid  (III,  I). 

2)  Nous  ne  savons  pas  exactement  où  il  faut  p'acer  cette  ville.  On  a  voulu 
voir  dans  Maserfeld  le  Messerfeld  actuel  près  de  Richester  Lane.  D'autres  le 
cherchent  près  de  Oswertry,  ou  pensent  qu'il  faudrait  lire  Mackerfield  ou  Ma- 
cerfield.  Il  existe  dans  l'église  de  Winwick  une  vieille  inscription  où  il  est  parlé 
de  la  mort  d'Oswald  à  Marcelde.  On  a  aussi  identifié  Maserfield  avec  Mirfield. 
Voir  Miller,  30,  31. 


172  REVUE    DE    l'hTSTOIRE    DES    REMGIONS 

à  Bebbanbur^»,  vu  ce  bras  dans  une  petite  châsse  en  arge  nt. 
Cet  Oswald  devint  le  premier  saint  national  du  christia- 
nisuie  anglo-saxon '.Un  proverbe  anglo-saxon  dit  :  «  Seigneur 
ayez  pitié  des  âmes,  disait  Oswald,  lorsqu'il  tomba  par  terre  » 
[Deus  miserere  animabus,  dixit  Oswald  cadens  in  terram 
III,  12).  La  terre  de  sa  tombe  fait  des  miracles.  Mêlée  à  de 
l'eau,  elle  guérit  les  malades.  Et  pour  cette  raison  on  en 
emportait  tant  qu'il  se  forma  une  fosse  de  la  profondeur 
d'un  homme  (III,  9).  Il  y  a  encore  un  autre  objet  saint 
auquel  le  nom  d'Oswald  est  lié.  Au  commencement  de  son 
règne  il  remporta  une  victoire  sur  le  roi  Ceadwalla  près  de 
l'endroit  appelé  par  les  Saxons  Denisesburna,  i.  e.  ruisseau 
de  Denisus  (III,  1,  actuellement  Dieston)'.  Avant  la  bataille 
il  érigea  une  croix  de  bois  et  pria  Dieu  de  lui  accorder  la  vic- 
toire. A  partir  de  ce  jour,  dit  Bède,  des  miracles  se  produi- 
sirent à  cet  endroit  et  les  éclats  du  bois  de  cette  croix  ti-ans- 
formaient  l'eau  en  un  remède  pour  les  hommes  et  les  bêles. 
Cette  bataille  eut  lieu  au  Hefenfelth,  i.  e.  campus  caelestis 
juxta  murum  ad  Aquilonum  qiio  Romani...  praecinxere  Brit 
tanniam.  (III,  2)*.  Bède  voyait  dans  ce  nom  une  prédiction 
de  ce  qui  devait  arriver  plus  tard,  lorsque  Oswald  y  érigea 
sa  croix.  Nous  y  voyons  le  souvenir  d'un  endroit,  où  autre- 
fois des  oracles  païens  ont  été  prononcés. 


1)  Bède,  III,  6  :  «  urbs  regia,  quae  a  regina  Bebba  cognomiriatur»,  et  III, 
16  :  «  urbem  regiam,  quae  ex  Bebba  quondam  reginae  vocabulo  cognonainatur», 
Actuellement  Bainborough  datis  la  Norlhanhumbrie  septentrionale.  La  ville 
fut  (d'après  Miller,  33)  bâtie  en  547  et  entourée  d'un  mur,  pour  en  faire  un 
«  burh  ». 

2)  Sa  fête  est  fixée  au  5  août;  Weidenbach,  Calmdarium,  148.  La  Générale 
Légende,  III,  129,1a  met  à  cette  date,  au  lieu  de  Sainte-Afra  et  Marie  terSneeuw 
(comp.  mes  Holda-mythen,  p.  254  s.),  Nork,  FestkaL,  p.  511,  place  la  fête  de 
Marie  au  5  août.  Piper,  a.  c,  p.  104. 

3)  Dieston  près  de  Hexham  dans  Northumberland  (III,  2...)  :  «  fratres  Hagus- 
taldensis  ecclesiae,  quae  non  longe  abest  »...  Hagostaldes,  Hagostaldes  ea  = 
Hexham.  Miller  ne  dit  pas  s'il  considère  comme  exacte  i'étymologie  de  Bède  : 
«  id  est  rivus  Denisi.  » 

4)  C'est  également  près  de  Hexham, 


LE  CnRTSTlAMSME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       473 

En  nous  racontant  la  vie  de  ces  deux  hommes,  Bède  nous 
fait  voir  l'influence  qu'a  exercée  le  christianisme  sur  des 
païens  à  peine  convertis,  influence  qui  est  souvent  très  diffi- 
cile à  démontrer. 

L.  Knappert. 

(A  suivre.) 

Traduit  par  A.  Dirr. 


SYMBOLIQUE  DES  RELIGIONS 

ANCIENNES   ET  MODERNES 

LEURS    RAPPORTS    AVEC   LA    CIVILISATION' 


DE  LA  RELIGION  ET  DE  SES  DIFFÉRENTES  FORMES.   —  PLURALITÉ 
DES  RELIGIONS   NATURELLES 

La  religion  est  un  lien  moral  qui  rattache  l'homme  à  l'univers 
et  à  la  société  au  moyen  d'un  ensemble  de  dogmes,  c'est-à-dire 
de  croyances  ou  d'opinions  collectives  sur  l'ordre  général  du 
monde  et  sur  la  destinée  humaine.  A  cette  double  série  de 
croyances  se  rapportent  les  deux  branches  delà  religion,  la  théo- 
logie et  l'eschatologie.  La  manifestation  des  dogmes  par  des  céré- 
monies ou  pratiques  extérieures  constitue  le  culte  public  ou  privé. 

Il  y  a  plusieurs  religions  comme  il  y  a  plusieurs  races,  plu- 
sieurs langues,  plusieurs  étals  politiques.  Cette  diversité  impose 
à  chacun  le  devoir  de  respecter  dans  les  autres  la  liberté  de 
croyances  qu'il  réclame  pour  lui.  Cette  liberté  de  la  pensée  n'im- 
plique pas  une  négation  systématique  de  toute  religion:  rien 
n'empêche  un  libre-penseur  d'adhérer  à  celle  qui  lui  convient; 
seulement,  il  ne  reconnaît  d'autre  juge  que  lui-même  des  motifs 
de  son  choix.  J'ai  publié  dans  la  Critique  philosophique  nn  caté- 
chisme religieux  des  libres-penseurs.  Cet  ouvrage^  qui  pourrait 

1)  Leçon  d'ouverture  du  cours  sur  la  Symbolique  des  religions  professa  par 
M.  Louis  Ménard  à  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris.  Ce  cours  constitue  l'une  des 
sections  de  VHistoire  Universelle  que  le  professeur  est  appelé  à  exposer  dans 
VEnseiynement  supérieur  populaire  créé  par  la  Municipalité  parisienne.  La  Re- 
vue de  l'Histoire  des  Rdigions  publie  cette  leçon  à  titre  de  documeiit,  comme 
spécimen  de  l'importance  que  l'honorable  professeur  attache  à  l'histoire  reli- 
gieuse générale  et  de  la  méthode  adoptée  par  lui  pour  la  faire  apprécier  d'un 
public  non  universitaire. 

[Note  de  la  Liédaction.\ 


SY3IB0L1QUE  DES  RELIGIONS  17o 

servir  de  programme  à  mon  cours  de  cette  année,  n'est  pas  l'ex- 
posé dogmatique  d'une  croyance  particulière; c'est  une  méthode 
pour  se  faire  des  croyances,  un  résumé  impartial  des  diverses 
solutions  données  aux  questions  religieuses. 

S'il  est  une  étude  qui  mérite  d'être  abordée  avec  respect,  c'est 
celle  des  religions.  Toutes  les  civilisations  se  sont  développées 
à  l'ombre  des  temples,  et  on  ne  saurait  sans  ingratitude  blas- 
phémer les  formes  multiples  de  l'Idéal. 

Au  siècle  dernier,  on  rattachait  toutes  les  religions  à  une  source 
unique,  le  déisme,  qu'on  nommait  par  excellence  la  religion 
naturelle,  et  dont  les  autres,  à  ce  qu'on  croyait,  étaient  des  alté- 
rations. A  cette  hypothèse,  généralement  abandonnée  aujour- 
d'hui, quoiqu'elle  ait  encore  place  dans  l'enseignement  officiel, 
a  succédé  celle  d'un  fétichisme  primitif,  hypothèse  qui  se  rat- 
tache, comme  celle  du  déisme  originel,  à  un  système  préconçu 
et  ne  s'appuie  pas  davantage  sur  l'histoire.  Le  fétichisme  ne 
répond  à  aucune  vue  d'ensemble;  c'est  moins  une  religion  que 
l'expression  embryonnaire  du  sentiment  religieux  chez  les  races 
inférieures.  On  le  retrouve  à  toutes  les  époques  chez  les  indivi- 
dus confinés  dans  les  limbes  de  l'intelligence,  non  seulement 
parmi  les  paysans,  mais  dans  toutes  les  classes  de  la  société.  Tout 
ce  qui  constitue  le  fétichisme  des  tribus  sauvages,  ces  terreurs 
vagues  qu'on  croit  conjurer  par  des  pratiques  arbitraires,  cette 
tendance  à  attribuer  à  certains  objets,  à  certaines  paroles,  à  cer- 
tains hommes,  une  puissance  mystérieuse,  tout  cela  existe  aussi, 
chez  les  peuples  les  plus  civilisés,  sous  le  nom  de  superstition. 
Il  n'est  pas  impossible  que  tel  ait  été,  aux  époques  préhistoriques, 
le  point  de  départ  de  la  religion  pour  les  races  les  mieux  douées; 
mais,  comme  on  n'en  a  aucune  preuve,  il  n'est  pas  scientifique 
de  l'affirmer. 

La  science  ne  peut  résoudre  les  questions  d'origine,  parce  que 
le  commencement  des  choses  échappe  à  l'observation.  Ainsi  les 
linguistes  ne  sont  pas  d'accord  sur  l'origine  du  langage.  Selon 
M.  Max  Muller,  qui  adopte  les  idées  de  Grimm,  le  monosylla- 
bisme,  l'agglutination  et  la  fiexion  représentent  trois  phases 
successives  du  développement  des  langues.   M.  Renan,  au  con- 


176  REVUE  DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

traire^  refuse  d'admettre  le  passage  de  l'état  monosyllabique  à 
l'état  flexionnel  et  regarde  la  diversité  des  langues  comme  un 
fait  originel.  La  même  divergence  d'opinions  peut  se  produire 
quant  à  l'origine  des  religions.  On  peut  soutenir  que  les  systèmes 
unitaires  ou  dualistes  sont  le  fruit  d'une  réflexion  plus  ou  moins 
tardive,  et  que  le  polythéisme  seul  oiïre  le  caractère  spontané 
d'une  religion  naturelle.  Les  Aryas  de  l'Inde  ont  passé  du  poly- 
théisme des  Védas  au  panthéisme  brahmanique,  et  on  peut  ad- 
mettre qu'une  évolution  analogue  s'est  produite  dans  les  religions 
de  l'Egypte  et  de  l'Asie.  Chez  les  Hébreux  eux-mêmes,  on  cons- 
tate les  vestiges  d'un  polythéisme  primitif.  Je  n'aborderai  pas 
une  question  sur  laquelle  je  ne  pourrais  que  proposer  des  conjec- 
tures. J'admets  la  diversité  des  religions  comme  un  fait,  sans 
chercher  si  ce  fait  a  toujours  existé. 

La  révélation  primitive,  c'est-à-dire  la  première  impression 
de  la  nature  sur  la  pensée  humaine,  revêt  des  caractères  difTé- 
rents  selon  le  tempérament  des  peuples.  Chaque  race  traduit 
son  génie  particulier  par  sa  religion  et  par  sa  langue  ;  on  a  groupé 
les  langues  en  familles,  on  peut  de  même  établir  des  familles  de 
religions  répondant  aux  familles  de  peuples.  Le  monde  peut  être 
conçu  comme  une  machine,  comme  un  animal,  comme  un  champ 
de  bataille  ou  comme  un  concert.  A  ces  quatre  conceptions  ré- 
pondent les  quatre  formes  de  la  religion  dans  l'antiquité.  Le 
monothéisme  regarde  la  nature  comme  une  matière  inerte 
mue  par  une  volonté  extérieure;  le  panthéisme  se  la  représente 
comme  une  unité  vivante,  ayant  en  elle-même  son  principe  d'ac- 
tion ;  le  dualisme  y  voit  une  lutte  éternelle  de  principes  contrai- 
res ;  le  polythéisme,  une  pondération  d'énergies  multiples  dont 
le  concours  produit  l'harmonie  universelle. 

RELTG103SS   ANTIOTJES  l   PANTHÉISME  ÉGYPTIEN,  MONOTHEISME  DE  LA  RACE 
SÉMITIQUE,   POLYTHÉISME  DE  LA  RACE  INDO-EUROPÉENNE 

La  pensée  des  peuples  primitifs  est  une  cire  plastique  où  la 
nature  laisse  une  profonde  empreinte.  Dix  artistes  de  génie,  de- 
vant le  même  modèle,  feront  dix  portrails  clifTéronls,  et  pourtant 


SYMBOLIOUli;  DES    RELIGIONS  177 

admirables;  que  serait-ce  si  le  modèle  lui-même  était  multiple, 
comme  la  nature  qui  se  ressemble  si  peu  d'un  pays  à  l'autre? 
Cette  variété  d'aspects  contribue  autant  que  les  caractères  distinc- 
tifs  des  races  à  expliquer  les  différences  originelles  des  religions. 

La  panthéisme  devait  être  la  religion  naturelle  des  habitants 
de  l'Egypte  où  la  vie  universelle  se  révèle  dans  son  unité  par 
l'action  fécondante  du  soleil^  dans  sa  diversité  par  les  espèces 
animales. Le  culte  du  soleilest  associé,  danslareligion  égyptienne, 
au  culte  des  animaux,  qui  est  la  forme  ordinaire  du  fétichisme 
chez  les  races  africaines.  Les  inondations  périodiques  du  Nil 
éveillent  l'idée  d'un  ordre  immuable,  avec  des  périodes  alternées 
de  mort  et  de  renaissance  qui,  pour  l'homme  comme  pour  les 
autres  êtres,  semblent  une  promesse  de  résurrection.  C'est  au 
dogme  égyptien  de  la  résurrection  des  corps,  plutôt  qu'à  la  doc- 
trine grecque  de  l'immortalité  de  l'âme,  que  les  chrétiens  et  les 
musulmans  ont  emprunté  leur  eschatologie. 

Il  est  difficile  de  dire  si  le  monothéisme  sémitique  s'est  déve- 
loppé peu  à  peu  comme  une  protestation  du  sentiment  national 
des  Juifs  contre  les  influences  étrangères,  ou  s'il  est  né  spontané- 
ment dans  les  déserts  de  sable  ou  une  seule  force  vivante,  le  Si- 
moun, celui  dont  le  souffle  est  un  feu  dévorant,  celui  qu'on  ne 
peut  voir  en  face  sans  mourir,  emplit  de  son  immensité  les  muettes 
solitudes.  On  comprend  la  terreur  humiliée  de  l'homme  sous  le 
grard  ciel  d'Arabie,  profond,  sans  nuages,  toujours  le  même, 
quand  il  compare  son  infinie  petitesse  à  cette  infinie  grandeur. 
Dans  cette  religion  de  l'Etre  unique,  il  n'y  a  pas  place  pour  une 
eschatologie  :  «  Tu  es  poussière  et  tu  retourneras  en  poussière.  » 
Pénétré  de  son  néant  devant  la  toute-puissance  divine,  l'homme 
ne  pouvait  s'élever  à  l'idée  orgueilleuse  de  l'immortalité.  La  re- 
ligion chrétienne  et  la  religion  musulmane,  quoique  se  ratta- 
chant au  judaïsme  par  l'emprunt  qu'elles  lui  ont  fait  de  sa  con- 
ception monarchique  de  l'univers,  ont  en  même  temps  emprunté 
à  d'autres  religions  deux  dogmes  dont  il  n'y  a  pas  de  trace  dans 
la  Bible  hébraïque  :  le  dogme  du  mauvais  principe  et  de  la  chute 
des  anges,  et  le  dogme  de  la  résurrection  et  du  jugement  der- 
nier. 

12 


178  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Ce  n'est  pas  la  crainte  qui  a  révélé  aux  Aryas,  nos  lointains 
ancêtres,  leur  religion  naturelle,  le  polythéisme.  Baignés  d'une 
vapeur  d'or  sur  les  cimes  lumineuses,  ils  se  sentaient  près  du 
ciel  et  vivaient  avec  les  Dieux.  Le  Rig-Véda  nous  a  conservé 
un  écho  de  leurs  admirations  joyeuses  devant  le  merveilleux 
spectacle  des  premières  aurores.  Ce  livre,  écrit  dans  le  plus  an- 
cien des  dialectes  indo-européens,  nous  fait  assister  à  l'éclosiou 
du  sentiment  religieux  dans  les  races  supérieures  et  à  celle  de  la 
langue  religieuse,  qui  est  la  mythologie.  Quoique  le  Rig-Véda 
soit  écrit  en  sanscrit,  on  peut  le  considérer  comme  le  dépôt  des 
archives  religieuses  de  notre  race,  dont  les  Aryas  de  l'Inde  sont 
la  branche  aînée.  Le  polythéisme  védique  se  retrouve,  quoique 
sous  des  symboles  mythologiques  différents,  dans  les  premières 
poésies  de  la  Grèce  et  dans  les  plus  anciennes  traditions  des 
Keltes  et  des  Scandinaves. 

Le  polythéisme  nous  est  présenté,  dansla poésie  grecque, sous 
une  forme  moins  primitive  que  dans  le  Véda,  mais  beaucoup 
plus  parfaite.  Au-dessus  des  forces  cosmiques,  l'hellénisme  con- 
çoit des  lois  qui  s'enchaînent  sans  hiérarchie  dans  un  ordre  éter- 
nel; il  cherche  le  divin  dans  l'humanité  et,  parle  culte  des  héros, 
prépare  cette  apothéose  des  vertus  humaines  qui  devait  se  résu- 
mer plus  tard  dans  le  dogme  chrétien  del'Homme-Dieu.  La  reli- 
gion des  Romains  et  celle  des  Grecs  sont  aussi  rapprochées  l'une 
de  l'autre  que  les  langues  de  ces  deux  peuples  ;  mais  les  Romains , 
par  la  prédominance  du  culte  sur  le  dogme  et  par  l'importance 
attribuée  aux  fonctions  sacerdotales,  ont  préparé  le  règne  d'une 
théocratie  en  Occident. 

TRANSF0RMAT10:<S  DE  LA  RELIGION  VÉDIQUE  '.  LE  PANTHÉlSilE  DE  L  INDE, 
LE   DUALISME  IRANIEN 

Quoique  le  Véda  soit  resté  le  livre  sacré  des  Aryas  do  l'Inde, 
leur  religion  a  passé  du  polythéisme  au  panthéisme.  En  même 
temps  s'établit  le  régime  des  castes  héréditaires  dont  il  n'y  a 
pas  de  trace  dans  les  Védas.  A  la  religion  spontanée,  à  la  société 
patriarcale  des  Aryas  primitifs  succédèrent  la  métaphysique  uni- 


SYMBOLIQUE  DES  RELIGIONS  179 

taire  et  le  formalisme  sacerdotal  des  brahmanes.  Celte  transfor- 
mation religieuse  et  sociale  répond  à  l'époque  incertaine  où  les 
Aryas  orientaux,  qui,  dans  la  période  védique,  avaient  occupé  la 
vallée  de  l'Indos,  se  furent  répandus  dans  la  vallée  du  Gange. 

Tandis  que  le  polythéisme  de  la  race  indo-européenne  était 
absorbé  dans  l'Inde  brahmanique  par  l'unité  complexe  du  pan- 
théisme, le  rameau  iranien  de  la  même  race  lui  faisait  subir  une 
transformation  toute  différente.  Les  luttes  dont  la  nature  est  le 
théâtre,  et  qui  tiennent  une  place  importante  dans  le  Véda,  dans 
la  cosmogonie  hellénique  et  dans  la  mythologie  Scandinave,  sont 
ramenées,  dans  la  religion  iranienne,  à  l'antagonisme  de  deux 
principes,  la  lumière  et  les  ténèbres,  personnifiés  dans  la  mytho- 
logie persane  sous  les  noms  d'Ormuzd  et  d'Ariman,  un  Dieu  et 
un  Diable,  dont  Topposition  se  traduit  dans  l'homme  et  dans  la 
société  par  la  lutte  du  bien  et  du  mal.  Le  dualisme  iranien,  que 
la  tradition  a  rattaché  au  nom  mythologique  de  Zoroastre,  sert 
de  passage  entre  les  religions  antiques  et  les  religions  modernes. 
Le  monothéisme  hébraïque  pouvait,  sans  renoncer  à  son  prin- 
cipe, faire  des  emprunts  au  dualisme;  la  doctrine  mazdéenne  du 
Diable  et  des  hiérarchies  céleste  et  infernale,  quoique  étrangère  à 
la  Bible,  finit  par  s'infiltrer  chez  les  Juifs,  et  c'est  par  leur  inter- 
médiaire qu'elle  a  passé  dans  la  religion  des  chrétiens  et  dans 
celle  des  musulmans. 


RELIGIONS    MODERNES  :   LE  BOUDDHISME,  LE  CHRISTIANISME,   l'iSLAMISME 

Si  on  étudie  les  religions  dans  un  ordre  chronologique,  on 
voit  que  les  religions  anciennes  se  sont  surtout  occupées  de  l'ori- 
gine des  choses  et  de  l'ensemble  de  l'univers,  tandis  que  les  re- 
ligions modernes  s'occupent  plutôt  de  la  nature  de  l'homme  et 
de  sa  destinée.  On  peut  donc  dire  que  les  premières  sont  des 
systèmes  de  physique,  les  dernières,  des  systèmes  de  morale. 
Après  s'être  répandue  sur  le  monde  extérieur,  l'intelligence  se 
replie  sur  elle-même  ;  à  la  religion  de  la  nature  succède  la  rehgion 
de  l'humanité,  représentée  par  le  bouddhisme  en  Orient,  par  le 
Christianisme  en  Occident.  L'homme  trouve  la  plus  haute  exprès- 


jgQ  REVUE   DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

sion  du  divin  dans  le  triomphe  de  l'âme  sur  les  allractions  du 
dehors  et  dans  le  sacrifice  de  soi-même  pour  le  salut  de  tous. 

Le  dogme  unitaire  de  la  vie  universelle  s'était  produit  sous  sa 
forme  la  plus  absolue  dans  l'Inde  brahmanique;  c'est  de  là  que 
devait  sortir  la  plus  énergique  protestation,  car  la  pensée  oscille 
comme  le  pendule,  et,  dans  l'ordre  intellectuel  comme  dans  l'or- 
dre physique,  la  réaction  est  proportionnelle  à  l'action.  De  la 
religion  du  Grand  Tout  sortit  la  religion  du  Vide.  Quoiqu'il  nous 
semble  étrange  qu'il  puisse  exister  une  religion  sans  Dieu,  depuis 
qu'on  a  étudié  le  bouddhisme,  on  est  obligé  d'y  reconnaître  un 
véritable  athéisme  érigé  en  religion.  L'idée  que  le  mot  Dieu 
représente  à  l'esprit  des  peuples  de  l'Occident  n'existe  pas  dans 
le  bouddhisme.  Les  images  qu'on  vénère  dans  les  pagodes  de 
l'Extrême-Orient  ne  sont  pas  celles  du  Créateur  qui  a  fabriqué 
avec  une  férocité  ingénieuse  les  griffes  rétractiles  du  tigre,  les 
crochets  venimeux  de  la  vipère,  et  le  funeste  cortège  des  passions 
égoïstes;  ce  sont  les  images  d'un  homme  qui  n'ajamais  fait  souf- 
frir aucune  créature  vivante  et  qui  étendait  son  immense  pitié,  non 
seulement  sur  tous  ses  semblables,  mais  sur  nos  frères  inférieurs, 
les  animaux.  Cette  religion  athée  est  loin  d'être  matérialiste, 
mais  son  eschatologie  nous  étonne  encore  plus  que  le  silence  des 
livres  juifs  sur  la  vie  future.  Au  sommet  de  l'échelle  des  métem- 
psycoses, le  bouddhisme,  trouvant  la  vie  mauvaise  sous  toutes 
ses  formes,  place  le  néant  comme  dernier  terme  de  la  béatitude  et 
comme  suprême  espérance  de  la  vertu. 

Chassé  de  l'Inde  qui  avait  été  son  berceau,  le  bouddhisme 
s'est  étendu,  par  une  propagande  pacifique,  sur  le  Thibet,  l'île  de 
Ceylan,  Flndo-Chine,  la  Tartarie,  la  Chine  et  le  Japon.  Cette  reh- 
gion  pessimiste  est  celle  qui  compte  aujourd'hui  le  plus  de  fidè- 
les :  un  cinquième  au  moins  et  peut-être  un  quart  de  l'humamté. 
C'est  celle  aussi  qui  possède  le  clergé  le  plus  nombreux  et  le  plus 
puissant,  qui  admet  le  plus  de  miracles  et  qui  a  le  plus  multiplié 
les  pratiques  de  dévotion;  ce  qui  semblerait  montrer  que 
l'athéisme  ne  préserve  ni  de  la  superstition  ni  de  la  théocratie. 
Le  christianisme  n'est  pas  sorti,  comme  le  bouddhisme,  d'une 

source  unique,  mais  d'un  compromis  entre  l'hellénisme  et  le 


SYMBOLTOUE  DES  RELIGIONS  181 

judaïsme  déjà  transformés,  l'im  par  la  philosophie,  l'autre  par 
les  religions  de  l'Eg-ypteetde  la  Perse.  De  môme  que  les  langues 
modernes  sont  nées  de  la  décomposition  des  langues  anciennes, 
le  christianisme  a  puisé  ses  éléments  dans  les  religions  qui 
l'avaient  précédé  et  en  a  formé  une  synthèse.  Il  a  reçu  ses  tradi- 
tions et  sa  légende  de  la  Judée;  ses  dogmes  se  sont  élaborés  à 
Alexandrie,  sa  discipline  sacerdotale  à  Rome.  A  côté  du  mono- 
théisme juif  se  place  le  grand  symbole  qui  est  la  clef  de  voûte  de 
l'édifice  chrétien,  l'adoration  de  l'Homme-Dieu,  dernier  terme 
de  l'anthropomorphisme  grec.  A  l'ordre  universel,  représenté  par 
Dieu  le  Père,  est  associée  dans  l'unité  du  divin,  sous  le  nom  de 
Dieu  le  Fils,  la  loi  morale  dans  sa  forme  la  plus  haute,  la  rédemp- 
tion par  la  douleur.  Autour  du  Rédempteur,  type  idéal  du  sacri- 
fice de  soi-même,  se  déroule,  dans  le  ciel  bleu  de  la  conscience, 
la  chaîne  lumineuse  des  vertus  ascétiques,  la  pureté  des  vierges 
et  l'héroïsme  des  martyrs.  L'apothéose  de  l'humanité  ne  serait 
pas  complète  si  le  féminin  n^en  avait  sa  part.  Exclu  de  la  Trinité 
par  l'inflexible  orthodoxie  monothéiste,  il  s'est  réfugié  dans  le 
culte  et  dans  la  légende.  Le  Sauveur  naît  d'une  vierge,  car  c'est 
la  pureté  de  l'âme  qui  enfante  l'idée  du  sacrifice.  La  conscience 
populaire  a  placé  la  Vierge  au  plus  haut  du  ciel,  et  toujours  plus 
près  de  son  fils.  Elle  n'a  jamais  cessé  d'être  le  type  de  prédilec- 
tion de  Tart  chrétien,  et,  de  nos  jours,  sa  dignité  vient  de  recevoir 
une  consécration  éclatante  dans  le  dogme  de  l'Immaculée-Gon- 
ception. 

Le  christianisme,  pas  plus  que  le  bouddhisme,  n'a  pu  prendre 
racine  dans  son  pays  natal;  mais,  tandis  que  les  Juifs  le  repous- 
saient, une  propagande  active  l'a  répandu  dans  tout  l'Empire  ro- 
main, puis  chez  les  barbares  de  race  germanique  et  de  race  slave, 
et  il  est  resté  la  religion  de  tous  les  peuples  de  l'Occident,  parce 
qu'il  se  rattache  à  leurs  plus  anciennes  mythologies  par  ses  dog- 
mes fondamentaux  :  l'incarnation,  le  sacrement  de  l'Eucharistie,  la 
rédemption  de  l'humanité  par  la  m.ort  d'un  Dieu. 

Le  véritable  héritier  de  la  pensée  juive,  l'islamisme,  religion 
moderne  de  la  race  sémitique,  est  un  prolongement  du  judaïsme 
transformé  ou,  ce  qui  revient  au  même,  un  christianisme  dé- 


182  REVDK    DE   l'histoire   DES    RELIGIONS 

pouillé  de  ses  éléments  grecs.  En  réduisant  Jésus  au  rôle  de 
prophète  inspiré  de  Dieu,  comme  Moïse,  Mahomet  supprima  l'in- 
carnation  du  divin  dans  l'humanité,  qui  comblait  l'abîme  entre 
le  Dieu  et  l'homme,  et  ramena  le  monothéisme  à  sa  rigidité,  tem- 
pérée seulement  par  la  croyance  au  Diable  et  à  la  vie  future,  que 
les  Juifs  eux-mêmes,  en  dépit  des  lacunes  de  leurs  textes, 
avaient  fini  par  accepter.  L'islamisme,  la  dernière  des  religions 
dans  l'ordre  des  temps,  n'a  pas  étendu  sa  sphère  d'action  au  delà 
des  limites  tracées  depuis  longtemps  par  la  conquête  musul- 
mane; toutefois  un  rapprochement  inconscient  paraît  se  préparer 
entre  des  religions  longtemps  ennemies.  Des  efforts  sont  tentés 
dans  un  but  d'épuration  par  quelques  églises  protestantes  et  se 
poursuivent  au  nom  de  la  science  dans  les  écoles  d'exégèse,  pour 
ramener  le  dogme  chrétien  à  sa  source  juive,  c'est-à-dire  à  sa 
phase  embryogénique.  En  essayant  de  réduire  la  légende  aux 
proportions  de  l'histoire,  on  ôte  à  THomme-Dieu  son  caractère 
symbolique  et  on  le  rapproche  de  plus  en  plus  de  Moïse  ou  de 
Mahomet.  Les  rites  traditionnels,  bien  plus  que  les  croyances, 
mettent  une  barrière  entre  les  Juifs,  les  musulmans  et  les  chré- 
tiens rationalistes.  Sans  leur  circoncision  et  leur  répugnance 
pour  la  charcuterie,  les  musulmans  et  les  Juifs  pourraient  accep- 
ter ce  christianisme  sans  mythologie  qu'on  nommait  déisme  au 
dernier  siècle,  et  qui  a  encore  des  adhérents  aujourd'hui  dans  la 
classe  lettrée.  Un  rapprochement  avec  le  bouddhisme  semble 
plus  difficile  ;  cependant  la  théorie  de  l'Inconscient,  qui  repré- 
sente le  dernier  terme  de  la  philosophie  allemande,  ne  diffère  de 
la  métaphysique  bouddhiste  que  par  la  forme.  Cette  alliance  des 
dernières  religions  vivantes,  qui  nous  est  annoncée  par  quelques- 
uns  comme  l'œuvre  du  xx*  siècle,  ressemble  beaucoup  aune  ré- 
conciliation dans  la  mort. 

symbolisme  inconscient  de  la  mythologie.  —  nécessité  de 
l'herméneutique 

On  croyait  autrefois  que  les  fables  religieuses,  dont  l'ensemble 
constitue  la  mythologie,  étaient  Toeuvre  savante  et  réfléchie  de 


SYMBOLIQUE  DES   RELIGIONS  183 

quelques  anciens  sages  qui  auraient  habilement  enveloppé  leurs 
doctrines  dans  les  voiles  deTallég-orie,  comme  les  idées  morales 
se  cachent  sous  l'enveloppe  de  l'apologue  ou  de  la  parabole.  Il 
n'en  est  rien;  ces  symboles  qui  traduisent  les  croyances  reli- 
gieuses sont  comme  elles  des  œuvres  collectives  et  des  créations 
populaires  qui  naissent  spontanément  avec  les  idées  qu'elles  ex- 
priment. Los  théocraties  n'interviennent  que  pour  en  arrêter  le 
développement,  comme  les  académies  s'efforcent  de  fixer  les  rè- 
gles de  la  grammaire  et  d'arrêter  l'évolution  des  langues   L'ima- 
gination populaire  a  créé  la  mythologie,  langue  naturelle  des  re- 
ligions, comme  elle  a  créé  la  langue  grammaticale.  Spontané- 
ment, comme  l'oiseau  chante,  elle  donne  aux  croyances  naissantes 
la  forme  poétique  du  symbole,  com  me  elle  exprime  par  des  images 
les  idées  générales    qui  s'éveillent  dans  l'esprit  au  contact  des 
apparences.  C'est  par  cette  forme  concrète  et  ce  caractère  spon- 
tané que  les  religions  se  distinguent  des  philosophies,  qui  ne 
représentent  que  des  opinions  individuelles  et  les  exposent  en 
termes  abstraits. 

On  ne  conteste  plus  aujourd'hui  le  caractère  symbolique  des 
religions  de  l'antiquité,  mais  on  croit  à  tort  que  la  mythologie 
tient  moins  de  place  dans  les  religions  modernes.  La  création 
des  symboles  n'est  pas  particulière  à  la  jeunesse  des  races.  L'é- 
laboration des  dogmes  bouddhistes  et  celle  des  dogmes  chrétiens 
ont  présenté  le  double  exemple  d'une  métaphysique  empruntant 
le  langage  de  la  mythologie  pour  devenir  une  religion.  Dans  les 
'écoles  de  la  Gnose,  toutes  les  traditions  philosophiques  et  reli- 
gieuses fournissaient  des  éléments  à  la  mythologie  chrétienne 
qui  essayait  de  naître,  et  qui  disparut  presque  tout  entière  sous 
le  niveau  uniforme  de  l'orthodoxie.  Il  n'en  est  resté  que  des  lam- 
beaux dans  les  dogmes  de  l'Eglise.  Mais  la  mythologie  chrétienne 
s'est  enrichie  d'un  autre  côté  par  les  légendes  des  saints,  qui 
tiennent,  dans  la  religion  du  moyen  âge,  la  même  place  que  les 
traditions  héroïques  dans  le  polythéisme  grec. 

La  mythologie  des  Juifs  et  celle  des  musulmans  sont  assez 
pauvres;  aussi  ont-elles  fait  souvent  des  emprunts  aux  mytho- 
logies  étrangères.  Les  Chiites,  qui  sont  les  musulmans  de  la 


484  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Perse,  ont  adapté  des  fables  mazdéennes  au  personnag-e  d'Ali. 
Les  Juifs  n'ont  admis  que  très  tard  le  dogme  égyptien  du  juge- 
ment dernier  et  de  la  résurrection  des  corps  et  l'ont  transmis  aux 
chrétiens  et  aux  musulmans.  La  croyance  au  Diable  et  à  la  hié. 
rarchie  infernale  opposée  à  la  hiérarchie  céleste,  croyance  sur 
laquelle  repose  le  dogme  chrétien  de  la  chute,  n'appartient  pas  à 
la  religion  juive  :  on  ne  le  trouve  ni  dans  le  Pentateuque  ni  dans 
les  Prophètes.  C'est  une  croyance  mazdéenne,  qui  s'est  infiltrée 
chez  les  Juifs  à  une  époque  voisine  de  l'ère  chrélienne.  La  fable 
de  la  révolte  et  de  la  chute  des  anges  reproduit  les  récils  d'Hé- 
siode et  des  poètes  cycliques  sur  la  guerre  des  Titans  et  des  Géants 
contre  les  Dieux.  Cette  fable,  dont  il  n'y  a  pas  de  trace  dans  les 
livres  hébraïques,  a  été  développée  par  Milton  dans  son  Paradis 
perdu.  Il  est  singulier  que  ce  protestant,  qui  devait  bien  con- 
naître la  Bible,  ne  se  soit  pas  aperçu  qu'il  faisait  un  poème  païen. 
Quand  les  langues  vieillissent,  l'étymologie  s'obscurcit,  la 
grammaire  s'étiole,  la  floraison  des  désinences  se  dessèche,  et 
les  formes  analytiques  remplacent  les  formes  synthétiques.  Les 
mythologies  ont  aussi  leur  vieillesse  et  leur  décadence.  Il  reste 
encore  aujourd'hui  des  locutions  qui  rappellent  les  formes  du 
langage  poétique,  mais  elles  ne  trompent  personne.  Quand  nous 
disons  :  Le  jour  se  lève^  ou  :  Le  soleil  se  couche,  ces  expressions 
ne  présentent  pas  à  notre  esprit  l'idée  d'un  personnage  qui  s'ha- 
bille ou  qui  se  met  au  lit.  Une  phrase  que  nous  employons 
souvent  :  Le  hasard  a  voulu,  est  encore  plus  absurde  :  le  hasard, 
comme  son  antithèse  la  nécessité,  n'est  qu'une  idée  abstraite  et 
ne  peut  pas  vouloir  quelque  chose.  Nous  n'essayons  même  pas 
d'accorder  cette  mythologie  dégénérée  avec  notre  monothéisme. 
Ainsi,  quand  il  nous  arrive  un  événement  heureux,  nous  en  re- 
mercions la  Providence',  mais  si  un  malheur  nous  frappe,  nous 
l'attribuons  à  la  Fatalité.  Si  on  parle  de  la  loi  de  gravitation,  on 
ne  manque  jamais  de  s'incliner  devant  la  sagesse  de  Y  Auteur  de 
toutes  choses;  mais  si  on  analyse  quelque  ingénieuse  machine  de 
meurtre,  comme  les  armes  offensives  des  bêtes  carnassières,  si 
on  étudie  les  poisons,  les  fléaux  et  les  épidémies,  si  on  constate 
les  etïets  pernicieux  de  nos  attractions  instinctives,  ce  n'est  pas 


STMBOUQUE    DES   RELIGIONS  4(So 

le  Crc'atPi/r  qu  on  accuse,  c'est  la.  Nature,  qui  se  voit  personnifiée 
pour  la  circonstance.  On  se  hasarde  parfois  à  dire  que  la  Nature 
est  immorale;  mais  on  reculerait  devant  l'audacieuse  conclusion 
des  chrétiens  gnostiques  qui  mettaient  le  Créateur  bien  au- 
dessous  du  Dieu  suprême.  On  avoue  que  la  douleur  entre  comme 
élément  dans  la  création;  mais  on  n'ose  pas  faire  de  reproche  à 
Dieu,  de  peur  de  le  mettre  en  colère,  et  on  se  tire  d'embarras 
par  des  euphémismes. 

La  langue  mythologique  est  si  éloignée  de  nos  habitudes  que, 
le  plus  souvent,  on  s'arrête  à  la  lettre  du  symbole,  sans  essayer 
de  le  traduire  sous  une  forme  abstraite  qui  le  ferait  comprendre. 
Ainsi,  quand  la  Révolution  a  célébré  dans  les  églises  de  France 
le  culte  delà  Raison,  personne,  ni  parmi  les  adversaires^  ni  parmi 
les  partisans  de  cette  mesure,  n'a  remarqué  que  la  Raison 
avait  toujours  été  adorée  dans  ces  mêmes  églises  sous  le  nom  de 
Verbe;  il  n'y  avait  qu'un  changement  de  sexe  et  les  idées  n'en 
ont  pas.  De  même,  aujourd'hui,  une  école  de  philosophes  qui  veut 
fonder  une  religion  sur  la  science  positive  déclare  que  l'huma- 
nité doit  désormais  s'adorer  elle-même.  C'est  ce  qu'elle  fait  de- 
puis bien  longtemps;  mais  il  n'y  a  pas  de  religion  sans  culte,  et 
on  ne  peut  invoquer  une  de  ces  abstractions  que  les  mêmes  phi- 
losophes appellent  des  entités.  S'ils  étudiaient  le  mécanisme  de 
la  langue  mythologique,  ils  reconnaîtraient  que  le  christianisme 
a  toujours  adoré  l'humanité  dans  son  type  idéal,  celui  d'un  Dieu- 
Homme  qui  s'otfre  en  sacrifice  pour  le  salut  du  monde.  De  même, 
dans  le  bouddhisme,  la  place  du  Dieu  suprême,  éliminé  par  la 
conscience  religieuse  de  l'Orient,  est  occupée  par  un  homme  qui 
embrasse  toutes  les  créatures  vivantes  dans  les  liens  bénis  de 
Tuniverselle  charité. 

Dans  notre  époque  de  réflexion  et  d'analyse,  les  idées  parais- 
sent plus  clairement  exprimées  par  des  formules  scientifiques  que 
par  des  symboles;  mais  il  n'en  a  pas  toujours  été  ainsi,  heureu- 
sement pour  l'art.  Si  l'Attraction  universelle  n'avait  jamais  été 
considérée  comme  une  puissance  active,  une  loi  vivante,  une 
personne  divine,  nous  pourrions  avoir  le  système  de  Newton, 
mais  nous  n'aurions  pas  la  Vénus  de  Milo.  Si  l'abnégation  et  le 


186  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

sacrifice  de  soi-même  n'avaient  pas  pris  un  corps  dans  le  symbole 
derHomme-Dieu,silapureléderâme,mère  dusacrifice,  nes'élait 
pas  incarnée  dans  le  symbole  delà  Vierge  immaculée,  nous  pour- 
rions avoir  des  traités  de  morale  austère,  le  Manuel  d'Epiclëte  ou 
lesPensées  deMarcAurèle,maisiln'yauraitpas  eu  d'art  chrétien. 
Les  esprits  ne  sont  pas  tous  coulés  dans  le  même  moule;  les 
uns  acceptent  facilement  un  précepte  sous  la  forme  concrète  d'un 
apologue  ou  d'une  parabole,  à  d'autres  il  faut  expliquer  le  sens 
de  la  fable  pour  en  déduire  la  moralité.  Les  fables  morales  ne 
sont  pas  des  récits  d'événements  réels,  et  cependant  personne  ne 
les  rejette  comme  des  mensonges.  On  ne  prend  pas  à  la  lettre  La 
Cigale  et  la  Fourmi,  Le  Rejiard  et  les  Raisins^  Les  Grenouilles  qui 
demandent  un  roi.  Quand  on  lit  les  paraboles  de  l'Evang-ile,  on 
ne  s'informe  pas  siY  enfant  prodigue  et  le  mauvais  riche  ont  réel- 
lement existé;  on  ne  s'inquiète  que  du  sens  de  la  fable.  Il  y  a 
aussi  dans  les  fables  relig'ieuses,  dont  se  compose  la  mythologie, 
un  sens  à  découvrir.  L'herméneutique,  c'est-à-dire  l'interpréta- 
tion des  symboles,  peut  seule  nous  faire  comprendre  les  reli- 
gions. En  s'arrêtant  à  la  lettre  du  dogme,  on  ne  serait  pas  plus 
instruit  que  si  on  se  bornait  à  regarder  les  cérémonies  du  culte. 
Sans  doute  l'herméneutique  ne  peut  pas  être  une  science  exacte, 
pas  plus  que  toute  autre  forme  de  la  critique;  en  voulant  déchif- 
frer des  hiéroglyphes  pour  lesquels  il  n'y  a  pas  de  dictionnaire, 
on  risque  de  s'égarer  quelquefois.  Je  proposerai  mes  explications, 
et  je  saurai  gré  à  ceux  de  mes  auditeurs  qui  pourront  m'en  offrir 
de  plus  satisfaisantes. 

Je  ne  crois  pas  nécessaire  de  répondre  à  ceux  qui  regardent  les 
religions  comme  un  amas  de  sottises  puériles  indignes  de  l'at- 
tention d'un  siècle  aussi  sérieux  que  le  nôtre.  C'est  à  eux  d'ex- 
pliquer comment  ces  sottises  ont  pu  produire  les  œuvres  les  plus 
merveilleuses  du  génie  humain. 

Quant  à  ceux  qui  se  contentent  d'admirer  la  beauté  des  fables 
sans  cherchera  les  comprendre,  ils  ressemblent  à  quelqu'un  qui 
se  laisserait  bercer  par  l'harmonie  d'une  poésie  étrangère  et 
craindrait  de  la  déflorer  s'il  en  demandait  la  traduction.  La 
mythologie  est  une  langue  morte  ;  cherchons  quel  pouvait  être 


SYMBOLIQUE    DES  RELIGIONS  187 

l'état  intellectuel  et  moral  des  peuples  et  des  époques  qui  ont 
créé  les  fables  relig-ieusos,  et  nous  arriverons  à  les  traduire  dans 
la  langue  philosophique  de  notre  temps.  Sans  cette  traduction, 
aucune  religion  n'échapperait  au  reproche  d'absurdité.  Ce  re- 
proche, que  les  Pères  de  l'Eglise  adressaient  à  l'hellénisme,  est 
renvoyé  par  les  philosophes  à  la  mythologie  chrétienne.  Aujour- 
d'hui, comme  alors,  c'est  comme  si,  en  lisant  un  livre  écrit  en 
langue  étrangère,  on  déclarait  qu'il  ne  contient  que  des  mots 
vides  de  sens.  Avant  de  déclarer  absurdes  des  croyances  qui  ont 
fait  vivre  l'humanité  pendant  des  siècles,  il  faut  essayer  de  les 
comprendre,  et  on  peut  dire  de  toutes  les  religions  ce  que  l'em- 
pereur Julien  disait  si  justement  de  l'hellénisme:  «  L'absurdité 
même  des  fables  nous  crie  qu'il  faut  en  chercher  le  sens.  » 

LA  RELIGION  ET  LA  SCIENCE 

L'intelligence  humaine  poursuit  la  découverte  du  vrai,  la  réa- 
lisation du  beau  et  du  juste.  La  science,  l'art  et  la  morale,  qui 
répondent  à  ces  trois  ordres  de  recherches,  se  rattachent  par  des 
côtés  différents  à  la  religion,  qui  est  la  forme  spontanée  de  la 
pensée  collective  des  peuples,  l'expression  de  leur  idéal.  Mais  la 
morale,  la  science  et  l'art  ne  sont  pas  des  produits  de  la  religion  ; 
ils  sont  aussi  anciens  qu'elle,  puisqu'ils  remontent  comme  elle 
aux  origines  de  l'humanité.  Toutes  les  énergies  de  l'intelligence 
ayant  leur  part  à  cultiver  dans  le  champ  de  la  civilisation,  il  est 
nécessaire  de  tracer  les  limites  dans  laquelle  chacune  d'elles  doit 
s'exercer  et  de  fixer  les  rapports  de  la  religion  avec  la  science, 
l'art  et  la  morale. 

La  sphère  de  la  science  est  la  certitude;  elle  observe  les  faits 
particuliers  pour  en  déduire  des  lois  générales,  elle  fixe  elle- 
même  ses  bornes  et  corrige  elle-même  ses  erreurs,  La  sphère  de 
la  religion  est  la  foi,  c'est-à-dire  la  croyance  :  elle  règne  sur  le 
domaine  illimité  de  l'incertain  et  de  l'inconnu.  A  mesure  que  la 
science  étend  ses  découvertes,  il  faut  que  la  croyance  lui  cède  la 
place  :  on  ne  peut  pas  croire  le  contraire  de  ce  qu'on  sait.  Il  est 
clair,  par  exemple,  que  la  fable  juive  de  Josué  arrêtant  le  soleil 


188  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELTGTONS 

pour  achever  le  massacre  de  ses  ennemis,  la  fable  grecque  d'Hère 
faisant  coucher  le  soleil  plus  tôt  pour  arrêter  le  carnage,  ne  peu- 
vent se  concilier  avec  les  progrès  de  l'astronomie.  Les  sciences 
physiques  sont  fondées  sur  la  fixité  des  lois  de  l'univers  ;  les 
sciences  historiques,  sur  le  contrôle  sévère  des  traditions.  Mais 
tout  ce  que  la  science  a  droit  de  demander  aux  croyances,  c'est 
de  ne  pas  la  contredire.  La  connaissance  complète  de  la  vérité 
est  l'asymptote  de  la  science  ;  on  peut  s'en  approcher  de  plus  en 
plus,  on  ne  peut  espérer  l'atteindre.  Il  y  a  des  choses  qu'on  ne 
saura  jamais,  l'origine  du  monde,  la  condition  de  l'homme  après 
la  mort.  La  science  ne  peut  pas  même  aborder  ces  problèmes, 
car  l'origine  et  la  fin  des  choses  échappent  à  l'observation.  Il  y 
aura  donc  toujours  place  pour  la  religion  qui  essaie  de  deviner 
l'inobservable.  L'esprit  humain  est  ainsi  fait  qu'il  lui  faut  des 
vues  d'ensemble;  il  s'intéresse  aux  questions  d'origine  et  de  fin, 
quoiqu'il  sache  qu'il  ne  peut  vérifier  ses  solutions.  Chacun  croit 
ce  qui  lui  paraît  vraisemblable  et  bon  à  croire.  La  foi  n'est  pas  la 
certitude;  mais  cela  est  heureux,  car  celui  qui  n'aurait  plus  rien  à 
deviner  s'endormirait  dans  l'inertie  de  l'intelligence.  Si  l'homme 
se  désintéressait  de  ces  problèmes  insolubles,  il  perdrait  les  as- 
pirations qui  font  sa  grandeur. 

Les  sociétés  humaines  marchent  à  la  conquête  de  la  vérité 
comme  des  aventuriers  débarqués  sur  une  côte  inconnue.  On 
s'avance  au  milieu  des  rochers,  dans  les  gorges  profondes  oij 
plane  une  religieuse  horreur.  Des  bruits  menaçants  sortent  des 
cavernes,  le  vent  gronde  à  travers  l'épaisse  forêt,  et  la  nuit  mul- 
tiplie les  fantômes.  Il  faut  avancer,  cependant,  à  petits  pas,  en 
évitant  les  fondrières,  sous  la  protection  du  grand  ciel,  qui  allume 
pour  nous  ses  étoiles.  On  atteint  les  hauteurs,  l'ombre  se  dissipe, 
l'horizon  s'élargit,  on  rit  des  épouvantes  passées.  Et  pourtant 
rimagination  n'avait  pas  menti,  mais  il  faut  comprendre  sa  langue 
mystérieuse.  Ces  spectres  qui  rugissaient  dans  la  nuit,  c'étaient 
nos  terreurs  qui  prenaient  un  corps  aux  bruits  confus  de  la  tem- 
pête; ces  lumières  sacrées  qui  nous  guidaient  du  haut  du  ciel, 
c'étaient  la  raison  et  la  conscience  ;  ces  glaives  et  ces  boucliers 
invisibles  qui  nous  protégeaient  contre  tous  les  dangers,  c'étaient 


SYMBOLIQUE  DES  RELIGIONS  189 

la  vertu  de  l'homme  et  son  courag'e  :  nous  ne  nous  étions  pas 
trompés,  ce  sont  là  en  effet  des  secours  divins.  La  science  ne 
traite  pas  la  religion  en  ennemie  quand  elle  en  explique  les  sym- 
boles; elle  lui  offre,  au  contraire,  une  forteresse  oii  le  doute  et 
la  raillerie  ne  l'atteindront  plus. 

Sous  le  titre  de  Commentaire  d'un  républicain  sur  V Oraison 
dominicale  ]  d^.  publié,  il  y  a  quelques  années,  une  traduction  de 
la  prière  des  chrétiens  dans  la  langue  des  rationalistes.  Cette 
traduction  est-elle  conforme  à  la  manière  de  voir  de  telle  ou  telle 
ég-lise,  je  Tignore  et  n'ai  pas  à  m'en  occuper.  La  fonction  des 
prêtres  est  de  transmettre  les  dogmes,  non  de  les  expliquer;  ils 
ne  s'en  attribuent  même  pas  le  droit,  ils  s'inclinent  devant  le 
mystère.  La  pensée  libre  n'est  pas  tenue  à  cette  réserve,  car  elle 
est  la  lumière  qui  éclaire  tout  homme  en  ce  monde.  Lorsqu'elle 
étudie  les  symboles  religieux  qui  ont  fait  vivre  l'humanité,  elle 
doit  chercher  à  les  comprendre;  je  propose  mes  explications  per- 
sonnelles sans  leur  attribuer  une  autorité  dogmatique;  ceux  qui 
n'en  seront  pas  satisfaits  en  chercheront  de  meilleures. 

«  Notre  intelligence  découvre  les  lois  de  la  nature,  notre  cons- 
cience nous  révèle  la  loi  morale.  Ces  lois  d'ordre  et  d'harmonie 
qui  produisent,  dans  le  monde  physique  la  beauté,  dans  le  monde 
social  la  justice,  sont  ce  que  les  Grecs  ont  appelé  les  Dieux.  La 
morale  est  la  loi  spéciale  des  hommes  ou,  comme  dit  le  chris- 
tianisme, le  seul  Dieu  qu'ils  doivent  adorer.  Elle  est  leur  religion^ 
c'est-à-dire  le  lien  qui  les  unit  dans  la  mutualité  des  droits  et  des 
devoirs.  Elle  fait  de  l'humanité  une  seule  famille,  et  il  est  bien 
indifférent  de  dire,  avec  les  républicains,  que  tous  les  hommes 
sont  frères,  ou,  avec  les  chrétiens,  qu'ils  sont  fils  d'un  père  commun, 
qui  est  l'idée  du  bien  et  du  juste  :  passez-moi  cette  métaphore, 
puisqu'il  est  convenu  que  les  idées  n'ont  pas  de  sexe.  Ce  n'est 
pas  nous  qui  créons  la  conscience  ;  c'est  elle,  au  contraire,  qui  fait 
de  nous  ce  que  nous  sommes,  des  êtres  moraux  et  pensants.  Si 
nous  pouvions  oublier  la  loi  morale  ou  la  méconnaître,  elle  n*en 
serait  pas  moins  absolue  et  éternelle,  car  elle  réside  au-dessus 
des  réalités  changeantes,  en  dehors  du  temps  et  de  l'espace, 
dans  les  profondeurs  idéales  que  les  religions  appellent  le  ciel. 


190  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Qui  donc  nous  empêche  de  lui  dire  :  Notre  père ^  qui  es  dans  les 
cieux  ? 

«  C'est  à  elle  que  nous  en  appelons  de  toutes  les  tyrannies  qui 
nous  écrasent  ;  nous  voudrions  la  voir  partout  honorée  et  toujours 
obéie,  et  nous  lui  disons  :  Que  lonnom  soit  sanctifié,  que  tonrègne 
arrive,  ô  sainte  Justice!  Nous  t'aimons  par-dessus  toute  chose, 
nous  donnerions  notre  vie  pour  ton  triomphe,  et,  dût  la  mort 
nous  venir  de  ceux  mêmes  que  nous  voulons  affranchir,  nous  le 
confesserions  jusque  sous  les  bombes  lancées  contre  nous  par 
nos  frères.  Pardonne-leur,  ils  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font. 

«  Cette  société  idéale  que  les  chrétiens  appellent  le  règne  de 
Dieu  sur  la  terre,  cette  république  fraternelle  que  nous  voulons 
fonder  sur  la  liberté  qui  est  le  droit,  surl'ég-alitéqui  est  la  justice, 
n'est-ce  qu'un  rêve  de  notre  conscience?  Quand  les  lois  de  l'uni- 
vers ne  sont  jamais  violées,  pourquoi  la  loi  morale,  qui  est  la 
nôtre,  est-elle  la  seule  qui  ne  soit  jamais  accomplie?  Associons 
enfin  une  note  humaine  à  la  musique  des  sphères,  au  rythme 
sacré  des  saisons  et  des  heures.  Que  ton  règne  arrive,  loi  d'uni- 
verselle harmonie,  que  tavolonté  soit  faite  sur  la  terre  comme  au 
ciel! 

«  Eh  !  bien,  cela  est  en  notre  pouvoir,  comme  disaient  les  stoï- 
ciens. Pour  faire  régner  la  Justice,  débarrassons  la  ruche  sociale 
des  frelons  inutiles  qui  dévorent  le  miel  des  abeilles,  et  que 
chacun  ait  sa  part  de  vie  au  soleil,  car  la  vie  est  un  droit  et  non 
un  privilège.  Vivre  en  travaillant,  c'est  le  cri  du  peuple  dans 
toutes  ses  légitimes  révoltes,  c'est  la  protestation  du  droit  contre 
la  violence,  c'est  l'appel  du  pauvre  à  l'éternelle  Justice  :  Donne- 
nous  aujourd'hui  notre  pain  de  chaque  jour, 

«  Pour  que  cet  appel  soit  entendu,  ilfautque  chacun  respecte  et 
fasse  respecter  son  droit  dans  le  droit  des  autres  hommes,  ses 
semblables  et  ses  égaux.  Mais,  dans  une  société  mauvaise,  toutes 
les  lâchetés  se  liguent  avec  toutes  les  violences  pour  étouffer  le 
droit.  Les  uns  font  le  mal,  les  autres  en  profitent,  les  plus  nom- 
breux le  laissent  faire.  La  Justice  vient  à  son  heure,  apportant  à 
chacun  sa  part  d'expiation,  car  personne  n'est  innocent.  Sois 
clémente,  ô  Justice,  puisque  tu  es  éternelle.  Si  lu  observes  les 


SYMBOLIQUE  DES  RELIGIONS  191 

iniquités^  qui  soutiendra  ton  regard?  Remets-nous  nos  dettes 
comme  nous  remettons  celles  de  ?îos  débiteurs,  pardonne-nous 
comme  nous  pardonnons. 

«  Ne  nous  soumets  pas  aux  épreuves  ;  le  fort  s'y  retrempe,  mais 
le  faible  y  succombe  ;  et  qai  de  nous  est  sur  d'en  sortir  victo- 
rieux? Les  uns  ont  déserté  ta  cause  en  la  voyant  vaincue  ;  les 
autres,  après  avoir  conquis  leur  droit,  ont  refusé  de  reconnaître 
le  droit  de  leurs  frères.  L'adversité  abaisse  et  rétrécit  les  cœurs, 
le  bonheur  les  dessèche  et  les  ferme  à  la  pitié.  Épargne-nous  les 
épreuves  au-dessus  de  nos  forces,  ne  nous  induis  pas  en  tentation^ 
mais  délivre-nous  du  mal,  de  celui  qui  nous  vient  des  autres  et 
de  celui  qui  est  en  nous-mêmes.  Que  ta  pensée  toujours  présente 
nous  élève  et  nous  purifie,  que  nous  soyons  saints  comme  tu  es 
sainte,  ô  Justice,  pour  être  dignes  de  marcher  sous  ton  drapeau; 
et  si  nous  devons  mourir  sans  avoir  vu  ta  victoire,  que  nous  ayons 
du  moins  la  joie  suprême  d'avoir  travaillé  à  ton  œuvre  et  com- 
battu pour  toi.  » 

LA    RELIGION    ET    l'aRT 

Le  domaine  de  la  science  est  la  réalité,  celui  de  l'art  et  de  la 
morale  est  l'idéal.  Le  réel  n'est  qu'une  des  formes  du  possible, 
l'idéal  en  est  la  règle.  Il  est  supérieur  au  réel,  car  il  représente 
la  loi  et  la  raison  des  choses,  ce  qui  devrait  exister.  La  loi,  dans 
le  monde  physique,  c'est  la  beauté  ;  dans  le  monde  moral,  c'est  la 
justice.  La  beauté  ne  peut  se  prouver  comme  la  vérité,  mais  on 
ne  lui  demande  pas  de  preuves,  on  ne  discute  pas,  on  tombe  à 
genoux.  L'homme  conçoit  la  beauté  par  une  intuition  de  son 
intelligence,  il  en  salue  les  manifestations  dans  la  nature,  et  il 
cherche  à  l'appliquer  à  ses  propres  créations.  Parmi  les  diverses 
formes  du  travail,  il  en  est,  comme  les  œuvres  de  l'architecture 
et  de  l'industrie,  que  l'homme  produit  pour  son  usage,  mais  il 
cherche  en  même  temps  à  les  orner,  à  les  rendre  plus  belles; 
d'autres,  comme  la  poésie,  la  musique,  la  sculpture,  la  peinture, 
n'ont  pour  objet  que  de  satisfaire  l'aspiration  naturelle  de  l'intel- 
ligence vers  la  beauté. 

L'homme  étant  un  animal  social,  le  premier  instrument  dont 


492  REVUE    DE    l'uISTOIRE     DES     RELIGIONS 

il  a  besoin  est  celui  qui  lui  permet  de  communiquer  avec  ses 
semblables;  le  langage  est  donc  la  plus  ancienne  des  œuvres 
d'art.  Le  langage  arrive  à  sa  plus  haute  expression  artistique 
dans  la  poésie,  qui  est  la  parole  rythmée  et  qui,  à  l'origine,  est 
toujours  associée  à  la  musique  et  souvent  à  la  mimique  rythmée, 
qui  est  la  danse.  Les  arts  plastiques,  qui  emploient  une  matière 
extérieure,  apparaissent  plus  tard,  quand  l'homme,  affranchi  de 
la  domination  de  la  nature,  peut  la  faire  servir,  non  seulement 
à  la  satisfaction  de  ses  besoins,  mais  à  l'expression  de  ses  pensées. 
Les  différentes  formes  de  l'art  s'élèvent  plus  ou  moins  haut  selon 
le  génie  des  races.  L'art  n'est  pas  né  de  la  religion,  comme  on  le 
dit;  si  les  premières  poésies  de  l'Inde  sont  des  hymnes,  les  pre- 
mières poésies  de  la  Grèce  sont  des  épopées  héroïques.  Les 
hommes  ont  construit  des  habitations  pour  eux  et  leurs  familles 
avant  d'élever  des  temples  à  leurs  Dieux.  Les  plus  anciennes  sta- 
tues égyptiennes  sont  des  portraits  et  prouvent  que  les  arts  plas- 
tiques ont  cherché  à  reproduire  la  réalité  avant  de  s'élever  à 
l'idéal.  Ce  n'est  pas  à  ses  débuts  que  l'art  présente  un  caractère 
religieux,  c'est  à  son  apogée  ;  il  commence  et  finit  par  la  réalité  : 
l'idéal  est  au  sommet. 

L'action  de  la  religion  sur  l'art  a  été  tantôt  bienfaisante,  tantôt 
funeste,  quelquefois  nulle.  Les  religions  sacerdotales  en  ont  sou- 
vent arrêté  le  développement  ou  l'ont  fait  dévier,  tandis  que 
l'hellénisme  a  élevé  la  sculpture  à  une  hauteur  qui  ne  sera  jamais 
dépassée  ;  mais  les  Romains,  dont  la  religion  différait  peu  de 
celle  des  Grecs  dans  les  principes  fondamentaux,  n'ont  jamais  eu 
d'art  religieux.  L'islamisme,  comme  la  religion  juive  dont  il  est 
le  prolongement,  a  proscrit  les  représentations  plastiques  ;  mais 
l'architecture  a  tiré  de  cette  proscription  même  un  système  d'or- 
nementation aussi  riche  qu'original.  Le  christianisme,  que  ses 
traditions  juives  disposaient  aussi  à  des  tendances  iconoclastes,  a 
fini  par  y  renoncer,  et  cette  heureuse  capitulation  nous  a  valu 
l'art  chrétien  ;  mais  les  sectes  protestantes,  fort  attachées  à  la 
Bible,  sans  condamner,  comme  les  Juifs  et  les  musulmans,  toute 
représentation  graphique,  ont  certainement  arrêté  l'essor  de  la 
peinture  religieuse. 


SYMBOLIQUE  DES  REL1G[0NS  193 

Si  la  religion  a  fourni  à  l'art  ses  inspirations  les  plus  hautes, 
l'art  lui  a  bien  payé  sa  dette,  et  l'influence  a  été  réciproque.  Les 
poètes  et  les  sculpteurs  ont  été  les  véritables  théologiens  de 
rhellénisme;  ce  sont  eux  qui  ont  donné  un  corps  aux  croyances 
populaires;  la  poésie  a  fixé  les  traditions  mythologiques,  la 
sculpture  a  précisé  les  types  divins.  Depuis  que  cette  religion  est 
morte,  chaque  siècle  lui  a  jeté  en  passant  sa  part  d'imprécations 
et  de  blasphèmes  ;  mais,  quoique  les  Dieux  de  la  Grèce  n'aient 
plus  ni  temples  ni  autels,  quand  après  plus  de  mille  ans  on 
retrouve  leurs  images  sous  quelque  buisson  de  la  Grèce  ou  de 
l'Italie,  l'art  les  a  rendues  sacrées,  et  on  les  entoure  de  respect  et 
d'admiration.  Même  dans  le  christianisme,  l'œuvre  des  artistes 
a  été  bien  plus  grande  qu'on  ne  le  croit  généralement.  Les  lé- 
gendes des  saints  sont  une  véritable  littérature  populaire,  où  le 
clergé  n'a  eu  qu'une  faible  part.  Le  culte  de  la  Vierge  n'est  pas 
sorti  tout  entier  de  quelques  versets  de  l'Évangile;  à  l'idéal 
féminin  qui  flottait  confusément  dans  la  pensée  du  moyen  âge, 
il  fallait  une  forme  définitive;  l'art  de  la  Renaissance  la  lui  a 
donnée,  et  le  véritable  apôtre  de  la  Mère  de  Dieu,  c'est  Raphaël. 

LA    RELIGION    ET    LA    MORALE 

La  loi  morale,  qui  est  la  loi  spéciale  de  l'homme,  lui  est  révélée 
par  sa  conscience;  elle  est  sa  condition  et  sa  règle,  comme  les 
lois  physiques  sont  la  règle  et  la  condition  des  choses.  La  nature 
est  belle,  parce  qu'elle  suit  sa  loi  ;  si  l'homme  suivait  la  sienne,  il 
serait  juste.  Mais  tandis  que  les  lois  de  la  nature  ne  sont  jamais 
violées,  la  loi  morale  est  rarement  accomplie  ;  elle  reste  dans  le 
possible  ;  son  existence  est  virtuelle  et  idéale  ;  pour  passer  dans 
le  réel,  il  lui  faut  notre  volonté.  Parmi  les  possibles,  l'idéal 
représente  ce  qui  doit  être.  Il  est  supérieur  au  réel,  puisqu'il  est 
la  règle  et  la  loi  de  ce  qui  peut  exister.  Mais,  contrairement  aux 
choses,  l'homme  peut  violer  sa  loi.  De  là  une  différence  radicale 
entre  les  sciences  physiques  et  l'histoire.  On  peut  étudier  la 
marche  régulière  de  la  nature,  elle  ne  trompera  jamais  nos  pré- 
visions, tandis  que  Thistoire  n'est  que  la  science  du  passé;  la 

13 


194  REVDE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

prévision  lui  est  interdite  :  on  ne  prédit  pas  ce  qui  peut  égale- 
ment être  ou  ne  pas  être.  Les  astronomes  annoncent  l'heure 
exacte  d'une  éclipse  de  lune,  mais  il  n'y  a  pas  d'oracle  qui 
puisse  annoncer  avec  certitude  un  événement  politique. 

L'appréciation  de  la  beauté  est  variable,  et  nul  ne  peut  repro- 
cher à  son  voisin  de  ne  pas  partager  ses  goûts  ;  la  loi  morale,  au 
contraire,  a  un  caractère  obligatoire.  Vous  trouvez  qu'un  poète 
fait  de  mauvais  vers,  qu'un  peintre  fait  de  mauvais  tableaux,  cela 
ne  lui  ôte  pas  votre  estime,  tandis  que  personne,  même  parmi 
les  philosophes  qui  nient  le  libre  arbitre  pt  la  morale,  même 
parmi  les  physiologistes  qui  regardent  les  criminels  comme  des 
malades  irresponsables,  personne  ne  donnera  la  main  à  l'homme 
qui  aura  tué  son  père  pour  hériter  plus  tôt  ou  qui  aura  vendu  à 
l'ennemi  le  secret  de  la  défense  nationale.  Les  révélations  de  la 
conscience  sont  plus  fortes  que  tous  les  systèmes.  L'idée  du 
juste,  la  notion  du  devoir  s'impose  à  chacun  de  nous  avec  l'évi- 
dence d'un  axiome.  Entre  les  formes  possibles  de  notre  activité, 
il  y  en  a  une  que  nous  savons  la  meilleure,  la  seule  qui  con- 
vienne à  la  dignité  de  notre  nature.  Nous  ne  sommes  satisfaits 
de  nos  actes  que  lorsqu'ils  sont  conformes  à  cette  règle,  et  nous 
éprouvons  une  répugnance  invincible  contre  celui  de  nos  sem- 
blables qui  ne  s'y  conforme  pas.  Cette  certitude  est  supérieure  à 
la  certitude  scientifique,  car  elle  n'a  pas  besoin  d'être  démontrée. 
Elle  existe  chez  tous  les  hommes,  et,  si  un  de  nous  transgresse 
la  loi  morale,  les  autres  sont  persuadés  qu'il  a  su  ce  qu'il  faisait 
et  qu'il  aurait  pu  faire  autrement. 

Cette  persuasion,  fondée  sur  la  foi  à  la  libre  volonté  de  l'homme, 
entraîne  le  droit  social  de  punir.  Ce  droit,  la  société  se  l'at- 
tribue, non  pas,  comme  on  le  dit  quelquefois,  pour  protéger  son 
intérêt,  mais  par  une  délégation  des  victimes,  qui  réclament 
une  juste  réparation  et  une  légitime  vengeance.  Mais  ce  droit 
imprescriptible,  la  société  ne  peut  pas  toujours  l'exercer,  et  sou- 
vent elle  l'exerce  mal.  La  conscience  humaine  proteste,  au  nom 
de  l'éternelle  Justice,  contre  cette  impuissance  et  contre  ces 
erreurs.  Il  lui  faudrait  un  tribunal  d'appel,  dont  les  jugements 
infaillibles  s'exerceraient  au  delà  même  des  bornes  de  la  vie.  La 


SYMBOLIQUE  DES  RELIGIONS  195 

morale  demande  cette  sanction  suprême  à  la  religion,  qui  la  lui 
offre  sous  différentes  formes  :  le  monothéisme  punit  le  coupable 
dans  sa  postérité,  solution  dont  l'insuffisance  fut  corrig^ée  plus 
tard  par  la  dogme  de  la  résurrection;  le  panthéisme  conduit 
l'homme  à  travers  des  transmigrations  expiatoires  ;  le  poly- 
théisme affirme  l'immortalité  de  l'âme  et  fait  de  chacun  de  nous 
l'artisan  de  sa  destinée.  Quant  aux  religions  modernes,  elles 
ont  emprunté  aux  religions  antiques  leurs  croyances  sur  la  vie 
future. 

La  manière  dont  l'homme  conçoit  le  principe  et  le  caractère 
de  la  loi  morale  est  en  rapport  avec  l'idée  qu'il  se  forme  de  l'en- 
semble des  choses,  puisque  lui-même  fait  partie  de  l'univers. 
Dans  le  monothéisme,  la  morale  est  la  soumission  absolue  à  la 
toute-puissance  divine  :  la  loi  descend  du  ciel  au  milieu  des 
éclairs,  l'homme  la  reçoit  à  genoux  et  rexécute  en  tremblant. 
Dans  le  panthéisme,  le  monde  étant  un  être  unique,  les  mani- 
festations que  nous  nommons  les  êtres  finis  n'ont  pas  d'existence 
propre,  et  partant  aucun  droit  individuel.  Le  polythéisme,  au 
contraire,  considère  le  monde  comme  une  fédération  de  forces 
distinctes  et  de  lois  multiples.  L'homme  sent  en  lui  une  force 
libre,  qui  est  sa  volonté,  et  une  règle,  qui  est  sa  conscienct. 
Cette  règle  ne  lui  est  pas  imposée  par  une  volonté  supérieure, 
elle  est  lui-même  et  consiste  dans  le  développement  normal  de 
ses  énergies;  c'est  en  vivant  selon  sa  nature  qu'il  accomplit  sa 
loi  et  concourt  pour  sa  part  à  l'ordre  universel. 

Ce  rapport  nécessaire  entre  la  religion  des  peuples  et  leur  mo- 
rale n'implique  pas  une  subordination  de  la  morale  à  la  religion, 
ce  qui  serait  inadmissible^  caries  dogmes  religieux  ne  s'appuient 
que  sur  la  croyance,  tandis  que  les  affirmations  de  la  conscience 
portent  le  caractère  de  certitude  qui  appartient  aux  axiomes. 
On  ne  peut  soumettre  la  morale  à  la  religion  qu'au  détriment  de 
l'une  et  de  l'autre.  Les  théocraties  ont  une  tendance  à  reléguer 
au  second  plan  les  devoirs  révélés  à  chacun  de  nous  par  sa  cons- 
cience individuelle  et  à  exagérer  l'importance  des  prescriptions 
du  culte,  qu'il  est  facile  de  placer  sous  la  direction  du  sacerdoce. 
Les  conséquences  les  plus  funestes  de  l'usurpation  sacerdotale 


196  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

sur  les  droits  de  la  conscience  sont  des  actes  contraires  à  la  mo- 
rale et  accomplis  au  nom  de  la  religion.  Ainsi  les  autodafé, 
qui  sont  des  sacrifices  humains  offerts  en  vue  de  l'unité  du  dogme, 
et,  en  général,  toutes  les  persécutions  exercées  sous  quelque 
forme  que  ce  soit  contre  la  libre  expression  de  la  pensée,  sont 
des  signes  de  faiblesse  dans  les  religions  qui  ne  peuvent  sup- 
porter le  contrôle  de  la  raison,  et  annoncent,  chez  les  peuples  qui 
s'y  soumettent,  une  perversion  du  sens  moral. 

CONCORDANCE  DES  RELIGIONS  ET  DES  FORMES  POLITIQUES 

Comme  les  hommes  vivent  toujours  en  société,  la  politique, 
qui  cherche  la  loi  des  relations  sociales,  est  inséparable  de  la  mo- 
rale, qui  fixe  la  direction  à  donner  aux  activités  humaines,  La 
diversité  des  systèmes  politiques  répond  à  celle  des  conceptions 
religieuses.  Le  réel  étant  le  miroir  de  l'idéal,  chaque  société 
s'ordonne  selon  la  manière  dont  elle  conçoit  l'ordre  général  du 
monde.  Aux  religions  unitaires  répondent  les  gouvernements 
autoritaires,  au  panthéisme  la  hiérarchie  des  castes,  au  mono- 
théisme la  monarchie.  Le  panthéisme  conçoit  l'unité  sous  une 
forme  hiérarchique.  La  loi  n'est  que  l'expression  de  la  nécessité 
des  choses;  dans  la  société,  comme  dans  l'univers,  comme  dans 
un  corps  vivant  quelconque,  l'ordre  résulte  de  la  division  hiérar- 
chique des  fonctions  :  c'est  le  régime  des  castes,  appliqué  autre- 
fois dans  l'ancienne  Egypte  et  qui  subsiste  encore  aujourd'hui 
dans  l'Inde;  la  royauté  n'est  que  le  couronnement  d'une  pyra- 
mide oii  le  sacerdoce  occupe  les  degrés  supérieurs.  Le  pan- 
théisme est  fort  en  faveur  aujourd'hui  parmi  les  philosophes, 
mais  l'école  saint-simonienne  a  seule  essayé  d'en  faire  une  reli- 
gion; or  on  sait  que  les saint-simoniensadmettaientle  système  des 
castes  :  les  mêmes  causes  produisent  toujours  les  mêmes  effets. 

Les  Juifs  et  les  musulmans,  qui  conçoivent  le  monde  comme 
une  monarchie  absolue,  n'ont  jamais  eu  d'autre  forme  sociale 
que  le  despotisme.  La  loi  est  pour  eux  un  commandement  venu 
d'en  haut,  la  morale  une  soumission  sans  réserve  aux  ordres  du 
roi,  du  khalife,  du  sultan,  représentant  de  la  puissance  divine. 


SYMBOLIQUE  DES  RELIGIONS  197 

Il  n'v  a  place  ni  pour  le  droit,  ni  même  pour  le  privilèg-e,  et  l'idéal 
politique  est  l'unité  dans  laservitude.  En  France,  le  déisme,  qui 
était  la  croyance  de  la  plupart  des  philosophes  au  dernier  siècle, 
a  essayé  de  devenir  une  religion  :  le  culte  de  l'Etre  suprême 
répond  à  la  dictature  de  Robespierre,  préface  du  despotisme  im- 
périal. Le  dualisme  iranien,  qui  n'est  qu'une  atténuation  du 
monothéisme  sémitique,  répond  à  une  monarchie  féodale  très 
analogue  à  celles  de  l'Europe  au  moyen  âge,  époque  où  dominait 
la  race  germanique,  si  étroitement  apparentée  à  la  race  iranienne. 
La  querelle  du  sacerdoce  et  de  l'empire  rappelle  la  lutte  des 
Mages  contre  les  rois  Achéménides,  et  l'importance  du  Diable  dans 
les  légendes  chrétiennes  les  rattache  au  dogme  mazdéen. 

Le  polythéisme  a  pour  principe  la  pluralité  des  causes,  le 
balancement  des  forces,  l'équilibre  des  lois.  Sa  morale  concilie  la 
liberté  avec  l'ordre  général  de  la  nature.  Entre  les  lois  divines 
dont  raccord  produit  l'harmonie  universelle,  l'homme  a  sa  loi 
propre,  la  morale.  La  forme  sociale  qui  répond  à  cette  concep- 
tion religieuse  est  la  république.  En  Grèce,  la  loi  n'émane  pas 
d'une  autorité  supérieure,  c'est  un  contrat  mutuel  fondé  sur 
l'accord  des  volontés  libres,  une  règle  de  justice  réciproque  ;  chaque 
citoyen  l'impose  à  lui-même  et  aux  autres,  et,  comme  elle  a  été 
librement  consentie,  elle  est  obligatoire  pour  la  conscience. 
Nulle  parties  principes  d'égalité  et  de  liberté  n'ont  trouvé  une 
plus  complète  application,  nulle  part  la  réalité  n'a  été  si  près  de 
l'idéal  que  dans  cette  glorieuse  démocratie  d'Athènes,  qui  avait 
dressé  au  sommet  de  son  Acropole  la  statue  de  l'invincible  Raison, 
née  tout  armée  du  large  front  de  Zeus,  dans  la  splendeur  de 
l'éclair. 

Dans  les  sociétés  chrétiennes,  la  concordance  entre  les  formes 
politiques  et  les  croyances  religieuses  est  frappante  ;  chaque 
siècle,  chaque  pays  applique  les  mêmes  solutions  au  problème 
politique  et  au  problème  religieux.  La  diversité  de  ces  solutions 
s'explique  par  la  pluralité  des  affluents  d'où  est  sorti  le  christia- 
nisme. Par  une  réaction  naturelle  contre  le  polythéisme  vaincu, 
le  côté  unitaire  du  dogme  devait  prévaloir  d'abord,  et,  sur  le  sol 
où  avaient  fleuri  les  républiques,  Tempire  byzantin  fut  le  type  des 


198  REVUE    DE    l'fiISTOTRE    DES    RELIGIONS 

monarchies  absolues.  En  Occident,  au  morcellement  féodal  et  à 
l'autonomie  imparfaite  des  communes  répond  )e  culte  des  saints, 
un  polythéisme  saupoudré  d'unité  et  réglementé  par  la  théocratie. 
Ces  religions  locales  disparaissent  quand  les  communes  et  les 
provinces  sont  absorbées  dans  l'unité  des  grandes  monarchies  ;  le 
roi  dit  :  «  L'État,  c'est  moi  »,  le  prêtre  dit  :  «  Dieu  seul  est  grand, 
mes  frères  »,  et  la  philosophie  cartésienne  subordonne  à  l'ar- 
bitraire divin  les  axiomes  de  la  raison.  A  la  réforme  protestante 
qui  revendique  le  libre  examen  des  textes  sacrés  répond,  en  poli- 
tique, le  système  parlementaire  ;  l'unité  du  monde  est  représentée 
par  un  Dieu  presque  abstrait,  g-ouvernant  sans  miracles  au  moyen 
d'une  charte  et  assez  semblable  à  un  roi  constitutionnel  ou  à  un 
président  de  république  moderne.  Il  faut  remarquer  que  notre 
système  représentatif,  même  quand  le  pouvoir  central  n'est  pas 
héréditaire,  n'a  rien  de  commun  avec  les  républiques  de  Tanti- 
quité,  qui  avaient  pour  bases  la  législation  directe  et  le  g-ouver- 
nement  gratuit. 

L'histoire  intérieure  des  sociétés  bouddhiques  n'est  guère 
connue,  mais  ce  qu'on  en  sait  suffit  pour  montrer  que  des  croyan- 
ces négatives  peuvent  s'accommoder  du  despotisme  et  de  la 
théocratie.  Le  clergé  bouddhiste  se  recrute  par  l'initiation  indi- 
viduelle, comme  le  clergé  chrétien.  En  étendant  ce  système  à 
toutes  les  fonctions  publiques,  la  Chine  a  réalisé  ce  rêve  des  clas- 
ses lettrées,  une  aristocratie  de  la  science,  le  gouvernement  aca- 
démique et  universitaire  des  mandarins,  et  bien  au-dessous,  à 
une  distance  respectueuse  de  cette  église  philosophique,  un  peu- 
ple soumis  et  docile,  obéissant  avec  une  régularité  ponctuelle  à 
une  élite  de  fonctionnairesinstruits.  De  là  un  mélange  d'enfantil- 
lage et  de  décrépitude  qui  fait  ressembler  la  Chine  à  une  école 
de  bambins  conduite  par  des  vieillards.  Les  savants  espèrent  que 
ce  sera  le  gouvernement  de  l'avenir.  C'est  possible,  mais  ce 
n'est  pas  à  souhaiter  :  l'aristocratie  d'intelligence  n'est  qu'une 
forme  de  la  théocratie;  l'évolution  des  idées  s'arrêterait,  le 
monde  moral  serait  pétrifié,  les  vérités  d'hier  fermeraient  la 
porte  aux  vérités  de  demain. 


SYMBOLIQUE  DES  RELIGIONS  499 


IMPORTANCE   DE   L  HISTOIRE  DES    RELIGIONS 

L'histoire  des  religions  est  une  science  nouvelle.  C'est  un 
Français,  le  conventionnel  Dupuis,  qui  a  essayé  le  premier,  dans 
son  Origine  des  cultes,  de  réunir  en  une  vaste  synthèse  les 
croyances  religieuses  de  tous  les  peuples.  Cette  tentative  était 
prématurée;  les  éléments  d'une  étude  comparative  étaient  trop 
peu  nombreux.  Le  déchiffrement  des  hiéroglyphes  et  des  cunéi- 
formes, la  connaissance  des  langues  de  l'Asie  orientale  devaient 
transformer  entièrement  la  mythologie  comparée.  Cette  deuxième 
étape  est  représentée  par  le  Génie  des  religions  d'Edgar  Quinet. 
Ce  beau  livre  n'a  pas  beaucoup  vieilli;  quoiqu'il  y  ait  des  lacunes 
et  des  erreurs,  l'auteur  y  montre,  en  général,  un  véritable  instinct 
de  divination.  Aujourd'hui,  enfin,  l'exégèse  biblique,  qu'on  a  la 
mauvaise  habitude  d'appeler  science  allemande,  quoiqu'elle  soit 
française  par  ses  origines  et  par  ses  conclusions,  permet  d'ap- 
pliquer au  judaïsme  et  au  christianisme  les  procédés  d'analyse 
scientifique  qui  avaient  aidé  à  comprendre  les  religions  mortes. 

L'utilité  de  l'histoire  des  religions  ne  peut  être  contestée. 
Nos  possessions  coloniales  nous  mettent  en  rapport  avec  les 
musulmans  de  Txilgérie,  les  bouddhistes  de  l'Indo-Chine,  les 
fétichistes  du  Sénégal  et  de  l'Océanie.  Pour  initier  des  hommes 
d'une  race  différente  de  la  nôtre  aux  principes  de  notre  civilisa- 
tion, il  faut  connaître  leurs  traditions  et  comprendre  leurs 
croyances;  c'est  le  seul  moyen  de  pénétrer  dans  leur  vie  intellec- 
tuelle et  morale.  L'histoire  des  religions  mortes  n'est  pas  moins 
utile  à  connaître  que  celle  des  religions  vivantes.  L'art,  qui  est 
la  forme  la  plus  haute  du  travail,  a  été  intimement  lié  aux 
croyances  religieuses.  On  ne  peut  comprendre  le  caractère  de 
l'art  grec  si  on  ne  connaît  pas  les  principes  du  polythéisme,  de 
même  qu'il  faut  pénétrer  le  sens  des  symboles  chrétiens  pour 
apprécier  l'art  du  moyen  âge  et  delà  Renaissance.  Aujourd'hui, 
les  questions  politiques  et  sociales  sont  presque  toujours  com- 
pliquées de  questions  religieuses.  Nos  principes  républicains  de 
liberté  des  cultes  et  de  tolérance  universelle  ne  peuvent  trouver 


200  REVUE  DE  l'hTSTOIRE  DES  RELIGIONS 

de  base  plus  solide  qu'une  étude  impartiale  et  comparative  des 
religions. 

Il  était  donc  nécessaire  que  cette  branche  importante  des 
sciences  historiques  trouvât  place  dans  un  cours  d'histoire  uni- 
verselle. A  regard  de  l'enseignement  donné  ailleurs  par  l'Etat, 
ce  cours  ne  sera  ni  une  concurrence  ni  une  doublure.  Une  s'agit 
pas  ici  de  former  des  professeurs,  ni  d'offrir  d'intéressantes  dis- 
tractions au  dilettantisme  des  lettrés.  Il  s'agit  d'initier  le  grand 
public,  le  peuple,  aux  derniers  résultats  de  la  science.  Il  n'a  que 
faire  d'une  érudition  de  détails,  il  lui  faut  des  vues  d'ensemble 
et  des  conclusions  pratiques.  Il  veut  comprendre  le  rôle  des 
diverses  religions  dans  les  sociétés  anciennes  et  modernes,  leur 
influence  bonne  ou  mauvaise  sur  les  autres  formes  de  l'activité 
humaine  :  l'art,  la  science,  la  morale  et  particulièrement  la  poli- 
tique. L'histoire  des  religions,  pas  plus  que  l'histoire  de  l'art,  ne 
peut  se  séparer  de  l'histoire  des  questions  sociales,  et  je  remercie 
le  Conseil  municipal  de  m'avoir  fourni  les  moyens  d'exposer  les 
résultats  des  travaux  de  toute  ma  vie. 

L'étude  scientifique  des  religions  nous  donnera  peut-être  ce 
respect  de  la  liberté  de  conscience  que  la  Révolution  a  inscrit 
dans  nos  lois,  mais  qui  n'est  pas  encore  dans  nos  mœurs.  Nous 
avons  de  la  peine  à  comprendre  que  d'autres  hommes,  ayant  une 
intelligence  comme  la  nôtre,  puissent  penser  autrement  que  nous. 
Il  faut  cependant  reconnaître  que,  si  on  était  né  dans  un  autre 
temps  et  dans  un  autre  pays,  on  croirait  autre  chose  que  ce  qu'on 
croit.  C'est  bien  assez  peu  d'être  un  homme  sans  se  condamner  à 
n'être  que  de  son  pays  et  de  son  temps.  Il  faut  avoir  étudié  et  com- 
paré les  opinions  pour  choisir  en  connaissance  de  cause.  Chacun 
se  rendrait  un  compte  plus  exact  de  ses  propres  croyances,  s'il 
apportait  à  l'étude  des  religions  étrangères  la  justice  impartiale 
qu'il  réclame  avec  raison  pour  la  sienne;  anrès  cet  examen,  si 
on  s'en  tient  à  celle  qu'on  a  reçue,  on  sait  du  moins  pourquoi. 
Quelques-uns,  découragés,  renonceront  à  toute  foi  religieuse; 
c'est  leur  droit.  Peut-être  voudront-ils  interdire  à  l'esprit  humain 
une  curiosité  qui  leur  paraîtra  stérile;  mais,  comme  la  religion 
répond  à  une  aspiration  de  l'âme  ou,  si  on  veut,  k  une  circon- 


SYMROLI(,U'R  Î>F-.S    RELIGIONS  201 

volution  du  cerveau,  la  grande  masse  de  l'humanité  ne  s'arrêtera 
pas  à  cette  fin  de  non-recevoir. 

Je  voudrais  voir  autour  de  celte  chaire  des  fidèles  de  toutes 
les  religions,  chrétiens  et  musulmans,  juifs  etbouddhisles,  même 
des  matérialistes  et  des  athées.  Aucun  de  mes  auditeurs  n'en- 
tendra une  parole  blessante  pour  ses  convictions.  Je  parlerai  des 
religions  mortes  avec  autant  de  respect  que  des  religions  vi- 
vantes. L'étude  consciencieuse,  l'explication  rationnelle  des 
symboles  conduira  peut-être  l'avenir  à  la  synthèse  et  à  la  conci- 
liation des  dogmes,  La  civilisation  occidentale  est  arrivée  à  sa 
période  alexandrine;  l'Orient  ouvre  de  nouveau  ses  écluses;  des 
langues  fossiles  ressuscitent  pour  nous  des  sociétés  disparues. 
Epelons  les  hiéroglyphes  des  races  mortes,  fouillons  les  ruines 
des  vieux  sanctuaires,  évoquons  l'esprit  religieux  de  l'humanité 
primitive,  le  Saint-Esprit  des  symboles,  et  il  descendra  sur  nous 
en  langues  de  feu.  Les  idées  comme  les  races  ne  sont  hostiles  que 
faute  de  se  connaître.  Préparons  l'amnistie  universelle  des  reli- 
gions ennemies,  la  grande  paix  des  Dieux.  La  valeur  des  idées 
ne  dépend  pas  de  leur  date,  et  la  vérité  n'est  pas  une  question 
d'almanach  ;  elle  est  aussi  nécessaire  à  la  vie  des  sociétés  que 
la  lumière  à  la  vie  des  plantes;  cessons  donc  de  proscrire  les 
formes  que  Tantiquité  a  données  à  ses  intuitions  et  de  faire  dater 
de  notre  siècle  l'avènement  des  lumières.  Quand  on  embrasse 
dans  leur  harmonie  les  révélations  successives  du  divin,  toutes 
les  religions  sont  vraies,  chaque  affirmation  de  la  conscience  est 
une  des  faces  du  prisme  éternel,  et  toute  lutte  doit  finir  devant 
ce  double  enseignement  de  l'histoire  :  la  forme  multiple  des  ré- 
vélations divines  et  la  permanence  du  sentiment  religieux  dans 
l'humanité. 

Louis  Ménard, 

Docîpur  es  lettres. 


LE  PIED  DU  BUDDHA 


La  première  partie  du  XXVIP  volume  des  Annales  du 
Musée  Guimet^  qui  vient  de  paraître  sous  ce  litre  Le  Siam  an- 
cien^ et  qui  nous  donne  les  résultats  de  l'exploration  de  la 
vallée  du  Me-nam  par  M.  Lucien  Fournereau  en  1891-92, 
principalement  dans  la  partie  septentrionale,  siège  primitif  de 
l'empire,  oià  se  trouvent  les  ruines  des  anciennes  capitales 
Sajjanâlaya  et  Sukhodaya,  est  illustrée  par  84jphototypies  et 
42  gravures  insérées  dans  le  texte.  Deux  de  ces  phototypies, 
les  planches  XXI  et  LXVIII,  sont  des  reproductions  de  pièces 
conservées  dans  des  monastères  de  Bang-kok,  dont  la  seconde 
est  connue  pour  provenir  de  Sukhodaya  :  elles  représentent 
le  Buddha-pâdam  (Pied  du  Buddhd)  appelé  aussi  Çri-pâdam 
(pied  sacré,  pied  vénérable),  en  siamois  Phra-bat.  Gomme  ces 
deux  curieuses  pièces  nous  apportent  quelque  chose  de  nou- 
veau, il  nous  paraît  à  propos  d'en  dire  ici  quelques  mots,  tout 
en  traitant  sommairement  la  question  du  Pied  du  Buddha. 

Parmi  les  32  signes  du  «  grand  homme  »  qui  se  voient  sur 
la  personne  du  Buddha,  il  en  est  deux  qui  appartiennent  au 
pied;  ce  sont  le  «  réseau  »  [jala)  et  le  «  disque  *>  ou  la  «  roue  » 
[cakra).  Le  «  réseau  »  est  commun  au  pied  et  à  la  main; 
Ed.  Foucaux,  le  traducteur  de  la  Vie  du  Bouddha  Sâkya 
Moimi,  pensait  que  ce  «  réseau  »  est  une  membrane  réunis- 
sant entre  eux  les  doigts  de  la  main  et  ceux  du  pied  et  en 
faisant  des  mains  et  des  pieds  «  palmés  »  ;  cette  interpréta- 
tion a  été  combattue,  et  nos  documents  lui  semblent  défavo- 
rables, comme  on  le  verra.  Quant  au  «  disque  »,  il  est  spécial 
au  pied,  sur  la  plante  duquel  on  le  voit  imprimé. 

Il  existe,  en  plusieurs  endroits,  dans  les  pays  bouddhiques, 
à  Geylan  au  sommet  du  Pic  d'Adam,  à  Me-day  en  Birmanie, 
au  Siam  dansle  couvent  du  Phra-bat  au  sud-est  de  Lophabhuri, 


LE  PIED  DU  BTIDDHA  203 

des  excavations  à  la  surface  d'un  rocher  que  l'on  prétend  être 
des  empreintes  du  pied  du  Buddha,  et  qui  sont  devenues,  à 
cause  de  cela,  des  lieux  de  pèlerinage,  surtout  le  Phra-bat  de 
Siam.  Ces  excavations  naturelles  ou  artificielles,  peut-être 
l'un  et  l'autre,  n'ont  jamais  été  l'objet  d'une  description  ou 
d'une  reproduction  exacte;  mais  on  a  fait  des  dessins  com- 
pliqués qui  passent  pour  en  être  la  reproduction  et  qui  ne 
ressemblent  pas  plus  à  ces  prétendues  empreintes  que  ces  em- 
preintes elles-mêmes  ne  ressemblent  à  un  pied  humain. 

Ces  dessins,  pour  s'accorder  avec  les  livres  bouddhiques, 
devraient  figurer  un  pied  avec  les  deux  signes  précités  :  le  ré- 
seau et  le  disque.  xMais  le  nombre  des  signes  est  bien  plus 
considérable,  et  il  s'élève  au-dessus  de  cinquante  et  même 
au-dessus  de  cent  dans  les  listes  qui  en  ont  été  dressées  ou 
dans  les  dessins  qu'on  en  a  faits. 

Ainsi  le  major  Symes,  dans  la  relation  de  son  ambassade  à 
Ava,  donne  sansexplicationundessindupiedbirmandeMe-dai, 
où  l'on  en  compte  117.  Low  a  donné  un  dessin  du  pied  sia- 
mois oià  il  s'en  trouve  98  qu'il  explique  et  dont  il  donne  les 
noms.  Avant  lui,  Baldœus  avait  donné  sur  le  rapport  qui  lui 
avait  été  fait  par  des  voyageurs  hollandais,  une  liste  des  signes 
du  même  pied  au  nombre  de  68.  Eugène  Burnouf,  réunissant 
et  comparant  les  renseignements  fournis  par  Baldœus  et  Low, 
les  contrôlant  par  une  liste  de  65  signes  que  lui  avait  fournie 
un  ouvrage  bouddhique  pâli-singhalais,  a  fait  sur  le  pied  du 
Buddha  un  mémoire  étendu  et  important  qui  forme  un  des 
appendices  du  Lotus  de  la  Bomie  loi.  L'écart  entre  les  chiffres 
65,  68,  98  et  même  117  s'explique  par  ce  fait  que  plusieurs 
signes  sont  collectifs,  représentant,  par  exemple,  les  4  conti- 
nents, les  7  rivières,  etc.,  et  sont  comptés  tantôt  comme  1, 
tantôt  comme  4  ou  7,  etc.  Malgré  cela,  on  ne  peut  pas  arriver 
à  faire  concorder  exactement  les  listes  et  les  dessins. 

Depuis  Burnouf,  Henry  Alabaster,  interprète  du  consulat 
britannique  à  Bang-kok,  s'est  occupé  du  pied  du  Buddha.  Il  a 
faille  pèlerinage  du  Phra-bat,  mais  sans  aucun  succès  pour 
l'étude  de  la  fameuse  empreinte.  Il  a  publié  un  dessin  du  pied 


204  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

du  Buddha  qu'il  s'est  procuré  à  Bans^-kok  ;  ce  dessin  se  com- 
pose de  108  signes  outre  le  réseau  et  le  disque  central  qui  s'y 
trouvent,  mais  qui  n'entrent  point  en  compte.  Alabaster 
donne  l'explication  des  signes,  qui  se  trouvent  énumérés  dans 
une  Vie  du  Buddha  traduite  du  siamois  et  publiée  en  même 
temps  que  son  étude  sur  le  Buddha-pâdam.  Il  constate  l'im- 
possibilité de  faire  concorder  les  listes  et  les  dessins  connus; 
la  raison  en  est  que  certains  signes  se  retrouvent  partout, 
mais  que  d'autres  sont  spéciaux  à  tel  ou  tel  dessin,  telle  ou 
telle  liste,  et  ne  se  retrouvent  pas  dans  les  autres. 

C'est  que  les  bouddhistes,  dans  leur  représentation  du  pied 
du  Buddha,  se  proposent  de  figurer  le  monde  et  d'y  faire 
entrer  un  certain  nombre  d'objets  ou  de  symboles  auxquels 
ils  attachent  de  l'importance.  Or  il  en  est  sur  l'importance 
desquels  on  n'est  pas  bien  fixé,  que  les  uns  négligent,  queles 
autres  adoptent  ;  de  là  des  différences  dans  les  signes  et 
même  dans  le  nombre  de  ces  signes, 

La  planche  XXI  de  M.  Fournereau  reproduit  la  disposition 
du  dessin  publié  par  Alabaster  ;  elle  se  divise  en  deux  parties, 
l'une  supérieure  partagée  en  cinq  compartiments  figurant  les 
cinq  orteils  et  remplis  par  des  lignes  ondulatoires  dans  les- 
quels Alabaster  voit  le  «  réseau  »  (jâlà),  —  l'autre  inférieure, 
ayant  la  forme  d'un  rectangle  arrondi  vers  le  bas  pour  figurer 
le  talon,  représentant  la  plante  du  pied,  avec  le  «  disque  »  au 
milieu.  Au-dessus  et  au-dessous,  à  droite  et  à  gauche  du  dis- 
que, les  signes  sont  logés  dans  de  petits  carrés  ;  seulement  il 
est  impossible  d'en  trouver  108  comme  dans  le  dessin  d'Ala- 
baster,  et  il  l'est  presque  autant  d'identifier  chacun  d'eux 
avec  quelqu'un  de  ceux  que  cet  écrivain  énumère  ;  il  y  en  a 
néanmoins  un  certain  nombre  pour  lesquels  cette  identifica- 
tion se  fait  sans  difficulté. 

Mais  la  planche  XXI  du  Siam  ancien  se  distingue  par  une 
particularité  toute  nouvelle  :  deux  signes  complexes,  occu- 
pant plus  de  place  que  les  autres,  la  place  de  deux  et  même 
de  quatre  signes,  l'un  au-dessus  du  disque,  l'autre  au-dessous  ; 
chacun  d'eux  représente  un  personnage  central  placé  entre 


LE  PIED  DU  BUDDHA  205 

deux  autres  qui  l'adorent  ou  lui  témoignent  du  respect.  Le 
signe  supérieur  indique  une  situation  plus  élevée  chez  le  per- 
sonnage central.  Gomme  le  roi  Cakravartin  (Empereur  uni- 
versel) est  cité  parmi  les  signes  du  Buddha-pàdam,  que  Ala- 
basteracru  lui-même,  bien  qu'avec  hésitation,  le  reconnaître 
dans  son  dessin  où  il  est  représenté  par  un  personnage  isolé, 
il  semble  qu'on  soit  fondé  à  en  voir  une  image  plus  ample  et 
plus  complète  dans  l'un  des  deux  dessins  complexes  de  notre 
planche.  Maintenant,  comme  le  roi  Cakravartin  est  assimilé 
au  Buddha,  qu'ils  sont  pourvus  l'un  et  l'autre  de  trente-deux 
signes,  nous  nous  croyons  autorisé  à  voir,  dans  l'autre  signe 
complexe,  le  Buddha  flanqué  de  ses  deux  principaux  disciples. 
Cette  introduction  du  Buddha  parmi  les  signes  du  Çrî-pâdam 
est  quelque  chose  d'absolument  nouveau,  de  même  que  le 
développement  donné  à  la  représentation  du  roi  Cakravartin  ; 
mais  ces  deux  signes  sont  eux-mêmes  un  élément  nouveau 
dans  la  composition  du  Çrî-pâdam  ;  et  l'explication  proposée 
semble  être  la  plus  vraisemblable,  pour  ne  pas  dire  la  seule 
qu'on  puisse  donner. 

La  planche  LXVIII  se  distingue  par  deux  particularités 
différentes.  D'abord  il  y  a  les  deux  pieds,  non  un  seul.  Leur 
apparence  générale  est  la  même  ;  il  y  a  les  orteils  avec  les 
hgnes  ondulatoires  du  «  réseau  »  ;  et  la  plante  du  pied  avec  le 
«  disque  »  au  milieu.  Mais  ici  le  «  disque  »  a  une  importance 
spéciale  ;  c'est  lui  qui  renferme  les  signes  au  nombre  de  108. 
Car  il  se  compose  de  six  cercles  concentriques  dans  lesquels 
sont  logés  32,  puis  24,  puis  16,  puis  12,  et  enfin  8  signes,  en 
tout  108.  Il  faudrait  pouvoir  identifier  ces  108  signes  ;  mal- 
heureusement leur  petitesse  et  surtout  l'état  dégradé  du  mo- 
nument rend  la  chose  impossible. 

De  l'existence  et  de  la  comparaison  de  nos  deux  planches 
rapprochées  des  documents  déjà  connus,  nous  croyons  pou- 
voir tirer  cette  conclusion  : 

1°  Le  nombre  de  signes  du  Çrî-pâdam,  sans  compter  le 
«  réseau  »  et  le  «  disque  »  central,  est  réglementairement  de 
108;  mais  on  ne  s'impose  pas  la  loi  de  réaliser  toujours  ce  total. 


206  REVUE    DE    l'histoire    DES     RELIGIONS 

2°  Selon  toutes  les  probabilités,  on  peut  faire  entrer  le 
Buddha  avec  le  roi  Cakravartiii  parmi  les  signes  en  représen- 
tant chacun  d'eux  flanqué  de  deux  ministres  ou  disciples. 

3"  Les  108  signes  peuvent  se  trouver,  soit  en  dehors  du 
«  disque  »  central,  soit  dans  l'intérieur  du  «  disque  »  lui- 
même,  qui  occupe,  dans  ce  cas-là,  une  plus  grande  place. 

L.  Feer. 


REVUE  DES  LIVRES 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 


Allan  Menzies.  —  History  of  PiCligion,  a  sketch  of  primitive  re- 
ligious  Beliefs  and  practices  and  of  the  origin  and  character  of  the 
great  Systems.  Londres,  Murray,  1895,  1  vol.  in-8°de  xia-438  pages. 

On  ne  nie  plus  aujourd'hui  qu'il  existe  une  histoire  des  religions  et 
qu'elle  doive  se  traiter  par  les  procédés  habituels  de  la  critique  histo- 
rique. On  conteste  davantage  l'existence  d'une  «  science  »  des  religions, 
en  tant  que  possibilité  de  formuler  les  lois  suivant  lesquelles  les  phéno- 
mènes religieux  se  produisent  et  se  modifient.  Sans  doute,  les  explica- 
tions générales  en  cette  matière  sont  sujettes  à  varier  avec  le  point  de 
vue  philosophique.  Mais^  sous  la  seule  réserve  d'admettre  le  principe  de 
continuité  qui  est  à  la  base  des  raisonnements  scientifiques,  on  a  le 
droit  de  penser  qu'en  dehors  de  toute  idée  préconçue  on  peut  objecti- 
vement déduire  de  la  comparaison  et  de  l'enchaînement  des  manifesta- 
tions religieuses  les  conditions  générales  de  leur  évolution,  et  cela  avec 
un  caractère  de  certitude  ou  au  moins  de  probabilité  suffisant  pour  mériter 
à  ces  travaux  une  place  parmi  les  déductions  de  la  science. 

Tout  au  plus  pourrait-il  être  objecté  que  notre  connaissance  des  phé- 
nomènes religieux  est  encore  bien  incomplète.  Mais  ce  n'est  là  qu'une 
objection  de  fait  et  elle  s'affaiblit  à  chaque  conquête  nouvelle  de  l'his- 
toire ou  de  l'ethnographie.  Nul  doute  que,  sur  bien  des  points^,  nous 
n'ayons  encore  à  réformer  nos  appréciations  relatives  à  tel  ou  tel  culte. 
Néanmoins  ce  n'est  pas  trop  de  dire  que  les  matériaux  actuellement  à 
notre  disposition  semblent  désormais  suffisants  pour  justifier  l'élaboration 
de  manuels^  les  uns  qui  sont  consacrés,  non  seulement  à  l'histoire  des 
religions,  comme  l'excellent  traité  de  M.  Tiele  si  connu  en  France  par  la 
traduction  de  M.  Maurice  Vernes,  mais  encore  à  la  science  des  religions 
comme  les  Prolégomènes  de  M.  Albert  Réville,  les  Gi/ford  Lectures  de 


208  REVUE    DE    l'histoire    DES    RKLIGIONS 

M.  Max  MûUer,  la  Religionsphilosophie  de  M.  Otto  Pfleiderer,  les  autres 
qui  réunissent  les  deux  branches  de  l'hiérographie,  comme  le  Lehrhuch 
der  Religionsgeschichtc  de  M.  Ghantepiede  la  Saussaye  et,  plus  récem- 
ment, le  remarquable  volume  qui  a  pour  auteur  M.  Allan  Menzies,  pro- 
fesseur d'exégèse  biblique  à  l'Université  de  Saint- Andrews. 

L'auteur  qui  définit  la  religion  :  «  le  culte  de  puissances  supérieures  » 
ou,  en  termes  plus  complets  :  «  l'établissement  de  relations  avec  des  puis- 
sances supérieures  et  invisibles  dont  l'homme  a  conscience  d'avoir  be- 
soin »,  admet  sans  réserve  «  qu'il  n'y  a  pas  de  solution  de  continuité  dans 
le  développement  religieux  depuis  les  origines  jusqu'à  nos  jours  ».  La 
question  est  de  savoir  ce  qu'il  faut  entendre  par  les  origines.  A  première 
vue,  la  pensée  de  l'auteur  paraît  un  peu  manquer  de  netteté.  Ainsi  il  ex- 
clut de  sa  définition  les  phénomènes  de  spiritisme  et  de  fétichisme  «  où 
le  culte  paraît  s'adresser  à  des  objets  que  le  fidèle  méprise  ou,  un  moment 
après^  maltraite  et  rejette  » .  D'autre  part  il  écrit,  dix  pages  plus  loin  :  «  Là 
où  un  sentiment  de  besoin  a  amené  un  homme  à  établir  des  relations  avec 
un  pouvoir  supérieur,  nous  estimons  que  la  religion  a  fait  son  apparition  ». 
Or  l'esprit,  le  fétiche,  l'animal  même,  que  le  sauvage  s'imagine  pouvoir 
agir  sur  sa  destinée  par  des  moyens  mystérieux  et  qu'il  vénère  ou  mal- 
traite suivant  les  circonstances,  lui  sont  toujours  censés  supérieurs  par 
un  côté  quelconque  et  c'est  le  sentiment  de  cette  supériorité,  toute  rela- 
tive qu'elle  est,  qui,  joint  à  Tidée  de  mystère,  engendre  les  formes  les 
plus  élémentaires  de  la  religion. 

Quoiqu'il  en  soit,  ce  n'est  guère  là  qu'une  querelle  de  définition.  L'au- 
teur est  d'accord  avec  nous  pour  chercher  dans  le  système  religieux  des 
sauvages  l'équivalent,  sinon  la  reproduction  exacte  de  la  religion  primi- 
tive. Peut-on  bien,  à  ce  propos,  parler  de  système?  11  reconnaît  qu'on 
trouve  là  beaucoup  de  variété  et  d'incohérence  dans  les  croyances.  Mais 
toutes  ces  superstitions,  fait-il  observer,  ont  des  traits  communs,  voire 
une  certaine  parenté.  Ce  sont  ces  traits  communs  qui  constituent  la  re- 
ligion sauvage;  celle-ci  est  le  fruit  non  d'une  révélation  primitive,  ni 
d'une  idée  innée,  mais  d'une  nécessité  psychologique. 

Après  avoir  établi  ce  dernier  point  par  une  excellente  analyse  des 
habitudes  mentales  propres  aux  non-civilisés,  il  énumère,  comme  les 
premiers  objets  du  sentiment  religieux,  certains  phénomènes  naturels, 
les  âmes  des  ancêtres,  les  esprits  en  général,  enfin  les  fétiches  (c'est- 
à-dire  des  objets  hantés  par  des  espritsj.  Il  n'y  a  rien  à  reprendre  dans 
cette  énumération,  sauf  que  l'auteur  me  paraît  insister  plus  que  de  rai- 
son sur  la  distinction,  esquissée  pur  M.  Albert  Réville,  entre  les  grands 


ANALi'SKS  ET  COMPTES  KENDUS  209 

et  les  pelits  phénomènes  de  la  nature  —  d'une  part  le  soleil,  la  lune, 
le  vent,  le  tonnerre,  le  feu,  —  d'autre  part  les  arbres,  les  fontaines,  les 
rivières,  les  animaux,  etc.  —  M.  Menzies  va  jusqu'à  y  voir  la  source  de 
deux  religions  distinctes  (p.  48),  l'une,  où  le  dieu  est  regardé  comme 
présent  partout,  l'autre  où  il  est  lié  à  une  localité  déterminée.  Cependant 
il  reconnaît  lui-même  que  la  grande  distinction  à  établir  parmi  les  objets 
de  la  vénération  populaire  est  plus  spécialement  la  distinction  entre  les 
dieux  et  les  esprits;  le  dieu,  qui  a  une  personnalité  déterminée,  reçoit 
un  culte  permanent  et  inspire  des  sentiments  de  sympathie  et  de  con- 
fiance; l'esprit,  qui  reste  anonyme  et  indépendant,  n'excite  que  des  sen- 
timents de  crainte  et  ne  reçoit  dhommages  que  quand  on  a  besoin  de 
son  concours.  Or  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  cette  distinction  des  dieux 
et  des  esprits  coïncide  avec  celle  des  phénomènes  généraux  et  des  objets 
locaux.  Ne  suffit-il  pas  qu'un  grand  phénomène  de  la  nature  soit  person- 
nifié sous  un  nom  quelconque  et  investi  d'une  individualité  mythique, 
pour  qu'il  devienne  parfois  l'objet  d'un  culte  territorial  ou  tribal,  alors 
que  chez  de  nombreux  peuples  on  voit,  au  contraire,  figurer,  parmi  les 
dieux  généraux,  des  simples  génies  montés  en  grade? 

De  toute  façon,  le  dieu  n'est  qu'un  esprit  agrandi.  Entre  eux  il  n'y  a 
qu'une  question  de  plus  ou  de  moins  dans  le  degré  de  puissance.  Ou,  si 
l'on  veut  absolument  un  critérium,  je  définirai  le  dieu  comme  un 
esprit  qui  a  d'autres  êtres  surhumains  sous  ses  ordres.  C'est  ce  que 
l'auteur  perd  un  peu  de  vue  dans  le  mal  qu'il  se  donne  pour  expliquer 
la  genèse  du  polythéisme.  Ce  qui  me  parait  surtout  caractériser  le  poly- 
théisme, c'est  l'établissement  d'une  hiérarchie  parmi  les  puissances 
surhumaines,  et  non  forcément,  comme  le  laisse  entendre  M.  Menzies,  la 
superposition  d'une  religion  nationale  aux  religions  tribales.  Qu'une  su- 
perposition de  ce  genre  ait,  dans  certains  cas,  amené  la  subordination 
des  divinités  tribales  ou  locales  au  profit  de  l'une  d'elles,  le  fait  est  in- 
contestable ;  mais  il  semble  difficile  de  maintenir  que  ce  soit  là  l'unique 
source  du  polythéisme,  tel  que  je  l'ai  défini  plus  haut. 

Je  n'aurais  peut-être  pas  insisté  sur  celte  observation,  si  la  subdivision 
des  religions  en  tribales,  nationales  et  individuelles  ne  formait  la  clef 
de  voûte  du  système  de  M.  Allan  Menzies.  Il  estime,  en  effet,  que  ces 
trois  formes  correspondent  aux  trois  grandes  étapes  du  progrès  social  : 
la  première  où  l'homme  est  absorbé  par  les  préoccupations  matérielles 
de  l'existence;  la  seconde  où  l'activité  laissée  disponible  par  l'assouvis- 
sement des  besoins  matériels  est  consacrée  à  la  défense  et  au  dévelop- 
pement de  la  communauté;  la  troisième  où  l'homme  se  rend  compte  de 

14 


210  REVUE    DE   l'histoire  DES   RELIGIONS 

sa  valeur  en  tant  qu'individu  et  travaille  à  développer  sa  propre  person- 
nalité. Dans  la  première  période,  chaque  tribu  a  son  dieu  qu'elle  regarde 
comme  son  protecteur  ou  même  son  ancêtre  ;  c'est  une  forme  de  culte 
où  prédomine  la  magie,  c'est-à-dire  les  moyens  d'influencer  artificielle- 
ment la  divinité  ;  la  religion  y  est  essentiellement  collective;  «elle  con- 
cerne l'ensemble  de  la  tribu,  non  l'individu,  ou  du  moins  elle  n'intéresse 
celui-ci  qu'en  tant  que  membre  de  celle-là  ».  Quand  différentes  tribus 
s'unissent  pour  former  une  nation,  le  dieu  de  la  fraction  dominante  se 
place  au-dessus  des  autres.  Non  seulement  il  occupe  une  situation  plus 
élevée,  plus  distante;  mais,  comme  les  liens  du  sang  qui  l'unissaient  à 
ses  anciens  adorateurs  n'existent  plus  qu'à  l'égard  d'une  partie  de  la  na- 
tion, ils  sont  remplacés  par  des  rapports  généraux  de  nature  moins  maté- 
rielle, analogues  à  ceux  qui  existent  entre  un  roi  et  ses  sujets.  Ainsi,  placé 
au-dessus  des  jalousies  tribales,  le  dieu  devient  disposé  à  écouter  les 
plaintes  individuelles  et  tend  à  devenir  la  personnification  de  la  justice 
suprême.  Le  culte  croît  en  importance,  en  richesse  et  aussi  en  minutie, 
en  même  temps  que  grandit  l'autorité  du  prêtre.  —  Cependant,  tôt  ou 
tard,  l'individu  se  révolte  contre  le  formalisme  des  pratiques  religieuses, 
il  réclame  la  liberté  de  ses  relations  avec  la  divinité.  Celle-ci  n'exige 
plus  que  l'accomplissement  volontaire  de  la  loi  morale.  La  religion  devient 
individualiste  et  par  suite  apte  à  se  faire  universelle,  —  Sans  doute 
les  trois  formes  continuent  à  coexister  et  même  à  réagir  l'une  surl'auti'e. 
Toutefois  le  progrès  résulte  de  l'importance  grandissante  que  prend  la 
troisième. 

Il  y  a  là  incontestablement  un  beau  et  fidèle  tableau  de  l'évolution 
religieuse,  mais  qui  peut-être  néglige  un  peu  trop  les  côtés  intellectuels 
de  la  religion  pour  n'insister  que  sur  son  influence  sociale.  L'histoire  de 
la  religion  est  le  résumé  des  transformations  graduellement  introduites, 
non  seulement  dans  le  lien  qui  sert  de  base  à  l'association  religieuse, 
mais  encore  dans  l'exposé  des  modifications  apportées  aux  conceptions 
générales  sur  la  nature  de  la  Divinité  et  sur  son  rôle  dans  l'univers. 
Peut-être  l'auteur  s'est-il  laissé  influencer  à  son  insu  —  non  par  ses 
croyances  personnelles  à  l'égard  desquelles  il  montre  une  rare  indépen- 
dance —  mais  par  ses  études  favorites  qui  l'ont  porté  à  formuler  surtout 
son  type  d'évolution  religieuse  d'après  l'histoire  de  la  race  où  le  progrès 
religieux  est  le  plus  attribuable,  non  à  la  spéculation  métaphysique, 
mais  à  des  facteurs  moraux.  Ce  qui  ne  l'empêche  pas,  du  reste,  de  rendre 
justice  à  la  fonction  remplie  par  les  éléments  intellectuels,  là  où  il  est 
amené  à  s'en  occuper,  par  exemple,  quand  il  montre  que  le  christia- 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  211 

nisme,  tout  en  pouvant  être  considéré  comme  un  prolongement  du  pro- 
phétisme  juif,  n'aurait  pas  été  en  état  de  conquérir  le  monde  antique, 
si  celui-ci  n'y  avait  été  préparé  par  les  derniers  développements  de  la 
philosophie  grecque. 

La  seconde  partie  de  l'ouvrage  —  qui  en  réalité  devrait  être  la  pre- 
mière, puisqu'elle  renferme  les  matériaux  d'où  l'auteur  a  extrait  sa  théo- 
rie générale  —  se  compose  d'une  succession  de  chapitres  respectivement 
consacrés  à  toutes  les  grandes  religions  du  passé  et  du  présent.  Ces  ré- 
sumés, qui  n'ont  rien  de  la  sécheresse  ordinaire  d'un  manuel,  répondent 
fort  exactement  à  l'état  actuel  de  la  science,  mais,  à  raison  même  de 
leurs  qualités  littéraires  et  méthodiques,  ils  n'échappent  pas  toujours  à 
l'écueil  des  affirmations  hasardées,  du  moins  sur  certains  poin+s  de  dé- 
tail. 

Ainsi  l'auteur  s'avance  heaucoup,  quand  il  écrit  que  la  religion  égyp- 
tienne procède  de  la  Chaldée  ;  que  les  dieux  de  l'Egypte,  comme  ceux  de 
toutes  les  nations  antiques,  concernent  seulement  l'État  et  non  l'individu  ; 
qu'en  Phénicie  les  Moloch  étaient  partout  supérieurs  aux  Baalim  et  ré- 
présentaient un  état  religieux  plus  développé;  que  la  Grèce  ne  doit 
aucun  dieu  nouveau  aux  influences  phéniciennes;  qu'on  trouve  annoncée 
dans  les  Gathas  la  doctrine  où  le  Ciel  et  l'Enfer  seront  donnés  comme 
purement  subjectifs.  Il  abuse  du  totémisme,  de  même  que  presque  toute 
l'école  ethnologique  anglaise,  à  l'exception  de  M.  Edw.  B.  Tylor,  et  il 
laisse  une  certaine  confusion  dans  notre  esprit  sur  la  façon  dont  il  com- 
prend, chez  les  nomades,  les  rapports  d'origine  entre  les  dieux  de  tribus 
et  les  dieux  de  localités.  Quelques-unes  de  ses  étymologies  sont  sujettes 
à  réserves  :  lorsqu'il  identifie  l'Anahita  des  Perses  avec  l'Amita  des 
bouddhistes  chinois ,  qu'il  traduit  Saturne  par  le  Semeur  et  qu'il  met  le 
titre  de  flamen  en  rapport  avec  la  flamme  du  sacrifice.  Certaines  de  ses 
dates  sont  dans  le  même  cas  :  quand  il  écrit  que  Menés  ne  peut  pas  être 
postérieur  à  3200  avant  notre  ère,  il  laisse  l'impression  que  le  règne  de 
Menés  pourrait  être  de  cette  date,  qui  est  beaucoup  trop  rapprochée  de 
nous.  Quand  il  affirme  que  les  Chinois  possédaient  l'art  d'écrire  3,000  ans 
avant  J.-C,  il  s'en  remet  un  peu  trop  à  des  renseignements  légendaires 
et  quand  il  soutient  que  les  premiers  traités  du  bouddhisme  furent  écrits 
cent  ans  après  la  mort  du  Bouddha,  il  oublie  que  nous  n'avons  aucune 
preuve  positive  de  leur  existence  avant  les  édits  d'Asoka  vers  le  milieu 
du  me  siècle  avant  notre  ère. 

En  dépit  de  ces  quelques  passages  —  à  peu  près  inévitables  dans  un 
recueil  de  ce  genre  -  l'ouvrage  est  éminemment  conçu  de  façon  à  asseoir 


212  REVUE    DE    L  HISTOIRE  DES    RELIGIONS 

sur  des  données  scientifiques  ce  qu'on  a  nommé  la  suite  des  religions, 
c'est-à-dire  le  tableau  de  l'ensemble  des  cultes  étudiés  dans  leurs  rap- 
ports de  simultanéité  et  de  succession.  L'auteur  n'a  pas  hésité  à  y  com- 
prendre même  la  religion  qui  est  la  sienne  et  il  l'a  fait  sans  s'écarter  un 
seul  instant  du  cadre  qu'il  s'est  tracé.  S'il  maintient  la  supériorité  du 
christianisme,  c'est  parce  que  celui-ci,  tel  qu'il  a  été  originairement 
enseigné,  lui  paraît,  mieux  que  tout  autre  culte,  réaliser  les  conditions 
auxquelles  se  mesure  le  progrès  religieux,  —  et  a  le  mérite  de  fournir  une 
religion  d'amour  et  de  liberté,  où  l'homme  apprend  «  à  se  réaliser  lui- 
même».  —  Mais  cette  conviction  ne  l'empêche  pas  de  traiter  le  christia- 
nisme comme  une  religion  dont  la  genèse  doit  être  expliquée  exclusive- 
ment par  des  procédés  naturels  et  dont  l'histoire  comporte  l'application 
des  mêmes  règles  que  celle  des  autres  cultes. 

La  Religion,  dont  tous  les  cultes  indistinctement  ne  sont  que  les  ma- 
festations,  a  donc  son  point  de  départ  dans  des  illusions?  «  Oui,  en  un 
sens,  répond  M.  Allan  Menzies.  Mais  ces  illusions  ne  sont,  après  tout, 
que  la  forme  extérieure  et  inadéquate  dont  s'est  d'abord  revêtu  l'esprit 
religieux.  La  religion  doit  toujours  s'exprimer  dans  les  termes  du  savoir 
qui  existe  à  un  moment  déterminé  et  quand  ce  savoir  est  défectueux,  la 
religion  doit  nécessairement  en  partager  les  défauts.  Mais,  d'autre  part, 
la  religion  est  quelque  chose  de  plus  que  du  savoir;  c'est  aussi  une  foi 
et  une  communion,  qui  peuvent  être  profondes  et  vraies,  même  quand 
les  connaissances  qui  leur  fournissent  leurs  moyens  d'expression  sont 
considérablement  erronées.  Et  quand  ces  erreurs  sont  constatées,  la 
religion  a  le  pouvoir  de  s'adapter  des  formes  nouvelles,  comme  l'arbre  qui 
se  revêt  de  feuilles  fraîches,  en  remplacement  de  celles  qui  sont  flétries. 
D'ailleurs  il  serait  erroné  d'admettre  que,  même  en  tant  que  savoir,  la 
religion  primitive  n'était  rien  de  plus  qu'une  illusion.  La  faculté  poétique, 
la  disposition  qui  nous  mène  à  retrouver  hors  de  nous  ce  qui  est  en  nous 
et  à  en  affirmer  la  réalité,  a  conduit  l'homme  dans  la  vraie  et  non  la 
fausse  direction.  Ce  qu'il  adorait,  ce  n'est  pas  la  chose  qui  frappait  ses 
yeux  ou  son  ouïe,  c'est  cette  chose  telle  qu'il  la  concevait.  Or  il  concevait 
qu'il  y  avait  là,  en  dehors  de  lui,  ce  dont  sa  propre  conscience  portait 
témoignage,  un  idéal,  un  être  qui  échappait  à  l'étreinte  des  sens,  qui 
pouvait  l'aider,  qui  se  prêtait  à  des  relations,  qui  possédait  un  pouvoir 
supérieur  au  sien.  C'est  là  que  se  trouvait  l'élément  vivant  et  grandis- 
sant de  la  Religion.  »  —  N'est-ce  pas  à  peu  près  la  conclusion  d'Herbert 
Spencer,  quand  celui-ci  proclame  que  les  religions  même  les  plus 
rudimentaires  ont  une  ùme  de  vérité  et  que  cet  élément  vrai  consiste 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  213 

dans  Tadmission  de  l'identité  entre  la  force,  telle  que  l'homme  la  perçoit 
dans  sa  conscience,  et  la  force,  telle  qu'elle  lui  apparaît  à  travers  les 
manifestations  du  monde  extérieur? 

GORLET  d'Ai.VIELLA. 


J.  Halévy.  —  Recherches  bibliques.  :  l'Histoire  des  Ori- 
gines d'après  la  Genèse.  —  (Texte,  traduction  et  commentaire,) 
Tome  I,  Genèse,  i-xxv.  Un  vol.  gr.  in-8,  vi  et  496  pages.  Paris, 
E.  Leroux,  189,5. 

Le  grand  ouvrage  que  vient  de  faire  paraître  M.  Halévy  contient  une 
traduction  et  un  commentaire  des  plus  intéressants  des  vingt-cinq  pre- 
miers chapitres  de  la  Genèse.  Quant  au  texte  annoncé  sur  la  couverture 
et  dans  le  titre,  nous  ignorons  pour  quel  motif  il  n'a  point  été  imprimé, 
et  nous  le  regrettons,  car  rien  n'est  plus  instructif  et  suggestif  que  la 
correction  et  la  reconstitution  d'un  texte  biblique,  lorsque  ce  texte 
revisé  se  développe  sous  vos  yeux  tout  au  long  et  sans  l'interruption 
perpétuelle  du  commentaire. 

En  réunissant  en  un  seul  volume  ses  Recherches  bibliques.,  l'auteur 
s'est  proposé  avant  tout  pour  but  de  montrer  l'unité  de  composition 
de  la  Genèse.  «  Au  sujet  des  contradictions,  écrit-il  dans  sa  Préface,  que 
les  critiques  signalent^,  soit  dans  le  même  récit,  soit  dans  les  récits  am- 
biants, et  qu'ils  expliquent  parla  différence  des  auteurs,  une  étude  con- 
tinue et  consciencieuse  m'a  convaincu  qu'elles  n'étaient  qu'apparentes. 
Les  distinctions  les  plus  saillantes,  d'après  eux,  comme  les  noms  de 
Elohim  et  de  Yahwé  qui  ont  donné  lieu  à  l'hypothèse  d'un  document 
yahwéiste  et  de  deux  documents  élohistes,  sans  parler  des  riches  subdi- 
visions et  combinaisons  admises  pour  ces  compositions,  se  montrent  fal- 
lacieuses à  la  mûre  réflexion,  et  l'unité  documentaire  ressort  clairement 
au  fur  et  à  mesura  qu'on  approfondit  la  pensée  du  narrateur.  Les  rai- 
sons qui  m'ont  conduit  à  ce  résultat  sont  abondamment  présentées  dans 
chacun  de  ces  mémoires;  mes  adversaires  auront  donc  la  meilleure 
occasion  de  réfuter  ce  qu'ils  appelleront  peut-être  une  hérésie,  voire  une 
monstruosité  scientifique,  mais  j'aime  à  croire  que  pas  un  d'entre  eux 
ne  s'avisera  de  m 'attribuer  un  penchant  secret  vers  l'orthodoxie  :  ce 
serait  simplement  ridicule.  »  Que  M,  Halévy  se  rassure;  l'originalité  et 
la  hardiesse  des  solutions  qu'il  propose  des  problèmes  les  plus  difficiles 


244  REVUE   DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

que  soulève  la  Genèse  empêcheront  toujours  qu'on  le  prenne  pour  un 
défenseur  du  traditionalisme  religieux.  Quant  à  le  suivre  sur  le  ter- 
rain où  il  cherche  à  nous  entraîner,  nous  nous  y  refusons;  le  cadre 
nécessairement  très  limité  de  cet  article  ne  nous  permet  point  de  refaire 
ici,  ab  ovo,  la  critique  de  VHexateuque,  et  plus  particulièrement  celle  de 
la  Genèse.  Il  y  aura  plus  de  profit  pour  nos  lecteurs  de  passer  en  revue 
les  résultats  les  plus  remarquables  des  recherches  bibliques  de  M.  Ha- 
lévy. 

La  partie  la  plus  intéressante  peut-être  du  volume  de  M.  Halévy  est 
celle  qui  concerne  les  onze  premiers  chapitres  de  la  Genèse,  c'est-à- 
dire  qui  traite  des  mythes  sémitiques.  Là  l'assyriologue  se  donne  libre 
carrière,  et  la  profonde  connaissance  qu'il  possède  de  la  littérature  cu- 
néiforme lui  permet  d'établir  les  rapprochements  les  plus  précis  et  les 
plus  probants  entre  les  mythes  bibliques  et  les  mythes  du  pays  d'Assour 
et  de  Babel.  L'auteur  relève  par  les  observations  les  plus  judicieuses 
l'origine  étrangère  des  premiers  récits  de  la  Genèse.  Il  observe  avec 
raison,  par  exemple,  qu'un  mythographe  palestinien  aurait  fait  arrêter 
l'arche  sur  un  sommet  du  Liban  et  n'aurait  pas  choisi  la  chaîne  de 
l'Ararat  comme  point  de  départ  de  la  nouvelle  génération  humaine.  Il 
donne  avec  non  moins  de  vérité  comme  témoin  de  l'origine  étrangère 
du  récit  du  déluge  ce  fait  caractéristique  que  le  mot  kdpher,  «  bitume  », 
n'est  autre  chose  que  le  babylonien  kupru,  tandis  que  le  bitume  palesti- 
nien ou  égyptien  est  toujours  appelé  khemâr  dans  la  Bible. 

Un  autre  point  sur  lequel  nous  nous  sentons  pleinement  d'accord  avec 
l'éminent  orientaliste,  c'est  l'historicité  du  fond  même  des  principaux 
récils  des  temps  patriarcaux.  C'est  la  conviction  à  laquelle  nous  a  con- 
duit l'étude  des  antiquités  orientales,  en  Egypte,  en  Assyrie-Babylonie, 
en  Arabie,  en  Syrie.  Aussi  nous  approprions-nous  pleinement  cette 
déclaration  de  l'auteur  :  «  L'étude  de  la  littérature  sémitique  parallèle, 
surtout  de  la  littérature  babylonienne,  m'a  obligé  à  y  reconnaître  (je  ne 
parle  momentanément  que  du  récit  d'Abraham,  que  j'ai  étudié  avec 
soin)  un  fond  parfaitement  historique,  bien  qu'embelli  et  animé  du 
souffle  monothéiste.  L'époque  d'Abraham,  le  xxii^  siècle  avant  le  Christ, 
si  reculée  qu'elle  paraisse,  est  en  réalité  le  bas  moyen  âge  de  la  race 
sémitique.  » 

Il  est  regrettable  que  sur  certaines  difficultés  exégétiques,  que  l'auteur 
résout  hardiment  comme  Alexandre  le  Grand  tranchait  le  nœud  gor- 
dien, il  ait  été  si  peu  explicite.  Tel  est  le  cas  pour  le  célèbre  passage 
{Genèse,  iv,  7)  où  Jahvéh  dirait  à  Caïn,  d'après  la  traduction  de  M.  Ha- 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  215 

lévy  :  «  N'est-il  pas  vrai  que,  si  lu  veux  faire  du  bien  à  quelqu'un,  tu 
tiens  la  tète  haute  ;  mais  si  tu  ne  veux  pas  faire  du  bien  (comme  c'est  le 
cas  actuellement),  la  victime,  animée  pour  toi  d'une  grande  affection, 
attend  à  la  porte  et  tu  peux  exercer  ton  pouvoir  sur  elle.  »  Je  reconnais 
volontiers  que  le  texte,  certainement  corrompu,  est  énigmatique;  mais 
la  paraphrase  qu'en  fait  M.  Halévy  mériterait  une  justification  plus  dé- 
taillée et  plus  lumineuse  que  celle  qui  est  donnée  à  la  page  88  et  qui 
repose  tout  entière  sur  la  supposition  d'un  mot  sous-entendu,  sà'ir, 
«  bouc  ». 

L'auteur  nous  paraît  singuhèrement  prompt  à  conclure  sur  la  signifi- 
cation et  l'antiquité  du  nom  de  Jahvéh.  D'après  lui,  ce  vocable,  qui 
remonterait  presque  au  berceau  de  l'humanité,  aurait  bien  le  sens  de 
«  celui  qui  est  d  et  serait  expliqué  par  la  racine  araméenne  N*in,  unique 
expression,  dans  les  milieux  araméens,  de  l'idée  d'existence.  Il  ne  nous 
semble  pas  que  l'étymologie  si  délicate  dutétragramme  divin  puisse  être 
aussi  péremptoirement  résolue,  dans  l'état  actuel  des  recherches  dont  ce 
nom  est  l'objet. 

L'explication  proposée  pour  le  nom  divin  El  n'est  pas  moins  sujette  à 
caution.  Il  faudrait  tout  d'abord  songer  à  la  racine  iha,  source  de  la 
préposition  '^x,  «  à,  vers  »,  et  admettre  avec  de  Lagarde  que  les  Sémites 
concevaient  Dieu  comme  le  but  vers  lequel  tendent  les  pensées  humaines, 
ou  du  moins  comme  l'objet  vers  lequel  on  se  tourne  en  priant.  Ce  n'est 
pas  cependant  cette  étymologie  à  laquelle  s'arrête  notre  savant  auteur. 
Celle  qu'il  préconise,  en  dernière  analyse,  est  la  racine  Sxi.  On  peut  hési- 
ter, dit-il,  entre  l'hébreu  Vn",."!,  «  vouloir,  consentir  »,  et  l'arabe  Sn'1, 
«  chercher  un  refuge,  se  réfugier  y, .  Dans  le  premier  cas,  Dieu  serait 
conçu  comme  la  volonté  absolue  ;  dans  le  second,  comme  un  suprême 
refuge. 

Si  M.  Halévy  est  aussi  affirmatif  dans  ces  questions  si  controversables, 
il  ne  l'est  pas  moins  pour  renverser  certaines  propositions  généralement 
acceptées  par  les  spécialistes.  Tel  est  le  cas  du  nom  de  Magog,  consi- 
déré par  les  hébraïsants  comme  terme  distinctif  des  populations  scythes, 
dans  lequel  M.  Halévy  trouve,  comme  l'on  sait,  l'Arménie. 

La  longue  dissertation  que  l'auteur  consacre  au  pays  de  Gômer  est  des 
plus  instructives,  grâce  aux  textes  cunéiformes  produits  et  confrontés. 
La  majorité  des  exégètes  voient  dans  Gômer  les  Cimmériens,  tandis  que 
M.  Halévy,  avec  d'autres  savants,  l'identifie  à  la  Cappadoce.  L'origina- 
lité et  le  puissant  intérêt  des  recherches  de  M.  Halévy  consistent  dans 
l'assimilation  de  ces  divers  noms.  Il  résulte  en  effet  de  ses  investierations 


246  REVUE    DE  l'histoire    DES     RELIGIONS 

que  le  peuple  nommé  K'.fj.ixépcoi  par  les  Grecs,  Gimir  ou  Kimir  par  les 
Assyriens  et  Gômer  par  les  Hébreux,  a  habité  la  Cappadoce  occidentale 
depuis  une  époque  qui  ne  peut  pas  descendre  plus  bas  que  le  viii'=  siècle 
avant  l'ère  chrétienne.  Notons  en  passant  (c'est  un  point  sur  lequel- 
comme  nous  l'avons  dit  au  début,  nous  n'entendons  point  discuter  avec 
notre  savant  contradicteur)  que  les  listes  généalogiques  de  Genèse,  x, 
d'où  sont  tirés  les  noms  ethnographiques  sur  lesquels  nous  venons  de 
fixer  notre  attention,  dateraient  du  temps  de  Salomon  ! 

Parmi  les  noms  de  peuples,  plus  ou  moins  énigmatiques,  que  l'auteur 
cherche  à  identifier,  nous  citerons  Riphat  {Gen.,  x,  3),  qu'il  lit  Phirat  et 
qu'il  considère  comme  faisant  partie  de  la  Cappadoce  ;  Elichâh,  dans 
lequel  il  incline  à  voir  un  nom  ethnique  dérivé  de  la  ville  de  EXcç  en 
Laconie,  etc.  Quant  à  Tarchich,  la  colonie  phénicienne  d'Espagne,  il 
faudrait  le  chercher  dans  l'île  de  Crète  et  l'identifier  au  nom  ethnique 
Tapaai'oç  dérivé  de  Tappa,  ancienne  ville  Cretoise  célèbre  pour  son  tem- 
ple d'Apollon  Tarrhéen. 

M.  Halévy  étudie  dans  un  long  mémoire  la  langue  des  Hittites  d'après 
les  textes  assyriens  ;  on  sait  qu'il  la  rattache  à  la  branche  sémitique.  La 
démonstration  qu'il  s'eflTorce  d'établir  est  du  plus  haut  intérêt,  et  les 
rapprochements  linguistiques  dont  les  noms  propres  hétéens  sont  l'objet 
sont  vraiment  d'une  lecture  captivante*.  La  démonstration  nous  paraît 
cependant  insuffisante;  elle  n'impose  point  la  conviction  à  l'esprit  du 
lecteur  impartial,  soità  cause  du  caractère  hypothétique  d'une  partie  des 
déductions,  soit  à  cause  de  la  forme  assyrienne  des  noms  propres  allé- 
gués. Malgré  ces  réserves,  M.  Halévy  est  peut-être  sur  la  voie  de  ré- 
soudre le  problème  des  inscriptions  hétéennes  ;  en  tout  cas  nous  le  sou- 
haitons vivement  dans  l'intérêt  de  la  science  si  embarrassée  par  ces 
hiéroglyphes. 

Le  chapitre  xiv  de  la  Genèse,  qui  raconte  les  victoires  remportées 
par  Abraham  sur  plusieurs  rois,  est  l'objet  d'une  étude  particulièrement 
inté-ressante.  En  effet,  presque  tous  les  éléments  des  noms  propres,  inu- 
sités en  Palestine,  qu'on  lit  dans  ce  document,  ont  été  retrouvés  dans 
les  inscriptions  cunéiformes  :  par  exemple  Ariok  dans  la  personne  de 

1)  Relevons  en  passant  l'inexactitude  d'une  note  (p.  277)  rédigée  d'une 
manière  beaucoup  trop  générale.  A  propos  d'une  quesLion  étymologique,  l'au- 
teur affirme  que  le  palmier  ne  croît  pas  sur  les  montagnes.  Si  l'auteur  avait 
parcouru  comme  nous  les  hautes  montagnes  de  la  région  tropicale  de  l'Amé- 
rique du  Sud,  où  abondent  les  palmiers,  il  aurait  limité,  en  parlant  du  palmier, 
son  champ  d'observation. 


ANALYSES  ET  COMPTER  RENDUS  217 

Eri-Âku,  Kedodaomer  dans  celle  de  Kiidur-Lawamari,  etc.  Ces  faits 
tendent  à  confirmer  Ihistoricité  du  personnage  d'Abraham,  dont  l'immi- 
gration en  Palestine  doit  être  placée,  d'après  M.  Halévy,  entre  les 
années  2125  et  2075. 

Nous  aurions  encore  à  citer  bien  d'autres  pages  dignes  d'attirer  l'at- 
tention du  public  scientifique,  comme  celles  que  l'auteur  consacre  à 
l'Arabie  des  auteurs  bibliques;  mais  nous  préférons  limiter  nos  citations 
et  formuler  un  jugement  général. 

Les  Recherches  bibliques  de  M.  Halévy  sont  essentiellement  un 
ouvrage  de  géographie  biblique;  c'est  là  ce  qui  en  constitue  la  valeur 
véritable.  A  ce  point  de  vue,  il  y  a  beaucoup  à  prendre  dans  son  travail, 
fruit  d'un  long  et  patient  labeur.  Quiconque,  désormais,  voudra  étudier 
la  Genèse  devra  de  toute  nécessité  avoir  recours  au  livre  de  M.  Ha- 
lévy; c'est  un  privilège  dont  jouira  cet  écrit  remarquable  à  côté  de  la 
Genesi'i  de  Dillmann,  à  la  mémoire  duquel  M.  Halévy  a  dédié  ses 
Recherches. 

Edouard  Montet. 


GoDEFROY  DE  Bloxay.  —  Matériaux  pour  servir  à  l'histoire 
de  la  déesse  buddhique  Tara.  —  Paris,  Bouillon,  1895. 

L'attention  des  indianistes  semble  aujourd'hui  se  porter  avec  quelque 
prédilection  du  côté  du  bouddhisme  septentrional.  Il  y  a  quelques  années, 
la  «  tradition  pâlie  »  jouissait  d'une  faveur  à  peu  près  exclusive  ;  on  ad- 
mettait comme  une  vérité  évidente  que  les  enseignements  du  Maître 
s'y  étaient  transmis  infiniment  moins  déformés  que  dans  les  écrits  cano- 
niques du  Nord.  On  commence  à  revenir  de  cet  engouement.  Le  carac- 
tère tout  clérical  du  bouddhisme  méridional  n'est  pas  sans  inspirer  une 
légitime  défiance;  il  se  pourrait  que  son  apparente  simplicité  fût  très 
artificielle  et  nullement  primitive.  Au  contraire,  le  bouddhisme  du  Nord 
est  resté  populaire  et  hindou,  et,  par  conséquent,  plus  vraiment  fidèle 
à  la  vieille  tradition  de  l'Eglise. 

Malheureusement,  l'histoire  du  bouddhisme  septentrional  est  encore 
fort  mal  connue;  elle  offre  un  fouillis  presque  inextricable  de  sectes  et 
d'écoles,  représentées  par  des  écrits  très  longs,  très  difïus  et  très  insi- 
pides. Il  faut  beaucoup  de  courage  pour  s'aventurer  dans  ces  jungles. 
Raison  de  plus  pour  savoir  gré  aux  savants  qui  vouent  leur  temps  et  leurs 
efforts  à  l'exploration  de  cette  volumineuse  littérature.  Disons  pourtant 


218  REVUE    DE    l'hTSTOTRE    DES    RELIGIONS 

qu'à  l'importance  historique  des  documents  qu'ils  étudient  s'ajoute  par- 
fois l'intérêt  littéraire.  lien  est_,  parmi  ces  textes,  qui  soutiennent  la  com- 
paraison avec  les  morceaux  classiques  de  la  poésie  sanscrite,  et  qui  ne 
méritent  pas  d'être  englobés  dans  la  condamnation  que  Eugène  Burnouf 
a  prononcée  sur  l'ensemble  des  textes  tantriques. 

La  monographie  que  M.  deBlonay  a  consacrée  à  la  déesse  Tara  mérite 
d'arrêter  l'attention  à  ces  divers  points  de  vue.  On  y  trouve,  à  côté  d'un 
certain  nombre  de  renseignements  sur  une  figure  jusqu'ici  très  mal  con- 
nue du  panthéon  bouddhique,  trois  hymnes  en  l'honneur  de  cette  divi- 
nité, que  l'auteur  a  publiés  en  faisant  suivre  d'une  traduction  les  deux 
plus  intéressants.  Tous  trois  font  partie  des  collections  sanscrites  du 
Népal.  La  première  de  ces  pièces,  le  Sragdharà-Sloira,  est  un  petit 
poème  de  37  strophes  en  mètre  sragdharâ  ;  c'est  un  curieux  monument 
d'une  dévotion  toute  semblable  à  celle  qui  a  provoqué,  chez  les  vishnouï- 
teset  les  çivaïtes,  tant  de  brûlantes  effusions.  Eugène  Burnouf  avait  déjà 
signalé  l'existence  et  du  poème  et  du  commentaire,  dont  M.  de  Blonay 
nous  donne  aussi  l'intéressante  introduction*.  Les  deux  autres  pièces 
ont  une  valeur  bien  moindre  :  l'une  est,  pour  la  plus  grande  part,  rem- 
plie par  l'énumération  des  «  noms  »  de  Tara,  noms  mystérieux,  secrets, 
dont  la  connaissance,  difficile  à  acquérir  même  pour  les  dieux,  procure 
santé,  richesse,  intelligence,  et  lave  tous  les  péchés;  l'autre  n'est  qu'une 
suite  fastidieuse  d'invocations  et  de  louanges  adressées  à  Tara,  qui  y 
reçoit  la  kyrielle  d'épithètes  qui  sont  de  tradition  dans  tous  les  cas 
pareils. 

Dans  le  bouddhisme  systématisé  qui  se  rattache  au  Grand  Véhicule,  la 
déesse  Tara  figure  en  qualité  d'épouse  d'Amoghasiddha,  c'est-à-dire  de 
celui  des  Bouddhas  de  la  contemplation  qui  correspond  au  futur  Bouddha 
humain,  Maitreya.  Les  autres  Bouddhas  mystiques  ont  également  des 
compagnes,  dont  le  rôle,  dans  le  culte  et  dans  la  littérature,  est,  il  est 
vrai^  beaucoup  moins  important  que  celui  de  Tara.  On  a  vu,  dans  l'in- 
troduction quelque  peu  inattendue  de  divinités  féminines  au  sein  d'une 
religion  aussi  misogyne,  un  effet  de  l'influence  que  le  çivaïsme  a  exer- 
cée sur  le  développement  du  bouddhisme  septentrional  :  Tara  et  ses 
pareilles  seraient  les  énergies,  les  çaktis,  des  différents  Bouddhas,  et 
tiendraient  là  une  place  analogue  à  celle  qu'occupent,  dans  l'hindouisme, 

1)  Inlrod.,  p.  557  de  la  l'*  éd.  ;  on  ne  s'explique  pas  très  bien  par  conséquent 
ce  que  M.  de  B.  entend,  quand  il  dit,  à  propos  de  ce  texte,  que  c'est  le  hasard 
qui  l'a  nais  à  sa  disposition  (p.  ix). 


ANALYSES  ET  COMPTES  REiNDUS  1219 

Lakshmî  à  côté  de  Vishnou,  ou  la  Grande  Déesse  à  côté  de  Çiva.  Je  ne 
crois  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  faire  intervenir  ici  l'influence  çivaïte. 
Du  moment  qu'on  faisait  de  chaque  Dhyâni-bodhisattva  le  fils  d'un  des 
Dhyâni-bouddhas,  il  devenait  assez  naturel  de  compléter  la  triade  par 
l'adjonction  d'une  épouse*.  De  plus,  dans  la  formation  de  ces  couples 
divins,  il  ne  parait  pas  jusqu'ici  qu'on  ait  tenu  quelque  compte  du  carac- 
tère traditionnel  des  deux  conjoints.  C'est  un  personnage  très  effacé 
qu'Amoghasiddha*,  et  les  deux  êtres  divins  qui,  danslalégende  et  le  culte, 
sont  sans  cesse  associés  à  notre  Tara,  ce  sont  deux  Bodhisattvas,  Man- 
juçrî  et  Avalokiteçvara. 

Il  est  donc  probable  que,  par  ses  origines.  Tara  fut  une  déesse  popu- 
laire et  non  point  mystique,  et  que  le  bouddhisme  l'adopta  dès  que  le 
besoin  de  divinités  compatissantes  et  secourables  se  fit  sentir,  comme  il 
se  fait  sentir  dans  toutes  les  religions  qui  demeurent  vivantes  dans  le 
cœur  des  fidèles^  Et  maintenant  la  déesse  bouddhique  est-elle,  comme 
M.  de  Blonay  le  croit,  la  même  que  la  Tara  dont  le  nom  signifie  étoile  et 
qui  figure  dans  les  Purânas  comme  épouse  de  B/^ihaspati  (la  planète 
Jupiter),  et  comme  mère  de  Budha  (la  planète  Mercure)?  Il  est  égale- 
ment difficile  de  l'affirmer  et  de  le  nier;  tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est 
que  cette  identification  se  concilierait  mieux  avec  l'hypothèse  de  l'origine 
populaire  de  la  déesse  que  toute  explication  qui  ferait  de  son  nom  un 
mot  abstrait  tiré  directement  de  la  racine  tai\  traverser. 

Dans  les  textes  communiqués  par  M.  de  Blonay,  la  déesse  a  pour  ca- 
ractère essentiel  de  sauver  ceux  qui  implorent  son  secours,  et  les  légen- 
des où  elle  figure  sont  toutes  remplies  des  miracles  qu'elle  a  accomplis. 
L'auteur  du  Sragdharâ-Stotra  ne  se  lasse  pas  d'exalter  son  infinie  com- 
passion, sa  charité  inépuisable.  Il  l'appelle  la  mère  des  malheureux,  ou 
simplement  la  mère.  Il  dit  d'elle*  :  ce  Une  mèr^même  se  lasse,  lorsque 
son  fils  pleure  nombre  de  fois  pour  avoir  du  lait...  mais  toi...  tu  donnes 
à  tous  ceux  qui  te  prient  des  biens.  »  Par  la  vertu  de  son  nom  elle  est 

1)  Sans  doute  le  Bodhisatlva  est  poui-  son  père  une  proies  sine  matre  creata, 
car  le  Bouddha  le  crée  de  sa  propre  substance,  par  la  force  de  son  dhyâna,  de 
sa  méditation.  Les  Taras  sont  souvent  appelées  «  mères  »,  mais  il  en  est  de 
même  des  çaktis  çivaïtes  . 

2)  Ou  Amoghasiddhi  ;  son  nom  même  ne  semble  pas  avoir  été  tout  à  fait  fixé 
par  la  tradition. 

3)  On  remarquera  que,  dans  beaucoup  de  légendes,  les  adorateurs  et  les  pro- 
tégés de  Tara  sont  des  laïques  et  non  des  moines. 

4)  Je  cite  textuellement  les  traductions  de  M.  de  Blonav. 


220  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

celle  qui  fait  traverser,  et  l'océan  que  franchissent  ses  protestes,  c'est 
tantôt  la  mer  même,  sans  métaphore,  tantôt  le  samsara  et  son  enchaîne- 
ment de  naissances'.  Elle  sait  tout  ce  dont  ses  adorateurs  ont  besoin, 
mais  il  convient  pourtant  de  lui  dire  sa  souffrance,  et,  dans  la  prière 
qu'on  lui  adresse,  on  trouve  déjà  un  soulagement  (str.  35  et  36). 

Tara  est  une  déesse  du  bouddhisme  tantrique,  c'est-à-dire  de  cette 
forme  de  la  religion  qui,  aux  manifestations  d'une  piété  enflammée, 
joint  des  pratiques  obscènes  et  des  rites  magiques.  La  dévotion  dont 
Tara  est  l'objet  se  complaît  dans  les  images  voluptueuses;  c'est,  mais 
avec  moins  de  frénésie,  le  même  esprit  que  celui  qui  s'est  exprimé  dans 
le  lyrisme  erotique  des  vishnouïtes.  Quant  à  la  vertu  magique  attribuée 
à  son  culte,  elle  éclate  surtout  dans  la  deuxième  des  pièces  publiées  par 
M.  de  Blonay.  En  répétant  les  noms  de  Tara,  les  hommes  «  sont  tous 
des  princes  des  richesses;  ils  sont  délivrés  de  toutes  les  maladies,  doués 
de  toutes  les  qualités  et  de  tous  les  pouvoirs  ;  ils  écartent  la  mort  qui 
est  hors  de  temps,  et,  une  fois  tombés,  ils  arrivent  à  Sukhàvatî  »... 
«  Celui  qui  les  réciterait  trois  fois,  intelligent,  pur,  après  avoir  pris  un 
bain  »  *,  aura  pour  récompense  la  siddhi,  une  perfection  qui  procure  la 
satisfaction  de  tous  les  besoins  matériels.  Et  ces  noms  sont  108  à  cause 
de  la  vertu  cabalistique  de  ce  nombre*. 

Un  autre  trait  que  possède  Tara  et  qui  lui  est  commun  avec  la  plu- 
part des  divinités  de  l'hindouisme,  c'est  l'indétermination  de  sa  nature 
et  la  multiplicité  des  formes  qu'elle  peut  prendre*.  «  Elle  revêt  à  son  gré 
la  forme  qu'elle  souhaite  »  [Les  1 08  noms,  v.  31).  Jusque  dans  ses  dévia- 

1)  Dans  une  inscription  de  l'an  1219,  on  lit  encore  :  «  Pour  traverser  l'océan 
des  existences,  j'adore  Tara...  »    [Matériaux.. .  p.  8). 

2)  ...  piacula,  quae  te 
Ter  pure  lecto  poterunt  recreare  libello. 

(Hor.,  Ep.  I,  1,  36  s.) 

3)  Le  6*=  Bouddha  surhumain,  Vajrasattva,  a  aussi  108  noms;  c'est  108  hommes 
q!;e  Tara  sauva  à  la  requête  de  Sarvajnamitra  [Târdndtha,  p.  168  (Scliiefn.)J; 
le  Kandjour  a  108  divisions  ;  dans  le  Tibet,  la  même  formule  écrite  à  l'encre 
rouge  est  108  fois  plus  efficace  qu'écrite  à  l'encre  noire  {Ann.  du  Musée  Gui- 
rnet,  m,  p.  76,  n°  2). 

4)  La  nature  des  dieux  du  bouddhisme  est  si  indécise  que  leur  sexe  même  et 
les  relations  généalogiques  qu'ils  ont  entre  eux  varient  d'un  pays  à  l'autre.  En 
Chine,  Avalokiteçvara  est  une  jeune  fille  Kouan-in;  dans  le  Tibet,  c'est  de  l'œil 
d'Amilâbha  que  sort  Tara;  dans  le  Japon,  elle  naît  d'un  rayon  qui  jaillit  des 
veux  de  Kouan-in. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  221 

lions  les  plus  grossières,  la  pensée  hindoue  n'est  jamais  tout  à  fait 
exempte  de  panthéisme  :  «  Ta  forme  universelle  est  semblable  au  cristal 
qui  change  d'aspect  quand  les  choses  qui  sont  autour  de  lui  changent 
{Sragdh.,  v.  33).  «  Tu  embrasses  dans  ta  propre  nature  toutes  les  créa- 
tures tant  mobiles  qu'immobiles  »  [ibld.,  v.  3'2).  Cependant,  si  ses  formes 
sont  innombrables,  elle  a  deux  aspects  principaux.  Elle  apparaît  à  ses 
adorateurs  infiniment  belle  et  bonne;  mais  elle  est  furieuse,  effroyable 
pour  ceux  qu'elle  déteste.  On  l'appelle  très  terrible,  pleine  de  grande 
fureur,  meurtrière  de  créatures  mauvaises,  destructrice,  nuit,  —  mais 
aussi  apaisée,  protectrice,  douce,  etc.  C'est  ainsi  que  la  çakti  de  Çiva 
s'appelle  Pârvati  quand  elle  est  bienfaisante,  Kàlî  (la  noire)  quand  elle 
est  sanguinaire.  Comme  la  Grande  Déesse  des  Çivaïtes,  Tara  s'est  dédou- 
blée et  multipliée;  double,  elle  s'incarne  dans  les  deux  épouses  du  roi 
Srong-tsan-gampo  qui  fut,  pour  le  Tibet,  le  Constantin  du  bouddhisme, 
et  l'une  des  deux  reines  fut  la  Tara  blanche,  et  l'autre  la  Tara  verte; 
multiple,  son  nom  est  devenu  collectif  et  a  pu  être  attribué  à  toutes  les 
compagnes  des  Dhyàni-bouddhas. 

On  se  demandera  ce  que  la  déesse  Tara  a  eu  de  spécifiquement  boud- 
dhique. Sa  qualité  d'épouse  d'Amoghasiddha  tient  si  peu  de  place  dans 
sa  légende  et  dans  son  culte  qu'on  peut  bien  en  faire  abstraction.  Ce 
qui  reste,  après  cela,  c'est,  avec  quelques  épithètes*,  le  fait  qu'elle  fi^-ure 
partout  en  compagnie  de  hautes  personnalités  bouddhiques,  comme 
Bouddha  lui-même  et  Avalokiteçvara,  et  aussi  la  circonstance  mention- 
née par  plusieurs  inscriptions  que  des  vihàras  étaient  attachés  à  certains 
de  ses  temples. 

Le  mémoire  de  M.  de  Blonay  fait  partie  de  la  Bibliothèque  de  l'École 
des  Hautes  Etudes.  Dans  le  choix  du  sujet  on  peut  reconnaître  l'influence 
de  M.  Sylvain  Lévi^,  qui,  naguère,  recommandait  chaudement  à  ses  audi- 
teurs l'étude  de  la  littérature  sanscrite  du  Nord.  Depuis,  M.  de  la  Vallée 
Poussin  a  publié,  à  son  tour,  un  texte  tantrique  important,  le  Panca- 
krama.  Espérons  que  cet  exemple  sera  suivi  et  qu'à  force  de  mono'^-raphies 
consciencieuses  et  érudites  la  lumière  se  fera  sur  cette  capitale  période 
de  l'histoire  du  bouddhisme. 

Paul  Oltramare. 
1)  Eii  toute  première  ligne  Aryà  qui  dans  le  sens  de  saint  est  l'épithète  cons- 
tamment donnée  aux  BodhisaLLvas  et  aussi  à  beaucoup  d'écrits  canoniques 
Hiouen-tsang  qualifie  Tara  de  pou-sa  (=  Bodhisattva).  Mais  la  plupart  des  autres 
épilhiètes  n'ont  rien  d'exclusivement  bouddhique.  Bha^^àrikà  est  un  surnom  de 
Durgà,  Bhagavatî  un  surnom  de  Durgà  et  deLakshmi;  Bhàratî  est  une  épithète 
toute  brahmanique. 


222  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

H.  J.  HoLTZMANN,  —  Lehrbuch  der  neutestamentlichen 
Théologie,  liv.  1  à  4  (feuilles  1  à  9  du  tome  I;  feuilles  1  à  15  du 
tome  II).  Fribourg-en-Brisgau,  Mohr,  1896;  1  m.  50  par  livraison. 

L'ouvrage  dont  l'éminent  professeur  à  l'Université  de  Strasbourg  a 
commencé  la  publication  chez  Mohr  dans  la  Sammlung  theologischei^ 
Lehrbûchei\  est  le  complément,  attendu  avec  impatience  par  tous  les 
connaisseurs,  de  ce  Lelirbucli  der  hhtorisch-kritischen  Einleilung  in 
das  Neue  Testament  qui  a  paru  dans  la  même  collection  et  des  deux 
volumes  du  Hand-Commentar  zum  JSeuen  Testament  consacrés  par  le 
même  auteur  à  l'interprétation  exégétique  et  philologique  des  synoptiques 
et  du  quatrième  évangile.  Ce  sont  là  autant  de  fruits  mûrs  d'une  longue 
et  belle  carrière  tout  entière  consacrée  à  l'étude  scientifique  du  Nou- 
veau Testament  et  du  siècle  apostolique,  dans  un  incessant  labeur,  avec 
le  souci  constant,  —  et  rare  chez  ceux  qui  sont  devenus  des  maîti'es  — 
de  se  tenir  au  courant  de  toutes  les  publications  nouvelles,  des  moindres 
comme  des  plus  retentissantes  contributions  à  la  science  de  la  Bible  en 
tous  pays,  et  surtout  avec  la  sereine  impartialité  du  savant  qui  n'a  pas 
de  parti  pris,  pas  de  sytème  préconçu,  mais  qui  n'hésite  pas  à  sus- 
pendre son  jugement  lorsque  l'exposé  complet  de  tous  les  éléments  de 
la  cause  ne  lui  paraît  pas  autoriser  une  conclusion  ferme.  Au  lieu  d'é- 
parpiller ses  forces  sur  toute  sorte  de  domaines  éloignés  les  uns  des 
autres,  M.  Holtzmann  a  eu  la  sagesse  de  se  concentrer  sur  une  période, 
capitale  il  est  vrai,  de  l'histoire  religieuse.  Au  lieu  de  se  mettre  au  ser- 
vice d'une  théorie  historique  ou  d'une  doctrine  ecclésiastique,  il  a  com- 
pris que  la  véritable  manière  d'honorer  l'Ecriture  Sainte  léguée  par  la 
chrétienté  primitive,  ce  n'est  pas  de  vouloir  y  retrouver  nos  idées  ou  nos 
croyances,  ni  même  d'en  écarter  ce  qui  nous  semble  erroné  ou  choquant, 
mais  de  rechercher  en  toute  fidélité  d'historien  et  de  philologue  ce  que 
les  écrivains  sacrés  ont  enseigné  ainsi  que  les  événements  dont  ils  té- 
moignent. La  réunion  de  ses  travaux,  dont  nous  venons  de  rappeler  les 
principaux,  constitue  ainsi  l'ensemble  le  plus  complet,  le  plus  sûr,  des 
connaissances  actuelles  sur  le  Nouveau  Testament,  un  incomparable 
bilan  dont  l'équivalent  ne  se  retrouve  nulle  part  ailleurs. 

Toute  médaille  a  son  revers.  Assurément  M.  Holtzmann  déçoit  parfois 
le  lecteur  qui  aime  les  solutions  nettes,  claires,  du  goût  des  esprits 
simplistes.  A  force  d'être  scrupuleux  à  n'omettre  aucun  détail,  à  ne  faire 
tort  à  aucune  considération,  il  semble  parfois  avoir  quelque  peine  à 
grouper  les  matériaux  accumulés  en  une  construction  dont  le  plan  se 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  223 

profile  aisément  aux  yeux  des  spectateurs  ;  pour  les  utiliser  ainsi  il  fau- 
drait les  tailler;  or  les  tailler,  c'est  déjà  en  quelque  mesure  les  changer 
ou  les  dénaturer,  et  M.  Holtzmann  est  trop  consciencieux  pour  se  per- 
mettre ces  altérations  des  faits  que  la  composition  littéraire  rend  presque 
inévitables.  Peut-être  rinfluence  de  son  vaste  savoir  sur  les  esprits  des 
jeunes  théologiens  y  perd-elle,  mais  la  valeur  scientifique  de  ses  travaux 
pour  les  hommes  du  métier  capables  de  sa  faire  leur  opinion  à  eux- 
mêmes  en  reçoit  une  précieuse  garantie.  Nulle  part  on  ne  trouvera 
données  plus  abondantes,  plus  sûres  et  plus]  désintéressées  sur  le  Nou- 
veau Testament,  et  lorsqu'il  s'agit  d'un  pareil  sujet  il  me  semble  que 
cette  qualité  prime  toutes  les  autres. 

Le  Lehrbuch  derneutestamentlichen  Théologie^  comme  la  Einteitung 
qui  l'a  précédé,  devra  donc  être  dans  les  mains  de  tous  ceux  qui  veulent 
étudier  le  Nouveau  Testament  et  connaître  les  travaux  dont  il  a  été 
l'objet.  L'ouvrage  se  composera  de  douze  livraisons  à  lm.50;  nous 
ne  connaissons  encore  que  les  quatre  premières  '  qui,  par  une  étrange  et 
fâcheuse  disposition,  comprennent  à  la  fois  la  première  partie  du  tome  I 
et  la  première  partie  du  tome  II.  Quand  donc  les  éditeurs  allemands 
perdront-ils  cette  détestable  habitude  de  faire  paraître  le  second  volume 
avant  le  premier  ou,  comme  dans  le  cas  présent,  de  mêler  sous  une 
même  couverture  des  feuilles  appartenant  à  deux  parties  toutes  diffé- 
rentes du  même  ouvrage  ?  Cependant,  comme  le  prix  sera  élevé  après  la 
publication  complète,  nous  engageons  nos  lecteurs  à  se  résigner  et  à 
souscrire  dès  à  présent. 

La  théologie  du  Nouveau  Testament,  c'est  l'exposition  scientifique  de 
ce  qui  constitue  la  religion  dans  les  divers  groupes  d'écrits  du  recueil 
sacré,  en  d'autres  termes  l'histoire  des  idées  religieuses,  de  la  concep- 
tion morale  du  monde  et  de  la  vie  telle  qu'elle  ressort  de  ces  écrits.  Elle 
présuppose  l'étude  critique  des  documents  et  leur  interprétation  philolo- 
gique, c'est-à-dire  une  introduction  qui  nous  renseigne  sur  leur  nature, 
leur  origine,  leur  composition,  leur  histoire  littéraire  et  un  commentaire 
qui  discute  le  sens  des  passages  sur  lesquels  on  se  fonde  pour  recons- 
tituer la  pensée,  les  dispositions^  la  vie  religieuse  et  morale  des  êtres 
dont  ces  écrits  émanent  ou  sur  lesquels  ils  nous  apportent  des  rensei- 
gnements. M.  Holtzmann,  nous  l'avons  déjà  dit,  s'est  acquitté  antérieu- 
rement de   cette  double  tâche.  Dans  son  nouvel  ouvrage  le  premier 

1)  Depuis  la  composition  de  cet  article  la  quatrième  et  la  cinquième  ont  été 
publiées. 


224  KEVIJE    DE    l'uISTOIKE    DES    RELIGIONS 

volume  est  consacré  au  judaïsme  contemporain  de  Jésus,  à  l'enseigne- 
ment de  Jésus  et  aux  problèmes  théologiques  du  christianisme  naissant. 
Le  second  a  pour  objet  la  théologie  paulinienne,  la  théologie  deutéro- 
paulinienne,  c'est  à-dire  émanant  de  disciples  directs  ou  indirectes  de 
Paul,  et  les  idées  des  non-pauliniens,  enfin  la  théologie  johannique.  Une 
introduction  résume  l'histoire  des  travaux  antérieurs  sur  le  même  sujet 
et  traite  de  la  méthode  qu'il  convient  de  suivre  en  pareille  matière. 

Les  fascicules  que  nous  avons  reçus  ne  donnent  complètement  que 
l'Introduction,  la  description  du  judaïsme  contemporain  de  Jésus  et  la 
théologie  paulinienne.  Le  chapitre  relatif  à  l'enseignement  de  Jésus  est 
commencé  et  le  deutéro-paulinisme  à  peine  ébauché.  Nous  ne  nous 
occuperons  ici  que  de  ce  qui  est  complet. 

Rien  ne  prouve  mieux  la  transformation  considérable  que  les  études 
historiques  modernes  ont  opérée  dans  le  domaine  théologique,  même 
dans  ses  parties  les  plus  récalcitrantes  à  toute  culture  nouvelle,  que  le 
besoin  universellement  ressenti  aujourd'hui  par  tous  les  interprètes  de 
l'Évangile  de  rattacher  Jésus  et  les  apôtres  à  la  société  religieuse  où 
ceux-ci  ont  vécu.  Tandis  qu'autrefois,  sous  l'empire  de  la  tradition 
patristique,  on  se  préoccupait  surtout  de  montrer  dans  l'histoire  évan- 
gélique  la  réalisation  des  prophéties  de  l'Ancien  Testament  et  que  l'on 
torturait  les  textes  des  deux  Testaments  pour  établir  cette  corrélation 
réclamée  par  l'idée  dogmatique  préconçue,  aujourd'hui  la  conviction  de 
l'action  prépondérante  des  c(  milieux  >  s'est  à  tel  point  emparée  de  tous 
les  esprits  que  même  les  supranaturalistes  ne  se  représentent  plus  l'in- 
tervention divine  aux  origines  du  christianisme  sans  l'intermédiaire  du 
milieu  ambiant,  et  par  conséquent  ils  se  préoccupent  de  le  connaître 
scientifiquement.  Ce  que  les  Allemands  appellent  «  Neutestamentliche 
Zeitgeschichte  »  est  un  produit  de  l'esprit  historique  moderne. 

Le  malheur  est  que  les  documents  dans  lesquels  on  peut  puiser  la 
connaissance  de  ce  milieu  religieux  et  moral  où  le  christianisme  est  né 
sont  bien  insuffisants  et  de  valeur  souvent  contestable.  L'historien  Josèphe 
est  à  chaque  instant  sujet  à  caution,  surtout  lorsqu'il  décrit  la  société 
juive  de  son  temps;  il  s'agit  pour  lui  de  la  faire  bien  voir  des  Romains 
et,  sans  aller  jusqu'à  inventer  des  faits  imaginaires,  il  présente  la  réalité 
sous  un  jour  qui  n'est  pas  le  vrai.  M.  Holtzmann  ne  recourt  pas  volon- 
tiers à  son  témoignage.  Une  autre  source,  fréquemment  utilisée  par  lui, 
c'est  le  recueil  des  évangiles  synoptiques.  Cet  usage  nous  paraît  légitime, 
mais  un  critique  moins  persuadé  que  les  évangiles  reflètent  à  chaque 
instant  l'image  de  la  société  juive  conteuiporaine  de  Jésus  pourrait 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  225 

objecter,    non  sans  quelque  raison,  que  se  servir  du  témoignage  des 
évangiles  pour  reconstituer  la  situation  religieuse  où  la  tradition  évan- 
gélique  a  pris  naissance  et  déduire  ensuite  lie  cette  reconstitution  que 
les  évangiles  reflètent  le  milieu  juif  où  Jésus  et  les  premiers  apôtres  ont 
vécu,  c'est  tourner  dans  un  cercle  vicieux.  Bien  plus  grave  encore  est 
l'utilisation  des  données  du  Talmud,  à  cause  de  la  date  très  tardive   de 
sa  rédaction  définitive  et  de  l'impossibilité  où  l'on  se  trouve  d'établir  une 
chronologie  quelque  peu  rigoureuse  dans  l'immense  amoncellement  de 
traditions  orales  ou  écrites  dont  il  se  compose.  Ici  M.  Holizmann  me 
paraît  trop  confiant.  On  peut  admettre,  dit-il,  que  là  où  les  traditions  don- 
néespar  le  Talmud  comme  contemporaines  de  l'ère  chrétienne  présentent 
des  analogies  frappantes  de  fond  ou  de  forme  avec  des    passages  des 
évangiles  ou  des  épitres  pauliniennes,  elles  sont  réellement  anciennes 
et  peuvent  être  utilisées  dans  la  reconstitution  de  la  vie  religieuse  juive 
à  l'époque  de  Jésus.  Ce  principe  même  est  contestable  ;  car  les  analogies 
de  forme,    tout  en  impliquant    une   origine    littéraire    commune,    ne 
trahissent  pas  toujours  une  rédaction  contemporaine  surtout  dans  une 
littérature  traditionaliste  qui  recourt  volontiers  aux  expressions  consa- 
crées et  dans  laquelle  la  méthode  rabbinique  n'a  pas  varié.   Quant  aux 
analogies  de  fond,  elles  n'enrichissent  guère  noire  connaissance  du  milieu 
évangélique  ;  elles  me  paraissent  beaucoup  plus  utiles  pour  la  critique 
littéraire  du  Talmud  que  pour  celle  des  évangiles  ;  elles  servent  de  cri- 
tère pour  reconnaître  les  parties  vraiment  anciennes  des  traditions  tal- 
mudiques.  Celles-ci  n'ajoutent  rien  aux  renseignements  des  évangiles 
qui  leur  servent  de  garantie  historique,  car  rien  ne  certifie  l'ancienneté 
des  données  accessoires  que  ces  mêmes  traditions  talmudiques  contien- 
nent en  sus  des  données  communes. 

Il  y  a,  ce  me  semble,  un  grave  danger  à  accorder  trop  d'importance 
aux  témoignages  que  le  Talmud  attribue  à  des  docteurs  contemporains 
de  l'histoire  évangélique,  c'est  d'accentuer  outre  mesure  le  caractère 
rabbinique  du  judaïsme  antérieur  à  la  destruction  du  Temple.  Après 
la  catastrophe  de  l'an  70,  le  judaïsme,  surtout  dans  les  régions  où  se 
formèrent  et  se  conservèrent  les  enseignements  qui  devaient  être  plus 
tard  consignés  par  écrit  dans  la  littérature  talmudique,  se  recoquevilla 
autour  de  la  Loi  et  de  son  interprétation  rabbinique  ;  le  légalisme,  le 
formalisme,  la  dialectique  tout  extérieure  des  docteurs  de  la  Loi  se 
développèrent  de  plus  en  plus  et  éluullèrent,  au  moins  dans  la  produc- 
tion littéraire,  les  autres  tendances  du  judaïsme  antérieur.  Plus  on 
accorde  d'autorilé    aux  écrits   talmudiques    dans  la  reconstitution    du 

15 


226  RKvuE  DE  l'histoire  des  religions 

milieu  religieux  contemporain  de  Jésus,  plus  on  est  porté  à  n'y  voir  que 
le  légalisme,  le  formalisme  rabbinique,  à  l'exclusion  de  toute  autre 
tendance.  Or,  il  est  incontestable  que  ce  rabbinisme  légaliste  existait 
chez  les  Juifs  longtemps  avant  la  destruction  du  Temple,  mais  il  est 
inexact  de  se  le  représenter  dès  cette  époque  comme  la  forme  unique  de 
la  vie  religieuse  juive.  Non  seulement  on  méconnaît  ainsi  l'importance 
considérable  du  judéo- hellénisme,  de  la  diaspora  plus  nombreuse  que 
la  population  juive  de  Palestine,  mais  on  fait  tort  à  l'influence  que  ce 
judaïsme  plus  philosophique,  plus  libéral,  a  certainement  dû  exercer  en 
Palestine  même,  ne  fût-ce  que  par  suite  des  relations  incessantes  des 
Juifs  du  dehors  avec  ceux  de  la  mère-patrie.  En  outre,  il  ne  faut  pas 
oublier  que  la  littérature  juive  depuis  l'époque  des  Macchabées  jusque 
vers  la  fin  du  i"  siècle  de  notre  ère  ne  présente  nullement  ce  caractère 
exclusif  de  légalisme  formaliste  que  les  docteurs  de  la  Loi  tirent  triom- 
pher plus  tard.  Assurément  partout  la  Loi  de  Moïse  est  considérée 
comme  la  révélation  divine  par  excellence,  comme  la  charte  du  contrat 
qui  unit  Israël  au  Dieu  unique,  mais  la  vie  religieuse  n'apparaît  nulle- 
ment comme  absorbée  chez  tous  par  les  applications  rabbiniques  de 
cette  Loi.  Tantôt  nous  trouvons  des  enseignements  sur  la  sagesse,  où  le 
moralisme  des  Proverbes  et  une  saine  et  libre  piété  se  manifestent  bien 
plus  que  le  légalisme  ;  tantôt,  au  contraire,  nous  voyons  l'imagination 
des  écrivains  se  délecter  dans  des  descriptions  apocalyptiques  auxquel- 
les la  dévotion  méticuleuse  des  pharisiens  demeure  étrangère. 

Le  grand  danger  en  pareille  matière  est  de  se  représenter  l'état  reli- 
gieux du  peuple  juif  à  l'époque  de  Jésus  comme  trop  uniforme.  On  dis- 
tingue les  sadducéens,  petite  aristocratie  sacerdotale  concentrée  à  Jéru- 
salem, les  pharisiens  avec  leur  légalisme  mesquin,  et  les  scribes,  avec 
leur  formalisme  scripturaire,  et  l'on  a  raison.  Mais  là  où  je  crains  que 
l'on  sorte  de  la  vérité,  c'est  quand  on  groupe  tous  les  renseignements 
que  nous  pouvons  glaner  sur  le  pharisaïsme  de  manière  à  donner  une 
image  complète  du  pharisien  accompli,  et  quand  on  déclare  ensuite  ce 
pharisien  accompli  le  type  de  la  presque  totalité  du  peuple  juif.  Assuré- 
ment le  parti  pharisien  était  de  beaucoup  le  plus  populaire  et  comprenait 
la  grande  majorité  des  Juifs  palestiniens  ;  mais  il  y  avait  pharisien  et 
pharisien,  des  nuances  infinies  depuis  le  dévot  mesquin  qui  perdait  le 
sens  de  la  religion  et  de  la  morale  dans  les  innombrables  pratiques  de 
son  légalisme,  jusqu'au  brave  homme  qui,  tout  en  admettant  sans  «con- 
teste l'autorité  de  la  Loi,  en  prenait  à  son  aise  avec  les  prescriptions  des 
rabbins  et  qui  s'édifiait  à  lire  ses  Psaumes  plus  qu'il  ne  se  cassait  la  tète 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  227 

sur  la  casuistique  des  docteurs.  J'aurais  aimé  que  M.  Holtzmanri  fît 
davantage  ressortir  ces  mances  et  ne  nous  présentât  pas  un  phari- 
saïsme  uniforme,  tout  d'un  bloc,  qui  correspond  peut-être  à  l'état  d'esprit 
des  sectaires  de  Jérusalem,  mais  qui  n'était  certainement  pas  la  seule 
forme  de  vie  religieuse  en  Galilée.  Le  pharisaïsme  strict  était  inapplica- 
ble, M.  Holtzmann  le  reconnaît  (p.  134  et  1C6);  pour  la  graode  masse  du 
peuple  des  campagnes  il  était  inappliqué.  Bien  plus,  M.  //.  quand  il 
étudie  la  relation  de  Jésus  avec  la  Loi,  dit  lui-même  :  «.  L'esprit  juif  était 
sur  la  voie  de  l'émancipation  à  l'égard  du  nomisme  avec  sa  réglementa- 
tion de  devoirs»  (p.  444).  On  ne  s'en  douterait  pas  en  lisant  le  premier 
chapitre  qui  traite  du  judaïsme  contemporain  de  Jésus. 

Cette  réserve  faite,  je  me  hàle  d'ajouter  que  ce  chapitre  de  82  pages 
offre  un  tableau  e.xtrêmement  instructif  du  judaïsme  aux  approches  de 
l'ère  chrétienne,  quil  est  riche  en  renseignements  de  toute  sorte  et  en 
observations  fines.  La  part  faite  au  judaïsme  alexandrin,  théoriquement 
très  grande,  est  pratiquement  un  peu  restreinte,  mais  l'auteur  y  revien- 
dra sans  doute  dans  la  suite  du  second  volume.  Ici  encore  j'exprime  un 
desideratum  :  j'aurais  aimé  trouver  ici  un  parallèle  entre  la  théologie  de 
la  synagogue  palestinienne  et  la  théologie  judéo-alexandrine.  Ce  paral- 
lèle, je  le  sais,  est  très  délicat  à  tracer,  parce  que  nous  manquons  de 
renseignements  historiques  sur  les  relations  du  judaïsme  palestinien  et 
du  judaïsme  alexandrin.  Je  crois  cependant  qu'en  appelant  un  peu  de 
psychologie  à  .son  aide,  on  peut  établir,  sinon  la  filière  historique  de  leur 
action  et  réaction  réciproques,  du  moins  la  répercussion  différente,  mais 
issue  d'une  même  poussée,  de  l'esprit  grec  dans  la  théologie  juive  sous 
ses  deux  formes  principales  :  l'idéalisme  judéo-alexandrin  traduit  le 
stoïcisme  et  le  platonisme  grecs  en  langage  spiritualiste,  la  théologie  pa 
lestinienne  en  langage  réaliste.  Les  premiers  connaissent  des  êtres  in- 
termédiaires entre  Dieu  et  le  monde,  qui  sont  de  purs  intelligibles, 
chez  lesquels  la  personnalité  est  flottante;  les  seconds  admettent  comme 
réellement  existants  dans  le  ciel,  en  réserve  jusqu'au  jour  où  leur  heure 
de  paraître  sur  la  terre  sonnera,  les  êtres  personnels  ou  les  objets  ma- 
tériels qui  servent  d'intermédiaires  à  l'action  divine  dans  le  monde.  Les 
judéo-alexandrins  et  les  palestiniens  sont  d'accord  pour  considérer  la  Loi 
de  Moïse  comme  la  révélation  parfaite,  source  de  toute  vérité  et  de  toute 
justice;  les  uns  comme  les  autres  l'interprètent  au  moyen  de  l'allégorie 
et  d'une  dialectique  abstraite,  ignorante  de  l'histoire  et  des  faits  con- 
crets; mais  les  alexandrins  font  parler  grec  à  Moïse  et  les  palestiniens 
font  parler  araméen  aux  Grecs  dans  la  mesure  trè.s  impan'aile  où  ils  les 


228  REVUE  DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

connaissent;  les  alexandrins  aboutissent  logiquement  à  dissoudre  la  Loi 
et  prépi^rent  sa  volatilisation  dans  l'universalisme  chrétien  ;  les  palesti- 
niens enrichissent  au  contraire  la  Loi  de  toute  la  substance  nouvelle  que 
l'allégorie  leur  permet  d'y  introduire.  Les  éléments  de  ce  parallèle  se 
trouv^'ent  dans  l'ouvrage  de  M.  Holtzmann;  il  est  dommage  qu'il  ne  Tait 
pas  tracé.  Cela  me  parait  une  préface  indispensable  à  l'intelligence  du 
développement  divergent  du  christianisme  primitif  dans  le  monde  pa- 
lestinien et  dans  la  société  judéo-hellénique  (théologie  johannique,  de 
ïÉpUre  aux  Hébreux,  et  partiellement  aussi  de  Paul). 

L'exposé  de  la  théologie  paulinienne  est  plus  détaillé,  plus  minutieux 
encore  que  celui  du  judaïsme  contemporain.  Les  notes,  dans  lesquelles 
M  Holtzmann  a  signalé  les  opinions  de  ses  principaux  prédécesseurs 
sur  les  diverses  questions  traitées,  sont  plus  abondantes.  L'auteur  ressent 
vivement  la  complexité  de  cette  combinaison  de  l'hellénisme,  du  rabbi- 
nisme  et  de  la  piété  spéciOquemenL  chrétienne  qui  constitue  la  nature 
spirituelle  de  lapôtre  Paul  et  d'où  est  sortie  la  théologie  chrétienne, 
a  Paul  dit-il  fort  bien,  est  foncièrement  un  fils  de  la  diaspora  et  a  res- 
piré dès  sa  jeunesse,  au  moins  d'une  façon  temporaire,  une  atmosphère 
hellénique...  La  question  qu'il  s'agit  de  résoudre,  c'est  l'appréciation  de 
l'étendue  et  de  l'intensité  de  cet  élément  hellénique,  ou  plutôt  hellems- 
tique  qui  modifia  son  éducation  scolaire  juive.  C'est  ici  assurément  que 
convergent  tous  les  problèmes  dont  l'étude  actuelle  du  paulinisme  doit 
fournir  la  solution.  En  même  temps  il  n'y  a  pas  d'argument  plus  puissant 
contre  la  critique  radicale  pour  laquelle  toutes  les  épitres  da  Paul  sont 
des  produits  du  christianisme  hellénique  du  ii^  siècle,  composés  d'éléments 
philoniens  et  stoïciens.que  cette combinaisonsi  originale  d'un  fond  juif  et 
d'une  culture  grecque  dans  la  personnalité  de  l'apôtre  »  (II,  p.  3). 

On  sait  quelles  longues  discussions  a  soulevées  la  question  de  l'authen- 
ticité des  Épitres  pauliniennes.  M.  Holtzmann  estime,  fort  sagement  a 
noire  avis,  que  la  théologie  paulinienne  dans  ses  éléments  fondamentaux 
ressort  avec  une  clarté  suffisante  des  épitres  sûrement  authentiques  ou 
des  parties  non  contestables  des  lettres  suspectes  d'interpolations,  pour 
que  l'on  ne  soit  pas  obligé  de  reprendre  sur  chaque  point  les  discussions 
critioues  traitées  par  lui  dans  sa  Historisch-kntische  Einleitung.  Il  laisse 
de  côté  naturellement  les  Épitres  pastorales,  dont  l'inspiration  est  si 
évidemment  difïérente  de  celle  de  Paul,  qu'il  faut  n'avoir  jamais  saisi 
la  dialectique  inhérente  à  la  pensée  de  l'apôtre  pour  les  lui  attribuer. 
Mais  il  se  sert  des  quatre  grandes  épitres,  de  celles  aux  Phihppiens, 
aux  Thessaloniciens  et  même  de  celle  aux  Golossiens.  De  l'Lpitre  au.v 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  229 

Éphésiens  il  n'utilise  que  certaines  données  dont  le  caractère  paulinien 
lui  paraît  suffisamment  garanti. 

Il  ne  se  préoccupe  pas  non  plus  de  la  succession  chronologique  des 
Épîtres,  ce  qui  est  plus  crilicable,  car  il  en  résulte  qu'il  n'a  pas  tenté  de 
reconstituer  le  développement  historique  de  la  pensée  de  l'apôtre  Paul, 
comme  l'a  fait  notre  compatriote,  M.  A.  Sabatier,  dans  ce  beau  livre  sur 
saint  Paul  qui  en  est  arrivé  aujouid'hui  à  sa  troisième  édition.  Il  me 
semble  cependant  que  cette  méthode  est  la  seule  qui  permette  de  saisir 
véritablement  la  pensée  si  vivante  et  si  active  de  l'apôtre  sans  faire  tort 
à  aucun  des  éléments  successifs  de  son  histoire  spirituelle.  Je  préfère 
pour  la  même  raison  l'ordre  suivi  par  M.  Sabatier  dans  son  exposé  de  la 
théologie  paulinienne  :  christologie,  anthropologie,  philosophie  de  l'his- 
toire, théologie.  M.  Holtzmann  commence  par  l'anthropologie,  et  étudie 
successivement  la  notion  de  la  Loi,  le  péché  et  la  condamnation,  la  con- 
version, la  christologie,  la  réconciliation  avec  Dieu,  la  justice  et  la  justi- 
fication, la  morale,  la  doctrine  des  mystères  et  l'eschatologie.  Un  dernier 
chapitre  renferme  une  appréciation  du  paulinisme  au  point  de  vue  reli- 
gieux et  moral.  M.  Sabatier,  on  le  voit,  e.st  parti  du  fait  central,  capital, 
décisif  de  la  carrière  de  Paul  :  la  crise  au  cours  de  laquelle  Paul  reconnaît 
le  Christ  en  celui  qu'il  combattait  jusqu'alors;  il  montre  ensuite  comment 
ce  fait  (incontestable  cumme  réalité  spirituelle  de  quelque  manière  que 
l'on  en  explique  la  genèse)  transforme  le  système  théologique  du  disciple 
de  Gamaliel.  M,  Holtzmann,  au  contraire,  se  plaçant  au  point  de  vue 
philosophique,  dégage  les  éléments  constitutifs  de  la  doctrine  de  Paul 
sur  les  rapports  naturels  entre  Dieu  et  l'homme  pour  expliquer  comment 
les  problèmes  soulevés  par  cette  doctrine  dans  l'esprit  de  l'apôtre  trouvent 
leur  solution  dans  sa  conversion.  L'inconvénient  de  ce  mode  d'exposition, 
c'est  que  l'on  ne  peut  exposer  les  doctrines  de  Paul  sur  la  nature  humaine 
et  ses  rapports  avec  Dieu  que  d'après  ses  épitres  ;  or  celles-ci  nous  font 
connaître  sa  pensée  longtemps  après  sa  conversion,  c'est-à-dire  sous  la 
forme  que  lui  a  imprimée  sa  foi  chrétienne.  On  peut  bien  déduire  de 
ces  données  quelle  a  dû  être  sa  conception  antérieure,   mais  il  ne  me 
paraît  pas  légitime  de  les  identifier  purement  et  simplement  avec  celle-ci 
(cf.  II,  p.  53  au  bas  de  la  page  :  «  So  wenigstens  »,  etc.).   Dans  le  trop 
court  paragraphe  qu'il  a  consacré  aux  «  prémisses  métaphysiques  de  la 
christophanie  y>,  M.   Eoltzmann  a  mieux  observé  cette  distinction.  A 
l'exemple  de  M.  Holsten,  dont  le  remarquable  travail  Zum  Evangelium 
des  Paulus  und  des  Petrus  reste  pour  nous  la  meilleure  explication  de 
la  conversion  de  saint  Paul,  il  n'a  pas  exposé  toute  la  christologie  ulté- 


230  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

l'ieure  de  l'apôtre  pour  montrer  quelle  fut  l'apparition  du  chemin  de 
Damas,  mais  il  rappelle  les  idées  admises  chez  les  Juifs  alexandrins  ou 
palestiniens  sur  l'homme  céleste  ou  sur  le  Messie  en  réserve  dans  le  ciel, 
ainsi  que  les  représentations  que  l'on  se  faisait  des  êtres  surhumains  et 
nous  fournit  ainsi  les  éléments  de  l'apparition,  antérieurs  au  système 
chrétien  de  Paul. 

A  suivre  M.  Hoitzmann  dans  toutes  les  parties  de  sa  consciencieuse 
restitution  de  la  dogmatique  paulinienne,  nous  nous  laisserions  entraîner 
à  écrire,  nous  aussi,  un  volume.  Quand  on  arrive  au  bout  de  cette  ana- 
lyse rigoureuse,  qui  dégage  tous  les  coins  et  recoins  de  la  pensée  pau- 
linienne, qui  en  fait  ressortir  les  contradictions  internes  et  les  éléments 
hétérogènes  en  même  temps  que  la  puissante  originalité  et  le  caractère 
profondément  individuel,  on  accorde  volontiers  à  l'auteur  que  jusqu'à 
l'avènement  de  la  critique  historique  moderne  il  a  été  impossible  de 
comprendre  la  théologie  de  Paul.  L'immense  majorité  de  ceux  qui  ont 
nourri  leur  foi  de  ses  écrits  n'en  ont  pas  eu  une  intelligence  exacte.  Peu 
leur  importait,  sans  doute,  puisqu'ils  y  cherchaient  un  principe  de  vie 
religieuse  plutôt  qu'un  système  théologique.  Le  système  de  Paul  a  été 
dès  le  début  abandonné  par  ses  disciples.  Mais  la  spéculation  dogmati- 
que n'a  été  qu'une  petite  part  de  son  activité.  Son  œuvre  missionnaire, 
condensée  en  quelques  principes  simples,  populaires,  infiniment  féconds, 
a  été  autrement  importante,  et  ce  sont  ces  mêmes  principes  qui  ont  été 
au  sein  de  l'Église  chrétienne  les  ferments  actifs  de  la  plupart  des  ré- 
formes. Quelque  jugement  que  l'on  porte  sur  sa  doctrine,  il  est  une 
chose  certaine,  que  le  christianisme  n'aurait  jamais  été  ce  qu'il  a  été, 
si  l'apôtre  Paul  n'avait  pas  fait  de  la  foi  en  Christ,  telle  que  son  expé- 
rience religieuse  personnelle  l'avait  saisie,  le  principe  actif  de  l'établis- 
sement du  monothéisme  universaliste  dans  le  monde  hellénique.  L'œu- 
vre commencée  par  le  judaïsme  libéral  s'est  ainsi   accomplie  dans  le 

christianisme. 

Jean  Réville. 


A.  Malnory.  —  Saint  Gésaire,  évêque  d'Arles.  Paris,  Bouil- 
lon; gr.  in-8  de  XXVI  et  .^16  pages  (103"  fascicule  de  la  Bibliothèque 
de  V Ecole  des  Hautes  Études,  Sciences  philologiques  et  historiques). 

Une  bonne  biographie  de  saint  Gésaire  d'Arles  devait  apporter  un  com- 
plément d'instruction  fort  utile  à  l'histoire  troublée  des  églises  de  la 


ANALYSES  F:T  COMPTES  RENDUS  231 

Gaule  pendant  la  période  des  invasions  ariennes^  à  cette  époque  où  la 
transformation  des  anciennes  éi,dises  gallo-romaines  en  églises  propre- 
ment gauloises  ou  (si  l'on  veut  déjà  employer  ce  terme)  gallicanes  se 
prépare.  C'est  probablement  au  sentiment  général  de  cette  lacune  dans 
l'histoire  ecclésiastique  que  nous  devons  l'apparition  à  peu  près  simul- 
tanée de  deux  travaux  importants  sur  Tévèque  d'Arles  :  celui  de 
M.  Arnold,  professeur  à  Ereslau,  Caesarlus  von  Arelale  und  die  gallische 
Kirche  seiner  Zeit  (plus  de  607  pages^  Leipzig,  Hinrichs'i,  et  celui  de 
M.  Malnory,  publié  dans  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Hautes  Études. 
L'un  et  l'autre  portent  le  millésime  1894.  Leurs  auteurs  respectifs  ont 
consigné  le  résultat  de  longues  études  préparatoires,  faites  dans  une 
complète  indépendance  réciproque.  Les  deux  livres  peuvent  ainsi  être 
contrôlés  l'un  par  l'autre.  Mais  il  eût  été  préférable  que  l'un  et  l'autre 
eussent  pu  attendre  la  publication  d'une  bonne  édition  des  Œuvres  de 
saint  Césaire,  promise  depuis  longtemps  par  dom  Morin.  Une  pareille 
édition  est  la  condition  indispensable  d'une  étude  complète  et  définitive 
sur  ce  personnage. 

M.  Malnory  en  fait  lui-même  en  quelque  sorte  l'aveu  dès  ses  pre- 
mières lignes  :  «  Les  œuvres  émanées  de  saint  Césaire  ou  relatives  à 
sa  personne,  dit  il,  se  trouvent  encore  au  moment  où  nous  publions  ce 
travail,  dispersées  dans  de  nombreuses  collections.  »  Il  faut  ajouter  que 
le  texte  même  de  ses  œuvres,  surtout  de  ses  sermons,  est  dans  un  état 
fâcheux,  malgré  le  zèle  déployé  par  les  Bénédictins  de  Saint-Maur  pour 
lui  restituer  les  nombreux  fragn^nts  qui  lui  appartiennent  dans  des 
sermons  attribués  à  d'autres.  M.  Malnory  se  charge  encore  de  nous 
expliquer  les  causes  de  ce  phénomène  :  saint  Césaire  avait  adopté  une 
méthode  de  composition  oratoire  qui  l'exposait  tout  particulièrement  à 
ce  danger  ;  il  empruntait  sans  scrupule  des  morceaux  entiers  à  des  pré- 
dicateurs antérieurs,  tels  que  saint  Augustin  ou  Fauste;  «  c'est  par  le 
choix  et  la  disposition  des  matériaux  empruntés  que  l'auteur  leur  a 
imprimé  son  cachet  »  (p.  xiii)  ;  cependant  comme  il  avait  l'honnêteté 
d'écrire  en  marge  les  noms  des  orateurs  dont  il  utilisait  les  discours, 
ceux-ci  ont  été  restitués  à  leurs  véritables  pères  et  la  prédication  de 
Césaire  s'est  trouvée  dépouillée  d'autant. 

M.  Malnory  n'a  pas  pu  entreprendre  la  reconstitution  critique  des 
œuvres  de  Césaire,  Il  déclare  qu'il  se  servira  de  morceaux  bien  qua- 
lifiés par  les  manuscrits  ou  par  le  style,  et  se  borne  à  indiquer  la  mé- 
thode à  laquelle  un  bon  éditeur  devra  se  conformer.  Mais  son  Introduc- 
tion montre  qu'il  a  fait  pour  lui-même  une  étude  critique  sérieuse  des 


232  REVUE  DE  l'hISTOIRK  DES  RELIGIONS 

sources  et  notamment  des  études  paléographiques  fructueuses,  et  c'est 
par  là  assurément  que  son  livide  contribuera  le  plus  au  progrès  des  con- 
naissances précises  sur  Gésaire. 

Celui-ci  est  avant  tout  un  homme  d'église  ;  il  a  le  talent  de  gouverner 
les  hommes;  il  aime  à  faire  des  règlements  et  à  prêcher.  Son  développe- 
ment intellectuel  est  des  plus  ordinaires.  Sa  piété  est  celle  du  moine;  il 
représente,  en  face  de  l'invasion  des  barbares  germaniques,  l'invasion 
du  monachisme  chrétien  en  Gaule,  dont  les  conséquences  sociales  ne 
sont  pas  moins  dangereuses  pour  l'avenir  économique  du  pays.  Quand 
les  hommes  chez  lesquels  la  vie  morale  est  le  plus  considérable  se  re- 
tirent du  monde,  le  monde  se  trouve  appauvri  de  ses  meilleurs  élémenls. 

M.  Malnory  ne  cède  pas  à  la  tentation  d'exalter  outre  mesure  le 
héros  de  son  histoire.  Les  seules  sympathies  que  son  impartialité  voulue 
d'historien  ne  réussit  pas  toujours  à  masquer,  ont  pour  objet,  moins 
Gésaire  personnellement,  que  l'ancienne  Église  arlésienneet  saprimatie. 
Il  suit  l'ordre  chronologique  dans  son  récit  :  la  jeunesse  de  Gésaire,  son 
stage  à  Lérins,  les  commencements  de  son  épiscopat  à  Arles,  la  persé- 
cution (terme  un  peu  dur)  d'Alaric,  l'attribution  des  Statuta  ecclesiae 
antiqua  à  Gésaire  avec  de  nouveaux  arguments  à  l'appui,  le  concile 
d'Agde  (11  sept.  506),  les  rapports  avec  Théodoric  le  Grand,  les  relations 
avec  le  Saint-Siège  et  le  différend  avec  saint  Avit  au  sujet  du  privilège 
primatial,  les  conciles  provinciaux  de  Gésaire  (ceux  d'Arles,  de  Garpen- 
tras,  deuxième  concile  de  Vaison,  deuxième  concile  d'Orange,  de  Mar- 
seille), notamment  celui  d'Orange,  où  Gésaire  fait  signer  sans  discussion 
les  propositions  envoyées  de  Rome  touchant  la  controverse  semipéla- 
gienne,  après  les  avoir  modifiées  d'une  façon  plus  oppoi'tune  que  lo- 
gique. Ensuite  M.  Malnory  nous  fait  assister  aux  conciles  francs  d'Or- 
léans (538  et  541).  Les  deux  derniers  chapitres,  les  plus  intéressants, 
ont  pour  objet  la  prédication  de  saint  Gésaire  et  ses  règles  monastiques. 

La  forme,  parfois  un  peu  ample  et  non  dénuée  de  répétitions,  est 
agréable.  Gette  biographie  se  lit  aisément  et  se  recommande  à  l'atten- 
tion des  historiens  ecclésiastiques. 

Jean  Réville. 


Henry  Gii.\rles  Lea.  —  A  history  of  aurioular  confession 
and  indulgences  in  the  Latin  Ghurch.  3  vol,  in  8°  :  xii-o23, 
viii-514et  viii-629  pages.  Philadelphia,  Lea  brothers  and  G°,  1696. 

En  recevant  successivement,  dans  le  courant  de  cette  année,  les  trois 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  233 

gros  volumes  dont  nous  venons  d'inscrire  le  titre  en  tête  de  cet  article, 
notre  première  impression  a  été  celle  d'une  profonde  admiration  pour 
l'infatigable  historien  américain.  Nous  nous  sommes  rappelé  en  eiïet 
que  c'est  en  1888  qu'a  paru,  en  trois  volumes  également,  la  magistrale 
«  Histoire  de  l'Inquisition  au  Moyen-Age  »,  quia  fait  la  réputation  scien- 
tifique de  son  auteur.  Or  depuis  cette  date  récente,  M.  Lea  a  écrit  plusieurs 
volume  {Chapters  from  the  religions  history  of  Spain  connected  with 
the  Inquisition,  1890;  Superstition  and  force,  1892,  etc.)  et  de  nom- 
breux mémoires  insérés  dans  des  revues  américaines,  tous  relatifs  à  l'his- 
toire du  catholicisme  et  des  institutions  de  l'Église  romaine,  et  nous 
savons  en  outre  qu'il  est  en  train  de  préparer  une  histoire  de  l'Inquisi- 
tion en  Espagne.  Une  si  étonnante  capacité  de  travail,  et  d'un  travail 
nullement  superficiel,  mais  méticuleux  et  consciencieux,  devait  être 
signalée,  avant  d'examiner  rapidement  l'œuvre  nouvelle  de  notre  sym- 
pathique écrivain. 

L'  ((  Histoire  de  la  confession  auriculaire  et  des  indulgences  dans  l'É- 
glise latine»  se  divise  en  deux  parties.  La  première  (vol.  I  et  II)  traite  de 
la  confession  et  de  l'absolution,  la  seconde  (vol.  III)  des  indulgences. 

Dans  une  courte  préface  l'auteur  se  défend  du  reproche,  qu'on  ne  man- 
quera pas  de  lui  adresser^  de  «  battre  de  la  vieille  paille  »,  tant  le  sujet 
de  la  confession  et  des  indulgences  paraît  être  épuisé.  Mais  comme  il  le  dé- 
clare, l'étude  qu'il  en  fait  renouvelle  en  quelque  sorte  le  sujet,  car  notre 
historien,  dont  l'extrême  impartialité  n'est  point  à  démontrer,  n'a  voulu 
consulter  que  les  documents  originaux,  les  autorités  catholiques  et  en  par- 
ticulier les  ouvrages  de  dévotion  populaire  en  usage  dans  l'Église  latine. 

Le  premier  volume  renferme  quatorze  chapitres.  L'auteur  examine 
tout  d'abord  le  christianisme  primitif,  période  pendant  laquelle  la  re- 
pentance  du  pécheur  est  seule  requise  pour  sa  réconciliation  avec  Dieu. 
Dans  les  siècles  suivants  (du  ii^  au  v^  siècle),  l'évolution  du  dogme  et  du 
rite  commence.  En  ce  qui  concerne  la  discipline,  il  faut  distinguer  d'une 
manière  très  précise  à  cette  époque  la  réconciliation  avec  Dieu  et  la  ré- 
conciliation avec  l'Église;  il  n'est  point  encore  question  du  pouvoir  des 
clefs,  et  Tévêque  ne  joue  de  rôle  que  dans  le  forum  externum  ;  l'Église 
n'exerce  pas  encore  de  juridiction  dans  le  forum  de  la  conscience.  Quant 
à  la  pénitence,  dans  les  quatre  premiers  siècles,  elle  est  publique,  et  ce 
n'est  qu'au  milieu  du  V  siècle  que  nous  rencontrons  une  allusion  à  la 
pénitence  privée.  La  pénitence  est  alors  très  sévère  et  l'auteur  en  décrit 
les  divers  stages.  Un  fait  important  sur  lequel  insiste  avec  raison  .M.  Lea 
c'est  que  la  pénitence,  comme  le  baptême,  ne  pouvait  avoir  lieu  qu'une  fois 


234  REVUE  DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

dans  la  vie.  Quant  à  la  réconciliation,  distincte  de  l'absolution,  elle  est 
une  fonction épiscopale.  Le  salut  du  pécheur,  réintégré  dans  l'Église  par 
l'évêque,  est  par  cela  même  facilité,  mais  il  n'est  point  assuré. 

Après  avoir  étudié,  au  point  de  vue  spécial  de  la  pénitence,  les  héré- 
sies montaniste,  novatienne  et  donatiste,  l'auteur  montre,  dans  la  ques- 
tion du  pardon  du  péché,  la  valeur  spéciale  accordée  à  l'Eucharistie  et 
aux  messes  votives;  il  expose  ensuite  la  controverse  pélagienne  et  les 
graves  problèmes  théologiques  qui  s'y  rattachent,  et  aborde  la  question  du 
pouvoir  des  clefs. 

Le  chapitre  qui  traite  du  pouvoir  des  clefs  est  l'un  de  ceux  que  l'au- 
teur a  composé  avec  le  plus  de  soin;  on  pourrait  presque  taxer  d'exces- 
sive l'impartialité  avec  laquelle  il  a  dirigé  ses  recherches  et  fixé  sur  le 
papier  les  résultats  de  ses  investigations.  L'Église  primitive  ne  sait  rien 
du  pouvoir  des  clefs,  et  le  silence  des  anciens  Pères  sur  ce  point  est  des 
plus  significatifs.  La  première  allusion  à  un  pouvoir  de  pardonner  le 
péché  se  rencontre  dans  TertuUien,  qui  proteste  énergiquement  contre 
une  telle  prétention.  Du  v^  au  vi^  siècle  la  question  déjà  si  controversée, 
d'une  pareille  puissance,  demeure  dans  un  singulier  état  de  fluctuntion 
et  d'incertitude.  Les  Fausses  Déci^étales  tendent  à  établir  le  dogme  ;  nous 
y  voyons,  par  exemple,  saint  Pierre  déclarer  que  «  les  évêques  sont  les 
clefs  de  l'Église,  qu'ils  ont  le  pouvoir  de  fermer  le  ciel  et  d'en  ouvrir 
les  portes,  parce  qu'ils  sont  les  clefs  du  ciel.  »  Malgré  ces  faux,  la  théo- 
rie du  pouvoir  des  clefs  ne  fait  que  de  lents  progrès  du  ix<^  au  xi"  siècle. 
C'est  à  l'Université  de  Paris  et  aux  docteurs  de  l'école  que  sont  dus  sa 
propagation  dans  la  chrétienté  et  son  établissement.  Encore  les  hésita- 
tions demeurèrerit-elles  toujours  fort  grandes,  et  fut-il  nécessaire  de  for- 
muler une  distinction  entre  la  remise  de  la  coulpe  et  la  remise  de  la 
peine. 

Les  six  chapitres  suivants  sont  consacrés  à  la  confession,  dont  l'au- 
teur étudie  l'origine,  le  développement  graduel  et  l'évolution  dans  les 
détails  les  plus  circonstanciés.  Après  avoir  constaté  que  la  confession 
auriculaire  est  inconnue  de  l'Église  primitive,  au  sein  de  laquelle  la 
confession  publique  à  Dieu  était  seule  pratiquée^,  il  montre  que  l'intro- 
duction de  la  confession  privée  au  prêtre  est  fort  ancienne.  Saint  Jérôme 
y  fait  allusion  à  plusieurs  reprises  et  un  canon  du  premier  concile  de 
Tolède  en  398  prouve  qu'en  Espagne  la  confession  privée  était  une 
fonction  reconnue  aux  prêtres,  du  moins  en  ce  qui  concerne  les  vierges 
qui  avaient  prononcé  des  vœux.  C'est  au  v^  siècle,  sous  Léon  I^r,  que 
la  confession  privée  prend  en  quelque  sorte  rang  et  droit  de  cité  dans 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  235 

l'Église,  mais  elle  demeura  longtemps  encore  purement  volontaire,  et 
par  conséquent  peu  fréquente.  Au  xn«  siècle  l'Église  s'efforce  de  popu- 
lariser la  confession  auriculaire;  enfin  en  1216  le  concile  de  Latran  dé- 
crète l'obligation  annuelle  de  la  confession.  Depuis  cette  date  célèbre, 
l'auteur  expose  les  modifications,  dans  la  théorie  et  la  pratique,  que  le 
dogme  a  subies.  Il  passe  successivement  en  revue  toutes  les  questions 
complexes  relatives  au  droit  du  prêtre  à  l'administration  du  sacrement 
de  la  pénitence,  aux  cas  réservés  à  l'évèque  et  au  Saint-Siège,  à  l'histoire 
du  confessionnal,  au  secret  de  la  confession,  etc. 

Avec  la  fin  du  premier  volume  nous  arrivons  à  la  question  si  grave  de 
l'absolulion.  L'auteur  montre  que  l'absolution  était  contenue  en  germe 
dans  le  principe  du  pouvoir  des  clefs,  et  que  son  affirmation  n'a  été  que 
la  conséquence  de  la  proclamation  de  ce  dogme.  «  Lorsque  le  pouvoir  des 
clefs,  dit-il  judicieusement,  eut  été  définitivement  établi,  lorsque  la 
confession  auriculaire  eut  été  élevée  au  rang  de  sacrement,  et  que  le 
Saint-Esprit  et  le  pouvoir  de  délier  et  de  délier  eurent  été  conférés  au 
prêtre  dans  l'ordination,  il  ne  pouvait  plus  y  avoir  longtemps  de  distinc- 
tion entre  la  réconciliation  et  l'absolution  ;  toutes  deux  étaient  également 
sacramentales  et  assuraient  également  au  pécheur  le  pardon.  » 

Si  l'Église,  en  élevant  le  rôle  du  prêtre,  a  fini  par  le  transformer  en 
délégué  de  la  divinité,  ce  n'est  point  à  dire  qu'elle  ait  libéré  le  pécheur 
de  toute  responsabilité.  C'est  par  les  conditions  requises  du  pécheur  par 
l'Église  pour  l'absolution  que  débute  le  second  volume  de  M.  Lea.  L'au- 
teur constate  tout  d'abord  que  la  foi  au  pardon  de  ses  propres  péchés 
n'est  point  exigée  du  pénitent'pour  en  obtenir  l'absolution.  Ce  fait  établi, 
il  expose  les  distinctions  classiques  de  l'attrition  et  de  la  contrition,  les 
querelles  du  jansénisme  et  la  célèbre  bulle  Unigenitus,  etc.  ;  il  insiste  en 
particulier  sur  l'obligation  imposée  au  pécheur  de  la  réparation  et  de  la 
restitution,  et  sur  la  commutation  de  la  restitution.  Ce  dernier  point  lui 
fournit  l'occasion  de  donner  les  détails  les  plus  circonstanciés  et  les 
plus  curieux  sur  la  Santa  Cruzada  espagnole.  On  entend  par  ce  mot  la 
vente  d'indulgences  spéciales,  dites  de  Croisade,  qui  n'ont  cessé  d'être 
l'objet  du  commerce  ecclésiastique,  dans  les  États  espagnols,  depuis  le 
moyen  âge  jusqu'à  nos  jours  ;  l'auteur  donne  même  le  fac-similé  d'une 
Bula  de  la  Santa  Cruzada,  du  prix  de  una  peseta  quince  céntimos,  datée 
de  188S,  et  portant  la  signature  et  le  sceau  de  l'archevêque  de  Tolède. 
Voici,  en  peu  de  mots,  la  théorie  de  ce  genre  d'indulgences.  Le  pécheur, 
en  principe,  est  tenu  à  la  restitution  des  biens  mal  acquis;  mais  il  arrive 
souvent  que  cette  restitution  ne  peut  se  faire  sans  porter  atteinte  à  Thon- 


2H6  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

neur  de  celui  qui  s'y  soumet,  qu'il  est  difficile  de  déterminer  le  montant 
de  la  somme  à  restituer,  ou  la  personne  qui  y  ,a  droit,  etc.  Dans  de 
pareils  cas,  l'Eglise,  qui  ne  cesse  de  subir  les  attaques  des  infidèles  et 
des  hérétiques,  et  qui  a  besoin  d'argent  pour  organiser  des  expéditions 
contre  ses  ennemis,  a  pitié  du  pécheur  et  le  tient  quitte  à  bon  marché  de 
la  restitution  qu'il  devrait  faire. 

Après  cet  intéressant  chapitre,  l'auteur  étudie  successivement  la  péni- 
tence publique  et  privée,  l'organisation  de  la  pénitence  (et  plus  spécia- 
lement les  pèlerinages,  les  aumônes,  les  messes),  le  rachat  de  la  péni- 
tence et  les  taxes  de  la  Pénitencerie.  Il  passe  ensuite  à  l'examen  de  la 
«  satisfaction  ».  La  satisfaction,  qui  est,  théoriquement  parlant,  une 
partie  essentielle  de  la  pénitence,  lacté  par  lequel  le  pécheur  satisfait 
Dieu,  aurait  dû  comme  telle  n'être  ni  amoindrie  ni  réduite  :  en  fait,  elle 
n'a  cessé  de  se  relâcher,  en  dépit  des  tentatives  de  réforme  des  conciles 
et  des  rigoristes  (jansénistes,  etc.).  C'est  ce  que  l'auteur  montre  fort 
bien  dans  l'étude  qu'il  lui  consacre. 

Après  avoir  exposé,  dans  les  derniers  chapitres,  la  classification  des 
péchés,  le  probabilisme,  la  casuistique  et  leur  histoire,  il  conclut  la  pre- 
mière section  de  son  livre  par  des  considérations  d'ordre  général  sur 
l'influence  exercée  par  la  confession.  S'il  relève  les  services  que  l'Eglise  a 
rendus  à  la  civilisation  par  cette  institution,  qui  a  contribué  à  éduquer 
les  peuples  barbares  qu'elle  a  convertis,  il  n'a  pas  de  peine  à  en  faire 
ressortir  les  abus  et  les  déplorables  eftets.  Il  insiste  sur  ce  point  dûment 
constaté,  et  d'une  gravité  exceptionnelle  en  morale,  que  l'objet  de  la 
confession  est,  non  pas  l'amendement  du  pécheur,  mais  son  absolution. 
Il  en  résulte  une  moralité  artificielle,  factice,  qui  a  même  donné  fré- 
quemment occasion  à  des  confessions  fictives.  L'auteur  rappelle  à  ce 
propos  cet  adage  espagnol,  mis  dans  la  bouche  d'un  pécheur  qui  s'in- 
flige à  lui-même  la  discipline  :  «  Esto  es  por  la  vaca  que  hurté,  y  esto 
por  la  vaca  que  voy  â  hurtar  »  (Ce  coup-ci  est  pour  la  vache  que  j'ai 
volée  et  celui-là  pour  la  vache  que  je  vais  voler).  Ces  observations  amè- 
nent l'auteur  à  établir,  en  terminant,  un  parallèle  entre  la  moralité  des 
peuples  catholiques  et  celle  des  peuples  protestants,  comparaison  corro- 
borée par  la  statistique.  Un  index  très  complet,  placé  à  la  fin  du  tome 
second,  facilite  les  recherches  dans  le  contenu  si  riche  de  la  première 
partie  de  l'ouvrage. 

Avec  le  troisième  et  dernier  volume  nous  entrons  dans  la  seconde 
section  de  l'ouvrage,  celle  qui  traite  des  indulgences.  Le  premier  cha- 
pitre étudie  les  origines  de  cette  pratique  et  expose  les  théories  qui  en 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  237 

ont  été  données  au  sein  de  l'Église.  L'introduction  des  indulgences  est 
de  date  relativement  récente,  mais  elles  ont  eu  pour  précurseurs  ces 
commutations  et  ces  rachats  de  pénitences,  dont  l'auteur  a  parlé  dans 
ses  premiers  volumes,  et  qui  remontent  en  fait,  les  uns  et  les  autres,  au 
pouvoir  attribué  aux  évèques,  puis  aux  prêtres,  de  changer,  de  mitiger, 
etc.,  l'imposition  de  la  pénitence.  Dans  sa  conception  originelle,  l'indul- 
gence était  simplement  la  substitution  de  quelque  œuvre  pie  à  tout  ou 
partie  de  la  pénitence  infligée  par  le  prêtre  après  la  confession.  Il  n'y 
avait  alors,  en  quelque  sorte,  que  permutation  entre  œuvres  réputées 
également  pies,  et  les  indulgences  les  plus  anciennes  que  nous  connais- 
sons (au  XI»  siècle)  sont  toutes  fondées  sur  ce  principe.  Vers  le  milieu  du 
xiii"  siècle,  une  nouvelle  conception  des  indulgences,  qui  en  modifia 
profondément  la  théorie  et  la  pratique,  se  développa  sous  l'influence  de 
la  découverte,  faite  àcette  époque,  que  la  Passion  du  Christet  les  mérites 
surabondants  des  siints  constituent  un  trésor  inépuisable  pour  la  ré- 
demption des  pécheurs  et  la  satisfaction  due  à  Dieu.  L'indulgence  devint 
ainsi  un  bon  du  Trésor  de  l'Eglise  accepté  en  paiement  par  Dieu.  La 
valeur  tout  à  fait  exceptionnelle  de  ce  bon  exige  une  seule  main  pour 
l'octroyer,  et  cette  main  ne  peut  être  que  celle  du  pape,  en  sorte  que  la 
promulgatioa  de  l'indulgence  devient  le  privilège  exclusif  de  la  pa- 
pauté. 

Après  ces  recherches  du  plus  haut  intérêt  sur  les  origines  de  l'insti- 
tution des  indulgences,  l'auteur  examine  les  discussions  relatives  à  leur 
efficacité,  leur  étendue,  leur  cumul,  etc.  Il  passe  ensuite  aux  conditions 
requises  du  pénitent  pour  l'octroi  de  l'indulgence;  le  développement  de 
l'institution  est  l'objet  d'un  chapitre  particulièrement  intéressant,  que 
l'auteur  termine  en  y  joignant  les  licences  accordées  pour  atténuer  la 
sévérité  des  jeûnes,  sorte  d'indulgence  qui  remonte  au  xiV  siècle,  et 
qu'on  appela  plus  tard  en  Allemagne  du  nom  caractéristique  le  Butter- 
brie  fe  . 

Les  chapitres  suivants  ont  pour  sujets  :  les  jubilés,  les  derniers  temps 
du  Moyen-Age  (l'église  de  la  Portioncule,  les  Carmélites,  etc.),  l'appli- 
cation de  l'indulgence  à  la  mort  (rachat  de  l'enfer,  du  purgatoire,  etc).. 
la  réformation;,  la  contre-réformalion,  les  pèlerinages  et  les  stations  à 
Rome,  les  ordres  religieux,  les  confréries  (le  rosaire,  les  scapulaires,  etc.), 
l'indulgence  conférée  par  la  consécration  à  des  objets,  l'extension  et  la 
profusion  des  indulgences  dans  les  temps  modernes,  les  indulgences 
apocryphes,  enfin  l'influence  exercée  par  les  indulgences.  Le  volume  se 
termine  par  un  appendice  où  sont  reproduites  plusieurs  pièces  juslifi- 


238  REVUE    DE    l'hISTOÏKE    DES    RELIGIONS 

catives;  l'auteur  y  a  ajouté  toute  une  série  fort  curieuse  de  fac-similé 
de  bulles  d'indulgences,  et  un  index  de  la  seconde  partie. 

L'aperçu  très  incomplet  et  très  superficiel  que  nous  venons  de  donner 
de  l'ouvrage  de  M.  Lea  (il  faudrait  une  brochure  pour  en  rendre  compte) 
aura  suffi  toutefois  pour  en  faire  ressortir  la  richesse  des  informations, 
la  patience  des  recherches,  et  la  variété  du  contenu.  C'est  une  œuvre 
d'une  vaste  et  profonde  érudition,  d'une  critique  sûre  et  impartiale, 
écrite  dans  un  style  clair  et  précis. 

Ce  qui  nous  frappe  le  plus  peut-être  dans  ce  grand  travail,  c'est  son 
caractère  encyclopédique  ;  c'est,  dans  une  certaine  mesure,  une  histoire 
des  dogmes  de  l'Église  catholique.  Il  ne  saurait  en  être  autrement,  au 
point  de  vue  où  l'auteur  se  place,  d'une  enquête  aussi  consciencieuse 
qu'étendue,  aussi  pénétrante  qu'enveloppante;  il  s'agit  d'ailleurs  de 
doctrines  capitales  dans  l'Église,  qui  touchent  à  toutes  ses  croyances,  à 
toutes  ses  institutions,  à  toutes  ses  pratiques,  et,  s'il  était  nécessaire  de 
le  démontrer,  il  suffirait  de  rappeler  la  Réformation  et  les  Églises  pro- 
testantes, c'est-à-dire  une  conception  religieuse  toute  différente,  une 
organisation  ecclésiastique  diamétralement  opposée,  un  idéal  de  vie  chré- 
tienne en  absolue  contradiction  avec  l'idéal  que  l'Église  catholique  a 
proclamé^  nés  de  l'opposition  violente  que  suscita,  au  xvi^  siècle,  la 
vente  des  indulgences.  Le  commerce  des  indulgences  ne  fut,  il  est  vrai, 
que  l'occasion  de  la  Réforme,  que  des  causes  plus  profondes  et  plus 
générales  nous  expliqueront  ;  mais  si  l'opposition  contre  les  indulgences 
entraîna  inévitablement  la  dislocation  de  l'édifice  catholique,  c'est 
qu'elles  n'étaient  point  seulement  une  plante  parasite  crue  sur  le  faîte 
du  monument;  elles  ressemblaient  à  ces  lierres  énormes  qui" ont  si  bien 
fait  l'assaut  des  vieilles  murailles,  qu'on  ne  peut  les  en  détacher  sans 
abattre,  du  même  coup;,  la  maçonnerie  qu'ils  ont  pénétrée. 

Edouard  Montet. 


H.  K.  Garrol.  — The  religious  forces  of  the  United  States, 

enumerated,  classïfied,  and  described  on  the  hasis  oftlie  govermnent 
census  of  1890.  With  an  introduction  on  the  condition  and  characler  of 
American  Christianity,  by  H.  K.  Carrol,  L.  L.  D.,  in  charge  of  the 
division  of  Churches,  eleventh  census.  New  York,  The  Christian 
Literalure  Company_,  1893.  Un  vol.  in-8°  de  lxi  et  449  pages. 

Le  gouvernement  fédéral  des  États-Unis  fait  opérer,  tous  les  dix  ans, 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  239 

le  recensement  général  de  la  population.  En  1890,  alors  que  celte  opé- 
ration gigantesque  se  poursuivait  pour  la  onzième  fois,  il  a  chargé 
M.  Carol  de  dresser  la  statistique  religieuse  du  pays.  Cette  statistique 
a  élé  publiée  depuis  et  remplit  bon  nombre  de  gros  volumes;  mais, 
avant  cette  publication  officielle,  et  dès  le  commencement  de  1893, 
M.  Carol  avait  fait  paraître  le  résumé  dont  nous  venons  de  transcrire 
le  titre  et  qui  a  été  accueilli  avec  une  juste  faveur,  parce  qu'il  offre^  pour 
la  première  fois,  un  tableau  complet,  et  qui  semble  dressé  avec  impar- 
tialité, de  la  situation  et  de  l'importance  relative  des  Églises  des  P^tats- 
Unis. 

Avant  sa  publication  on  ne  savait,  ni  en  Europe,  ni  en  Amérique, 
rien  de  bien  certain  à  cet  égard.  Les  documents  étaient  rares,  incom- 
plets, suspects.  Certaines  Églises,  il  est  vrai,  publiaient  des  annuaires, 
des  rapports,  des  relevés  où  l'on  pouvait  trouver  des  renseignements  ; 
mais,  faute  d'être  contrôlés,  ils  n'inspiraient  pas  une  confiance  absolue  ; 
en  bien  des  cas,  ces  renseignements  mêmes  manquaient  absolument,  de 
telle  sorte  qu'il  n'existait  nulle  part  un  tableau  général.  A  défaut  de 
chiffres  méritant  confiance,  on  se  trouvait  souvent  en  présence  d'infor- 
mations singulièrement  fantaisistes.  Les  catholiques  eux-mêmes,  les 
mieux  informés  parce  qu'ils  sont  les  plus  centralisés,,  variaient  de  plu- 
sieurs millions  dans  l'appréciation  du  nombre  de  leurs  adhérents.  Le 
gouvernement  n'en  savait  pas  plus  que  le  public.  Il  avait  voulu  faire  la 
lumière,  et  en  1850, 1860  et  1870,  il  avait  essayé  de  joindre  au  recense- 
ment civil  un  recensement  religieux  et  avait  chargé  ses  employés  de 
relever  le  nombre  des  temples,  celui  des  places  qu'ils  pouvaient  contenir 
et  la  valeur  des  biens  appartenant  aux  Églises.  Le  résultat  fut  nul.  En 
1880,  le  gouvernement  voulut  faire  davantage  et  remit  à  ses  recenseurs 
un  questionnaire  détaillé,  comprenant  un  bien  plus  grand  nombre  d'ar- 
ticles. L'échec  fut  encore  plus  complet.  On  obtint  une  masse  de  rensei- 
gnements, mais  si  étrangement  mélangés  et  présentant  un  si  grand 
nombre  de  lacunes  qu'il  fut  impossible  de  les  débrouiller  et  d'en  tirer 
aucun  parti.  Ceci  tenait  à  diverses  causes  dont  voici,  semble-t-il,  les  deux 
principales  :  Les  recenseurs  fédéraux  ont  déjà  beaucoup  à  faire  pour  la 
statistique  civile,  à  leurs  yeux  la  plus  importante.  Les  feuilles  imprimées 
qu'ils  ont  à  remplir  comportent  de  très  nombreuses  colonnes  ;  en  leur 
demandant  de  dresser,  en  outre,  sur  d'autres  feuilles,  la  statistique  re- 
ligieuse, on  ajoutait  à  leur  travail  ordinaii'e,  déjà  énorme,  un  travail 
supplémentaire  auquel  ils  pouvaient  difficilement  suffire.  En  second 
lieu,  leur  qualité  de  fonctionnaires,  ou  d'employés  du  gouvernement 


240  RKVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

fédéral,  les  rendait  impropres  à  la  tâche  nouvelle  qu'on  leur  imposait. 
Aux  États-Unis,  la  liberté  île  conscience  est  entière  et  la  séparation  des 
Eglises  et  de  l'État  absolue;  la  non-ingérence  de  l'Étal  dans  toutes  les 
questions  religieuses  est,  pour  tous,  une  sorte  de  dogme  sacré.  Le  ci- 
toyen américain  n'admet  pas  qu'un  fonctionnaire  de  l'Etat  lui  demande 
ce  qu'il  croit  ou,  ce  qui  revient  à  peu  près  au  même,  à  quelle  Église  il 
se  rattache.  Quand  on  lui  pose  la  question,  il  est  fort  tenté  de  répondre  : 
Cela  ne  vous  regarde  pas;  si  l'on  insiste,  il  invoque  le  premier  amende- 
ment à  la  Constitution,  lequel  interdit  au  Congrès  de  se  mêler  des  choses 
religieuses,  et  tout  est  dit. 

En  1890,  le  gouvernement,  éclairé  par  l'expérience,  s'y  prit  de  tout 
autre  façon;  il  sépara  absolument  le  recensement  civil  du  recensement 
religieux  et  confia  celui-ci  à  M.  Garol,  mettant  à  sa  disposition  les 
employés  et  les  fonds  nécessaires  et  le  laissant  libre  d'agir  à  sa  guise. 
Ne  pouvant  recourir  à  l'autorité,  M.  Carol  s'est  adressé  aux  intéressés, 
aux  chefs  des  Églises,  aux  pasteurs,  aux  synodes,  aux  évêques,  soit  ca- 
tholiques, soit  protestants.  Il  a  organisé  un  immense  bureau  de  corres- 
pondance, expédiant  dans  tous  le  pays  des  feuilles,  des  cadres  à  remplir. 
Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  les  protestants  luthériens  sont  fort  nom- 
breux en  Amérique  et  y  sont  fort  divisés;  ils  comptent  plusieurs  synodes, 
mais  il  y  a  aussi  nombre  de  congrégations  isolées  qui  ne  se  rattachent 
à  aucun  synode.  Pour  arriver  à  les  découvrir  toutes,  de  façon  à  les  faire 
figurer  dans  ses  tableaux  statistiques,  M.  Carol  a  fait  écrire  à  chacun 
des  4,591  pasteurs  luthériens  des  États-Unis  pour  lui  demander  si  sa 
propre  congrégation  —  ou  telle  autre  dont  il  aurait  connaissance  dans 
son  voisinage  —  se  rattachait,  ou  non,  à  un  synode.  C'est  ainsi,  à  l'aide 
d'une  immense  correspondance  qu'il  s'agissait  ensuite  de  dépouiller,  de 
classer,  de  contrôler,  d'analyser,  d'apprécier,  que  le  très  habile  directeur 
de  cette  immense  entreprise  a  réuni  les  renseignements  qui  forment  la 
matière  de  son  volume. 

Outre  les  difficultés  matérielles  qu'elle  présentait,  l'œuvre  se  heur- 
tait à  des  obstacles  d'un  genre  tout  spécial;  elle  soulevait  des  problèmes 
que  la  vieille  Europe  ne  soupçonne  guère.  Qu'est-ce  qu'une  Église?  En 
Europe,  ce  mot  éveille  immédiatement  l'idée  d'un  organisme  spécial,  dé- 
terminé, circonscrit,  facile  à  distinguer  de  toute  autre  chose.  L'Église 
catholique  a  fourni  le  moule,  le  modèle  de  toutes  les  autres;  les  circons- 
criptions paroissiales,  consistoriales,  synodales,  des  pays  protestants  cor- 
respondent aux  paroisses  et  aux  diocèses  catholiques.  En  Amérique,  on 
est  en  face  d'une  multitude  d'églises,  de  sociétés,  d'associations,  dont 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  241 

beaucoup  sont  nées  à  des  époques  relativement  récentes,  dans  le  pays 
même,  dans  un  pays  où  toute  tradition  manquait,  où  les  vieilles  habi- 
tudes n'existaient  point,  ou  bien  étaient  vite  oubliées  par  les  émigrants, 
où,  la  liberté  étant  sans  limites,  la  fantaisie  de  chacun  se  donne  libre 
cours.  Dès  lors  le  mot  Église  n'a  plus  le  sens  concret,  précis  qu'il  revêt 
pour  nous.  Tel  groupe  constitue-t-il  une  Église,  ou  bien  n'est-ce  qu'une 
association,  une  société?  Tel  autre  qui  prend  le  nom  de  société  n'ofifre- 
l-il  pas  tous  les  caractères  d'une  Église?  Même  dans  les  groupes  auxquels 
ce  nom  revient  incontestablement,  l'organisation  intérieure  varie  telle- 
ment qu'on  se  trouve  en  présence  de  quantités  fort  difficiles  à  compa- 
rer, tant  elles  sont  de  nature  différente. 

En  Europe,  nous  disons  que  dans  tel  pays  —  la  Suisse  par  exemple  — 
il  y  a  tant  de  protestants,  tant  de  catholiques,,  tant  d'Israélites,  et  les 
chiffres  donnés,  qu'ils  soient  ou  non  d'une  rigoureuse  exactitude,  ont  la 
prétention  de  comprendre  la  totalité  de  la  population  qui  se  rattache  par 
sa  naissance  ou  par  ses  convictions  personnelles  au  protestantisme,  au 
catholicisme,  au  judaïsme. 

En  Amérique,  une  seule  Église  —  ou  pour  employer  le  mot  du  pays, 
une  seule  dénomination —  compte  ainsi;  c'est  l'Église  catholique,  qui 
donne  le  chiffre  total  de  ses  adhérents  de  tout  âge  et  de  tout  sexe.  Toutes 
les  autres  comptent  différemment,  et  chacune  à  sa  façon.  Les  unes  don- 
nent le  nombre  des  personnes  qui  souscrivent  pour  les  frais  du  culte  ; 
d'autres  — et  c'est  le  cas  le  plus  fréquent  —  celui  de  leurs  membres,  ne 
tenant  pour  tels  que  les  personnes  qui  ont  formellement  adhéré  et  se 
sont  inscrites  sur  les  registres.  D'autres  enfin  ne  comptent  que  le  nombre 
de  communiants. 

M.  Garol  avait  donc  à  calculer  l'importance  comparative  de  quantités 
fort  différentes,  et,  comme  les  désignations  varient  autant  que  la  manière 
de  se  compter,  il  a  dû  adopter  des  termes  nouveaux,  capables  de  s'appli- 
quer à  ces  groupements  qui  se  ressemblent,  qu'il  fallait  rapprocher, 
comparer,  mais  qui  se  dénomment  chacun  à  sa  façon.  Il  a  rejeté  le  terme 
Église,  trop  général,  trop  vague,  étranger  à  certains  des  groupes  qu'il 
devait  nécessairement  comprendre  dans  ses  tableaux  statistiques,  par 
exemple  \ai  Société  des  amis  (Quakers).  Guidé  par  l'espritpratique  de  son 
pays,  il  a  tout  simplement  adopté  le  terme  :  Organisation.  Ce  qu'il  a  dressé 
c'est  la  liste  de  tous  les  corps  religieux  organisés  existant  aux  États- 
Unis,  quel  que  soit  d'ailleurs  leur  mode  d'organisation.  Chaque  groupe 
de  personnes  formant  une  paroisse,  une  congrégation,  est,  pour  M.  Ga- 
rd, une  organlsalion.  il  y  en  avait,  aux  États-Unis,  en  1890,  165,297. 

16 


242  REVUE   DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Le  nombre  des  organisations  n'est  pas  le  seul  renseignement  que 
M.  Carol  ait  essayé  de  recueillir;  sans  trop  entrer  dans  les  détails,  il  a 
relevé  les  principaux,  ceux  qui  devaient  permettre  de  se  faire  une  idée 
des  ce  forces  religieuses  »,  c'est-à-dire  :  1°  le  nombre  des  églises  et  des 
temples;  2"  celui  des  places  assises  qu'ils  offrent;  3°  celui  des  autres 
lieux  de  cultes,  des  salles  de  tout  genre  où  un  service  religieux  quel- 
conque est  célébré,  et  des  places  qu'elles  peuvent  fournir  ;  4°  la  valeur 
des  biens  que  les  organisations  possèdent  ;  5"  le  nombre  des  membres,  ou 
des  communiants;  6"  le  nombre  des  pasteurs. 

Ces  renseignemants  obtenus,  il  s'agissait  de  les  classer  et  de  les  décom- 
poser; de  spécifier  où  se  trouvent  ces  organisations,   de,  qui   elles   se 
composent,  à  quel  corps  religieux  elles  se  rattachent.  Le  recensement 
fédéral  se  fait  par  comté.  M.  Carol  a  pensé  que,  dans  un  livre  destiné  à 
renseigner  lepublic,  il  pouvait  s'en  tenir  à  des  circonscriptions  plus  vastes, 
et  ses  tableaux  sont  dressés  par  État.  Ils   nous  apprennent  combien  il 
existe  d'organisations  et  quelle  est  la  valeur  de  leurs  biens,  le  nombre 
de  leurs  temples,  etc.,  etc.,  dans  l'État  de  New-York,  dans  l'Illinois,  et 
ainsi  de  suite  pour  tous  les  États.  Quant  aux  diverses  familles  religieuses, 
aux  dénominations,  il  ne  s'est  point  risqué  à  les  classer  par  ordre  d'im- 
portance; il  a  tout  simplement  adopté  les  désignations  qu'elles  prennent 
elles-mêmes  et  les  a  classées  par  ordre  alphabétique.  Il  en  a  trouvé  42, 
et  son  premier  chapitre  est  consacré  aux  Adventistes,   tandis  que   le 
42e  traite  des  Universalistes.  Mais  presque  toutes  les  Églises,  les  dénomi- 
nations américaines,  se  subdivisent  en  plusieurs  branches,  indépendantes 
les  unes  des  autres  et  parfois  ennemies.  Par  exemple  l'Église  ou  Déno- 
mination, Baptiste  se  partage  en  13  branches  ;  toutes  sont  baptistes,  parce 
que  toutes   repoussent  le  baptême  des  enfants  et  ne  baptisent  que  les 
adultes  ;  mais  chacune  d'elles  a  ses  principes  spéciaux  et  forme  un  corps 
particulier.  Ici  l'ordre  alphabétique  ne  pouvait  guère  être  suivi ,  et,  comme 
en  général  les  branches  diverses  se   sont  formées  par  séparation  du 
corps  principal  et  plus  ancien,  M.  Carol  les  énumère  par  ordre  de  date. 
Ainsi  les  baptistes  primitifs  —  qui  se  désignent  ainsi,  parce  qu'ils  pré- 
tendent professer  les  principes  posés  à  l'origine  par  les  fondateurs  de 
l'Église  —   ne  figurent  point  sur  la  liste  en  tête  des  13  divisions  du 
baptisme,  mais  occupent  le  12°  rang,  parce  que  leur  constitution  en  église 
séparée  est  de  date  relativement  récente. 

Les  Baptistes  ne  sont  point,  tant  s'en  faut,  les  seuls  qui  soient  ainsi 
divisés;  les  luthériens  comptent  16  branches;  les  méthodistes,  17;  les 
quakers,  4;  les  mormons,  2;  les  catholiques,  7.  Ici  M.  Carol  ne  nous 


ANALYSES  ET-  COMPTES  RENDUS  243 

semble  pas  avoir  été  bien  inspiré;  il  classe  comme  catholiques  des  gens 
qui  ne  le  sont  guère.  Son  chapitre  v,  consacré  au  catholicisme,  comporte 
les  subdivisions  suivantes  :  1°  le^  catholiques  proprement  dits,  debeaucoup 
les  plus  nombreux;  2°  les  uniates,  c'est-à-dire  les  grecs  unis,  les  grecs 
qui  reconnaissent  l'autorité  du  Pape  (14  communautés  ou  organisations, 
i'3  temples,  10,850  communiants);  3o  l'Eglise  orthodoxe  russe  (12  or- 
ganisations, dont  11  dans  l'Alaska,  autrefois  Amérique  russe);  4°  l'Eglise 
orthodoxe  grecque  (1  communauté  dans  la  Louisiane);  5"  l'Eglise  armé- 
nienne (6  communautés)  ;  6"  l'Église  vieille  catholique  (4  communautés, 
665  communiants)  ;  1^  l'Église  catholique  réformée  (schisme  récent, 
8  organisations,  1000  communiants).  Cette  classification  nous  semble 
singulière;  classer  comme  catholiques  les  orthodoxes  russes  ou  grecs, 
les  arméniens,  c'est  leur  donner  une  qualification  qu'ils  n'acceptent  pas 
et  que  la  Papauté  leur  refuse. 

Le  spectacle  de  ces  Églises,  subdivisées  en  tant  de  branches,  étonne 
parce  qu'il  heurte  nos  idées,  notre  amourde  l'unité,  mêmede  l'uniformité, 
et  l'on  se  demande  d'où  peuvent  provenir  ces  divisions.  Les  causes  en 
sont  multiples  et  très  variées.  Parfois  elles  tiennent  à  des  questions  de 
langue  et  de  race.  Ainsi  les  luthériens.  Ce  sont,  pour  la  plupart,  des  immi- 
grants ou  des  descendants  d'immigrants,  venus  d'Allemagne,  de  Dane- 
mark, de  Suède,  de  Norvège,  d'Islande,  de  Finlande.  Tous  luthériens, 
mais  séparés  par  les  différences  de  langage,  ils  se  sont  constitués  en 
églises  différentes,  et  ces  divisions  persistent.  D'autres  fois,  c'est  la  poli- 
tique ou  plus  encore  les  questions  sociales  qui  amènent  les  divisions. 
Les  méthodistes  du  nord  condamnaient  l'esclavage;  ceux  du  sud  le 
défendaient;  d'où  rupture.  L'esclavage  a  disparu,  mais  la  division  per- 
siste. Dans  le  sud  on  trouve  des  Églises  de  Blancs  et  des  Egli,«es  de  Noirs, 
qu'aucune  divergence  doctrinale  ne  sépare,  mais  entre  lesquelles  la 
question  de  race  creuse  un  abîme. 

Voilà  bien  des  causes  de  division;  la  plus  fréquente  de  toutes,  c'est  le 
dogme.  Dans  toutes  les  Églises  d'Amérique  on  voit  se  manifester  les 
deux  tendances  qui  partout  divisent  la  race  humaine  ;  dans  toutes  il  y  a, 
à  des  degrés  plus  ou  moins  prononcés,  une  droite  et  une  gauche;  d'un 
côté  les  conservateurs,  de  l'autre  les  progressistes.  La  plupart  des  Églises, 
ayant  pour  fondement  ou  pour  drapeau  un  formulaire  dogmatique,  un 
Credo  qui  souvent  date  de  loin  et  ne  répond  guère  à  l'esprit  du  jour, 
ceux  qui  voudraient  le  maintenir  dans  toute  sa  rigueur  et  ceux  qui  vou- 
draient le  réviser,  ou  réclament  la  liberté  de  l'interpréter  d'une  façon 
un  peu  large,  n'arrivent  pas  facilement  à  s'entendre.  En  Europe,  le  même 


244  REVUE  DE  l'hISTOIUE    DES  RELIGIONS 

phénomène  se  manifeste,  mais  de  vieux  souvenirs,  des  traditions  sécu- 
laires en  neutralisent  souvent  l'effet  ;  toute  séparation,  tout  schisme  est 
considéré  comme  regrettable,  voire  même  condamnable.  En  Amérique, 
il  n'y  a  ni  vieilles  traditions,  ni  vieux  souvenirs;  les  mœurs,  l'opinion 
n'opposent  aucun  obstacle  à  ces  séparations  ;  loin  de  les  blâmer,  on  est 
plutôt  disposé  à  les  regarder  comme  des  preuves  de  la  sincérité  et  de  la 
réalité  des  convictions,  et  l'on  ne  s'étonne  pas  de  les  voir  se  multiplier. 
Quelques  dénominations  pourtant  y  échappent.  Ce  sont  celles  qui  n'ont 
pas  adopté  de  Credo,  de  formulaire  doctrinal,  de  confession  de  foi.  Ainsi 
les  congrégationalistes,  chez  lesquelles  chaque  paroisse,  chaque  commu- 
nauté est  chez  elle  maîtresse  souveraine  dans  toutes  les  questions  d'or- 
ganisation, de  discipline,  de  foi,  et  qui  n'ont  pas  de  confession  de  foi 
commune,  imposée  à  tous.  Ils  comptent  4, 8t)8  or^an^5a<^ons,  4,736  tem- 
ples, 512,771  communiants.  De  même,  les  disciples  (7,246  paroisses, 
641,000  communiants);  les  universalistes  (956  paroisses.  49,194  com- 
muniants) ;  les  unitaires  (421  paroisses,  424  temples ,  68,000  commu- 
niants). 

Nous  avons  déjà  dit  que,  en  1890,  il  existait  aux  États-Unis 
165, 2y7  congrégations,  ou  paroisses,  régulièrement  organisées.  Le  nombre 
des  églises,  temples,  salles  de  culte,  était  de  142,639.  Celui  des  membres 
inscrits,  ou  des  communiants,  était  de  20,618,307,  soit  presque  le  tiers 
de  la  population  totale  du  pays.  La  valeur  des  biens  des  églises,  meubles 
et  immeubles,  y  compris,  bien  entendu,  les  édifices  :  temples,  presby- 
tères, etc.,  est  évaluée  par  M.  Carol  à  3  milliards  400  millions  de  francs, 
sur  lesquels  l'État,  le  budget,  l'impôt  n'ont  pas  fourni  un  centime. 

Le  système  des  Églises  américaines,  de  ne  compter  que  les  membre? 
inscrits,  ou  même  les  communiants,  a  singulièrement  compliqué  la  tâch^ 
de  M.  Carol  et  risque  d'égarer  l'opinion,  surtout  en  Europe  où  nous 
avons  coutume  de  compter  tout  autrement.  Ainsi  il  y  a,  aux  États-Unis, 
142,000  écoles  du  dimanche.  On  nomme  ainsi  un  service  spécial  destiné 
aux  enfants,  moitié  culte,  moitié  catéchisme,  et  qui  se  fait  partout  le 
dimanche,  presque  toujours  le  matin.  D'après  une  statistique  qui  ne  date 
pas  de  1890,  mais  s'applique  à  1895,  ces  écoles  du  dimanche  comptaient 
13,033,175  élèves.  Tous  ces  enfants,  qui  n'ont  pas  encore  communié  et 
ne  sont  pas  admis  à  s'inscrire  sur  les  registres,  restent  en  dehors  des 
tableaux  statistiques.  Il  faut  ajouter  que  nombre  de  personnes  adultes 
qui  ne  sont  inscrites  nulle  part,  n'en  fréquentent  pas  moins  le  culte. 

Des  recherches  considérables,  des  calculs  comparatifs  très  serrés  ont 
amené  M.  Carol  à  constater  que  chaque  communiant  inscrit  représente 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  245 

en  moyenne  3  adhérents  l/^-  D'où  ce  résultat  final^  dont  l'indication 
clôt  naturellement  notre  résumé  de  son  livre  :  Les  Etats-Unis  comp- 
taient, en  1890,  62,622,250  habitants,  qui  se  partageaient  ainsi  : 
49,630,000  protestants;  7,362,000  catholiques;  500,000  non  chrétiens 
(Israélites,  bouddhistes,  etc.),  et  environ  5,000,000  de  personnes  ne  se 
rattachant  à  aucun  culte,  soit  qu'elles  les  rejettent  tous  sciemment,  soit 
qu'elles  vivent  dans  l'indifTérence,  soit  qu'il  ait  été  impossible  de  vérifier 
leur  religion. 

Etienne  Coquerel. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES 


Brede  Christensen.  —  Eg-ypternes  forest.llinger  om  livet  efter 
doeden  i  forbindelse  med  guderne  Ra  og  Osiris.  —  Christiania.  As- 
chehoug  et  C'^. 

Sous  ce  titre  vient  de  paraître  en  Norvège  un  livre  remarquable  sur  les  idées 
des  anciens  Égyptiens  relatives  à  la  vie  d'outre-tombe.  Comme  l'auteur  s'est 
décidé  à  en  publier  une  traduction  en  langue  française,  on  ne  veut  ici  qu'en  an- 
noncer l'apparition. 

L'auteur  arrive  sur  bien  des  points  importants  à  de  nouveaux  résultats.  Sa 
thèse  renferme  beaucoup  d'observations  originales,  et  comme  ses  affirmations 
reposent  sur  des  étuies  approfondies  des  textes,  son  travail  semble  devoir  être 
pris  en  sérieuse  considération.  On  y  trouvera  une  conception  du  ka,  différente  de 
cellequiaétéadmisejusqu'àprésent;  une  interprétation,  unpeu  osée,derAmenti  ; 
de  nouvelles  descriptions  des  enfers  égyptiens  et  des  drames  qui  s'y  déroutent. 
L'auleur  propose  des  interprétations  nouvelles  sur  Atef,  sur  la  signification  de 
la  tête  d'Osiris  et  de  l'œil  de  Horus,  sur  la  connexion  de  l'astrologie  égyptienne 
avec  l'idée  d'Osiris,  enfin,  sur  les  propriétés  d'Osiris  en  qualité  de  dieu  céleste. 

A.  Aall. 


A.  LiNCKE.  —  Dia  neuesten  Rûbezalilforschungen,  ein  Blick  in  die 
Werkstatt  der  mythologisclien  Wissenschaft.  —  Dresde,  v.  Zalin  et 
Jansch.  In-S",  v-51  pages.  1896. 

Dans  cette  intéressante  brochure,  qu'il  a  fait  précéder  d'une  introduction  un 
peu  touffue  où  il  tente  d'exposer  en  un  tableau  d'ensemble  l'état  des  études  de  l'his- 
toire religieuse,  de  mythologie  comparée  et  de  folk-lore,  M.  Lincke  s'est  efforcé 
d'établir,  à  la  suite  de  MM.  Cogho  et  Regell,  l'origine  germanique  de  ce  per- 
sonnage mythique,  aux  multiples  aspects,  qui  figure  sous  le  nom  un  peu  énig- 
matique  encore  de  Riibezahl  dans  les  légendes  des  Riesengebirge.  Il  consi- 
dère comme  inacceptable  l'élymologie  donnée  par  Veckenstedt,  qui  interprète  le 
mot  de  Rubezahi  par  7'yba  cal  et  le  traduit  par  «  Empereur  des  poissons  »  ;  il  se 
refuse  à  admettre  l'origine  slave  du  nom  de  Rubezahi  comme  de  sa  légende  et 
à  voir  en  lui  un  dieu  des  eaux  ;  il  ne  croit  pas  non  plus  qu'il  faille  le  ranger  dans 


XOTTCES  BIBLIOGRAPHIQUES  247 

la  catégorie  de  ces  êtres  surnaturels  qui,  d'autre  essence  que  les  hommes, 
n'ont  jamais  figuré  cependant  dans  l'Olympe  germanique,  et  hantent  les  mines, 
les  montagnes  et  les  bois  :  les  kobolds,  les  elfes,  les  lutins,  etc.  D'après  lui,  ces 
légendes  ont  été  importées  en  Silésie  de  l'Allemagne  du  Sud  et  le  personnage  qui 
y  joue  le  rôle  essentiel  est  un  dieu  des  vents,  l'une  des  multiples  formes  de  Wo- 
tan,  à  demi  confondu  avec  le  dieu  de  l'orage,  Donar.  Le  nom  qu'il  porte,  et  qui 
est  venu  sans  doute  remplacer  un  nom  plus  ancien,  doit  se  traduire  par  «  queue  de 
navet  ».  Il  ne  faut  point  être  surpris  de  cette  dénomination  bizarre,  le  navet 
joue  un  rôle  important  dans  un  grand  nombre  de  mythes  et  de  pratiques  ri- 
tuelles; il  semble  qu'ici  il  soit  un  symbole  de  l'inépuisable  force  génératrice  de 
la  nature  et  qu'il  donne  très  naturellement  son  nom  à  l'un  des  nombreux  aspects 
de  Wotan-Donar,  qui  est  fréquemment  envisagé  comme  dieu  de  la  fécondité. 
Rùbezahl  serait  en  même  temps  un  dieu  des  vents,  le  génie  de  la  végétation, 
et  on  pourrait  retrouver  dans  le  nom  qu'il  porte  les  traces  d'une  sorte  de  sym- 
bolisme phallique.  Les  analogies,  d'après  iVI.  L.,  sont  au  reste  frappantes  entre 
ce  génie  des  montagnes  silésiennes  et  l'Hermès  grec  ;  leurs  fonctions  et  leurs 
attributs  sont  presque  semblables. 

Si  M.  L.  soutient  l'origine  germanique,  et  plus  particulièrement  sud-germa- 
nique, de  la  légende  mythologique  de  Rùbezahl,  il  admet  cependant  qu'il  a 
pu  et  dû  s'y  infiltrer  des  éléments  venus  d'ailleurs,  et  surtout  des  éléments  slaves; 
il  croit  pourtant  que  les  tentatives  pour  établir  une  sorte  d'identité  entre  Rii- 
bezahl  et  le  dieu  slave  Svantovit  n'ont  pas  été  heureuses. 

Il  étudie  les  relations  qui  unissent  la  légende  qu'il  a  prise  pour  objet 
spécial  de  son  mémoire  avec  celle  du  Chasseur  de  la  Nuit  ou  Chasseur  sauvage 
[Wildjdger)  qui  tient  une  si  large  place  dans  le  folk-lore  allemand,  et  il 
recherche  si  ce  Chasseur  sauvage  n'est  pas  lui  aussi  une  forme  de  Wotan.  Il 
croit  pouvoir  répondre  par  l'affirmative  et  il  examine  particulièrement  les  lé- 
gendes saxonnes  où  le  Chasseur  de  Nuit  apparaît  sous  lo  nom  de  Dietrich  de 
Berne. 

M.  L.  n'a  pas  toujours  été  fidèle  à  la  méthode  prudente  qu'il  recommande  avec 
juste  raison  :  il  s'est  parfois  laissé  entraîner  bien  loin  par  de  séduisantes  mais 
périlleuses  analogies;  il  a  affirmé  bien  souvent  là  où  il  aurait  été  sage  de  ne  don- 
ner que  comme  une  hypothèse  plausible  la  solution  à  laquelle  il  s'arrêtait,  il  a 
trop  cédé  en  quelques  passages  au  plaisir  de  tout  expliquer  par  la  théorie  à 
laquelle  il  s'est  rangé,  même  ce  qui  est  en  contradiction  évidente  avec  elle,  mais 
il  n'en  faut  pas  moins  louer  ce  mémoire  qui  dénote  une  connaissance  appro- 
fondie de  la  mythologie  germanique  et  où  se  révèle,  en  même  temps  qu'une 
érudition  très  vaste  et  de  très  bon  aloi,  un  sens  très  subtil,  trop  subtil  quelque- 
fois, des  multiples  liens  qui  unissent  les  uns  aux  autres  les  divers  mythes  et 
les  diverses  légendes. 

Il  faut  surtout  féliciter  M.  L.  d'avoir  résolument  renoncé  à  se  servir  des  ma- 
tériaux  que  lui  fournissaient   des  recueils  à  demi-littéraires  comme  ceux  de 


248  REVUE    DE    l'hISTOTRE    DES    RELIGIONS 

Praelorius  et  de  Musceus  et  de  ne  puiser  les  faits  qu'il  s'est  assigaé  pour  tâ- 
che de  coordonner  et  d'interpréter  que  dans  l'étude  des  monuments  figurés, 
des  documents  historiques  d'une  authenticité  certaine,  et  dans  des  traditions 
fidèlement  recueillies  de  la  bouche  même  du  peuple. 

L.  Marillier. 


P.  WENDLA^D.  —  Die  Therapouten  und  die  philonische  Schrif t  vom 
beschaulichen  Leben.  —  Leipzig.  Teubner.  75  p. 

La  brochure  de  M.  Paul  Wendland  est  le  tirage  à  part  d'un  mémoire  publié  dans 
le  XXIIe  tome  supplémentaire  des  Jahi'biicher  fui'  classische  Philologie.  C'est  un 
ardent  et  incisif  plaidoyer  en  faveur  de  l'authenticité  du  traité  philonien  De  Vita 
contemplativa  et  de  l'existence  réelle  des  thérapeutes.  M.  Lucius,  qui  a  jadis 
eu  l'audace  de  reléguer  l'écrit  au  iv  siècle,  le  considérant  comme  un  apocryphe 
du  monachisme  chrétien  enquête  d'ancêtres,  est  fort  malmené.  On  ne  se  serait 
pas  attendu  à  voir  de  si  vives  passions  se  déchaîner  à  l'occasion  des  thérapeutes. 

La  dissertation  de  M.  Wendland  est  excellente.  Il  me  semble  bien  que  la 
cause  de  l'authenticité  est  définitivement  gagnée  après  ce  travail  et  celui  de 
M.  Conybeare,  Philo  aboutthe  contemplativelife  (Oxford,  1895).  M.  Massebieau, 
dans  deux  articles  de  cette  Revue  (t.  XVI,  1887),  a  eu  le  mérite  de  rétablir  le 
premier  la  vérité  sur  ce  point.  Les  deux  écrits  récents  du  philologue  anglais  et 
du  philologue  allemand  achèvent  la  démonstration.  L'étude  critique  des  ma- 
nuscrits atteste  l'existence  du  traité  de  la  Vie  contemplative  dans  la  plus  an- 
cienne collection  d'écrits  philoniens  dont  on  puisse  établir  l'existence.  L'atmos- 
phère de  philosophie  morale  dans  laquelle  se  meut  l'auteur  du  traité  est  péné- 
trée des  principes  cyniques  et  stoïciens  du  i"  siècle,  au  contraire  tout  à  fait 
étrangère  à  l'époque  où  le  monachisme  chrétien  prit  son  essor.  La  comparaison 
du  style  et  du  vocabulaire  avec  ceux  des  autres  traités  de  Philon  dénote  l'iden- 
tité d'auteur.  L'hypothèse  de  la  rédaction  par  un  chrétien  désireux  de  placer  la 
vie  monastique  sous  un  patronage  ancien  autorisé  est  invraisemblable,  puisque 
Philon  ne  put  être  une  autorité  pour  les  chrétiens  qu'après  le  iv^  siècle, 
lorsqu'il  passa  pour  s'être  lui-même  converti  au  christianisme.  Dans  ce  cas,  l'é- 
crit aurait  manqué  son  but,  puisqu'il  ne  recommandait  nullement  une  vie  mo- 
nastique du  genre  de  celles  qui  furent  pratiquées  par  les  chrétiens.  Au  con- 
traire, les  traits  proprement  juifs  de  l'association  des  thérapeutes  sont  nom- 
breux :  ils  ont  le  canon  juif,  considèrent  la  Loi  de  Moïse  comme  le  texte  sacré 
par  excellence  et  consacrent  leur  vie  entière  à  l'étudier  ;  chez  eux  la  prédication 
est  libre  ;  leurs  usages  rituels  sont  juifs. 

Si  la  description  des  thérapeutes  est  de  Philon  lui-même,  il  faut  bien  recon- 
naître qu'il  ne  les  présente  nullement  comme  une  association  imaginaire,  inventée 
par  lui  pour  servir  d'illustration  à  sa  philosophie  religieuse.  D'après  M.  Wend- 


NOTICES    BinUOrTRAPHIQUES  249 

land,  les  thérapeutes  ne  sont  pas  des  philosophes;  Philon  présente  leurs  doc- 
trines et  leurs  pratiques  en  les  interprétant  selon  son  propre  système,  mais  ce 
n'est  pas  ce  système  qui  a  donné  naissance  à  l'association  ;  celle-ci  lui  est  anté- 
rieure. Pour  notre  critique,  les  thérapeutes  sont  avant  tout  des  Juifs  d'Egypte 
qui  se  consacrent  à  l'étude  de  la  Loi,  à  l'écart  du  monde  impur,  tout  comme, 
d'après  les  papyrus  publiés  par  Brunet  de  Presle,  il  y  avait  des  ermites  auprès 
du  Sérapeum  à  Memphis  ou,  d'après  le  stoïcien  Chaeremon  (Porphyre,  De  absti- 
nentia,  iv,  6,  7),  il  y  uvait  en  Egypte  des  prêtres  menant  une  vie  ascétique  qui 
offre  de  grandes  analogies  avec  celle  des  thérapeutes. 

L'interprétation  de  M.  Wendland  est  ingénieuse,  mais  elle  ne  s'élève  pas  au- 
dessus  de  l'hypothèse.  Il  peut  bien  défier  ses  critiques  d'en  donner  une  meil- 
leure ;  cela  ne  prouve  pas  encore  que  la  sienne  soit  bonne.  Je  ne  vois  pas  pour 
ma  part  pourquoi  on  la  préférerait  à  celle  de  M.  Massebieau  qui  accentue  da- 
vantage le  caractère  philosophique  de  l'association.  La  seule  chose  qui  paraît 
bien  établie,  c'est  qu'il  a  dû  y  avoir  un  groupe  de  thérapeutes  et  que  l'existence 
d'une  société  de  ce  genre  dans  le  milieu  judéo-hellénique  de  l'Egypte  au  i^''  siècle 
n'est  pas  impossible,  puisque  nous  trouvons  à  la  même  époque  et  dans  le  même 
pays  des  phénomènes  analogues.  Mais  il  est  imprudent  de  chercher  à  préciser 
davantage  et  de  vouloir  déterminer  s'ils  étaient  plus  philosophes  que  docteurs 
de  la  Loi  ou  plus  docteurs  de  la  Loi  que  philosophes. 

Jean  Rkville. 


G.  KrUger.  —  Was  heisst  und  zu  ■welchem  Ende  studiert  man  Dog- 
meng-eschichte?  —  Fribourg.  Mohr.  ;  petit  in-8°  de  80  p.  ;  1  m.  20. 

—  Die  En,tstehung des Neuea Testamentes.  —  Fribourg.  Mohr;  2« édi- 
tion; gr.  in-8°;  26  p.  ;  60  pf. 

La  brochure  de  M.  Krùger  relève  plutôt  de  la  pédagogie  théologique  que  de 
l'histoire.  Professeur  de  théologie  à  Giessen,  il  est  frappé  de  voir  combien  les 
étudiants  se  désintéressent  souvent  du  cours  d'histoire  des  dogmes  et  il  pense, 
non  sans  raison,  que  cela  tient  à  la  manière  dont  la  disposition  de  ce  cours  est 
comprise  dans  les  facultés.  De  ce  qui  devrait  être  la  reproduction  de  la  vie 
même  de  la  pensée  religieuse  chrétienne  dans  le  passé,  on  fait  une  compilation 
aride  de  noms  et  de  doctrines.  Il  faut,  d'après  lui,  se  placer  strictement  au  point 
de  vue  historique  et  prendre  hardiment  son  point  de  départ  dans  la  vie  et  l'en- 
seignement de  Jésus-Christ,  pour  étudier  ensuite  les  concepts  successifs  dans 
lesquels  les  chrétiens  ont  exprimé  l'impression  que  cet  enseignement  et  cette 
vie  leur  ont  faite  et  l'interprétation  qu'ils  en  ont  donnée.  La  condition  première 
d'une  bonne  histoire  des  dogmes  est  ainsi  de  distinguer  nettement  entre  le 
do!<me  et  la  relisrion. 


230  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

En  France,  nous  n'avons  pas  à  craindre  l'indifférence  des  étudiants  à  l'égard 
de  l'histoire  des  dogmes.  L'immense  majorité  de  notre  jeunesse  ne  se  doute 
même  pas  qu'il  y  ait  une  histoire  de  ce  genre.  Au  point  de  vue  laïque  qui  est 
celui  de  la  Revue,  nous  ne  pensons  pas  qu'il  y  ait  une  manière  spéciale  de 
faire  l'histoire  des  dogmes.  Il  faut  lui  appliquer  la  méthode  historique  et  critique 
comme  à  tous  les  événements  ou  phénomènes  du  passé.  La  seule  question  est 
dedéterminer  ce  qu'il  Faut  entemlre  par  «  dogmes  »  et  dans  quelles  limites  par  con- 
séquent il  faut  en  circonscrire  l'histoire.  Si  l'on  ne  comprend  sous  ce  nom  que  les 
doctrines  officiellement  consacrées  par  une  autorité  ecclésiastique,  l'histoire  des 
dogmes  ne  traitera  que  des  doctrines  qui  ont  réussi  à  prévaloir;  elle  aura  une 
étendue  moindre  que  celle  de  la  théologie.  Mais  comment  faire  l'histoire  des 
dogmes  sans  faire  aussi  celle  des  hérésies  et  comment  apprécier  la  valeur  et  la 
signification  des  doctrines  qui,  dans  chaque  confession,  sont  parvenues  à  la 
dignité  du  dogme,  sans  signaler  en  même  temps  celles  qui  n'ont  pas  eu  l'adhé- 
sion delà  majorité.  Une  institution  comme  l'Église  est  caractérisée  à  chaque  époque 
de  son  évolution  aussi  bien  par  ce  qu'elle  repousse  que  par  ce  qu'elle  adopte.  La 
véritable  histoire  des  dogmes  tendra  toujours  à  se  confondre  avec  l'histoire  de 
la  spéculation  chrétienne. 

La  seconde  brochure  de  M.  Krûger  est  une  conférence  pour  le  public  étranger 
aux  études  critiques  sur  la  formation  du  canon,  destinée  à  le  familiariser  avec 
les  résultats  acquis  à  l'histoire  en  cette  matière.  Elle  s'inspire  des  travaux  de 
Holtzmann,  Jiilicher  et  Weiss. 

Jean  Révili-e. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES 


LE  judaïsme  postbiblique 


Revue  des  Études  juives,  t.  XXXI-XXXII  (1895-1896), 

I.  M.  Joseph  Lehm.wn  termine  (n°  61)  so:î  éln<le  sur  les  Sectes  juives  men- 
tionnées dans  la  Mischna  de  Berakhot  et  de  Meguilla.  Une  de  ces  Mischna 
porte  qu'à  une  certaine  époque,  au  lieu  de  dire,  au  temple  de  Jérusalem,  dans 
la  bénédiction  finale  :  «  Béni  soit  Dieu  pour  toute  la  durée  du  monde  »  (le  mot 
olam,  qui  signifie  éternité  dans  l'hébreu  biblique,  a  pris,  plus  tard,  le  sens  de 
monde),  à  cause  de  certains  hérétiques,  on  ordonna  de  prononcer  la  formule  : 
«  d'un  monde  à  l'autre  ».  Ces  hérétiques  sont  les  Sadducéens,  qui  n'admet- 
taient pas  la  croyance  en  un  monde  futur,  et  ceux  qui  imposèrent  dans  le 
temple  même  aux  prêtres  sadducéens  cette  réforme  étaient  les  Pharisiens,  dont 
l'autorité,  en  matière  religieuse,  était  acceptée  par  leurs  adversaires.  —  Au 
dire  de  la  même  tradition,  il  fut  décidé  qu'à  l'avenir  les  IsraèUtes  se  salueraient 
en  prononçant  le  nom  divin.  D'après  M.  Lehmann,  cette  mesure  était  égale- 
ment une  protestation  contre  les  Sadducéens,  connus  pour  leur  orgueil  et  leur 
raideur.  Les  Pharisiens,  dit  M.  Lehmann,  qui  ajoute  une  foi  entière  aux  asser- 
tions de  Josèphe,  prônaient  la  douceur  et  l'humanité  et  voulaient  faire  triompher 
leur  esprit. 

II.  La  valeur  des  témoignages  qui  nous  restent  sur  le  service  du  temple  de 
Jérusalem  et  la  date  de  la  victoire  des  Pharisiens  dans  le  temple  font  justement 
l'objet  d'un  travail  très  remarquable,  bien  qu'aventureux  en  certains  points,  de 
M.  Biichler,  dont  M.  Blad  rend  longuement  compte  dans  le  même  fascicule 
(Die  Priester  u.  der  Cultus  im  letzten  Jahrzent  des  jerusalemischen  Tempels). 
Pour  M.  Bùchler,  c'est  en  Tan  63,  à  la  suite  de  la  chute  du  grand  prêtre  Anan, 
que  les  Pharisiens  devinrent  tout-puissants  dans  le  sanctuaire  :  l'aristocratie 
sacerdotale,  qui  ne  s'occupait  plus  des  sacrifices  et  ne  venait  au  temple  que  pour 
s'emparer  des  revenus  des  prêtres  ordinaires,  fut  remplacée  par  des  prêtres 
pharisiens.  On  créa  l'emploi  de  segan,  chargé  de  surveiller  le  grand  prêtre  lors 
de  son  service  et  quand  il  avait  l'occasion  de  faire  prévaloir  les  rites  sadducéens. 
Ce  segan  était  lui-même  assisté  de  membres  du  tribunal  choisis  parmi  les 
Pharisiens,  Tout  ce  que  les  Pharisiens  soutenaient  contre  leurs  adversaires 
dans  le  cérémonial  fut  appliqué,  et  ces  cérémonies  furent  célébrées  avec  une 
grande  pompe.   La  thèse  de  M.  Buchler  aurait  besoin  d'être  plus  solidement 


252  RFA'UE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

assise,  c'est  ce  que  montre,  entre  autres,  M.  Epsteiii  dans  la  Monatsschrift  fur 
Geschichte  und  Wissenschaft  des  Judenthums  (1895). 

III.  M,  Blau  essaie  d'établir  (n°  62)  l'Origine  et  l'histoire  de  la  lecture  du 
Schéma  et  des  formules  de  bénédiction  qui  l'accompagnent.  Le  germe  du  culte 
liturgique  chez  les  Juifs  serait  l'institution  de  la  lecture  publique  de  la  Loi. 
On  ne  sait  pas  quand  furent  établies  ces  lectures  systématiques,  mais  on  peut 
prouver  qu'elles  furent  fixées  d'abord  aux  fêtes,  puis  aux  néoménies,  aux  sab- 
bats et,  enfin,  aux  réunions  synagogales  du  lundi  et  du  jeudi.  Mais  on  voulut 
lire  la  Loi  tous  les  jours,  de  là  l'institution  de  la  récitation  du  Schéma.  Ce 
paragraphe  du  Deutéronome  (vi,  4-9)  se  lisait  déjà  dans  le  temple,  après  le 
sacrifice  du  matin.  Or,  ce  sacrifice  ne  pouvait  avoir  lieu  qu'après  le  lever  du 
soleil.  Cette  circonstance  est,  pour  M.  Blau,  un  trait  de  lumière  qui  révèle  les 
motifs  du  choix  de  cette  lecture.  Le  parsisme  était  influent  alors  en  Judée  : 
pour  mettre  en  garde  le  peuple  contre  l'adoration  du  soleil,  les  autorités  reli- 
gieuses décidèrent  la  proclamation  quotidienne  de  l'unité  de  Dieu.  —  M.  B. 
néglige  d'apporter  les  preuves  de  la  vogue  des  idées  perses  en  Palestine  à  cette 
époque  nébuleuse  qu'il  oublie  de  déterminer.  —  On  se  borna  tout  d'abord  à  la  for- 
mule :  «  Ecoute,  Israël,  TÉternel  est  notre  Dieu,  l'Éternel  est  un  !  ».  A  ces  mots 
le  peuple  répondait  :  «  Béni  soit  à  jamais  le  nom  de  la  gloire  de  son  règne  !  » 
Plus  tard  on  ajouta  les  quatre  versets  suivants.  Ensuite,  ce  fut  le  tour  des  ver- 
sets 13-21  de  Deutér.,  xi.  Au  lieu  de  supposer  que  ce  paragraphe  ait  été  joint 
au  premier  parce  qu'il  en  répète  textuellement  les  termes,  conjecture  des  plus 
vraisemblables,  M.  Blau  veut  qu'il  ait  été  choisi  comme  une  protestation 
contre  les  idées  helléniques,  parce  qu'il  traite  des  récompenses  attachées  à  l'ac- 
complissement des  devoirs  de  fidélité  et  d'amour  envers  Dieu.  Cette  explication 
permettrait  de  dater  l'introduction  de  ce  morceau  dans  la  lecture  rituelle  du 
temple.  Enfin,  plus  tard,  à  ce  fond  vint  s'ajouter  Nombres,  xv,  37-41.  Comme 
il  y  est  parlé  de  la  délivrance  de  l'Egypte,  on  voulait,  en  évoquant  ce  souvenir, 
entretenir  les  espérances  d'Israël  souffrant  sous  la  domination  romaine.  Tout 
cela  est  bien  hasardeux,  tout  autant  que  le  principe  qui  guide  M.  B.  dans  cette 
reconstruction  de  l'histoire  de  la  liturgie,  à  savoir  que  le  culte  synagogal  tire 
son  origine  du  culte  du  temple. 

IV.  Une  tradition,  admise  sans  conteste,  veut  que  Hillel,  un  des  plus  fameux 
rabbins  du  i"  siècle  avant  l'ère  chrétienne,  ou  des  premières  années  de  cette  ère,  et 
l'ancêtre  de  la  famille  des  Patriarches,  descendît  du  roi  David.  M.  Israël  Lévi 
soumet  à  une  critique  rigoureuse  cette  prétendue  tradition.  Il  montre  qu'en  fait, 
ni  Hillel  ni  aucun  de  ses  descendants,  ni  aucun  de  leurs  contemporains,  avant 
Juda  le  Saint,  ou  Rabbi  (fin  du  u«  siècle),  ne  se  doutent  de  cette  extraction 
illustre,  et  cependant  en  différentes  circonstances,  surtout  dans  les  luttes  des 
Hilléiides  avec  leurs  collègues  de  l'école,  l'affirmation  de  cette  origine  aurait  ré- 
primé toutes  les  oppositions.  C'est  un  rabbin,  ami  de  Juda  le  Saint,  Lévi,  qui,  le 
premier,  s'avise  du  fait  enprétendant  qu'un  rouleau  généalogique  trouvéà  Jéru- 


REVUE    DES  PÉRIODIQUES  253 

salem,  —  lequel  contient  des  noms  de  rabbins  de  la  fin  du  nio  siècle,  —  aurait 
assigné  au  Patriarche  le  roi  David  comme  ancêtre.  Et  encore  cet  anoblisse- 
ment ne  se  présente-t-il  que  timidement,  Juda  le  Saint  lui-même  n'ose  pas 
s'en  parer  sans  réserve.  M.  Israël  Lévi  croit  que  cette  découverte  d'un  parche- 
min si  précieux  pour  Juda  le  Saint  est  due  au  désir  qu'avaient  les  familiers  de  sa 
maison  de  fermer  la  bouche  aux  rabbins  babyloniens,  et  particulièrement  à 
R.  Hiyya,  le  contradicteur  habituel  du  Patriarche,  qui  vantaient  la  noblesse 
de  l'Exilarque  de  Babylonie,  lequel  s'attribuait  une  origine  davidique. 

V.  M.  Martin  Schreiner,  Contributions  à  l'histoire  des  Juifs  en  Egypte, 
étudie,  d'après  des  textes  arabes  inédits,  la  condition  des  cultes  juif  et  chrétien 
en  Egypte,  selon  les  théologiens  musulmans. 

VI.  M.  G.-A.  KoHUT  a  réuni  un  grand  nombre  de  versions  du  chant  populaire 
Had  gadia  {\e  chevreau  mangé  par  le  chat,  mordu  par  le  chien,  etc.)  et  des 
«  13  paroles  de  vérité  ». 

VII.  M.  W.  Bâcher  retrace  (n"  63)  l'activité  scientifiquede  M.  Joseph  Derenbourg. 

VIII.  Dans  un  mémoire  sur  l'histoire  de  la  fête  de  Hanouoca,  ou  des  Maccha- 
bées, M.  Samdel  Kradss  avait  soutenu  que  cette  solennité  fut  célébrée  tardive- 
ment comme  une  fête  des  femmes,  en  souvenir  d'une  persécution  subie  par  les 
femmes  juives  au  temps  des  Romains.  Lucius  Quielus  aurait  établi  en  Judée  le 
jus  primas  noctis,  et  l'affranchissement  de  cette  servitude  aurait  été  commémoré, 
vieilli  de  plusieurs  siècles  pour  diverses  raisons.  M.  Israël  Lévi  (n"^  61  et  62) 
avait  démonté  pièce  par  pièce  l'échafaudage  des  combinaisons  de  M,  Krauss  et 
fait  voir  que  toute  cette  histoire  n'est  qu'une  fable,  sans  la  moindre  attache 
avec  la  réalité.  M,  K.  réplique  dans  le  n°  63,  avec  des  arguments  empruntés  à 
une  dialectique  que  M.  Israël  Lévi  n'a  pas  jugé  utile  de  rétorquer. 

TX.  M.  Abraham  Danon  (n"«  63-64)  commence  la  publication  d'un  recueil  dé 
romances  espagnoles  chantées  encore  aujourd'hui  en  Turquie  par  les  femmes 
juives.  Ce  sont  des  chansons  emportées  d'Espagne  par  les  Juifs  lors  de  l'expul- 
sion de  1492. 

X.  La  plus  ancienne  prière  du  Rituel  juif  est  le  Schemonè-Esré,  ou  Dix-huit 
bénédictions,  M.  Israël  Lévi  s'efforce  de  prouver  que  les  auteurs  de  ce  mor- 
ceau ont  systématiquement  voulu  ignorer  l'existence  du  temple  de  Jérusalem 
et  des  prêtres,  qu'ils  ont  laïcisé  la  bénédiction  sacerdotale,  que  l'éclosion  de 
cette  prière  est  la  manifestation  d'un  coup  d'état  religieux  :  la  prière  est 
opposée  au  culte  des  sacrifices,  et  la  synagogue  dressée  contre  l'autel,  enfin, 
que  dans  ses  parties  les  plus  récentes,  elle  est  dirigée  contre  les  Sadducéens,  le 
parti  aristocratique  et  hasmonéen.  Cette  hypothèse  est  confirmée  par  les 
Psaumes  de  Salomon  écrits  au  lendemain  de  l'entrée  de  Pompée  à  Jérusalem,  et 
où  se  retrouvent  les  mêmes  idées,  les  mêmes  attaques  contre  les  Sadducéens,  la 
même  théologie  et  les  mêmes  aspirations  religieuses.  Les  Dix-huit  bénédictions 
dans  leurs  parties  les  plus  récentes,  ne  contenant  aucune  imprécation  contre  les 
ennemis  extérieurs,  sont  antérieures  même  au  Psautier  de  Salomon. 


254  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

XI.  M.  BiicHLER  recherche  les  différentes  sources  des  chapitres  des  Antiquités 
de  Josèphe  qui  relatent  les  événements  rappelés  par  la  fête  de  Hanoucca,  les 
persécutions  d'Antiochus  Épiphane  et  la  révolte  des  Macchabées.  Il  arrive  à 
ces  conclusions.  Dans  sa  Guerre  judaïque,  son  plus  ancien  ouvrage  historique, 
Josèplie  n'utilise  ni  le  P'  ni  le  II*  Livre  des  Macchabées,  mais  puise  à  une  source 
qui  concorde  avec  Diodore  et  Nicolas  de  Damas,  lesquels  procèdent  de  Polybe 
ou  de  Posidonius.  Les  Antiquités  sont  indépendantes  de  la  Guerre  et  ne  se 
rencontrent  avec  elle  que  dans  les  citations  d'un  document  grec  utilisé  dans 
l'un  et  l'autre  ouvrage;  les  Antiquités  copient  des  morceaux  entiers  dul^"'  livre 
des  Macchabées  et  ne  les  corrigent  que  lorsqu'ils  sont  en  contradiction  avec  le 
document  grec,  qui  aurait  pour  auteur  Nicolas  de  Damas.  Le  Ile  livre  des  Mac- 
chabées est  d'accord  sur  beaucoup  de  points  de  détail  avec  la  Guerre  et  les 
ouvrages  historiques  grecs  ;  il  a  donc  subi  quelque  peu  l'influence  de  Polybe  et 
de  Posidonius. 

XI.  M.  Israël  Lévi  croit  avoir  trouvé  mentionné  le  nom  de  la  ville  de  Bari 
dans  la  Pesikta  Rabbati.  Si  sa  conjecture  était  admise,  ce  serait  un  témoignage 
de  plus  que  le  livre  aurait  été  écrit  dans  l'Italie  méridionale  et  l'on  comprendrait 
mieux  l'infiltration  des  conceptions  chrétiennes  dans  la  théologie  de  l'auteur, 

XII.  M.  I.  L.  rend  compte,  dans  le  même  numéro,  de  la  trouvaille  qui  vient 
d'être  faite  d'un  fragment  d'une  version  hébraïque  de  l'Ecclésiastique.  D'après 
M.  Schechter,  l'éditeur  de  ce  texte,  cette  version,  qui  offre  des  variantes 
sérieuses  avec  le  grec  et  le  syriaque,  serait  l'original  même.  M.  Israël  Lévi 
doute  du  bien-fondé  de  cette  conclusion  et  croit  qu'avant  de  se  prononcer,  il 
faut  attendre  la  publication  de  neuf  autres  chapitres  de  la  même  version  qui 
seront  édités  prochainement  par  M.  Neubauer. 


Monatsschrift  fur  Geschichte  und  Wissenschaft  des  Judenthums 

(39«  et  40e  années,  1895-1896). 

I.  M.  J.  Théodor  (1895,  p.  432  et  481)  a  terminé  son  examen  critique  des 
versions  du  Midrasch  Bereschit  Rabba,  le  plus  ancien  commentaire  agadique 
de  la  Genèse. 

II.  M.  S.  PozNANSKî  (Miscellen  ûber  Saadja,  p.  441)  recherche  quels  sont  ces 
«  juifs  ))  qui,  au  rapport  de  Saadia,  théologien  du  x*  siècle,  croyaient  à  la 
métempsycose  et  admettaient  que  les  prophéties  ont  été  accomplies  durant 
l'existence  du  second  temple.  Pour  Jellinek  et  M.  Kaufmann,  ce  seraient  les 
Judgania,  disciples  d'un  certain  Juda  ;  pour  Rappoport  et  SchmiedI,  les  Caraïles  ; 
pour  MM.  Bâcher,  Guttmann  et  Schreiner,  ce  seraient  des  Juifs  isolés  ne  for- 
mant pas  une  secte.  M.  P.  combat  ces  diverses  hypothèses  et  lève  la  difficulté 
à  l'aide  du  témoignage  de  Kirkisani,  auteur  caraïte  du  x^  siècle.  D'une  part,  à 
ce  qu'il  rapporte,  les  Ananites  acceptent  la  métempsycose,  d'autre  part,  des 
Caraïtes  du  Khorasan  et  de  Médie  tiennent  pour  acquis  que  le  Messie  est  déjà 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  255 

venu  et  que  le  temple  dout  les  prophètes  annoncent  le  rétablissement  est  celui 
qu'a  bâti  Zorobabel.  Ce  sont  donc  des  sectes  caraïtes  que  vise  Saadia. 

III.  M.  H.  HiRSCHFELD  (p.  460)  achève  ses  additions  et  rectifications  au 
texte  arabe  du  Guide  des  égarés  de  Maïmonide,  édité  par  Munk. 

IV  M.  J.  Bassfreu.nd,  dans  sa  description  des  mss.  hébreux  de  la  Bibliothèque 
de  Trêves,  rend  compte  d'un  rituel  de  prières  ras.  type  du  rituel  français  au 
moyen  âge  (p.  492). 

V.  M.  Alexandre  Kohdt,  décédé  en  1894,  avait  commencé  la  description  du 
rituel  des  Israélites  yéménites.  Il  reproduit  leurs  formules  d'actes  religieux  et 
civils  (p.  542)  rédigés  en  araméen  et  en  arabe. 

VI.  On  sait  qu'il  existe  un  Targoum  (traduction  araméenne)  du  Pentateuque 
appelé  hiérosolomytain  et  dont  des  fragments  seulement  nous  sont  parvenus. 
On  a  pris  longtemps  ces  morceaux  pour  de  simples  variantes  à  la  traduction  at- 
tribuée faussement  à  Jonathan  ben  Ouzziel.  M.  Ba.ssfrednd  consacre  à  ces  frag- 
ments une  étude  des  plus  complètes  et  que  nous  croyons  définitive  (Bas  Frag- 
menten-Targum  zum  Pentateiich,  sein  JJrsprung  und  Charakter  und  sein 
Verhseltniss  zu  den  anderen pentateuchischen  Targiimim)  {l89b-96).  Après  la  cri- 
tique des  opinions  de  ses  devanciers,  M.  B.  établit  que  les  anciens  possédaient 
un  Targoum  hiérosolomytain  sur  tout  le  Pentateuque,  qui  n'était  ni  le  Pseudo- 
Jonathan ni  le  Targoum  fragmentaire,  mais  qui  a  été  utilisé  par  l'un  et  par 
l'autre.  Le  Targoum  fragmentaire  le  suit  plus  fidèlement  que  le  Pseudo-Jo- 
nathan. Ces  fragments  sont,  en  réalité,  des  additions  au  Targoum  Onkelos 
(babylonien),  mais  ils  reflètent  les  idées  et  l'exégèse  de  ce  Targoum.  Quant  au 
Targoum  hiérosolomytain,  dont  ils  s'inspirent  aussi,  il  n'a  pu  être  composé 
avant  la  deuxième  moitié  du  vii«  siècle.  Les  fragments  et  le  Pseudo-Jonathan 
sont  au  plus  tôt  du  viii''  siècle.  —  Les  théologiens  qui  demandent  à  ces  traduc^ 
lions  des  renseignements  sur  les  idées  juives  au  temps  de  Jésus  sont  maintenant 
avertis  de  la  valeur  de  ces  documents. 


The  Jewish  Quarterly  Review  (t.  VII  et  VIII). 

I.  On  a  ici  même  rendu  compte  d'une  Apocalypse  d'Abraham  publiée,  d'après 
deux  versions  grecques,  par  M.  Montagne  Rhodes  James.  M.  K.  Kohler 
{The  Pre-talmudic  haggada,  n^  28)  y  voit  l'oeuvre  d'un  Essénien.  Cette  apoca- 
lypse offre  avec  les  agadot  rabbiniques  des  analogies  sérieuses,  mais,  d'un 
autre  côté,  elle  ressemble  en  tant  de  points  à  l'Apocalypse  d'Adam,  à  celle  de 
Pierre  et  à  divers  apocryphes  dus  à  des  sectes  chrétiennes,  qu'il  est  bien  dif- 
ficile de  se  prononcer  sur  la  religion  même  de  l'auteur.  A  plus  forte  raison  est- 
il  téméraire  d'en  faire  un  Essénien,  Feu  Jellinek  aimait,  lui  aussi,  à  retrouver 
un  peu  partout  les  traces  de  l'activité  littéraire  de  ces  fameux  ascètes,  qui  ne 
nous  ont  malheureusement  rien  laissé. 


256  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

II.  M.  MiCHÂEL  Adler  publie  un  spécimen  d'un  commentaire  critique  du 
Targoum  des  Prophètes. 

III.  M.  W.  Bâcher  analyse  un  chapitre  de  Kirkisani  sur  les  sectes  juives. 
Ce  chapitre,  édité  par  M.  Harkavy,  est  une  mine  de  renseignements  sur  les 
nombreuses  sectes,  particulièrement  d'Asie,  qui  se  rattachaient  au  Caraïsme. 
L'auteur  est  un  guide  auquel  on  peut  se  fier,  et,  quoique  Caraïte  lui-même,  il 
juge  ses  coreligionnaires  avec  impartialité.  Son  témoignage  complète  ou  rectifie 
les  notions  généralement  admises  jusqu'ici.  Les  détails  qu'il  fournit  sur  les 
Magarites  méritent  d'être  relevés.  Leur  nom  «  gens  de  la  caverne  »  vient  de  ce 
qu'ils  prétendent  avoir  trouvé  leur  livre  dans  une  caverne  ou  de  ce  qu'ils  vivent 
dans  ces  retraites.  Leur  livre  préféré  est  celui  de  l'Alexandrin; il  estintitulé  Sèfer 
Yadoua  ou  Yaddoua  («  connu  »  ou  Jaddua).  Ils  expliquaient  allégoriquement 
beaucoup  de  passages  de  l'Écriture  et  croyaient  que  le  monde  a  été  créé  par  des 
anges.  D'après  M.  Harkavy,  cet  Alexandrin  serait  Philon,  caque  corrobore  l'en- 
semble des  caractères  de  cette  secte. 

IV.  M.  G.  Sacerdote  établit  que  le  poète  Emmanuel  de  Rome,  l'ami  du  Dante, 
a  imité,  dans  le  neuvième  chapitre  de  son  encyclopédie  théologique,  le  Trésor 
de  Peire  de  Corbiac,  édité  par  Sachs. 

V.  M.  S.  ScHECHTER  (t.  VIII,  nos  29  et  31),  Some  aspects  ofrabbinic  theology. 
IV.  The  Law  ;  V.  The  Torah  in  Us  aspect  of  Law,  continue  d'esquisser  à  grands 
traits  la  théologie  juive,  en  redressant  les  idées  fausses  qui  la  dénaturent.  La 
Tora  n'a  pas,  dans  l'esprit  des  rabbins,  le  sens  étroit  qu'on  lui  prête  d'ordinaire 
et  ne  désigne  pas  seulement  le  légalisme. 

Vî.  M.  G.  G.  MoNTEFiORE  reproduit  le  discours  qu'il  a  prononcé  devant  la  So- 
ciété théologique  de  l'Université  de  Glasgow  {On  some  misconceptions  of  Judaism 
and  Christianity  by  each  other). 

VII.  M.  F.  G.  CoNYBEARE  (nos  30  et  31)  collationne  le  texte  grec  du  Testament 
des  fils  de  Jacob  avec  la  vieille  version  arménienne. 


Revue  sémitique  (4e  année,  1896).  —  Dans  le  numéro  d'avril,  M.  Joseph  Ha- 
lévy  expose  .son  opinion  sur  Yinjluence  du  Pentateuque  sur  VAvcsta.  Il  nous 
confie  tout  d'abord  que  c'est  lui  qui  a  converti  James  Darmesteter  à  sa  théorie. 
Il  se  croitdonctenuderépondreaux  objections  dirigées  contre  sa  conception  des 
rapports  de  ÏAvesta  avec  le  Pentateuque  et  spécialement  la  Genèse.  S'emparant 
de  concessions  faites  par  M.  Bréal  {Journal  des  Savants,  décembre  1893  et  jan- 
vier 1894)  à  quelques-unes  des  conclusions  de  Darmesteter,  M.  Halévy  soutient 
que  ÏAvîsta  ne  peut  à  la  fois  avoir  été  emprunteur  et  prêteur,  que  «  la  com- 
position du  Pentateuque  et  de  VAvesta  ne  peut  s'être  faite  en  même  temps  et 
avec  l'entente  mutuelle  des  deux  rédacteurs  ».  Les  divergences  de  VAvesta  avec 
le  Pentateuque  s'expliquent  facilement,  et  l'on  discerne  les  raisons  des  modifi- 
cations apportées  de  propos  délibéré  par  le  rédacteur  de  l'Avesla  au  texte  qu'il 


REVCE   DKS   PÉRIODIQUKS  2o7 

utilisait.  —  On  nous  permettra  de  dire,  à  notre  tour,  en  passant,  les  doutes  que 
nous  laisse  la  brillante  hypothèse  de  Darmesteter.  Comnaent  s'est  faite  cette 
adaptation  des  récits  du  Pentateuque'^  Esi-ce  au  moyen  du  livre  lui-même,  que 
l'auteur  avait  sous  les  yeux  ou  qui  lui  était  traduit  par  quelque  rabbin?  Poser 
la  question,  c'est  la  résoudre  :  non,  VAvesta  ne  trahit  aucun  emprunt  scriptu- 
raire.  Ces  fraudes  pieuses  se  reconnaissent  toujours  à  des  lapsus,  auxquels  ne 
peuvent  échapper  les  plus  habiles  adaptateurs.  Il  faut  donc  rester  dans  le  vague 
et  admettre  que  l'auteur  a  recueilli  des  récits  oraux.  Pour  cela,  il  faut  négliger 
une  considération  importante.  A  l'époque  où  Darmesteter  place  les  relations  du 
rédacteur  avestéen  avec  les  rabbins,  l'Histoire  sainte  n'était  plus  réduite  au 
simple  récit  de  la  Bible,  elle  se  compliquait  de  toutes  les  broderies  produites 
par  l'imagination  des  agadistes.  Elle  aurait  donc  passé  à  l'écrivain  sous  une 
forme  analogue  à  celle  que  Mahomet  a  acceptée.  Or,  il  n'en  est  rien.  D'autre  part, 
on  ne  s'expliquerait  pas  que  l'auteur  eût  laissé  inutilisés  tant  de  traits  autre- 
ment intéressants  pour  lui  que  ceux  dont  on  parle  et  qu'en  particulier,  de  toute 
l'histoire  de  Moïse,  de  la  Révélation  du  Sinai  et  du  contenu  de  la  Loi,  il  n'eiît 
gardé  que  le  cadre  dans  lequel  se  présente  la  législation  :  Dieu  parlant  à  un 
homme. 

ISKAEL    LeVI 


17 


CHRONIQUE 


FRANCE 


Enseignement  de  l'histoire  des  religions  à  Paris.  -  Le  cours  d'His- 
toire des  Religions  professé  au  Collège  de  France,  par  M.  Albert  Réville,  sera 
consacré  cette  année  à  V Islamisme. 

Al'  École ^le$  Hautes-Études,  section  des  Sciences  religieuses,  ie  programme 
des  conférences  pour  l'année  1896-1897  est  composé  de  la  façon  suivante  : 

I  Religions  des  peuples  non  civilisés.  -  M.  UarUliev  :  Les  rites  du  manage 
(Amérique  du  Nord),  les  mardis,  à  9  heures.  -  Mythes  et  traditions  relatifs  a 
un  déluge  (Asie,  Afrique,  Europe),  les  samedis,  à  1  heure  et  demie. 

II.  Religions  de  V Extrême-Orient  et  de  V Amérique  indienne.  -  M.  Léon  de 
^osny  :  Les  idées  religieuses  de  la  Chine  avant  Gonfucius  et  les  Origines  du 
Taoïsme.  -  La  religion  dite  des  încas  dans  la  région  nord  de  l'Amérique  du 
Sud  avant  le  siècle  de  Colomb,  les  jeudis,  à  2  heures  un  quart.  -  Exphcation 
de  la  Chrestomathie  religieuse  de  l'Extrême-Orient.  -  Exercices  pratiques  sur 
la  recherche  des  termes  philosophiques  des  Chinois  dans  leurs  principaux  dic- 
tionnaires, les  lundis,  à  2  heures  un  quart. 

III.  Religions  de  Vlnde.  -  M.  toucher  :  Explication  des  Vedànta-Sûtras, 
les  lundis,  à  4  heures  et  demie. 

IV  Religions  de  VÉgypte.  -  M.  Amélineau  :  Explication  des  textes  gravés  sur 
le  sarcophage  de  Séti  I",  les  lundis,  à  3  heures.  -  Explication  de  textes  coptes, 
les  mercredis,  à  3  heures, 

V.  Religions  d'Israël  et  des  Sémites  occidentaux.  -  M.  Maurice  Vernes  : 
Explication  de  l'histoire  de  Joseph  (Genèse,  xxxvii  à  l),  les  lundis,  à  3  heures 
un  quart.  -  Les  légendes  locales  et  leur  importance  dans  l'histoire  du  peuple 
d'Israël,  les  vendredis,  à  3  heures  un  quart. 

VI.  Judaïsme  talmudique  et  rabbinique.  -  M.  Israël  Lévi  :  Le  messianisme 
dans  les  écrits  talmudiques  et  midraschiques,  les  mardis,  à  4  heures.  -  Ex- 
phcation du  Pirké  Rabbi  Êliézer,  les  mardis,  à  5  heures. 

VII.  Islamisme  et  Religions  de  V Arabie.  -  M.  Hartwig  Derenbourg  :  Explica- 
tion du  Coran  avec  le  commentaire  théologique,  historique  et  grammatical  de  Bai- 
dâwi,  d'après  l'édition  de  M.  Fleischer,  les  vendredis,  à  5  heures.  -  Explica- 
tion de  quelques  inscriptions  sabéennes  et  himyarites,  les  mercredis,  à  4  heures. 

VIII.  Religions  de  la  Grèce  et  de  Rome.  -  M.  André  Berthelot  :  Cultes  du 
Péloponèse,  les  mardis,  à  1  heure  et  demie  et  à  2  heures  et  demie. 

IX.  Littérature  chrétienne. 

1»  Conférence  de  M.  A.  Sabatier  :  Histoire  de  l'Église  de  Corinthe,  les  jeudis 


en  KO  MO  CE  289 

à  9  fleures,  —  Exiilication  des  documenls  à  l'appui,  les  jeudis,  à  10  heures. 
2°  Conférence  de  M.  Eugène  de  Paye  :  Explication  des  livres  III  et  IV  du  De 
Principiis  d"Origène.  Examen  de  sa  conception  du  libre  arbitre  et  de  sa  théorie  de 
l'Inspiration  des  Écritures,  les  mardis,  à  4  heures  et  demie.  —  L'École  catéché- 
tique  d'Alexandrie.  L'œuvre  de  C! 'ment,  notamment  dans  ses  rapports  avec  la 
philosophie  grecque,  les  jeudis,  à  11  heures. 

X.  Histoire  des  Dogmes. 

{°  Conférence  de  M.  Albert  Réville  :  La  Christologie  dite  jo/taumgue  dans  les 
livres  du  Nouveau  Testament,  les  lundis  et  les  jeudis,  à  4  heures  et  demie. 

2"  Conférence  de  M.  Picavet  :  Lelltp\  •l-j-/j,z  d'Aristote  (1.  II),  explication  et 
comparaison  avec  les  versions  et  les  commentaires  du  moyen  âge,  les  jeudis,  à 
8  heures.  —  La  métaphysique  antique  et  la  théologie  chrétienne  chez  Albert  le 
Grand,  saint  Thomas,  Vincent  de  Beauvais,  les  vendredis,  à  4  heures  troi 
quarts. 

XI.  Histoire  de  l'Église  chrétienne.  —  M.  Jean  Réville  :  Étude  de  documents 
anciens  relatifs  à  l'apôtre  Pierre.  Histoire  et  légende,  les  mercredis,  à  4  heures 
et  demie.  —  Histoire  de  la  théologie  critique  moderne,  les  samedis,  à  4  heures 
et  demie. 

XII.  Histoire  du  Droit  Canon.  —  M.  Esmein  :  La  prescription  et  la  coutume 
en  droit  canonique,  les  samedis,  à  2  heures  et  demie.  —  L'œuvre  canonique 
d'Yves  de  Chartres,  les  mardis,  à  10  heures. 

CO0R5  LIBRES 

1"  Conférence  de  M.  J.  Deramey  sur  VHistoire  de  l'Église  syriaque  :  Histoire 
des  Églises  nestoriennes  depuis  le  milieu  du  v'=  siècle,  les  mercredis  et  les  sa- 
medis, à  2  heures. 

2^  Conférence  de  M.  A.  Quentin  sur  la  Religion  assyro-hahy Ionienne  ;  Les 
origines  de  la  Religion  Babylonienne  d'après  les  documents  les  plus  anciens, 
les  lundis  et  les  samedis,  à  5  heures  et  demie. 

3°  Conférence  de  M.  G.  Raynaud  sur  les  Religions  de  l'ancien  Mexique  : 
Les  documents  écrits  de  l'ancien  Mexique,  les  vendredis,  à  1  heure  trois  quarts. 

Le  Rapport  annuel  de  la  Section  des  Sciences  religieuses,  sur  l'exercice 
1895-1896,  qui  vient  de  paraître  (dépôts  chez  Leroux  et  chez  Fischbacher),  con- 
tient une  étude  de  M.  Picavet  sur  Roscelin  philosophe  et  théologien  d'après  la 
légende  et  d'après  l'histoire,  destinée  à  rectifier  le  jugement  erroné  que  l'on  porte 
généralement  depuis  Cousin  sur  Roscelin.  Ce  ne  fut,  dit  M.  Picavet,  ni  un 
héros,  ni  un  martyr,  mais  un  chrétien  tenant  à  rester  orthodoxe.  Il  importe  de 
ne  pas  attribuer  au  nominalisme  de  Roscelin  toute  la  portée  et  tout  le  dévelop- 
pement du  nominalisme  du  xiv^  siècle.  11  faut  distinguer  les  temps. 

Le  Rappporl  mentionne  la  création  d'une  nouvelle  conférence  sur  l'Histoire 


260  REVUE    DE    L'FiTSTOlRE    DES    RELIGIONS 

du  Judaînme  talmudiqueet  rabbinique  confiée  à  notre  collaborateur  M.  Israël  Lévi, 
professeur  au  Séminaire  israélite  et  rappelle  en  ces  termes  les  motifs  qui  ont 
déterminé  cette  création  :  Depuis  la  disparition  de  la  conférence  de  M.  Joseph 
Derenbourg  dans  la  IVe  section  de  l'École  des  Hautes-Études,  le  Talmud  et 
l'histoire  du  Judaïsme  rabbinique  n'étaient  plus  étudiés  nulle  part  dans  l'ensei- 
gnement public.  L'importance  du  rôle  du  Judaïsme  postbiblique  comme  inter- 
médiaire entre  les  civilisations  de  l'antiquité  et  notre  civilisation  médiévale  a 
décidé  le  Conseil  (de  la  Section)  à  demander  au  Ministre  de  bien  vouloir  combler 
cette  lacune  en  affectant  à  cet  ordre  d'études  la  nouvelle  conférence  dont  la 
création  avait  été  décidée,  de  préférence  à  d'autres  parties  de  l'histoire  religieuse 
dont  l'adjonction  au  programme  de  la  Section  serait  désirable,  mais  ne  peut 
pas  encore  être  effectuée,  faute  des  ressources  nécessaires.  » 

Nous  relevons  dans  ce  même  Rapport  quelques  chiffres  qui  témoignent  de 
la  prospérité  de  l'enseignement.  Il  a  été  tenu  vingt-huit  conférences  d'une 
heure  ou  de  deux  heures  par  semaine,  pour  lesquelles  trois  cent  dix-huit  élèves 
ou  auditeurs  se  sont  fait  inscrire.  La  grande  majorité  (238)  appartient  à  la  natio- 
nalité française;  80  inscrits  sont  étrangers  et  se  répartissent  entre  dix-neuf 
nationalités  différentes.  Ce  sont  les  Anglais,  les  Suisses,  et  les  Américains  qui 
sont  le  plus  fortement  représentés  parmi  les  étrangers. 

La  Scolastique  médiévale.  —  M.  Picavet  et  les  élèves,  diplômés  et  titulaires, 
de  sa  Conférence  à  l'École  pratique  des  Hautes-Études  (Section  des  Sciences 
religieuses),  constituent  une  Société  pour  V étude  de  la  scolastique  médiévale. 

La  Société  se  propose  de  faire  connaître  les  idées  philosophiques,  religieuses 
et  scientifiques  du  moyen  âge,  en  déterminant  ce  qui  lui  vient  de  l'antiquité, 
ce  qui  lui  appartient  en  propre  et  ce  qu'il  a  transmis  aux  temps  modernes.  Ses 
membres  publieront  des  monographies,  des  revues  ou  analyses  d'ouvrages,  des 
textes  inédits  ou  constitués  avec  de  meilleurs  manuscrits,  non  encore  utilisés. 

La  cotisation  annuelle  est  de  3  francs.  Tous  les  adhérents  recevront,  à  des 
conditions  spéciales,  les  livres,  brochures,  tirages  à  part,  textes,  etc. 

Les  adhésions  et  les  demandes  de  renseignements  doivent  être  adressées  à 
M.  Picavet,  3,  rue  Cretet,  Paris. 


On  a  posé,  le  24  septembre,  une  plaque  commémorative  sur  l'humble  maison 
de  Tréguier  où  est  né  Ernest  Renan.  Elle  est  en  granit  de  Kersanton  et  porte 
cette  inscription  : 

Ernest  Renan 

de  r Académie  française 

Administrateur  du  Collège  de  France 

Ancien  élève  du  collège  de  Tréguier 

est  né  dans  cette  maison 

le  28  février  1823. 


CHRONIQUE  2()1 

Au-dessous  est  incrusté  dans  la  pierre  le  médaillon  de  Cliaplain. 

La  cérémonie  d'inauguration  a  été  très  simple  et  d'un  caractère  tout  intime. 
En  présence  de  la  famille  de  Renan  et  de  quelques  amis,  M.  Guillerm,  maire  de 
Tréguier,  a  prononcé  un  bref  discours  où  il  rappelait  en  quelques  mots  précis 
et  vigoureux  les  titres  de  l'illustre  écrivain  à  l'admiration  de  ses  compatriotes. 
M.  Ary  Renan  l'a  remercié  et  avec  lui  la  municipalité  trécoroise  pour  la  déli- 
bération qu'elle  a  prise  et  qui  prouve  que  la  ville  de  Tréguier  n'était  point 
oublieuse  de  la  gloire  de  ses  enfants  et  sait  honorer  ses  morts;  il  a  exprimé  le 
ferme  espoir  que  ce  premier  hommage  rendu  dans  sa  ville  natale  à  la  mémoire 
de  son  père  n'est  que  le  présage  d'un  hommage  plus  complet  et  vraiment  digne 
de  lui;  un  jour  sur  la  grande  place  s'élèvera  sans  doute  sa  statue  auprès  de 
l'antique  cathédrale. 

Au  banquet  qui  a  réuni  le  soir  quelques-uns  de  ceux  qui  ont  gardé  un  culte 
pieux  à  l'homme  d'accueillante,  cordiale  et  délicate  bonté,  d'âme  haute  et  noble 
qu'a  été  Renan,  on  a  rappelé  ses  premiers  succès  d'écolier,  sa  curiosité  déjà  en 
éveil,  son  avidité  de  savoir,  alors  qu'il  était  encore  l'élève  docile  et  appliqué  de 
ses  vieux  maîtres  du  collège  de  Tréguier,  auxquels  il  avait  gardé  jusque  dans 
sa  vieillesse  une  sorte  d'affectueuse  vénération,  et  l'on  a  évoqué  le  souvenir  de 
cet  autre  banquet  qu'il  avait  présidé  naguère  (en  1884),  dans  ce  même  Tréguier 
et  où  il  avait  exprimé  1®  vœu  de  dormir  son  dernif^r  sommeil  dans  le  cloître 
paisible,  bercé  parle  bruit  lointain  de  la  mer,  en  une  humble  tombe  où  seraient 
inscrits  ces  seuls  mots  :  Veritatem  dilexi.  Ce  fut  en  effet  la  devise  de  sa  vie 
entière  et  c'est  pour  y  avoir  été  plus  pleinement  fidèle  peut-être  qu'aucun  autre 
qu'il  a  été  accusé  par  tant  d'esprits  d'une  trop  étroite  et  trop  frusta  simplicité, 
de  ne  chercher  pas  la  vérité  avec  toute  l'ardente  candeur  et  la  sincérité  des 
hommes  qui  l'aiment  par-dessus  toutes  choses.  La  vérité  a  des  aspects  multi- 
ples, il  voulait  les  embrasser  tous,  il  chercha  toujours  en  toute  loyauté  à  ne 
laisser  échapper  à  ses  prises  nulle  parcelle  de  cette  connaissance  de  l'univers 
et  de  l'homme,  de  celte  intelligence  du  réel  et  de  l'idéal  à  la  fois,  qui  seule,  à 
ses  yeux,  donnait  à  la  vie  sa  valeur  et  sa  dignité.  C'est  cette  passion  de  la 
vérité  intégrale,  de  la  vérité  complète,  en  la  variété  infinie  de  ses  modes  divers, 
qui  l'a  rendu  suspect  auprès  de  quelques-uns  qui  ne  pouvaient  le  comprendre, 
de  se  soucier  plus  encore  de  la  beauté  des  idées  que  de  leur  exactitude 
rigoureuse.  Nul  homme  cependant  n'eut  plus  que  lui  le  respect  des  faits,  le 
respect  aussi  de  la  raison  et  de  la  dignité  de  la  pensée.  Et  sa  vie  entière  est 
l'éloquent  commentaire  de  la  devise  qu'il  avait  choisie. 

L.  M. 


Publications  diverses.  —  M.  Leroux  a  édité  en  tirage  à  part  Le  Livre  de 
la  Chasteté,  composé  par  Jésusdenah,  évèque  de  Boçrah,  publié  et  traduit  par 
J.-B.  Chabot  (extrait  des  Mélanges  d'Archéologie  et  d'Histoire  de  l'École  fran- 


262  REVUE    DE    L  niSTOTRE    DES    REUnTONS 

caise  de  Rome,  t.  XV!).  J'^susdenab,  évêiue  nestorhn  de  Boçrah,  mort  vers  la 
fin  du  VIII»  siècle,  avait  composé,  au  dire  de  'Ebedjésus,  un  ouvrage  intitulé  Livre 
de  la  Chasteté  dans  lequel  il  racontait  la  vie  des  fondateurs  des  couvents  de 
rOrient.  M.  Chabot  a  trouvé,  à  Rome,  entre  les  mains  d'un  prêtre  chaldéen,  une 
copie  de  cet  écrit,  qui  n'était  mentionné  dans  aucun  catalogue  des  manuscrits 
syriaques  des  bibliothèques  de  l'Europe.   C'est  cette  copie,  accompagnée  d'une 
traduction  française,  qui  forme  l'objet  de  laprésente  publication.  L'ouvrage  con- 
tient 140  courtes  notices  biographiques  sur   autant  de  pieux  personnages  qui 
ont  ou  fondé  des  couvents  ou  écrit  sur  la  vie  monastique.  Tous  les  noms  posté- 
rieurs au  milieu  du  V  siècle    sont  ceux  de  nestoriens.  Plusieurs  de  ces  notices 
ont  une  réelle  importance  parce  qu'elles  permettent  de  fixer  la  date  des  écrivains 
qui  en  sont  l'objet,  ou  de  déterminer  exactement  la  situation  de  plusieurs  cou- 
vents dont  le  vrai  site  était  encore  inconnu.  G  est  un  utile  complément  à  VHis- 
toire  monastique  de  Thomas  de  Marga,  publiée  par  M.  Budge  il  y  a  quelques 
années. 


M.  l'abbé  Levesque,  bibliothécaire  du  Séminaire  de  Saint-Sulpice,  a  trouvé  un 
manuscrit  inédit  de  Bossuet  contenant  le  second  traité  sur  les  États  cVoraison. 
On  sait  qu'il  n'en  avait  été  publié  qu'un  seul,  qui,  d'après  les  déclarations 
mêmes  de  l'auteur,  devait  être  suivi  de  quatre  autres  :  le  second  devait  expo- 
ser les  principes  communs  de  l'oraison  chrétienne,  le  troisième  les  principes  des 
oraisons  extraordinaires,  le  quatrième  les  épreuves  et  les  exercices  ;  le  cin- 
quième devait  expliquer  les  sentiments  et  les  locutions  des  saints  docteurs 
pour  achever  la  réfutation  des  faux  mystiques,  c'est-à-dire  du  quiétisme.  Or  ces 
quatre  derniers  traités  n'ont  jamais  paru  et  l'on  croyait  qu'ils  n'avaient  jamais 
été  composés.  Cette  conclusion  est  erronée  en  ce  qui  concerne  le  second. 
M.  l'abbé  Levesque,  en  effet,  établit  dans  la  (}Min:ame(livr.  d'octobre)  l'authen- 
ticité du  manuscrit  retrouvé  par  lui,  d'une  part  en  retraçant  l'histoire  de  ce 
manuscrit  et  en  le  comparant  avec  ceux  de  la  Bibliothèque  Nationale,  d'autre 
part  en  montrant  que  le  premier  traité  vise  déjà  plusieurs  passages  du  second. 
Il  suppose  que  la  publication  fut  arrêtée  après  le  premier,  par  suite  de  l'appari- 
tion des  Maximes  des  Saints  de  Fénelon.  Pour  réfuter  ce  nouveau  mysticisme, 
moins  vulnérable  que  celui  des  quiétistes,  il  fallait  d'autres  armes  et  une  ar- 
gumentation nouvelle.  Les  États  d'oraison  furent  interrompus  et  la  seconde 
partie,  déjà  composée,  ne  fut  pas  publiée. 

J.  R. 


M.  Maurice  Blondel  a  fait  paraître  dans  le  Rf.vue  de  Métaphysique  et  de 
Morale  (juillet  1896)  une  intéressante  étude  sur  le  Christianisme  de  Des- 
cartiis.  Il  a  mis  à  profit,  avec  les  documents  anciennement  connus,  le  texte  pré- 


CHRONIOUE 


263 


cieux  du  manuscrit  de  Giittingen  publié  pir  M,  Adam  dans  la  R^.vue  bourgui- 
gnonne de  rEnseignemmt  supédeur  (1893,  n°  1).   D'après  lui,  ce  ne  fut  pas 
seulement  un   respect  extérieur  et  de  commande  que  professa  Descartes  pour 
les  enseignements  et  les  pratiques  de  l'Ég'Use;  sa  foi  et  sa  bonne  foi,  selon 
l'expression  de  M.  Liard,  lui  paraissent  également  hors  de  doute.  Il  attribue 
d'ailleurs  aux  croyances  cbrétienn^s  de  Descartes  un  rôle  capital  dans  le  déve- 
loppement de  sa  philosophie.  Adversaire  passionné  de  la  théologie  scolaslique, 
il  rompt  toute  solidarité  entre  elle  et  la  foi.  Il  se  refuse  à  spéculer  sur  les  ques- 
tions de  pure  théologie,  mais  il  n'inaugure  pas  la  philosophie  séparée,  il  affirme 
la  nécessité  de  la  foi  et  son  christianisme  est  précisément  ce  qui  permet  à  son 
positivisme  scientifique  de  prendre  dans  son  système  le  développement  presque 
illimité  qu'il  y  a  trouvé.  La  conception  médiane  en  laquelle  s'équilibrent  ces 
deux  ordres  de  pensées,  c'est  une  sorte  «  d'agnosticisme  immanent  à  la  méthode 
de  l'évidence  et  à  la  justification  absolue  de  l'entendement.  »  Les  vérités  de  foi 
surpassent  la  lumière  naturelle  de  la  raison  et  la  raison  est  l'instrument  uni- 
versel, aussi  l'entendement  humain  est-il  hétérogène  par  rapport  à  l'entendement 
divin.  Dieu  est  nécessairement  conçu  comme  incompréhensible  et  il  peut  faire 
infiniment  plus  que  nous  ne  saurions  déterminer.  Cette  critique  négative  qui 
soustrait  à  notre  entendement  le  domaine  de  l'infini,  réservé  à  Dieu  seul,  acces- 
sible par  révélatio!]  seule  et  pour  la  volonté  seulement,  a  pour  effet  de  projeter 
dans  le  champ  de  la  connaissance  vraiment  positive  tout  le  reste.  Et  nulle  con- 
tradiction ne  demeure  possible  entre  son  système  rationnel  et  sa  foi  positive. 
«  Mais  le  réa'isme  de  la  foi  le  ramène  par  des  habitudes  de  pensée  dont  il  ne 
pouvait  se  déprendre  tout  d'un  coup  au  réalisme  de  la  philosophie,  après  même 
que  son  christianisme  à  lui  l'avait  orienté  vers  une  sorte  de  phénoménisme  posi- 
tiviste. »  C'est  là  l'explication  de  ce  fait  que  tour  à  tour  il  se  dérobe  et  se  prête  à 
la  conciliation  formelle  de  la  raison  et  de  la  foi. 


Dans  un  autre  opuscule  intitulé  :  Lettre  sur  les  exigences  de  la  pensée  contem 
poraine  en  matière  d'apologétique  et  sur  la  méthode  de  la  philosophie  dans 
Vétude  du  problème  religieux',  M.  Blondel  a  essayé  de  définir  les  rôles  res- 
pectifs et  les  frontières  de  la  philosophie  et  de  la  religion  (qu'il  idmtifie  en  fait 
avec  le  catholicisme).  La  fonction  religieuse  de  la  philosophie  se  limite,  d'après 
lui,  à  nous  faire  sentir  à  la  fois  l'absolue  nécessité  du  surnaturel  pour  la  pensée 
et  la  vie  humaines  et  son  inaccessibilité  pour  l'homme,  purement  homme,  réduit 
à  ses  seules  forces.  La  raison  ne  saurait  se  suffire  à  elle-même  ni  donner  aux 
objets  nécessaires  de  notre  foi  la  réalité  et  la  vie,  elle  ne  saurait  nous  révéler 
les  croyances  et  les  maximes  qui  doivent  fournir  à  nos  âmes  un  aliment  et  à  notre 
conduite  une  direction,  mais  elle  peut  et  doit  déterminer   quelles  conditions 

1)  Saint-Dizier.  Imprimerie  J.  Thévenot,  1896.  In-8»,  86'pages. 


264  REVUE    DE   LHISTOTRE    DES   RELIGIONS 

rioivetil  remplir  cos  croynnops  et  ces  maximes  pour  satisfaire  aux  exi^-ences  'Je 
notre  cœur  et  de  notre  pensée.  Le  domaine  de  la  métaphysique  demeure  ainsi 
distinct  à  la  fois  de  celui  de  la  science  et  de  celui  de  la  foi  et  ce  rôle  de  la 
philosophie  reste  essentiel,  puisque  seule  elle  peut  légitimer  une  foi  qu'elle  est 
hors  d'état  de  nous  fournir.  Cette  tentative  de  rénovation  de  l'apologétique  ca- 
tholique par  le  recours  aux  méthodes  de  la  philosophie  critique  est  extrêmement 
intéressante,  mais  il  est  étrange  de  voir  ainsi  identifier  les  formules  dogmati- 
ques du  catholicisme  avec  l'idée  même  de  la  religion  et  l'on  est  frappé  des 
changements  qu'apporterait  dans  l'agencement  des  parties  de  cet  édifice  savam- 
ment et  fortement  construit  une  vue  plus  historique  de  la  formation  et  de  révo- 
lution des  dogmes.  Il  faut  noter  les  remarques  très  fines  et  très  profondes  de 
l'auteur  sur  la  conception  que  s'est  faite  l'École  de  la  portée  de  la  raison  et  des 
relations  du  dogme  et  de  la  philosophie. 

L.  M. 


L'histoire  religieuse  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres.  —  Séance  du  26  juin  :  M  Théodore  Remac/i  cherche  à  montrer  qu'une 
loi  d'Élis,  découverte  à  Olympie  sur  bronze,  frappait  de  diverses  peines  le 
sacrifice  humain.  Comme  cette  loi  date  de  l'an  600  environ,  elle  témoigne  de  la 
persistance  prolongée  de  ce  genre  de  sacrifices  chez  les  Grecs. 

—  Séance  du  3  juillet  :  M.  de  Mas-Latrie  consacre  un  mémoire  à  prouver 
qu'il  n'y  a  jamais  eu  d'évôché  latin  à  Cérines  dans  l'île  de  Chypre. 

—  Séance  du  iO  juillet  :  M.  Oppert  communique  la  traduction  d'un  texte  cunéi- 
forme du  Musée  Britannique  publié  par  le  P.  Strassraaier  (Nabon.  n°  428), 
provenant  de  la  trésorerie  du  temple  du  Soleil  à  Sippara.  On  y  trouve  des 
comptes  de  loyers  des  terrains  du  Soleil,  datant  du  mois  d'août  566.  Il  y  avait 
là  une  espèce  d'œuvre  pie  avec  ses  poids,  ses  mesures,  sa  monnaie  propres. 

—  Séance  du  24  juillet  (c.-r.  reproduit  d'après  la  Revue  critique  d'histoire  et 
de  littérature)  ; 

M.  Le  Blant  annonce  qu'il  a  reçu  de  M.  Dobrusky,  directeur  du  Musée  natio- 
nal de  Sofia,  les  estampages  de  deux  inscriptions  gravées  sur  marbre  et  qui 
ont  été  trouvées  en  1894,  lors  du  percement  de  la  rue  Positano.  -f-  Hic  positu 

est  Demetrius  diaconus. Decius  hic  famulus  (sancti)  Andrae  +.  —  Une 

seconde  lettre  du  même  savant  signale  la  très  récente  découverte,  entre  les 
murs  de  l'ancienne  basilique  de  Sainte-Sophie,  le  palais  de  la  Sobranié  et 
l'imprimerie  de  l'État,  de  trois  tombeaux  en  maçonnerie  qui  contenaient  une 
fiole  de  verre,  des  fibules  en  bronze  et  quelques  monnaies,  de  Valens  à  Justin  II. 
Dans  l'enceinte  d'une  église  située  près  de  la  même  basilique  et  dont  les  subs- 
tructions  avaient  été  mises  au  jour  en  1888,  on  a  découvert  ces  trois  autres 

inscriptions  chrétiennes  :  +  Hic  requiescit  Florentia  virgo  +• f-  Evôaxara 

xiTô  Mapai  TrapÔevo?  +. 1-  Ev6a  xaxaxiTS  A[jL(iouxt;  aTco  SeVovouVTOç  -f-.  —  Ces 


CHnoMQUE  2»i5 

inscriptions  paraissent  devoir  être  classées  vers  le  v»  ou  le  vi^  siècle.  L'F  du 
mot  fmnulus  de  la  seconde  épitaphe  affecte  la  forme  d'un  E;  M.  Le  Blant  ne  l'a 
pas  encore  trouvé  ainsi  tracé  avant  l'an  48S.  Le  même  mot  famulus  suivi, 
comme  ici,  d'un  nom  de  saint  au  génitif,  se  trouve  sur  des  marbres  du  ve  ou 
du  vi^  siècle.  —  M.  Le  Blant  sicnale  enfin,  d'une  manière  particulière,  un  objet 
rencontré  en  1893.  Il  provient  d'un  tombeau  enfoui  dans  l'abside  de  la  basi- 
lique de  Sainte-Sophie.  Ce  sépulcre,  que  recouvrait  une  large  dalle,  contenait 
des  ossements  décomposés,  des  restes  de  broderie  en  or  et  une  petite  capsa 
d'argent  fermée  à  clef,  haute  de  7  centimètres  sur  8  de  large.  La  première  de 
ses  faces  est  décorée  d'un  monogramme  constantinien  ;  celle  du  revers,  d'un 
monogramme  cruciforme;  les  côtés  portent  des  ornements  géométriques.  Cette 
capsella  contenait  de  la  terre,  ou  plutôt,  selon  M.  Dobrusky,  du  terreau  prove- 
nant de  la  décomposition  de  matières  organiques.  M.  Le  Blant  incline  à  penser 
qu'il  s'agit  ici  d'une  boîte  à  reliques  ensevelie  avec  le  mort. 

M.  Camille  Jullian,  professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de  Bordeaux,  expose 
que,  selon  certains  historiens,  il  y  aurait  eu  sous  la  dynastie  des  Sévères,  au 
début  du  me  siècle,  un  réveil  des  nationalités,  peut-être  même  de  la  nationalité 
celtique.  11  est  de  nouveau  question  des  druides;  les  mesures  gauloises  rem- 
placent les  mesures  romaines  sur  les  bornes  milliaires.  Peut-on  trouver  trace 
de  cette  renaissance  nationale  dans  l'empire  gaulois  de  Postume?  On  l'a  dit  et 
on  a  allégué  pour  preuve  le  culte  particulier  rendu  par  Posthume  à  Hercule.  Ce 
culte  est  manifesté  par  divers  types  de  fùonnaies.  Sur  l'un  de  ces  types,  Her- 
cule est  appelé  cjmes  Augusli  :  c'est  un  dieu  romain.  Sur  l'autre,  il  accomplit 
douze  travaux  :  c'est  l'Héraklès  gréco-romain.  Sur  le  troisième,  enfin,  il  est 
appelé  Deusoniensis  et  Macusanus  :  ce  sont  des  épithètes  tirées  de  localités 
des  bords  du  Rhin.  Au  reste,  sur  ces  monnaies.  Hercule  est  figuré  à  la  romaine. 
Donc  il  n'existerait  aucune  preuve  du  culte  d'un  Hercule  gaulois  par  Pos- 
tume. C'est  l'Hercule  gréco-romain  dont  Postume,  ainsi  que  Commode,  ainsi 
que  Maximien,  remet  ta  religion  en  honneur.  Jusqu'à  nouvel  ordre,  on  n'a 
aucune  preuve  que  les  influences  celtiques  aient  agi  sur  l'empire  gallo-romain 
du  lii6  siècle. 

MM.  Boissier,  Perrot  et  Deloche  présentent  quelques  observations. 

M.  Clermont-G anneau  discute  les  noms  propres  et  le  sens  général  d'une 
inscription  bilingue,  grecque  et  palmyrénienne,  datée  de  l'an  21  p.  C.  qui  a  été 
copiée  à  Palmyre  par  divers  voyageurs  et,  jusqu'à  ce  jour,  lue  et  interprétée 
d'une  façon  inexacte.  11  établit,  par  la  comparaison  du  texte  grec  rectifié  et  du 
texte  sémitique,  que  le  nom  d'homme  Bollha  doit  être  expliqué  par  «  Bôl-Ieha  », 
«  celui  dont  le  dieu  Bol  efface  les  péchés  »  et  il  traite  à  ce  propos  la  question 
de  la  date  de  l'institution  de  Palmyre  en  colonie  romaine  et  de  la  fondation  du 
sénat  palmyrénien. 

M.  Vabbé  Sourice  commence  la  Idcture  d'une  étude  lopographique  sur  l'an- 
cienne Alexandrie. 


266  REVUE    DE    l'histoire     DES    RELIGIONS 

—  Séance  du  14  aoiU  :  M.  Héron  de  F«7/e/'o5sr  communique  une  curieuse  ins- 
cription trouvée  à  Saint-Paulien  (Haule-Loire)  :  Salutl  generis  humani  Sergius 
Primus  posuit  merito. 

—  Séance  du  21  août  :  Le  P.  Scheil  envoie  de  Constantinople,  par  l'inlermé- 
diaire  de  M.  Maspero,  des  extraits  de  lettres  adressées  au  xxiu'' siècle  avant  J.-C. 
par  Hammourabi,  roi  de  Babylone,  à  son  vassal  Sinidinnam,  roi  de  Lara.  L'un 
de  ces  fragments  mentionne  les  statues  divines  données  à  ce  dernier  pour  le 
récompenser  «  de  sa  vaillance  au  jour  de  la  défaite  deKoutour-Lahgamar  ».  Ce 
document  établit  définitivement  l'historicité  du  Khodor-Laomer  mentionné  au 
chapitre  xiv  de  la  Genèse,  que  M.  Pioches  avait  déjà  cru  retrouver  sur  deux  ta- 
blettes babylonniennes.  Sinidannam  avait  été  détrôné  par  Koutour-Mabouk,  roi 
élamile  comme  Khodor-Laomer,  et  par  Rim-Sin,  fils  de  Mabouk.  Réfugié  au- 
près de  Hammourabi,  il  aida  ce  prince  à  vaincre  Rim-Sin  et  fut  rétabli  sur  le 
trône  de  Lara  en  qualité  de  vassal. 

—  Séance  du  28  août  :  (c.-r.  reproduit  d'après  la  Revue  critique  d'histoire 
et  de  littérature)  : 

M.  Heuzey  rend  compte  des  résultats  de  sa  mission  à  Constantinople,  d'oîi  il 
a  rapporté  au  Musée  du  Louvre  les  monuments  chaldéens  que  M.  PaulCambon, 
ambassadeur  de  France,  aobtenus  de  la  générosité  du  sultan  Abdul-Hamid,  mo- 
numents qui,  pour  la  plupart,  remontent  aux  plus  lointaines  origines  de  la  civi- 
lisation asiatique.  En  voici  la  nomenclature  :  l°un  bétyle  on  galet  sacré  autour 
duquel  Eannadou,  le  roi  de  la  stèle  des  Vautours,  a  inscrit  la  relation  de  son 
règne;  2°  une  grande  lame  de  bronze  ou  de  cuivre,  en  forme  de  fer  de  lance  et 
ayant  90  centimètres  de  longueur,  portant  un  lion  gravé  avec  le  nom  d'un  très 
ancien  roi  du  pays  de  Kish  ;  3°  une  tête  de  taureau  en  bronze  aux  yeux  incrus- 
tés de  nacre  et  de  lapis;  4°  deux  fragments  d'une  stèle  sculptée,  dont  l'inscrip- 
tion contient  le  nom  de  la  ville  d'Agadé;  5°  quatre  grandes  tablettes  d'argile, 
delà  deuxième  dynastie  de  la  ville  d'Our;  6°  un  choix  de  vingt  tablettes  plus 
petites,  mais  d'un  intérêt  historique  exceptionnel  en  cequ'elles  fournissent,  pour  la 
première  fois,  plusieurs  dates  authentiques  des  règnes  de  Sargon  l'Ancien  et  de 
son  filsNaram-Sin,  qui  vivaient  vers  3800  avant  J.-C.  Ce  fait  est  établi  par  un 
travail  opéré  sur  plusieurs  milliers  de  fragments,  et,  à  ce  sujet,  M.  Heuzey 
prend  date  en  lisant  une  note  dans  laquelle  M.  François  Thureau-Dangin,  atta- 
ché à  sa  mission,  déchiffre  et  traduit  la  plupart  de  ces  documents.  A  côté  des  cam- 
pagnes entreprises  contre  le  pays  d'Elam,  d'Erech,  de  Goutti,  d'Amourrou  (la 
Syro-Palesline),ony  trouve  des  faits  archéologiques  d'un  intérêt  exceptionnel, 
comme  «  la  reconstruction  du  temple  de  Bel  à  Niffer  »,  et  surtout  «  l'édiri cation 
du  temple  d'Anounit  à  Babylone  »,  première  mention  historique  connue  de  celte 
grande  cité  asiatique.  —  Le  président,  au  nom  de  r.'\cadémie,  félicite  M.  Heu- 
zey de  l'heureux  résultat  de  sa  mission  à  Constantinople.  —  M.  Oppert  fait 
ressortir  l'importance  capitale  de  ces  découvertes  qui  remontent  au  xxxviu* 
siècle  avant  J.-C.  —  S'appuyant  sur  des  texte  sprécis,  il  repousse  l'identification 


CHRONIQUE  267 

avec  Sargon  1er  du  nom  d'un  roi  qu'on  ne  peut  lire  que  Bingani-San-eres.  Ce 
dernier  a  pu  être  le  fils  de  Sargon  I"  et  le  prédécesseur  immédiat  de  Naram- 
Sin,  81s  du  même  Sargon.  —  M.  Menant  dit  ne  pouvoir  que  s'associer  au  jus- 
tes observations  de  M.  Oppert,  qu'il  avait  déjà  développées  dans  un  mémoire, 
que  des  circonstances  particulières  l'ont  empêché  de  publier. 


ITALIE 

M.  Giovanni  Mercati  a  fait  connaître  dans  les  Atti  délia  R.  Accademia  délie 
scienze  di  Torino  (vol.  XXXI),  sous  le  titre  Un  palimpsesto  Ambrosiano  dei 
salmi  esapli,  l'importante  découverte  qu'il  a  faite  de  fragments  considérables  des 
Hexaples  d'Origène  avec  la  disposition  originale  de  i'œuvre.  Ce  sont  les  Psau- 
mes XVII,  26-48;  XXVII,  6-9;  XXVIIl,  1-3;  XXIX;  XXX,  1-10  et  20-25; 
XXXI,  6-11;  XXXIV,  1-2;  13-28;  XXXV,  1-5;  XLV  ;  XLVIII,  1-6  et  11-15; 
LXXXVIU,  26-53.  La  première  colonne  renfermant  le  texte  hébreu  en  carac- 
tères hébraïques  manque,  mais  comme  la  seconde  qui  contient  la  transcriptioa 
hébraïque  a  été  conservée,  on  peut  en  partie  reconstituer  la  première.  Les 
autres  colonnes  (3o  texte  d' Aquila  ;  4"  de  Sy  mmaque  ;  5°  des  Septante  ;  6°  de  Théo- 
dotion)  sont  conservées,  Jusqu'à  présent  on  n'avait  retrouvé  aucun  fragment 
complet  des  Hexaples.  C'est  dans  le  texte  primitif,  en  minuscule  du  x^  siècle, 
d'un  palimpseste  (Cod.  0,  39)  duxiiie  siècle,  que  M.  Mercati  a  fait  cette  belle  dé- 
couverte. 

HOLLANDE 

La  Société  de  La  Haye  pour  la  défense  de  la  religion  chrétienne  nous  envoie 
le  programme  suivant  de  ses  prochains  concours  : 

I.  Mémoires  à  déposer  avant  le  15  décembre  1897  : 

1°  Exposer  et  apprécier  les  principes  de  la  philosophie  critique  et  de  la  phi- 
losophie spéculative;  indiquer  leur  portée  relativement  à  la  philosophie  de  la 
religion. 

2o  Exposer  ce  qui,  dans  la  réforme  du  xvi^  siècle  dans  les  Pays-Bas,  est 
national  et  ce  qui  est  international. 

II.  Mémoires  à  déposer  avant  le  15  décembre  1898  : 

Décrire  et  juger  au  point  de  vue  religieux,  chrétien  et  protestant,  le  courant 
mystique  ou  le  «  nouveau  mysticisme  »  qui  depuis  plusieurs  années  se  mani- 
feste avec  force  et  en  diverses  manières,  non  seulement  par  la  fondation  d'as- 
sociations théosophiques,  mais  spécialement  aussi  dans  les  lettres  et  les 
arts. 

Les  mémoires  couronnés  reçoivent  un  prix  de  400  florins,  en  espèce  ou  sous 
forme  de  médaille,  au  choix.  La   Société  les  publie  dans  sa  collection.  Les 


268  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

manuscrits  doivent  être  écrits  lisiblement  en  caraclères  latins  et  peuvent  être 
rédigés  en  hollandais,  en  latin,  en  français  ou  en  allemand.  Ils  doivent  être  adres- 
sés franco  de  port,  avec  une  devise  et  sans  nom  d'auteur,  à  M.  H.  P.  Berlage, 
docteur  en  théologie,  pasteur  à  Amsterdam. 


Le  Gérant  :  E.  Leroux. 


lill'.    DE    A.  liL'RDlS,   r.lJE   GARNIER,  4. 


D'APRÈS  UN  LIVRE  RÉCENT 


M.  R.  Steinmetz.  — Ethnologische  Studienzurersten  EntAvickelung" 

der  Strafe  '. 

Le  livre  de  M.  S.  R.  Steinmetz  est  certainement  au  nombre  des 
beaux  livres  que  la  science  ethnologique  et  sociale  a  produits  dans 
ces  dernières  années.  Peut-être  y  aurait-il  quelque  emphase  à 
voir  dans  cette  œuvre  la  constitution  d'une  nouvelle  science  ou 
la  révolution  d'une  science  ancienne. Mais  tel  quel,  l'ouvrage  est 
d'une  telle  ampleur,  un  tel  nombre  de  faits  y  est  amassé,  une  telle 
honnêteté  scientifique  préside  à  leur  groupement,  une  telle  jus- 
tesse et  un  tel  bon  sens  dirigent  toutes  les  inductions,  ces  induc- 
tions sont  tellement  prudentes  et  donnent  si  exactement  la  phy- 
sionomie totale  de  l'ensemble  des  faits  constatés,  que  la  lecture 
du  livre  entraine  l'admiration  non  seulement  du  travail,  mais 
encore  de  l'ouvrier.  Le  problème  posé  est  si  intéressant,  la  dis- 
cussion est  si  importante  et  touche  de  si  près  les  questions  reli- 
gieuses, qu'une  étude  analytique  de  ce  livre  s'impose,  qu'une 
étude  critique  se  justifie. 

I 

ÉTUDE  ANALYTIQUE 

i.La  méthode.  — Tmit  l'effort  de  M.  Steinmetz  a  été  et  est  encore 
dans  ses  plus  récents  travaux  d'instituer  une  recherche  honnête 
et  exacte;  il  y  a  admirablement  réussi  parce  qu'il  s'est  forgé 

1)  Ethnologische,  etc.  nebst  einerpsijchologischen  Abhandlung  iiber  Grausam- 
keit  und  Rachsucht.  11^  v.,  Leyde.  S.  E.  V.  Doesburgh,  1892.  I"  v.,  Leyde  et 
Leipzig.  0.  Harrassowitz,  1894.  (Le  deuxième  volume,  contenant  la  plupart  des 
faits  proprement  juridiques,  a  paru  le  premier  et  a  servi  à  l'auteur  de  thèse 
de  doctorat  en  droit.) 

18 


270  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIOISS 

lui-même  une  méthode  faite  tout  entière  de  conscience  et  de 
scrupules  scientifiques,  parce  qu'il  l'a  suivie  avec  la  plus  cons- 
tante application.  Il  faut,  dit-il,  présenter  la  science  dans  sa  nu- 
dité, sa  simplicité,  et  quelquefois  son  aridité,  au  risque  de  rebuter 
les  profanes'.  Mais  quel  est  l'intérêt  d'une  telle  recherche,  au  point 
de  vue  de  la  science  des  religions  et  de  la  science  du  droit?  Pour- 
quoi étudier  la  peine  par  «  l'ethnologie  sociale  »?  Parce  que  c'est 
la  seule  façon  de  Tétudier  scientifiquement,  dans  ses  origines  et 
ses  principes  réels,  La  peine  était  jusqu'ici  l'objet  de  travaux  de  la 
part  des  théoriciens  du  droit.  Mais  le  droit  n'est  pas  une  science, 
c'est  un  art,  ou  bien  c'est  de  la  sociologie,  de  l'ethnologie  so- 
ciale ^  La  philosophie  du  droit  prétendait-elle,  aussi,  découvrir  le 
principe  métaphysique  et  «  mystique  »  de  la  peine  ^.  Mais  la 
science  n'a  affaire  qu'au  réel.  Seule  Tétude  des  phénomènes  so- 
ciaux chez  les  peuples  primitifs  permettra  d'expliquer  les  phéno- 
mènes juridiques,  de  les  mettre  en  rapport  avec  ce  dont  ils  ne 
sont  pas  séparables  :  les  faits  religieux,  politiques,  économiques 
et  familiaux.  L'affirmation  d'un  tel  esprit  positif  dit  ce  que  vont 
être  les  principes  de  la  méthode  de  M.  Steinmetz. 

L'une  des  branches  de  la  sociologie  est  l'ethnologie  sociolo- 
gique. Elle  est  le  premier  chapitre  de  l'étude  générale  des  faits 
sociaux,  parce  qu'elle  a  pour  objet  la  première  étape  constatée 
de  la  vie  des  sociétés,  la  vie  des  «  sauvages  »,  puisqu'il  est  im- 
possible de  trouver  un  meilleur  terme  pour  désigner  ces  peuples. 
Elle  devance  ainsi  la  sociologie  générale  sur  bien  des  points; 
les  phénomènes  qu'elle  étudie  sont  plus  simples*;  ils  sont 
plus  près  de  leur  origine;  ils  sont  en  rapports  plus  immédiats  les 
uns  avec  les  autres.  Ainsi  le  droit  criminel  et  la  religion  appa- 
raissent comme  intimement  reliés,  au  lieu  que,  chez  les  peuples 
civilisés,  la  division  du  travail  a  introduit  une  telle  séparation 
entre  les  faits  que  les  rapports  ne  sont  plus  apparents,  sans 
compter  que    l'introduction   des    préjugés    philosophiques    a 

1)  I,  p.  XXXV. 

2)  I,  p.   XLIV. 

3)  I,  p.  XLv;  cf,  p.  L. 

4)  P.  XIII. 


LA  RELIGION  ET  LES  ORIGINES  DU  DROIT  PÉNAL  271 

encore  obscurci  la  vue  des  connexions  réelles  et  naturelles*. 
Tel  est  le  service  que  peuvent  rendre  les  recherches  ethno- 
logiques. Mais  le  but  va  déterminer  la  méthode.  «  L'ethnologie  a 
pour  objet  de  comparer  les  phénomènes  vitaux  sociaux  des  peu- 
ples non  historiques,  dans  le  but  d'atteindre  les  lois  de  l'évolution 
et  de  la  destinée  de  ces  peuples,  et  enfin  leur  explication*.  »  De  là 
suivent  immédiatement  les  différentes  articulations  du  mécanisme 
de  cette  science  :  son  caractère  général,  ses  principes,  ses  exi- 
gences, ses  rapports  avec  les  autres  sciences.  Elle  est  une 
science  abstraite,  puisqu'elle  cherche  des  lois,  et  non  pas  des  faits. 
Elle  s'oppose  ainsi  à  l'ethnographie,  qui  ne  lui  fournit  que  sa 
matière,  science  purement  descriptive,  et  nullement  générali- 
satrice.  Elle  s'oppose  aussi  à  la  recherche  historique  *  qu'elle 
surpasse  en  portée  parce  qu'elle  généralise,  qu'elle  trouve  des 
lois,  des  séries  causales,  alors  que  l'histoire  ne  développe  que 
des  suites  d'événements.  Celle-ci  raconte,  celle-là  compare  et  in- 
duit. Mais  ces  généralisations  et  ces  inductions  sont  gouvernées 
par  des  principes.  L'ethnologie,  comme  toute  science,  a  besoni 
de  propositions  premières,  accordées  dès  le  début.  M.  Steinmetz 
en  reconnaît  deux,  le  principe  de  l'évolution,  et  le  principe  de  la 
conscience  sociale  [des  Volkergedankens,  comme  on  dit  en  Alle- 
magne) *.  Nous  allons  voir  qu'ils  peuvent  se  réduire  à  un  seul.  La 
portée  du  «  principe  de  l'évolution  »  est  toute  négative.  Elle  con- 
siste exclusivement  dans  le  rejet  des  deux  dogmes  de  l'ancienne 
ethnologie  :  celui  de  la  spécification  des  races  et  celui  de  l'expli- 
cation historique  des  faits  par  les  emprunts  qu'un  peuple  faisait 
à  l'autre.  Il  faut  rejeté^  l'idée  des  races  séparées,  des  caractères 
ethniques,  parce  que  le  transformisme  domine  toute  la  méthode 
biologique,  et  par  suite  la  sociologie;  et  il  faut  renoncer  à  ces 
hypothèses  légères  et  inutiles  sur  la  transmission  d'un  peuple  à 
l'autre  de  leurs  mœurs  semblables.  L'explication  est  plus  pro- 

\)  P.  XLV. 

2)  P.  xi;  cf.  p.  XXII. 

3)  P.  xxt. 

4)  M.  Steinmetz,  p.  xxxvii,  après  M.  Bastian  :  Controversien  in  der  Ethno- 
logie (1893),  I,  p.  63. 


272  BEVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

fonde,  plus  commode,  plus  sûre,  qui  ne  s'arrête  pas  à  de  simples 
coïncidences  linguistiques,  à  des  histoires  aussi  invérifiables 
qu'invraisemblables,  à  des  contes  d'indigènes.  Le  principe  de  la 
conscience  sociale  a  une  portée  toute  positive,  ou  plutôt  c'est  le 
même  principe  sous  forme  affirmative.  Nier  l'irréductibilité  des 
races,  c'est  poser  l'unité  du  genre  humain.  Ecarter  la  méthode  his- 
torique, c'est  se  réduire,  (dans  le  cas  présent),  à  la  méthode  anthro- 
pologique. Ainsi  tout  sera  dirigé  de  façon  à  «  considérer  les  diffé- 
rentes mœurs,  institutions,  pensées,  etc.,  des  peuples  divers,  soit 
comme  les  divers  stades  successifs  d'une  série  évolutive  unique 
pour  toute  l'humanité,  soit  comme  les  diverses  réactions  du 
même  caractère  humain  sur  les  conditions  et  circonstances  di- 
verses :  naturellement  l'un  n'exclut  pas  l'autre  »  ^  «  L'humanité 
tout  entière  sera  considérée  comme  une  seule  espèce  simple ,  iné- 
galement évoluée  dans  les  différentes  contrées,  et  vivant  dans  des 
circonstances  diverses  *  .  »  On  reconnaît  aisément  dans  ces 
principes  celui  de  toute  l'école  anthropologique,  celui  de  l'unité 
de  fond  de  l'esprit  humain*.  Il  n'y  a  de  différence  que  dans  la 
direction  tout  intellectualiste  que  cette  école  imprime  à  la  re- 
cherche et  dans  le  caractère  nettement  sociologique  des  principes 
formulés  par  M.  Steinmetz. 

Pourtant  il  ne  faudrait  rien  exagérer.  L'auteur  est  trop  par- 
tisan d'une  explication  psychologique  des  faits  sociaux  pour 
qu'on  doive  revendiquer  pour  lui  une  place  tout  à  fait  à  part. 
L'ethnologie,  suivant  lui,  n'arrive  qu'à  des  généralisations,  nul- 
lement à  des  lois  universelles.  Il  faut  donc  de  toute  nécessité  ré- 
duire les  groupements  empiriques  de  faits  à  des  lois  psychologi- 
ques, ((  plus  profondes,  plus  simples,  sans  exception  »  pour  les 
élever  au  rang  de  lois  causales,  pour  en  faire  des  explications  \ 
Tous  les  phénomènes  de  la  vengeance  du  sang  ne  peuvent,  en  fin 
dernière,  trouver  leur  raison  que  dans  le  désir  individuel  de  ven- 

1)  P.   XXXVIl. 

2)  P.  XXXVIII  ;  cf.  p.  XLi. 

3)  Cf.  L.  Marinier,  Introduction  à  A.  Lang,  Mythes,  cultes  et  religion.  Paris, 
1896,  p.  XVI. 

4)  P.  XXIV. 


LA    RELIGION    ET  LES    ORlfiPfES    DU    DROIT    PÉNAL  273 

geance.  Sur  ce  point,  M.  Steinmetz  suit  les  psycliolog-ues.  La  psy- 
chologie de  l'individu  forme  le  fondement  de  la  psychologie  so- 
ciale, (c  parce  que  ses  processus  dépendant  de  communautés  hu- 
maines ne  peuvent  arriver  à  l'existence  que  dans  des  individus, 
et  à  l'expression  que  par  eux  »  *.  C'est  de  celte  seule  manière  que 
l'on  parviendra  à  une  explication  complète  des  faits,  montrant 
leur  nécessité.  La  démonstration,  poussée  aussi  loin  que  possible 
dans  ses  principes ,  sera  «  exhaustive  ».  —  Mais  il  serait  à  sou- 
haiter que  la  psychologie  fournît  à  l'ethnologie  des  guides  plus 
sûrs  que  l'analyse  courante  du  sens  commun  :  «  des  lois  forte- 
ment formulées,  prouvées  et  contrôlées,  sont  nécessaires  ».  En 
particulier,  une  théorie  mieux  faite  des  sentiments  serait  requise^ 
Surtout  une  science  des  caractères,  «  une  éthologie  »,  comme 
disait  Stuart  Mill,  serait  indispensable.  Les  individus,  en  effet, 
ne  sont  pas  seulement  des  êtres  conscients,  ce  sont  surtout  des 
caractères.  La  société,  c'est  une  «  constellation  de  caractères  »^ 
La  sociologie  est  ainsi  une  sorte  de  caractérologie  à  la  deuxième 
puissance,  ilussi  la  peine  doit-elle  être  expliquée  parla  science 
des  caractères.  Si  nous  avons  une  îhéorie  éthoiogique  de  la 
vengeance  et  de  la  cruauté,  les  deux  racines  psychologiques  de 
la  peine  et  si  le  caractère  général  des  peuples  primitifs  est  vindi- 
dicatif  éternel,  la  possibilité  delà  peine  est  posée,  l'explication 
générale  en  est  donnée*.  Le  fond  du  phénomène  n'aura  plus 
qu'à  être  affecté  par  les  différents  facteurs  de  la  vie  sociale, 
pour  que  de  cette  source  ethnologique  naissent  les  différentes 
formes  de  la  peine. 

Le  circuit  semble  long,  qui  mènera  à  l'examen  des  rapports  du 
droit  pénal  et  de  la  religion.  Mais  outre  l'intérêt  scientifique  de 
ces  questions  de  méthode,  il  fallait  marquer  la  situation  occupée 
par  M.  Steinmetz.  Lui-même  a  pris  soin  d'indiquer  l'originalité  de 

1)  P.  XXIII.  Citât.  d'Oswald  Ivùlpe  :  Grundriss  der  Psychologie,  1893,  p.  8. 

2)  P.  xxviit. 

3)  P.  XXVI. 

4)  Peut-être  cet  ordre  d'idées  n'a-t-il  pas  été  celui  du  livre  de  M.  Steinmetz, 
mais  la  méthode  d'exposition  est  celle  de  son  récent  opuscule,  Endokannibalis- 
mus,  Mitthlg.  der  anthropologischen  Gesellschaft  (Wien,  1896),  XVI,  nouv.  série 
(§§  16-22),  p.  36-47  du  tirage  à  part. 


274  REVUE    DE    l'histoire   DES   RELIGIONS 

ses  principes*.  Son  ethnologie  sociale  ne  ressemble  ni  aux  g-éné- 
ralisalions  philosophiques  de  Spencer,  ni  aux  catalogues  irraison- 
nés de  Kohler,  de  Post  et  d'Andrée.  Si  elle  se  rapproche  de  l'anthro- 
pologie de  Tylor,  de  Mac  Lennan,  de  Wilken,  elle  est  «  une  autre 
étape  d'une  même  science  »  ^  L'anthropologie  était  trop  vaste, 
l'étude  des  survivances,  objet  propre  du  folk-lore ',  y  tenait  trop 
de  place.  Elle  se  rattachait  trop  directement  à  la  psychologie 
générale.  Son  caractère  général  la  faisait  s'attacher  plus  aux 
concordances  qu'aux  variations.  La  recherche  constante  du  fait 
contraire  manque  totalement,  même  dans  les  œuvres  capitales 
d'un  Frazer  ou  d'un  Wilken*.  Seule,  une  méthode  statistique, 
dont  l'opuscule  [baanbrekende  opstel)  de  Tylor  sur  «  une  mé- 
thode   de   recherches  de   développement  des    institutions  ^  »  a 
montré  la    voie,  enregistrant  et  chiffrant  variations  et  concor- 
dances, peut  donner  la  physionomie  exacte  des  faits  rassem- 
blés, mesurer  l'applicabilité  d'une  loi,  d'une  théorie,  mener  à 
des  systèmes  de  plus  en  plus  complets  et  rapprochés  des  faits. 
L'ethnologie,   comme   la  statistique,    a  plus  à  apprendre  des 
déviations  que  des  coïncidences  avec  le  phénomène  typique  ^ 
Par  la  perfection  de  la  méthode,  l'ethnologie  sociale  s'éloigne 
ainsi  de  l'anthropologie  religieuse  et  juridique,  et    de  Vethno- 
logische  Jurisprudenz  des  Allemands.  Elle  s'en  éloigne   encore 
à  un  autre  point  de  vue.  Elle  est  plus  sociologique  :  elle  est 
réellement  la  première  partie  d'une  science  générale  des  socié- 
tés''. Elle  n'a  pas  pour  but  exclusif  de  reconstituer  l'humanité 
primitive,  comme  l'anthropologie  des  Nadaillac  et  des  Topinard  ; 
ni  de  retrouver  constamment,  comme  l'anthropologie  des  Tylor 

1)  P.   XXVIII,  p.  XXXI. 

2)  Steinmetz.  Vooruitgang  in  Folklore  en  Ethnologie  {De  Gids,  1893,  2^  v., 
p.  267). 

3)  Id,  p.  274. 

4)  Id.,  p.  279.  Cf.  Ethn.  Stud.,  p.  xxviit.  M.  SLeinmetz  veut  que  tous  les  faits 
contraires  soient  mentionnés  et  expliqués,  «  aile  tegenstelde  feiten  aangevoerd 
en  verantwoord.  » 

5)  Tylor,  Oti  a  Method  of  hivestigating  the  Development  of  Institutions  {J.  An- 
thropol.  Institute,  1889,  t.  XVIII). 

6)  P.  XIX. 

7)  P.  XIII ;  cf.  Endokannibalismus,  p.  1,  col.  1. 


LA   RELIGION  ET  LES  ORiGINES  DU  DROIT  PÉNAL  275 

et  des  Lang-,  le  fonds  humain  originel  psychologique,  à  travers 
les  défigurations  historiques  et  géographiques,  le  g'enre  dont  les 
civilisations  ne  sont  que  les  variations  évolutives.  L'ethnologie 
sociale  se  pose  dans  son  entière  singularité  ;  ethnologie,  elle 
limite  le  champ  des  recherches  à  l'étude  du  sauvage  *  ;  ethno- 
logie sociale,  partie  déterminée  de  la  science  sociale,  elle  sup- 
prime toute  cette  étude  des  «  survivances  »,  dont  l'école  anglaise 
a  fait  son  terrain  favori,  et  laisse  à  la  science  des  civilisations  le 
soin  de  voir  ce  que  sont  devenues  les  formes  premières  -de  la 
peine. 

2.  Lesfaits^  les  théories.  — Expliquer  totalement  un  fait  social, 
c'est  surtout  en  découvrir  les  motifs*.  Quand  on  aura  trouvé  les 
états  psychiques  qui  aboutiront  à  la  peine,  on  aura  la  raison  der- 
nière et  générale  de  ce  fait.  Aussi,  l'étude  psychologique  de  la 
peine  précède-t-elle  à  bon  droit  toute  démarche  de  l'ethnologie 
sociale.  Mais  en  tentant  une  telle  recherche,  on  ne  fera  pas  de 
psychologie  sociale  [Vôlkerpsychologié)^ ;  il  n'y  a  pas  d'âme  so- 
ciale, il  n'y  a  de  psychologie  que  de  l'individu.  Mais  l'individu  ne 
punit  pas,  il  se  venge;  aussi  M.Steinmetz,dans  une  analyse  fort 
complète ,  peut-être  un  peu  traînante,  recheche-t-il  dans  la  cruauté 
la  condition  psychologique  de  la  vengeance;  on  se  venge  parce 
qu'on  a  du  plaisir  à  infliger  de  la  peine*.  Or  la  cruauté  repose, 
soit  sur  l'ignorance  que  le  cruel  a  de  la  souffrance  d'autrui,  et 
c'est  alors  la  cruauté  «  passive,  la  cruauté  improprement  dite  », 
soit  sur  le  besoin  de  manifester  sa  force,  soit  sur  celui  d'avoir 
de  nouvelles  émotions  et  de  sentir  son  propre  bonheur  en  con- 
traste avec  la  douleur  de  la  victime.  La  vengeance,  c'est  le 
passage  à  l'acte  de  cette  cruauté.  La  détente  en  est  déter- 
minée par  le  dommage  subi.  C'est  cette  réaction  contre  la  peine 
survenue  qui  est  agréable  et  qui  est  l'attrait  de  la  vengeance 

1)  P.  XL  à  xLii.  Les  sauvages  sont  les  «  Vôlker  ohne  eigentliche  staatliche 
Organisation,  also  ohne  absichtliche  Gesetzgebung.  » 

2)  Endokannibalismus,  §  15,  p.  35,  col.  1. 

3)  «  Die  Vôlkerpsychologie,  ein  Teiilergeburt  »  (un  avortemenl). 

4)  I,  p.  6. 


276  REVUE   DE   l'histoire    DES  RELIGIONS 

non  pas  parce  qu'elle  compense  la  douleur,  mais  parce  qu'elle 
satisfait  les  tendances  cruelles,  le  sentiment  de  la  force,  le  be- 
soin de  se  prouver  sa  sécurité,  et  de  rendre  la  douleur  à  celui 
qui  vous  l'a  causée*. 

Or  le  sauvage  est  vindicatif,  il  est  cruel  d'une  cruauté  impro- 
prement dite,  causée  par  l'absence  de  sympathie  pour  le  patient. 
Il  est  vain,  craintif*,  aucun  remords  ne  l'arrête  devant  les  actes 
de  ce  genre.  Surtout  pour  l'ennemi,  il  n'a  pas  de  pitié.  Rien, 
donCj  de  ce  qui  peut  arrêter  la  vengeance,  ne  se  trouve  chez  le 
sauvage.  Tout  ce  qui  peut  la  produire  s'y  rencontre.  Il  est  vrai 
que,  suivant  la  plupart  des  ethnographes,  le  sauvage  a  peu  de 
mémoire,  mais  l'intérêt  peut  suppléer  à  l'absence  de  cette  fa- 
culté. En  fait,  M.  Steinmetz  trouve  statistiquement  cinquante  cas 
vindicativité  durable  constatée  contre  vingt  cas  de  vengeance 
faible,  impulsive,  momentanée,  paresseuse  pour  ainsi  dire  ;  le  peu 
d'énergie  vitale  des  peuples  chez  lesquels  on  les  relève  est  une 
suffisante  explication  de  ce  dernier  fait^  Et  l'on  peut  dire  que  la 
condition  psychologique  de  la  peine  est  remplie  par  le  caractère 
des  peuples  sauvages. 

Mais  pourquoi  se  venge-t-on,  quel  est  le  motif  fondamental 
de  la  peine  primitive?  M.  Steinmetz  répond  que  c'est  le  culte  des 
morts.  En  effet,  confondant  crime  avec  homicide*,  il  déduit  natu- 
rellement que  ce  sera  la  vengeance  d'un  mort  qui  formera  le  prin- 
cipe de  tout  le  droit  criminel  des  sauvages,  que,  par  suite,  la  con- 
ception de  l'état  de  l'âme  après  la  mort,  la  manière  dont  la  société 
doit  se  comporter  vis-à-vis  de  la  victime,  seront  les  causes 
principales  qui  affecteront  les  conditions  psychologiques  de  la 
vengeance,  qui  la  détermineront  elle-même  et  les  formes  di- 
verses qu'elle  revêtira.  Mais  si  telle  est  l'importance  du  culte 
des  morts  par  rapport  à  la  peine,  comme  celle-ci  se  trouve  uni- 
versellement constatée,  il  faut  aussi  démontrer,  de  façon  exhaus- 

1)  II,  !•  sect.,  §  1. 

2)  I,  p.  75. 

3)  I,  p.  300. 

4)  «  Das  Verbrechen,oder  vielmehr  die  Verletzungwelche  in  primitiven  Ver- 
hàltnissen  allererst  zur  Erwiderung  herausfordert,  ist  jedenfalls  die  Todtung  » 
(I,  p.  141). 


LA  RELIGION  ET  LES   ORIGINES  DU  DROIT  PÉNAL  277 

tivo,  que  le  culte  des  morts  existe  partout  où  la  recherche  peut 
s'étendre.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  trancher  la  question  de  l'origine 
des  religions,  mais  celle  du  fait  de  l'universelle  extension  d'un 
certain  phénomène  religieux  culte.  C'est  tout  ce  qu'il  faut  pour 
admettre,  par  une  preuve  complète,  qu'il  a  été  partout  un  des  fac- 
teurs de  la  vie  sociale,  de  la  peine  en  particulier.  Or  le  travail  est 
à  faire.  Les  exemples  réunis  par  Tylor  ne  suffisent  pas.  La  revue, 
déjà  très  étendue,  mais  toute  systématique,  que  Spencer  a  ac- 
complie des  faits, n'est  ni  complète  ni  exacte.  Deux  lacunes  graves, 
qui  portent  sur  la  Micronésie  et  les  peuples  du  Caucase,  en  vicient 
les  résultats.  La  contribution  de  Spencer  peut  être  largement  en- 
richie en  ce  qui  concerne  même  les  peuples  étudiés,  surtout  pour 
la  Malaisie.  Enfin  l'attaque  de  M.  Réville  a  besoin  d'être  repous- 
sée*. Il  faut  prouver  contre  cet  auteur  que  le  culte  des  morts  est 
originaire,  primaire  même  en  Mélanésie  et  en  Polynésie.  La 
preuve  sera  presque  parfaite,  l'expérience  sera  cruciale.  Partout 
où  il  y  a  peine,  sans  exception,  il  y  a  culte  des  morts.  Un  facteur 
d'une  telle  importance  aura  nécessairement  une  action  propre  et 
immense  sur  la  peine,  la  vengeance  du  sang,  qu'il  aura  contri- 
buée à  produire*. 

Il  est  impossible  de  suivre  M.  Steinmetz  dans  l'énumération  dé- 
taillée des  faits  qu'il  nous  présente.  Il  a  ajouté  des  observations 
sur  197  peuples  aux  observations  de  Spencer.  C'est  dire  toute 
l'importance  de  cet  apport  à  la  science  des  religions.  La  méthode 
strictement  géographique,  exclusive  d'un  classement  systéma- 
tique des  faits,  ne  pouvait  permettre  une  élude  explicative  du 
culte  des  morts,  dans  le  genre  de  celles  de  Wilken  et  de  Frazer. 
La  chose  d'ailleurs  n'était  nullement  requise.  Seule  l'extension  du 
culte  des  morts  était  en  cause.  Il  s'agissait  donc  de  constater. 
Aussi  n'avons-nous  sous  les  yeux  que  des  documents  classés 
selon  les  régions  :  Amérique  du  Nord,  Centrale,  du  Sud  :  anciens 
Arabes,  Caucase,  Australie,  Mélanésie,  x\rchipel  Indien,  Micro- 
nésie, Polynésie,  peuples  de  l'Asie  centrale  et  des  régions 
polaires.  Les  textes  prouvent  l'existence  universelle  d'un  culte 

i)  I,  p.  150. 

2)  P.  280,  251,  259. 


278  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

des  morts,  tout  au  moins  d'une  crainte  des  morts*. M.  Sleinmetz 
nous  les  met  sous  les  yeux  dans  leur  intégrité.  C'est  une  méthode 
dont  on  ne  saurait  trop  le  louer.  Elle  rend  le  travail  de  critique 
plus  facile,  et  permet  ainsi  d'instituer  avec  les  mêmes  matériaux 
une  nouvelle  recherche.  Elle  laisse  le  lecteur  libre  d'interpréter 
lui-même  les  faits,  et  surtout^  (parce  que  les  choses  sont  fidèlement 
transcrites,  qu'aucune  des  nuances  notées  par  l'ethnographe  n'est 
négligée  par  l'ethnologue)  le  fait  ne  perd  rien  de  son  caractère  et 
de  sa  coloration.  Rien  n'est  laissé  dans  l'ombre  et  nous  n'avons  pas 
un  sec  renvoi  à  vérifier,  toujours  à  vérifier.  M.  Steinmetz  a,  le  pre- 
mier, rompu  définitivement  avec  des  manières  d'exposer  trop  faci- 
les,avec  le  sans-gêne  dont  on  faisait  preuve.  Les  textes,  d'ailleurs, 
sont  puisés  aux  meilleures  sources,  surtout  aux  plus  récentes.  Les 
races  étudiées  l'ont  été  à  travers  leurs  plus  exacts  observateurs. 
Aucun  des  grands  travaux  ethnologiques  n'a  été  négligé.  Sauf  les 
peuples  de  l'Inde  et  de  l'Afrique,  pour  lesquels  les  documents 
manquaient  encore  à  M.  Steinmetz,  tous  ceux  dont  la  considération 
avait  quelque  valeur  ont  été  soigneusement  observés.  Partout  les 
morts  se  sont  trouvés  être  l'objet  de  rites,  sinon  de  cultes.  Partout, 
ainsi  raisonne  M.  Steinmetz,  il  y  avait  donc  aussi  des  croyances  les 
concernant;  ils  étaient  tout  au  moins  craints,  s'ils  n'étaient  pas 
adorés.  La  crainte  des  morts,  sinon  le  culte  des  morts  est  univer- 
selle. Ces  deux  ordresde  faits,M.Sleinmeitzlesdistinguesoigneu- 
sement^,  encore  qu'il  n'ait  peut-être  pas  toujours  observé,  avec 
une  suffisante  rigueur,  une  délimitation  qui  apparaît  comme  ca- 
pitale. Le  mort  divinisé  n'est  pas  identique  au  mort  simplement 
redoutable.  L'animisme  ne  mène  pas  nécessairement  à  l'évhémé- 
risme  spencérien.  La  théorie  de  Wilken  et  de  Frazer,  à  laquelle 
M.  Steinmetz  se  rattache  explicitement',  diffère  du  tout  au  tout 
de  celle  de  Spencer.  Les  morts  sont  des  esprits,  ils  ne  sont  pas  pour 
autant  des  dieux;  et  il  suffit  qu'ils  soient  des  esprits  pour  qu'ils 
soient  craints  et  qu'ils  aient  le  pouvoir  d'exiger  vengeance.  Mal- 
heureusement l'exposé  géographique  n'a  pas  permis  de  séparer 

1)  P.  256. 

2)  P.  296,  I. 

3)  Impartie,  Ile  section,  chap.  iir,  §  4-H. 


LA  RELIGION  ET  LES  ORIGINES  DU  DROIT  PÉNAL  279 

les  faits  qui  se  rapportent  soit  an  culte,  soit  à  la  crainte  des  morts. 
Il  s'ensuit  que,  pendant  toute  Ténumération,  ces  deux  espèces  de 
phénomènes  religieux:  sont  confondues.  Le  départ  n'en  est  pas 
fait,  et  c'est  le  seul  regret  que  l'on  puisse  exprimer  en  présence 
d'un  tel  travail. 

Au  fond,  l'intérêt  théorique  de  ce  chapitre  repose  sur  la  ques- 
tion du  culte  des  morts  en  Polynésie,  enMicronésie  et  en  Méla- 
nésie.  Gerland'  et,  après  lui,  M.  Réville',  ont  nié  l'orig-inalité 
de  ce  culte  en  Mélanésie,  son  caractère  primitif  en  Polynésie. 
Selon  eux,  le  culte  des  morts  serait  postérieur  à  la  période 
mythique  et  naturiste  chez  les  Polynésiens;  il  serait  le  produit 
de  circonstances  sociales,  duféodalisme  qui  avait  iini  par  amener 
la  divinisation  des  chefs  ;  ainsi  constitué  en  Polynésie^  il  aurait  été 
importé  de  là  chez  les  Mélanésiens.  M.  Steinmetz  soutient,  lui,  d'a- 
bord que  lacraintesinonle  culte  des  morts  est  réellement  primaire, 
toujours  au  moins  contemporaine  au  culte  des  dieux  et  do  la 
nature  en  Polynésie,  Ici  encore  l'auteur  semble  avoir  fait  faire 
à  la  question  un  pas  décisif.  Par  un  simple  appel  à  la  psycholo- 
gie, il  indique  la  solution  possible.  Le  culte  des  morts,  en  tant 
que  culte  constitué,  est  certainement  postérieur  à  l'institution  du 
culte  des  dieux  ;  il  est  impossible  de  le  nier.  Mais  la  crainte  des 
morts  est  néanmoins  primitive  *,  le  simple  fait  de  redouter  l'es- 
prit qui  vient  de  quitter  le  corps  ne  nécessite  nullement  la  concep- 
tion de  dieux,  de  puissances  surnaturelles  et  supérieures  à  celles 
de  l'homme.  Le  mort  n'a  besoin  que  d'être  un  esprit,  doué  des 
mêmes  pouvoirs  que  les  esprits  des  sorciers  et  des  hommes,  mais 
plus  errant,  plus  mobile,  pour  qu'il  soit  l'objet  d'une  crainte  mani- 
festée par  les  rites,  pour  qu'il  ait  la  puissance  de  forcer  à  ven- 
ger le  meurtre  dont  il  a  été  victime.  Or  il  semble  qu'après  Wilken 
et  M.  Frazer,  il  est  impossible  de  douter  que  l'animisme  ne  soit 
primitif.  — I.  Les  croyances  animistes  sont  explicables  par  elles- 
mêmes  ;  les  apparitions  terribles  dans  le  rêve,  même  dans  la  veille, 

1)  Waitz-Gerland,  Anthropologie  der  Naturvœlker,  VI,  p.  324-340. 

2)  Histoire  des  religions,  II,  p.  88  suiv, 

3)  «  Psychologisch  lœsst  sich  primaere  Entstehung  der  Todtenfurchl  auf 
Grundlage  des  Animismus  sehr  wohl  rechtferligen  »  (I,  p.  152). 


280  REVUE  DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

les  maladies  infligées  par  les  morts  jaloux,  étaient  des  preuves 
suffisantes  pour  le  sauvage  de  l'existence  et  du  pouvoir  des  es- 
prits. —  IL  Les  cérémonies  funéraires,  universellement  répan- 
dues, démontrent  que  le  mort  est  universellement  craint.  — 
liï.  L'identité  remarquable  de  toutes  ces  cérémonies,  la  constance 
de  leur  structure  démontrent  et  l'identité  des  croyances  et  leur 
primitivité.  Partout  il  s'agit  d'assurer  le  départ  ou  le  repos  de 
Tâme,  donc  partout  l'âme  est  crainte.  Et  comme  c'est  une  loi  de 
la  psychologie  sociale,  que  c'est  l'évolution  qui  diversifie,  plus  on 
se  retrouve  près  de  l'origine,  plus  le  constant,  le  semblable,  le 
simple  sont  fréquents;  si  ces  croyances  sont  simples,  constantes, 
partout  semblables,  elles  sont  donc  réellement  primitives.  La 
mythologie  dérive  d'un  tout  autre  développement  de  l'esprit,  et 
d'une  tout  autre  organisation  sociale.  Le  culte  des  morts  est  donc 
réellement  antérieur  en  Polynésie  à  la  théologie  raffinée  à  la- 
quelle étaient  parvenus  les  Hawaïens  et  les  Maoris.  De  l'ani- 
misme on  peut  ainsi  voir  sortir,  d'une  part,  la  divinisation  de  la 
nature  d'où  naît  le  fétichisme,  puis  la  mythologie  qui,  plus  déve- 
loppée en  Polynésie,  demeure  plus  rudimentaire  en  Micronésie 
—  et,  d'autre  part,  la  crainte  des  morts  qui,  par  suite  de  la  réac- 
tion et  du  culte  des  dieux  et  de  l'état  social,  deviendra  le  culte 
des  ancêtres  et  des  chefs  divinisés.  Ce  sont  deux  processus  par- 
tant d'un  même  principe,  ce  ne  sont  pas  deux  faits  contraires, 
s'excluant  l'un  l'autre  et  luttant  de  priorité.  —  A  vrai  dire,  une 
telle  solution  rendait  peut-être  inutile  la  discussion  de  l'origine 
polynésienne  du  culte  des  morts  en  Mélanésie.  Je  crois  bien  que 
M.  Steinmetz  Ta  senti*.  Mais  je  crois  aussi  qu'il  a  un  tel  besoin  de 
donner  aux  faits  leur  valeur  réelle  qu'il  a  voulu  ne  pas  laisser  une 
opinion  indiscutée.  Il  a  eu  d'autant  plus  raison  que,  dans  son  ex- 
posé des  faits  mélanésiens,  il  a  suivi  Codringlon  '  pas  à  pas.  Or  cet 
auteur  est  précisément,  d'après  M.  Steinmetz,  d'un  avis  contraire 
au  sien.  Selon  l'un,  le  culte  des  morts  ne  serait  nullement  im- 
porté; selon  l'autre,  il  serait  d'origine  nettement  polynésienne. 

i)  P.  272,  V.  1. 

2)  R.  H.  Codrington,   The  Melanesians,  their  Anthropology  and  Folklore. 
Oxford,  1890,  chap.  xv. 


LA  RELIGION  ET  LES    ORIGINES    DU  DROIT  PÉNAL  281 

Très  répandu,  exclusif  même  aux  environs  de  la  Polynésie,  aux  iles 
Fiji,  dans  l'archipel  Salomon,i]  n'existerait  presque  point  dans  la 
Mélanésie  occidentale  :  aux  iles  Banks,  aux  Nouvelles-Hébrides. 
Ainsi  la  relig-ion  mélanésienne  proprement  dite  ne  contiendrait 
nulle  trace  de  culte  des  morts.  On  comprend  que  M.  Steinmetz  se 
soit  insurgé  contre  de  pareilles  assertions,  et  surtout  contre  la 
contradiction  flagrante  de  Codrington  avec  lui-même.  Il  y  a  dans 
toute  la  Mélanésie  des  cérémonies  funéraires  ;  celles-ci  ont  quel- 
quefois une  importance  considérable  ;  donc  il  y  a,  à  tout  le  moins, 
crainte  des  morts.  Ces  cérémonies  sont  primitives,  alors  que  la 
mythologie  mélanésienne,  quelque  riche  qu'elle  soit,  ne  semble 
pas  avoir  une  importance  théologique  bien  grande'  ;  surtout  fabu- 
leuse, héroïque  et  poétique,  elle  ne  constitue  pas  un  corps  arrêté 
de  dogmes  et  de  croyances.  Si,  dans  les  parties  les  plus  voisines 
de  la  Polynésie,  la  divinisation  des  chefs  est  le  fond  de  la  religion, 
rien  d'étonnant  à  cela  :  un  chef  qui  est  un  dieu  sur  terre  reste  un 
dieu  dans  l'autre  monde.  Il  n'y  a  là  qu'une  persistance  de  l'état 
social  au  delà  de  la  tombe.  Il  n'est  pas  besoin  d'y  voir  une  im- 
portation polynésienne.  Quant  à  la  forme  politique  de  la  société, 
origine  de  telles  croyances,  elle  peut  avoir  été  produite,  soit  par 
le  contact  avec  les  Polynésiens,  soit  par  l'évolution  sociale  où  ce 
contact  les  menait.  Mais  ce  problème  historique  est  insoluble  ^. 
La  presque  unanimité  des  ethnologues  et  des  linguistes'  n'a  en- 
core pu  et  ne  pourra  pas  résoudre  une  antinomie  complète  :  tous 
les  Malayo-Polynésiens  sont  de  race  identique,  tandis  que  les 
Mélanésiens  appartiennent  à  un  groupe  ethnique  absolument  dis- 
tinct au  point  de  vue  anatomique,  et  d'autre  part,  la  linguistique, 
l'observation  des  mœurs  démontrent  l'uni  té  des  dialectes,  la  simi- 
litude des  institutions.  Mais  on  sait  ce  que  valent  historiquement 
de  tels  critériums  :  des  races  identiques  peuvent  avoir  des  lan- 
gues et  des  coutumes  distinctes,  des  races  opposées  peuvent  en 
présenter  de  semblables.  Certainement  il  y  a  dû  y  avoir,  en  Océa- 
nie,  deux  courants,  l'un  allant  de  la  Malaisie  à  la  Polynésie  et 

1)  Steinmetz,  I,  p.  272. 

2)  P.  269. 

3)  P.  266. 


282  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

l'autre  en  sens  inverse.  La  pénélralion  des  races  a  dû  être  très 
grande.  Sur  ce  point,  Codrington  etRatzel*  ont  raison.  Quel  en 
fut  le  degrés  c'est  ce  qu'il  est  impossible  de  déterminer  ^  Mais 
la  question,  qui  a  certes  uu  intérêt  historique,  n'a  qae  peu  d'im- 
portance psychologique  et  sociologique.  Le  culte  des  morts  est 
général,  de  l'aveu  des  auteurs,  dans  toute  l'Océanie.  Qu'importe 
si  c'est  à  l'intérieur  d'une  ou  de  deux  races  qu'on  l'observe  au- 
jourd'hui, surtout  s'il  s'agit  de  phénomènes  aussi  primitifs  que 
la  crainte  des  morts  et  les  rites  funéraires  simples. 

Telle  est  la  démonstration  que  M.  Steinmetz  a  donnée  de  l'uni- 
versalité du  culte  des  morts.  Il  a  essayé  de  dégager  le  caractère  de 
ces  pratiques  et  de  ces  idées,  au  moyen  de  la  méthode  statistique. 
Sur  191  peuples  examinés,  M.  Steinmetz  en  trouve  53  chez  les- 
quels ni  les  cérémonies  ni  les  opinions  des  ethnographes  ne  per- 
mettent de  dire  si  c'est  l'amour  ou  la  haine  du  mort  qui  domine. 
144  cas  sont  précis.  Si  de  ces  144  on  retranche  ceux  que  Wilken 
a  coUigés  dans  l'Archipel  Indien,  au  point  de  vue  exclusif  qui  nous 
occupe,  et  oh,  parce  qu'il  les  cherchait,  il  a  trouvé  un  nombre  plus 
considérable  de  cas  de  crainte  des  morts,  nous  trouvons  93  cas  pré- 
cis, sur  lesquels  61  sont  des  manifestations  exclusives  de  crainte 
28  des  manifestations  d'amour,  4  montrent  un  mélange  de  crainte, 
et  d'amour'';  3/7  du  nombre  total  des  cas  sur  lesquels  nous  avons 
des  renseignements  précis  des  cas  sont  donc  des  cas  avérés  de 
crainte.  Et  si  nous  remarquons  qu'en  Australie,  dans  la  Mélanésie 
septentrionale,  dans  l'Amérique  du  Sud,  nous  rencontrons  une 
proportion  presque  de  moitié  de  crainte  des  morts,  nous  pourrons 
dire  que  la  peur  est  d'abord  le  motif  le  plus  général,  et  aussi  le 
plus  primitif  du  culte  des  morts.  L'amour  du  mort  ne  se  dévelop- 
pera qu'ultérieurement  et  selon  des  circonstances  socinles  qui 
resserreront  la  famille  proprement  dite.  M.  Steinmetz  ne  fait  que 
signaler  la  question.  La  chose  mériterait  une  étude  plus  complète''. 

1)  Codrington,  p.  1;  Ratzel,  Vœlkerkunde,  H,  p.  211  suiv. 

2)  Surtout  comme  M.  Steinmetz  le  répète  avec  raison,  après  Kern,  en  pré- 
sence de  l'insuffisance  des  éludes  faites  sur  les  tribus  montagnardes  de  la 
Wouvelle-Guinée  et  des  autres  îles  (p.  276). 

3)  P.  282-4. 

4)  P.  286,  note. 


LA  RELIGION  ET  LES  ORIGINES  DU  DROIT  PÉNAL  283 

«  Le  résumé  mathématique  des  faits  vient  ainsi  appuyer  de  toute 
sa  précision,  de  son  impartialité  mécanique,  les  résultats  de  l'ana- 
lyse psychologique.  Du  même  coup,  il  nous  révèle  comment  le 
culte  des  morts  agit  sur  la  morale  en  générai,  sur  la  peine  en 
particulier.  C'est  par  la  crainte  que  le  mort  se  fait  respecter,  et 
qu'il  entoure  d'une  terreur  superstitieuse  les  lois  qu'il  a  suivies, 
dont  il  peut  venger  et  punir  la  transgression  ;  de  ce  côté  le  culte 
des  morts  a  une  influence  strictement  conservatrice  sur  la  morale' . 
D'autre  part,  la  colère  du  mort  est  infiniment  redoutée  ;  Tâme  con- 
tinuant sa  vie,  douée  des  mêmes  sentiments  que  lorsqu'elle  était 
sur  terre,  crie  vengeance;  et  cette  vengeance  elle  l'exerce  -  elle- 
même,  ou  bien  elle  oblige  les  parents  à  s'acquitter  d'un  soin  dont 
elle  est  incapable.  Il  faut  que  les  proches  vengent  le  mort,  parce 
que  celui-ci  le  veut.  L'âme  ne  sera  pas  en  repos  tant  que  le  sang 
ennemi  n'aura  pas  été  versé,  et  une  âme  errante,  malheureuse, 
jalouse,  est  terrible  aux  parents,  au  clan,  à  la  société  tout  enlière\ 
Pénétrons  maintenant  avec  M.  Steinmetz  dans  ce  dédale  de  faits 
que  présente  l'évolution  de  la  peine,  et,  plus  proprement  de  la  ven- 
geance. Nul  guide  n'est  plus  sûr.  A  chaque  instant  nous  allons 
trouver  de  ces  actions  et  réactions  de  la  peine  sur  la  religion, 
de  la  religion  sur  la  peine.  La  vengeance  suscitera  des  rites  et 
des  croyances;  les  idées  produiront  à  leur  tour  de  nouvelles 
formes  de  peines,  ou  de  nouveaux  phénomènes  qui  s'y  rattachent. 
L'excellence,  au  point  de  vue  sociologique,  des  recherches  de 
M.  Steinmetz,  consiste  en  ce  qu'il  a  prouvé,  de  manière  complète, 
la  non-finalité  de  la  peine  primitive,  son  caractère  impulsif  «  de 
réaction  passionnelle  »  d'un  groupe,  comme  dirait  M.  Durkheim*. 
«  La  vengeance  est  surtout  inintentionelle".  »  En  second  lieu,  il  a 

1)  P.  296,287,291.  Cf.  11,350. 

2)  Il  eût  été  bien  intéressant  à  ce  propos  d'étudier  les  cas  de  vengeance  de 
la  victime,  vengeance  magique  consistant  à  infliger  des  maladies,  et  que  cer- 
tains rites  permettent  de  prévenir,  comme  de  mutiler  le  cadavre,  d'en  manger 
certaines  parties,  etc.  V.  EndokannibaL,  p.  45,  col.  2, 

3)  Kovalevsky,  Famille  patriarcale,  n"  361,  367,  in  Steinmetz,  p.  293. 

4)  Division  du  travail,  1.  I^"",  ch.  u.  Paris,  1893,  Alcan. 

5)  I,  p.  117  :  Hierin  besteht  der  grosse  Unlerschied  zwischen  der  Straft  iind 
der  Rache. 


284  REVUE   DE   l'histoire   DES    RELIGIONS 

démontré  que  rincriminalion,  la  responsabilité  est  secondaire 
dans  rexercice  de  la  peine.  La  veng^eance  est,  avant  d'être  diri- 
gée', soit  en  vue  d'un  but,  soit  même  sur  le  coupable.  L'évolu- 
tion tout  entière  du  droit  pénal  primitif  consiste  même  pour 
M-  Steinmetz  dans  ce  passage  de  la  vengeance  aveugle  et  sans 
raison,  à  la  peine  disciplinaire,  tombant  consciemment  sur  le 
coupable.  Celle-ci  ne  sera  rendue  possible  que  par  l'extension 
des  caractères  de  la  peine  familiale,  qui,  elle,  dès  l'origine,  les 
présentait,  à  la  peine  publique  qui  ne  les  possédait  pas^. 

Avant  tout,  c'est  le  culte  des  morts  qui  fait  telle  la  vengeance 
primitive.  Le  crime  ou  plutôt  la  lésion  qui,  dans  les  relations  pri- 
mitives, exige  le  premier  réparation,  c'est  le  meurtre...  «  Sur  le 
genre  de  cette  réparation,  sur  la  vengeance,  la  représentation 
de  l'état  de  la  victime  et  de  ses  désirs,  de  son  influence  exercera 
selon  toute  probabilité  une  action  profonde  :  sur  la  durée,  sur  l'in- 
tensité de  la  vengeance  du  sang,  sur  la  possibilité  de  sa  cessation 
par  la  composition,  nous  verrons,  dit  M.  Steinmetz,  le  culte  des 
morts  avoir  une  influence,  ou  nous  serons  tentés  de  lui  en 
attribuer  une\  »  La  durée  de  la  vengeance  dépendra  de  Timpor- 
tance  que  les  morts  lui  attribueront.  L'intensité  en  variera  avec 
le  mode  de  représailles  qu'exigeront  les  esprits.  On  ne  pourra 
mettre  fin  à  la  vengeance  du  sang  que  si  on  peut  apaiser  le  mort 
autrement  qu'en  le  vengeant.  Le  culte  des  morts  va  donc  domi- 
ner toute  l'histoire  de  la  vindicte  privée.  A  l'origine,  l'ombre 
n'exige  qu'une  chose,  la  vengeance  absolument  indéterminée;  la 
victime  ne  demande  que  du  sang,  peu  importe  lequel.  En  même 
temps  la  nature  psychique  du  besoin  de  punir  fait  qu'il  s'apaise 
par  le  simple  exercice  de  la  cruauté.  Donc  pour  satisfaire  à  la 
fois  les  vivants  et  le  mort,  le  meurtre  de  n'importe  qui  suffira. 
C'est  une  réaction  subjective  pure.  Certaines  tribus,  à  la  suite 
de  la  mort  d'un  des  leurs,  tuent  ainsi  le  premier  venu.  La  ven- 
geance absolument  indéterminée  est  le  type  primitif  de  la  peine. 

1)  P.  363. 

2)  II,  p.  17. 
3)1,  p.  141. 

i)  I,  p.  326;  II,  p.  119. 


LA  RELIGION    ET   LES    ORtGINES    DU  DROIT   PÉNAL  285 

A  ce  moment  de  l'histoire  de  la  peine,  M.  Steinmetz  rattache  l'ori- 
gine du  sacrifice  funéraire  humain.  Telle  est  la  première  réac- 
tion de  la  vengeance  sur  la  religion.  Elle  crée  un  rite.  Ce  sacrifice 
consiste  dans  l'immolation  d'un  homme,  esclave  ou  prisonnier 
de  guerre, aux  mânes  d'un  mort.  Les  faits  que  M. Steinmetz  indique 
sont  surtout  empruntés  aux  Philippines'  et  à  l'Australie.  Blu- 
mentritt  rattachait,  avec  Wilken,  ces  faits  à  la  pratique  de  Tescla- 
vage  d'outre-tombe  oij  l'individu  immolé  devait  servir  d'esclave 
à  l'ombre  dans  le  pays  des  morts.    Mais    si   c'est   bien    là  le 
sens  donné  plus  tard  au  rite,  ce  n'en  est  pas  l'origine  primitive*. 
L'institution  s'est  adaptée  à  un  état  nouveau,  mais  elle  avait  eu 
une  autre  raison  d'être.  En  effet,  en  Australie  et  aux  îles  Nico- 
bars^,  il  y  a  sacrifice  funéraire  et  il  n'y  a  pas  esclavage  :  donc 
ce  n'est  pas  pour  lui  fournir  un  esclave  qu'on  tue  une  victime 
sur  la  tombe  d'un  parent.  Voilà  le  fait  décisif.  Puis  même  aux 
Philippines,  la  nature  indéterminée,  aveugle  de  ce  sacrifice  mor- 
tuaire, montre  bien  le  caractère  de  vengeance  que  manifeste  le  rite 
essentiellement.  En  Australie,  chez  les  Goadjiros  de  l'Amérique 
du  Sud,  chez  les  Papous,  chose  extraordinaire,  la  victime  peut 
même  être  un  parent  du  mort,  le  plus  faible.  D'ailleurs,  la  cruauté 
avec  laquelle  le  rite  s'accomplit,  le  caractère  obligatoire  qu'il 
revêt,  tout  cela  le   rapproche   de  la  vengeance  indéterminée.. 
La  chasse  aux  têtes,  elle  aussi,  si  répandue  dans  l'Archipel  Indien, 
aux  Philippines  et  chez  les  Papous,  a  la  même  origine.  Si  elle 
a  pour  but  actuel  de  donner  un  esclave  au  mort,  elle  avait  en 
principe  pour  objet  de  l'apaiser*.  L'apport  de  la  tête  prouve 
au  mort  qu'il  a  été  vengé.  A  ce  sujet,  M.  Steinmetz  se  pose  une 
question  qui  pourrait  peut-être  sembler  oiseuse,  si  la  science  se 
composait  comme  un  roman.  Puisqu'on  craint  le  mort  et  qu'on 
le  venge,  pourquoi  ne  pas  craindre  aussi  la  victime  de  cette  ven- 
geance elle-même?  Comment  admettre  que  celle-ci  ne  se  vengera 

1)  D'après  Blumentritt,  Der  Ahnenkullus   der  PhUippinen  und  ihre  reli- 
giôsen  Anschauungen,  1882. 

2)  I,  p.  341,  342. 

3)  I,  p.  337,  p.  350. 

4)  I,  p.  311;  cf.  II,  p.  174-163. 

19 


286  REVUE    DE   l'histoire  DES   RELIGIONS 

pas  à  son  tour,  comme  se  vengent  les  esprits,  terriblement?  Pour- 
quoi, parce  que  la  tête  a  été  apportée  sur  le  tombeau  d'un  membre 
d'une  famille,  l'ombre  ne  cherchera-t-elle  pas  à  nuire  ce  clan,  à 
ces  gens?  Et  surtout,  se  demande  ailleurs  M.  Steinmetz,  lorsque  le 
sacrifice  mortuaire,  la  haine  du  criminel,  vont  jusqu'à  le  manger, 
jusqu'à  «l'anthropophagie  juridique'  »,  comment  ne  crainl-on 
pas  de  châtiment  de  la  part  de  l'esprit  ainsi  offensé?  La  réponse 
est  facile,  quand  il  s'agit  de  manger  un  ennemi  ou  de  lui  couper 
la  tête.  Le  sauvage,  n'ayant  aucune  sympnthie,  ne  cherche  pas  les 
raisons  qui  le  détourneraient  de  sa  vengeance.  Lui-même  vindi- 
catif, il  ne  considère  pas  comme  naturelle  la  vengeance  dirigée 
contre  lui.  Puis  il  ne  craint  pas  le  mort,  parce  que  s'il  le  mange, 
l'esprit  du  mort  n'existe  plus  ;  s'il  a  pris  les  précautions  rituelles, 
l'ombre  n'est  plus  redoutable  ;  s'il  a  mis  la  tête  sur  le  tombeau  du 
parent,  le  mort  est  au  pouvoir  du  parent,  de  la  famille  entière, 
ou  du  moins  on  a  une  action  sur  lui.  Mais  si,  comme  c'est  sou- 
vent le  cas',  c'est  un  parent  qu'on  a  mangé,  comment  ne  le  craint- 
on  pasi  Ici  M.  Steinmetz  suit  Robertson  Smith  et  M.  Trumbull  : 
il  y  a  eu  communion  dans  ce  repas;  la  victime  de  ce  sacrifice 
humain  ne  peut  nuire  :  son  esprit  a  disparu,  il  s'est  mêlé  au  sang 
de  tout  le  clan_,  et  ne  peut  plus  se  venger  de  ses  frères.  C'est  ainsi 
que  M.  Steinmetz  explique  la  possibilité  et  la  nécessité  du  sacri- 
fice mortuaire  ;  c'est  un  mode  religieux  de  vengeance,  rendu  pos- 
sible par  la  religion  elle-même. 

Mais  il  faut  que  la  peine  évolue.  Toutes  les  tribus  oii  nous 
avons  rencontré  ces  faits  étaient  peu  nombreuses;  les  familles 
vivaient  isolées.  Maintenant  la  horde  se  resserre.  Les  rapports 
sociaux  deviennent  plus  nombreux.  L'individu  acquiert  de  la 
valeur;  des  restrictions  s'imposent  à  une  réaction  aussi  désor- 
donnée. D'abord  on  a  choisi,  par  des  moyens  quelconques,  des 
victimes.  Sans  divination,  sans  procédure,  on  a  désigné  tel  ou 
tel  pour  expier  la  mort  d'un  parent.  La  vengeance  indéterminée 
fonctionne  encore,  mais  l'objet  en  est  fixé  à  chaque  fois.  Puis, 

1)  Endokannibalimuis,  p.  45,  col.  2;  cf.  Elhn.  St.,  II,  l(i5.  V.  résumé  des 
faits,  Endok.,  p.  32,  col.  2. 

2)  Surtout  en  Mélanésie  el  dans  l'Afrique  centrale. 


LA  RELIGION  ET  LES  ORIGINES    DU  DROIT  PÉNAL  287 

comme  los  familles  elles-mêmes  se  rapprochent'  encore  ;  comme 
un  pareil  état  de  guerre  nécessite  une  forte  concentration,  la  ven- 
detta familiale,  la  vengeance  du  sang,  apparaît  avec  ses  carac- 
tères :  absolue,  immortelle  et  indéterminée  ^  Elle  est  indéterminée 
comme  la  vengeance  primitive,  parce  qu'elle  ne  s'attache  pas  au 
coupable,  mais  à  tout  un  groupe  familial.  Héréditaire,  car  elle  est 
perpétuelle  comme  les  groupes  qui  s'en  acquittent  \  Elle  est  abso- 
lue et  indéfinie,  analogue  à  la  guerre,  parce  que  la  famille  et  l'État 
coïncident.  Elle  ne  se  termine  que  par  la  victoire  brutale  et 
complète.  A  l'origine,  elle  est  purement  familiale,  partout  oii  la 
réalité  du  clan  n'est  que  lointaine,  où  les  familles  dispersées 
n'ont  que  de  rares  rapports \  Plus  développée,  elle  devient  la 
vengeance  du  clan.  Arrivée  à  sa  plénitude,  elle  est  «  la  vengeance 
de  clan  organisée  »  avec  ses  caractères  bien  marqués,  dont  les 
tribus  caucasiques  nous  fournissent  le  plus  complet  exemple. 
Une  pareille  coutume  a  dû  avoir  le  plus  vaste  retentissement 
sur  l'évolution  sociale  tout  entière.  Or,  elle  a  eu  de  bons  et  de 
mauvais  effets.  Elle  a  abouti  dans  certains  cas  à  de  véritables 
extinctions  de  clans  :  en  Amérique,  aux  Philippines,  dans  le 
Caucase,  Elle  a  eu  aussi  souvent  de  bons  résultats.  Et  cela 
était  nécessaire';  sinon,  comment  s'expliquer  qu'elle  ait  pu 
être  presque  universelle,  et  qu'elle  ait  pu  subsister.  Chez  les 
Indiens,  elle  exalte  les  vertus  guerrières;  elle  est  aussi  la  cause 
d'une  augmentation  de  moralité  :  le  clan  surveille  ses  membres 
pour  ne  pas  s'exposer  aux  risques  d'une  guerre.  Mais  dès  que  le 
clan  n'est  plus  l'objet  et  le  sujet  de  la  vengeance  du  sang,  lui,  unité 

1)  I,  p.  365. 

2)  P.  420. 

3)  P.  396. 

4)  P.  369,  380,  281.  M.  Sleinmetz  se  plaint  avec  raison  de  l'état  insuffisant 
des  matériaux  ethnographiques.  Peut-être,  même  avec  les  textes  qu'il  cite  pour- 
rait-on admettre  qu'il  y  a  vengeance  familiale,  mais  hors  du  clan.  Une  famille 
se  venge  contre  une  famille  d'an  autre  clan,  non  pas  contre  une  famille  de  son 
clan.  Cf.  Dodge  sur  les  Cheyennes,  in  Steinmetz,  p.  381.  La  chose  apparaîtra 
comme  probable  si  l'on  se  rappelle  que  non  seulement  le  meurtre  mais  encore 
toute  mort  naturelle  est  vengée,  et  que  la  responsabilité  en  est  toujours  attri- 
buée à  une  famille  d'un  clan  voisin. 

5)  II,  p.  130;  l,  p.  391. 


288  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

morale  suffisamment  forte  pour  faire  respecter  les  siens  et  leur 
imposer  des  lois,  quand  ce  sont  les  petits  groupes  familiaux 
entre  lesquels  règne  une  vendetta  terrible,  alors  la  vengeance  du 
sang  est  funeste,  et,  sous  peine  de  disparaître,  la  société  doit 
imposer  aux  familles  une  autre  manière  de  régler  leurs  diffé- 
rends. 

En  fait,  l'humanité  a  trouvé  deux  moyens  de  sortir  de  la  ven- 
geance du  sang.  Puisqu'il  fallait  faire  disparaître  les  caractères 
funestes  de  la  vengeance  familiale,  on  put  agir  sur  elle  en  faisant 
disparaître  soit  sa  perpétuité,  soit  son  analogie  avec  la  guerre  : 
dans  un  cas  on  eut  le  duel,  dans  l'autre  la  composition.  —  Le  com- 
bat de  vengeance  réglé  des  Australiens  est  non  seulement  l'exact 
équivalent  du  duel,  il  en  est  encore  la  véritable  origine;  celui-ci, 
dans  son  principe,  n'était  pas  une  ordalie,  c'était  une  lutte  de  ven- 
geance*. Mais  pour  qu'une  telle  coutume  ait  été  possible,  il  avait 
fallu,  ou  que  le  culte  des  morts  perdît  de  sa  force,  ou  bien  qu'il 
fût  combattu  par  de  très  forts  sentiments  sociaux.  Or,  cette  insti- 
tution est  surtout  australienne;  là  le  culte  des  morts  est  domi- 
nant. Ce  n'est  donc  pas  une  régression  des  croyances  qui  lui  a 
laissé  place.  Seulement  le  sauvage  croit  que  le  symbole  d'une 
lutte  peut  très  bien  satisfaire  le  mort,  tout  comme  la  veuve  qui 
met  un  de  ses  cheveux  dans  le  cercueil  de  son  époux  n'a  pas  à  le 
suivre  dans  la  tombe  :  aussi  beaucoup  de  ces  combats  réglés  sont- 
ils  purement  symboliques.  Mais  il  y  a  plus  :  ces  combats  réglés 
ont  lieu  entre  des  individus  ou  des  clans  parents,  alliés  par  des 
exogamies  fréquentes  ;  ni  le  mort  ni  les  vivants  ne  veulent  la 
mort  d'un  ami.  D'ailleurs,  dès  lors  le  groupe  local,  la  tribu  est 
constituée,  elle  entre  en  lutte  d'influence  avec  le  clan  ;  et  l'évolu- 
tion sociale  la  rend  victorieuse.  Devant  les  sentiments  de  solida- 
rité avec  les  membres  d'un  autre  clan  de  la  tribu,  les  sentiments 
qui  aboutissaient  au  culte  de  l'ancêtre  et  à  la  vengeance  familiale 
peuvent  succomber*.  D'autre  part,  il  n'existe  pas  de  gouverne- 
ment capable  de  faire  respecter  la  loi,  ni  de  richesse  permettant  le 


1)11,  p.  67. 

2)  II,  p.  51,  p.  34. 


L\  RELIGION  ET  LES  ORIGINES   DU  DROIT  PÉNAL  289 

rachat,  la  composition*  :  la  rég-lementation  de  la  latte  de  ven- 
g-eance  fut  donc  le  moyen  naturel  de  faire  disparaître  les  inconvé- 
nients de  la  vendetta  primitive.  Le  duel  ainsi  constitué  aboutira 
chez  nous  au  duel  ordalie,  chez  les  Groenlandais*,  à  cette  curieuse 
pratique  de  la  lutte  du  chant  satirique,  où  deux  parties  vident, 
tels  des  bergers  de  Théocrite,  leurs  différends  par  des  moque- 
ries publiques,  et  où  le  droit  reste  du  côté  du  vainqueur. 

L'explication  que  M.  Steinmetz  a  donnée  de  la  composition  est 
véritablement  la  partie  maîtresse  de  son  ouvrag-e.  Nulle  part  sa 
science  n'a  été  plus  sûre,  plus  systématique,  plus  fructueuse.  Le 
problème  était  intact  avant  lui,  à  peine  posé.  Aussi  a-t-il  eu 
tous  droits  de  «  s'étonner  de  l'absence  d'étonnement  des  socio- 
ethnologues  ^  »  au  sujet  de  la  composition.  Dans  cet  usage,  tout 
est  à  expliquer.  Sa  possibilité  même  n^est  rien  moins  qu'évidente. 
Peu  de  coutumes  furent  plus  difficiles  à  instituer  que  ce  rachat 
de  la  vengeance  à  prix  d'argent.  Se  faire  payer  la  mort  d'un  pa- 
rent! Encore  aujourd'hui  l'Afghan  blâme  celui  qui  agit  ainsi  : 
c'est  manquer  au  culte  dû  aux  morts*,  se  heurter  aux  lois 
de  l'honneur,  si  fortes  chez  les  non-civilisés.  Les  résistances  des 
mœurs  furent  si  grandes  que  seuls  des  motifs  extrêmement  impé- 
rieux ont  pu  rendre  possible  la  composition  parce  qu'ils  la  néces- 
sitaient :  d'abord  le  besoin  de  paix  qui,  condition  d'existence 
sociale,  rendait  les  guerres  éternelles  impossibles;  il  fallait  renon- 
cer à  la  vengeance  ou  renoncer  à  la  vie  de  la  famille  au  sein  de 
la  tribu^.  Ensuite  le  besoin  de  remplacer  le  mort,  de  garder  la 
famille  intacte  et  forte,  menait  à  un  curieux  détour  :  le  groupe  a 
encore  plus  besoin  de  guerriers  que  de  vengeance.  Une  adoption 
peut  très  bien  remplacer  des  représailles,  puisqu'on  la  considère 
comme  un  véritable  retour  du  mort  à  la  vie.  La  religion  fournis- 
sait elle-même  ces  rites  d'adoption,  par  exemple  aux  Indiens  de 
l'Amérique  du  Nord  Est  %  et  il  en  faut  rapprocher  cette  coutume 

1)  II,  p.  56,  p.  87. 

2)  II,  p.  69  et  suiv.  Cf.  I,  VU,  §  9. 

3)  I,  p.  407. 

4)  I,  p.  409,  p.  449. 

5)  P.  422,  l'«  partie  VIII.  §  6. 

6)  P.  410-4.  Cf.,  p.  439-440. 


290  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

circassienne  rapportée  par  Kovalevsky'  ;  d'après  laquelle  l'adul- 
tère vient  prendre  dans  sa  bouche  le  sein  de  la  femme  adultère, 
se  déclarant  ainsi  le  fils  du  mari  otTensé.  De  ce  besoin  de  remplacer 
le  mort  naissait  aussi  ce  rite  mortuaire  qui  ouvrira  la  voie  à  la 
composition  :  l'usage  bien  naturel  de  faire  des  présents  à  la 
famille  du  mort,  afin  d'affirmer  qu'on  l'assiste*,  et  aussi  de  sou- 
lager sa  douleur,  montrait  au  clan  et  aux  clans  apparentés  la 
puissance  de  la  richesse  pour  apaiser  la  colère  d'une  famille. 

Ainsi  la  composition  devenait  nécessaire  et  possible  par  suite  ; 
sociologiquement  et  psychologiquement'  possible,  il  fallut  le  dé- 
veloppement de  la  richesse  pour  qu'elle  le  devînt  matériellement*. 
Mais  déjà  une  autre  institution,  à  moitié  civile,  à  moitié  reli- 
gieuse, un  des  rites  du  mariage  :  Tachât  de  la  fiancée,  était  une 
véritable  composition.  Le  rapt  était  nécessité  par  Texogamie, 
Tobligation  d'aller  chercher  femme  hors  de  son  clan.  A  l'origine 
le  rapt  a  dû.  être  vengé,  mais  peu  à  peu  les  inconvénients  mul- 
tiples de  cette  vengeance  la  firent  abandonner  :  la  composition 
fut  ici  naturelle,  l'achat  remplaça  l'échange  ancien*.  Presque  par- 
tout oii  il  y  a  achat  de  la  fiancée,  il  y  a  composition,  et  sur21  peu- 
ples observés  sans  composition,  15  sont  sans  achat.  Or  cette  der- 
nière pratique  est  plus  fortement  organisée,  plus  naturelle,  plus 
fréquente  chez  les  peuples  les  moins  civilisés.  Il  a  donc  pu  y  avoir 
transfert  d'une  institution  à  l'autre,  extension  d'une  méthode 
déjà  trouvée  d'apaiser  les  querelles.  D'autre  part,  la  composition 
était  un  moyen  d'obtenir  la  paix,  elle  n'alla  donc  pas  sans  tout 
ce  cortège  de  rites  et  de  garanties  qui  entourent  la  paix.  Dès 
l'abord  dans  le  mariage®,  des  cérémonies  d^alliance  en  firent 
une  chose  religieuse  :  repas  en  commun,  échange  de  présents, 

1)  Coutume  contemporaine  et  droit  coutumier  ossétien,  1893,  p.  256-66.  Cf. 
Vorigine  du  Hevoir  {Revue  internationale  de  sociologie,  1894,  p.  878),  et 
S.  Hartiand,  The  legend  ofPerseus,  t.  II,  1896,  p.  421. 

2)  P.  419,416,  418. 

3)  P.  472-3. 

4)  P.  423. 

5)  M.  Stoinmetz  suit  ici  fidèlement  Wilken  :  Over  de  Primitive  Vormen  van 
hct  lluwelijk  en  den  oorsprongen  van  het  Gezin  {De  Indische  Gids,  1880,  II, 
656  et  suiv.). 

6)  I,  VII,  §  7.  Cf.  n,  I,  p.  8,  18,  115,  ch.  III,  §  2. 


LA  RELIGION  ET  LES  ORIGINES  DU  DROIT  PÉNAL  291 

mélanges   de    sang,   tous  les   rites  de   la  communion*   furent 
rois  en   pratique.  Des  fêtes  les  manifestèrent  ou  s'ensuivirent. 
Mais   la   lutte  fut  vive   entre   la  composition   et    le    culte  des 
morts.  Elle  se  fait  encore  sentir  au  Caucase,  Le  mort,   en  gé- 
néral, n'avait  guère   satisfaction';  mais  il  faut  observer  qu'il 
y   a  souvent   des  sacrifices   funéraires,   ou   bien  des  purifica- 
tions   solennelles    des  coupables,    des    offrandes    de   victimes 
humaines,  de  têtes,  puis  des  sacrifices  d'animaux;  il  faut  se  sou- 
venir que  la  composition  met  fin  à  une  guerre   privée    déjà 
ancienne;  et  puis   l'on  imagine   que  le  mort,  solidaire  de  sa 
famille,  finit  par  l'admettre,  quand  on  croit  qu'il  en  sait  l'avan- 
tage pour  les  siens.  Enfin  les  cérémonies  de  communion,  comme 
le  «  tepung  sawar  bumi»  des  Malais,  qu'a  observées  Wilken,  éta- 
blissent entre  le  criminel  et  sa  victime  des  liens  que  celle-ci  ne 
peut  plus  rompre.  Ainsi  la  religion  primitive  prêtait  à  la  compo- 
sition elle-même  des  armes,  en  même  temps  que  de  nouvelles 
pratiques  religieuses  naissaient.  Le  culte  des  morts  d'ailleurs 
ne  capitula  pas  d'emblée,  et  il  est  facile  d'observer  trois  phases 
dans  sa  résistance.  Jusqu'à  l'installation  d'un  véritable  pouvoir 
social,  d'un  gouvernement,  jamais  la  composition  ne  fut  obliga- 
toire ;  elle  ne  le  devint  que  longtemps  après  ;  alors  non  seulement 
la  composition,  mais  encore  les  taux  de  l'indemnité  devinrent 
fixes,  judiciairement  déterminés,  ou  même  codifiés.  Telle  fut  l'in- 
tensité de  la  lutte  des  croyances  religieuses  familiales  et  des  né- 
cessités de  l'évolution  sociale. 

La  composition  préparait  la  voie  à  la  peine  véritable,  la  peine 
publique.  La  douceur  de  la  peine  empêchait  qu'il  se  créât  une 
trop  grande  tendance  de  la  famille  du  coupable  à  se  substituer  à 
lui.  La  peine  commençait  donc  à  tomber  sur  l'auteur  respon- 
sable\  D'autrepart,  lesraisons  qui  ont  nécessité  la composition,le 
rapprochement  des  familles  au  sein  de  tribus,  la  vie  plus  intense 
qui  s'ensuivait,  ont  aussi  déterminé  l'existence  d'un  gouverne- 
ment qui  a  pu  l'imposer.  Celui-ci  peut  bientôt  employer  le  chàti- 

1)  I,  p.  452  et  suiv. 

2)  I,  p.  450. 

3)  I,  p,  449-475. 


292  REVUE   DE   l'histoire  DES    RELIGIONS 

ment  disciplinaire,  sanction  intentionnelle  d'une  règle  précédem- 
ment établie,  épouvante  de  transgressions  à  venir.  Or  une  réaction 
de  ce  genre  n'existait,  à  l'origine,  qu'à  l'intérieur  de  la  famille, 
ou  plutôt  du  clan.  L'histoire  de  la  peine  publique  nous  ramène  à  la 
peine  familiale*.  Le  pouvoir  disciplinaire  du  parent  sur  les  en- 
fants, du  mari  sur  la  femme,  du  chef  de  famille  sur  les  esclaves, 
se  développa  infiniment  depuis  la  famille  primitive,  à  descen- 
dance maternelle,  à  mesure  qu'on  tendait  au  patriarcat.  La  mé- 
thode statistique  permet  même  de  saisir  les  causes  de  l'absolue 
indépendance  de  la  femme  et  de  l'enfant  dans  le  matriarcat,  celles 
du  respect  manifesté  à  l'enfant,  de  comprendre  que  l'on  ait  passé 
graduellement  à  une  discipline  de  plus  en  plus  sévère,  militaire 
même,  chez  certaines  tribus  Peaux-Rouges,  et  de  constater  à 
chaque  moment  que  l'état  des  sociétés  observées  présentait  dans 
leurs  institutions  une  part  de  plus  en  plus  grande  de  patriarcat. 
Restent  deux  ordres  de  faits  à  examiner,  très  distincts  des 
autres,  que  M.  Steinmetz  n'a  d'ailleurs  rattachés  à  ceux-ci  que  par 
un  lien  assez  lâche,  mais  qui  font  précisément  partie  de  ces  actions 
et  réactions  réciproques  de  la  peine  et  de  la  religion  que  nous  vou- 
lons étudier.  Rien  n'était  plus  éloigné  de  la  peine  légale  comme 
nous  l'entendons  aujourd'hui  que  la  vengeance  privée.  Celle-ci 
n'était  qu'une  réaction  contre  la  douleur.  Ce  n'était  pas  une  mani- 
festation de  l'indignation  MMais  dès  que  la  société  fut  fortement 
organisée,  dès  qu'il  y  eut  des  crimes  épouvantables  et  terribles,  et, 
par  conséquent,  des  règles  morales  strictes,  des  actes  détestés^, 
dès  lors  il  put  y  avoir  peine  publique. Un  crime  détestable  et  dan- 
gereux pour  tous,  dont  les  conséquences  étaient  terribles  pour 
chaquemembreduclan,  les  ramasse  et  les  concentre  contre  le  cou- 
pable. Déjàlapeine  familiale  avait  tendu  àla  mise  hors  laioi  domes- 
tique de  criminels  invétérés*.  Or  parmi  les  crimes  qui  furent  les 
premiers  punis  par  l'autorité  publique,  nous  trouvons  des  crimes 
religieux.  Le  clan  rejette  hors  de  lui  le  sorcier,  l'incestueux,  le  sa- 

1)11,  p.  165-159-161. 

2)  II,  p.  327. 

3)  Durkheim,  Division  du  travail,  loc.  cit. 

4)  II,  p.   169. 


LA  RELIGION  ET  LES  ORIGINES  DU  DROIT  PÉNAL  293 

crilèg-e  et  le  traître.  Malheureusement  M.  Steinmetz  ne  cite  que 
peu  de  cas  de  la  punition  du  sacrilège  \  et  deux  de  ces  cas  seule- 
ment sont  empruntés  à  des  sociétés  vraiment  sauvages.  Les  ren- 
seignements sont  plus  riches  sur  les  deux  autres  ordres  de  puni- 
tions religieuses.  On  sait  combien  la  magie,  chez  les  non  civilisés, 
est  étroitement  unie  à  la  religion  elle-même.  Aucun  crime  ne  fut 
plus  primitivement  puni,  avec  intention,  par  la  société  entière, 
après  délibération  sommaire  des  guerriers  (ex.  Indiens  Ahts, 
Wyandots,  Hurons,  Ojibways,  etc.).  De  plus,  l'accusation  étant 
précise,  la  peine  tombait  toujours  sur  l'individu  coupable.  La 
nature  du  délit  rend  compte  de  la  nature  de  la  répression  :  les 
pouvoirs  indéterminés  du  sorcier,  devenus  trop  grands  et  trop 
terribles,  font  qu'il  est  dangereux,  même  aux  siens  qui  l'aban- 
donnent* ou  le  tuent,  de  crainte  d'être  eux-mêmes  détruits,  avec 
tous  leurs  biens.  Car  rien  n'est  plus  contagieux  que  Fenchante- 
ment,  et  d'ordinaire  l'indignation  publique  détruit  toute  la  fa- 
mille (Babar  et  autres  lieux  de  la  Malaisie,  Fiji,  Samoa).  L'in- 
ceste lui  aussi  est  un  crime  religieux.  Certes  la  colère  des  dieux 
n'est  jamais  que  l'écho  de  la  colère  des  peuples  '.  Néanmoins,  tou- 
jours puni  de  mort,  sauf  un  seul  cas,  l'inceste  est  dangereux,  essen- 
tiellement parce  qu'il  soulève  la  colère  des  dieux,  souille  le  vil- 
lage (Dayaks-Olo-Ngadju,  etc.).  D'ailleurs,  à  l'origine,  l'inceste 
est  simplement  la  violation  d'une  règle  d'exogamie.  Tout  rapport 
sexuel  dans  le  clan  était  interdit  sous  peine  de  mort.  M.  Steinmetz 
constate  le  fait  et  ne  l'explique  pas,  avec  raison  d'ailleurs,  la 
question  de  Texogamie  étant  encore  loin  d'être  tranchée,  sauf 
sur  un  point  :  que  c'est  une  règle  religieuse. 

Ainsi  la  religion  suscite  des  peines,  parce  que  c'est  elle  qui 
suscite  les  premières  règles  morales,  les  premières  normes  sanc- 
tionnées par  une  réaction  publique.  Mais  elle  même  possède  des 
peines.  Dès  que  la  divinité  exerce  un  pouvoir  surnaturel  reconnu 
sur  le  cours  des  choses,  et  surveille  l'accomplissement  de  certaines 
pratiques,  religieuses  ou  non,  elle  inflige  aussi  ses  châtiments 

i)  II,  p.  340-1. 

2)  M.  Steinoaetz  ne  trouve  qu'un  seul  cas  de  résistance  de  la  famille,  p.  334. 

3)  II,  p.  335. 


294  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

sur  terre  et  au  delà.  Sur  terre  les  peines  divines  consistent 
en  maladies  et  en  malechance.  En  général*,  les  faits  cités  par 
M.  S  teinmetz  et  qui  ont  trait  sur  tout  à  l'Amérique  du  Nord ,  à  la  Méla- 
nésie,  tendent  à  prouver  que  les  esprits,  surtout  ceux  des  morts, 
sont  rarement  les  gardiens  et  les  champions  de  la  moralité,  qu'ils 
sanctionnent  plus  généralement  quelques  préceptes  sociaux,  et 
enfin,  que  d'une  façon  plus  fréquente  encore,  ils  se  vengent  des 
offenses  qui  leur  sont  faites,  soit  en  négligeant  les  rites,  soit 
en  violant  leur  tombe,  en  les  lésant  de  quelque  manière.  Ceci  est 
pi  us  primitif  que  cela.  Le  sauvage  imagine  les  dieux  égoïstes  comme 
il  est  lui-même.  Il  faut  une  longue  évolution  des  mœurs  pour 
que  l'esprit  de  l'ancêtre  devienne  le  gardien  de  la  vie  du  clan, 
de  la  tribu,  et  qu'enfin  un  dieu  devienne  le  modèle  et  le  type 
moral  d'une  fédération  de  tribus.  Au  ciel,  les  peines  divines 
consistent  en  ce  qu'après  la  mort  les  bons  sont  séparés  des  mau- 
vais. Les  uns  ont  une  existence  douce  et  heureuse,  les  autres 
errent  sur  la  terre  ou  habitent  dans  le  corps  d'animaux,  à  moins 
qu'ils  ne  soient  forcés  de  demeurer  dans  un  pays  triste  et  sombre. 
AinsiM.  S  teinmetz  n'admet  décidément  pas  la  «  théorie  de  la  conti- 
nuité de  l'autre  vie  et  de  la  vie  d'ici-bas  » .  Il  se  refuse  à  suivre  l'o- 
pinion de  Tylor,  de  Wilken,  de  M.  Réville  ;  la  croyance  à  la  per- 
sistance de  l'âme  n'a^,  selon  notre  auteur,  jamais  été  amorale. 
La  question  vaut  qu'on  suive  M.  Steinmetz  dans  l'exposé  des  faits 
qui  lui  servent  de  preuve.  Il  trouve,  après  Waitz  et  en  général 
presque  tous  les  auteurs,  la  croyance  à  une  justice  céleste  chez 
les  Indiens  de  l'Amérique  du  Nord^.  Plus  de  vingt-cinq  obser- 
vations excellentes  lui  donnent  d'ailleurs  raison.  Puis  il  retrouve 
toujours  la  même  distinction  entre  la  destinée  des  justes  et  celles 
des  méchants,  chez  5  tribus  de  l'Amérique  du  Sud,  chez  3  tribus 
esquimaudes,  une  seule  fois  en  Micronésie,  aux  îles  Andaman; 
deux  fois  en  Australie,  un  peu  plus  de  dix  en  Malaisie,  et  autant 
en  Mélanésie,  quelques  cas  aux  Philippines.  En  tout  60  cas. 

1)  II,  p.  350  et  suiv.  Cf.  I,  296. 

2)  Tout  le  monde  d'ailleurs  est  forcé  de  reconnaître  le  fait,  sauf  à  y  voir  un 
effet  du  christianisme.  Miss  Erminnia  A.  Smith  :  Myths  of  the  Iroquois,  in  the 
2d  Anniuil  Report  of  the  Bureau  of  Ethnology . 


LA  RELIGION  ET  LES  ORIGINES  DU  DROIT  PÉNAL  295 

M.  Sleinmetz  regrette*  que  les  documents  ethnographiques  tou- 
jours si  pauvres  ne  mentionnent  que  cette  dislinction  vague  entre 
les  bons  et  les  méchants.  Qu'est-ce  qu'un  méchant.  On  peut  bien 
supposer  que  les  délits  religieux  sont  entrés  en  ligne  de  compte 
pour  qualifier  ainsi  un  mort  devant  la  divinité.  Mais  ce  n'est  là 
qu'une  hypothèse.  L'on  se  trouve  donc,  quand  on  veut  com- 
prendre rinfluence  de  ces  peines  divines,  sur  la  vie  morale  des 
peuples  non  civilisés  dans  un  pire  embarras  que  si  on  se  posait 
la  question  au  sujet  de  nos  sociétés.  Psychologiquement,  et 
peut-être  en  fait,  la  crainte  de  peines  divines,  terrestres  ou 
futures,  n'a  pas  dû  agir  plus  qu'elle  ne  fait  maintenant  en  Italie, 
ou  ne  faisait  au  moyen  âge.  Elle  n'a  aucune  prise  sur  le  véri- 
table criminel,  elle  n'agit  que  sur  la  masse  moyenne  qu'elle  con- 
tient. Quelques  observations  sur  les  Indiens  Tlinkits,  les 
Comanches  de  l'Amérique  du  Nord,  sont  en  faveur  de  cette  hypo- 
thèse. Mais  il  est  scientifique  de  ne  pas  conclure.  Quelle  est  en- 
fin l'influence  de  ces  peines  divines  sur  l'évolution  de  la  peine  pu- 
blique?M.Steinmetz  croit  qu'on  ne  peutquedifficilementla  déceler 
à  ce  stade  de  l'évolution,  la  peine  publique  n'existant  que  spora- 
diquement. Une  seule  conclusion  peut  être  donnée,  négative 
d'ailleurs.  Il  faut  rejeter  l'hypothèse  de  Wundt  selon  laquelle  la 
peine  religieuse  aurait  été  originairement  familiale  :  l'anathème 
se  répandant  sur  tout  le  groupe  domestique*.  Au  contraire,  la 
peine  divine,  soit  ici-bas,  soit  dans  l'au-delà,  n'atteint  que  le 
coupable,  elle  est  strictement  individuelle.  De  ce  côté,  elle  aussi 
prépare  l'avènement  des  châtiments  juridiques,  conscients  et 
utilitaires  que  nous  pratiquons  aujourd'hui. 

M.  Mauss. 

1)  II,  p.  384. 

2)  Wundt,  Ethik,  p.  75-76. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME 

DANS 

L'HISTOIRE  ECCLÉSIASTIQUE  DE  BEDE  LE  VÉNÉRABLE 
(3*  et  dernier  article  *) 


V 

Il  nous  reste  encore  à  examiner  ce  que  VHistoria  de  Bède 
nous  apprend  sur  le  paganisme.  Bien  des  siècles  encore  après 
l'époque  de  Bède,  le  paganisme  se  dissimula  dans  les  pays  ger- 
maniques —  pour  ne  pas  parler  des  pays  romans  —  derrière 
le  christianisme  officiel!  Séparer  les  éléments  païens  des  élé- 
ments chrétiens  dans  les  mythes  et  les  légendes,  c'est  là  l'une 
des  tâches  les  plus  importantes  pour  la  science  des  religions 
germaniques,  Etsi  de  nosjoursencore  on  peutretrouverparfois 
derrière  les  statues  des  saints  des  démons  païens,  combien  la 
connaissance  du  paganisme  saxon  était-elle  plus  facile  à  Bède 
qui  vivait  au  milieu  des  temples  et  des  autels  païens  et  dont 
les  parents  eux-mêmes  avaient  encore  pratiqué  le  paganisme  ; 
il  était  sujet  de  rois  descendant  de  dieux  païens;  il  s'était 
promené  sous  les  arbres  et  le  long  des  ruisseaux  sacrés;  il  a 
dû  entendre  encore  des  formules  magiques,  et  c'est  dans  son 
pays  que  fut  achevé  le  poème  du  Beowui/  [en  700),  au  carac- 
tère essentiellement  païen. 

Il  aurait  donc  pu  nous  dire  bien  des  choses  du  paganisme; 
rappelons-nous  en  efîet  que  lorsqu'il  avait  dix-sept  ans,  le  roi 
Victred  de  Kent  (f  en  725),  de  ce  Kent,  où  la  mission  d'Augus- 
tin avait  pris  pied,  a  dû  édicter  des  articles  de  loi  contre  les 
sacrifices  aux  anciens  dieux  (690)  ;  que  huit  ans  après  sa  nais- 

1)  Voir  p.  59  et  suiv.,  p.  145  et  suiv. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       297 

sance  (en  681),  la  Sulhsaxonie  ne  connaissait  pas  encore  la  foi 
chrétienne  (IV,  13),  peut-être  parce  que  personne  ne  se  sou- 
ciait de  ce  pays,  séparé  du  reste  du  monde  par  des  forêts  et 
des  écueils;  que  cinq  ans  plus  tard  on  pouvait  encore  dire 
de  l'île  de  Vecta  (Whight)  qu'elle  était  «  adonnée  à  l'idolâtrie 
(IV,  16)  ;  que  dans  sa  propre  patrie  il  n'existait  avant  l'avène- 
ment du  roi  Oswald  (trente  ans  avant  la  naissance  de  Bède)  ni 
une  église,  ni  un  autel,  ni  un  signe  quelconque  de  la  croyance 
chrétienne  (III,  2)  ;  qu'enfin  les  «  Garmani,  comme  les  appelle 
Bède,  c'est-à-dire  les  Frisons,  les  Danois,  les  Saxons,  les  Bruc- 
lères,  avaient  encore  à  son  époque  des  mœurs  païennes  » 
(V,9). 

Il  aurait  diOncpu  le  faire,  mais  il  n'a  pas  voulu.  Il  ne  croyait 
pas  que  cela  pût  en  valoir  la  peine.  Pourquoi  parler  de  tous 
ces  démons,  de  leur  culte  diabolique,  au  moment  oii  tant 
d'efforts  étaient  à  faire  pour  les  remplacer  par  le  Christ  et  ses 
saints?  Voilà  pourquoi  les  remarques  relatives  au  paganisme 
sont  si  rares  dans  ce  hvre  écrit  dans  un  milieu  païen.  Mais 
au  lieu  de  nous  plaindre  inutilement,  contentons-nous  des 
miettes,  si  l'accès  de  la  table  nous  est  interdit.  Ramasser  ces 
miettes,  c'est  ce  qui  nous  reste  encore  à  faire  dans  le  chapitre 
qui  suit. 

Le  christianisme  avait  encore  si  peu  pénétré  les  âmes  des 
hommes  de  cette  époque  qu'ils  reniaient  facilement  leur  foi 
à  la  première  occasion.  Lorsqu'en  665  sévissaient  en  Est- 
saxonie  la  disette  et  la  peste,  le  roi  Sigheri  et  son  peuple 
abandonnèrent  le  christianisme,  qu'ils  venaient  d'adopter; 
ils  reconstruisirent  les  temples  païens  et  adorèrent  de  nou- 
veau leurs  anciennes  idoles,  «  comme  si  celles-ci,  dit  Bède, 
eussent  pu  les  protéger  contre  les  maux  dont  ils  souffraient  » 
(III,  38).  L'un  des  traits  les  plus  piquants  de  cette  histoire, 
c'est  qu'ils  furent  ramenés  au  christianisme  par  Wulfher  (658- 
675),  fils  du  roi  païen  Penda  (IV,  3). 

Pendant  une  épidémie  grave,  beaucoup  d'hommes  aban- 
donnèrent les  saints  sacrements  de  l'Église  chrétienne  et 
eurent  recours  aux  erraika  idolatrîae  medicami?ia^  comme  si 


298  REVUE    DE    L^HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

celle  épidémie  pouvait  être  conjurée  par  des  incanlations 
{incantationes)^  des  amulettes  [fylactena)  ou  d'autres  remèdes 
diaboliques  [alia  demonicae  artis  arcana)  (IV,  27).  Souvent  le 
peuple  n'attendait  même  pas  de  tels  malheurs  publics,  qu'il 
attribuait  naturellement  à  la  colère  des  dieux  négligés*,  pour 
retomber  dans  le  paganisme. 

Après  la  mort  d'Edwin,  premier  roi  chrétien  de  Northan- 
humbrie,  ses  successeurs,  Osric  et  Eanfrid,  recommencèrent 
immédiatement  à  «  se  souiller  et  à  se  perdre  par  la  vilenie  et 
l'idolâtrie  d'autrefois  ».«  Aussitôt  qu'ils  avaient  revêtu  la 
pourpre  du  royaume  terrestre,  ils  trahissaient  le  royaume  cé- 
leste »  (111,  l)^  L'évêque  Mellitus,  de  Londres,  fut  chassé  de 
son  diocèse  par  le  peuple  qui  s'était  laissé  exciter  contre  lui 
par  les  fils,  encore  païens,  du  roi  Saberct  d'Eslsaxonie.  Ces 
princes  étaient  irrités  contre  l'évêque,  parce  qu'il  leur  avait 
refusé,  un  jour  qu'ils  avaient  pénétré  dans  son  église,  le  pain 
sacré  qu'ils  lui  avaient  demandé  pour  le  manger  (II,  5). 
L'évêque  Justus  de  Hrofesceaster  (Uochester)  fut  aussi  chassé 
de  son  diocèse  {ib.). 

On  aurait  tort  de  ne  pas  reconnaître  dans  ces  faits  ratta- 
chement des  païens  à  leurs  vieilles  croyances.  On  croit  en 
général  que  les  Germains  se  convertissaient  sans  difficulté  au 
christianisme.  Nous  avous  d'abondantes  preuves  du  contraire. 
Pour  la  Hollande,  nous  trouvons  à  chaque  instant  dans  les 
Vitae Boîiifacii,  Lmdge?i,  Wiliehadi^ Lebiii?ii,  etc.,  des  témoi- 
gnages de  la  résistance  opiniâtre  qu'y  trouvait  le  christianisme 
et  des  phrases  comme  celle-ci  :  «  Les  païens  brûlèrent  de 
nouveau  l'église  »  reviennent  à  chaque  page.  En  Norvège  et  en 
Islande,  le  roi  Olaf  dut  employer  toute  sa  puissance  pour 
planter  la  croix  et  on  trouve  dans  les  Sôgiir  bien  des  traits 
qui  démontrent  l'attachement  du  peuple  aux  dieux  païens. 
Exemple  :  le  poète  Hallfredr  Ottarsson  qui  se  fait  baptiser 

1)  D'après  la  «  Vie  de  Culhbert  »,  il  arriva  un  jour  que  des  moines  furent 
surplis  en  pleine  mer  par  une  tenapête.  Le  peuple  trouva  qu'ils  avaient  mérité 
ce  châliment,  pour  avoir  chassé  les  anciens  dieux. 

2)  On  trouve  souvent  dans  le  style  de  Bède  de  telles  antithèses. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       299 

parce  qu'il  vénère  beaucoup  le  roi  Olaf,  mais  qui  voudrait 
bien  retourner  aux  dieux  d'autrefois;  il  n'aime  pas  qu'on  les 
injurie  en  sa  présence  et  prétend  que  leur  douleur  est  déjà 
assez  grande,  parce  qu'on  ne  croit  plus  en  eux*. 

Le  paganisme  ne  manquait  pas  de  courageux  défenseurs, 
de  rois  qui  conservaient  jusqu'à  la  fin  leurs  croyances  et 
leurs  mœurs  païennes  et  dont  la  résistance  opiniâtre  ne  ces- 
sait qu'avec  la  mort.  On  songera  d'abord  à  Radboud  et  à  la 
célèbre  réponse  qu'il  fit  à  l'évêque  Wolfram,  réponse  dans 
laquelle  parlait  toute  la  fierté  de  la  race  germanique.  Nous 
pensons  aussi  à  Wittikind,  le  champion  héroïque  des  Saxons 
dans  leurs  luttes  contre  Gharlemagne,  à  Athanaric,  roi  des 
Visigoths  (368-382), qui  persécutait  les  chrétiens  dans  son  pays 
et  qui  envoyait  dans  ses  villages  un  char  avec  une  idole  que 
ses  sujets  devaient  adorer,  s'ils  ne  voulaient  pas  qu'on  leur 
brûlât  leurs  maisons',  et  enfin  à  Penda,  roi  de  Mercie. 

D'après  tout  ce  que  Bède  nous  en  ditnousdevons  voir  dans 
ce  prince  un  partisan  entêté  de  la  foi  païenne.  Pendant  un 
règne  de  quarante  ans  environ,  sa  main  pesa  lourdement 
sur  les  royaumes  anglo-saxons.  Dans  la  Northanhumbrie, 
deux  rois  chrétiens  périrent  dans  la  lutte  contre  lui  :  Edwin 
(12  octobre  633,  II,  20)  et  Oswald  (642,  III,  9).  Toutes  ses 
guerres  nous  démontrent  son  but  qui  fut  de  s'opposer  au 
christianisme  et  de  le  détruire,  de  protéger  et  de  maintenir 
par  contre  le  paganisme.  Le  christianisme  ne  pouvait  naturel- 
lement faire  aucun  progrès  dans  la  Mercie,  royaume  de  Penda 
elle  plus  grand  pays  de  l'heptarchie,  tant  que  Penda  vécut. 

1)  Voir  aussi  Maurer,  II,  280  ss. 

2)  Isidor.,  Hist.  de  rcg.  Goth.,  chap.  vi  ;  Sozomène,  'lo-rop.  l-/x).-,  6,  37  ; 
Grimm  {D.  M*,  88)  parle  du  char  de  Nerthus  et  de  celui  de  Freyr.  Keary, 
p,  90,  croit  que  l'idole  d'Athanaric  était  en  effet  Nerthus.  D'après  Tacite, 
Germ.,  40,  elle  se  trouvait  chez  les  Rendigni,  les  Aviones,  les  Anglii,  Varini, 
Eudoses,  Suardones,  Nuithones,  tribus  de  l'embouchure  de  l'Elbe,  du  Sles- 
wig,  du  Mecklembourg  et  du  Jutland  (cf.  Furneaux,  Commentaire,  p.  108).  Mais 
comme  la  Terra  mater  esl  une  déesse  adorée  par  tous  les  Germains,  ainsi  que  le 
prouvent  déjà  des  pierres  dressées  en  1  honneur  des  Déesses  mères,  il  est  possible 
que  nous  ayons  affaire  ici  à  une  Nerthus  gothique,  qui  aurait  reçu  le  même  culte 
que  dans  le  nord-ouest  de  l'Allemagne. 


300  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Bède  nous  dit  que,  lorsque  Penda  périt  le  15  novembre  655, 
le  peuple  de  Mercie  parvint  enfin  à  obtenir  la  grâce  de  la 
vraie  foi,  maintenant  que  son  roi  perfide  était  mort  {defedo 
capite  per/îdo\  III,  24).  Mais  il  n'est  quo  juste  de  placer  en  face 
de  cette  perfidie  qu'il  lui  reproche  sa  foi  inébranlable  aux 
dieux  anciens*. 

Il  n'est  pas  surprenant  qu'Ethelbert  de  Kent  soit  un  homme 
selon  le  cœur  de  Bède,  puisqu'il  ne  créa  aucun  obstacle  à 
la  mission  d'Augustin.  Il  avait  déjà  auparavant  permis  à  son 
épouse  Be'rthe,  fille  du  Mérovingien  Charibert,  de  pratiquer 
sa  religion  qui  était  la  religion  chrétienne;  il  ne  gênait  en 
rien  l'évêque  Augustin  et  se  fit  lui-même  baptiser  sans  hési- 
ter beaucoup  (595;  1,  25-26). 

Nous  trouvons  un  autre  roi  païen  qui  vient  se  placer  entre 
Penda  qu'il  est  impossible  de  converlir,  et  le  docile  Ethelbert  ; 
c'est  le  roi  Edwin  de  Northanhumbrie,  dont  nous  avons  déjà 
fait  mention.  Edwin  hésita  beaucoup  avant  de  se  faire  bapti- 
ser et  dans  l'histoire  de  la  conversion  de  ce  roi,  Bède  nous 
conserve  un  certain  nombre  de  traits  de  la  vie  païenne.  Edwin 
était  un  païen  qui  s'opposa  longtemps  à  la  religion  nouvelle 
et  ne  se  convertit  qu'après  de  mûres  réflexions.  C'était  donc 
un  converti  dont  l'Église  pouvait  se  vanter. 

De  même  que  Elhelbert  avait  été  amené  au  christianisme 

1)  Ajoutons  à  cette  liste  des  champions  du  paganisme  le  nom  d'un  Irlandais, 
Oisin  (mieux  connu  sous  le  nom  d'Ossian),  dont  la  légende  renferme  des  sou- 
venirs historiques.  Lui  seul  survécut  à  cette  bataille  où  tous  les  Fenois  {Fiona, 
Fiann,  Fena,  i.  e.  les  blonds)  périrent  avec  leur  roi  Fin  Gall.  Après  sa  mort  il 
(Ossian)  resta  deux  siècles  dans  le  monde  souterrain,  mais  la  nostalgie  de  son 
pays,  delà  verte Erin,  le  prit  et  il  revint  sur  terre.  Il  eut  ensuite  une  rencontre 
avec  l'apôtre  des  Irlandais,  Patrick,  qui  voulait  le  gagner  au  christianisme.  Mais 
Oisin  s'y  refusa  et,  dans  un  chant  alternant  où  il  dialogue  avec  l'apôtre,  il  se 
pose  en  défenseur  des  anciennes  traditions  et  en  paladin  des  dieux  païens.  Tout 
comme  Radboud  il  ne  voulut  pas  se  faire  baptiser,  ni  entrer  dans  le  ciel  chré- 
tien sans  ses  amis.  Il  lui  semblait  plus  doux  d'entendre  aboyer  des  chiens  de 
chasse  que  d'entendre  des  moines  marmoter  leurs  prières  (voir  aussi  Carrière, 
III,  II,  96).  Oisin  (ou  Ossin,  Oissin,  Ossian)  est  un  poète  et  un  héros  mythique 
(Rhys,  Celtic  Heathendom,  p.  51)  et  il  symbolise  la  même  lutte  pour  les  dieux 
païens  et  la  même  aversion  contre  la  conception  chrétienne  du  monde  que  Rad- 
boud, Athanaric,  Wiltukind,  Penda,  etc. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE      301 

par  sa  femme,  de  même,  Ethelberge,  sa  OUe,  exerçait  une 
grande  influence  sur  Edwin,  son  époux.  Une  des  conditions  du 
mariage,  fixée  par  le  père  avant  de  laisser  partir  sa  fille  pour 
le  pays  des  sauvages  Norlhanhumbriens,  barbares  insoumis  et 
grossiers  [homines  indomabiles ^  diirae  ac  barbarae  mentis  ;  III 
5)', ce  fut  que  l'évêque  Paulinus l'accompagnât. lien  fut  ainsi 
et  la  fiancée  partit  pour  le  pays  de  son  mari  encore  païen. 

Dans  les  chapitres  qui  suivent  (II,  9-14),  Bède  nous  com- 
munique, sans  le  vouloir,  quelques  matériaux  pour  la  con- 
naissance de  la  vie  païenne  dans  l'entourage  d'Edwin. 

Paulinus,  le  confesseur  de  la  jeune  reine,  ne  réussit  pas 
très  bien  au  commencement.  Il  est  évident  que  Dieu  a  endurci 
le  cœur  des  païens  (II  Cor.,  iv,  4).  Mais  voici  que  les  choses 
tournent  mieux.  Un  an  après  son  mariage  le  roi  échappe  à 
une  tentative  d'assassinat  faite  par  un  homme  à  la  solde  du  roi 
Cuichelm  de  Westsaxonie.  Le  jour  de  Pâques  de  l'an  626,  le 
meurtrier  vint  chez  Edwin, qui  tenait  alors  sa  cour ^viiia  rega- 
iis^  près  la  rivière  de  Deruventio'.  Il  aurait  certainement  tué 
le  roi,  si  l'un  des  ducs,  nommé  Lilla  {régi  amicissimus ,  ce  qui 
nous  fait  penser  aux  frères  par  le  sang  des  Norses),  n'avait 
amorti  le  coup  et  n'était  tombé  lui-même  victime  de  sa  fidé- 
lité. La  nuit  suivante,  la  reine  mit  au  monde  une  fille  du 
nom  de  Aeanfled.  Et  lorsque  le  roi  offrit  des  sacrifices  de  re- 
mercîment  à  ses  dieux,  Paulinus  lui  parla  du  Christ.  Cette 
fois  Edwin  écouta  Paulinus  et  promit,  comme  un  autre  Clovis, 
de  se  faire  chrétien  s'il  l'emportait  sur  le  traître  Cuichelm. 
Comme  gage  de  ses  bonnes  intentions,  Edwin  permit  à  Pau- 
hnus  de  baptiser  Aeanfled.  La  cérémonie  eut  lieu  à  la  fête  de  la 
Pentecôte  de  cette  même  année  626,  la  princesse  étant /^rima 
de  gente  Nordanhymbrorum.  Cependant,  même  après  avoir 
vaincu  Cuichelm,  le  roi  hésitait  encore.  Il  se  faisait  initier  par 
Paulinus  aux  dogmes  du  christianisme,  il  causait  de  sa  conver- 

1)  C'est  ainsi  qu'il  (Bède)  les  appelle  dans  un  autre  passage.  La  même  ex- 
pression est  appliquée  aux  Drenths  païens  dans  Vita  Willehadi,  chap.  iv, 
(Wattenbach,  Mil  Jahrh.,  t.   III,  98). 

2)  Actuellement  Derweal,  un  bras  de  la  Wharle. 

20 


302  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

sion  avec  les  hommes  les  plus  savants  de  son  peuple,  il  médi- 
tait pendant  des  heures  et  des  heures  sur  la  valeur  des  deux 
religions.  Il  ne  servait  plus  j ses  dieux,  mais  il  ne  croyait  pas 
encore  au  Christ. 

L'évêque  s'y  prit  alors  d'une  autre  manière.  L'histoire  ne 
donne  pas  de  renseignements  très  clairs  sur  ce  point,  mais 
voici  à  peu  près  ce  qui  s'est  passé.  Avant  son  avènement ,  Edwin 
avait  dû  pendant  longtemps  errer  hors  de  son  pays,  poursuivi 
par  le  roi  Aedilfrid.  Edwin  avait  fini  par  chercher  la  protection 
du  roi  des  Ostangles,  Redwald,  qui  l'accueillit  bien  d'abord, 
mais  qui  ensuite  lui  dressa  des  embûches.  Edwin  avait  été 
averti  par  un  ami,  mais  sa  longue  vie  nomade  lui  avait  enlevé 
toute  envie  de  se  soustraire  aux  persécutions  du  roi.  11  était 
un  jour  tristement  assis  à  la  porte  du  palais  royal,  attendant 
son  sort,  lorsqu'un  inconnu  se  présenta  à  lui  et  lui  demanda  : 
«Qu'est-ce  que  vous  donnerez  à  celui  qui  non  seulement  vous 
délivrera  de  vos  malheurs,  mais  qui  vous  prédira  aussi  un  ave- 
nir brillant,  qui  même  peut  vous  communiquer  un  plan  de 
salut  pour  votre  avenir,  avenir  plus  beau  que  ne  l'ont  jamais 
connu  vos  père  et  mère,  ni  vos  autres  parents?»  Edwin  promit 
alors  qu'il  écouterait  cet  homme  en  toutes  choses.  L'étran- 
ger mit  la  main  sur  la  tête  du  roi  et  lui  dit  :  «  Si  vous  voyez 
de  nouveau  apparaître  ce  signe,  pensez  à  notre  rencontre 
et  à  votre  promesse  et  n'hésitez  pas  à  accomplir  votre  vœu.  » 
L'inconnu  disparut  ensuite  tout  à  coup,  et  cela  fit  croire  à 
Edwin  qu'un  esprit  lui  était  apparu.  A  partir  de  ce  moment, 
tout  s'arrangea  en  effet  pour  le  mieux  et  Edwin  monta  sur 
le  trône  de  Northanhumbrie. 

Lorsque  Paulinus  vit  alors  que  le  roi  hésitait,  il  vint  un 
jour  vers  lui,  lui  mit  la  main  droite  sur  le  h'ont  et  lui  demanda 
s'il  connaissait  ce  signe.  Edwin  tomba  en  tremblant  aux  ge- 
noux de  l'évêque  et  celui-ci  le  somma  de  tenir  sa  parole, 
puisque  Dieu  l'avait  si  évidemment  aidé. 

Bèdedit  que  Pauhnus  avait  appris  du  Saint-Esprit  l'événe- 
ment dont  nous  venons  de  parler  [didiclt  m  S/nritu;  II,  12  in 
initio).  H  est  plus  simple  de  penser  ici  à  la  collaboration 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       303 

d'Elhelberge,  qui  a  probablement  communiqué  cet  événe- 
ment à  l'évêque  pour  qu'il  en  tirât  profit  pour  son  œuvre  de 
conversion. 

L'événement  lui-même  a  évidemment  une  couleur  païenne  ; 
c'est-à-dire  que  si  la  forme  en  est  chrétienne,  le  fond,  par 
contre,  est  plus  ancien  que  le  christianisme.  Nous  retrouvons 
dans  mainte  vieille  légende  un  roi  ou  un  héros  qui  vaga- 
bonde loin  de  son  pays,  qui  cherche  du  secours  chez  d'autres 
princes,  qui  est  trahi  et  averti  de  la  trahison  qui  le  menace, 
mais  qui  est  trop  désespéré  pour  y  opposer  de  la  résistance. 
11  lui  apparaît  alors  un  étranger  qui  lui  promet  de  le  sauver 
et  qui  lui  donne  un  signe  auquel  il  le  reconnaîtra  plus  tard. 
Dans  les  mythes  norses,  c'est  souvent  Odin  qui  joue  ce  rôle*. 
Tous  ces  traits  se  retrouvent  dans  la  légende  d'Edwin,  mais 
sous  un  déguisement  chrétien.  L'étranger  qui  lui  apparut 
était  peut-être  PauHnus  lui-même  (d'après  Keary,  93),  étant 
donné  que  celui-ci  pouvait  bien  se  trouver  à  cette  époque 
dans  le  pays  des  Angles.  Mais  Bède  ne  nous  fournit  aucune 
des  indications  nécessaires  pour  approfondir  notre  hypothèse. 
Pour  lui,  l'étranger  sauveur  est  un  ange  envoyé  par  Dieu;  le 
rôle  que  remplissait  chez  les  païens  Odin  ou  un  autre  dieu, un 
ange  le  remplit  chez  les  chrétiens. 

Edwin  consentit  enfin  à  embrasser  la  religion  chrétienne, 
non  sans  convoquer  d'abord  une  assemblée  de  ses  amis  et 
conseillers  princiers,  pour  que  ceux-ci  se  convertissent  en 
même  tempsque  lui.  La  «  wite  nagemôta  »  a  lieu.  Coiû, pr/mtis 
mnii/îcum,  et  si  l'on  considère  son  rang  élevé,  probablement 

i )  Grimriir  clans  Giimnismâl  ;  comme  Gagnrâdhr  dans  Valhrûdhnismâl  ;  comme 
soldat,  os  pileo  obnubens,  Saxo  Gramm,,  p,  126:  comme  Grandaevus,  altero 
07-bus  oculo,  id.,  p.  40.  D'autres  passages  se  trouvent  dans  Saxo  Gramm.,  éd. 
Millier,  II,  notes,  p.  57.  Pour  les  noms  d'Odin  comme  voyageur,  voir  Meyer, 
D.  M.,  230-231.  Voir  aussi  la  légende  de  Hakonar  (Maurer,  II,  400,  note 
35)  où  Odin  apparaît  au  forgeron  de  Nesjar  (xiii"  siècle)  ;  voir  sur  Odin  appa- 
raissant à  Olaf  Tryggvas  dans  la  Olafssaga,  chap.  196,  Maurer,  I,  326  ss.  ;  id., 
I,  613  ss.,  sur  une  autre  apparition  d'Odin  comme  Gestr  au  roi  Olaf  Haraldfs- 
son.  On  trouve  aussi  beaucoup  d'apparitions  de  Thôrr.  Voir  par  exemple 
Golther,  G.  M.,  p.  258  sqq.  pour  Odin  286  sqq.,  328  sqq.,  342  sqq. 


304  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

membre  de  l'assemblée,  parla  le  premier.  Nous  ne  connais- 
sons pas  beaucoup  de  discours  de  prêtres  païens  et  nous  ap- 
précierons, par  conséquent,  pleinement  celui  qui  va  suivre, 
môme  s'il  plaide  très  peu  pour  le  caractère  de  l'homme  qui 
le  prononça.  Voici  ce  que  dit  Goifi  :  «  Juge,  ô  roi,  la  re- 
ligion qu'on  nous  enseigne  actuellement.  Je  vous  certifie,  et 
j'en  suis  en  vérité  pleinement  convaincu,  que  notre  religion 
actuelle  n'a  pas  la  moindre  force,  pas  la  moindre  utilité. 
Personne  parmi  vous  n'a  servi  les  dieux  avec  autant  de  zèle 
que  moi,  mais  il  y  a  beaucoup  d'hommes  auxquels  vous  avez 
accordé  des  bienfaits  plus  grands  qu'à  moi  et  qui  ont  eu  plus 
de  chances  dans  leurs  entreprises  que  moi.  Si  les  dieux  pou- 
vaient réellement  quelque  chose,  ils  m'auraient  plutôt  aidé, 
moi,  qui  les  servais  avec  tant  de  zèle.  11  ne  nous  reste  donc 
rien  d'autre  à  faire,  que  d'embrasser  de  tout  notre  cœur 
cette  nouvelle  doctrine,  si,  après  examen,  elle  nous  paraît 
meilleure  et  plus  puissante'.  »  Bède  appelle  ce  discours  verha 
prudenlïa.  Pour  nous,  Coih  est  le  type  du  prêtre  rusé,  avare, 
sans  conviction,  qui  sert  l'autel  pour  qu'à  son  tour  il  soit 
servi  par  l'auteP. 

Ensuite  l'un  des  ducs  du  roi  {alïus  optimatum  régis)  prit  la 
parole  :  <^  Mon  roi,  dit-il,  lorsque  je  veux  comparer  la  vie 
présente  des  hommes  sur  cette  terre  à  la  vie  future  que 
nous  ne  connaissons  pas,  je  songe  à  l'un  de  ces  jours  oii 
vous  étiez  assis  à  table  avec  vos  ducs  par  les  froids  d'hiver. 

1)  Il  faut  placer  bien  plus  haut  Flslandais  Thorgeirr,  qui  à  l'Alding  de  Tan  1000 
donne  aussi  à  ses  conapalnotes  le  conseil  d'embrasser  la  religion  chrétienne, 
mais  pour  conjurer  la  guerre  civile,  afin  «  que  nous  soyons  tous  un  seul  peuple 
sous  une  loi  unique,  que  nous  portions  tous  un  seul  nom  et  que  nous  vivions 
d'après  une  loi  et  une  morale  uniques  ».  Tout  le  discours  d'après  ÏOlafssaga 
chap.  229,  dans  Maurer,  I,  430  ss.  Cf.  Lasonder,  o.  c. ,  p.  127  ss. 

2)  La  conduite  de  Thorolf  (dans  la  Eyrbyggja  Saga)  est  beaucoup  plus 
louable  (cii.  ivj.  11  s'agit  là  des  rapports  de  Thorolf  avec  son  ami  {vinr)  Thôrr, 
dont  il  écoute  les  conseils  et  qui  lui  montre  l'endroit  où  il  faut  aborder.  Dans 
la  Viga  glumssaga,  chap.  ix,  Thôrrkell  appelle  Freyr  son  fulUrui,  i.  e,  son 
fidèle  ami  (c'est  aussi  l'épithèLe  que  Gunnar  applique  à  Hogni  dans  Sigurdharkv., 
Icj,  10],  mais  il  dit  aussi  :  «  Vous  avez  reçu  beaucoup  de  cadeaux  de  moi,  mais 
vous  m'en  avez  récompensé.  » 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       30S 

Le  feu  brûle  dan  si 'âtre  et  chauffe  la  salle  à  manger,  mais 
dehors  il  y  a  une  tempête  de  neige  et  de  grêle.  Voilà  qu'un 
passereau  entre  dans  la  salle  el  la  traverse  rapidement  en 
passant  par  deux  portes  opposées.  Tant  que  la  bestiole  tra- 
verse la  salle,  elle  ne  souffre  pas  du  froid,  mais  comme  elle 
franchit  rapidement  l'espace  agréable,  elle  disparaît  de  vos 
yeux  et,  venant  de  l'hiver,  elle  se  replonge  dans  l'hiver.  La 
vie  humaine  ne  dure,  comme  le  vol  du  passereaU;,  qu'un 
instant.  Nous  ne  savons  rien  de  ce  qui  la  précède  ni  rien 
de  ce  qui  la  suit.  Si  maintenant  la  nouvelle  religion  nous 
donne  là-dessus  des  renseignements  plus  certains,  je  suis 
d'avis  qu'il  la  faut  embrasser.  « 

Cette  comparaison  du  duc  païen  est  tout  d'abord  très 
belle  de  forme*,  c'est  un  joyau  de  la  littérature  du  premier 
moyen  âge,  mais  elle  n'est  pas  moins  remarquable  par  son 
contenu.  Car  il  nous  fait  connaître  quelque  peu  la  concep- 
tion que  se  faisaient  de  la  vie  nos  ancêtres  germaniques.  Ce 
qui  précède  notre  vie  et  ce  qui  la  suit  est  inconnu.  Il  n'y  a  que 
le  jour  présent  qui  nous  appartienne.  Et  si  le  duc  croit  que 
la  religion  chrétienne  pourra  faire  disparaître  cette  incer- 
titude, cela  attire  notre  attention  sur  ce  qui  manquait  aux 
païens  et  ce  qu'ils  attendaient  de  la  foi  nouvelle.  Je  ne  peux 
m'empêcher  de  faire  observer,  ne  fût-ce  qu'en  passant,  que 
ceux  qui  contestent  au  Vôliispa  son  caractère  païen  ancien, 
trouveront  ici  un  argument  de  plus  en  leur  faveur.  Ne  paraît- 
il  pas  que  l'auteur  de  la  partie  eschatologique  de  ce  chant  de 

1)  Elle  nous  servira  d'échantillon  rhi  latin  de  Bède  :  «  Talis  mihi  videtur,  rex, 
vita  hominum  praesens  in  terris  ad  comparalionem  ejiis,  quod  nobis  incertum 
est,  temporis,  quale  cum  te  résidente  ad  cenam  cum  ducibus  ac  ministris  tuis 
tempore  brumali,  accenso  quidem  foco  in  medio  et  calido  effecto  cenaciilo,  fu- 
rentibus  autem  foris  per  omnia  turbinibus  hiemalium  pluvi.rum  vel  nivium, 
adveniensque  unus  passerum  domum  citissime  pervolaverit;  qui  cum  per  unum 
ostium  ingrediens  mox  per  aliiid  exierit.  Ipso  quidem  tempore  quo  intus  est, 
hiemis  tempestate  non  tangitur,  sed  tamen  parvissimo  spatio  serenitatis  ad 
momentum  excurso,  mox  de  hieme  in  hiemem  regrediens  tuis  oculis  elabitur. 
Ita  haec  vita  hominum  ad  modicum  apparet  :  quid  autem  sequatur  quidneprae- 
cesserit,  prorsus  ignoramus.  Unde  si  haec  nova  doctrina  certius  aliquid  attulit, 
merito  esse  sequenda  videtur.  » 


306  REVUE    DE   l'hISTOIBE    DES    RELIGIONS 

\Edda  lui  aussi  partage  le  désir  du  duc  de  Bède  ?  Le  nouveau 
ciel  et  la  nouvelle  terre,  le  Puissant,  le  Fort  d'en  haut,  tout 
cela  ce  sont  des  conceptions  avec  lesquelles  il  satisfaisait  à  un 
besoin,  qui  ne  trouvait  pas  de  satisfaction  dans  le  paganisme, 
et  qui  comblaient  des  lacunes  de  la  foi  païenne  antérieure. 
Alors  vint  le  christianisme  avec  une  doctrine  déjà  dévelop- 
pée sur  l'origine  des  choses,  l'avenir  des  hommes  et  de  la 
terre,  et  les  innombrables  visions  du  ciel  et  de  l'enfer  nous 
prouvent  bien  avec  quel  enthousiasme  ces  idées  de  ciel  et 
d'enfer  ont  été  accueillies.  Ce  duc  croit  que  la  vie  d'ici-bas 
est  bonne  et  belle,  il  n'y  voyait  qu'une  salle  à  manger  bien 
chauffée  en  hiver  !  eh,  bien!  si  le  christianisme  sait  ce  qui 
était  avant  et  ce  qui  sera  après,  il  faut  l'écouter  ! 

Mais  poursuivons  le  récit  de  Bède.  Coifi  reprit  la  parole  : 
«  Plus  d'hésitation  !  J'ai  vu  depuis  longtemps,  que  ce  que  nous 
vénérions  n'était  «  qu'un  rien  »,  car  plus  je  cherchais  avec 
zèle  la  vérité  dans  le  service  des  faux  dieux,  moins  je  la 
trouvais.  Et  j'avoue  franchement  que  de  cette  prédication 
rayonne  la  vérité  qui  peut  nous  procurer  notre  salut,  la  béa- 
titude et  la  vie  éternelle.  C'est  pour  cela  que  je  vous  conseille, 
ô  roi,  de  hvrer  le  plus  tôt  possible  à  la  profanation  et  au  feu 
les  temples  et  les  autels  que  nous  avons  vainement  tenus  pour 
saints.  »  Le  roi  Edwin  se  déclara  alors  franchement  et  solen- 
nellement pour  le  christianisme  «  Et  qui,  demanda-t-il,  pro- 
fanera les  autels  des  dieux  et  leurs  sanctuaires  et  leurs  enclos 
sacrés?  »  Coifî  s'offre  lui-même  avec  tout  le  zèle  qui  ca- 
ractérise le  renégat.  Le  roi  avait  autrefois  cru  et  maintenant 
il  éprouvait  des  scrupules.  Coifi  n'avait  pas  cru  et  il  n'en 
éprouvait  pas  '.  «  Ce  sera  moi,  dit  le  grand  prêtre,  car  qui 
pourrait  se  prêter  mieux  que  moi  à  la  destruction  de  ce  que 
j'ai  vénéré  dans  ma  folie,  moi  qui  ai  maintenant  reçu  la  vé- 
rité de  Dieu?  » 

Dans   son  zèle  indomptable  contre  les  sanctuaires  aban- 
donnés et  pour  faire  voir  à  tous  sa  conveision  par  des  signes 

\)  C'est  ainsi  que  s'exprime  très  bien  Browne,  p.  31. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       307 

extérieurs,  il  demande  au  roi  des  armes  et  un  étalon.  Car, 
explique  Bède  (et  il  est  bien  informé),  un  prêtre  païen  ne 
pouvait  pas  porter  d'armes  et  ne  pouvait  monter  qu'une 
jument,  tout  comme  les  bardes  des  Celtes  païens  ne  portaient 
qu'un  bâton*.  Coifi  rompt  donc  aussi  avec  cette  vieille  babi- 
tude.  Assis  sur  son  étalon,  ceint  de  son  épée,  la  lance  en 
main,  il  va  au  temple  qui  était  le  moins  éloigné.  Pour  le  pro- 
faner il  jette  sa  lance  par  dessus  la  baie*.  Le  peuple,  qui 
était  accouru,  assistait  anxieusement  au  spectacle  que  lui 
offrait  l'incendie  du  temple  et  de  la  barrière  brûlés  par  Coifi, 
tout  comme  ses  frères  de  Thuringe  regardèrent  plus  tard  à 
Geismar  Boniface  couper  le  chêne  sacré  de  Donar.  Eiicore 
actuellement,  dit  Bède,  on  montre  l'endroit  où  s'élevaient 
autrefois  les  statues  des  dieux  à  l'est  d'Eoforwyc  (Yorc),  sur 
la  rive  orientale  de  la  rivière  de  Deruventio  et  cet  endroit 
s'appelle  maintenant  Godmundingaham. 

L'importance  de  ce  dernier  passage  est  évidente.  A  «  l'en» 
droit  de  la  famille  de  Godmund  »  %  il  y  a  un  temple  avec  des 
statues  de  dieux,  entouré  de  sa  barrière.  Un  prêtre  apostat 
chevauchant  un  étalon  en  signe  d'apostasie  et  portant  des 
armes,  profane  le  sanctuaire  en  jetant  sa  lance  par-dessus 
la  barrière  et  en  brûlant  le  temple*. 

Il  ressort  de  tout  cela  que  ces  chapitres  sont  en  effet  très 
importants  pour  la  connaissance  du  paganisme  saxon. 

1)  Donc  pas  entièrement  unberitten  (Meyer,  D.  M.,  193).  Mais  seulement 
in  equa  et  non  pas  in  equo  equitare. 

2)  Septa.  Dans  la  version  d'Aelfred  :  hegas  =  barrière,  clôture.  Grimm,  D.  M., 
66,  cite  à  cette  occasion  le  vieux-norse  stafgardhr . 

3)  D'après  les  renseignements  qu'a  bien  voulu  me  fournir  M,  le  professeur 
Sijmons,  Godmundinga  est  le  génitif  pluriel  de  Godmunding,  patronyme  de  God- 
mund. Donc  cet  endroit  est  nommé  d'après  les  descendants  d'un  homme  appelé 
Godmund.  Dans  certains  documents  anglo-saxons  l'endroit  s'appelle  aussi 
Godmundinges  ou  Godmundes  leah.  C'est  le  Goodmanham  actuel. 

4)  Nous  ne  trouvons  cef,  emploi  de  la  lance,  pour  autant  que  je  sache,  que 
dans  Bède.  La  lance  jetée  est  aussi  un  signe  de  déclaration  de  guerre  et  de 
victoire;  le  «  Gerwurf  »  joue  donc  un  grand  rôle  dans  le  service  des  dieux  de 
la  guerre.  Voir  aussi  :  Golther,  Dpj"  Gœtterdienst  im  Kriege,  dans  son  Hand- 
buch  der  Germ.  Myth.,  p.  550-554. 


308  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

En  même  temps  les  trois  rois  que  nous  avons  mentionnés 
nous  fournissent  autant  de  types  de  païens.  Ethelbert  de  Kent 
se  fait  chrétien  sans  beaucoup  de  façon  et  avec  autant  d'in- 
différence que  Coifi.  Penda  de  Mercie  reste  jusqu'à  la  fin 
fidèle  à  la  foi  de  son  enfance.  Edwin  de  Northanhumbrie  se 
fait  baptiser,  mais  seulement  après  beaucoup  d'hésitations 
et  après  de  soigneuses  recherches.  Nous  trouverons  même  un 
quatrième  type  dans  la  personne  du  roi  Redwald  d'Estan- 
ghe.  Chrétien  d'abord,  il  se  laissa  éloigner  par  sa  femme  — 
de  nouveau  l'influence  de  la  femme,  mais  dans  une  autre 
direction  celte  fois  —  de  la  bonne  et  vraie  voie.  Mais  il  lui 
était  impossible  de  rompre  entièrement  avec  le  christia- 
nisme, de  sorte  qu'il  sacrifiait  à  la  fois  et  à  Wodan  et  au 
Christ.  Il  avait  dans  le  même  temple  un  autel  érigé  en  l'hon- 
neur du  Christ  et  un  autre  plus  petit  [arulam)  pour  les  sacri- 
fices païens.  Aldwulf,  l'un  des  successeurs  de  Redwald,  de 
l'époque  de  Bède,  témoigne  que  ce  temple  du  «juste  milieu  » 
avait  existé  jusqu'à  son  époque  et  qu'il  l'avait  vu  dans  sa 
jeunesse  (II,  15). 

Je  n'ai  trouvé  aucun  renseignement  direct  dans  Bède  sur 
la  morale  païenne.  Certes  il  aurait  facilement  pu  nous 
donner  une  collection  de  proverbes,  comme  celle  de  Hâva- 
màl,  mais  il  ne  l'a  pas  fait.  Il  y  a  pourtant  un  passage  d'une 
grande  importance  (III,  22).  Sigberct,  roi  d'Estsaxonie,  con- 
verti grâce  à  l'influence  d'Oswiu,  fut  assassiné  par  ses  deux 
frères  (660).  «  Questionnés  sur  le  motif  de  leur  méfait,  ils 
n'ont  pas  d'autre  réponse  sinon  qu'ils  avaient  tué  le  roi, 
parce  qu'il  était  toujours  trop  indulgent  envers  ses  ennemis 
et  qu'il  leur  pardonnait  généreusement  leurs  offenses,  toutes 
les  fois  qu'ils  le  désiraient.  »  «  C'est  donc,  ajouta  Bède  dou- 
loureusement, pour  avoir  suivi  si  pieusement  [devoto  corde) 
les  préceptes  de  l'Évangile^  que  ce  roi  a  dû  mourir  !  •> 

Il  en  fut  vraiment  ainsi:  pardonner  à  son  ennemi  était 
une  chose  incompréhensible  aux  païens,  cela  allait  contre 
leur  nature  ;  ce  n'était  à  leurs  yeux  qu'une  lâcheté  et  ils  consi- 
déraient le  précepte  :  «  Bénissez  ceux  qui  vous  maudissent» 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       309 

comme  efféminé.  La  morale  des  païens  se  résume  dans  ces 
vers  de  VEdda  : 

L'ami  gardera  fidélité  à  l'ami  et  rendra  cadeau  pour  cadeau. 
Des  hommes  doivent  répondre  à  la  haine  par  la  haine 
Et  à  la  tromperie  par  la  tromperie*. 

Un  noble  Islandais,  Bolli,  neveu  de  Kjorlan  Olafsson,  parla 
un  jour  d'après  le  cœur  de  ses  compatriotes  païens,  en  disant  : 
«  Je  n'ai  pas  envie  d'embrasser  la  religion  chrétienne,  car  elle 
me  paraît  trop  efféminée  »  [miùk  veykligry.  Et  lorsque  le 
poète  Halfredr  Ottarson,  que  nous  avons  déjà  mentionné,  fut, 
dans  un  voyage  à  Gotaland,  assailli  par  un  ennemi,  il  s'écria  : 
Aide-moi,  maintenant,  ô  blanc  Christ».  Il  emploie  l'expression 
classique,  Hvita  Knstr\  ce  nom  trouve  peut-être  d'une  part 
son  explication  dans  les  vêtements  blancs  des  prêtres,  comme 
le  prétend  par  exemple  Lasonder  [p.  c,  195,  note  1 18),  mais 
d'autre  part  elle  renferme  certainement  une  allusion  au  carac- 
tère doux,  féminin,  de  la  morale  chrétienne. 

Peut-être  pouvons-nous  retrouver  un  autre  trait  païen  dans 
l'assurance  que  donne  lévêque  Cedd  aux  moines  de  son  cou- 
vent (IV,  3)  :  «  Que  le  Seigneur  viendra  sur  les  nuages,  pen- 
dant que  le  ciel  et  la  terre  seront  en  feu  »  ;  c'est  une  idée  que 
nous  retrouvons  dans  le  Muspilli,  ce  poème  des  vieux  Bava- 
rois qui  contient  quelques  idées  païennes*. 

Bède  cite  une  seule  fois  le  nom  d'un  dieu  vraiment  païen 
et  cela  en  nous  communiquant  l'arbre  généalogique  de  Hen- 
gist  et  de  Horsa.  Il  parle  de  l'arrivée,  en  Angleterre,  des 
Yuttes,  des  Saxons  et  des  Angles  en  449  (I,  15);  il  dit  que  les 

1)  Hdmavdl,  42  : 


hlatr  vidh  hlâtri 
skyli  hôldhar  taka 
en  lausung  vidh  lygi 

2)  Dans  la  Laxdoela  Saga.  Voir  Maurer,  I,  355. 

3)  Olafssaga,  chap.  175,  dans  Maurer,  I,  366. 

i)  Revue  de  rHistoii-e  des  Religions,  XXVIII,  49.  Kôgel  dans  son  Gnmdr., 
II,  p.  210  ss.,  dit  que  le  mot  muspilli  seul  est  païen. 


310  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Yiittes  s'établirent  dans  le  Kent  et  dans  l'île  de  Whight,  les 
Saxons  en  Estsaxonie,  Suthsaxonie  et  Westsaxonie,  les  Angles 
dans  la  Mercie,  la  Northanhumbrie  et  l'Estanglie'.  Il  raconte 
ensuite  que  Hengist  et  Horsa  étaient  fils  de  Yicligilsus,  fils 
de  Vitta,  fils  de  Vecta,  fils  de  Wodan.  On  sait  que  Grimm  a, 
dans  un  appendice  à  sa  Deutsche  Mythologie,  soumis  les 
arbres  généalogiques  des  Anglo- Saxons  à  une  étude  minu- 
tieuse, à  laquelle  nous  ne  pouvons  cependant  pas  nous  arrê- 
ter*. Bède  donne  seulement  l'arbre  généalogique  du  Kent 
(I,  15;  II,  5),  mais  on  peut  croire  (Grimm,  378)  qu'il  a 
aussi  connu  les  arbres  généalogiques  des  autres  royaumes 
anglo-saxons.  Pour  Kent  on  a,  d'après Bède  :  Voden,  Vecta 
(le  Vâgdâg  de  Deira,  Grimm,  p.  SOo"),  Vitta,  Vihlgils,  Hen- 
gest,  Eoric,  Octa,  Eormenric,  Aethelbert.  Grimm  donne  des 
versions  concordantes  de  Nennius,  Historia  Brittorum^  de  la 
Chronique  anglo-saxonne  et  de  Ethelwerd  (voir  Grimm, 
p.  380).  La  version  anglo-saxonne  du  roi  Aelfred  donne 
Voden,  Vihta,  Vihtigisles,  Hengist,  mais  d'après  un  autre 
manuscrit  de  Bède,  dans  lequel  le  nom  de  Vecta  a  été  omis. 

De  même  que  les  noms  de  Hengist  et  de  Horsa  sont  em- 
pruntés au  nom  du  cheval,  de  la  même  façon,  pense  Grimm, 
les  noms  de  Victgisl,  de  Vitta  et  de  Vecta  sont  dérivés  du 
mot  anglo-saxon  v'icg,  diuc.-norsevigg  «  cheval  ».  En  tous  cas 
le  nom  d'une  fille  de  Hengist,  «  Rhonwen  ^»  signifie  «  crinière 
blanche  »;  elle  était  mariée  au  roi  Vortigern,  être  mythique, 
a  Brythonk  Crames,  d'après  Rhys(o.  c,  p.  152-154),  roi  his- 
torique d'après  Bède. 

Ici  également  il  est  impossible  de  distinguer  entre  ce  qui 
appartient  à  la  légende,  au  mythe  ou  à  l'histoire.  Si  Ethel- 

1)  Dans  ÏAcademy  du  14  mars  1896,  p. 221,  le  professeur  Skeat  énonce  l'hy- 
pothèse que  la  Mercie  a  été  peuplée  par  des  Frisons,  qui  étaient  disp'îrsés  parmi 
les  divers  groupes  des  Angles,  et  que  de  cette  façon  le  dialecte  de  Mercie  a  été 
fortement  influencé  par  le  frison.  Il  appuie  sa  théorie  par  quelques  exemples, 
mais  il  espère  qu'un  autre  étudiera  plus  soigneusement  la  questi^m,  pour  se 
prononcer  finalement  pour  ou  contre  son  hypothèse. 

2)  D.  M.*,  III,  377-401  ;  Pertz.  X,  314. 

3)  Plus  tard  Rowena. 


LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS  L  HISTOIRE  DE  BEDE      311 

bert  de  Kent  descend  en  quatrième  génération  de  Hengist, 
Ethelbert  est  tellement  rapproché  de  Hengist  qu'il  faut  bien 
tenir  ce  dernier  pour  historique.  Mais  son  arbre  généalo- 
gique devient  mythique  à  partir  de  la  cinquième  génération. 
D'un  autre  côté  Vitta  et  Vecta  sont  aussi  des  noms  histori- 
ques; au  moins  nous  trouvons  sur  une  pierre  tombale  l'ins- 
cription suivante  :  Li  oc  tumulo  jacet  Yetta  fîlius  VktiWX 
ne  faudrait  pas  non  plus  oublier,  comme  le  fait  très  juste- 
ment observer  Winkelmann  (31),  que  le  caractère  non  histo- 
rique d'un  personnage  n'est  pas  prouvé  par  le  simple  fait 
que  bientôt  après  sa  mort  il  est  devenu  le  héros  d'un  poème 
ou  le  descendant  d'un  dieu». 

Bède  ne  donne  pas  d'autres  noms  de  dieux  dans  son  His- 
toria  à  l'exception  du  seul  nom  de  Wodan.  Dans  un  autre 
de  ses  écrits,  De  temporum  ratione\  on  trouve  les  noms 
Hreda  et  Eostra,  pour  expliquer  les  noms  des  deux  mois  : 
UredmdnatlietEosturmonath,  d'après  ceux  de  ces  deux  dées- 
ses. Grimm  {D.M.\  240-41)p]aide  pour  l'authenticité  de  ces 
noms  et  compare  Eostra  à  une  déesse  allemande  Ostara. 
D'autres  auteurs  sont  plus  sceptiques  à  cet  égard*. 

La  géographie  de  l'Angleterre  de  l'époque  de  Bède  nous 

1)  A  Graraond  près  d'Edinburg.  Voir  Hiibner,  o.  c,  n"  2H. 

2)  Tl  y  a  un  endroit  qui  nous  rappelle  le  souvenir  d'Hengist,  c'est  Hengister- 
dunhill  dans  la  Cornouailles, 

3)  Chap.  xiii  :  «  eosturmonath,  qui  nunc  pascalis  mensis  interpretatur,  quon- 
dam  a  dea  illorum,  quae  Eostre  vocabatur...  Hredmônath,  a  dea  illorum 
Ereda ». 

4)  Weinhold,  D.  Monatsnamen,  IV,  52  ;  Mannhardt,  B.  u.  F.  £.,505,  note  5  : 
«  Die  wahrscheinlich  von  Beda  erfundene  Gottin  Ostara  »  ;  Meyer,D.  M.,  263  : 
«  Beda's  Eostra-Erfindung  »  ;  Golther,  Handbuchder  germanischen  Mythologie, 
1895,  p.  488,  dit  de  même  :  «  Dièse  Gôttinnen  sind  von  Beda  erfunden  ».  Mogk, 
par  contre  (firundr.,  I,  pag.  un),  ne  supprime  pas  son  nom  :  «  Eine  altger- 
manische  Fruhlingsgottin,...  ist  aller  Wahrscheinlichkeit  nach  die  Austrô 
gewesen  ».  11  serait  inutile  de  démontrer  que  quelquefois  des  noms  ont  été  in- 
troduits dans  le  panthéon  allemand  sans  que  cela  soit  justifié  (voir  mon  article 
sur  un  dieu  Crodo:  Bijblad  Hervorming,i892,55  ss.), Mais  nous  ne  voyons  pas 
encore  très  bien  pourquoi  Bède,  qui  s'est  si  peu  préoccupé  du  paganisme,  aurait 
inventé  tout  simplement  deux  déesses.  D'après  Bède,  on  célébrait  pendant  le 
mois  d'Eostra   la  fête  de  Pâques    (consueto    antiquae  ohservationis  vocabulo 


312  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

fournit  encore  quelquefois  le  nom  de  Wotan  dans  un  nom 
de  ville  :  Wodnesbeorg  en  Westsaxonie,  Wodenbryge  dans 
Estanglia,  Wodnesfield  en  Mercie.  Nous  trouvons  encore  un 
Thornege  et  Godmunddingaham  dans  Deira  que  nous  avons 
déjà  mentionné. 

Je  suis  arrivé  à  la  fin  de  ma  tâche  qui  était  de  passer  en 
revue  le  christianisme  et  le  paganisme  anglo-saxon  d'après 
le  livre  de  Bède.  Lorsqu'il  termina  son  livre  en  781, 
quatre  ans  avant  sa  mort,  il  put  parler  de  la  douce  paix  qui 
régnait  dans  la  Northanhumbrie,  «  Puisque  les  temps  sont  si 
tranquilles  [qua  adridente pace  ac  serenitate  temporum  ;  V,  23) 
et  puisque  la  paix  nous  sourit,  beaucoup  de  personnes  de 
notre  pays,  des  classes  supérieures  et  des  classes  inférieures, 
aiment  mieux  se  faire  tonsurer  et  prononcer  des  vœux  que 
de  s'adonner  au  métier  des  armes;  les  générations  futures  en 
verront  les  résultats  »,  telle  est  l'opinion  de  Bède. 

Hélas  !  les  générations  futures  devaient  voir  la  guerre  ci- 
vile, la  peste  et  la  famine,  elles  devaient  voir  ce  qu'il  y  avait 
pour  elles  de  plus  terrible,  la  fïfror  Nonnanorum  qui  devait 
tout  détruire  par  le  glaive  des  Vikings  sur  le  sol  d'Angleterre, 
tout  ce  monde  de  monastères  paisibles  et  d'abbayes  majes- 
tueuses, tous  ces  sanctuaires  dont  les  cloches  chassaient  les 
esprits  méchants,  tous  ces  évêques  à  cheval  dont  le  peuple 
baisait  les  vêtements,  tous  ces  moines  qui  se  promenaient 
le  long  de  la  grève  en  murmurant  des  prières,  tous  ces  supé- 
rieurs qui  remplissaient  les  manuscrits  de  leur  sagesse  et  de 
leur  savoir,  tous  ces  rois  et  toutes  ces  reines  qui  paradaient 
devant  leurs  sujets,  tous  ces  hommes  et  toutes  ces  femmes 
qui  en  secret  offraient  des  sacrifices  aux  dieux  d'autrefois, 
toute  cette  société  que  nous  a  rendue  familière  l'œuvre  ma- 
gistrale de  Bède.  Tout  cela  a  disparu  devant  la  fureur  des 
hommes  du  nord. 

Ce  fut  le  commencement  de  ce  ix' siècle  qui  fut  caractérisé 

gaudia  novae  solemnitatis  vocantes).  On  se  conformait  ainsi  au  conseil  de  Gré- 
goire de  Mellitus  [H.  E.,  I,  3)  qui  recommandait  de  laisser  subsister  les  fêtes 
païennes  en  se  bornant  à  en  changer  les  noms. 


LE  CHRISTIANISJIE  ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  B^DE       313 

par  les  expéditions  de  ces  loups  de  mer *.  L'Europe  occidentale 
ne  manquait  pas  d'avertissements.  Déjà  au  commencement  du 
Vf  siècle  (en  515), une  tlolle  de  Vikings  danois  avait  envahi  le 
pays  des  Francs,  avait  remonté  la  Msuse,  mais  elle  avait  été 
battue  encore  à  temps  parle  prince  ïhéodebert,  filsdeThéo- 
deric  (Thierry),  petit-fils  de  Glovis.  Dans  cette  bataille  mou- 
rut le  roi  de  mer,  Chlochilaich,  comme  l'appelle  Grégoire  de 
Tours  \  La  terreur  de  cette  incursion  inattendue  était  à  bon 
droit  très  grande,  car  Chlochilaich  était  un  héros  très  brave, 
dont  le  poète  du  Beowulf  a  chanté  la  gloire  et  pleuré  la  mort. 
Le  Hygelac,  en  effet,  du  poème  du  Beowidf,c'e»l  le  Chlochi- 
laich de  Grégoire. 

...  Ce  ne  fut  pas  le  moindre 

des  combats  celui  où  l'on  battit  Hygelâc, 

l'ami  du  peuple,  en  Frise*. 

Il  y  avait  eu  là  un  premier  avertissement  vite  oublié,  d'au- 
tant plus  facilement  que  pendant  trois  siècles  les  populations 
du  nord  semblèrent  dormir  derrière  leurs  murs  de  glace  et 
de  neige. 

La  tradition  rapporte  que  Charlemagne  pressentait  les 
désastres  que  les  Normands  devaient  déchaîner  sur  ses  États, 
qu'il  vit  un  jour  entrer  dans  un  port  de  la  Narbonnaise  des 
navires  norses  et  qu'il  s'aperçut  immédiatement  que  ces  ba- 
teaux ne  portaient  plus  des  marchands,  mais  des  ennemis 

1)  Il  est  intéressant  de  constater  que  les  Sôgur  norses  eux-mêmes  parlent 
de  ces  expéditions  de  pillages  aussi  simplement  que  s'il  s'était  agi  de  prome- 
nades en  mer.  «  Au  printemps  Sigurd,  fils  de  Hlodver,  voulait  entreprendre 
une  expédition  de  Vikings  et  Gunnlaug  se  joignit  à  lui;  ils  croisèrent  donc 
pendant  Télé  dans  la  mer  des  Hébrides  et  dans  les  baies  de  la  côte  écossaise 
et  ils  livrèrent  beaucoup  de  batailles.  »  Gunnlaugs  SagaOrmstungu,  chap.  xii. 

2)  Hist.  Franc,  III,  3,  éd.  Arndt^  p. 110.  Variantes  de  ce  nom  :  Chrochilaic, 
Chlodilaich,  Chlochilaich,  Hrodolaic. 

3)  Nâ  thôz.  Ifisest  vils 

hondgemôta,  thaer  mon  Hijgelâc  slôh... 
fréavmefokes,  freslonduin  on, 

{Beowulf,  ô.d.  Heyne.  2355,  56,  58). 


314  REVUE    DE    l'histoire     DES    RELIGIONS 

dangereux;  que  les  pirates,  en  apprenant  que  Charlemagne 
séjournait  dans  cette  ville,  s'esquivèrent  au  plus  vite.  L'em- 
pereur eu  les  apercevant  d'une  fenêtre  donnant  sur  la  mer 
se  mit  à  pleurer  et  dit  à  ses  ducs  :  «  Je  suis  affligé  que  ces  mé- 
créants aient  osé  de  mon  vivant  visiter  ces  côtes  et  je  prévois 
combien  de  dommages  ils  causeront  à  mes  descendants.  » 
C'est  le  moine  de  Saint-Gall  qui  nous  raconte  dans  sa  Chro- 
nique que  c'étaient  des  navires  norses*.  Du  fond  de  son  pays 
allaman  il  pouvait  facilemeut  confondre  les  corsaires  maho- 
métans  avec  les  pirates  normands-.  Mais  les  pressentiments 
qu'il  attribuait  à  l'empereur  devaient  se  réaliser  peu  de  temps 
après. 

La  patrie  de  Bède  a  eu  sa  large  part  de  toutes  les  misères 
qui  furent  la  conséquence  des  expéditions  des  Vikings.  En 
Angleterre  aussi  des  milliers  d'hommes  s'écrièrent  :  Délivre- 
nous  des  Normands,  ô  Seigneur!  Après  la  mort  de  Bède  en 
735,  la  Northanhumbrie  fut  d'abord  déchirée  par  les  guerres 
civiles  et  tourmentée  par  la  famine.  Vers  la  fin  du  siècle  en 
793, une  flotte  de  Vikings  attaqua  Lindisfarne, l'île  sainte  d' Ai- 
dan,  l'abbaye-mère  de  tant  de  monastères.  Les  Normands  la 
brûlèrent  et  tuèrent  les  moines,  ce  qui  terrifia  toute  l'Europe 
chrétienne.  «  Jamais,  écrit  Alcuin,  qui  avait  quitté  le  sol 
troublé  de  l'Angleterre  pour  la  cour  tranquille  de  Charle- 
magne, jamais  pareil  malheur  n'a  atteint  les  Anglais.  Voyez 
l'église  de  saint  Cuthbert  aspergée  du  sang  des  prêtres, 
voyez  ses  trésors  pillés  ;  l'endroit  le  plus  saint  de  l'Angleterre 
devient  la  proie  des  païens  !  Qui  ne  serait  ému  à  ce  spectacle? 
Qui  ne  pleurerait  la  servitude  de  la  patrie  ^?  » 

Un  an  plus  tard,  en  794,  les  rois  de  mer  revinrent  en  An- 
gleterre et  ce  fut  le  tour  du  monastère  de  Bède,  Yarrow,  de 
devenir  la  proie  des  flammes.  Le  couvent  oti  il  a  écrit  tous 
ses  livres,  qui  sont  des  documents  si  précieux  pour  la  con- 
naissance de  son  époque,  a  été  pillé  et  rasé.  Heureusement 

1)  Mon.  S.  Gall,  De  Gest.  Kar.,  II,  14;  Waltenbach,  IX,  XI,  71. 

2)  Voir  Keary,  136,  note  2. 

3)  Epist.  Aie,  n°  22,  d'après  Keary,  128. 


LE  CHRISTIANISME   ET  LE  PAGANISME  DANS  l'hISTOIRE  DE  BEDE       315 

ses  manuscrits  étaient  déjà  répandus  partout  en  de  nom- 
breuses copies.  Ilslui  ont  érigé  un  monument  beaucoup  plus 
digne  que  ne  léseraient  les  ruines  de  Yarrow. 

L.  Kn APPERT. 

Traduit  par  A.  Dirr. 


Pour  faciliter  l'intelligence  de  ces  récits  nous  donnons  ci-contre  un  tableau 
synoptique  des  rois  de  l'Heptarchie  au  vu"  siècle,  d'après  Bède,  ainsi  que  la 
liste  des  principaux  évèques  oh  religieux. 


316 


REVUE   DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 


NORTHANHUMimiE 

MERCIE 

ESTANGLIE 

ESTSAXONIE 

Edwin ,    fils    d'Aella  , 

Penda  bat   Edwin    à 

Wuffa. 

Sigbert    III,    fils    de 

marié  à  fitlielbercfa, 

Hathfield  en  633  (II, 

Tyiilus. 

Sigbert  le  Petit,bap- 

baptisé  le  12  avril  627 

20)  ;    bat  Oswald   à 

Redmald ,     chez    qui 

tis'éen  653(111,  2i)' 

(II,  14)  ;  mort  le  12 

Maserfield    en    642 

Edwin  cherche    un 

mort    en    660    (111, 

octobre  633  (II,  20). 

III,  9);   tué  en   655 

refuge  (II,  12). 

22). 

Osric,    fils    d'Aelfric  , 

dans  la  bataille  de 

Eorpwald,  assassiné  ; 

Suidhelm,  fils  de  Scr- 

rès;ue  sur  Deira  ; 

Loidis  -s.-  Wiuwed 

Sigbert,  frère   de  E., 

bald,  660. 

Eanfrid,    fils   d'Edil- 

(III,  24). 

Egrik    régent,  tués 

Si.7/«en,665(lll,  30),et 

frid,  règue  sur  Ber- 

Peada,  fils  de  Penda, 

tous   les    deux  par 

Sebbi,  morts    eu   694 

nicia;    morts     tous 

marié  à  Alchtlcda, 

Penda  (111,  18). 

(IV,  11). 

les     deux     eu    634 

fille    d'Oswiu  ;    tué 

Anna,  deux  filles  re- 

Off'a, fils  de   Sigheri, 

(III,  1). 

en   654  par   Alchtl. 

ligieuses    à     Fare- 

moine  à  Rome  en 

Oswald,  frère  d'Ean- 

(III,  24). 

Mouslier,  en  Brie  : 

709  (V,  19). 

frid,   mort   en    642 

Oswiu,    de    Norlhau- 

Sexburg,  mariée   à 

(III,  9). 

humbrie,  règue  sur 

Earconberet,    de 

Osîmw, frère  d'Oswald, 

la  Mercie  (III,  24). 

Kent.Aedilthryd,ma- 

roi  eu  643,  mort  eu 

Wulfher,  fils  de  Pen- 

riée à  Egfrid,de  Nor- 

670  (IV,  5). 

da,  roi   en  658  (IV, 

thanhumbrie ,      tué 

Osivin ,    fils    d'Osric , 

3);    mort    en     675 

par  Penda  (III,  18). 

mort    le     20    août 

(IV,  12). 

Aedilheri,  frère  d'An- 

642 (III,  H). 

Aedilred,    675.    Que- 

na,   mort    en    655 

E^r/^Wd,  670-685  (IV,  5). 

relles    avec   Egt'rid 

(III,  24). 

Aldfrid,  685-70S  (IV, 

(679). 

26). 

Coinred-,  moine  en  709 

Osred,  mort  en  716 

(V,  19). 

(V,  1,  18). 

Ceolred,   fils   d'Aedil- 

Coenred,  716  (V,  22). 

red. 

Osrik,  mort  le  9  mai 

729  (V,  23). 

Ceolivulf,  destitué  en 

737. 

LE  CHRISTIANISME  ET  LE  PAGANISME  DANS    l'hISTOIRE  DE  BEDE  317 


Ethelbert ,     marié    à 

Bertha ,  baptisé  en 

593  (I,  26)  ;  mort  en 

616  (II,  5). 
E'adôaW, fils  d'E.,  616- 

640  (II,  5). 
Earconbert,  fils  d'Ead- 

baid  (640-664),  (III, 

8). 
Ecbert,  mort   en   673 

(IV,  5). 
Hloler,    frère     d'Ec- 

bert,    mort  eu   685 

(IV,  26). 
Ed/'ik,    fils   d'Ecbert, 

règne  un  an  et  demi 

(IV,  26). 
Victred,  fils  d'Ecbert, 

roi  en  688;  mort  le 

23  avril -725  (V,  23). 
Aedilberct    \      fils 
Eadbercl      \       de 
Alric,  )  Victred. 


SUTHSAXOME 


Aedilwach,  baptisé  en 
681  (IV,  13);  tué  en 
685  par  Ceadwalla 
de  Westsaxonie  (IV, 
15). 

Ceadwalla. 

Bercthun,  (IV,  13).  et 

Andhun. 

Ini. 


WESTSAXONIE 


Cidchelm,  envoie  des 
assassins  à  Edwin 
de  Northanhumbrie 
(II,  9),  627. 

Cyniqil,  baptisé  en 
633  (III,  7). 

Coinwalch,  païen,  tué 
par  Penda  (III,  7). 

Ceadwalla ,  abdique 
en  688  (V,  7)  ;  mort 
à  Rome  en  689. 

Ine,  688-726. 


QUELQUES-UNS 

DES   ÉVÉQUES   LES    PLUS 

KEMAKQLARLES 


Augustinus ,  593-607 
(II,  3). 

Paulinus,  évêque  de 
Ilrofesceaster  ;  mort 
le  10  octobre  644 
(III,  14). 

Aidan,  év.  de  Lindis- 
farne  en  633  ,  mort 
le  31  août  642  (III, 
3,5). 

Einan        (III,  27),  et 

Colman,  tous  les  deux 
cvêques  de  Lindis- 
farne. 

Cedd ,  év.  de  Ithan- 
ceaster,  dans  Est- 
saxonie ,  653  (III, 
22);  mort  à  Laes- 
lingaeu,  644  (111,23). 

Wilfred,  681  à  Wight 
(IV,  13). 


21 


LE  UmmU  mi  m  plein  DlfELOPPElENî 

D'APRÈS   LES   VINAYAS 


La  Faculté  des  Langues  orientales  de  Saint-Pétersbourg  a  publié,  au  début 
de  celte  année,  pour  s'associer  aux  fêtes  du  Centenaire  de  l'École  des  Langues 
orientales  à  Paris,  un  volume  de  mélanges  qui  porte  le  titre  de  Notes  orientales. 
M.  Wassilieff,  à  qui  les  études  bouddhiques  doivent  tant  de  beaux  travaux,  a 
donné  dans  ce  recueil  un  article  sur  «  le  Bouddhisme  en  son  plein  développe- 
ment d'après  les  Vinayas  «.  Les  opinions  d'un  spécialiste,  qui  apporte  à  ce  dé- 
bat une  connaissance  incomparable  des  documents  chinois,  valent  d'être  exa- 
minées avec  soin,  si  fort  qu'elles  puissent  choquer  les  idées  courantes.  Il  va 
sans  dire  que  le  traducteur  n'entend  pas  se  solidariser  avec  l'auteur  :  comme 
indianiste,  il  se  voit  même  obligé  d'exprimer  les  réserves  les  plus  formelles 
sur  les  conclusions  hardies  de  M.  Wassilieff. 

Quand,  des  obligations  les  plus  simples  et  primordiales 
du  bhiksu^  qui  a  fait  vœu  de  mendier,  ou  plutôt  qui  a  été 
réduit  à  cette  nécessité,  on  passe  à  ces  dispositions  oii  il 
nous  apparaît  au  moment  que  retracent  les  Vinayas,  c'est-à-dire 
aux  institutions  déjà  fixées  par  écrit,  involontairement  se  pose 
cette  question  :  En  combien  de  temps  s'est  produite  une  telle 
évolution,  et  de  plus  combien  s'est-il  écoulé  de  stades  jusqu'au 
terme  de  cette  évolution?  Et  si,  dès  ces  stades,  il  existait  des 
prescriptions  orales  ou  bien  même  écrites,  quel  fut  alors  le  tra- 
vail entrepris  par  les  auteurs  subséquents?  Au  lieu  des  quatre 
niçrayas  et  des  douze  dhùtas,  nous  voyons  le  bhiksu  tenu  d'ac- 
complir 250  prescriptions,  ou  260,  ou  davantage  encore.  Il  ne  vit 
plus  sous  les  arbres,  ni  dans  les  cavernes,  mais  dans  des  cellules 
de  couvent,  quoique  plusieurs  de  ses  vœux  portent  encore  le 
caractère  de  l'existence  primitive  et  intermédiaire.  L'existence 
primitive  ne  comportait  aucune  espèce  de  principe  de  société,  ni 
cérémonies,  ni  supérieurs,  ni  subordonnés  (disciples),  et  main- 


LE  BOUDDHISME  d'aPRÈS  LES  VINAYAS  319 

tenant  il  y  a  pour  le  bhiksu  des  assemblées  solennelles  et  des 
jours  de  fête;  on  a  écrit  des  règlements  complets  pour  l'ordi- 
nation, le  culte  divin,  les  remèdes,  les  vêtements,  etc.  Primiti- 
vement tout  l'enseignement  était  renfermé  dans  la  mendicité 
même  ;  on  n'avait  besoin  de  rien  savoir  ;  il  n'y  avait  pas  matière 
à  philosopher;  mais  maintenant,  dans  les  Vinayas,  on  cite 
déjà  quantité  de  livres  dogmatiques.  On  connaissait  déjà  une 
collection  des  trois  pitakas,  quoique  dans  leur  composition  n'en- 
trassent pas  naturellement  tous  les  livres  actuellement  entendus 
sous  cette  désignation  dans  le  Hînayâna  :  du  Mahâyâiia  il  ne 
saurait  être  question.  D'après  le  Glii-soung-liu-p'i-ni-siu,  on 
entendait  d'abord  sous  le  nom  d'Abhidharma  simplement  la  sup- 
pression des  cinq  péchés  redoutables  :  assassiner,  voler,  boire 
des  liqueurs  enivrantes,  etc.  Le  Vinaya  même  consistait  tout 
juste  en  4  pàrâjikâs,  5  (et  non  13)  saiighâvaçesas  et  2  aniyatas. 
Le  terme  de  Sùtra  (comme  doctrine)  désignait  uniquement  le 
Dharma-cakra-pravartana-sûtra.  N'est-ce  pas  une  preuve  à  l'ap- 
pui de  ce  que  nous  avons  dit  plus  d'une  fois,  que  les  bouddhistes 
ne  connaissaient  tout  d'abord  qu'un  seul  Vinaya,  et  que  les  Sù- 
tras  et  l'Abhidharma  primitifs  avaient  trait  uniquement  à  des  rè- 
glements de  la  vie  ascétique  ? 

Mais  dans  d'autres  Vinayas, nous  rencontrons  déjà  la  mention 
des  quatre  vérités  et  des  douze  nidânas,  c'est-à-dire  de  l'exis- 
tence de  livres  exposant  la  doctrine  dogmatique,  et  non  la  vie 
ascétique.  Dans  le  Ghan-kien-p'i-po-cha  qui  est  vraisembla- 
blement le  Vinaya  singhalais,  puisqu'il  y  est  fait  mention  du  troi- 
sième concile  tenu  sous  Açoka*,  sont  cités  les  sûtras  [king) 
suivants,  dont  la  publication  est  attribuée  à  divers  personnages  : 
Madhyântika  enseigne  le  Tou-pi-king  (traité  des  exemples  ou 
des  comparaisons);  Mahâdeva,  le  T'ien-cheu-king  (l'envoyé  cé- 
leste?); Le-k'i-to,  le  Ou-cheu-king  (sans  commencement);  Tan- 
ou-te(Dharmagupta?),le  Houo-tsiu-p'i-king  (comparaison  avec 
l'amas  en  feu);  Mahâ-tan-ou-te   (Mahâdharmagupta),   le   Pen- 

1)  [Le  Chan-kien-p'i-po-cha  est  en  réalité  la  traduction  chinoise  de  la  Sâ- 
manta-pâsâdikâ,  de  Buddhaghosa.  Cf.  Takakusu,  Pâli  Eléments  in  Chinese 
Buddhism,  Jour.  Roy.  As.  Soc,  1896,415-439].  Note  du  trad. 


320  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

cheng-king  (biographie);  Mahâ-le-k'i-to,  le  Ka-lo-lo-mo-king- ; 
Ma-cheu-lo,  le  Tchou-tchoen-king  ;  Siu-na-kia,  Fan-wang- 
king*. 

Le  Chi-soiing-liu  donne  la  désignation  sanscrite  de  18  sùtras 
(XXIV,  40)  et  des  quatre  vérités  (XXVI,  32);  le  Vinaya  des 
Mahâsâiighikas  énumère  tous  les  quatre  Agamas,  qu'on  peut 
appeler  le  couronnement  de  la  doctrine  du  Hînayâna!  Enfin  pour 
en  venir  à  désigner  Çakyamuni,  non  plus  du  nom  de  çramana, 
mais  comme  le  premier  des  êtres  à  deux  pieds  et  ensuite  le 
Bouddha,  pour  qu'apparût  la  tradition  relative  aux  32  marques 
et  aux  80  signes,  il  a  fallu  assurément  bien  du  temps.  Ce  n'est 
pas  dès  le  commencement  qu'a  pu  paraître  la  fameuse  expression 
des  «  trois  joyaux  »,  ni  qu'ont  pu  paraître  des  ordinations  à  di- 
vers degrés. 

On  croit  d'ordinaire  que  toutes  les  dispositions  du  Vinaya  ont 
été  «  chantées  »  au  premier  concile  ;  il  est  bien  difficile  de  l'ad- 
mettre, et  aussi  que  les  trois  Pitakas  tout  entiers,  constituant  un 
colossal  recueil,  aient  paru  dès  le  temps  de  Çakyamuni.  Tout 
ce  que  nous  pouvons  admettre,  c'est  que  pourtant,  antérieure- 
ment au  développement  des  règlements  du  Vinaya,  on  avait 
commencé  à  discuter  les  thèses  primitives  en  les  adaptant  aux 
déviations  inévitables  avant  le  passage  à  la  vie  monastique.  Sans 
doute  nous  ne  pouvons  croire  que,  comme  le  rapporte  le  P'i-ni- 
siu,  dans  le  concile  de  Vaiçâli,  lorsque  l'on  condamna  les  dix 
violations,  on  se  soit  référé  déjà  aux  clauses  qui  se  trouvent  au- 
jourd'hui insérées  dans  les  Vinayas  ;  mais  il  est  certain  que  ces 
clauses  y  furent  insérées  précisément  après  la  discussion  des 
violations  visées.  Nous  n'admettons  pas  sur  la  foi  des  indications 
données  dans  le  Vinaya  et  que  nous  touchons  ci-dessous,  que 
dans  la  vie  primitive  des  mendiants  ait  existé  un  enseignement 
théorique  quelconque;  nous  pensons  que  la  prédication  n^ap- 
parut  que  dans  la  suite;  c'est  pourquoi  il  nous  semble  qu'il  était 
tout  d'abord  nécessaire  d'assurer  le  respect  à  la  prédication  qui 

1)  [Pour  la  restauration  exacte  des  noms  et  des  titres,  v.  le  texte  de  la 
Sàmanta-pâsàdikà  dans  le  Vinaya,  éd.  Oldenberg,  vol.  III,  p.  314-318].  Note  du 
trad. 


LE  BOUDDHISME    d'aPRÈS    LES    VINAYAS  321 

n'est  pas  la  même  chose  que  Ja  vie  ascétique,  mais  qui  dans  la 
suite  exige  déjà,  comme  nous  le  voyons  dans  le  Pràtimoksa,  que 
le  prédicateur  ne  laisse  pas  écouter  son  sermon  à  une  personne 
assise  en  face  de  lui  sur  un  siège  plus  haut,  ou  chaussée,  ou  bien 
à  cheval,  etc. 

Ordinairement  pour  établir  l'ancienneté  de  la  composition  des 
Vinayas  on  insiste  sur  ce  trait  que,  dans  toutes  les  rédactions  ou 
dans  toutes  les  écoles  ils  sont  à  peu  près  identiques.  Cette  res- 
semblance, nous  pouvons  l'attester  avec  plus  d'autorité  encore, 
puisque  nous  avons  sous  la  main  les  Yinayas,  non  pas  d'une 
seule  école,  mais  de  beaucoup,  sinon  de  toutes,  conservés  seu- 
lement en  traduction  chinoise.  Mais  à  notre  avis  ce  trait  mèm.e 
prouve  que  les  Vinayas  parvenus  à  nous  ont  été  rédigés  à  une 
époque  tardive,  quand  la  question  de  la  vie  ascétique  ne  consti- 
tuait plus  un  sujet  de  discussion,  et  que  toutes  les  écoles  étaient 
déjà  fort  tranquillement  établies  dans  des  monastères,  et  avaient 
pris  en  conséquence  une  teinte  monotone,  parce  que  pour  la  vie 
en  communauté,  même  dans  les  autres  religions,  les  règles  éta- 
blies ne  peuvent  sortir  du  cadre  connu.  Nous  savons  que,  même 
si  les  écoles  principales  s'étaient  séparées  à  la  suite  d'une  discus- 
sion sur  la  vie  ascétique,  ces  écoles   avec  leurs  ramifications 
auraient  ensuite  porté  la  question  sur  un  fond  dogmatique,  c'est- 
à-dire   théorique.    Ces    discussions,    comme    nous    le    savons 
(cf.  Bouddhisme ,  I,  222-238)  d'après    le   récit   de   Vasumitra, 
durèrent  près  de  quatre  siècles  après  la  mortdu  Bouddha.  Cepen- 
dant nous  savons  aussi  que  l'enseignement  en  usage  dans  les 
premiers  temps  était  appris  par  cœur  et  que  l'écriture  pendant 
longtemps  ne  fut  pas  répandue.  Primitivement  le   bhiksu   qui 
avait  commencé  à  apprendre  recevait  le  nom  de  çrâvaka  (audi- 
teur). Fa- bien  trouve  le  Vinaya  dit  «  des  Mahâsâiighikas  »,  le 
premier  qui  se  présente  historiquement  et  non  de  façon  hypo- 
thétique dans  le   monde  littéraire,  seulement  au   commence- 
ment du  v'  siècle  de  notre  ère.  Dans  la  post-face  de  la  traduction 
en  chinois  de  ce  livre  (XL,  23)  on  lit  :  «  Dans  l'Inde  centrale,  au 
temps  jadis,  il  y  avait  un  méchant  roi  sous  lequel  tous  les  bhik- 
sus  se  dispersèrent  de  tous  côtés,  et  ceux  qui  connaissaient  les 


322  REVUE    DE   L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

trois  pitakas  se  disséminèrent.  A  la  mort  du  méchant  roi,  il  en 
vint  un  bon    qui  rappela   les  çramanas  dans  son  empire.  Au 
moment  du  repas,   dans  la  ville  de   Pa-lian-feï  (Pâtaliputra), 
500  bhiksus  voulurent  résoudre  une  question;  mais  il  ne  se  ren- 
contra pas  de  maître  qui  connût  le  Vinaya,  ni  de  texte  du  Vinaya  ; 
il  n'y  avait  rien   sur  quoi  on  pût   s'appuyer.  C'est  pourquoi  on 
envoya  un  homme  au  Jetavana-vihâra  pour  copier  le  Yinaya  ; 
c'estce  Vinaya  qu'on  se  transmet  encore  aujourd'hui.  EtFa-hien, 
dans  le  Magadha,  à  Pa-lian-feï,  au  sud  d'un  stùpa  du  roi  Açoka, 
dans  le  temple  du  roi  des  dieux  (T'ien-wang),  ayant  copié  le  texte 
indien,  l'a  de  retour  à  lan-tch'ou  traduit  de  l'an  12  à  l'an  14  de 
la  période  I-hi  (416-418)  dans  le  temple  de  Tou-tchan  (avec  Bud- 
dhabhadra?)  ».  On  voit  par  là  comme  l'écriture,  même  au  temps 
de  Fa-hien,  était  peu  répandue  dans  l'Inde  ;  car,  s'il  y  avait  eu 
des  manuscrits  du  Vinaya  en  usage  courant,  il  n'y  aurait  pas  eu 
lieu  de  citer  comme  un  fait  important  à  quel  moment  on  trouva 
l'original  et  la  copie.  I-tsing  rapporte  que  de  son  temps  les  Védas 
n'existaient  pas  encore  sous  la  forme  écrite.  Rappelons  encore 
que  Fa-hien,  au  commencement  du  v*"  siècle,  copie  comme  une 
rareté  le  Vinaya  des  Mahâsâiighikas,  tandis  quelliouen-tsang,  au 
vii^   siècle,  revient  avec  les  Vinayas  des  Sthaviras,  des  Mahâ- 
sâiighikas,  des  Sammatîyas,  des  Mahîçâsakas,  des  Kâçyapîyas, 
des  Dharmaguptas  et  des  Sarvâstivâdins.  Ne  pouvons-nous  pas 
supposer  que  la  fabrication  des  codes  des  Vinayas  commençait 
seulement  au  temps  de  Fa-hien?  En  outre,  il  se  présente  à  notre 
esprit   une   autre   supposition  :  Les   Vinayas  parvenus  jusqu'à 
nous  ne  sont-ils  pas  l'œuvre  des  seuls  Mahâsânghikas,  ramifiés 
en  écoles?  Car  nous  avons  laissé  par  hypothèse  leurs  adversaires 
dans  la  vie  ascétique  originelle,  laquelle  n'exigeait  aucun  règle- 
ment. En  dehors  de    cette  hypothèse   qui   fait   sortir  de  leurs 
rangs  ces  vagabonds  (parivràjakas)  que  les  Mahâsânghikas  nom- 
maient les  adeptes  de  Devadatta,  nous  apprenons  par  I-tsing  que 
des  bhiksus  se  cachaient,  de  son  temps  même,  dans  les  forêts  et 
les  montagnes   isolées   sans  connaître  la  vie  en  communauté  : 
or  le  Vinaya  ne  porte  que  sur  la  vie  en  communauté.  Si  on  nous 
dit  que  ce  ne  sont  pas  les  Mahâsânghikas  qui  portaient  le  nom 


LE  BOUDDHISME  d'aPRÈS  LES  VINAYAS  323 

de  Sthaviras,  d'où  se  sont  formés  par  scission  les  Sarvâslivâ- 
dins  dont  le  Yinaya  s'est  conservé  jusqu'à  présent^  du  moment 
que  les  Vinayas,  quand  ils  furent  composés,  devaient  se  donner 
pour  la  règle  du  Bouddha  lui-même,  les  schismatiques pouvaient- 
ils  alors  avouer  leur  manque  de  légitimité? 

Mais  ici  une  question  se  pose  :  Quand  se  passa  cette  persécu- 
tion du  boudhisme,  mentionnée  dans  la  post-face?  On  peut  dif- 
ficilement l'attribuer  à  Açoka.  Il  est  vrai  qu'il  régnait  à  Pâtali- 
putra,  et  sous  son  règne,  selon  le  Chan-kien-p'i-po-cha,  un 
fonctionnaire  fut  envoyé,  en  son  nom,  à  l'église;  pour  mettre  fin 
aux  discussions  dans  le  clergé;  on  trancha  la  tète  aux  insoumis. 
(Dans  cette  légende  il  s'agit  manifestement  de  l'Açoka  qui  cons- 
truisit 8i,000  stupas,  et  non  par  conséquent  de  Kâlâçoka.)  Mais 
sous  son  règne,  le  Vinaya  n'aurait  pas  pu  se  perdre  puisqu'Açoka 
aussitôt  après  le  massacre  cherche  une  disculpation.  Nous  ne 
connaissons  qu'une  persécution  de  Pusyamitra  ou  Puspamitra 
(cf.  Bouddhisme^  III,  88),  sous  qui  les  temples  bouddhiques  furent 
brûlés,  les  moines  seuls  mis  à  mort,  les  autres  dispersés.  Ce  fait 
dut,  comme  nous  l'admettons,  arriver  à  peu  près  cinq  cents  ans 
après  le  Nirvana  du  Bouddha,  et  nous  sommes  amenés  à  supposer 
{ib.)  que  la  persécution  dont  il  s'agit  ici  est  celle  que  les  Chinois 
attribuent  dans  leur  chronologie  à  l'an  259  ou  269  de  notre  ère.  En 
dehors  de  ces  deux  dates,  l'une  de  la  persécution,  l'autre  de  la 
traduction  du  Vinaya  des  Mahàsânghikas,,  nous  ne  pouvons  pas 
indiquer  une  seule  date  antérieure  sur  laquelle  on  soit  en  droit 
de  faire  fond.  Malgré  la  mention,  dans  les  fameuses  inscriptions 
de  Piyadasi  (Priyadarçin),  de  son  contemporain  Ptolémée  Phila- 
delphe,  nous  ne  pouvons  pas  en  tirer  parti  positivement,  si  nous 
nous  rappelons  que  l'écriture  demeura  longtemps  cachée  dans 
l'Inde  pour  empêcher  les  hérétiques  de  savoir  ce  qui  s'enseignait, 
étant  donné  surtout  que  Priyardarçinnefut  pas  un  titre  porté  par 
Açokaseulement  (cf.  Le  nom  propre  du  roi  Ajâtaçatru,  Sap.  Ak. 
N.,  t.  5o,  122-124).  En  s'appuyant  sur  les  légendes  relatives  à  ce 
prince,  on  a  pu,  dans  la  suite,  ériger  même  après  sa  mort  des 
monuments  qui  lui  ont  été  attribués.  Quelle  conséquence  pouvons- 
nous  donc  tirer  de  deux  dates  qui  nous  ont  été  conservées  pour  toute 


324  REVUE   DE   l'histoire   DES    RELIGIONS 

l'existence  du  bouddhisme  antérieurement  à  cette  époque?  Com- 
mença-t-elle  auxi%  au  ix®,  au  vi^  ou  seulement  au  ni*  siècle  avant 
J.-C?  Nous  n'avons  rien  de  certain  pour  confirmer  telle  ou  telle 
ère,  sauf  la  dernière  (cf.  Une  nouvelle  ère  de  la  mort  de  Bouddha^ 
ib.,  124-131).  Tout  ce  que  nous  avons  le  droit  d'affirmer,  c'est 
que  le  Yinaya  existait  dans  son  étendue  actuelle,  jusqu'au  v'=  siècle 
de  notre  ère,  et  que  le  bouddhisme  subit  une  persécution  en  l'an 
259  de  cette  même  ère. 

Si  le  Vinaya  existait  incontestablement  sous  la  forme  écrite 
jusqu'au  v®  siècle,  il  n'est  pas  possible  d'affirmer  par  déduction 
qu'il  n'en  existait  rien  deux  siècles  avant  notre  ère,  ou  que  le 
méchant  roi  mentionné  dans  la  post-face  vivait  certainement  en 
259.  Seulement  sommes-nous  en  droit,  quand  nous  trouvons 
dans  le  livre  même  des  données  qui  indiquent  son  élaboration 
tardive,  de  les  considérer  comme  des  interpolations  postérieures? 
Les  bouddhistes,  du  moins,  n'admettraient  pas  cette  hypothèse, 
bien  qu'ils  assurent  avec  chaleur  que  le  Vinaya  était  déjà  com- 
posé dès  la  première  année  après  la  mort  de  Çakyamuni.  En 
dehors  des  livres  énumérés  nommément  ci-dessus,  nous  trouvons 
encore  dans  le  Vinaya  des  Mahâsâiighikas,  juste  après  le  récit 
relatif  à  la  collection  du  Vinaya  en  ladite  année  et  à  la  publica- 
tion des  dogmes  des  Mahâkâçyapîyas  :  «  ce  qui  n'est  pas  établi, 
que  l'on  ne  rétablisse  pas  ;  les  lois  établies,  il  faut  les  apprendre 
avec  soumission  »  —  la  série  suivante  (XXXII,  17)  :  «  De  qui 
a-t-il  entendu  (ce  Vinaya)?  De  Koung-tche  (Bhadanta)  Tao-li  a 
entendu  le  Vinaya,  l'Abhidharma,  le  Tsa-a-han,  le  Tseng-i-a-han, 
le  Tchoung-a-han,  le  Tchang-a-han  (les  4  âgamas).  Et  Tao-li, 
de  qui  Ta-t-il  entendu?  De  Bhadanta  Fei-cha-po-to-lo.  Fei-cha- 
po-to-lo,  de  qui  l'a-t-il  entendu?  De  Fa-chen,  etc.  »  en  remontant 
jusqu'à  Upâli  qui  l'a  entendu  ^u  Bouddha  lui-même.  Il  en  res- 
sort que  du  Bouddha  à  Tao-li  il  y  a  eu  28  transmissions.  Dans 
le  Vinaya  Chan-kien-p'i-po-cha  que  nous  avons  cité  plus  d'une 
fois,  nous   trouvons   aussi  une  énumération  de  24   transmis- 
sions. Quoi  qu'il  en  soit,  nous  pensons  que  le  livre  en  question 
n'a  pu  être  composé  et  recevoir  une  forme  écrite  qu'au  temps  de 
la  dernière  transmission  mentionnée  ou  bien  même  plus  tard. 


LE  BOUDDHISME  d'aPRÈS  LES  VINAYAS  32o 

A  supposer  qu'il  existât  antérieurement  des  Vinayas,  et  même 
par  écrit,  ils  ne  pouvaient  pas  comporter  une  telle  ampleur  et 
ne  représentaient  pas  non  plus  le  bouddhisme  d'une  époque 
déterminée,  arrivé  au  point  de  développement  auquel  les  données 
à  notre  disposition  nous  permettent  de  penser. 

Aussi  bien,  cette  arrivée  du  bouddhisme  à  l'expansion  com- 
plète, nous  ne  pouvons  la  considérer  comme  établie  chronologi- 
quement qu'au  moment  où  s'achèvent  soit  les  28,  soit  les 
24  transmissions.  Et  la  question  se  pose  de  nouveau  :  «  A  quelle 
date  était-ce  ?  »  Du  nombre  des  transmissions  nous  pouvons 
néanmoins  conclure  qu'elles  ont  pu  se  succéder  à  peu  près  pen- 
dant oOO  ans.  Mais  si  on  ajoute  foi  à  l'histoire  chinoise  du  boud- 
dhisme, le  19'  patriarche  Gayata,  qui  d'ailleurs  appartient  à  une 
autre  transmission  et  à  un  autre  comput,  ne  vivait  quen  147  après 
J.-C.  Cette  nouvelle  donnée  chronologique  est  la  première  et 
la  seule  qui  nous  donne  un  point  d'appui.  D'après  cela,  quel 
droit  avons-nous  de  supposer  que  le  Bouddha  ait  vécu  au  xi%  au 
ix%  au  VI®  siècle  et  d'en  conclure  par  conjecture  la  date  de  tel 
événement  mentionné  dans  le  bouddhisme?  De  telles  conjectures 
n'ont  pour  résultat  que  de  provoquer  la  confusion  et  d'induire 
en  erreur.  Par  une  certaine  superstition,  il  nous  plaît  que  le 
bouddhisme  ait  commencé  le  plus  tôt  possible,  que  son  dévelop- 
pement se  trouve  achevé  bien  avant  le  commencement  de  notre 
ère,  et  l'on  dirait  que  le  monde  savant  doit  être  mécontent  si 
nous  exprimons,  même  sous  forme  d'hypothèse,  l'opinion  que 
le  bouddhisme  réel,  tel  que  nous  le  connaissons  par  ses  livres, 
ne  les  possède  —  et  encore  pas  tous  —  pas  plus  tôt  que  le  iii°  ou 
le  iv^  siècle  de  notre  ère.  Vraiment  y  a-t-il  là  rien  d"* attenta- 
toire ? 

M.  Wassilieff. 
Traduit  par  Sylvain  Levi. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE 


DE    LA 


RELIGION  ROMAINE 

(année  1895) 


Les  conférences  de  VOrto  botanico',  dont  j'annonçais,  il  y  a  un  an,  la 
création,  se  sont  continuées  avec  succès  en  1895.  Elles  ont  conservé  le 
caractère  qu'elles  avaient  pris  dès  le  premier  jour.  Ce  sont  moins  des 
discours  d'apparat  que  des  causeries  familières.  M.  le  marquis  Nobili- 
Vitelleschi,  vice-président  de  la  Commission  archéologique,  après  avoir 
rendu  hommage  à  la  mémoire  de  J.-B.  de  Rossi  et  de  C.-L.  Visconti, 
s'est  surtout  complu  à  louer  un  dévoué  serviteur  de  la  docte  compagnie, 
J.  Venanzi,  secrétaire  pour  la  partie  administrative.  M.  F.  Azzurri  a  poéti- 
quement parlé  du  tombeau  de  Caecilia  Metella  sur  la  voie  Appienne 
{Bull,  comun.,  p.  4-25).  Et  tel  autre  article  inséré  au  Bulleltino  comu- 
nale,  bien  qu'on  ne  nous  en  indique  pas  l'origine,  est  certainement,  à 
en  juger  par  quelques  détails  de  style,  le  résumé  d'une  leçon  de  YOrto 
botanico.  Ces  conférences,  appréciées  du  public  romain,  sont  donc  utiles 
encore  aux  lecteurs  étrangers,  qui  en  trouvent  un  écho  dans  le  périodique 
municipal. 

I 

Au  cours  de  l'année  dernière,  deux  des  plus  importants  édifices  de 
Rome,  le  Colisée  et  le  Stade  du  Palatin,  ont  été  l'objet  de  plusieurs  pu- 

1)  Voir  surtout  les  périodiques  suivants  publiés  en  1895  :  Notizie  degli  scavi 
di  antichità  comunicate  alla  r.Accademia  dei  Lincei;  Bullettino  délia  Commis- 
sione  archeologica  comunale  di  Roma;  Mittheilungen  des  kaiserlich  deutschen 
archâologischen  Instituts,  rômische  Ahtheilung ;  Monumenti  antichi  pubblicali 
per  cura  délia  reale  Accademia  dei  Lincei.  Toutes  les  publications  citées  sans 
date  se  rapportent  à  1895. 

2)  J'ai  donné  l'année  dernière  {Revue  de  VHistoire  des  Religions,  t.  XXXII, 
p.  1-4)  des  indications  sur  ce  nouveau  musée  municipal.  M.  Grailiot  a  inséré 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DK.  LA  RELIGION  ROMAINE  327 

blications.  Au  premier  M.  Gatti  a  consacré  de  substantiels  comptes  ren- 
dus, où  il  relate  les  découvertes  survenues  durant  les  travaux  d'isolement 
qu'avait  entrepris  le  Ministère  de  l'Instruction  publique  [Notiz.,  p.  101- 
i 03, 201-206, 226-232;  Bull,  cojnun.,^.  117-127)*. Le  déblaiement  défmi- 
tif  du  Stade  a  donné  matière  à  un  long  exposé  de  MM.  Barnabei,  Gozza, 
Mariani  et  Gatti.  Ces  divers  auteurs  nous  parlent,  avec  nombreuses 
figures  à  l'appui,  des  fouilles  opérées  pendant  Ihiver  de  1892-1893,  et 
des  renseignements  qu'elles  apportent  sur  l'architecture  et  la  décoration 
du  monument  et  sur  l'histoire  du  Palatin  en  général  [Monum.  antichi, 
V,  p.  17-81)  \ 

Le  Palatin  étant  à  l'ordre  du  jour,  M.  Huelsen  lui  a  réservé  une  de 
ces  pénétrantes  études  topographiques  dont  j'ai  déjà,  à  maintes  reprises, 
fait  profiter  les  lecteurs  de  ce  Bulletin.  Gelle-ci,  on  s'en  souvient  peut- 
être,  nous  était  promise  depuis  1892  ^  Il  s'agit  moins,  cette  fois,  d'un  tra- 
vail d'ensemble  que  d'une  série  de  notices  partielles,  dont  on  nous  an- 
nonce la  continuation.  L'une  d'elles  traite  des  fouilles  sur  l'emplacement 
du  Stade  en  1552  {Rom.  Mitt.,  p.  276-283);  une  autre,  des  recherches 
entreprises  dans  les  jardins  Farnèse,  entre  1720  et  1730,  par  les  ducs  de 
Parme,  dont  ils  étaient  la  propriété.  Ce  bouleversement  maladroit  d'un 
terrain  si  riche  en  restes  de  l'antiquité,  s'il  a  détruit  une  foule  d'objets 
ou  de  vestiges  que  nous  aurions  tant  d'intérêt  à  connaître,  n'est  pas  ce- 
pendant demeuré  sans  profit  pour  nous.  Francesco  Bianchini  a  pris  soin 
en  effet  de  noter  les  trouvailles  dont  il  fut  le  témoin  pendant  cette  pé- 
riode décennale.  Et,  malgré  ses  erreurs  et  ses  faiblesses,  son  ouvrage,  Dêl 
Palazzo  dei  Cesari.,  a  son  prix  pour  quiconque  veut  étudier  la  topographie 
urbaine.  M.  Huelsen  met  bien  en  lumière  tout  le  parti  qu'on  en  peut 
tirer  {Rom.  Mitt.,  p.  252-276).  Ces  deux  mémoires  ne  se  rapportent  pas 
directement  à  Tarchéologie  religieuse  ;  qu'il  me  suffise  de  les  avoir  si- 
gnalés en  peu  de  mots. 

Au  contraire  il  conviendra  de  nous  arrêter  aux  dissertations  intitulées  : 
Le  temple  de  Magna  Mater  et  Le  prétendu  temple  de  Vesta. 

une  sorte  de  catalogue  des  collections  qu'il  abrite  dans  la  Revue  internationale 
des  archives,  des  bibliothèques  et  des  musées,  I,  n"  1  ter  (musées),  p.  40-42.  Le 
Magazzino  archeologico  comunale  est  ouvert  trois  fois  par  semaine  moyennant 
une  taxe  de  0  fr.  25. 

1)  Voir  encore  Lanciani,  Bull,  comun.,  p.  110-115. 

2)  Voir  aussi  Friedrich  Marx,  Das  sogenannte  Stadium  auf  dem  Palatin 
(dans  le  Jahrbuch  des  kaiserlich  deutschen  archdologischen  Instituts,  X, 
p.  129-143);  cf.  Archàologischer  Anzeiger,  ibid.,  p.  234  sq. 

3)  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XXVIII,  1893,  p.  156. 


328  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Le  premier  de  ces  sanctuaires  a  souvent  changé  de  place,  selon  le 
caprice  des  temps  et  des  hommes  ;  dernièrement  encore,  dans  sa  très  utile 
Topographie  der  Stadt  Rom,  M.  0.  Richter  le  marquait  au  nord-est  du 
Palatin,  près  de  la  Porta  Mugonia.  M.  Huelsen  le  voit  sur  le  plateau 
situé  tout  à  l'ouest  de  la  colline,  le  Cermalus  ou  Germains  des  anciens, 
qui  domine  le  Vélabre  et  l'église  Santa-Anastasia.  Cette  sorte  de  ter- 
rasse est  occupée  par  de  vastes  ruines  dont  la  forme  rappelle  surtout  celle 
des  édifices  religieux.  On  a  tour  à  tour  cru  y  distinguer  un  temple  de 
Cérès,  de  Ramnusia,  de  Jupiter  stator,  des  Lares  Praestites,  de  Victoria, 
ou  encore  V Auguratorium.  Seuls  MM.  Visconti  et  Lanciani,  à  qui  nous 
devons  un  guide  du  Palatin,  ont  émis  l'hypothèse  que  Magna  Mater  y 
avait  peut-être  été  adorée.  Cette  indication  sommaire  est  reprise  par 
M.  Huelsen  qui  s'efforce  d'en  démontrer  la  justesse.  A-t-il  réussi?  Un 
résumé  de  ses  arguments  permettra  d'en  juger. 

Il  convient  de  faire  tout  d'abord  une  observation  importante.  Les 
objets  relatifs  au  culte  de  Magna  Mater  exhumées  du  sol  du  Palatin  l'ont 
tous  été  dans  une  même  région.  Une  inscription  M[atri)  D[eum)  M[agnae) 
I{daeae),  avec  la  date  du  27  mars,  jour  où  l'on  portait  solennellement  la 
statue  de  la  déesse  pour  la  baigner  dans  les  eaux  de  l'Almo  (lavatio 
Matris  Deum)  ;  un  second  texte  qui  mentionne  des  dendrophori,  prêtres 
bien  connus  de  la  même  divinité;  un  fragment  de  statue  colossale 
assise  dans  laquelle  on  s'accorde  à  reconnaître  Cybèle  ;  enfin  des  débris 
de  lions  en  marbre,  qui  faisaient  sans  doute  partie  d'un  groupe  repré- 
sentant encore  Cybèle  sur  son  char  ;  tous  ces  fragments,  outre  de  nom- 
breux blocs  architectoniques  de  pépérin,  proviennent  des  alentours  de 
l'endroit  qu'on  a  coutume  d'appeler  scalae  Cad.  La  plupart  sont  trop 
volumineux  pour  y  avoir  été  apportés  de  loin.  C'est  dans  le  voisinage 
qu'était  leur  place.  Or,  précisément  dans  le  voisinage  sont  situées  les 
ruines  auxquelles  j'ai  fait  allusion. 

Jusqu'à  présent,  nous  n'avons  qu'une  présomption  en  faveur  de  Magna 
Mater.  M.  Huelsen  va  la  fortifier  par  de  nouvelles  raisons.  Le  gouverne- 
ment italien  l'ayant  autorisé  à  pratiquer  des  sondages  autour  du  monu- 
ment pour  en  éclaircir  la  structure,  le  savant  archéologue  s'est  livré, 
avec  l'aide  de  l'architecte  C.  V.  Rauscher,  à  un  examen  des  plus  minu- 
tieux. Les  deux  collaborateurs  ont  été  surtout  frappés  de  l'épaisseur  des 
murs;  celui  qui  est  derrière  la  cella  atteint  jusqu'à  5™,50.  Ils  expliquent 
ces  proportions  extraordinaires  par  la  nécessité  d'opposer  une  résis- 
tance aux  poutres  du  faîtage.  Le  bois  avait  donc  été  introduit  en  abon- 
dance dans  le  gros  œuvre.  Et  ce  fait  vérifié  avec  soin  rend  très  vraisem- 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  329 

blables  les  deux  incendies  qui  ravagèrent  le  temple  en  643/111  et  en 
753/1. 

On  constate  encore  que  le  sol  fut  surélevé,  à  une  époque  indétermi- 
née, d'environ  deux  mètres.  Quant  à  la  décoration  en  stuc,  quant  aux 
morceaux  de  caractère  plutôt  artistique  employés  dans  la  construction, 
tambours  de  colonnes  cannelées  en  pépérin,  bases  sans  plinthe  inconnues 
à  Rome  sous  l'Empire,  nombreux  fragments  de  chapiteaux  corinthiens 
composés  de  deux  parties,  débris  d'entablement  avec  tètes  de  lions  for- 
mant gargouilles,  clef  de  voûte  du  fronton  encore  en  bon  état,  ils  trahis- 
sent pour  la  plupart  une  époque  antérieure  à  la  restauration  faite  par 
Auguste  à  la  suite  du  second  incendie. 

Le  caractère  architectural  de  cet  ensemble,  les  sculptures  et  les  textes 
épigraphiques  retrouvés  aux  environs  concordentdonc  pour  justifier  l'at- 
Iribution  du  sanctuaire  à  Cybèle.  Nous  avons  sous  les  yeux  le  plus  ancien 
temple  de  Rome  qui  a  beaucoup  moins  souffert  des  réparations  posté- 
rieures que  la  plupart  des  monuments  analogues  de  la  capitale,  celui  dont 
les  censeurs  M.  Livius  Salinator  et  G.  Claudius  Néron  ordonnèrent 
l'érection  en  550/204,  et  dont  M.  JuniusBrutus  célébra  la  dédicace  treize 
ans  plus  tard.  C'est  sur  la  base  dont  il  subsiste  au  fond  de  la  cella  un 
reste  informe  que  dut  être  placée  la  pierre  sacrée  amenée  en  grande 
pompe  de  Pessinunte. 

En  tenant  compte  des  données  de  tout  genre  qui  sont  entre  leurs 
mains,  MM.  Huelsen  et  Rauscher  concluent  que  les  colonnes  de  façade 
étaient  au  nombre  de  six  ;  il  en  existait,  selon  toute  probabilité,  deux 
autres  de  chaque  côté  du  pronaos  ;  le  monument  auquel  on  accédait  par 
un  vaste  escalier  mesurait  l?"",!©  de  large  et  33™,18  de  long;  la  cella, 
9™,42  sur  12^,80. 

Pourtant  toutes  les  difficultés  ne  sont  pas  écartées  ;  il  faut  examiner 
encore  si  aucun  témoignage  littéraire  ne  s'oppose  à  ces  conclusions. 
Un  passage  de  Dion  Cassius*  ne  laisse  pas  d'être  assez  embarrassant. 
Parmi  les  prodiges  qui  précédèrent  la  mort  de  César,  l'historien  signale 
celui-ci  :  «  La  statue  de  la  Mère  des  dieux  qui  est  au  Palatin,  et  qui 
regardait  auparavant  du  côté  où  le  soleil  se  lève,  se  tourna  d'elle- 
même  vers  le  couchant.  »  Le  temple  de  Magna  Mater  était  donc  exacte- 
ment orienté,  ajoute  M.  Richter;  il  en  résulte  qu'on  ne  peut  l'identifier 
avec  celui  dont  on  s'occupe  ici  et  dont  la  façade  était  au  sud-ouest. 
M.  Huelsen  riposte  que  le  mot  avaA[JLa  employé  par  Dion  ne  signifie 

1)  XLVI,  33. 


330  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

pas  par  lui-même  une  «  statue  placée  dans  un  temple  ».  Par  conséquent, 
M.  Richter  a  décidé  trop  vite  que  la  statue  orientée  de  Magna  Mater 
implique  aussi  l'orientation  du  temple.  D'autant  plus  que  le  sanctuaire 
en  question  ne  renfermait  point  de  statue  de  la  divinité,  mais  seulement 
la  pierre  conique  de  Pessinunte.  Ce  détail  important  M.  Richter  l'avait 
perdu  de  vue. 

Toutefois  la  phrase  de  Dion  est  formelle;  la  statue  de  Cyhèle  se  dres- 
sait bien  sur  le  Palatin.  Puisque  sa  place  n'était  pas  dans  le  temple  que 
j'ai  décrit,  il  ne  reste  qu'à  conjecturer  un  second  édifice  consacré  à  la 
déesse  sur  cette  même  colline.  C'est  à  ce  parti  que  s'arrête  M.  Huelsen. 

Un  bas-relief  du  tombeau  connu  des  Haterii  représente,  entre  le  Coli- 
sée  et  l'arc  de  Titus,  un  édicule  avec  autel  et  statue  de  Magna  Mater 
assise  au  milieu  de  deux  lions.  Sans  parler  de  la  forme  de  l'édifice  qui  ne 
répond  guère  à  l'idée  que  nous  nous  faisons  d'un  temple,  il  serait  étrange 
que  la  fantaisie  de  l'artiste  ait  transporté  à  l'est  du  Palatin  un  monu- 
ment situé  à  l'ouest,  sans  changer  rien  de  plus  à  la  topographie  de  ce 
quartier.  Pourquoi  ne  pas  croire  plutôt  à  l'existence  d'une  chapelle  dans 
cette  région?  Martial  nous  y  invite  quand,  s'adressant  à  son  livre,  il  lui 
dit  d'aller  trouver  son  ami  Proculus  qui  demeure  sur  le  Palatin  et  lui 
indique  le  chemin  *.  Il  devra  longer  le  temple  de  Castor  et  la  maison 
des  Vestales  ;  puis,  parvenu  à  la  montée  de  la  Sacravia,  au  lieu  de  conti- 
nuer devant  lui,  il  obliquera  vers  la  droite. 

Flecte  vias  hac,  qua  madidi  sunt  tecta  Lyaei, 
Et  Cybeles  picto  stat  Corybante  tholus. 

Ce  dernier  vers  confirme  de  tout  point  les  inductions  où  nous  con- 
duisait le  bas-relief  des  Haterii  ;  car  il  prouve  que^  sur  la  droite  de  l'arc 
de  Titus,  Gybèle  recevait  un  culte  dans  un  petit  temple  rond,  à  coupole 
[tholus),  décoréde  peintures  où  figuraient  des  Corybantes*.  PourquoiDion 
Cassius  n'aurait-il  pas  eu  dans  l'esprit  ce  tholus  plutôt  que  le  grand  édi- 
fice de  l'ouest,  lorsqu'il  signalait  le  mouvement  terrifiant  de  raya^^ixa? 

Sur  l'esplanade  qui  précédait  le  temple  proprement  dit  se  donnaient 
chaque  année  les  représentations  scéniques  des  jeux  Mégalésiens.  On 
sait  que  ces  fêtes  furent  instituées  lors  de  la  dédicacer  Mais  la  place^ 
très  resserrée  sous  l'Empire,  ne  dut  pas  être  beaucoup  plus  vaste  à  l'épo- 

1)  Epigr.,  I,  70. 

2)  L'emplacement  de  ce  tholus  serait  donc  assez  voisin  de  celui  que  M.  Rich- 
ter attribue  dubitativement  sur  son  plan  au  sanctuaire  de  Magna  Mater. 

3)  T.  L.,  XXXVI,  36,  3. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMALNE  331 

que  républicaine.  Faut- il  admeltre  que  les  spectateurs  de  marque  avaient 
leur  siège  réservé  sur  les  larges  degrés  de  l'escalier,  tandis  que  le  popu- 
laire s'installait  un  peu  partout  autour  de  l'édifice  et  sur  les  diverses 
éminences  qui  dominent  les  scalae  CacH  M.  Huelsen  n'insiste  pas  sur 
cette  conjecture  ;  il  se  borne  à  demander  qu'on  entreprenne  un  déblaie- 
ment complet  du  terrain.  Cette  œuvre  dépasse  les  forces  d'un  particulier, 
car  il  s'agit  d'enlever  des  centaines  de  mètres  cubes  de  terre.  Si  le  Mi- 
nistère de  l'Instruction  publique  en  assumait  la  charge,  il  aurait  droit  à  la 
reconnaissance  des  archéologues. 

En  attendant  le  résultat  de  sa  requête,  M.  Huelsen  s'en  tient  pour 
l'instant  à  l'identification  du  temple  fouillé  par  lui  avec  celui  de  Magna 
Mater.  J'avoue  que  les  arguments  qu'il  produit  ont  tous  de  la  valeur  ; 
néanmoins,  après  avoir  suivi  pas  à  pas  son  raisonnement,  j'attends  en- 
core la  preuve  décisive  à  laquelle  on  n'a  rien  à  répondre. 

La  pierre  sainte  de  Pessinunte,  apportée  à  Rome  en  grande  pompe,  le 
5  avril  549/205,  trouva  d'abord  asile  in  aedem  Victoriae  quae  est  in  Pa- 
latio\  On  l'installa  à  sa  place  définitive  quatorze  ans  plus  tard.  Rencon- 
trant sur  sa  route  cette  aedes  Victoriae,  M.  Huelsen  saisit  l'occasion  qui 
lui  est  offerte  d'en  fixer  la  situation.  Divers  auteurs,  en  particulier 
M.  Rjchter,  ayant  attribué  à  Victoria  le  temple  que  M.  Huelsen  reven- 
dique pour  Cybèle,  il  y  avait  intérêt  à  montrer  que  Victoria  possédait 
déjà  un  abri  très  suffisant.  A  en  juger  d'après  les  sculptures  et  les  ins- 
criptions déterrées  vers  1720  près  de  l'église  San-Theodoro,  ce  sanc- 
tuaire était  appuyé  au  flanc  de  la  colline,  presque  en  face  de  l'entrée  ac- 
tuelle des  visiteurs  du  Palatin.  Cherchant  à  loger  une  divinité  en  quête 
d'un  gîte,  M.  Huelsen  en  pourvoit  deux  à  la  fois  {Rom.  Mitt.,  p. 3-28 
et  269). 

Dans  son  travail  sur  «  le  prétendu  temple  de  Vesta  »,  il  expulse  au  con- 
traire cette  déesse  d'un  domicile  qu'on  lui  avait  indûment  attribué.  Le 
28  avril  742/12  Auguste  est  nommé  grand  pontife,  ec  à  cette  occasion  une 
chapelle  et  un  autel  de  Vesta  sont  consacrés  dans  son  palais.  Il  n'en  sub- 
siste plus  rien  sur  la  sol  ;  mais  M.  Lanciani  a  cru  découvrir  dans  quel- 
ques dessins  de  la  Renaissance  des  fragments  sculptés  qui  auraient 
appartenu  à  Vaedicula  en  question.  C'est  cette  opinion  généralement 
acceptée  que  M.  Huelsen  soumet  à  une  critique  rigoureuse.  Il  démontre 
que  les  sculptures  proviennent  d'un  édifice  rond,  de  proportions  plus 
petites  que  le  temple  de  Vesta  au  Foruiu.   sans  doute  quelque  wjm^ 

1)  T.-L.,  XXIX,  14. 


332  REVUE   DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

phaeum  du  palais  des  Flaviens,  arrangé,  dénaturé  par  l'imagination  de 
Pirro  Ligoriô.  En  supprimant  tous  les  détails  techniques,  j'ai  tenu  à 
résumer  ce  travail  qui  aboutit  à  débarrasser  le  Palatin  d'un  édifice  en- 
combrant. Il  est  d'un  bon  exemple.  Par  tous  pays  les  archéologues  ne 
sont-ils  pas  beaucoup  plus  tentés  d'inventer  des  monuments  que  d'en 
supprimer?  {Rô7n.  Mitt.,  p.  28-37.) 

La  controverse  entre  MM.  Lanciani  et  Huelsen,  au  sujet  du  temple  du 
Soleil  bâti  par  Aurélien,  s'est  prolongée  cette  année.  Les  deux  savants 
ont  fourni  de  nouveaux  arguments  à  l'appui  des  systèmes  dont  ils  se 
sont  constitués  les  champions.  Je  dois  exposer  à  mes  lecteurs  cette  se- 
conde phase  de  la  discussion,  comme  j'ai  fait  pour  la  première*.  A  la 
fin  de  mon  compte  rendu,  j'inclinais  à  admettre  la  théorie  de  M.  Lan- 
ciani, sans  considérer  toutefois  la  cause  comme  définitivement  jugée. 
La  lecture  des  deux  récents  articles  insérés  dans  le  Bullettino  comunale 
(p.  39-59,  94-101)  n'a  guère  modifié  mon  impression  précédente. 

Le  point  de  départ  de  lout  le  débat  est  la  découverte  par  M.  Lanciani, 
dans  la  collection  du  duc  de  Burlington,  d'un  précieux  dessin  d'Andréa 
Palladio.  Il  représente,  à  Test  du  Corso,  entre  la  via  délia  Vite  et  la  via 
délia  Mercede,  c'est-à-dire  à  l'endroit  de  l'ancien  couvent  de  San-Silves- 
tro  in  Capite,  aujourd'hui  transformé  en  Poste  centrale  et  Ministère 
des  Travaux  publics,  des  ruines  considérables  inconnues  jusqu'à  présent 
des  topographes.  Après  étude  minutieuse,  M.  Lanciani  déclara  que  le 
plan  donné  par  Palladio  ne  convenait  en  aucune  façon  à  un  temple  ; 
le  sanctuaire  d' Aurélien  ne  s'élevait  donc  point  en  ce  lieu,  comme  on  le 
répétait  depuis  longtemps,  mais  bien  dans  les  jardins  Colonna,  au-dessus 
de  l'église  Santi-Apostoli. 

C'est  ici  qu'intervient  M.  Huelsen.  Pour  lui,  le  dessin  de  Palladio, 
loin  de  détruire  l'hypothèse  d'un  temple  du  Soleil  à  San-Silvestro,  la  con- 
firme au  contraire  de  la  façon  la  plus  formelle;  tandis  que,  d'autre  part, 
l'emplacement  des  jardins  Colonna  est  aussi  mal  choisi  que  possible.  La 
contradiction  est  absolue.  Voyons  comment  l'auteur  la  soutient. 

Lorsque  Aurélien  érigea  le  templum  Solls,  il  avait  l'esprit  tout  plein 
des  merveilles  architecturales  de  Baalbek  et  de  Palmyre,  et  sans  doute 
il  voulut  en  offrir  un  exemple  aux  Romains.  Cette  remarque  de  M.  Lan- 
ciani qu'il  accepte  volontiers  amène  M.  Huelsen  à  confronter  le  plan  de 
Palladio  avec  celui  du  célèbre  temple  de  Zeus  à  Héliopolis.  L'un  et  l'autre 
lui  offrent  même  disposition  des  édifices  qui  les  composent,  même  dé- 

1)  Revue  de  l'Histoire  des  Religions^  t.  XXXII,  p.  12-14. 


BULLETtN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  333 

coralion  et,  en  partie,  mêmes  dimensions.  Dans  les  deux  cas  se  rencontrent 
des  propylées,  un  portique  quadrangulaire  entourant  une  vaste  cour  et 
séparé  des  propylées  par  un  étioit  passage,  puis  le  sanctuaire  lui-même. 
A  Héliopolis  la  superficie  de  la  cour  est  de  10,816  mètres  carrés,  de 
10,625  à  Rome.  De  part  et  d'autre  on  remarque  l'emploi  de  ces  fron- 
tons triangulaires  coupés  aux  deux  tiers,  qui  sont  d'une  bizarrerie 
fort  caractéristique.  Le  sanctuaire,  il  est  vrai,  ne  figure  pas  sur  le  dessin 
de  Palladio;  mais  c'est  qu'il  n'en  subsistait  plus  rien  au  xV^  siècle. 
L'artiste,  ne  comprenant  pas  bien  pourquoi  le  portique  restait  ouvert  d'un 
côté,  a  supposé  un  écroulement  du  mur  ei  l'a  rétabli  pour  la  symétrie 
de  façon  arbitraire.  En  fuit,  au  nord  le  portique  n'était  pas  fermé  ;  c'est 
par  là  qu'on  accédait  à  la  demeure  même  du  dieu. 

Cette  partie  du  mémoira,  que  j'appellerai  positive,  est  suivie  de  longs 
développements  dans  lesquels  M.  Huelsen  s'efforce  de  détruire  la  théorie 
qui  se  sert  des  jardins  Colonna.  Elle  lui  semble  inacceptable,  parce  qu'elle 
a  contre  elle  l'ordre  topographique  suivi  ou  les  expressions  employées 
dans  certaines  descriptions  anciennes  de  Rome.  Au  reste,  l'édifice  de  la 
villa  Colonna  dont  les  architectes  de  la  Renaissance  ont  laissé  le  plan 
n'avait  qu'un  rang  de  colonnes  autour  de  la  cella  ;  on  y  cherche  vaine- 
ment les  grands  portiques  du  templum  Solis  ;  il  eût  été  impraticable 
comme  entrepôt  des  vins.  Les  inscriptions  orientales  déchiffrées  dans  les 
souterrains  de  la  villa  sont  trop  peu  claires  pour  qu'on  en  puisse  tirer 
quoi  que  ce  soit.  Enfin  les  rares  découvertes  advenues  depuis  une  dizaine 
d'années  aux  environs  de  San-Silvestro  paraissent  assez  bien  convenir 
au  temple  qu'on  propose  de  restituer  à  cette  région. 

La  riposte  de  M.  Lanciani  est  brève,  elle  n'en  a  peut-être  que  plus 
de  valeur.  L'édifice  de  San-Silvestro,  dit-il,  ne  saurait  être  le  temple 
d'Aurélien,  car  les  détails  sculpturaux  des  fragments  que  nous  possédons, 
trahissant  l'époque  de  Donatien,  sont  antérieurs  de  près  de  deux  siècles 
à  la  date  qu'on  prétend  leur  «ssigner .  Les  fameux  frontons  taillés,  auxquels 
M.  Huelsen  attribue  tant  d'importance,  ne  sont  nullement  une  particu- 
larité orientale;  on  les  rencontre  à  Rome  même,  au  forum  de  Trajan  et 
dans  un  columbarium  de  Tépoque  d'Auguste.  Quant  à  la  restitution  du 
sanctuaire  au  nord  du  grand  portique  dessiné  par  Palladio,  rien  ne  l'au- 
torise. Pourquoi  supprimer  d'un  trait  de  plume  toute  une  partie  duplan^ 
surtout  lorsque  les  mesures  et  la  décoration  que  lui  attribue  l'artiste 
montrent  bien  que  la  symétrie  n'a  rien  à  faire  ici?  Palladio  reproduit 
donc  des  objets  réels;  et  c'est  parce  qu'il  a  souci  de  l'exactitude  qu'il  n'a 
point  mentionné  un  temple  imaginaire.  Jamais  en  effet  le  moindre  débris 


334  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

de  cette  construction  n'a  reparu  sous  la  pioche  des  terrassiers;  tandis 
que,  là  où  Palladio  marque  un  édifice,  les  travaux  ultérieurs  n'ont  pas 
été  stériles.  Cette  dernière  considération  sera,  je  pense,  d'un  grand  poids 
pour  quiconque  sait  combien  le  sol  de  Rome,  en  dépit  de  tant  de  bou- 
leversements, garde  avec  fidélité  la  trace  des  monuments  qui  l'ornèrent 
autrefois. 

Ainsi  point  de  temple  à  San-Silvestro,  mais  seulement  un  portique 
avec  jardin  à  l'intérieur,  analogue  à  celui  qui  longeait  le  théâtre  de 
Pompée.  Aux  derniers  temps  de  la  République  et  aux  premiers  jours 
de  l'Empire,  la  mode  fit  établir  au  Champ  de  Mars  un  certain  nombre 
de  jardins  clos  et  entourés  de  galeries,  commodes  en  toutes  saisons.  Les 
auteurs  romains  les  mentionnent  plus  d'une  fois.  Ce  serait  un  de  ces 
squares,  comme  nous  dirions  aujourd'hui,  qui  aurait  occupé  le  terrain 
de  San-Silvestro  et  dont  le  dessin  de  Palladio  conserverait  la  mémoire. 

De  cette  discussion  menée  avec  entrain  et  non  sans  une  pointe  de 
malice,  çà  et  là,  surtout  du  côté  allemand,  une  impression  se  dégage  avec 
beaucoup  de  netteté.  Chacun  des  auteurs  est  fort  habile  à  critiquer  le 
système  de  l'adversaire  ;  les  objections  qu'ils  lancent  portent  presque  tou- 
jours. Il  n'en  va  pas  de  même,  à  mon  sens,  quand  il  leur  faut  recons- 
truire après  avoir  démoli.  Puisque  les  deux  théories  sont  si  aisément 
ébranlées,  c'est  donc  quelles  reposent  sur  des  fondements  peu  solides.  De 
telle  sorte  qu'on  en  arrive  insensiblement  à  se  demander  si  le  templum 
Solis  d'Aurélien  ne  serait  pas  à  rechercher  ailleurs  qu'à  la  villa  Golonna 
et  à  San-Silvestro.  Qui  découvrira  sa  véritable  place? 

A  la  fin  de  son  article,  M.  Lanciani  déclare  que  la  discussion  est 
close,  du  moins  en  ce  qui  le  concerne.  Espérons  qu'il  ne  tiendra  pas 
son  serment.  Si  d'aventure  M.  Huelsen  lui  décoche  quelque  nouvelle 
dissertation,  j'ai  peine  à  croire  qu'il  supporte  l'attaque  sans  broncher. 
Et  je  fais  volontiers  des  vœux  pour  que  se  poursuive  cette  lutte  cour- 
toise, où  sont  remuées  tant  d'idées  utiles,  où  il  n'y  a  que  plaisir  pour 
le  lecteur  et  profit  pour  l'archéologie. 

L'Am  Pacis  Augustae,  dont  je  parlais  dans  mon  dernier  Bulletin',  a 
fourni  encore  à  M.  Petersen  la  matière  d'une  note  dans  les  Rômische 
Milthcilungen  (p.   134-i-45).  Elle  ne  traite  que  d'un  détail  artistique  et 

1)  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XXXll,  p.  4-9.  A  propos  du  bas- 
relief,  dit  à  tort  «  des  trois  éléments  »,  qui  décorait  l'autel  et  d'un  bas-relief 
analogue  de  Carthage,  on  lira  avec  fruit  quelques  pages  de  M.  Schreiber,  dans 
le  Jahrbuch  des  kaiser Uch  deutschen  archdologisclien  Instituts,  XI,  1896, 
p.  89-95. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  335 

ne  modifie  en  rien  la  théorie  du  savant  secrétaire  de  l'Institut  allemand 
sur  l'ensemble  du  monument  et  sur  l'ordonnance  des  bas-reliefs. 

Il  n'y  a  pas  lieu  non  plus  d'insister  sur  le  mémoire  de  IVI.  A.  Schnei- 
der, Aus  Roms  Fruehzeit.  Il  ne  doit  pas  être  sans  rapport  avec  le  livre 
que  l'auteur  vient  de  publier'  et  que  je  n'ai  pas  entre  les  mains.  Les 
considérations  sur  le  Pons  subliciuSy  les  Aova  et  Sacra  viae,  la  Homa  qua- 
drata,  le  Septimonlium,  etc.,  qui  sont  développées  dans  ce  travail,  ont 
leur  intérêt;  mais  il  est  d'ordre  plutôt  mythologique,  et  je  me  dois  ici  à 
l'archéologie. 

Je  ne  terminerai  pas  ce  paragraphe  relatif  à  Rome  sans  signaler  aux 
historiens  et  aux  épigraphistes  les  Miscellanea  epigrafica  de  M.  Huel- 
sen.  Chargé  de  la  révision  du  VP  volume  du  Corpus  Inscriplionum 
Latinarum  qui  renferme  les  textes  romains,  il  profite  de  l'occasion  pour 
expliquer  certains  fragments  obscurs,  en  compléter  d'autres,  et  tirer  de 
quelques-uns  des  renseignements  fort  instructifs .  La  série  commencée 
depuis  plusieurs  années,  sous  le  titre  que  je  viens  de  rappeler,  ne  sem- 
ble pas  près  de  finir.  Aujourd'hui,  M.  Huelsen  commente  un  texte  qui 
célébrait  au  Forum  les  victoires  remportées  par  les  empereurs  Arcadius 
et  Honorius  sur  l'Africain  Gildon;  Claudien  collabora  peut-être  à  sa 
rédaction. 

Deux  inscriptions  archaïques  se  rapprochent  davantage  de  nos  études. 
La  première,  du  ii^  siècle  environ  avant  l'ère  chrétienne,  est  votive  et 
offerte  en  l'honneur  d'une  divinité  jusqu'à  ce  jour  inconnue,  Coronice. 
M.  Huelsen,  en  dépit  du  nom  qui  semblei^ait  grec,  ne  pense  pas  qu'une 
déesse  hellénique  ait  été  à  Piome  l'objet  d'un  culte  à  cette  époque;  il  la 
rattache  donc  au  groupe  des  divinités  latines,  et  cette  opinion  ne  va  pas 
sans  une  part  de  vraisemblance.  L'autre  est  une  petite  base  présentée 
avec  une  offrande  à  Jupiter  Latialis  par  les  habitants  d'Ardée.  Si  l'écri- 
ture dénote,  ainsi  qu'on  le  suppose,  le  iii^  siècle  avant  notre  ère,  il  faut 
ranger  ce  petit  monument  parmi  les  plus  vieux  spécimens  de  l'épigra- 
phie  latine  [Rom.  Mitt.,  p.  52-66). 


II 

Les  périodiques  italiens  nous  apportent,  comme  les  années  précédentes, 
un  lot  de  mémoires  sur  des  suj  ets  bien  propres  à  piquer  notre  curiosité, 

1)  Bas  allé  Rom,  Entwichelanij  seines  Grundrisses  und   Geschivhte  seiner 
Bauten, 


336  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

mais  que  je  dois  très  à  regret  laisser  liors  du  cadre  de  cette  chronique. 
M.  Pierre  Paris  en  recueillera  Lien  quelques-uns  dans  son  Bulletin 
archéologique  de  la  religion  grecque.  Le  récit  des  belles  fouilles  de 
M.  P.  Orsi  dans  la  nécropole  del  Fusco,  à  Syracuse,  en  1893,  forme  un 
travail  de  longue  haleine  {Notiz.,^.  109-192).  L'infatigable  directeur  du 
musée  de  Syracuse  a  en  outre  raconté  son  exploration  des  catacombes 
de  San-Giovanni,  voisines  de  la  ville  {ibid.,  p.  477-521).  Nous  devons  à 
MM.  Milani  et  Falchi  une  double  étude  sur  Vetulouia,  cité  et  nécropole 
{ibid.,  p.  22-27,  272-317).  Les  antiquités  du  territoire  falisque,  exposées 
au  musée  de  la  villa  GiuHa,  sont  publiées  avec  un  soin  minutieux  dans 
les  Monumenti  anlichi  (tome  IV)  par  MM.  Barnabei,  Gamurrini,  Cozza 
et  Pasqui'  ;  tandis  que  M.  Brizio  nous  décrit  les  tombes  primitives  de 
Novilara  [ibid.,  tome  V).  Ces  derniers  travaux  ne  sont  du  reste  que  le 
développement  de  procès-verbaux  insérés  jadis  dans  les  iSotizie  degli 
scavi,  et  dont  il  a  été  parlé  ici  même  à  l'occasion. 

L'activité  des  archéologues  pendant  la  dernière  campagne  de  fouilles 
s'est  surtout  exercée  au  sud  de  Rome.  Glanons  cependant  une  ou 
deux  observations  au  nord. 

M.  Pigorini,  suivant  la  promesse  qu'il  nous  en  avait  faite,  continue  ses 
révélations  si  instructives  sur  les  usages  des  Italiotes  dans  l'établissement 
et  l'orientation  de  leurs  cités'.  Elles  lui  sont  fournies  par  la  terramare 
Castellazzo  di  Fontanellato  qu'il  explore  méthodiquement  depuis  tantôt 
huit  ans.  Après  avoir  rendu  compte  de  sa  forme  trapézoïdale,  des  fossés 
qui  l'entouraient,  du  pont  t'e  bois  qui  la  reliait  à  la  terre,  des  deux  né- 
cropoles extérieures  protégées  elles  aussi  par  un  canal,  ci  lés  des  morts 
semblables  à  la  cité  des  vivants,  il  alxirde  aujourd'hui  des  problèmes 
nouveaux. 

La  terramare  se  divise  dans  la  longueur  en  deux  parties  ;  celle  de 
l'ouest  n'offre  que  des  traces  de  pilotis  ;  au  milieu  de  celle  de  l'est  au 
contraire  s'élève  une  haute  terrasse  en  forme  de  parallélipipède,  due  à 

Il  On  serait  en  droit  d'appliquer  à  ce  volume  ces  paroles  de  M.  S.  Reinach 
(U Anthropologie,  VI,  1895,  p.  182)  :  «  Les  archéologues  italiens,  chez  qui  l'on 
ne  peut  trop  louer  l'habitude  de  publier  des  procès-verbaux  complets  de  leurs 
fouilles,  feraient  bien  d'épargner  à  leurs  lecteurs  la  peine  d'en  tirer  eux-mêmes 
des  conclusions.  »  Les  douze  planches  de  l'atlas  in-folio  sont  d'autre  part 
excessives.  Ces  réserves  une  fois  formulées,  il  faut  reconnaître  toute  la  cons- 
cience dont  les  auteurs  ont  fait  montre  dans  leur  important  ouvrage.  ' 

2)  Voir  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XKVIII,  1893,  p.  156-158; 
t.  XXXII,  p.  le. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGTQUF  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  337 

la  main  de  l'homme;  elle  mesure  100 mètres  sur  50;  un  fossé  profond  la 
ferme  complètement.  C'est,  an  sens  premier  du  terme,  le  te7}ipliim;ei,  sui- 
vant un  mot  très  juste  de  M.  Helbig,  «  c'est  le  germe  d'où  sortit,  avec 
le  temps,  l'ara- des  cités  italiques  et  le  praetorium  des  camps  romains  »  *. 
A  l'ouest,  un  pont  joignait  le  templurn  au  reste  de  Varea.  Si  nous  pro- 
longeons l'axe  de  ce  pont  vers  l'ouest,  la  ligne  obtenue  rencontre  bientôt 
et  coupe  à  angle  droit  le  prolongement  au  nord  de  l'axe  du  pont  exté- 
rieur de  la  terremare.  Celle-ci  se  trouve  donc  en  définitive  séparée  en 
quatre  parties  égales  deux  à  deux  par  deux  rues,  qui  représentent  le 
kardo  et  le  decumanus  des  temps  postérieurs.  Plus  tard,  dans  le  camp 
romain,  le  kardo  maximus  fut  le  double  en  largeur  du  decumanus 
maximus  ;  ici  nous  releyons  déjà  le  rapport  de  15  mètres  à  7"", 50. 

Pour  empêcher  les  terres  accumulées  qui  formaient  le  templurn  de 
s'effondrer  peu  à  peu  dans  le  fossé  et  de  le  combler  à  la  fin,  on  les  rete- 
nait au  moyen  d'un  système  de  pieux  fichés  très  avant  dans  le  sol  vierge 
et  formant  palissade. 

Ces  diverses  observations,  dont  la  valeur  est  grande,  ne  nous  appren- 
nent pas  néanmoins  à  quel  usage  était  réservée  cette  esplanade.  M.  Pigorini 
s'est  employé  avec  une  sorte  d'acharnement  à  obtenir  une  réponse  satisfai- 
sante à  cette  question.  Il  n'a  relevé  qu'un  indice  vraiment  sérieux.  Une 
fosse  de  25  mètres  de  longueur,  divisée  en  cinq  compartiments,  existe 
au  milieu  du  templurn,  oYieniêe  est-ouest  comme  le  petit  pont.  Elle  n'a 
jamais,  croit-on,  contenu  d'eau.  Elle  ne  doit  pas  être  sans  quelque  ana- 
logie avec  le  viundus,  où  l'on  déposait,  lors  de  la  fondation  des  villes, 
divers  objets  propres  à  obtenir  d'heureux  présages,  et  que  nous  retrou- 
vons au  Palatin  devant  le  temple  d'Apollon  '.  Toutefois  la  différence 
de  forme  est  trop  considérable  pour  qu'on  puisse  affirmer  une  identité 
absolue.  M.  Pigorini  a  donc  cherché  ailleurs  des  points  de  comparaison. 
Deux  des  camps  romains,  qui  jalonnent  de  distance  en  distance  le  li- 
mes romanus  de  Germanie,  les  lui  fournissent.  A  Zugmantel  et  à  Saal- 
bourg  (Hesse-Nassau),  M.  Jacobi  a  remarqué  le  long  du  decumanus  de 
petits  puits  d'aspect  et  de  dimensions  semblables  à  ceux  de  Castellazzo  ; 
il  les  tient  pour  les  vestiges  d'une  des  opérations  par  lesquelles  on  déli- 
mitait l'enceinte  et  les  parties  principales  du  camp.  De  plus,  dans  les 
deux  camps  germains,  comme  dans  la  terramare  italienne,  ces  puits  en 

1)  Rendiconti   délia   r.  Accademia    dei  Lincei,  classe  des  sciences  morales 
5«  série,  vol.  11,  p.  837. 

2)  Voir  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XXVIII,  1893,  p.  155. 


338  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELICtIONS 

question  contenaient  des  coquilles  marines,  des  débris  de  poteries,  des 
os  d'animaux,  etc.,  tous  objets  qui  ne  seraient  autres,  selon  M.  Jacobi, 
que  des  signa  ou  symboles  pareils  à  ceux  du  mundus.  M.  Pigorini  in- 
cline lui  aussi  vers  cette  théorie.  Que  l'avenir  la  confirme  ou  la  détruise, 
il  demeure  vrai  dès  maintenant  que  la  plupart  des  usages  et  rites  des 
plus  anciennes  populations  italiques  subsistaient  encore  sous  l'Empire 
Et  ce  n'est  pas  un  résultat  médiocre  que  celui-là.  Rome,  qui  croyait  de- 
voir ses  dieux  et  sa  religion  à  Troie,  ne  se  doutait  pas  de  tout  ce  qu'elle 
avait  simplement  hérité  de  ses  prédécesseurs  .sur  le  sol  italien.  L'histoire 
sera  désormais  obligée  de  compter  avec  les  révélations  que  fournissent 
les  terramares  à   ceux    qui   les   interrogent   méthodiquement  comme 
M.  Pigorini  {Notiz.,^.  9-18). 

Quelques  pages  de  M.  Gamurrini  sur  le  temple  de  la  déesse  Cupra, 
dans  le  Picenum,  serviront  le  jour  où  l'on  entreprendra  des  fouilles  en 
vue  de  découvrir  ce  monument.  L'auteur  Pattribuerait  plus  volontiers 
à  San- Martine,  près  de  Grottamare,  qu'à  Cupra  Marittima  {Notiz., 
p.  18-22). 

M.  Toraassetti  s'occupe  de  la  campagne  romaine,  surtout  des  villes  de 
Laurente,  Lavinium,  etc.,  et  fait  allusion  aux  sacerdoces  qui  y  étaient 
en  honneur.  Dans  ce  mémoire,  l'érudit  topographe  s'attache  à  identifier 
ces  lieux  que  la  légende  des  origines  de  Rome  a  rendus  célèbres  {Bull, 
comun.,  p.  13'2-164). 

Nemi  et  son  lac,  la  perle  des  monts  Albains,  ont  de  tout  temps  attiré 
Pattention  des  archéologues.  L'étrangeté  du  culte  qu'on  y  rendait  à  Diane 
était  en  effet  de  nature  à  les  intriguer*.  On  s'explique  aisément  qu'ils 
aient  déployé  une  réelle  persévérance  à  retrouver  le  temple,  à  en  dégager 
les  alentours.  Les  lecteurs  delà  Revue  de  l'Histoire  des  Religions  ont  été 
tenus  par  M.  Lnfaye  au  courant  des  dernières  tentatives  dirigées  dans 
cette  intention*;  elles  n'avaient  point  été  sans  profit.  Mais  tant  de  lé- 
gendes s'attachent  à  ce  coin  pittoresque,  que  l'esprit  investigateur  des 
savants  ne  se  tiendra  pas  de  sitôt  satisfait  des  résultats  acquis.  Il  voudra 
toiijours  en  savoir  davantage. 

L'année  1895  a  mis  en  pleine  évidence  cette  curiosité  insatiable.  Le 
terrain,  désormais  bien  connu,  où  s'élevait  le  sanctuaire,  entre  la  berge 
et  le  village  actuel  de  Nemi",  vient  d'être  exploré  une  fois  de  plus.  En 

i)  Voir  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XXV,  1892,  p.  71-99. 

2)  Bévue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XVI,  1887,  p.  327;  t.  XVIII,  1888, 
p.  83  sq.;  t.  XX, 1889,  p.  53. 

3)  On  le  désigne  sous  le  nom  de  Prnto-giardino. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  339 

maint  endroit,  on  n'a  trouvé  que  les  traces  des  fouilles  antérieures;  à 
peine  quelques  menus  objets  d'intérêt  fort  secondaire  sont-ils  venus  ré- 
compenser le  zèle  des  chercheurs  (A^otiz.,  p.  106-108). 

On  déblaya  cependant  divers  locaux  conligus  au  monument  prin- 
cipal et  dont  la  destination  reste  encore  problématique  Dans  l'un  d'eux, 
comme  dans  une  cachette,  des  débris  de  sculptures  en  marbre  étaient 
amoncelés,  parmi  lesquels  huit  grands  vases  votifs  apparurent  presque 
intacts.  Ils  sont  ornés  de  reliefs  d'un  assez  bon  travail  ;  et  les  inscrip- 
tions qui  les  décorent  prouvent  qu'ils  furent  tous  offerts  à  la  divinité  du 
lieu  par  un  seul  personnage  spécialement  dévoué  à  son  culte.  La  plupart 
des  fragments  qui  accompagnent  cette  série  ne  méritent  guère  une 
mention.  J'en  excepte  une  tête  de  marbre  provenant  peut-être  d'une 
statue  colossale  de  Diane,  patronne  de  la  contrée  ;  des  morceaux  de  la 
toiture  en  bronze  doré  ;  et  un  texte  de  l'année  122.  où  le  sénat  et  le  peuple 
d'Aricia  témoignent  leur  reconnaissance  à  l'empereur  Hadrien  pour  les 
travaux  de  restauration  qu'il  a  ordonnés  en  faveur  du  sanctuaire  par  eux 
entretenu  et  vénéré  {ibid.,  p.  424-438). 

Des  investigations  d'un  genre  moins  ordinaire  étaient  menées  parallè- 
lement à  celles-là.  Elles  sortent  trop,  à  dire  vrai,  du  cadre  de  ce  Bulletin 
pour  que  je  sois  autorisé  à  y  insister  longuement.  Je  dois  du  moins  les 
indiquer  en  peu  de  mots,  car  elles  ne  sont  pas  sans  rapports  avec  les 
fouilles  poursuivies  autour  du  temple.  Pour  les  détails  je  renvoie  aux 
comptes  rendus  développés  comme  à  plaisir  des  Notizie  degli  scavi 
(p.  361-396,  461-474). 

Une  tradition  locale  veut  qu'un  bateau  ayant  appartenu  à  Tibère  soit 
submergé  au  fond  du  lac  ;  les  pêcheurs  de  Nemi  et  de  Genzano  pré- 
tendent même  en  connaître  l'exact  emplacement,  car  les  mailles  de  leurs 
filets  s'accrochent  souvent  dans  les  débris  de  la  coque  el  s'y  déchirent. 
Les  vieux  topographes  de  Rome  et  du  Latium  font  allusion  à  ces  récits 
dès  le  xv^  siècle.  A  plusieurs  reprises  on  tenta  de  vérifier  la  légende;  les 
essais  les  plus  récents  remontent  à  1827.  Ils  ont  abouti  à  l'extraction  de 
quelques  pièces  de  bois  déposées  au  musée  du  Vatican. 

M.  E.  Borghi,  qui  avait  déjà  été  autorisé,  en  1894,  à  explorer  les 
abords  du  temple,  obtint  encore  de  la  famille  Orsini,  propriétaire  du  lac, 
le  droit  d'y  entreprendre  des  sondages  et  d'y  installer  un  plongeur. 
Avec  les  moyens  perfectionnés  dont  on  dispose  aujourd'hui  pour  étudier 
les  sous-sols  maritimes  et  renflouer  même  les  gros  navires,  il  n'était 
pas  présomptueux  d'espérer  une  issue  favorable  à  ces  recherches. 

On  est  arrivé  à  une  certitude  :  le  bateau  existe  réellement.  A  l'aide 


340  REVUE    DE   l'histoire   DES    RELIGIONS 

de  bouées  fixées  inférieurement  à  son  pourtour,  et  sur  les  indications 
du  plonjjeur,  on  a  pu  en  dessiner  l'aspect  général.  C'était  un  petit 
bâtiment,  ponté,  à  quille  ronde,  long  d'environ  60  mètres,  large  de  18. 
Il  ne  serait  pas  impossible,  croit-on,  de  l'extraire  d'un  seul  bloc,  car 
certaines  parties  n'ont  pas  trop  souffert  d'un  séjour  dans  l'eau.  Mais 
l'opération  exigerait  de  fortes  dépenses.  Provisoirement,  on  s'est  con- 
tenté de  retirer  plusieurs  poutres  encore  munies  de  leurs  clous,  des  têtes 
d'animaux  et  une  de  Méduse  en  bronze,  garnies  d'anneaux,  qui  per- 
mettaient selon  toute  apparence  d'amarrer  le  bateau  à  l'appontement. 
De  plusieurs  inscriptions  sur  tuyaux  de  plomb,  découvertes  au  milieu 
des  débris,  il  est  maintenant  possible  de  conclure  que  Tibère  n'est  pour 
rien  dans  l'affaire;  c'est  Caligula  qui  aurait  eu  l'idée  de  se  créer  une 
demeure  flottante  dans  cette  solitude,  vis-à-vis  du  célèbre  sanctuaire  de 
Diane  ;  résolution  bizarre,  qui  concorderait  bien  avec  ce  que  nous  savons 
de  cet  empereur  fantasque,  sans  cesse  à  l'affût  de  l'extraordinaire  ' . 

Suivant  la  méthode  adoptée  par  mon  précédesseur,  M.  Lafaye,  je  ne 
m'occupe  dans  ce  Bulletin  archéologique  annuel  que  des  mémoires  parus 
dans  les  périodiques  de  l'année  précédente.  Sans  vouloir  désormais  me 
départir  de  cette  règle  ordinaire^,  je  prends  aujourd'hui  la  liberté  d'en- 
tretenir mes  lecteurs  de  fouilles  inaugurées,  poursuivies  et  publiées  de- 
puis le  mois  de  janvier  1896.  La  rapidité  avec  laquelle  on  en  a  fait  part 
au  public  en  dit  assez  l'intérêt.  D'ailleurs  les  circonstances  qui  les  ont 
accompagnées,  autant  que  l'importance  des  résultats,  me  décident  à  ne 
pas  en  renvoyer  l'analyse  à  ^897^ 

1)  Un  second  bateau  de  dimensions  plus  considérables  a  été  indiqué  par  le 
plongeur;  mais  il  est  enfoui  à  une  profondeur  plus  grande  que  le  premier.  On 
n'en  a  extrait  jusqu'ici  que  des  morceaux  de  la  carcasse.  A  la  suite  de  cette 
double  trouvaille,  le  Ministre  de  la  Marine  a  mis  à  la  disposition  de  son  col- 
lègue de  l'Instruction  publique  un  ingénieur  et  un  scaphandrier  pour  vérifier 
l'état  des  lieux  et  donner  un  avis  sur  les  moyens  de  relever  sans  les  rompre  ces 
deux  précieux  restes.  L'examen  a  été  favorable  et  l'ingénieur  prépare  ses  devis. 
Les  travaux  suspendus  pendant  la  mauvaise  saison  auront-ils  été  repris  cet 
été?  Nous  le  saurons  bientôt  (cf.  Notiz.,  l.  c,  et  1896,  p.  188490,  et  Rivista 
marittima,  XXIX,  juin  1896,  p.  379-441).  Je  n'ai  pas  vu  les  deux  mémoires 
de  M.  C.  Maes,  Sic  vos  non  vobis.  La  nave  di  Tiherio  sommersa  nel  lago 
di  Neini.  Rome,  1895,  p.  66,  in-4";  et  L'originale  délia  nave  di  Nemi  ritro- 
vato  nella  storia.  Appendice  i^  all'opuscolo  :  Sic  vos  non  vobis.  Rome,  1896, 
p.  42,  in-4°. 

2)  Le  compte  rendu  des  fouilles  a  été  donné  par  M.  Graillot,  Mélanges  d'ar- 
chéologie et  d'histoire  publiés  par  l'École  française  de  Rome,  XVI,  1896,  p.  131- 
164,  et  par  MM.  Barnabei,  Cozza,  Mengarelli,  Notizie  degli  scavi,  1896, p.  23-48, 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  341 

A  la  limite  de  VAgro  Rornano  et  des  Marais  Pontins  s'étend  la  lenuta 
di  Conca.  Ce  vaste  domaine  «  comprend  la  majeure  partie  de  la  région 
des  Pantani,  c'est-à-dire  des  marécages,  qui  reçoit  les  eaux  venues  des 
collines  de  Velletri,  du  mont  Artemisio  et  en  général  des  pentes  méri- 
dionales du  massif  albain  ».  Terre  fiévreuse  d'alluvions,  que  s'efforce 
de  bonifler  le  propriétaire  du  lieu,  M.  Gori  Mazzoleni,  «  l'un  des  plus 
grands  colonisateurs  de  la  campagne  romaine  ».  Sur  une  petite  émi- 
nence,  au  milieu  delà  plaine,  se  dresse, à  27 mètres  d'altitude,  le  Casale 
di  Conca.  Son  enceinte  en  gros  blocs  de  luf  et  les  vestiges  anciens  qu'elle 
renferme  prouvent  que  l'endroit  fut  habité  dès  les  temps  fort  reculés. 
Ces  ruines  avaient  attiré,  en  1825,  l'attention  de  Nibby  qui  prétendit  y 
reconnaître  la  cité  volsco-Iatine  de  Satricum,  célèbre  par  son  temple  de 
Mater  Matuta.  Plus  tard,  M.  de  La  Blanchère  contesta  ces  conclusions 
sans  leur  en  substituer  d'autres.  Désireux  d'éclaircir  sur  place  cette 
question  controversée,  M.  Graillot,  ancien  membre  de  l'Ecole  française 
de  Rome,  se  mit  à  étudier  la  topographie  des  collines  qui  entourent 
Conca.  Il  aboutit,  au  cours  de  ses  recherches,  à  la  découverte  d'un  temple 
archaïque,  sur  une  hauteur  distante  de  Conca  d'environ  un  kilomètre  et 
demi. 

L'une  des  plates-formes  les  plus  élevées  de  la  colline  montrait  par  en- 
droits des  affleurements  de  tuf.  Quelques  coups  de  pioche  suffirent  pour 
mettre  à  nu  les  restes  d'un  mur  en  «  blocs  de  tuf  rougeàtre,  taillés  avec 
soin  en  forme  de  parallélipipèdes  rectangulaires  »,  et  posés  sans  ciment. 
Peu  à  peu  se  révélèrent  d'autres  murs,  qui  se  coupent  parfois  en  sens 
divers  et  parfois  demeurent  parallèles.  Leur  direction  d'abord,  puis  leur 
épaisseur,  leur  état  de  conservation,  et  surtout  la  nature  des  matériaux 
dont  ils  sont  formés,  tuf  rouge  et  tuf  blanc,  parfois  distincts  et  parfois 
réunis,  permettent  de  cataloguer  avec  certitude  les  monuments  qui  se 
sont  succédé  sur  ce  plateau. 

Le  premier  est  un  temple  toscan  avec  cella  rectangulaire  et  large  por- 
tique antérieur.  Il  fut  remplacé  par  un  temple  périplère,  tourné  de  même 
à  l'ouest,  qui  paraît  avoir  subi  plusieurs  remaniements.   Plus  tard  la 

69,  99-102,  167,  190-200.  M.  Petersen  en  a  parlé  longuement.  Mmisohe  Mit- 
theilungen,  XI,  1896,  p.  157-184.  Ces  importantes  découvertes  ont  d'ailleurs 
été  signalées  de  tous  côtés;  voir  en  particulier:  Comptes  rendus  de  r Académie 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  1896,  p.  107  sq.',Revue  archéologique,  XXIX, 
1896,  p.  126  sq.;  Bulletin  critique,  1896,  p.  200;  La  Chronique  des  Arts,  1896, 
p.  130  sq.;  Journal  des  Débats,  24  février  1896;  The  Academy,  1896,  p,  269; 
The  Classical  Review,  1896,  p.  172  sq.,  266. 


349  REVUE    DE    l'iHSTIORE    DES    RELIGIONS 

cella  devint  rectangulaire  et  composa  à  elle  seule  tout  le  sanctuaire  dé- 
sormais orienté  au  sud-ouest.  Ce  ne  fut  là  qu'une  période  de  transition; 
la  mesure  avait  été  prise  pour  ne  pas  interrompre  le  service  du  culte 
pendant  que  l'on  rebâtirait,  à  la  mode  grecque,  un  nouveau  temple  pé- 
riptère  à  la  place  du  premier.  Dans  cette  transformation,  le  stylobate  fut 
élargi  afin  de  supporter  de  grandioses  colonnes.  Là  ne  se  bornèrent  pas 
les  modifications  apportées  à  l'édifice;  il  en  reçut  deux  encore.  Dosantes 
prolongèrent  d'abord  vers  la  façade  les  parois  de  la  cella;  puis,  à  une 
date  plus  basse,,  l'épaisseur  du  stylobate  fut  doublée,  et  le  temple  de- 
vint sans  doute  diptère,  c'est-à-dire  entouré  d'un  double  rang  de  co- 
lonnes. 

S'il  peut  subsister  quelque  incertitude  sur  le  détail  de  ces  métamor- 
phoses, les  fouilles  ont  du  moins  attesté  avec  une  pleine  évidence  la 
succession  de  six  constructions  de  caractère  différent.  Jamais  encore  on 
n'avait  aussi  bien  saisi  sur  le  vif  en  Italie,  et  peut-être  même  en  Grèce, 
l'aspect  d'un  monument  aux  divers  âges  de  son  histoire. 

Ces  résultats  surprenants  seraient  cependant  fort  incomplets  s'ils  se 
bornaient  aux  constatations  que  je  viens  de  résumer.  Une  évolution  de 
ce  genre  n'acquiert  tout  son  sens  que  si  l'on  a  les  moyens  d'en  fixer  par 
ordre  les  diverses  phases.  Une  heureuse  fortune  a  mis  entre  nos  mains 
des  documents  nombreux  et  d'une  authenticité  indiscutable,  qui  permet- 
tent de  résoudre  en  grande  partie  le  problème  chronologique. 

Les  anciens,  comme  chacun  sait,  avaient  l'habitude  de  débarrasser 
de  temps  en  temps  leurs  sanctuaires  des  objets  votifs  que  la  piété  des 
fidèles  y  accumulait.  Pour  faire  place  à  de  nouvelles  offrandes,  on  dépo- 
sait les  dons  antérieurs  dans  des  fosses  [favissae)  creusées  à  cette  fin.  Cette 
sorte  d'inhumation  était  surtout  pratiquée  lorsqu'on  changeait  les  dis- 
positions essentielles  du  temple.  On  devait  donc  s'attendre  à  rencon- 
trera Conca,  au  milieu  des  bouleversements  que  le  lecteur  connaît,  quel- 
qu'une de  ces /avis^ae  dont  l'archéologue  sonde  avec  joie  les  profondeurs. 
Deux  ont  été  déblayées  :  l'une  d'elles,  à  cause  delà  place  qu'elle  occupe,  ne 
saurait  être  postérieure  qu'au  seul  temple  toscan  dont  elle  renferme  la 
décharge  ;  l'autre  est  d'une  data  beaucoup  plus  voisine  de  nous.  Leur 
contenu  autorise  ces  conclusions.  Ce  sont,  des  deux  côtés,  fibules,  orne- 
ments de  bronze  et  vases  déterre  cuite,  mais  d'un  style  et  d'une  technique 
fort  dissemblables.  Les  objets  du  premier  dépôt  rappellent  le  mobilier  fu- 
nèbre des  tombes  de  la  basse  Étrurie  et  nous  reportent  aux  confins  des 
viF-vie  siècles  avant  Jésus-Christ.  Dans  la  seconde,  nous  trouvons  en- 
core des  comparaisons  tout  indiquées  avec  l'Élrurie  du  iii^  siècle.  Il  y 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE   DE  LA  RELIGION  ROMAINE  343 

a  une  lacune  fâcheuse  dans  la  suite  des  témoignages  ;  elle  corres- 
pond aux  ve-ive  siècles,  où  le  commerce  de  l'Italie  avec  la  Grèce  était 
le  plus  actif,  et  elle  est  caractérisée  par  l'absence  totale  de  vases  attiques . 
Cette  interruption  s'explique  sans  peine,  ou  plutôt  elle  n'est  qu'apparente. 
Il  est  fort  probable  en  efl'et  que  le  nombre  des  favissae  est  en  raison  di- 
recte des  diverses  transformations  du  temple.  Nous  en  possédons  deux 
aujourd'hui  ;  une  troisième  et  peut-être  une  quatrième  sont  encore  cachées 
sous  terre.  Lorsqu'on  les  aura  dégagées,  elles  fourniront,  sans  aucun 
doute,  le  complément  des  séries  déjà  constituées.  Ce  qu'on  est  du  moins 
en  droit  d'affirmer  dès  maintenant,  c'est  que  le  temple  resta  debout  et  fut 
fréquenté  du  vii^  au  in^  siècle  avant  l'ère  chrétienne. 

A  Tappui  de  cette  assertion  M.  Graillot  produit  encore  des  fragments 
architectoniques  de  terre  cuite  peinte,  qu'il  répartit  en  trois  catégories  : 
«  des  tuiles  plates  à  ornementation  polychrome,  —  des  appliques  à  re- 
lief et  des  figures  décoratives  destinées  à  dissimuler  la  charpente  de  l'é- 
difice, —  des  morceaux  de  la  sculpture  monumentale  des  tympans  ». 
Dans  cet  ensemble  je  remarque  surtout  six  antéfîxes  à  protomes  fémi- 
nins très  archaïques,  où  la  peinture  accuse  les  reliefs  et  vient  au  secours 
de  l'art  encore  bien  malhabile  du  modeleur  ;  d'autres,  de  dimensions 
plus  grandes,  qui  représentent  un  Faune  et  une  Nymphe  groupés 
suivant  un  usage  cher  aux  artistes  étrusques  et  étrusco-campaniens  ; 
une  tête  virile  d'une  facture  énergique  et  dont  la  technique  dénote  un 
art  déjà  maître  de  soi  ;  elle  appartenait  à  la  décoration  du  fronton  ;  enfin 
une  admirable  petite  tête  de  guerrier  casqué  provenant  de  la  frise  du 
portique  ou  de  la  cella.  Tous  ces  morceaux  décorèrent  tour  à  tour  le 
temple  renouvelé  depuis  le  vue  siècle  jusqu'au  ve  ;  ils  indiquent  autant 
d'étapes  dans  son  histoire.  Sans  parler  de  leur  style  qui  ne  laisse  guère 
d'incertitude  sur  leur  âge,  l'endroit  précis  où  chacun  d'eux  a  été  rencon- 
tré, entre  les  murs  des  temples  successifs,  achèverait  de  lever  tous  les 
doutes  s'il  en  subsistait  encore. 

De  ces  trouvailles  se  dégagent  de  vives  lumières  sur  div  ^rses  questions 
archéologiques  d'un  très  haut  intérêt.  Les  influences  ioniennes,  par 
exemple,  se  trahissent  à  maintes  reprises  dans  le  travail  des  terres  cuites 
ornementales  et  fournissent  la  preuve  des  relations  artistiques  en  même 
temps  que  commerciales  qui  unissaient  la  Grèce  à  l'Italie.  Il  e^t  facile 
d'y  suivre,  d'autre  part,  le  recul  progressif  de  la  polychroaiie  devant  le 
perfectionnement  du  modelage.  On  lira  dans  le  mémoire  de  M.  Graillot 
d'excellentes  réfl  'xions  sur  tous  ces  sujets. 

Les  fouilles  de  Conca  n'éclairent  pas  seulement  d'un  joui-  tout  nouveau 


344  BEVUE    DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

une  période  presque  inconnue  de  l'histoire  de  la  plastique  étrusque, 
elles  apportent  encore  des  points  de  comparaison  pour  l'étude  générale 
des  édifices  religieux  de  l'Italie.  Bien  souvent,  surtout  en  Eirurie,  les 
savants  italiens  avaient  été  embarrassés  par  la  quantité  d'antéfixes  de 
tailles  très  diverses  qu'ils  recueillaient  autour  des  temples.  L'exemple  de 
Conca  leur  apprend  qu'elles  doivent  être  réparties  entre  les  formes  suc- 
cessives de  l'édifice,  au  lieu  qu'on  s'évertuait  jusqu'à  présent  à  les  placer 
tant  bien  que  mal  à  une  seule  époque.  —  L'abondance  des  pièces  de  va- 
leur exhumées  de  ce  sol  confirme  pleinement  ce  que  l'on  savait  déjà, 
mais  d'une  façon  peut-être  moins  sûre,  c'est-à-dire  que  la  statue  de  la 
divinité  était  la  seule  dont  se  préoccupaient  réellement  les  desservants  du 
temple,  la  seule  qu'ils  eussent  à  cœur  de  conserver  dans  les  destructions 
volontaires  ou  violentes.  Du  reste  ils  faisaient  bon  marché,  laissant  tout 
pêle-mêle  dans  les  favissae  ou  dans  les  décombres  sur  lesquels  se  léédi- 
fiait  le  nouveau  sanctuaire.  L'archéologie  bénit  cette  insouciance  qui  lui 
vaut  de  temps  à  autre,  et  aujourd'hui  en  particulier,  de  recouvrer  des 
trésors.  —  De  la  seconde  des  fosses  à  ex-voto  on  a  retiré  plusieurs 
petits  temples  en  terre  cuite  ;  ils  indiquent  combien  répandu  parmi  les 
fidèles  était  l'usage,  entrevu  déjà  en  d'autres  endroits  de  l'Etrurie  et  du 
Latium,  de  donner  à  leurs  désirs  ou  à  leur  reconnaissance  une  expres- 
sion concrète,  en  les  représentant  sous  l'apparence  du  temple  même  où 
ils  venaient  les  offrir. 

Que  d'autres  problèmes  encore  artistiques  ou  religieux  dont  les  fouilles 
de  Conca  permettent  d'espérer  la  solution  prochaine  !  J'aurai  l'occasion 
d'en  reparler  en  1897,  car  le  déblaiement  de  la  colline  est  loin  d'être 
achevé,  et  l'on  nous  assure  que  les  travaux  seront  poussés  vigoureusement 
cet  hiver.  Pour  terminer  cette  première  analyse,  je  ne  veux  ajouter  que 
peu  de  mots  sur  la  divinité  même  qu'on  adorait  en  cet  endroit. 

Les  soupçons  de  Nibby  se  sont  trouvés  justes.  Le  sanctuaire  est  très 
vraisemblablement  celui  de  Mater  Matuta  ;  ce  qui  entraîne  par  voie  de 
conséquence  lidentification  de  Conca  et  de  Satricum.  Un  fragment 
d'inscription  votive  qui  gisait  devant  la  façade  a  permis  de  restituer  son 
nom  sans  trop  de  hardiesse.  D'ailleurs  un  indice  permettait  déjà  des 
conjectures  à  ce  propos.  Dans  la  plus  récente  des  favissae,  parmi  les 
débris  d'ex-voto,  s'étaient  rencontrées  beaucoup  de  statuettes  représen- 
tant une  déesse  assise  et  drapée,  souvent  seule,  parfois  tenant  assis  sur 
ses  genoux  un  enfant  avec  une  colombe  dans  la  main.  Ce  groupe  justifie  le 
titre  de  mriterK 

1)  Voir  Preller-Jordan,  Romische  Mythologie,  I,  p.  56,  n.  2. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  BELIGIOX  ROMAINE  345 

La  forme  des  lettres  et  la  langue  de  l'inscription,  autant  qu'on  est  arrivé 
à  s'en  rendre  compte,  ne  dénotent  pas  un  âge  très  reculé.  On  a  chance  de 
ne  pas  faire  erreur  en  lui  assignant  comme  date  le  ii*  siècle  avant  l'ère 
chrétienne.  Ce  texte  est  donc  précieux,  non-seulement  parce  qu'il  nous 
livre  le  nom  de  Mater  Matula,  mais  aussi  parce  qu'il  prolonge  pour  nous 
l'existence  du  temple.  Tite-Live,  qui  cite  le  monument  à  plusieurs  re- 
prises, en  parle  pour  la  dernière  fois  en  206,  pour  dire  qu'il  fut  alors 
frappé  de  la  foudre'  ;  et  les  terres  cuites  extrailes  des  favissae  ne  four- 
nissent pas  de  données  postérieures  à  ce  temps.  L'inscription  nous  atteste 
qu'une  centaine  d'années  plus  tard  le  temple  était  encore  debout.  De 
même,  à  Paieries,  Junon  Curitis  était  encore  vénérée  au  commencement 
de  l'Empire,  tandis  que  la  ville  n'existait  plus  depuis  le  iii^  siècle  avant 
Jésus-Christ. 

A  qui  servait  ce  temple,  puisque  la  ville  même  de  Satricum,  deux  fois 
incendiée  par  les  Romains  au  cours  du  iv''  siècle^  était  bien  déchue  en 
2U6  de  son  ancienne  splendeur'et  s'acheminait  rapidement  vers  laruine  '? 
Pour  comprendre  cette  anomalie  apparente,  il  faut  se  rappeler  que  toutes 
les  populations  latines  avaient  voué  à  Mater  Matuta  un  culte  ardent  *. 
Tel  était  le  renom  de  la  déesse  que  Rome,  en  détruisant  la  cité,  ne  toucha 
pas  au  temple.  Satricum  tombé,  les  citoyens  d'Antium,  de  Velitrae,  de 
Lanuvium,  de  Circei  et  des  autres  villes  de  la  région,  n'en  continuèrent 
pas  moins  à  se  rendre  au  sanctuaire;  le  duumvir  Cornélius  qui  dédia 
rinscription  que  nous  possédons  était  sans  doute  magistrat  municipal 
dans  une  des  cités  environnantes. 

Ce  culte  commun  à  toute  une  confédération  permettrait-il  de  hasar- 
der une  hypothèse  sur  l'emplacement  du  temple?  Jai  dit  qu'il  est 
distant  de  Conca,  c'est-à-dire  de  Satricum,  d'un  grand  kilomètre  ;  peut- 
être  la  source  qui  jaillit  au  pied  de  la  colline  a-t-elle  été  la  cause  déter- 
minante de  son  érection  en  pareil  endroit  ;  sans  diminuer  la  valeur  de 
cette  raison  qui  a  été  mise  en  avant,  je  me  demande  si,  en  écartant  l'édi- 


i)xxvin,  11,  2. 

2)  Elle  était  encore  habitée  cependant,  carTile-Live  (/.  o.),  après  avoir  parlé 
de  la  foudre  qui  tomba  sur  le  temple  de  Mater  Matuta,  poursuit  en  ces  termes  : 
«  Satricanos  haud  minus  terrebant  in  aedem  Jovis  foribus  ipsis  duo  perlapsi 
angues.  » 

3)  Pline,  H.  N.,  Ill,  5,  9,  raconte  qu'au  premier  siècle  de  TEmpire  la  ville 
avait  si  complètement  disparu  qu'on  n'en  soupçonnait  même  plus  la  trace.  La 
destruction  remontait  donc  déjà  fort  loin. 

4)  Voir  Preller-Jordan,  Rômische  Mythologie,  l,  p.  323. 


346  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

fice  sacré  de  Saîricum,  les  premiers  constructeurs  n'ont  pas  entendu 
montrer  qu'il  n'était  pas  sa  propriété  particulière,  mais  qu'il  appartenait 
au  peuple  latin  tout  entier. 

La  plupart  des  renseignements  que  je  viens  de  fournir  sur  les  fouilles 
de  Conca,  je  les  ai  puisés  dans  les  comptes  rendus  de  M.  Graillot  et  de 
MM.  Barnabei,  Gozza,  Mengarelli^  Ces  derniers  ont  traité  surtout  la  par- 
tie topographique;  M.  Graillot  s'est  occupé  presque  exclusivement  des 
terres  cuites  et  des  questions  d'art  qui  s'y  rattachent.  Il  n'a  pas  tenu  qu'à 
lui  de  nous  exposer  tout  au  long  la  suite  et  les  résultats  de  ses  recherches. 
Des  obstacles  imprévus  se  sont  dressés  sur  sa  route,  qui  l'ont  mis  dans 
l'impossibilité  d'achever  le  travail  si  heureusement  inaugu.'é. 

Les  fouilles  commencées  le  4  janvier  1896,  en  vertu  d'une  autorisation 
régulière  du  Ministère  de  l'Instruction  publique  italien,  furent  suspen- 
dues officiellement  le  8  février;  et  M.  Graillot  se  vit  contraint  d'aban- 
donner le  terrain.  Gomment  expliquer  une  mesure  aussi  sévère?  On 
atfirma,  paraît-il,  que  M.  Graillot  avait  violé  les  règlements  en  vigueur. 
Je  ne  suis  pas  dans  le  secret  des  dieux,  et  j'ignore  quel  crime  a  bien  pu 
commettre  le  jeune  savant  français.  Mais  je  remarque  que  les  rapports 
officiels  des  Nolizie  degli  scavi  n'en  soufflent  pas  mot;  M.  Petersen, 
dans  les  Rômische  Mittheilungen  (p.  157),  se  borne  à  parler  d'une  infrac- 
tion aux  arrêtés  relatifs  aux  fouilles.  Devant  un  pareil  mutisme,  je  suis 
porté  à  tenir  pour  vraie  la  version  de  la  Revue  archéologique  (p.  l'26  sq.)  : 
«  Ces  fouilles...  ont  été  brusquement  interrompues,  sous  un  prétexte 
qui  ne  supporte  pas  l'examen,  dès  qu'il  a  été  démontré  par  les  résultats 
qu'elles  seraient  fructueuses.  Une  seule  chose  pourtant  importe  :  c'est 
qu'il  soit  fait  le  plus  possible  de  découvertes  et  qu'elles  soient  portées  à 
la  connaissance  des  hommes  compétents  par  des  érudits  capables  de  les 
exposer  clairement  et  de  les  bien  interpréter.  C'est  à  ce  point  de  vue 
que  se  placent,  en  Allemagne  et  en  France,  tous  les  esprits  cultivés  ;  c'est 
ce  que  l'on  a  compris  en  Grèce,  où,  pour  l'exhumation  de  l'antiquité,  on 
accepte  tous  les  concours.  Il  est  profondément  regrettable  qu'en  Italie, 
oîi  il  reste  tant  à  faire,  je  ne  sais  quel  mesquin  esprit  de  chauvinisme 
vienne  entraver  les  recherches  que  voudraient  entreprendre  les  étrangers, 
au  profit  commun  de  tous  ceux  qui  poursuivent  un  même  but  scienti- 
fique et  désintéressé. » 

Dans  sa  lettre  au  Ministre  de  la  Marine,  au  sujet  des  sondage.s  entre- 
pris au  lac  de  Nemi,  le  Ministre  de  l'Instruction  publique  déclare  ne  pas 
vouloir  qu'on  puisse  dire  que  le  gouvernement  «  exerce  la  rigueur  des 
lois  seulement  quand  les  recherches  commencées  par  les  particuliers  ob- 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  347 

tiennent  un  heureux  succès  »'.  L'affaire  de  Gonca  est  le  meilleur  com- 
mentaire de  ces  paroles. 

Les  règlements  d'ailleurs  sont  assez  élastiques  pour  qu'on  les  inter- 
prèle, suivant  les  cas,  des  façons  les  plus  diverses.  A  Nenii,  défense  est 
faite  à  l'entrepreneur,  M.  Borghi,  d'employer  pour  extraire  de  l'eau  les 
débris  des  bateaux  antiques  aucun  moyen  violent,  aucun  instrument  tran- 
chant ou  contondant.  Il  fut  constaté  qu'une  fois  au  moins  les  ordres 
avaient  été  transgressés;  les  travaux  continuèrent  cependant'.  La  permis- 
sion de  commencer  les  sondages  est  du  8  octobre,  et  les  sondages  avaient 
lieu  depuis  le  3'.  Qu'est-ce  là,  sinon  des  infractions  aux  règlements?  Mais 
à  Nemi  la  dépense  risquait  d'être  forte,  les  résultats  demeuraient  incer- 
tains; on  laissa  faire.  A  Conca,  l'effort  devait  être  modéré,  les  résultats 
apparaissaient  déjà  magnifiques  *;  on  saisit  le  moindre  prétexte  pour  se' ir. 

L'affaire  n'en  est  pas  restée  là.  M.  Barnabei,  directeur  au  Ministère 
de  l'Instruction  publique,  annonçant  à  l'Académie  des  Lincei  et  à 
l'Institut  allemand  les  découvertes  de  Gonca  (séances  des  16  et  21  fé- 
vrier 1896),  oublia  de  nommer  M.  Grailîot,  à  qui  en  revenait  tout  l'hon- 
neur, et  M.  le  comte  Tyskiewicz,  qui  en  faisait  les  frais  ^,  et  obligea 
M.  l'abbé  Duchesne,  directeur  de  l'École  française,  à  rétablir  la  vérité  ^ 
On  peut  à  la  rigueur  épiloguer  sur  l'interdiction  de  continuer  les  fouilles 
dont  M.  Grailîot  a  été  victime.  Mais  l'attitude  de  M.  Barnabei  ne  saurait 
en  aucun  cas  se  justifier.  La  politique  se  complaît  peut-être  à  de  pareils 
procédés;  la  science  les  répudie  avec  énergie  ;  et  aucun  homme  impartial 

1)  ^otiziedegli  scavi,  p.  469. 

2)  JSotizie  degli  scaci,  p.  375-377. 

3)  Nolizie  degli  scavl,  p.  370  sq. 

4)  Je  cite  les  propres  paroles  de  M.  Barnabei  :  w  Scoperte  di  straordinario 
valore  »  {!^otiz.,  1896,  p.  23);  «  une  scavo  di  altisssima  importanza  »  (ibid., 
p.  29);  «  questa  scoperta  imporlantissioia  »  (ibid,,  p.  45).  M.  Pelersen  écrit 
de  son  côté  :  «  Eine  der  hervorragendsteii  Eatdeckangen,  welche  letzter  Zeit 
in  Italien  gemacht  worden,  ist  diejenige  des  Tempelsvon  Conca  »  (Huin.  Mitt., 

1896,  p.  157;. 

5)  Dans  les  divers  comptes  rendus  publiés  avec  MM.  Cozza  et  Mengarelli, 
M.  Barnabei  cite  une  fois  (avec  une  erreur)  le  nom  de  M.  Grailîot,  en  ces 
termes  :  «  Attendeva  a  questi  scavi  il  prof.  H.  Grailîot  délia  Facoltà  di  lettere 
di  Bordeaux  »  {Notiz.,  1896,  p.  29).  Ailleurs,  quand  il  parle  des  fouilles  anté- 
rieures au  8  février,  il  se  contente  de  dire  :  «  nel  primo  période  délie  esplora- 
zioni  »  {ibid.,  p.  190). 

6)  L'incident  est  relaté  dans  les  Rômische  Mittheilungen,  1896,  p.  102,  en  ces 
termes  plus  que  discrets  :  «  Barnabei  iiber  den  Tempel  von  Conca.  Dazu  per- 
S'jnliche  Bemerkung  von  L.  Duchesne  und  Erwiderung  von  Barnabei.  » 


348  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

ne  les  approuvera.  Je  connais  trop  de  bons  esprits  en  Italie  pour  avoir  le 
moindre  doute  à  cet  égard. 

Est-il  encore  temps  de  parler  du  trésor  d'argenterie  de  Bosco  Reale? 
Cette  précieuse  collection,  dont  le  Musée  du  Louvre  est  redevable  à  la 
générosité  de  M.  Edmond  de  Rothschild,  a  tellement  défrayé  l'année  der- 
nière la  presse  de  tout  ordre,  journaux  politiques  et  revues  spéciales, 
que  je  risque  fort  de  ne  rien  apprendre  à  mes  lecteurs  en  venant  à 
mon  tour  leur  en  dire  quelques  mots.  Cependant  «  la  publication  com- 
plète et  définitive  »  que  nous  en  a  promis  M.  Héron  de  Villefosse  '  n'a 
pas  encore  paru.  L'examen  du  trésor  n'est  donc  pas  tout  à  fait  clos.  Je- 
tons-y un  coup  d'œil". 

Les  quatre-vingt-dix-sept  pièces  qui  sont  aujourd'hui  réunies  dans  les 
vitrines  du  Louvre  offrent  un  intérêt  tout  spécial  pour  l'élude  de  lart  à 
l'époque  hellénistique  et  au  commencement  même  de  l'ère  chrétienne. 
.M.  Héron  de  Villefosse^  dans  les  divers  mémoires  qu'il  leur  a  consacrés,  a 
fort  bien  mis  en  lumière  les  ressources  nouvelles  que  nos  orfèvres  et  nos 
sculpteurs  trouveront  dans  la  contemplation  de  ces  modèles.  Ils  n'offri- 
ront pas  moins  de  sujets  d'étude  aux  archéologues  ;  et  déjà,  on  en  a  tiré 
la  preuve  que  le  centre  de  fabrication  de  la  vaisselle  d'argent,  au  com- 
cement  de  l'Empire  romain,  était  à  Alexandrie  d'Egypte.  D'autres  déduc- 
tions suivront  peu  à  peu.  Mais  ce  qui  est  plus  inattendu,  c'est  que  ces 
objets  nous  fournissent  des  renseignements  pour  l'histoire  des  idées  mo- 
rales et  philosophiques  de  Tépoque. 

Au  milieu  des  phiales  avec  emblema^  des  coupes  décorées  d'animaux 
de  tout  genre,  des  scyphi  dont  les  flancs  portent  grues  et  cigognes,  des 
canthares  où  se  joue  une  troupe  d'Amours,  des  œnochoés,  des  miroirs 
et  de  tout  l'attirail  de  toilette  d'une  dame  romaine,  on  distingue  deux 
gobelets  que  l'on  peut  regarder  comme  les  morceaux  les  plus  curieux  de 
la  série.  Ils  sont  ornés  de  guirlandes  de  roses,  au-dessous  desquelles  ap- 
paraissent des  squelettes  dans  les  postures  les  plus  diverses.  «  Ces  sque- 
lettes, dit  M.  Héron  de  Villefosse'  à  qui  je  me  plais  à  laisser  la  parole, 

1)  Gazette  des  Beaux-Arts,  3®  période,  t.  XIV,  p.  101. 

2)  Héron  de  Villefosse,  Gazette  des  BeauX'Arts,  l.  c,  p.  89-104;  et  Comptes 
rendus  de  V Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  p.  257-276,  471-482, 
575-587;  L'Ami  des  monuments  et  des  arts,  X,  1896,  n°  54;  Edmond  Boiinairé, 
Gazette  des  Beaux-Arts,  3«  pér.,  t.  XV,  1896,  p.  112-120;  F,  Winler,  Der  SU- 
berchatz  von  Boscoreale  (Archdologischer  Anzeiger,  IX,  1896,  p.  74-87); 
A.  Michaëlis,  même  titre;  Preussische  Jahrbûchcr,  LXXXV,  1896,  I  (juillet), 
p.  17-56. 

3)  Comptes  rendus,  p.  584  sq. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA.  RELIGION  ROMALNE  349 

sont  ceux  des  grands  hommes  de  la  Grèce;  auprès  de  chacun,  poète 
célèbre  ou  illustre  philosophe,  un  nom  est  inscrit  en  toutes  lettres. 

«  Quatre  squelettes  principaux  se  détachent  sur  la  panse  de  chaque 
gobelet,  et  l'artiste  a  su  donner  à  chacun  une  physionomie  particulière 
et  expressive.  Sur  le  premier  gobelet,  Euripide  est  représenté  debout^ 
appuyé  sur  un  thyrse^  le  regard  tourné  vers  un  masque  tragique;  Mo- 
nimos,  célèbre  acteur  athénien,  est  placé  près  de  lui.  Ménandre,  portant 
dans  la  main  droite  une  torche  allumée,  tient  de  l'autre  main  un  masque 
de  femme  qu'il  contemple  avec  amour;  Aîx  kilo  que  joue  de  la  double 
flûte  à  ses  côtés.  Sur  le  second,  Zenon,  appuyé  sur  un  bâton  noueux  et 
chargé  de  sa  maigre  besace,  invective  avec  violence  Épicure,  accom- 
pagné d'un  petit  cochon  et  préparant  sur  un  trépied  un  ragoût  succulent. 
Sophocle  est  debout,  dans  une  pose  pleine  de  dignité,  tandis  que  Mos- 
chien  tient,  comme  Ménandre,  une  torche  allumée,  et,  comme  lui,  con- 
temple une  tête  de  femme  aux  cheveux  bouclés.  Des  squelettes  plus 
petits,  jouant  de  la  lyre  ou  de  la  flûte,  applaudissant,  portant  des  fleurs, 
maniant  des  crânes,  remplissent  les  vides  entre  les  principaux  person- 
nages. C'est  le  public,  c'est  la  foule  des  disciples  et  des  admirateurs.  Un 
papillon,  pareil  à  l'âme  fugitive,  se  débat  et  expire  entre  les  mains  de 
l'un  d'eux.  Partout  domine  Tidée  de  l'anéantissement  complet  après  la 
mort.  Il  faut  profiter  joyeusement  du  temps  présent  ;  les  plaisirs  sensuels 
sont  les  seuls  vrais  et  les  seuls  appréciables  ;  il  n'y  a  rien  au-delà  de 
cette  vie.  De  tous  ces  grands  hommes  qui  ont  fait  la  gloire  de  la  Grèce, 
il  ne  reste  plus  maintenant  que  des  os  décharnés.  Sois  pieux  pour  ce 
fumier,  dit  ironiquement  la  légende  placée  au-dessous  d'un  squelette, 
qui  apporte  des  offrandes  funèbres  et  verse  des  parfums  sur  un  cadavre 
à  demi  enfoui.  Voilà  ce  qu'est  Vhomme,  murmure  un  autre  en  exami- 
nant un  crâne  placé  dans  sa  main  ;  c'est  déjà  la  scène  du  cimetière  dans 
Hamlet.  La  volupté  est  le  but  suprême   de  la  vie,  s'écrie  Épicure.  La 
vie  est  une  comédie;  jouis  de  la  vie,  car  le  lendemain  est  incertain, 
disent  d'autres  personnages.  Ce  sont  là  des  exclamations  bien  connues, 
empruntées  au  code  de  la  sagesse  épicurienne  et  que  l'on  retrouve  à 
chaque  instant  sur  les  monuments  antiques.  Le  poète  des  épigrammes 
n'a-t-il  pas  dit  aussi  : 

Sera  nimis  vita  est  crastina  :  vive  hodie.  « 

Le  savant  académicien  a  si  clairement  mis  en  lumière  le  caractère  de 
cette  sorte  de  danse  macabre  d'un  nouveau  genre  et  le  sens  des  excla^ 
mations  et  des  légendes  qui  l'accompagnent,  qu'il  n'y  a  guère  à  ajouter 

23 


350  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

à  son  commentaire.  Des  objets  d'art  comme  ces  deux  gobelets  sont  une 
révélation  piquante  de  l'état  d'esprit  d'une  société,  et  nous  aident  à  mieux 
comprendre  certains  mots  historiques,  certaines  scènes  littéraires  fa- 
meuses. Auguste  mourant  demande  à  ses  amis  s'il  a  bien  joué  son  rôle 
sur  terre  ;  la  vie  est  une  comédie^  s'écrie  l'un  de  nos  personnages.  Tri- 
malcion  au  milieu  de  son  banquet,  lorsque  des  vins  généreux  ont  déjà 
produit  leur  effet  sur  les  convives,  se  fait  apporter  un  petit  squelette 
d'argent  articulé  qui  exécute  des  mouvements  variés  et  prend  des  pos- 
tures diverses.  Après  avoir  ainsi  amusé  ceux  qui  l'entourent  :  <  Hélas  ! 
hélas!  s'écrie  Trimalcion,  malheureux  que  nous  sommes!  l'homme 
n'est  rien.  Combien  fragile  est  la  trame  de  la  vie!  Voilà  ce  que  nous 
deviendrons  tous  lorsque  le  Tartare  nous  ravira.  Vivons  donc  aussi  long- 
temps que  nous  pouvons  jouir.  »  La  conclusion  à  laquelle  tendent  les 
maximes  gravées  sur  nos  deux  gobelets  est  exactement  semblable.  Voilà 
quelles  pensées  voluptueuses,  quels  désirs  sensuels  agitaient  cette  so- 
ciété d'épicuriens  des  premiers  temps  de  l'Empire.  Les  classes  riches,  qui 
sont  alors  exclues  de  toute  participation  directe  aux  affaires  et  à  la  poli- 
tique, essaient  de  se  consoler  des  tristesses  du  temps  en  se  réfugiant 
dans  le  plaisir.  Jouir,  telle  est  leur  devise  :  Ergo  vivamus,  dum  licet 
esse  bene^.  La  vie  présente  est  tout,  et  la  croyance  à  l'immortalité  de 
l'âme  est  presque  effacée.  Il  n'en  subsiste  qu'un  pâle  reflet,  figuré  par 
ce  petit  papillon  qu'un  des  squelettes  tient  entre  ses  doigts  et  qui  est  dé- 
signé par  ce  mot  significatif,  ày/j.o^). 

Par  une  heureuse  coïncidence,  au  moment  même  où  M.  Héron  de 
Villefosse  expliquait  la  signification  de  ces  gobelets  d'argent,  M'"''  la 
comtesse  E.  Caetani  Lovatelli  publiait  une  pièce  curieuse  découverte  en 
1875,  à  Pérouse,  et  demeurée  jusqu'à  présent  inédite.  Il  s'agit  d'un 
petit  squelette  en  bronze,  analogue  à  celui  de  Trimalcion.  H  appartenait 
à  la  docte  plume  qui  écrivit  Thanatos  de  faire  connaître  ce  nouveau  mo- 
nument. On  lira  avec  plaisir  dans  ce  travail  des  réflexions  analogues  à 
celles  que  je  viens  d'emprunter  à  M.  Héron  de  Villefosse.  L'auteur  y  a 
fort  bien  mis  en  lumière  l'usage  de  ces  squelettes,  les  idées  plutôt  gaies 
que  leur  vue  suggérait  aux  anciens. 

D'ingénieux  rapprochements  avec  plusieurs  figurines  semblables  en 
métal  et  quelques  fragments  de  vases  de  la  fabrique  d'Arezzo  donnent 
un  prix  tout  particulier  à  ce  mémoire.  Il  servira  de  très  utile  complé- 
ment à  ceux  de  M.  Héron  de  Villefosse  {Monum.  anticlii,  V,  p.  5-16). 

1)  Satyricon,  34. 


BULLETIN  ARCnÉOLOGIQUE  DE  LA  HELIC.ION  RO.MALNE  351 

J'en  aurais  fini  avec  les  découvertes  relatives  à  la  religion  romaine 
advenues  en  Italie,  si  je  ne  devais  encore  faire  à  mon  Bulletin  de  1895 
une  légère  addition.  M.  Petersen,  depuis  1891,  a  pris  Thabitude  d'insérer 
dans  les  Rômische  Mittheilungen,  sous  le  titre  de  Funde,  une  revue  des 
fouilles  les  plus  remarquables  et  des  résultats  qu'elles  produisent.  L'au- 
teur, qui  habite  Rome,  a  l'avantage  de  pouvoir  aller  souvent  contrôler  sur 
les  lieux  les  rapports  insérés  dans  les  Notizie  degli  scavi.  Ses  résumés, 
fondés  de  la  sorte  sur  un  examen  personnel  des  ruines_,  acquièrent  une 
valeur  toute  spéciale.  Par  exemple,  le  compte  rendu  qu'il  consacre  au 
temple  de  Gonca*  doit  être  pris  en  sérieuse  considération  ;  M.  Petersen 
s'est  rendu  trois  fois  sur  place  avant  de  l'écrire. 

C'est  aussi  afin  de  vérifier  ce  qui  avait  été  dit  sur  le  temple  de  Jupiter 
Anxur  dans  les  Notizie  qu'il  a  visité  Terracine.  Son  examen  est  assez 
défavorable.  Après  recherches  très  attentives,  il  n'a  pas  réussi  à  voir  ces 
deux  grottes  où  M.  Borsari  pense  que  se  cachaient  les  prêtres,  pour  en- 
voyer les  soi-disant  réponses  de  Jupiter*.  D'ailleurs,  est-ce  bien  Jupiter 
qui  recevait  un  culte  sur  le  Monte-Sant'-Angelo?Les  deux  inscriptions 
votives  en  l'honneur  de  Venus  obsequens,  qui  proviennent  de  cette  hau- 
teur, ne  prouveraient-elle  pas  plutôt  en  faveur  d'un  sanctuaire  de  cette 
déesse  ?  Quant  au  ménage  de  poupée,  il  conviendrait  de  le  tenir  simple- 
ment pour  une  offrande  déposée  sur  l'autel  par  quelque  pieuse  fillette. 
Vénus,  adorée  sur  le  mont  Eryx,  l'eût  été  aussi  naturellement  sur  ce  pla- 
teau qui  domine  Terracine  [Rom.  Mitt.,  p.  89-90). 

M.  Petersen  a-t-il  raison  contre  M.  Borsari?  Avant  de  le  décider,  il 
est  juste  d'attendre  la  réponse  de  ce  dernier.  Ne  nous  étonnons  pas  du 
reste  de  ces  hésitations  et  de  ces  doutes  dans  la  dénomination  d'un  monu- 
ment. Les  fouilles  aussi  claires  que  celles  de  Gonca  sont  rares.  Le  plus 
souvent  on  n'arrive  à  la  vérité  qu'après  de  longs  tâtonnements. 

III 

Si  nous  restreignions  notre  examen  à  la  seule  Italie,  nous  risquerions 
d'omettre  de  temps  à  autre  des  découvertes  précieuses  pour  la  connais- 
sance du  culte  romain.  Une  classe  entière  de  documents  nous  échappe- 
rait même  tout  à  fait,  j'entends  ceux  qui  trahissent  la  pénétration  de 
jour  en  jour  plus  complète  des  peuples  englobés  dans  l'Empire,  par  les 

1)  Voir  oi-ilessus,  p.  338,  n.  2. 

2)  Voir  Revue  de  l'Histoire  des  Heligions,  t.  XXXII,  p,  :^1. 


352  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

idées,  les  mœurs,  la  religion,  en  un  mot  par  la  civilisation  de  Rome. 
Ces  témoignages,  on  ne  les  rencontre  guère  que  dans  les  provinces.  Ils 
projettent  sur  l'histoire  de  si  vives  lumières,  que  nous  ne  devons  point 
passer  à  côté  d'eux  sans  leur  accorder  au  moins  un  regard. 

Aucune  contrée  peut-être  n'a  produit  autant  que  l'Afrique,  depuis 
quelques  années,  des  inscriptions  d'un  intérêt  capital  dans  cet  ordre 
de  faits.  Aussi  ai-je  accordé,  à  diverses  reprises,  une  large  place  à 
l'Afrique  dans  ce  Bulletin.  La  trouvaille  dont  je  voudrais  dire  aujour- 
d'hui quelques  mots,  vaut,  pour  l'importance  des  conclusions  qu'elle  per- 
met de  tirer,  les  stèles  à  Saturne  d'Ain  Tounga  et  du  Djebel  Bou 
Kourneïn,  les  dédicaces  à  Pluton  Variccala  de  Tabarka,  à  Magna 
Mater  de  Makteur  ' . 

M.  Lecoy  de  la  Marche,  lieutenant  d'artillerie,  chargé  de  reconnaître, 
dans  le  sud  de  la  Tunisie,  la  voie  romaine  qui  devait  relier  le  golfe  de 
Gabès  à  Cidamus  (Ghadamès),  rencontra  un  tombeau  de  dimensions 
considérables,  au  lieu  dit  El  Amrouni  ^.  Cet  endroit  situé  sur  les  con- 
fins de  la  Tripolitaine,  à  deux  jours  au  sud  de  Tatahouine,  à  un  jour 
au  nord  de  Remada,  est  l'un  des  points  les  plus  méridionaux  où  l'on 
ait  jusqu'à  présent  constaté  des  traces  certaines  de  l'occupation  ro- 
maine*. 

Du  monument  il  ne  reste  debout  que  le  soubassement  carré  dont  les 

1)  Voir  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  XXIV,  1891,  p.  87-91;  XXVI, 
1892,  p.  170-179. 

2)  Le  rapport  de  M.  Lecoy  de  la  Marche  a  paru  dans  le  Rulletin  archéolo- 
gique du  Comité  des  travaux  historiques,  1894,  p.  389-413  (distribué  comme 
d'ordinaire  très  tard  en  1895).  Le  mausolée  d'El  Amrouni  a  donné  lieu  à  de 
nombreuses  études.  J'ai  eu  recours  aux  suivantes  :  Ph.  Berger,  Revue  archéo- 
logique,  XXVI,  p.  71-83  ;  Comptes  rendus  de  VAcadémie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres,  1894,  p.  272-273;  Héron  de  Villefosse,  ibid.,  p.  469-481; 
Ciermont-Ganneau,  ibid.,  1895,  p.  325-327;  L'Inscription  d' El- Amrouni  et  les 
Dieux  Mdnes  des  Sémites  (dans  les  Études  d'archéologie  orientale,  I,  p.  156- 
164,  Bibliothèque  de  l'École  des  Hautes-Études,  fasc.  44)  ;  Gsell,  Chronique 
archéologique  africaine  (Mélanges  d'archéologie  et  d' histoire  publiés  par  l'École 
française  de  Rome,  XV,  p.  323  sq.)  ;  P.  Gauckler,  L'archéologie  de  la  Tuni- 
sie, Paris,  Berger-Levrault,  1896,  in-S",  p.  56-58. 

3)  Sur  cette  question  controversée  des  progrès  de  Rome  dans  le  désert,  on 
lira  avec  fruit  un  récent  article  de  M.  Toutain,  Les  Romains  dans  le  Sahara 
{Mélanges  d'archéologie  et  d'histoire  publiés  par  l'École  française  de  Rome, 
XVI,  1896,  p.  63-77).  L'auteur  pense  que  le  gouvernement  romain  «  n'essaya 
pas  de  conquérir  le  désert  ».  Les  preuves  sur  lesquelles  il  appuie  sa  théorie  me 
paraissent  très  solides. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  353 

côtés  mesurent  plus  de  4  mètres  à  la  base.  Les  parties  supérieures  gi- 
saient enfouies  dans  le  sable.  Cette  circonstance  explique  que  les  sculp- 
tures qui   les  décorent  soient  dans  leur  ensemble  admirablement  con- 
servées. Renversé  par  quelque  entreprise  violente  peu  de  temps  sans 
doute  après  avoir  été  achevé,  plusieurs  parties  de  ce  mausolée  nous  sont 
rendues  intactes.  «  Les  pierres  de  taille,  dit  M.    Lecoy  de  la  Marche, 
sont  pour  ainsi  dire  neuves  et  l'on  y  voit  distinctement  la  trace  de  l'ou- 
til de  l'ouvrier.  »    Malgré  l'écroulement,  on  arrive  donc  sans  trop  de 
peine  à  reconstituer  l'édifice.  «  II  devait  avoir  environ  16  mètres  de  hau- 
teur, selon  M.  Gauckler.  Il  se  composait  de  deux  étages,    surmontés 
d'une  pyramide  et  reposant  sur  un  soubassement  à  quatre  assises  avec 
caveau  voûté.  Le  caveau,  de  2°>,15  sur  2™,25  et  2«',40  de  hauteur,  con- 
tenait quatre  niches.  Le  mausolée  était  quadrangulaire,  les  façades  est  et 
ouest  étaient  un  peu  plus  larges  que  les  façades  nord  et  sud.  Les  deux 
premières  étaient  les  façades  principales.  »  Cette  description  fait  songer 
aussitôt  à  d'autres  tombeaux  de  Tunisie,  puniques  ou  romane-puniques, 
tels  que  ceux  de  Dougga,  de  Sidi  Aïch,  de  Kasrin  »  ;  M.  Clermont-Gan- 
neau  en  rapproche  encore  ceux  qu'il  a  retrouvés  aux  environs  de  Khoms, 
l'ancienne  Leptis  Magna,  à  deux  jours  dans  l'est  de  Tripoli*;   par  ses 
traits  généraux  le  mausolée  d'El  Amrouni  se  classe  dans  la  même  fa- 
mille. 

La  façade  antérieure  présente,  au  rez-de-chaussée,  une  petite  porte 
qui  donne  accès  dans  le  caveau.  Elle  est  surmontée  d'un  bas-relief 
représentant  le  défunt  et  sa  femme.  Au-dessus  de  ces  personnages  s'étale 
une  inscription  bilingue,  latine  et  punique.  Les  trois  autres  côtés  offrent 
à  leurs  deux  étages  des  bas-reliefs  symétriquement  répartis  formant 
un  double  registre.  Cette  inscription  et  ces  six  bas-reliefs  sont  l'essentiel 
de  la  découverte. 

Le  texte  néo-punique  et  le  texte  latin  sont  la  traduction  l'un  de  l'autre  ; 
avec  de  légères  divergences  d'expression,  ils  nous  apprennent  que  là  est 
la  sépulture  de  Quintus  Apuleius  Maximus,  surnommé  Rideus,  fils  de 
ludzalan,  petit-fils  de lurathan;  sa  femme,  Thanubra,  et  ses  fils,  Pudens, 
Severus  et  Maximus  le  lui  ont  élevé.  Rien  de  plus  simple  en  apparence 
que  cette  formule  ;  rien  de  plus  instructif  pour  peu  qu'on  y  prête  at- 
tention. 

1)  Voir  'Recherche  des  antiquités  dans  le  JSord  de  l'Afrique,  Paris,  Leroux, 
1890,  in-8,  p.  90  sq.,  137-139;  P.  Gàuc.kler,  L'Archéologie  de  la  Tunisie,  p.  12- 
15,  56-58. 

2)  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  p.  326. 


354  REVUE    DE    l'h1ST(i1HE    DES    PEUGIOMS 

Si  l'on  dresse  en  effet  l'arbre  généalogique  de  la  famille,  on  s'aperçoit 
que  l'aïeul  du  défunt  et  son  père  portent  des  noms  indigènes  ;  sa  femme 
de  même.  Quanta  lui,  il  a  pris  les  tria  nomina,  en  conservant  toutefois 
un  surnom  qui,  malgré  sa  terminaison,  trahit  une  origine  locale.  Au 
contraire,  les  noms  de  ses  fils  se  rattachent  directement  à  l'onomastique 
latine.  Qu'est-ce  à  dire?  sinon  que  nous  assistons  là  à  l'introduction  pro- 
gressive de  l'esprit  et  des  habitudes  de  Rome  au  fond  des  solitudes  afri- 
caines. Cette  évolution,  attestée  déjà  par  nombre  de  témoignages  épigra- 
phiques,  u'a  peut-être  jamais  été  aussi  bien  saisie  sur  le  vif  et  dans  son 
accomplissement  même.  Les  gens  d'un  certain  âge  n'abandonnent  pas 
encore  tout  à  fait  les  vieux  usages,  ni  le  parler  des  ancêtres;  mais  les 
jeunes  générations  se  tournent  vers  l'Italie  et  manifestent  des  aspirations 
nouvelles.  Elles  connaissent  la  langue  des  vainqueurs_,  pas  encore  assez 
cependant  pour  ne  pas  la  défigurer  çà  et  là.  Elles  savent  l'existence  des 
Du  Mânes.  Elles  sont,  en  un  mot,  en  train  de  prendre  une  âme  romaine. 

M.  Glermont-Ganneau  signale  en  outre  dans  le  texte  néo-punique  une 
formule  essentielle.  Le  début,  dit-il,  «  doit  se  lire  le-elonê  Rephaim 
«  aux  dieux  Rephaïm  »  ;  c'est  la  traduction  littérale  de  la  contre-partie 
latine:  Diis  Manibus  «  aux  dieux  Mânes  ».  Cette  équivalence  avérée  des 
dieux  Mânes  et  des  Rephaïm,  mentionnés  plusieurs  fois  dans  la  Bible, 
est  un  fait  de  la  plus  haute  importance  pour  la  question,  encore  si  obs- 
cure et  si  controversée,  des  idées  des  Sémites  sur  l'immortalité  de  l'âme  et 
la  vie  d'outre-tombe.  »  Les  savants  spécialistes  feront  leur  profit  de  celte 
observation  que  j'ai  tenu  à  transcrire.  Elle  dépasse  ma  compétence  et 
je  ne  saurais  y  insister.  Aussi  bien  convient-il  de  réserver  quelque  dé- 
veloppement aux  sculptures  disposées  sur  les  quatre  faces. 

Le  bas-relief  qui  surmonte  la  porte  d'entrée  représente  Apuleius  et 
Thanubra.  «  Ils  ont  l'air  de  sortir  du  tombeau,  pour  continuer  à  vivre 
au  milieu  des  leurs.  C'est  bien  le  monument  au  sens  antique  du  mot, 
le  «  cippe  parmi  les  vivants»  ,  oulecc  nom»,  comme  l'appelaient  les 
Hébreux,  destiné  à  perpétuer  la  mémoire  et  en  quelque  sorte  la  vie  du 
défunt  à  la  lumière  du  soleil  »  (Ph.  Berger). 

Les  six  autres  bas-reliefs,  qui  courent  en  manière  de  frise  sur  les 
flancs  et  la  face  postérieure  du  mausolée,  se  divisent  en  deux  catégories. 
Trois  d'entre  eux  décorent  le  rez-de-chaussée  ;  ils  sont  d'une  clarté 
parfaite.  Les  trois  autres,  séparés  des  précédents  par  une  moulure, 
ornent  le  premier  étage  ;  ils  s'entendent  moins  aisément.  Au  registre 
inférieur  se  déroulent  trois  scènes  mythologiques  célèbres  :  Orphée 
charmant  les  animaux  par  les  accords  de  sa  lyre  ;  Orphée  ramenant 


Rr  LLETIN  ARCHEOLOGIQUE   DE  LA  RELIGION  ROMAINE  3.'>0 

Eurydice  des  Enfers  et  la  perdant  de  nouveau  pour  jamais  par  sa 
tendre  mais  fatale  impatience  ;  Hercule  enlevant  Alceste  du  royaume 
d'Hadès.  Une  même  idée  reparaît  dans  cette  triple  représentation,  l'es- 
pérance d'une  réunion  au-delà  de  la  tombe  et  la  foi  dans  une  vie 
future  accompagnée  d'un  éternel  repos. 

Les  sculptures  de  la  rangée  supérieure  nous  offrent  d'abord  un  per- 
sonnage dont  le  corps  se  termine  en  bas  par  deux  appendices  en  forme 
de  queue  de  poisson  ;  il  est  entouré  de  rameaux  entrelacés,  au  milieu 
desquelles  émergent  quatre  animaux  dont  l'arrière-train  n'est  pas  figuré 
et  qui  paraissent  sortir  d'une  espèce  de  fleur.  Puis  vient  un  homme  nu, 
barbu,  vigoureux,  luttant,  une  hacbe  à  la  main,  contre  une  panthère 
qui  se  précipite  sur  lui;  enfin  un  autre  homme  nu,  marchant  à  grands  pas, 
que  suit  à  la  même  allure  une  femme  à  moitié  vêtue.  Des  ceps  de  vigne  et 
des  branches  d'olivier  se  déroulent  autour  de  ces  deux  scènes  dans  la 
même  disposition  que  les  rameaux  du  premier  bas-relief  de  cette  série.  La 
sagacité  des  érudits  s'est  exercée  sur  cette  triple  représentation.  M.  Ph. 
Berger,  d'accord  avec  M.  Gauckler,  propose  d'y  voir  une  répétition  très 
libre,  ou,  si  l'on  veut,  un  arrangement  artistique  et  fantaisiste  des  sujets 
traités  dans  le  registre  inférieur.  Peut-être  le  sculpteur,  les  «  adaptant 
aux  nécessités  architectoniques,  a-t-il  mêlé  ses  personnages,,  plus  ou 
moins  transfigurés,  aux  rameaux  qui  faisaient,  le  long  de  la  corniche, 
comme  un  enroulement  de  volutes.  Peut-être  aussi  a-t-il  subi  l'influence 
d'autres  idées,  et  peut-être  faut-il  reconnaître,  dans  les  scènes  du  haut, 
si  étrangement  modifiées,  la  trace  de  conceptions  religieuses  très  diffé- 
rentes de  celles  dont  les  bas-reliefs  inférieurs  nous  ont  conservé  l'ex- 
pression. »  Cette  correspondance  entre  les  bas-reliefs  ainsi  groupés 
deux  à  deux  me  semble  fort  ingénieuse,  et  je  serais  très  porté  à  l'ad- 
mettre. De  même  en  effet  que  le  texte  latin  traduit  l'épitaphe  néo- 
punique, les  sculptures  du  premier  étage  seraient  la  stylisation,  sorte 
d'équivalent  ou  de  traduction  artistique,  des  scènes  du  rez-de-chaussée. 

Quoi  qu'on  pense  d'ailleurs  de  cette  identification*,  un  fait  demeure 
constant  et  attesté  par  les  trois  sculptures  du  premier  groupe  ;  c'est  la 
connaissance  à  El  Amrouni  des  mythes  d'Orphée  et  d'Hercule.  Ces  lé- 
gendes fabuleuses,  chantées  par  les  poètes  tant  grecs  que  latins,  et  dont 
l'une  avait  inspiré  de  si  beaux  vers  à  Virgile  et  à  Ovide,  s'étaient  insi- 
nuées peu  à  peu  en  Afrique.  On  a  des  mosaïques  de  Tanger,  de  Cher- 

1)  M.  Gsell  {loc.  cit.)  la  rejette,  mais  il  ne  la  remplace  par  aucune  autre 
explication. 


356  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

chel,  d'Hadrurnète,  où  Orphée  apparaît  au  milieu  des  animaux  qu'il 
apprivoise  par  ses  chants  ^  Saint  Augustin  d'autre  part,  ainsi  que  le  rap- 
pelle fort  à  propos  M.  Héron  de  Villefosse,  mentionne  pour  s'en  plaindre 
le  rôle  que  jouait  Orphée  dans  les  cérémonies  païennes  des  funérailles*. 
Ces  pratiques  qui  semblent  naturelles  dans  les  villes  de  la  côte  oîi 
l'élément  romain  était  nombreux,  deviennent  tout  à  fait  surprenantes 
si  l'on  songe  à  l'énorme  distance  qui  séparait  El  Amrouni  des  centres 
lettrés  de  la  Proconsulaire  ou  delaByzacène.  Un  seul  fait  précis  comme 
celui-là  nous  indique,  mieux  que  de  longues  dissertations,  combien  pro- 
fondément s'était  exercée  l'action  de  Rome  sur  les  populations  de  l'in- 
térieur dont  faisaient  partie  Q.  Apuleius  et  sa  famille. 

«  Ce  Liby-Phénicien,  dit  très  bien  M.  Gauckler,  dont  les  ancêtres 
menaient  probablement  la  vie  nomade,  s'était  donc  empressé,  en  se 
fixant  au  sol,  d'adopter,  au  moins  en  apparence,  les  mœurs  et  la  langue, 
les  croyances  religieuses  et  les  goûts  artistiques  des  maîtres  du  pays. 
Son  ambition  devait  être  d'arriver  à  leur  ressembler  si  exactement  qu'il 
pût  être  pris  pour  l'un  des  leurs.  En  cela,  il  ne  faisait  que  suivre  le  mou- 
vement général  qui  entraînait  spontanément  ses  compatriotes  vers  la 
civilisation  latine.  » 

Cette  constatation  aurait  tout  son  prix  si  nous  étions  en  mesure  de  dire 
à  quelle  époque  mourut  Q.  Apuleius  Maximus.  Mais  aucune  date  n'ac- 
compagne Tépitapheet  j'ai  en  vain  cherché,  dans  les  auteurs  qui  ontétudié 
le  mausolée,  une  hypothèse  sur  l'époque  à  laquelle  il  remonte.  Je  devrais 
sans  doute  imiter  le  silence  prudent  de  ces  savants  expérimentés,  car  ni 
l'architecture  du  monument,  ni  le  style  des  bas-reliefs,  ni  l'écriture  des  ins- 
criptions, indices  parfois  suffisants  dans  les  régions  plus  fréquentées  par 
les  Romains,  ne  sauraient  entrer  en  ligne  de  compte  lorsqu'il  s'agit  d'un 
pays  où  la  civilisation  s'infiltrait  pour  amsi  dire  goutte  à  goutte  et  ne  se 
renouvelait  pas  sans  cesse.  Si  l'on  me  permet  néanmoins  une  conjecture, 
je  ne  serais  pas  éloigné  de  croire  que  les  noms  Apuleius,  Pudens  et 
Severus  se  rapportent  à  la  fin  du  ne  siècle  ou  au  commencement  du  iii^. 
C'est  d'ailleurs  l'époque  où  Septime  Sévère  inflige  de  sanglantes  défaites 

1)  M.  Héron  de  Villefosse  {loc.  cit.,  p.  478,  note  2;  479,  note  1)  a  donné  la 
liste  des  représentations  analogues  aux  bas-reliefs  d'El  Amrouni. 

2)  Be  Civitate  Bei,  XVIII,  14.  Ces  habitudes  païennes  n'ont  pas  empêché  les 
chrétiens  de  représenter  le  Sauveur  sous  la  figure  d'Orphée  dans  les  peintures 
des  Catacombes  et  sur  leurs  sarcophages.  Il  devint  un  des  types  de  l'art 
chrétien  primitif.  Voir  Le  Blant,  Comptes  rendus  de  V Académie  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres,  1894,  p.  118-119. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGtON  ROMAINE  337 

aux  tribus  du  désert  et  où  la  domination  de  Rome  s'affirme  le  plus  net- 
tement dans  le  sud  de  ses  possessions  africaines!. 

Le  mélange  des  éléments  puniques  et  romains,  que  nous  venons  d'ob- 
server à  El  Amrouni,  se  remarque  de  même  sur  les  stèles  d'Enchir 
Tebernok  {municipium  Tubemuc),  mais  dans  des  proportions  fort  diffé- 
rentes. Tandis  que  le  mausolée  précédent  indique  la  conquête  en  voie 
d'achèvement,  elle  commence  à  peine  à  Tubernuc. 

Ces  pierres  votives  découvertes  par  la  Compagnie  des  eaux  de  Tunis  et 
publiées  par  M.  Gauckler  dans  le  Bulletin  archéologique  du  Comité  des 
travaux  historiques,  (1894,  p.  '295-::503\  étaient  presque  à  fleur  de  terre, 
serrées  les  unes  contre  les  autres,  sans  trace  aucune  aux  environs  de 
temple,  ni  de  construction  de  quelque  importance.  De  cette  première 
observation,  il  faut  déduire,  avec  M.  Gauckler,  que  le  sanctuaire  de  Tu- 
bernuc, analogue  à  ceux  de  Khangat  el  Hadjadj,  du  Djebel  Bou  Kour- 
neïn  et  d'Aïn  Tounga,  se  composait  d'une  enceinte  sacrée  à  ciel  ouvert 
ou  temenos,  avec  un  autel  autour  duquel  les  stèles  étaient  fichées  en 
terre.  C'est  le  type  du  sanctuaire  oriental  '  fidèlement  conservé  jusque 
sous  l'Empire  par  une  population  qui  n'a  encore  subi  qu'à  la  surface 
l'influence  romaine,  et  qui  demeure  attachée  à  ses  croyances  et  à  ses 
usages  d'autrefois.  Pour  ces  raisons,  le  temenos  de  Tubernuc  offre  un 
sujet  d'étude  plus  curieux  encore  que  les  trois  autres  dont  j'ai  rappelé 
le  nom. 

La  barbarie  des  dessins  au  trait,  qui  ornent  la  pierre  à  peine  dégrossie, 
nous  est  un  premier  indice  que  les  praticiens  qui  les  exécutèrent  n'a- 
vaient reçu  aucune  éducation  artistique.  Ils  ont  représenté  des  figures 
pour  le  moins  aussi  frustes  que  celle  de  la  stèle  d'Abizar  et  des  autres 
produits  de  la  sculpture  indigène  ^ 

De  plus,  la  divinité  adorée  en  ce  lieu  n'est  point  romanisée  comme 
le  Saturne  d'Aïn  Tounga,  de  Khangat  el  Hadjadj  et  du  Bou  Kour- 
neïn.  C'est  Tanit,  la  «  grande  dame  »,  qui  a  pris  d'ordinaire  à  cette 
époque  les  traits  de  Caelestis,  mais  que  nous  voyons  ici  telle  que  sur  les 
stèles  antérieures  à  la  chute  de  Carthage.  Si  le  nom  de  la  déesse  n'est 
écrit  nulle  part,  son  symbole  si  caractéristique,  ses  attributs  se  retrouvent 
sur  chaque  ex-voto  e*  excluent  toute  possibilité  d'erreur. 

Que  reste-t-il  donc  de  romain  dans  ces  monuments?  Les  formules 

1)  Voir  Toutain,  Les  Romains  dans  le  Sahara,  p.  66,  73-75. 

2)  Voir  Toutain,  Les  cités  romaines  de  la  Tunisie,  Paris,  Fontemoing,  1896, 
in-8,  p.  84  sq. 

3)  Voir  Doublet,  Le  musée  d'Alger,  pi.  IH-VI, 


3.^8  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

d'abord,  tellement  réduites  que  la  plus  développée  ne  va  pas  au-delà 
de  ces  quatre  mots,  votum  solvit  libens  animo;  les  noms  ensuite,  qui  ont 
une  allure  latine.  Encore  faut-il  réserver  Imilcho,  fils  de  Nisazru.  Cet 
emploi  de  la  langue  latine  dans  l'onomastique  de  Tubernuc  et  dans  la 
rédaction  des  dédicaces  ne  témoigne  pas  d'une  transformation  bien  com- 
plète de  l'esprit  de  la  population.  La  forme  du  sanctuaire  et  l'aspect  des 
stèles  ont  une  signification  beaucoup  plus  précise.  Et  nous  concluerons, 
avec  M.  Gauckler,  que  ces  dernières  «.  sont  dédiées  à  une  divinité  pure- 
ment nationale,  Tanit,  dont  le  culte  semble  s'être  maintenu  longtemps  à 
Tubernuc  dans  sa  forme  primordiale.  C'est  là  ce  qui  fait  l'originalité  de 
ce  nouveau  sanctuaire  et  ce  qui  lui  assigne  une  place  à  part  dans  l'his- 
toire des  cultes  africains.  » 

Depuis  deux  ans,  le  déblaiement  d'un  autre  temple  a  été  entrepris  en 
Tunisie,  celui  de  Caelestis  à  Dougga.  Les  résultats  définitifs  ne  sont  pas 
encore  livrés  à  notre  légitime  curiosité.  Nous  savons  seulement  que 
M.  Pradère,  conservateur  du  musée  du  Bardo,  qui  dirige  les  recherches, 
a  constaté  l'existence  d'une  cella  au  centre  d'une  cour  en  terrasse  en- 
tourée d'un  portique  semi-circulaire*,  alliance  remarquable  du  temple 
gréco-romain  et  de  l'enclos  consacré  propre  à  la  religion  phénicienne^. 
Espérons  que  M.  Pradère  nous  communiquera  bientôt  de  plus  amples 
renseignements  sur  les  fouilles  qu'il  a  dirigées  avec  un  soin  digne  de  tous 
éloges.  Les  inscriptions  exhumées  au  cours  de  ces  travaux  sont  funé- 
raires et  ne  se  rapportent  en  rien  au  culte  de  Caelestis  ^ 

Je  ne  veux  pas  omettre  l'interprétation  fort  ingénieuse,  donnée  par 
M.  Toutain,  d'un  fragment  de  bas-relief  provenant  d'Hadjeb  el  Aïoun 
{Mnscltanae'T)  en  Tunisie*.  Cette  sculpture  qui  décore  le  sommet  d'une 
stèle  votive  représente,  comme  sujet  principal,  un  serpent  enroulé  autour 
du  tronc  d'un  palmier  et  dévorant  un  oiseau  qu'il  a  fasciné.  Ce  motif 
symbolique  est  d'origine  orientale.  Chez  les  Phéniciens  en  particulier  le 
serpent  personnifie  les  puissances  malfaisantes,  dont  il  est  utile  d'apaiser 
le  courroux  ;  de  là  naquit  le  culte  qu'on  lui  rendait  en  diverses  régions 
de  l'Orient,  Les  oiseaux  au  contraire,  habitants  du  ciel,  sont  l'image  des 
divinités  tutélaires.  Ces  deux  principes,  l'un  mauvais,  l'autre  bon,  qui 
correspondent  chacun  à  quelqu'un  des  nombreux  Baalim,  issus  du  Baal 

1)  Comptes  rendus  de  V Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  p.  7. 

2)  Voir  des  exemples  analogues  dans  Toutain,  op.  cit.,  p.  85  sq. 

3)  Bulletin  archéologique  du  Comité  des  travaux  historiques,  1894,  p.  352- 
354. 

4)  Revue  archéologique,  t.  XXVII,  1895,  p.  298-304. 


BULLKTTV  AncnÉOLOGrQUF  T)F.  LA  HKLTGinN  ROMAINR  359 

primitif,  sont  en  guerre  perpétuelle  et  l'emportent  tour  à  tour.  De  cette 
conception  religieuse  dérivent  les  nombreux  monuments  figurés  où  tantôt 
un  aigle  emporte  le  serpent  dans  ses  serres  et  tantôt  le  serpent  engloutit 
un  oiseau.  Deux  dédicaces  Draconi  Augusto,  trouvées  en  Tunisie',  nous 
apprennent  sous  quel  titre  le  génie  du  mal,  symbolisé  par  le  serpent,  était 
invoqué  en  Afrique.  Il  est  fort  vraisemblable  que  l'inscription,  aujourd'hui 
perdue,  qui  accompagnait  le  bas-relief  d'Hadjebel  Aïoun,  s'adressait,  elle 
aussi,  à  ce  Draco,  afin  de  détourner  sa  colère.  Nous  avons  donc  sous  les 
yeux  une  «  imao^e  symbolique  du  Baal  phénicien.  Mais  ici  Baal  n'est  plus 
le  dieu  bienfaisant  qui  répand  la  richesse  et  la  fécondité,  le  dieu  céleste 
qui  trône  dans  l'éther  lumineux  ;  c'est  le  génie  des  ténèbres,  l'auteur 
des  maux  qui  accablent  ou  qui  menacent  les  mortels,  le  terrible  Moloch, 
auquel  jadis  on  immolait  des  enfants  ». 

Ce  raisonnement  appuyé  sur  des  faits  paraît  logiquement  conduit,  et  la 
compétence  toute  spéciale  de  M.  Toutain  en  matière  de  symbolisme  reli- 
gieux nous  est  une  garantie  qu'il  a  bien  démêlé  le  sens  de  ces  obscures 
représentations. 

On  doit  encore  ajouter  une  remarque  au  sujet  de  cette  découverte 
d'Hadjeb  el  Aïoun.  La  ville  de  Masclianae  dont  cette  bourgade  occupe  pro- 
bablement la  place,  n'existait  pas  avant  l'occupation  romaine.  Elle  se 
fonda,  croit-on,  à  la  fin  du  V-^  siècle  de  l'ère  chrétienne,  au  plus  tard 
dans  le  cours  du  ii^.  Par  conséquent  la  religion  punique  dont  notre 
bas-relief  est  un  vestige  n'y  pénétra  que  sous  TEmpire.  Ce  fait  démontre 
une  fois  de  plus  que  les  Romains,  colonisateurs  habiles,  non  seulement 
laissèrent  subsisterle  culte  antérieur  là  où  il  existait,  comme  à  Tubernuc, 
mais  qu'ils  en  favorisèrent  l'introduction  dans  les  cités  créées  par  eux. 
Cette  vérité  historique,  mise  en  pleine  lumière  par  MM.  Ph.  Berger  et 
Cagnat^  dans  leur  mémoire  sur  les  stèles  d'Aïn  Tounga*,  reçoit  chaque 
jour  par  les  trouvailles  archéologiques  une  éclatante  confirmation.  Les 
bas-reliefs  et  l'inscription  d'El  Amrouni  ne  sauraient  y  contredire;  car 
ils  indiquent  simplement,  on  l'a  vu  plus  haut,  la  tendance  d'une  partie 
de  la  population  à  imiter  en  tout  ses  vainqueurs.  Rome  ne  s'opposait  pas 
à  cette  espèce  de  conversion  volontaire.  Mais,  d'un  autre  côté,  elle  n'y 
contraignait  personne  et  tolérait  partout  le  maintien  des  traditions  et 
des  cultes  locaux,  lorsque  les  indigènes  entendaient  les  conserver.  Ces 

1)  Corpus  inscriptionum  latinarum,  VIII,  15247,  15378. 

2)  Bulletin  archéologique  du  Comité  des  travaux  historiques,  1889,  p.  264- 
265;  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  XXIV,  1891,  p.  87-91. 


360  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

faits  mis  en  regard  les  uns  des  autres  signifient  donc,  pour  tout  dire  en 
un  mot,  que  Rome  établit  dans  ses  possessions  d'outre-mer  un  régime 
de  liberté,  autant  du  moins  qu'elle  le  jugea  compatible  avec  la  sécurité 
de  l'Empire. 

Avant  de  quitter  l'Afrique,  je  signalerai  encore  deux  inscriptions  de 
Lamta  [Leptis  minor),  gravées  par  les  soins  de  curies  locales  en  l'honneur 
de  deux  personnages  qui  étaient  leurs  patrons.  Ils  sont  qualifiés  l'un  et 
l'autre  antistes  sacrorum^  ce  qui  équivaut  à  peu  près  à  sacerdos.  L'un 
d'eux  même  est  désigné  comme  desservant  le  culte  de  Liber  Pater.  Jus- 
qu'à présent  les  seules  divinités  adorées  dans  les  curies  étaient,  à  notre 
connaissance,  Jupiter,  Tanit-Caelestis  et  Baal-Saturne.  Le  texte  de  Lamta 
nous  apporte  donc  un  fait  nouveau  ;  il  est  malheureusement  trop  concis 
pour  jeter  beaucoup  de  lumière  sur  l'organisation  religieuse  des  curies. 
Il  paraît  en  ressortir  par  contre  que  les  curies  se  divisaient  en  deux  caté- 
gories d'adhérents  :  les  vieux  et  les  jeunes.  Les  seniores  figurent  dans 
un  texte  de  Lambèse*  ;  ici  nous  rencontrons  IdLJuventus  curiae.  Notons 
ce  trait  avec  soin  ;  une  organisation  de  ce  genre  n'a  pas  encore  été  ob- 
servée en  dehors  des  provinces  africaines.  Doit-on  supposer  qu'elle  cor- 
respond à  un  état  de  choses  préexistant  à  l'occupation  du  pays  par  les 
Romains'? 

Sans  fournir  une  aussi  riche  moisson  que  l'Afrique,  les  autres  parties 
du  monde  romain  ne  sont  pas  cependant  demeurées  stériles.  En  Gaule, 
je  relève  deux  ou  trois  monuments  qu'il  y  a  avantage  à  faire  connaître, 

La  colline  de  Fourvière,  au-dessus  de  Lyon,  si  abondante  en  débris 
antiques,  a  rendu,  au  milieu  des  ruines  d'une  petite  construction  en 
briques  de  l'époque  romaine,  un  autel  de  marbre  avec  une  inscription, 
simple  ex-voto  aux  Matrae  Augustae.  Ce  qui  augmente  l'intérêt  de  la 
découverte,  c'est  que  les  quatre  faces  de  l'autel  portent  en  bas-reliefs 
des  représentations  de  Mercure,  de  Silvain,  de  la  Fortune  et  des  Déesses 
Mères.  Ces  dernières  sont  «  assises  de  face;  la  première,  dont  la  tête  a 
disparu,  tient  des  fruits  sur  ses  genoux  ;  la  seconde,  des  gâteaux  ;  la  der- 
nière porte  un  petit  enfant  emmaillotté  ».  Autel  et  inscription  sont  au- 
jourd'hui déposés^  parles  soins  de  M.  Dissard,  au  Musée  de  Lyon'. 

Tandis  que  reparaissait  à  Lyon  l'autel  des  Matrae,  deux  inscriptions 


i)  Corpus  inscriptionum  latinarum,  VIII,  2714. 

2)  Bulletin  archéologique  du  Comité  des  travaux  historiques,  p.  69  sq.  Voir 
Toutain,  Les  cités  romaines  de  la  Tunisie,  p.  278,  n.  10;  284,  n.  1. 

3)  Bulletin  archéologique  du  Comité  des  travaux  historiques,  p.  21-23. 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA  RELIGION  ROMAINE  361 

aux  Proxumae  étaient  également  signalées  :  on  sait  que  ces  deux  groupes 
de  divinités  ont  été  parfois  rapprochés.  Le  premier  texte,  que  publie 
M.  le  capitaine  Espérandieu%  est  gravé  sur  un  petit  autel  de  Nîmes. 
Il  n'a  de  remarquable  que  le  chiffre  XVIII  tracé  sur  la  face  opposée 
à  la  dédicace  et  dont  on  n'aperçoit  pas  d'explication  plausible.  Le  second, 
qui  est  à  la  partie  supérieure  d'une  stèle  de  Vaison,  donne  lieu  à  quelques 
réflexions  utiles  de  M.  l'abbé  Beurlier*. 

Le  caractère  des  Proxumes  n'a  pas  encore  été  nettement  établi.  On 
s'accorde  toutefois  généralement  à  dire,  avec  M.  Aurès,  qu'elles  sont  «  les 
Mânes  des  aïeules  considérées  comme  les  Génies  protecteurs  de  la  fa- 
mille et  de  la  maison  ».  Cette  nature  féminine  est  cependant  tout  hy- 
pothétique; on  se  fonde  pour  l'admettre  sur  ce  double  fait  «  que  trois 
des  monuments  qui  leur  sont  dédiés  sont  ornés  de  bustes  de  femmes 
dans  l'attitude  des  Matrae  » ,  et  que,  d'autre  part,  la  plupart  de  ces  mo- 
numents sont  élevés  par  des  femmes.  La  conclusion  semble  quelque 
peu  prématuréee.  En  effet,  dit  M.  Beurlier,  plusieurs  dédicaces  sont  dues 
à  des  hommes;  par  exemple,  celle  de  Vaison  qui  nous  occupe  est  ainsi 
conçue  :  Proxumis  votumT.  Atilius  Felix^;et  comme  le  nom  de  ces  di- 
vinités n'a  encore  été  rencontré  qu'au  datif,  il  y  a  donc  peut-être  autant 
de  raisons  pour  dire  les  Proxumi  que  les  Proxumae.  Il  conviendrait  de 
même  d'écrire  les  Suleii  au  lieu  de  les  Suleiae,  pour  dénommer  un 
groupe  de  divinités  analogues,  puisqu'on  possède  une  inscription  dédiée 
par  une  famille  Suleiis  suis  qui  curam  agunt. 

Si  l'on  n'est  pas  en  présence  d'un  solécisme  du  lapicide,  ce  dernier 
argument  est  décisif  en  faveur  de  la  forme  Suleii.  Pour  modifier  Proxu- 
mae en  Proxumi,  M.  Beurlier  ne  s'appuie  que  sur  des  probabilités. 
Sans  doute  l'analogie  des  deux  groupes  de  divinités  donnerait  à  réfléchir, 
et  le  retour  des  prétendues  Suleiae  au  sexe  masculin  sei'ait  de  nature, 
sans  parler  des  autres  arguments,  à  entraîner  aussi  un  changement 
d'état  civil  pour  les  Proxumae.  Toutefois  les  bas-reliefs  féminins  sub- 
sistent et  demandent  explication.  Le  raisonnement  de  M.  Beurlier,  s'il 
n'est  pas  sans  réplique,  aura  du  moins  l'avantage  d'attirer  à  nouveau  l'at- 
tention sur  ce  problème  et  de  forcer  les  partisans  des  Proxumae  à  dé- 
fendre leur  système  qui  est  exposé,  lui  aussi,  on  vient  de  le  voir,  à 
diverses  critiques. 

1)  Bulletin  archéologique  du  Comité  des  travaux  historiques,  1894,  p.  431. 

2)  Bulletin  de  la  Société  nationale  des  Antiquaires  de  France,  p.  287  sq. 

3)  Dans  celle  de  Nîmes,  il  ne  subsiste  rlu  nom  que  le  groupe  de  lettres 
Janua;  on  peut  donc  supposer  aussi  bien  Januarius  que  Januaria. 


362  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

Les  deux  nouvelles  dédicaces  aux  Proxumes,  provenant  de  Nîmes  et 
de  Vaison,  ne  dépassent  pas  les  limites  de  la  région  du  bas  Rhône,  où 
ont  été  trouvées  presque  toutes  celles  qu'on  possédait  jusqu'à  ce  jour. 
Cette  circonstance  fortifie  encore  Topinion  déjà  accréditée  que  le  culte 
de  ces  divinités  demeura  circonscrit  dans  un  pays  d'assez  faible  étendue. 

Les  archéologues  se  donnent  souvent  beaucoup  de  peine  pour  aller 
découvrir  au  loin,  à  grands  frais,  quelques  nouveautés.  Il  n'en  manque 
pas  cependant  à  portée  de  leur  main.  Que  d'inédit  dans  tous  les  musées! 
Par  une  bizarrerie  peu  explicable,  ce  sont  parfois  les  monuments  les 
plus  maniés  par  les  gens  du  métier  qui  sont  le  plus  ignorés.  Témoin 
les  sculptures  gallo-romaines  deBrumath,  dont  parle  M.  Salomon  Rei- 
nach  dans  la  Revue  celtique^. k\x  mois  d'août  1869,  le  musée  de  Saint- 
Germain  fit  faire  des  moulages  en  plâtre  de  ces  cinq  bas-reliefs.  Pendant 
le  bombardement  de  Strasbourg,  les  originaux,  déposés  à  la  bibliothèque 
de  cette  ville  furent  détruits  (nuit  du  24  août  1870)  ;  les  moulages  les 
remplacent  donc  aujourd'hui.  Trois  d'entre  eux  seulement  ont  été  pu- 
bliés ;  l'un  des  deux  autres  offre  une  énigme  à  déchiffrer. 

11  représente  un  personnage  barbu,  entièrement  nu,  les  bras  pendants, 
debout  entre  deux  colonnettes  qui  supportent  une  arcade  et  figurent 
un  temple  en  raccourci.  On  lit  au-dessous  dans  un  cartouche  :  Erumo. 
M.  Reinach  voit  dans  ce  groupe  de  lettres  le  nom  d'une  divinité  mas- 
culine au  datif  ou  au  nominatif;  et  cette  conjecture  est  plausible  à 
cause  de  l'édicule  où  s'abrite  le  personnage.  A  part  cela,  nul  emblème, 
nul  attribut,  nul  indice  même  qui  nous  apporte  le  moindre  éclaircisse- 
ment. Contentons-nous  jusqu'à  nouvel  ordre  d'inscrire  un  nom  de  plus, 
Erumus  ou  Erumo,  au  catalogue  des  divinités  gauloises. 

A  l'occasion  d'une  étude  de  M.  Huelsen  sur  quelques  inscriptions  ro- 
maines relatives  aux  soldats  prétoriens,  j'ai  été  amené  à  parler  dans  mon 
Bulletin  de  1894*  du  Deus  Héros,  honoré  d'un  culte  particulier  en 
Thrace.  Je  rappelais  qu'en  dépit  des  savantes  recherches  d'Albert  Du- 
mont  '  le  caractère  de  ce  dieu  restait  encore  obscur.  Mais  ces  recherches 
mêmes  ont  permis  aux  savants  de  la  Thrace  actuelle  de  mieux  appré- 

1)  XVI,  p.  369-373. 

2)  Revue  de  l'Histoire  des  Religions,  t.  XXX,  1894,  p.  179-182. 

3)  Son  mémoire,  publié  d'abord  dans  les  Archives  des  Missions  scientifiques 
et  littéraires  {2'  série,  t.  II,  1871,  p.  447-515;  3e  série,  t.  III,  1876,  p.  117- 
200),  fut  réimprimé  et  complété  après  sa  mort  par  M,  Homolle  dans  les 
Mélanges  d'archéologie  et  d'épigraphie  (Paiis,  Tiiorin,  1892,  in-8o,  p.  186, 
287,  307-581). 


BULLETIN  ARCHÉOLOGIQUE  DE  LA    RELIGION   ROMAINE  363 

cier  les  monuments  qu'il  ont  à  leur  portée  et  de  constater  qu'ils  offrent 
de  nombreux  éléments  de  discussion,  jusqu'alors  inaperçus,  M.  Do- 
brusky,  directeur  du  musée  national  de  Sofia,  s'est  surtout  distingué  par 
l'ardeur  de  ses  investigations.  Toutefois  les  résultats  en  demeureraient 
peu  accessibles  à  la  plupart  des  érudits,  publiés  qu'ils  sont  dans  une  revue 
locale',  si  M.  Dobrusky  n'avait  eu  l'heureuse  pensée  de  communiquer  à 
M.  Salomon  Reinach  des  informations  très  détaillées  sur  ses  trouvailles, 
avec  des  photographies.  Le  Bulletin  archéologique  du  Comité  des  tra- 
vaux historiques^  a  profité  de  celte  libéralité.  Je  puise  dans  le  mémoire 
qu'y  a  inséré  M.  Reinach  les  renseignements  qu'on  va  lire,  en  tenant 
compte  aussi  d'une  note  de  M.  Michon  sur  le  même  sujet'. 

Le  musée  de  Sofia  possède  trente-quatre  bas-reliefs  au  type  du  cava- 
lier thrace  ;  cependant  cette  abondance  de  documents  serait  d'une  uti- 
lité médiocre,  s'ils  n'étaient  accompagnés  d'inscriptions  qui  les  éclairent. 
En  combinant  textes  et  figures  nous  obtenons  des  résultats  nullement 
négligables. 

Le  Deus  Héros  est  assimilé  tantôt  à  l'un  des  Dioscures,  tantôt,  par  un 
dédoublement  qu'explique  l'emploi  exclusif  du  pluriel  A'.ôr/.opc,  aux 
deux  Dioscures  réunis^.  Ailleurs,  il  prend  le  nom  d'Apollon,  mais  avec 
une  épithète  locale,  Ginkisènos,  Skodrènos,  Starâskènos;  puis  il  est  iden- 
tifié à  Eros.  On  le  rencontre  aussi  avec  des  noms  tout  à  fait  étrangers 
au  panthéon  gréco-romain,  tels  que  Purouméroulos  ;  il  est  alors  qualifié 
de  Kûp'.oç.  Enfin,  il  conserve  parfois  l'anonymat,  et  le  marbre  porte  des 
dédicaces  comme  :  'Eî:rjy.é(j)  Osw  cw-^p'.,  ou  "Hpwi- 

M.  Reinach  voudrait  ajouter  à  cette  liste  d'autres  inscriptions  qui 
sont  offertes  simplement  :  Au  Héros  Manimazos  ;  A  Teigon  ou  AGeigon. 
Avec  M.  Michon,  je  crois  que  ces  dernières  mentionnent  simplement  le 
défunt  héroïséounon.  Si  le  cavalier  figure  dans  le  bas-relief,  il  n'en  faut 
pas  conclure  dans  tous  les  cas  qu'il  soit  également  désigné  dans  le  texte. 

Pour  nous  en  tenir  à  ce  qui  est  certain,  nous  constatons  que  le  Héros 
thrace  est  assimilé  aux  divinités  gréco-romaines  qui  portaient  le  car- 
quois ou  s'adonnaient  aux  occupations  de  la  chasse  et  à  l'équitation 

1)  Sbornih  du  Ministère  de  l'Instruction  publique  bulgare,  XI  (1894),  XII 
(1895),  XIII  (1896). 

2)  1894.  p.  414-429. 

3)  Bulletin  de  la  Société  nationale  des  Antiquaires  de  France,  1896, 
p.  66-69. 

4)  M.  Michon  [l.  c.)  rapproche  avec  raison  de  ce  type  le  monument  funé- 
raire d'Eunous  et  de  Hermeros,  au  Louvre. 


364  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

(Apollon,  Éros,  les  Dioscures).  Il  devait  donc  être  à  l'origine  un  dieu 
chasseur.  Et  cette  idée  s'accorde  avec  le  caractère  plutôt  sauvage  et  in- 
dépendant que  l'on  connaît  aux  anciens  Thraces.  Le  musée  de  Sofia 
renferme  deux  bas-reliefs  curieux  où  Artémis  est  figurée  comme  une 
chasseresse,  assise  sur  un  cerf  au  galop.  Ils  ont  été  offerts  par  des  femmes. 
«  Le  dieu  cavalier  avait  probablement  une  parèdre  féminine,  écuyère  et 
chasseresse,  qui  a  été  identifiée  à  l'Artémis  grecque.  »  De  toutes  façons 
ces  deux  morceaux  sont  à  rapprocher  des  sculptures  au  cavalier  ;  ils  en 
précisent  et  en  affirment  le  sens. 

Quand  Rome  étendit  sur  le  monde  sa  religion  en  même  temps  que 
ses  armes,  le  Deus  héros  subit  les  transformations  et  assimilations  qu'on 
a  vues.  On  se  tromperait  néanmoins  en  admettant  qu'aux  yeux  des  in- 
digènes il  n'était  plus  le  même  qu'autrefois.  Sous  les  figures  d'emprunt 
dont  on  le  revêtait,  le  peuple  distinguait  toujours  son  dieu  à  lui,  le  pro- 
tecteur de  son  pays,  et,  cette  idée,  il  la  traduisait  par  les  épithètes  locales, 
Ginkïsènos,  Skodrènos,  Staraskènos,  qu'il  lui  décernait. 

Mais  le  dieu  héros  n'était  pas  le  seul  au  nom  duquel  fussent  accolées  des 
épithètes  géographiques.  Au  musée  de  Sofia,  sur  un  petit  socle  de 
bronze,  Zeus  et  Héra  sont  qualifiés  d'A/aaié?7ènoi,  et,  Zeus  encore,  de 
Zbelthlourdos .  Ils  avaient  donc  sous  leur  protection  particulière  tel  can- 
ton, telle  localité. 

C'est  de  la  même  façon  que  le  Mars  gaulois  porte  un  grand  nombre 
de  noms  locaux,  ou  bien  qu'en  Afrique  reparaît,  non  pas  un  seul 
Saturnus,  transfiguration  romaine  de  Baal,  mais  toute  une  pléiade  de 
Saturni,  le  Balcaranensisy  le  Sobarensis,  \e  Neapolitanus,  etc.  Cette  ha- 
bitude des  désignations  géographiques  se  retrouve  donc  dans  les  contrées 
les  plus  diverses  de  l'Empire.  Les  peuples  soumis  à  Rome  y  voyaient, 
semble-t-il,  un  moyen  de  sauvegarder,  dans  une  certaine  mesure,  l'an- 
cienne indépendance  de  leurs  dieux. 

AUS.  AUDOLLENT. 


REVUE  DES  LIVRES 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS 


A.  Maury.  —  Croyances  et  légendes  du  moyen  âge.  — 

Nouvelle  édition  des  Bées  du  moyen  âge  et  des  Légendes  pieuses, 
puljliée  d'après  les  noies  de  l'auteur  par  MM.  Auguste  Longnon, 
membre  de  l'Institut,  professeur  au  Gollèg-e  de  France,  et  G.  Bonet- 
Maury,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie  protestante,  avec  une 
préface  de  M.  Michel  Bréal,  membre  de  l'Institut,  professeur  au 
Collège  de  France.  — Paris,  H.  Champion,  1896,  in-8,  lxii-459  pages. 

Les  deux  Essais  qu'Alfred  Maury  avait  fait  paraître  en  1843  sur  les 
Fées  et  sur  les  légendes  pieuses  du  moyen  âge  étaient  depuis  longtemps 
épuisés  ;  MM.  Bonet-Maury  et  Longnon  ont  eu  la  très  heureuse  idée  d'en 
donner  une  nouvelle  édition  dont  l'auteur  lui-même  avait  préparé  de 
longue  main  les  matériaux.  On  a  retrouvé  parmi  ses  livres  un  exemplaire 
tout  couvert  de  notes    qui  ont  pu  être  utilisées  pour  la  publication 
actuelle  ;  les  nouveaux  éditeurs  les  ont  intercalées,  accrues  de  quelques 
indications  bibliographiques,  au  bas  des  pages  parmi  les  notes  anciennes, 
à  l'exception  de  celles  qui  étaient  vraiment  trop  étendues  pour  qu'on  pût 
commodément  les  disposer  ainsi  et  qui  constituaient  plutôt  des  excur- 
sus, de  petites  dissertations  sur  des  points  spéciaux,  que  des  notes  véri- 
tables ;  elles  ont  été  réunies  en  un  appendice  placé  à  la  fin  du  volume. 
M.  Longnon  a  fait  subir  à  l'Essai  sur  les  Fées  des  remaniements  impor- 
tants en  s'inspirant surtout  d'un  article  de  V Encyclopédie  moderne,  pu- 
blié par  Alfred  Maury  en  1868.  Une  longue  étude  de  M.  Longnon  sur 
la  vie  et  l'œuvre  de  Maury  et  sur  l'histoire  de  la  chaire  qu'il  occupa  pen- 
dant vingt-neuf  ans  au  Collège  de  France,  une  précieuse  et  très  complète 
bibliographie,  due  à  M.  Bonet-Maury,  où  sont  indiqués  en  grand  détail 
les  nombreux  articles  qu'Alfred  Maury  donna  à  presque  tous  les  recueils 
de  son  temps  où  l'histoire,  la  mythologie,  la  psychologie  ethnique,  l'ha- 


366  REVUE  DE    l'histoire  DES  RELIGIONS 

giographie,  l'étude  des  altérations  morbides  de  l'esprit  avaient  accès,  et  un 
très  copieux  index  viennent  compléter  ce  volume,  auquel  M.  Michel  Bréal 
a  mis  une  préface  où  il  résume  heureusement  en  quelques  phrases  nettes  et 
concises  les  idées  qui  ont  guidé  dans  ses  recherches  l'auteur  des  Légendes 
pieuses  et  qui  avaient  à  l'heure  où  il  écrivait  une  originalité  et  une  har- 
diesse véritables. 

Quand  on  relit  ces  deux  Essais  et  que  l'on  songe  à  la  date  où  ils  ont 
été  publiés  pour  la  première  fois,  on  ne  peut  se  défendre  d'une  réelle 
admiration  pour  l'homme  qui,  en  possession,  à  vingt-six  ans,  d'une  aussi 
ample  et  aussi  sûre  érudition,  faisait  preuve  en  ces  difficiles  matières 
d'autant  de  sagacité  critique  et  savait,  tout  en  ne  se  départant  point  du 
respect  que  l'on  doit  aux  croyances  d'autrui^  apporter  dans  l'étude  de 
délicates  questions  d'hagiographie  la  même  liberté  d'esprit,  la  même 
indépendance  de  jugement  que  s'il  se  fût  agi  du  culte  de  Jupiter  ou  de 
la  légende  d'Apollon.  Ce  que  l'on  pourrait  peut-être  reprocher  à  la  mé- 
thode qu'il  a  adoptée,  c'est  de  sembler  parfois  rejeter  au  second  plan  la 
critique  proprement  historique  des  documents,  la  recherche  de  leur 
origine  et  de  leur  provenance,  l'examen  des  altérations  et  des  transfor- 
mations qu'ils  ont  pu  subir  au  cours  du  temps,  leurs  relations  avec  d'au- 
tres documents  antérieurs  qu'ils  reproduisent  ou  copient  partiellement. 
La  critique  de  M.  Maury  plutôt  encore  qu'historique  est  surtout  psycho- 
logique et  philosophique  ;  c'est  le  document  pris  en  lui-même  qu'il  exa- 
mine et  étudie,  c'est  de  l'état  d'esprit  de  l'auteur  tel  qu'il  lui  sera  révélé 
par  cet  examen  qu'il  aura  tendance  à  conclure  à  l'acceptation  ou  au 
rejet  des  faits  qu'il  rapporte. 

Il  a  lui-même  indiqué  sans  doute  la  place  qu'il  convenait  de  faire, 
dans  l'étude  des  Vies  des  saints,  à  la  critique  externe,  mais  il  est  évi- 
dent cependant  que  c'est  aux  procédés  de  critique  interne  qu'il  donne 
instinctivement,  dans  la  détermination  de  la  valeur  d'un  document_,  l'im- 
portance prépondérante.  Or  il  nous  semble  qu'il  y  a  là  un  danger  et 
comme  un  vice  de  méthode;  l'esprit  sagace  et  judicieux  d'Alfred  Maury 
l'a  mis  en  garde  contre  les  erreurs,  mais  d'auti'es  y  pourraient  tomber 
en  suivant  la  même  voie.  Ce  qu'il  importe  de  faire  avant  tout,  c'est  l'his- 
toire de  chaque  document  et  des  sources  où  son  auteur  a  puisé  les  élé- 
ments dont  il  l'a  composé  :  on  ne  doit  s'arrêter  dans  cette  recherche 
que  lorsqu'on  est  parvenu  au  témoignage  le  plus  voisin  des  événements; 
c'est  sur  celui-là  seul  que  la  critique  interne  peut  s'exercer  utilement, 
parce  que  celui -là  seul  a  historiquement  une  valeur,  et  encore  son  auto- 
rité doit-elle  être  contrôlée  partons  les  procédés  de  critique  externe  dont 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  3G7 

nous  pouvons  user.  Il  n'est  pas  douteux  qu'un  bon  nombre  de  Vies  de 
saints  ont  été  écrites  sur  les  modèles  que  fournissaient  les  Vies  de  saints 
plus  anciens;  que  des  miracles  ont  été  attribués  fréquemment  à  un  per- 
sonnage vénéré,  à  la  légende  duquel  elles  n'appartenaient  pas  primitive- 
ment, tandis  qu'elles  faisaient  partie  intégrante  des  actions  merveilleuses 
que  la  tradition  rapportait  de  tel  ou  tel  autre  saint;  déterminer  avec 
précision  dans  chaque  cas  l'étendue  et  la  nature  de  ces  emprunts,  c'est 
là,  en  matière  hagiographique,  la  première  et  l'essentielle  démarche.  C'est 
seulement  sur  un  document,  dont  on  s'est  assuré  qu'il  n'est  pas  le  décal- 
que ou  la  refonte  de  documents  antérieurs  et  qui  ont  trait  à  la  biogra- 
phie d'un  autre  personnage,  que  pourra  avec  profit  s'exercer  un  examen 
critique  qui  permettra  de  déterminer  l'état  d'esprit  de  l'auteur. 

De  cet  état  d'esprit,  nous  pourrons  alors  conclure  au  degré  de  con- 
fiance que  nous  pouvons  donner  à  ses  affirmations.  Mais,  pour  nous  ren- 
seigner, encore  faut-il  qu'il  ait  été  en  mesure  d'être  renseigné  lui-même 
—  et  je  ne  veux  dire  seulement  de  bien  comprendre  ou  de  bien  inter- 
préter les  faits.  Les  Vies  des  saints,  rédigées  pour  la  plupart  très  posté- 
rieurement aux  événements  quelles  rapportent  et  d'après  des  traditions 
orales  ou  des  documents  où  ont  été  conservées  des  traditions  de  cette 
sorte,  par  des  écrivains  demeurés  le  plus  souvent  inconnus  ou  sur  lesquels 
les  renseignements  l'ont  défaut,  (je  ne  parle  pas  des  compilateurs  des 
recueils),  ne  présentent  pas,  dans  nombre  de  cas,  de  garanties  d'authen- 
ticité suffisantes  pour  que  l'exactitude  des  faits  qu'elles  rapportent  puisse 
être  admise  sans  conteste;  si  elles  nous  instruisent,  c'est  en  réalité 
beaucoup  plutôt  sur  l'état  d'esprit  de  ceux  qui  les  ont  composées,  sur 
les  idées,  les  croyances,  les  mœurs  de  leurs  temps,  que  sur  les  événe- 
ments dont  elles  contiennent  le  récit. 

Tout  cela,  M.  Maury  l'admettait,  et  il  le  dit  expressément,  mais  il  n'y 
insiste  point,  et  c'est  à  l'analyse  des  conceptions  et  des  sentiments  des 
auteurs  des  Vies  des  saints,  à  l'étude  de  celles  de  leurs  manières  de  penser 
et  de  leurs  croyances  qui  ont  pu  et  dû  influer  sur  leur  interprétation 
des  faits,  à  l'examen  aussi  des  idées  dominantes  dans  le  milieu  où  ils 
vivaient  et  das  superstitions  populaires,  qu'il  a  consacré  le  meilleur  de 
son  effort.  Il  ne  faut  pas  s'en  plaindre  en  réalité  :  le  travail  de  la  cri- 
tique des  textes  est  une  tâche  indispensable  à  accomplir,  mais  tout 
homme  en  possession  des  instruments  et  des  méthodes  de  l'érudition 
moderne  sen  peut  acquitter,  et  il  était  besoin  sans  doute,  pour  cette 
délicate  analyse  des  causes  qui  pouvaient  et  devaient  conduire  les' écri- 
vains du  moyen  âge  à  ne  pas  percevoir  exactement  et  à  déformer  par 


368  REVUE    DE    l'histoire  DES     RELIGIONS 

leurs  interprétations  les  faits  qu'ils  racontaient,  d'avoir  toute  la  vaste  ins- 
truction mythologique,  toute  l'ample  connaissance  de  l'histoire  religieuse, 
toute  l'intime  familiarité  avec  les  tails  de  la  psychologie  normale  et  de  la 
psychologie  morbide  que  possédait  Alfred  Maury.  La  liste  de  ses  cours, 
de  ses  articles,  de  ses  livres,  publiée  par  M.  B.-M.,  semble,  ainsi  que 
l'écrivait  M.  Jallifier  dans  le  Journal  des  Débats,  le  catalogue  d'une  bi- 
bliothèque. 

Nul  homme  à  cette  époque  et  dans  notre  pays  n'eut  de  l'histoire  et 
de  la  psychologie  une  plus  large,  une  plus  philosophique  et  en  même 
temps  une  plus  précise  connaissance,  nul  surtout  n'eut  avec  les  questions 
délicates  et  subtiles  où  se  plaisait  son  esprit  sagace  et  chercheur  une  plus 
précoce  familiarité  ;  aussi  son  oeuvre  est-elle  comme  l'avant-courrière  du 
grand  mouvement  de  critique  philosophique  qui  devait  marquer  d'une 
si  forte  empreinte  la  seconde  moitié  de  notre  siècle,  et,  comme  l'a  pu  dire 
avec  toute  l'autorité  qui  lui  appartient  M.  Bréal,  a  ce  n'est  pas  un  mé- 
diocre honneur  pour  un  homme  d'avoir  préparé  à  la  fois  et  plus  qu'à 
demi  annoncé  Ernest  Renan  et  Hippolyte  Taine  ».  La  Magie  et  l'Astro- 
logie au  mogen  âge  (1860),  Le  Sommeil  et  les  Rêves  (1861)  comptent 
encore  au  nombre  des  plus  utiles  travaux  de  psychologie  morbide,  et  nous 
y  trouvons  déjà  appliquée  la  méthode  à  laquelle  nous  devons  l'immortel 
chef-d'œuvre  de  la  littérature  psychologique  en  France,  le  livre  de  Taine 
sur  l'Intelligence.  Les  idées   que  développera  Renan    dans  les  divers 
essais,  réunis  dans  les  Etudes  d'histoire  religieuse,  elles   sont  déjà  en 
germe  et  par  fois  même  explicitement  exprimées.dans  ces  premiers  travaux 
de  Maury  que  l'on  vient  de  rééditer.  Nous  ne  saurions  oublier  enfin  que 
l'un  de  ceux  qui  ont  ouvert  la  voie  féconde  où  se  sont  si  heureusement 
engagés  Mannhardt,  Robertson  Smith,  A.  Lang,  J.-G.  Frazer  et  leurs 
émules,  c'est  Alfred  Maury  lui-même  qui,  dans  sa  belle  Histoire  des 
religions  de  la  Grèce  antique  (1857-1859),  a  indiqué  tout  le  profit  que 
l'on  pouvait  retirer  pour  l'intelligence  des  mythes  grecs  de  l'étude  com- 
parative des  croyances  et  des  rites  des  peuples  non  civilisés. 

Le  mémoire  consacré  par  Maury  aux  fées  du  moyen  âge  est  de 
beaucoup  le  plus  court  des  deux  essais  que  renferme  le  volume  que  vien- 
nent de  publier  MM.  R.-M.  et  L.  :  il  ne  contient  que  67  pages  ;  c'est  aussi 
celui  des  deux  auquel  le  temps  écoulé  a  retiré  une  plus  large  part  de  son 
intérêt.  Les  études  de  folklore  ont  trouvé  de  nombreux  adeptes,  etnous 
disposons  de  matériaux  singulièrement  plus  abondants  qu'à  l'époque  où 
écrivait  Maury;  les  i"echerches  d'exégèse  hagiographique,  dont  les  résul- 
tats, encore  que  de   moindre  portée,  ont  cependant   une  importance 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  369 

extrême  dans  le  domaine  historique,  n'ont  suscité  dans  notre  pays  que 
bien  peu  de  vocations  et,  en  dépit  des  beaux  travaux  de  la  vaillante  con- 
frérie des  BoUandistes,  d'éminents  érudits  comme  MM.  Gaidoz  et  Du- 
chesne,  il  faut  reconnaître  que  la  voie  qu'ouvrait  si  hardiment,  il  y 
a  plus  d'un  demi-siècle,  l'auteur  des  Légendes  pieuses,  est  encore  bien 
délaissée.  Aussi  cet  ouvrage  est-il  encore  riche  pour  nous  en  enseigne- 
ments de  toute  sorte,  tandis  que  l'intérêt  qui  s'attache  à  Y  Essai  sur 
les  Fées  résulte  surtout  de  ce  qu'il  marque  un  moment  important 
dans  l'histoire  du  développement  des  études  de  mythologie  comparée  en 
France. 

Les   fées   sont  pour  M.  Maury  d'anciennes   divinités   gauloises,  les 
déesses-mères  {matne),  qui,  confondues  avec  les  Parques  ou  Fata\dX\nQ&, 
auxquelles  elles  ont  emprunté  leur  nom,  ont  survécu  dans  la  conscience 
populaire  sous  une  forme  altérée.  Leur  culte  a  persisté  chndestin  en 
des  rites  superstitieux,  après  que  l'avènement  du  christianisme  a  amené 
la  chute  des  autres  divinités  païennes,  et  leurs  légendes  se  sont  enrichies 
de  mille  traits  empruntés  aux  multiples  traditions  où  figuraient  les  es- 
prits des  fontaines,  des  montagnes,  des  arbres  et  des  forêts,  qu'on  en 
était  arrivé  à  mal  distinguer  d'elles  et  qui  appartenaient  au  reste  origi- 
nairement au  même  groupe  d'êtres  surnaturels.  M.  Maury  cherchait  dans 
l'étude  comparée  des  légendes  germaniques  une  confirmation  à  sa  thèse, 
et  il  montrait  en  s'appuyant  sur  les  travaux  des  mythologues  allemands 
que  les  êtres  «  fantastiques»,  les  elfes,  les  kobolds,  les  nains,  les  nixes, 
etc.,  quiapparaissent  dans  les  contes  populaires  de  l'Allemagne  et  les  pays 
Scandinaves,  ne  sont    que  des  formes  altérées  et  dégradées  d'anciennes 
divinités  Scandinaves  ou  germaniques,  ou  bien  encore  des  esprits  dont  le 
culte  a  précédé  celui  des  dieux  et  lui  a  survécu.  La  mythologie  Scan- 
dinave et  germanique  ne  nous  apparaît  plus  avec  la  même  unité  et  la 
même  originalité    qu'autrefois;  les  travaux  les  plus  récents  de  la  cri- 
tique ont  contraint  d'admettre  que  bien  des  légendes  d'origine  gréco-la- 
tine avaient  réussi  à  trouver  place  parmi  les  traditions  germaniques  et  que 
certains  des  traits   les  plus  caractéristiques  des  mythes  septentrionaux 
n'étaient  que  des  emprunts  déguisés  faits  au  christianisme. Cela  enlèverait 
aux  rapprochements  tentés  par  Alfred  Maury  une  bonne  part  de  leur 
intérêt,  mais  il  convient  de  ne  pas  oublier  que  la  plupart  des  mytho- 
logues allemands  reconnaissent  à  l'heure  actuelle  que  Bugge  et  ses  dis- 
ciples sont  allés  beaucoup  trop  loin  dans  la  voie  où  ils  s'étaient  engagés 
et  que  les  critiques  queMullenhoff  adressait  à  leur  théorie  sonten  grande 
partie  fondées;  telle  est  l'opinion  formelle  de  M.Mogk,  de  M.  Chantepie 


370  REVUE    DE    L  niSTOinE    DES    RELIGIONS 

de  la  Saussaye,  de  M.  Knappert,  M.  Meyer  lui-jnème,  bien  qu'il  accepte 
un  certain  nombre  des  conclusions  de  Bugge,  admet  que  le  système 
qu'il  a  défendu  ne  saurait  être  adopté  dans  son  intégralité  et  que  dans 
la  Voluspa  même  figurent  en  grand  nombre  des  éléments  qui  sont 
d'origine  purement  Scandinave. 

Il  faut  d'ailleurs  remarquer,  d'une  part,  que  la  plupart  des  critiques, 
soulevées  contre  l'authenticité  des  mythes  germaniques,  étaient  dirigées 
contre  les  poèmes  légendaires  d'origine  Scandinave  et  n'atteignaient  pas 
les  traditions  proprement  allemandes,  et,  d'autre  part,  que  ces  critiques, 
en  supposant  même  qu'elles  fussent  fondées,  portent  bien  plutôt  sur  la 
mythologie  supérieure,  sur  la  mythologie  divine,  que  sur  cet  ensemble  de 
croyances  et  de  pratiquesdont  ont  été  l'objet  ces  multiples  génies  locaux, 
ces  esprits  des  eaux,  des  montagnes  et  des  arbres,  qui  semblent  avoir 
précédé  dans  la  conscience  humaine,  aux  époques  du  moins  que  nous 
pouvons  atteindre,  l'apparition  des  dieux.  Or  c'est  parmi  les  croyances 
relatives  à  ces  divinités  locales,  bien  plus  encore  que  parmi  les  dieux 
communs  à  de  vastes  régions  de  la  Germanie,  que  M.  Maury  cherche 
des  parallèles  aux  contes  où  figurent  des  fées,  et  c'estdans  l'ample  trésor 
des  traditions  allemandes  qu'il  puise  de  préférence.  Il  est  au  reste  pro- 
bable que  si  les  érudits  et  les  philologues  qui  ont  abordé  Tétude  de  ces 
délicates  questions  de  mythologie  germanique  avaient  eu  une  plus  habi- 
tuelle familiarité  avec  les  religions  des  peuples  non  civilisés,  ils  auraient 
été  moins  surpris  de  ressemblances  qui,  à  ce  stade  de  l'évolution  des 
croyances  et  des  rites,  se  retrouvent  entre  les  cérémonies  et  les  tradi- 
tions de  toutes  les  races,  et  ils  auraient  eu  moins  volontiers  recours  à 
cette  hypothèse  des  emprunts,  qui  cesse  d'être  vraiment  une  explication, 
lorsqu'il  faut  pour  toutes  choses  et  en  tous  les  cas  y  recourir,  sans  pou- 
voir cependant  préciser  les  conditions  où  les  emprunts  ont  été  faits  ni 
indiquer  avec  quelque  certitude  les    sources  mêmes  où  ont  puisé  les 
créateurs  des  mythes,  auxquels  on  refuse  l'indépendance  et  l'origina- 
lité. 

Il  n'est  pas  certain  que  les  Nomes  Scandinaves  ne  soient  qu'un 
décalque  des  Parques  latines;  ces  divinités,  protectrices  de  la  naissance 
et  gardiennes  de  la  destinée  des  hommes,  se  peuvent  retrouver  dans  les 
groupes  ethniques  les  plus  divers,  et  le  rapprochement  fait  par  Maury 
n'a  perdu  ni  sa  valeur  ni  son  intérêt.  Ce  qui  est  beaucoup  plus  contes- 
table, c'est  la  thèse  même  qu'il  soutient,  c'est  l'assimilation  des  fées  aux 
matrse  gauloises,  aux  Parques  ou  aux  /^a^a  d'Italie.  Qu'il  se  soit  fait  une 
identification  dans  l'esprit  des  populations  gallo-romaines  entre  ces  deux 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  371 

catégories  de  divinités,  que  d'autre  part  les  Fata  aient  été  souvent  con- 
fondues avec  les  divinités  champêtres,  les  nymphes,  les  Fatuae^  les 
Junones,  formes  féminines  des  Genii,  et  qu'enfin  ce  soit  de  ces  Fata  que 
les  fées  dérivent  leur  nom,  c'est  là  ce  qui  semble  clairement  établi. 
Mais  de  là  à  faire  du  culte  des  dées?es-mères  ou  des  Parques  latines 
l'origine  de  la  croyance  aux  fées,  il  y  a  fort  loin,  et  c'est  au  reste  ce  que 
M.  Maury  ne  soutient  pas  explicitement,  bien  que,  à  ne  considérer  que 
les  lignes  générales  de  son  argumentation,  cette  opinion  semble  tout 
d'abord  être  la  sienne.  Il  fallait  distinguer  soigneusement  entre  l'ori- 
gine du  nom  que  portent  les  fées  et  l'origine  de  la  croyance  à  leur  exis- 
tence et  du  culte  qu'elles  ont  reçu  et  dont  il  subsiste  encore  des  traces 
en  certains  rites  superstitieux.  Ce  sont  les  Fata  qui  ont  imposé  à  toute 
la  classe  des  fées  leur  nom,  mais  elles  ne  sont  par  rapport  aux  fées  que 
ce  que  l'espèce  est  au  genre.  Dans  les  fées  survivent  ces  divinités  mul- 
tiples et  parfois  anonymes,  qui  ont  été  au  nombre  des  plus  anciens 
objets  de  culte  de  l'humanité  et  qui  habitaient  les  fontaines,  les  rivières, 
les  forêts,  les  arbres,  les  pierres,  les  montagnes,  les  huttes  des  hommes 
et  jusqu'aux  outils  grossiers  dont  ils  se  servaient.  Nous  les  retrouvons 
d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  et  partout  elles  nous  apparaissent  avec 
les  mêmes  caractères  :  ce  sont  les  esprits  qui  ont  précédé  les  dieux  et 
qui  peut-être  étaient  adorés  sur  le  sol  de  la  Gaule  bien  longtemps  avant 
les  invasions  aryennes  et  aux  lieux  mêmes  où  ont  été  établis  les  sanc- 
tuaires des  divinités  gauloises,  où  se  sont  dressés  en  l'honneur  des 
dieux  de  Rome  des  autels  et  des  statues,  où  les  saints  du  christianisme 
enfin  ont  reçu  les  prières  et  les  offrandes  des  fidèles.  En  pays  germa- 
niques, on  les  retrouve  comme  en  pays  romanisés;  ils  sont  honorés  par 
les  mêmes  rites  propitiatoires,  et  l'on  conte  d'eux  les  mêmes  traits,  bien 
qu'on  ne  les  appelle  pas  du  même  nom.  Ce  sont  avec  lésâmes  des  morts, 
les  êtres  surnaturels  auxquels  s'est  tout  d'abord,  dans  la  période  de 
temps  du  moins  que  nos  documents  et  nos  méthodes  de  recherche  nous 
permettent  d'atteindre,  adressée  l'adoration  des  hommes,  en  quête 
d'assistance  contre  les  périls  environnants  ;  très  souvent  ces  deux  caté- 
gories d'esprits  se  sont  dans  les  traditions  populaires  confondues  en 
une  seule,  si  bien  qu'ils  sont  devenus  les  uns  et  les  autres  les  objets 
d'un  culte  pareil.  La  coutume  que  cite  M.  Maury  (p.  21)  d'offrir  dans 
la  maison  un  repas  aux  fées  à  certaines  époques  prescrites  présente  tous 
les  caractères  d'un  rite  funéraire  ;  c'est  de  leur  confusion  avec  les  âmes 
divinisées  des  ancêtres  tout  aussi  bien  que  de  leur  identification  avec 
les  Parques  que  peut  résulter  le  rôle  prépondérant  qu'elles  jouent  à  la 


372  BEVUE  DE  l'hISTOIBE    DES  RELIGIONS 

naissance  des  enfants,  et  c'est  là  aussi  ce  qui  explique  la  protection 
qu'elles  exercent  sur  certaines  familles.  Les  traditions  qui  fixent  le  sé- 
jour des  fées  aux  limites  du  monde,  en  des  îles  enchantées,  semblent 
dériver  de  celles  qui  assignent  aux  âmes  heureuses  une  demeure  pareille. 

Si  donc  la  croyance  aux  Parques  a  pu  influer  sur  le  développement 
dans  notre  pays  des  traditions  relatives  aux  fées^  si  elle  a  contribué 
puissamment  à  les  faire  fréquemment  représenter  par  groupes  de  trois 
comme  les  Fata  latines  ou  les  matvce  gauloises  et  à  leur  faire  attribuer 
le  plus  habituellement  le  sexe  féminin,  ce  serait  exagérer  beaucoup  que 
de  faire  de  cette  croyance  la  source  principale  de  tout  ce  vaste  ensemble 
de  rites  et  de  légendes.  M.  Maury  sans  doute  n'a  pas  commis  l'erreur  de 
croire  que  les  matrœ  ou  les  Parques  étaient  les  seules  aïeules  des  fées  ; 
il  a  nettement  indiqué  quelle  avait  été  la  part^  dans  la  formation  des 
traditions  où  elles  jouent  un  rôle,  des  cultes  adressés  aux  esprits  des 
bois  et  des  eaux;  mais  cette  part,  il  n'a  guère  fait  que  l'indiquer,  et  un 
lecteur  inattentif  pourrait  se  méprendre  sur  sa  pensée.  Si  du  reste  cette 
conception,  qui  domine  toute  la  mythologie  comparée,  de  l'uniformité  et 
de  la  presque  universalité  des  croyances  animistes  l'avait  plus  constam- 
ment guidé,  il  ne  se  serait  pas  laissé  entraîner  à  admettre  comme  chose 
démontrée  l'origine  phénicienne  des  traditions  celtiques  et  Scandinaves 
où  figurent  des  nains  *. 

Dans  son  Essai  sur  les  Légendes  pieuses  du  moyen  âge  M.  Maury  s'est 
surtout  attaché  à  mettre  en  lumière  l'action  dans  les  nombreuses  alté- 
rations qu'ont  subies  les  traditions  relatives  aux  saints  de  trois  causes 
principales  :  «  1°  l'assimilation  de  la  vie  du  saint  à  celle  de  Jésus-Christ; 
20  la  confusion  du  sens  littéral  et  du  sens  figuré,  l'entente  à  la  lettre  des 
figures  de  langage;  3°  l'oubli  de  la  signification  des  symboles  figurés  et 
l'explication  de  ces  représentations  par  des  récits  forgés  à  plaisir  ou  des 
faits  altérés.  »  Ce  sont  là  à  coup  sur  des  causes  réelles  et  qui  toutes  ont 
agi  à  des  degrés  divers  pour  faire  éclore  cette  prodigieuse  floraison  de 
récits  merveilleux  qui  caractérise  l'hagiographie  du  moyen  âge,  mais 
leur  action  n'a  pas  été  peut-être  aussi  profonde  ni  aussi  générale  que 
cherchait  à  le  démontrer  M.  Maury.  Il  faudrait  d'ailleurs  distinguer  soi- 

1)  P.  47.  Il  s'est  glissé  une  erreur  assez  grave  dans  l'avant-dernier  para- 
graphe. On  a  imprimé,  sans  doute  par  inadvertance,  Livonie  pour  lAisnce  : 
Zittau  est  en  Lusace  et  non  en  Livonie,  et  le  livre  auquel  renvoie  la  note  4  est 
un  recueil  de  traditions  de  la  Lusace  (Lausitz)  et  non  de  la  Livonie  [Liefland). 
Les  dernières  lignes  se  rapportent  bien  à  la  Livonie  qui  semble  ici  étrangement 
identifiée  avec  la  Lusace  :  «  On  croit  aussi  dans  le  même  pnys.  » 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  373 

gneusement  entre  ces  trois  causes  :  la  seconde,  en  dépit  des  apparences, 
n'a  pas  eu  Fimportance  qui  appartient,  à  n'en  point  douter,  aux  deux 
autres.  M.  A.  Maury  a  été  le  collal)orateur  de  Guigniaut  pour  la  belle 
traduction  qu'il  a  donnée  de  la  Symholique  de  Creuzer,  et  il  a  subi  pro- 
fondément l'influence  des  idées  de  Creuzer  et  de  son  interprète,  l'in- 
fluence aussi  des  conceptions  qui  prévalaient  alors  en  Allemagne  en  ma- 
tière d'exégèse  biblique.  Il  ne  voit  partout  qu'allégories,  que  symboles, 
et,  lorsqu'il  est  de  toute  évidence  que  dans  un  document  l'événement 
merveilleux  n'a  pour  celui  qui  le  raconte  aucun  caractère  symbolique  et 
qu'il  lui  apparaît  comme  un  fait  réel  qui  s'est  réellement  passé,  il  tend 
à  expliquer  cette  croyance,  qui  lui  semble  étrange,  par  une  méprise  sur 
le  sens  d'une  métaphore,  par  l'interprétation  grossière  et  littéra'e  d'une 
parabole.  Que  des  confusions  de  celte  nature  aient  en  certains  cas  donné 
naissance  à  des  mythes,  c'est  ce  qui  est  indéniable,  mais  c'est  précisément 
la  grave  erreur  de  l'école  philologique  d'avoir  tiré  de  l'étude  des  faits  de 
cette  espèce  des  lois  générales  qui  dépassaient  infiniment  la  portée  des 
conclusions  partielles  que  l'on  pouvait  légitimement  formuler,  et  d'avoir 
érigé  cet  oubli  du  sens  des  métaphores  en  une  méthode  d'herméneuti- 
que qui  pourrait  partout  s'appliquer. 

Cette  méthode  d'interprétation  n'est  pas  plus  légitime  dans  le  domaine 
des  croyances  sémitiques  ou  chrétiennes  que  dans  celui  de  la  mythologie 
indo-germanique.  La  vérité,  c'est  que  l'allégorie  et  le  symbole  ne  trou- 
vent guère  place  dans  les  premières  phases  d'une  évolution  religieuse,  et 
que  c'est  surtout,  lorsque  les  croyances  qui  s'incarnent  dans  les  mythes 
ne  peuvent  plus  être  acceptées  par  les  fidèles  dans  leur  sens  littéral, 
lorsque  les  traditions  et  les  dogmes  arrivent  à  être  en  contradiction 
avec  des  idées  scientifiques,  morales,  métaphysiques  ou  sociales  d'origine 
différente,  que,  pour  ne  rien  sacrifier  de  conceptions  et  de  récits  légen- 
daires auxquels  ils  sont  fortement  attachés  et  qui  ont  au  reste  revêtu 
pour  eux  un  caractère  sacré,  les  interprètes  de  la  foi  traditionnelle  cèdent 
à  la  tentation  de  transformer  en  allégories  ce  qui  n'était  jusque-là  que 
la  narration  d'événements  considérés  comme  réels  ou  l'expression  naïve 
de  la  forme  sous  laquelle  on  se  représentait  les  dieux  ou  de  la  manière 
dont  on  concevait  leurs  rapports  avec  l'homme  et  l'univers. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  symboles  n'aient  joué  aucun  rôle  dans  la  for- 
mation des  premières  conceptions  reliKieuses;  le  langage,  chargé  de  mé- 
taphores, presque  dénué  de  mots  abstraits,  a'iquel  les  hommes  ont  été 
longtemps  réduits, les  a  contraints  à  ne  rien  se  représenter  que  par  analogie 
avec  eux-mêmes  ou  avec  les  objets  dont  ils  avaient  la  connaissance  la  plus 


374  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

immédiate  et  la  plus  sensible,  mais  ces  symboles  naturels  n'étaient 
point  d'ordinaire  pour  eux  des  symboles  ;  lorsqu'ils  disaient  que  le  soleil 
était  un  animal,  ils  se  le  représentaient  bien  comme  un  animal.  Que 
parfois  ce  qui  n'était  qu'une  métaphore  se  soit  au  cours  des  âges  trans- 
formé en  un  mythe,  c'est  ce  dont  les  disciples  de  Max  Muller  ont,  à  la 
suite  de  leur  maître,  accumulé  de  nombreux  exemples  ;  mais  cette  mé- 
prise, cet  oubli  du  caractère  métaphorique  d  une  expression  n'est  intel- 
ligible que  dans  une  société  où  d'autres  mythes  existent  déjà,  à  l'analo- 
gie desquels  on  soit  conduit  à  transformer  en  renonciation  d'un  fait  ou 
d'un  caractère  réel  ce  qui  n'était  tout  d'abord  qu'une  comparaison  ou  un 
symbole.  Qu'il  existe  d'autre  part  à  côté  des  mythes  originaux,  où  les 
croyances  d'un  peuple  ont  trouvé  leur  forme  appropriée,  des  mythes  de  for- 
mation secondaire  qui  résultent  de  la  nécessité  de  donner  une  interpréta- 
tion plausible  d'une  cérémonie,  dont  la  signification  véritable  s'est  graduel- 
lement effacée  de  toutes  les  mémoires,  (les  rites  survivent  d'ordinaire 
aux  croyances  qui  les  ont  engendrés),  ou  d'un  symbole  figuré  dont  le 
sens  ne  peut  plus  être  aisément  pénétré  par  ceux  qui  le  regardent,  les 
recherches  de  mythologie  comparée  et  d'iconographie  religieuse  de  la 
seconde  moitié  de  ce  siècle  l'ont  mis  en  pleine  lumière,  et  M.  Maury 
lui-même  a  donné  de  cette  classe  de  faits  quelques-uns  des  plus  curieux 
et  des  plus  intéressants  exemples  qui  en  aient  été  réunis.  Mais,  ici 
encore,  il  faut  remarquer  que  c'est  à  l'imitation  d'autres  mythes  que 
ces  mythes  nouveaux  sont  créés,  de  mythes  auxquels  est  donnée  à  ce 
moment  une  foi  entière  et  qui  sont  acceptés  comme  l'expression  adéquate 
et  littérale  des  dogmes  qu'ils  énoncent  ou  des  événements  qu'ils  racon- 
tent. Il  faut  ajouter  que  ces  rites  qui  ne  sont  plus  compris,  ces  monu- 
ments dont  le  sens  a  été  oublié  n'ont  eu,  à  l'origine,  que  dans  un  très 
petit  nombre  de  cas  une  valeur  symbolique,  qu'il  s'agit  presque  toujours 
de  rites  qui  ont  été  crus  doués  d'une  puissance  efficace;,  de  monuments 
qui  figurent  des  scènes  à  la  réalité  historique  desquelles  on  a  ajouté  foi. 
Les  peintures  des  catacombes  sont  bien,  et  au  sens  précis  de  ce  mot,  des 
symboles;  elles  constituent  une  sorte  de  langue  secrète,  intelligible  pour 
les  seuls  initiés,  où  des  idées  chrétiennes  s'expriment  au  moyen  d'objets 
invention nel s  et  où  des  épisodes  empruntés  aux  livres  sacrés  sont  allé- 
goriquement  signifiés  par  certaines  scènes  traditionnelles  en  lesquelles 
figurent  des  personnages  de  la  mythologie  grecque  ou  romaine.  Mais 
les  idées  et  les  scènes  ainsi  représentées  n'étaient  pas  d'ordinaire 
elles-mêmes  des  symboles,  et  nous  ne  sommes  pas,  même  dans  les  ca- 
tacombes, en  présence  de  ces  allégories  d'allégories  dont  le  système  de 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  375 

M.  Maury  conduirait  rapidement  à  affirmer  la  nécessaire  existence. 
Lorsque  M.  Maury  vient  parler,  comme  d'allégories  ou  de  métaphores 
mal  comprises,  de  tous  les  événements  merveilleux  de  l'histoire  biblique 
et  de  bon  nombre  des  dogmes  fondamentaux  du  christianisme,  il  devient 
impossible  de  le  suivre  sur  ce  terrain.  Les  événements  se  sont  ou  ne  se 
sont  point  passés,  mais  ils  ont  été  considérés  et  dès  le  premier  abord 
comme  des  événements  réels  par  ceux  qui  les  racontaient,  et  les  éléments 
merveilleux  qui  y  figurent  ont  été  jugés  aussi  réels  que  les  autres  ;  les 
dogmes  expriment  ou  n'expriment  point  des  vérités,  mais  au  moment 
où  ils  sont  nés,  c'est  dans  leur  sens  littéral  qu'ils  ont  été  compris.  Sans 
doute,  on  ne  trouverait  guère  dans  les  discours  de  Jésus  de  ces  grands 
mythes  aux  contours  arrêtés,  qui  sont  comme  la  substance  même  de  la 
théologie,  mais  c'est  que  nul  enseignement  ne  fut  moins  dogmatique 
que  le  sien  et  qu'on  pourrait  se  demander  à  bon  droit  si,  au  sens  exact 
du  mot,  il  y  a  des  dogmes  dans  l'Évangile  :  le  contenu  de  sa  prédication  est 
tout  moral,  tout  spirituel.  On  ne  saurait  vraiment  cependant  accepter  que 
les  guérisons  attribuées  à  Jésus  n'ont  été  à  l'origine  que  des  symboles 
de  la  vie  nouvelle  et  de  la  force  morale  qu'il  avait  introduites  dans  le 
monde,  et  qu'on  n'y  ait  vu  qu'après  coup  des  guérisons  au  sens  propre  du 
mot,  que  les  aveugles  guéris  n'aient  été  aveugles  qu'à  la  lumière  de 
l'Évangile,  les  sourds,  sourds  seulement  à  la  voix  de  Dieu,  les  lépreux, 
atteints  d'une  lèpre  morale,  et  que  la  multiplication  des  pains  ne  soit 
qu'une  allégorie  signifiant  «  la  rapidité  de  la  propagation  de  la  parole  de 
Dieu  ».  C'est  la  même  tendance  d'esprit  qui  aconduit  M.  Maury  à  trans- 
former en  emblèmes,  et  d'une  manière  tout  aussi  peu  justifiable,  les 
animaux  qui  recevaient  en  Egypte  un  culte  divin. 

11  faut,  en  revanche^  louer  sans  réserve  l'étude  approfondie  qu'a  faite 
l'auteur  des  Légendes  'pieuses  de  cette  assimilation  à  demi  volontaire, 
à  demi  inconsciente,  que  les  rédacteurs  des  Vies  des  saints  se  sont  sou- 
vent laissés  entraîner  à  faire  entre  la  personne  du  saint  ou  de  la  sainte 
et  celle  du  Christ,  des  personnages  sacrés  de  l'Ancien  et  du  Nouveau 
Testament  ou  de  la  Vierge  Marie  ;  ce  chapitre  est  un  modèle  de  critique 
pénétrante  et  solide,  et  il  met  admirablement  en  lumière  quelques-unes 
de  ces  grandes  et  importantes  lois  de  l'imitation  qui  dominent  la  psycho- 
logie religieuse  comme  la  psycholoori'^  sociale  tout  entière. 

Dans  le  chapitre  consacré  aux  légendes  inventées  pour  expliquer  des 
symboles  figurés  dont  le  sens  s'était  perdu,  il  convient  de  signaler  sur- 
tout les  pages  où  Alfred  Maury  a  traité  avec  une  véritable  maîtrise  des 
mythes  qui  ont  eu  leur  origine  dans  des  méprises  commises  sur  le  rôle 


376  REVUE    DE   l'histoire    DES    RELIGIONS 

que  jouaient  divers  animaux  dans  des  scènes  représentées  sur  les  monu- 
ments; ici  encore,  cependant,  il  a  trop  fréquemment  cédé  à  la  tendance 
qui  le  portait  à  donner  toujours  aux  êtres  et  aux  objets  figurés  en  un 
bas-relief  ou  une  peinture  une  valeur  ou  une  signification  allégorique. 
Le  christianisme  a  été  l'héritier  de  toutes  les  mythologies  antérieures, 
et  les  cultes  zoomorphiques  ont  tenu  dans  les  religions  de  l'antiquité  une 
très  large  place  ;  bon  nombre  de  superstitions  ou  de  traditions  relatives 
aux  animaux  ont  été  un  legs  direct  des  théologies  et  des  cultes  que  la 
foi  nouvelle  est  venue  abolir  et  remplacer.  Le  serpent,  la  colombe,  le 
poisson  en  ont  été  réduits  à  n'être  plus  que  des  symboles  ;  mais,  à 
l'origine,  ils  n'avaient  pas  seulement  cette  signification  figurée,  et,  à  leurs 
représentations,  des  croyances  païennes  demeuraient  sans  doute  atta- 
chées; l'existence  des  cultes  ophites  semble  en  fournir  une  preuve  i. 
Dans  le  dernier  chapitre  de  son  livre,  M.  Maury  étudie,  avec  une  péné- 
tration et  une  compétence  qui  font  prévoir  déjà  l'éminent  psychologue 
qu'il  a  été  plus  tard,  le  rôle  capital  qu'ont  pu  jouer  dans  la  formation  de 
certaines  légendes  les  diverses  maladies  mentales  et  nerveuses,  les  hal- 
lucinations, l'extase,  les  formes  variées  de  possession.  Il  est  plus  à  l'aise 
dans  ce  domaine  peut-être  qu'en  aucun  autre,  et,  là  encore  comme  ail- 
leurs, il  a  ouvert  une  voie  nouvelle  ;  il  a  montré  quelle  aide  puissante  la 
science  des  religions  pouvait  trouver  dans  l'étude  des  états  anormaux 
de  l'esprit,  mais  il  n'a  pas  indiqué  que  les  services  que  se  pouvaient 
rendre  les  deux  sciences  étaient  réciproques,  et  que  nulle  lecture  n'est 
pour  le  psychologue  plus  fructueuse  que  celle  des  écrits  des  mystiques  qui 
nous  ont  laissé  de  la  vie  intérieure  et  surtout  de  cette  vie,  toute  d'images 
et  de  sentiments,  d'où  disparaissent  presque  les  processus  habituels  du 
raisonnement  et  du  jugement,  les  meilleures  descriptions  et  les  plus  mi- 
nutieuses analyses  qui  existent.  Il  s'est  laissé  parfois  aussi  entraîner  à  dé- 
passer singulièrement  dans  l'expression  ce  qui  devait  être  sa  pensée;  pour 
être  halluciné,  on  n'est  pas  nécessairement  aliéné,  et  un  état  nerveux 
anormal  n'entraîne  pas  inévitablement  à  sa  suite  un  trouble  des  facultés 
mentales  abstraites.  Ce  sont  là  des  distinctions  qu'il  est  essentiel  de  faire 
explicitement,  quand  on  est  destiné  à  n'avoir  pas  pour  lecteurs  seulement 
des  gens  qui,  habitués  à  cet  ordre  d'études,  peuvent  apporter  à  des  affir- 


1)  Il  convient  de  rappeler  ici  que  M.  Gaidoz  a  donné  récemnaent  de  ces 
monuments  où  Samson  est  représenté  luttant  avec  un  lion,  dont  parle  A.  iMaary, 
à  la  page  246,  une  interprétation  nouvelle  qui  semble  très  plausible  ;  il  y  voit  la 
représentation  déformée  d'un  sacrifice  mithriaque. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  377 

mations,  qui  sembleraient  étranges  à  les  prendre  dans  toute  leur  rigueur, 
les  précisions  et  les  rectifications  nécessaires. 

On  nous  pardonnera  d'avoir  aussi  longuement  parlé  de  ce  beau  livre  ; 
il  est  pour  la  mythologie^,  l'hagiographie  et  la  psychologie,  d'une  impor- 
sance  capitale,  et,  en  le  rééditant,  M.  Champion  a  rendu  à  tous  ceux  qui 
s'intéressent  aux  études  d'histoire  religieuse  un  service  signalé. 

L.  Marillier. 


Buddhism   in  translations,  by  Henry  Clarke  Warren.  — 
Cambridge,  Muss.^  1S9G,  in-8,  xx-520  pages. 

Le  recueil  de  morceaux  traduits  du  pâli,  que  M.  H.  C.  Warren  vient 
de  publier  sous  le  'itrede  Buddhism  in  translations,  forme  le  troisième 
volume  de  la  Harvard  Oriental  Séries,  qui  parait  depuis  1891  sous  la 
direction  du  professeur  Lanman.  La  nouvelle  collection  a  eu  d'heureux 
débuts  et  s'est  placée  d'emblée,  dans  l'estime  du  monde  savant,  à  côté 
des  grandes  collections  oxoniennes  :  les  Sacred  Books  et  les  Anecdota 
Oxoniensia.  Matériellement,  elle  ne  laisse  rien  à  désirer  :  le  papier 
est  magnifique,  le  caractère  agréable,  l'impression  correcte  et  le  prix 
très  modéré  '.  Le  fond  est  digne  de  la  forme,  et  les  ouvrages  admis  aux 
honneurs  de  l'impression  ont  été  aussi  heureusement  choisis  que  soi- 
gneusement publiés  :  M.  Kern  a  donné  l'édition  princeps  de  la  Jàtaka- 
mdld,  un  des  joyaux  de  la  littérature  sanscrite  ;  M.  Garbe  a  consacré 
sa  profonde  connaissance  de  la  philosophie  indienne  à  la  préparation 
d'un  texte  définitif  du  Sdmkhya-pTavacana-bhdsya  de  Vijiiàna  Bhiksu; 
enfin  les  prochains  volumes  nous  apporteront  la  traduction,  si  long- 
temps attendue,  de  VAtharoaveda,  œuvre  posthume  de  l'illustre  et 
regretté  Whitney. 

Entre  ces  astres  de  premièi-e  grandeur,  le  florilège  de  M.  Warren 
brille  d'un  éclat  atténué.  Au  moins  a-t-ii  ce  mérite  de  briller  pour 
tout  le  monde  :  le  grand  public,  auquel  il  s'adresse  spécialement,  y 
trouvera  des  renseignements  sûrs;  et  les  indianistes,  l'occasion  de  ra- 
fraîchir de  vieux  souvenirs.  C'est  un  de  ces  travaux  de  bonne  et  saine 
vulgarisation  qu'une  collection  savante  peut  accueillir  à  titre  exception- 

1)  Il  est  toutefois  un  peu  surprenant  que  des  deux  ouvrages  sanscrits  im- 
primés jusqu'ici,  l'un  le  soit  en  devanàgari,  l'autre  en  romain. 


378  REVUE    DE    L^HISTOIRE    DES   RELIGIONS 

nel,  et  sans  perdre  de  vue  que  son  objet  propre  doit  être  le  progrès  plutôt 
que  la  difTusion  de  la  science. 

Le  dessein  de  présenter  un  tableau  général  du  buddhisme  unique- 
ment au  moyen  d'extraits  des  Écritures  canoniques  peut  se  justifier 
par  de  sérieuses  raisons.  Sans  doute  une  simple  mosaïque  de  textes  frag- 
mentaires ne  suffit  pas  à  donner  une  idée  exacte  de  la  religion.  Les 
canons  buddhiques  sont  formés  d'éléments  divers,  inégaux  en  antiquité, 
en  originalité,  en  importance  :  il  est  nécessaire  qu'une  main  experte  en 
fasse  le  départ  et  les  place  dans  une  juste  perspective.  Nous  possédons 
d'excellents  livres  où  ce  travail  de  reconstruction  a  été  accompli  avec 
une  admirable  dextérité.  Mais,  pour  admirable  qu'elle  soit,  cette  habi- 
leté n'est  pas  sans  risques  :  trop  souvent  l'instinct  de  l'artiste  apporte  à 
la  conscience  du  savant  sa  périlleuse  collaboration  ;  on  sollicite  les  textes 
qu'on  croit  interpréter,  et,  de  retouche  en  retouche,  les  faits  et  les  dis- 
cours prennent  une  apparence  nouvelle,  plus  familière  à  notre  esprit, 
plus  conforme  à  notre  goût,  mais  sensiblement  différente  de  la  réalité. 
La  lecture  des  textes  seule  corrige  ces  inévitables  erreurs  d'optique  ;  à 
défaut  des  textes,  de  bonnes  traductions  peuvent  rendre  le  même  ser- 
vice. En  traduisant  les  morceaux  les  plus  instructifs  du  canon  pâli, 
M.  VVarren  a  donc  fait  une  œuvre  utile.  Les  personnes  qui  n'ont  pas 
directement  accès  aux  sources  pourront  recourir  avec  confiance  à  ce  re- 
cueil :  elles  y  puiseront  une  connaissance  juste  et  précise  du  buddhisme 
méridional. 

Je  dis  du  buddhisme  méridional^  bien  que  l'auteur  ait  eu  Tintention 
de  donner  une  description  du  buddhisme  pur,  antérieur  à  la  formation 
des  sectes.  S'il  a  borné  son  étude  aux  textes  pâlis,  c'est  d'abord  que,  avec 
la  plupart  des  pdli  scholars,  M.  Warren  considère  le  canon  singhalais 
comme  le  seul  témoin  autorisé  des  origines  buddhiques;  c'est  ensuite 
que  ses  préférences  personnelles  l'inclinaient  au  même  parti,  ainsi 
qu'il  l'explique  lui-même  en  quelques  lignes  caractéristiques  qu'on  nous 
permettra  de  reproduire  : 

«  Après  m'être  longtemps  cassé  la  tète  [hoikering  mij  head)  sur  le 
sanscrit,  je  trouvai  bien  plus  de  satisfaction  quand  j'entrepris  l'étude  du 
pâli.  Car  la  littérature  sanscrite  est  un  chaos;  le  pâli_,  un  cosmos.  En 
sanscrit,  chaque  nouvel  ouvrage  ou  auteur  était  un  nouveau  problème; 
et  comme,  chez  les  Hindous,  une  chronologie  digne  de  foi  et  une  his- 
toire authentique  n'existent  pour  ainsi  dire  pas,  et  qu'il  y  a  de  nombreux 
systèmes  de  philosophie,  tant  orthodoxes  qu'hétérodoxes,  les  données 
nécessaires  pour  la  solution  du  problème  faisaient  ordinairement  défaut. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  379 

J'entends  par  là  les  données  telles  que  celles-ci  :  qui  était  l'auteur;  à 
quelle  époque  il  vivait  et  écrivait;  quelles  étaient  les  croyances  et  les 
conceptions  qui  avaient  cours  de  son  temps,  et  quelle  était  sa  position 
à  leur  égard  ;  en  un  mot  les  données  qui  sont  nécessaires  pour  savoir 
que  penser  dun  auteur  et  pour  comprendre  pleinement  ce  qu'il  dit. 
Par  contre,  le  sujet  de  la  littérature  pâlie  est  presque  toujours  le  même, 
savoir  :  le  système  précis  de  religion  proposé  par  le  Buddha.  Effective- 
ment, le  Buddha  est  en  scène  dans  une  grande  partie  des  Ecritures. 
Nous  avons  des  volumes  et  des  volumes  de  sermons,  de  discours,  de 
contes  moraux,  qui  lui  sont  attribués  ;  des  centaines  d'incidents  sont 
rapportés,  à  propos  desquels  il  prononça  quelque  sentence.  Et  le  lieu  de 
ce  discours  est  ordinairement  spécifié.  Donc,  bien  qu'il  reste  un  large 
champ  pour  la  critique  des  textes  —  champ  où  je  n'ai  pas  cru  dési- 
rable d'entrer  ici,  —  il  y  a  en  général  et  par  rapport  au  sujet  une  con- 
sidérable unité  dans  la  littérature  pâlie.  » 

Je  ne  crois  pas  plus  désirable  que  M.  Warren  d'entrer  ici  dans  le  champ 
de  la  critique  :  le  lecteur  apercevra  sans  peine  les  objections  qui  s'élè- 
vent contre  cette  manière  de  concevoir  l'histoire  en  général  et  l'histoire 
du  huddhisme  en  particulier.  Au  reste,  que  ces  idées  soient  plus  ou 
moins  justes,  la  valeur  documentaire  de  l'ouvrage  reste  la  même.  Com- 
posé de  textes  habilement  choisis  et  bien  traduits,  il  survivra  sans  doute 
aux  théories  qui  l'ont  inspiré. 

L'auteur  a  rangé  ses  extraits  en  103  paragraphes  distribués  en  5  chapi- 
tres :  I.  The  Buddha.  ii.  Sentient  exislence.  m.  Karma  and  reblrlh. 
IV.  Méditation  and i\irvda.a.  v.  The  Order.  Lechapilre  i^""  est  consacré  à 
la  légende  duBuddha,  le  chapitre  v  à  l'organisation  de  la  communauté,  les 
trois  autres  à  la  doctrine  du  Buddha  sur  l'homme,  le  monde  et  le  salut. 
Voici  l'indication  des  sources,  avec  le  nombre  approximatif  de  paragra- 
phes empruntés  à  chacune  d'elles. 

A.  Livres  canoniques.  —  \.  Vinayapiiaka  :  Mahâvagga[8);  Culla- 
vagga  (3).  — II.  Suttapi/aka  :  Uhjhanihhja  (4);  Majjhimanikdga  (4);  Sa- 
ïnyutta7iikdya  [10);  Angutlaranikdga{<o\;  Dhammapada  (6);  Uddna  (1); 
Jâtaka{\S). 

B.  Livres  extra-canoniques.  —  Milindapanha  (14)  ;  Sumangalavi- 
Idsinî,  commentaire  de  Buddhaghosa  sur  le  Dlghanikdga  (1);  Visuddhi- 
magga,  traité  généi'al  du  même  auteur  sur  la  doctrine  buddhique  {oO}  ; 
Andgatavamsa  (1)  ;  Abhidhammatthasamgaha,  petit  traité  philosophique 
du  xiF  siècle  (1);  Upasampadd-katnmaodcd,  cérémonial  des  ordina- 
tions, actuellement  en  usage  à  Geylan  (1). 


380  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Mentionnons  enfin,  pour  être  complet,   une  pièce  «:  reprinted  from 
Mrs.  Piozzi's  (Thrale's)  Autobiography  ». 

On  éprouve  quelque  surprise  à  constater  la  part  excessivement  large 
qui  est  faite  au  Visiiddhimagga,  ouvrage  de  basse  époque  et  terriblement 
scolastique  (l'impitoyable  docteur  énumère,  par  exemple,    quatre-vingt- 
neuf  états  de  conscience  !)  :  on  ne  peut  guère  l'expliquer  que  par  la  natu- 
relle bienveillance  d'un  éditeur  envers  son  auteur.  Espérons  que  M.  War- 
ren  nous  donnera  bientôt  une  édition  de  ce  traité  qui,  à  en  juger  par 
les  extraits  donnés  ici,   n'est  pas  dépourvu  d'intérêt.  Parmi  les  autres 
textes,  il  en  est  un  qui  bénéficie  également  d'une  faveur  particulière,  mal- 
gré sa  qualité  d'intrus  :  jene  parle  pas  de  l'Autobiographie  de  Mrs.  Piozzi, 
mais  du  Milindapanha.  Ce  curieux  dialogue  entre  Ménandre  et  Nà- 
gasena  a  bien  été  revêtu  de  l'uniforme  singlialais,  mais  il  vient  incon- 
testablement du  Nord,   M.  Warren  y  a  largement  emprunté,  non  sans 
quelque  remords  :  «  Le  Milindapanha,  dit-il,  est,  à  proprement  par- 
Ici',  un  ouvrage  du  buddhisme  septentrional  ;  mais  il  est  tellement  ortho- 
doxe aux  yeux  des  buddhistes  du  Sud  que  je  me  suis  senti  la  hardiesse 
d'y  puiser  librement.  »  Personne  ne  songera  à  faire  à  M.  Warren  un 
grief  de  sa  hardiesse,  car  les  extraits  du  Milindapanha  sont,  par  leur 
tour  vif  et  ingénieux,  un  des  attraits  de  son  livre,  qui  en  a  beaucoup 
d'autres.  Peut-être  est-il  permisderegretter  que  M.  Warren  ait  cru  de- 
voir consacrer  tant  de  pages  aux  technicalities  doctrinales,  qui  ont  bien 
pu  alimenter  des  querelles  de  moines,  jamais  la  vie  religieuse  des  mas- 
ses.  Simple  question  de  proportion,   après  tout,  et  qui  ne   compromet 
point  l'utilité  de  Fouvrage.  Il  se  débite  couramment  sur  le  buddhisme 
tant  d'absurdités  que  ce  modeste  travail  sera  pour  beaucoup  un  véri- 
table bienfait.  L'auteur  a  les  deux  qualités  maîtresses  du  vrai  savant  ;  la 
sympathie  et  la  sincérité.   Bienveillant  pour  la    religion    du  Buddha, 
comme  il  convient  de  l'être  envers  tous  les  grands  efforts  de  l'àme  hu- 
maine^ il  a  voulu  et  su  demeurer  impartial.  Son  livre  donne  une  image 
réduite,  mais  fidèle,  du  système,  avec  ses  grandeurs  et  ses  faiblesses  : 
ce  mérite  suffit  à  le  recommander. 

L.  FiNOT. 


DiLLMANN.—  Handbuch  der  alttestamentlichen  Théologie 

herausgegebenvonKiTTEL.  — Leipzig, Hirzel,  1895,  in-8,viii-5b5 pages. 

Quand  nous  avons  appris  la  publication  posthume  de  la  Théologie  de 


ANALYSKS  ET  COMPTES  RENDUS  381 

l'Ancien  Testametit  de  Dillmann,  nous  en  étions  fort  réjoui.  Car  il  est 
toujours  intéressant  de  voir  ce  qu'un  maître  comme  celui-ci  a  pensé  et 
enseigné  sur  un  tel  sujet.  On  connaît  les  ouvrages  exégétiques  fort  esti- 
més de  ce  savant  et  les  nombreux  articles,  non  moins  appréciés,  qu'il  a 
publiés  dans  diverses  revues  de  théologie,  ainsi  que  dans  plusieurs  en- 
cyclopédies. Il  s'y  est  révélé  comme  un  esprit  méthodique  et  un  érudit 
consciencieux.  On  pouvait  être  sûr  que  les  mêmes  qualités  se  retrouve- 
raient dans  le  nouvel  ouvrage. 

Mais  une  question  s'imposait  tout  aussitôt  à  nous.  Nous  nous  deman- 
dions jusqu'à  quel  point  l'éminent  critique  se  rapprocherait,  sur  ce  ter- 
rain, de  l'école  critique  moderne  et  dans  quelle  mesure  il  suivrait  l'an- 
cienne ornière.  Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  la  table  des  matières 
et  la  division  du  travail,  pour  se  convaincre  que  Dillmann  cherche,  à  cet 
égard,  comme  dans  son  commentaire  sur  le  Pentateuque,  à  marcher  de 
préférence  sur  les  traces  de  l'ancienne  école  critique.  Dans  les  paragra- 
phes préliminaires,  il  dissipe  en  outre  tout  malentendu  à  ce  sujet.  Il 
commence  par  déclarer  qu'il  ne  s'occupera  nullement  du  point  de  vue 
auquel  Kuenen,  Duhm,  Wellhausen  et  Smend  se  sont  placés  touchant 
notre  discipline.  Il  déclare  que  ce  point  de  vue  s'écarte  trop  de  l'ensei- 
gnement de  l'Ancien  Testament.  Il  va  jusqu'à  prétendre  que  la  date  des 
divers  documents  bibliques  est  fixée,  par  ces  savants,  d'après  leur  opi- 
nion préconçue  sur  l'histoire  religieuse  d'Israël. 

Ces  affirmations  nous  ont  fait  de  la  peine,  parce  qu'elles  sont  injustes. 
Nous  pouvons  fort  bien  comprendre  que,  dans  un  ouvrage  de  ce  genre, 
on  se  laisse  plutôt  influencer  par  la  théologie  systématique  que  par  l'his- 
toire, comme  Dillmann  le  fait  en  grande  partie,  conformément  aux  vieux 
modèles.  Mais  reprocher  à  l'école  moderne  de  se  laisser  guider  par  l'es- 
prit de  système,  tandis  qu'on  s'attribue  à  soi-même  le  mérite  de  suivre 
la  méthode  strictement  historique,  voilà  une  prétention  qui  est  fort  dé- 
placée sous  la  plume  de  notre  auteur.  La  vérité  est  plutôt  que  celui-ci, 
tout  en  prétendant  suivre  la  méthode  de  l'école  exégétique  et  historique, 
s'est  arrêté  à  mi-chemin,  au  lieu  que  l'école  moderne,  avec  laquelle  il 
ne  veut  rien  avoir  de  commun,  a  appliqué  cette  méthode  d'une  manière 
conséquente.  Cette  école,  dans  son  exposition  de  la  religion  d'Israël,  ne 
s'écarte  de  l'Ancien  Testament  qu'en  tant  que  celui-ci  nous  donne  une 
idée  conventionnelle  de  cette  religion.  Elle  s'en  écarte  pour  des  raisons 
purement  historiques  et  pour  donner  une  conception  d'autant  plus  his- 
torique de  cette  religion.  Dillmann  reproche  aux  savants  mentionnés 
d'être  des  constructeurs  de  l'histoire.  Il  ne  semble  pas  voir  que  les  vrais 


382  REVUE    DE  l'histoire    DES     RELIGIONS 

constructeurs  de  l'histoire,  ce  sont  les  rédacteurs  bibliques,  qu'il  se  plaît 
à  suivre  plus  ou  moins  aveuglément,  et  que  le  grand  mérite  de  la  criti- 
que moderne  est  d'avoir  mis,  à  la  place  de  cette  construction  fictive,  la 
réalité  historique,  en  tant  que  nous  pouvons  encore  la  saisir. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  trouve  sa  confirmation  dans  les  détails  de 
notre  ouvrage.  Après  avoir  exposé  les  questions  préliminaires,  l'auteur 
cherche  à  saisir  le  principe  fondamental  de  la  religion  d'Israël.  Dans  ce 
but,  il  expose  les  conceptions  les  plus  élevées  de  la  Bible  hébraïque  sur 
Dieu,  sur  l'homme  et  sur  le  monde.  Est-ce  là  procéder  historiquement? 
Les  anciens  Hébreux  n'ont-ils  pas  été  bien  loin  d'avoir  ces  conceptions, 
que  nous  ne  rencontrons,  au  fond,  en  Israël  que  vers  l'exil?  L'idée  de 
Dieu  et  de  sa  sainteté  n'a-t-elle  pas  son  histoire,  n'a-t-elle  pas  passé  par 
une  série  d'évolutions,  avant  d'arriver  à  ce  que  Dillmann  nous  présente, 
de  prime  abord,  comme  le  principe  fondamental  de  l'Ancien  Testament, 
principe  qu'il  fait  remonter  jusqu'à  Moïse?  N'en  est-il  pas  de  même  de 
l'idée  de  l'homme  et  du  monde?  Assurément.  Et  ceux  qui  s'appliquent 
à  suivre  et  à  exposer  cette  évolution,  en  se  laissant  guider  par  la  suite 
historique  des  documents  bibliques,  ne  procèdent-ils  pas  d'une  manière 
plus  satisfaisante  que  Dillmann?  Encore  une  fois,  la  méthode  plus  sys- 
tématique ou  plus  synthétique  de  ce  dernier  peut  se  justifier.  Mais  nous 
n'admettons  pas  qu'elle  soit  présentée  comme  la  seule  bonne,  en  oppo- 
sition à  celle  que  Kuenen  a  suivie  dans  son  ouvrage  magistral  sur  la 
religion  d'Israël  et,  après  lui,  d'autres  théologiens  de  valeur,  dont  Dill- 
mann méconnaît  les  grands  mérites,  surtout  le  sens  profondément  his- 
torique. 

Notre  savant  est-il  donc  aveugle  pour  les  imperfections  de  l'ancienne 
religion  d'Israël?  Non  pas.  Mais  comme,  à  l'instar  de  la  théologie  tradi- 
tionnelle, il  cherche  à  établir  d'abord  la  réalité  d'une  révélation  surnatu- 
relle, il  est  obligé  d'attribuer  déjà  à  Moïse  les  principes  supérieurs  de 
la  religion  des  prophètes  du  vine  et  du  vii^  siècle.  Et,  pour  concilier  les 
faits  avec  ce  point  de  vue  si  peu  historique,  si  artificiel,  il  soutient  ensuite 
que  le  peuple  d'Israël,  sous  l'influence  de  son  passé  naturaliste  et  des 
religions  étrangères  et  inférieures,  n'a  pas  été  capable  de  s'élever  aux 
conceptions  supérieures  du  mosaïsme  ou  n'a  pu  y  arriver  que  peu  à  peu, 
par  une  longue  éducation.  Dans  l'intérêt  du  dogme  de  la  révélation, 
compris  à  sa  façon,  il  est  en  outre  obligé  de  méconnaître  les  nombreuses 
ressemblances  qui  existent  entre  la  religion  dlsraël  et  les  autres  reli- 
gions sémitiques.  Au  lieu  de  constater  impartialement  ces  ressemblan- 
ces, qui  sautent  aux  yeux,  Dillmann,  partant  des  fictions  des  documents 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  383 

récents  de  la  Bible,  d'après  lesquelles  Moïse  aurait  déjà  donné  une  reli- 
gion très  perfectionnée  à  son  peuple^  trouve  des  différences  énormes  en- 
tre l'ancienne  religion  hébraïque  et  les  religions  païennes,  différences 
qui  plaident  naturellement  toutes  en  faveur  de  la  première  et  la  présen- 
tent comme  unique  en  son  genre. 

Pour  attribuer  à  Moïse  la  religion  des  grands  prophètes  écrivains,  il  fait 
ressortir  que  ceux-ci  déclarent  eux-mêmes  que  la  religion  qu'ils  prê- 
chent remonte  plus  haut.  Ce  dernier  trait  est  parfaitement  juste,  mais  ne 
prouve  nullement  que  le  mosaïsme  et  le  prophétisme  postérieur  soient 
identiques.  Nous  savons  que  tous  les  législateurs  d'Israël,  jusqu'aux 
plus  modernes,  ont  attribué  leurs  lois  à  Moïse,  aussi  les  lois  qui  sont  in- 
dubitablement de  très  basse  date.  Même  si  les  prophètes  avaient  fait  dé- 
river tout  leur  enseignement  de  Moïse,  ilspourraient  avoir  été^  à  cet  égard, 
dans  une  illusion  semblable  à  celle  des  législateurs.  En  réalité  pourtant, 
c'est  d'une  révélation  directe  qu'ils  font  généralement  découler  leur  en- 
seignement et  non  de  la  tradition  mosaïque  ou  autre.  Nous  sommes 
donc  en  droit  de  dire  qu'ils  ont  principalement  puisé  leurs  idées  dans 
leur  propre  cœur. 

Dillmann  affirme  également  que  les  prophètes  n'auraient  pas  pu  accen- 
tuer l'essence  éthique  de  Dieu,  autant  qu'ils  l'ont  fait,  si  l'idée  ne  leur 
en  avait  pas  été  transmise.  C'est  là  de  sa  part  un  raisonnement  fort 
singulier.  Il  pense  que  les  anciens  Hébreux  étaient  adonnés  au  natura- 
lisme et  que  la  religion  éthique  d'Israël  fut  surnaturellement  révélée  à 
Moïse.  Pourquoi  cette  révélation  n'aurait-elle  pas  pu  être  faite  aux  pro- 
phètes, comme  ils  l'affirment  à  chaque  page?  Évidemment  parce  que 
cela  dérange  le  système  traditionnel  de  l'histoire  sainte.  On  voit  que 
Dillmann  se  laisse  à  la  fois  dominer  par  le  dogmatisme  et  le  traditiona- 
lisme. Libre  à  lui  ;  mais  à  la  condition  qu'il  ne  condamne  ou  ne  dédai- 
gne pas  ceux  qui  se  laissent  de  préférence  guider  par  des  raisons  pure- 
ment historiques  et  qu'il  n'ait  pas  la  prétention  d'être  un  meilleur 
historien  qu'eux. 

Toutes  ces  critiques  se  rapportent  à  la  première  partie  de  notre  ouvrage, 
qui  traite  de  l'essence  et  du  caractère  de  la  religion  d'Israël  en  général. 
La  seconde  partie  expose  les  grandes  lignes  de  l'histoire  de  cette  reli- 
gion, depuis  l'dge  des  patriarches  jusqu'à  l'avènement  du  christianisme. 
Nous  sommes  aussi  peu  satisfait  de  cette  partie  que  de  la  première,  et 
cela  pour  les  mêmes  raisons,  c'est-à-dire  parce  que  Dillmann  s'arrête 
partout  à  mi-chemin.  Son  point  de  vue  est,  en  somme,  encore  celui 
d'Ewald.  Aussi  son  ouvrage  est-il  au  moins  de  trente  ans  en  retard,  et 


384  REVUE    DE   l'histoire    DES   RELIGIONS 

l'on  n'y  apprend  à  peu  près  rien  de  nouveau.  On  y  saisit  nettement  le  vice 
radical  d'une  histoire  du  peuple  d'Israël  et  de  sa  religion,  quand  l'auteur 
attribue  au  Code  sacerdotal  une  antiquité  relative  et  un  certain  caractère 
historique.  Dillmann,  en  partant  de  là,  croit  pouvoir  affirmer  une  foule 
de  choses  sur  l'époque  patriarcale  et  le  séjour  des  Israélites  en  Egypte, 
au  sujet  desquelles  nous  ne  savons  rien  de  certain.  Sur  les  temps  de 
Moïse  et  de  Josué,  en  particulier,  il  pense  que  nous  sommes  fort  bien 
renseignés  dans  l'Hexateuque.  Il  reconnaît  que  celui-ci  n'est  pas  un  ou- 
vrage contemporain  ni  purement  historique,  mais  il  n'affirme  pas  moins 
que  c'est  un  reflet  assez  fidèle  des  faits  qu'il  raconte.  Il  semble  même 
admettre  l'historicité  de  la  grande  fiction  des  48  villes  lévitiques^  villes 
censément  accordées  au  sacerdoce  Israélite,  après  la  conquête  de  Canaan. 

Pour  les  périodes  suivantes,  Dillmann  suit  la  même  méthode  superfi- 
cielle. En  lisant  ces  pages,  comme  les  précédentes,  on  ne  se  douterait  pas 
du  travail  critique  qui  s'est  fait  depuis  trente  ans,  de  la  démarcation  fort 
détaillée  qu'on  a  réussi  à  établir  entre  différentes  couches  rédactionnel- 
les dans  la  plupart  des  livres  historiques  de  l'Ancien  Testament,  dont 
les  unes  sont  plus  anciennes  et  plus  dignes  de  foi,  les  autres  plus  moder- 
nes et  plus  fictives.  Dillmann  mêle  tout  cela,  comme  si  tout  était  égale- 
ment historique,  à  l'instar  de  ce  que  nous  voyons  dans  les  histoires  saintes 
vulgaires.  Aussi  pensons-nous  que  les  amis  qui  ont  poussé  à  la  publica- 
tion de  cet  ouvrage  ont  rendu  à  l'auteur  un  mauvais  service.  Jusqu'ici, 
Dillmann  était  connu  comme  un  exégète  éminent.  La  nouvelle  publica- 
tion prouve,  au  contraire,  qu'il  était  un  historien  médiocre. 

La  troisième  et  dernière  partie  de  notre  ouvrage,  de  beaucoup  la  plus 
étendue,  est  plus  satisfaisante  que  les  deux  précédentes,  parce  que  là 
l'auteur  a  pu  se  livrer  à  beaucoup  d'études  de  détail,  où  il  excelle,  en  sa 
qualité  d' exégète.  Cependant  les  fausses  prémisses  historiques  et  criti- 
ques dont  il  est  parti  se  font  également  sentir  ici  d'une  manière  fort 
regrettable.  C'est  ainsi  qu'il  s'appuie  sur  Exode,  wi,  3,  emprunté  au  Code 
sacerdotal  et  datant  par  conséquent  de  l'époque  de  la  Restauration,  pour 
éclaircir  l'usage  antique  du  nom  de  Jahvé.  Des  défectuosités  du  même 
genre  pourraient  être  relevées  presque  à  chaque  page.  Le  livre  de  Joël 
est  généralement  cité  pour  faire  connaître  la  pensée  primitive  des  pro- 
phètes écrivains,  comme  si  l'origine  ancienne  de  ce  livre  n'était  pas  très 
contestable  et  contestée.  Dillmann  trouve,  dans  Ife  deuxième  commande- 
ment du  Décalogue,  la  preuve  que  le  mosaïsme  primitif  professait  déjà 
l'invisibilité  de  Dieu,  alors  que  ce  document  ne  date  peut-être  que  du 
vue  siècle  avant  notre  ère.  Le  premier  récit  de  la  création,  dans  Genèse,  i, 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  385 

lui  paraît  plus  ancien  et  plus  primitif  que  celui  de  Genèse,  ii,  bien  que 
le  contraire  soit  si  évidemment  le  cas. 

Nous  pourrions  continuer  ainsi  et  écrire  encore  de  longues  pages  sur 
ce  thème.  Mais  ce  que  nous  avons  dit  suffît  pour  orienter  le  lecteur. 
Cet  ouvrage  est  une  nouvelle  preuve  qu'il  faudrait  montrer  moins  d'em- 
pressement à  publier  des  écrits  posthumes  qu'on  ne  le  fait  trop  souvent 
dans  les  pays  d'outre-Rhin.  Les  cours  de  Dillmann,  qui  y  paraissent,  fu- 
rent évidemment  écrits,  quant  à  leur  principal  contenu,  il  y  a  de  lon- 
gues années,  avant  l'apparition  des  travaux  de  Kuenen,  Wellhausen, 
Stade,  etc.^  qui  ont  profondément  modifié  la  théologie  de  l'Ancien  Tes- 
tament. Dillmann  n'a  pas  su  ou  voulu  faire  aux  nouvelles  idées  la  place 
qu'elles  méritent.  Son  ouvrage  est,  par  suite,  tout  à  fait  suranné.  Il 
n'ajoute  rien  ni  à  la  science  ni  à  la  mémoire  de  l'auteur.  Il  aurait 
encore  été  fort  apprécié  il  y  a  une  trentaine  d'années,  mais  il  n'a  main- 
tenant plus  qu'une  valeur  très  relative,  parce  qu'il  est  de  beaucoup  dé- 
passé par  d'autres  ouvrages  vraiment  modernes. 

G.  PlEPÈNBRING. 


Texts  aDd  Studies,  edited  by  J.  Armitage  Robinson,  R.  D.;  vol. 
III,  n°  2,  The  fourth  Book  of  Ezra,  the  latin  version  edited  from 
the  mss.,  by  the  late  Robert  L.  Rensly,  M.  A.,  ivith  an  introduction 
by  MoNTAGUE  Rhodes  James,  Litt.  D.  —  xc-107  pages,  Cambridge, 
University  Press,  1895. 

Voici  un  livre  bien  utile  et  que  l'on  attendait  depuis  vingt  ans  :  une 
édition  complète  de  la  version  latine  du  célèbre  recueil  apocalyptique 
connu  sous  le  nom  delV  Livre  d'Esdras. 

Il  ne  sera  peut-être  pas  inutile  de  rappeler  sommairement  l'histoire 
du  texte  de  cet  apocryphe.  L'original  grec  est  perdu  :  l'ouvrage  n'a  été 
conservé  que  grâce  aux  traductions  qui  en  avaient  été  faites  :  nous  en 
avons  une  en  arménien,  deux  en  arabe,  une  en  éthiopien,  une  en 
syriaque,  enfin  une  en  latin,  que  les  savants  sont  unanimes  à  recon- 
naître pour  la  plus  fidèle.  Tous  les  manuscrits  latins  connus  avant  1875 
étaient  cependant  fautifs  sur  un  point  :  au  chapitre  vu  ils  présentaient, 
comparés  aux  autres  versions,  une  lacune  longue  de  plusieurs  pages, 
lacune  qui  se  trouvait  naturellement  aussi  dans  les  éditions  imprimées 
du  texte  latin  faites  avant  cette  date.  Dès  1865,  Gildemeister  indiqua  la 


386  REVUE  DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

vraie  cause  de  ce  phénomène  :  il  reconnut  que  dans  le  plus  ancien  des 
manuscrits  connus,  le  Sangermanensis  (S,  de  822),  à  l'endroit  où 
aurait  dû  se  trouver  le  passage  absent,  des  pages  avaient  été  coupées  ; 
que,  par  conséquent,  tous  les  autres  manuscrits  latins  dépendaient  de 
cet  unique  exemplaire  mutilé  et  n'avaient  par  suite  aucune  valeur  pour 
rétablissement  du  texte, 

La  preuve  fut  faite  définitivement  en  1875,  lorsque  Bensly  découvrit 
à  Amiens  un  manuscrit  {Codex  Ambianensis,  A,  du  ix«  siècle),  qui  con- 
tenait le  passage  si  longtemps  perdu  et  pouvait  servir  à  compléter  et  à 
à  contrôler  le  S.  Il  publia  sa  trouvaille  dans  un  ouvrage  devenu  classique  : 
The  misdng  fragment  of  the  Fourlh  Book  of  Ezra,  Cambridge,  1875. 
Depuis  lors  on  a  découvert  quatre  autres  manuscrits  renfermant  le 
fragment  perdu  :  ce  fut  d'abord  une  Bible  d'Alcala  [Cod.  Câmplutensis, 
G,  à  Madrid,  ix^-x*  siècles),  d'après  laquelle  Palmer  avait  dès  1826  copié 
le  passage  en  question  ;  mais  cet  extrait  de  Palmer  ne  fut  publié  qu'en 
1877  par  M.  Wood  ;  puis  ce  furent  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque 
Mazarine  (M,  xi^  siècle),  un  autre  de  Madrid  (la  Bible  d'Avila,  Abulen- 
sis,  V,  XIII»  siècle),  un  enfin  de  Léon  {Legionensis,  L,  1162).  11  était 
désormais  possible  de  faire  une  édition  critique  du  texte  latin  du 
IV"  Esdras.  Le  principal  honneur  en  revient  à  un  de  nos  compatriotes 
M.  Samuel  Berger  :  c'est  ce  savant,  bien  connu  chez  nous  et  à  l'étranger 
par  ses  beaux  travaux  sur  les  versions  latines  et  françaises  de  la  Bible, 
qui  a  découvert  les  trois  derniers  manuscrits.  Et  l'éditeur  anglais, 
M.  James,  rend  pleinement  hommage  à  l'obligeance  et  au  désintéres- 
sement avec  lequel,  sachant  que  Bensly  préparait  cette  édition  critique, 
M.  Berger  lui  a  aussitôt  communiqué  ses  trouvailles. 

Bensly  tarda  longtemps  ;  il  était  trop  difficile  pour  lui-même.  La 
mort  vint  l'empêcher  de  mener  à  bien  son  œuvre.  C'est  un  jeune  savant, 
M.  James,  qui  l'a  reprise.  Nul  n'était  mieux  qualifié  :  il  a  fait  preuve 
dans  ce  dernier  ouvrage  de  la  même  compétence,  du  morne  jugement  à 
la  fois  sobre  et  hardi  qui  ont  fait  apprécier  ses  précédents  travaux  sur  la 
littérature  apocryphe  et  apocalyptique. 

Le  livre  est  divisé  en  deux  parties  :  une  introduction,  tout  entière  de 
M.  James;  le  texte  avec  notes  critiques,  reproduit  d'après  les  papiers 
de  Bensly,  sauf  quelques  retouches  de  M.  James,  surtout  dans  la  Con- 
fession d' Esdras  (viii,  20-36). 

Dans  l'introduction,  M.  James  parle  d'abord  des  manuscrits.  Une 
bonne  partie  du  chapitre  est  consacrée  au  Codex  L,  le  dernier  découvert. 
Le  lecteur  est  informé  malheureusement  que  ce  manuscrit,  n'ayant  pas 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  387 

encore  été  collationné,  n'a  pu  être  utilisé  dans  cette  édition  :  il  est 
bien  regrettable  que  dans  un  travail  si  soigneusement  et  si  longuement 
préparé  on  ait  à  constater,  dès  son  apparition,  l'absence  d'un  des  prin- 
cipaux témoins  du  texte.  —  On  apprend,  en  revanche,  que  l'éditeur  a 
pu  encore  faire  usage,  dans  un  appendice,  d'une  autre  découverte  de 
M.  Berger  :  un  manuscrit  de  Lyon  (du  commencement  du  ix^  siècle),  le 
plus  ancien  texte  contenant  la  Confe&sion  d'Esdras,  ce  fragment 
de  notre  Apocalypse  fréquemment  extrait  au  moyen  âge  dans  un  but 
liturgique. 

M.  James  résume  ensuite  ce  que  l'on  sait  sur  les  autres  versions,  sur 
le  titre  primitif  de  notre  apocryphe.  Puis  il  indique  les  auteurs  anciens 
qui  paraissent  avoir  connu  le  IV°  Livre  d'Esdras  :  autant  il  est  sévère 
(et  avec  raison)  dans  l'appréciation  des  allusions  à  notre  livre  «  décou- 
vertes »  avant  lui,  autant  il  est  hardi  à  proposer  des  rapprochements 
nouveaux  :  il  admet,  par  exemple,  comme  possible  que  déjà  Irénée  et 
Justin  aient  cité  des  passages  du  chapitre  ii  (les  chapitres  i  et  ii,  ainsi 
que  les  chapitres  xv  et  xvi,  sont  unanimement  regardés  comme  des  addi- 
tions chrétiennes  bien  plus  jeunes  que  le  reste  du  livre).  Un  pointbien 
intéressant  signalé  par  M.  James,  c'est  qu'un  passage  attribué  expres- 
sément à  Esdras  dans  les  Actes  de  la  dispute  de  Sylvestre  avec  les  Juifs, 
et  qui  n'avait  pu  être  identifié  jusqu'à  présent,  se  trouve  dans  un  des 
nouveaux  manuscrits  (i,  33). 

Dans  le  chapitre  suivant,  M.  James  classe  et  apprécie  les  textes  des 
divers  manuscrits,  en  s'attachant  aux  parties  du  livre  où  ils  diffèrent  le 
plus  :  les  chapitres  additionnels  i,  ii,  xv,  xvi.  Sa  conclusion  est  que  nos 
exemplaires  se  répartissent  en  deux  familles  :  une  famille  française  re- 
présentée par  Set  A,  une  espagnole  constituée  parles  derniers  exemplai- 
res découverts,  G,  M,  V,  et  probablement  L  ;  les  deux  textes  sont  indé- 
pendants et  méritent  d'être  consultés  ;pour  les  chapitres  i  et  ii,  M.  James 
donne  résolument  la  préférence  au  texte  espagnol.  Peut-être  dans  ce 
dernier  jugement  s'est-il  un  peu  laissé  influencer  par  cette  tendresse  in- 
volontaire que  l'on  éprouve  pour  ce  qu'on  a  mis  au  jour;  mais  dans  son 
ensemble  l'appréciation  solidement  motivée  de  Téminent  critique  doit 
être  maintenue. 

Un  exemple  seulement  :  il  s'agit  d'un  passage  qui  a  son  importance 
pour  la  critique  des  chapitres  i  et  ii.  On  admettait  communément,  d'a- 
près IV  Esdras  ii,  11,  que  l'auteur  de  ce  morceau  avait  vécu  en  Oc- 
cident; le  texte  connu  jusqu'à  présent  portait  en  effet  :  et  in  oriente 
prouinciarum    duaruni  populum,    Tijri  et  Sidonis,   dissipaui.  «.   En 


388  REVUE    DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

Orient  »  :  c'est  donc  un  Occidental  qui  parle.  —  Mais  le  texte  espagnol 
donne  :  el  ad  meridianum  duas  ciuitates  Trjrum  et  Sydonem  igni  cre- 
mabi.  La  leçon  plus  difficile  ad  meridianum  doit  évidemment  être  pré- 
férée. Elle  s'explique  quand  on  songe  que  xpoç  ix£(jr,[x6piav  (et  ad  meri- 
dianum de  même)  signifie  à  la  fois  «  au  midi  »  et  «  à  midi  »  ;  le  sens 
primitif  était  :  Tyr  et  Sidon  ont  été  détruites  en  plein  midi  {Soph.  ii, 
4  j  —  cf.  Jér.  VI,  4;  xv,  8;  xx,  16).  Un  copiste,  croyant  trouver  là  une 
erreur  géographique,  a  corrigé  in  Oriente. 

L'introduction  de  M.  James  est  extrêmement  riche,  voire  même  un  peu 
touffue.  Elle  contient  encore  une  caractéristique  des  chapitres  addition- 
nels I  et  II,  XV  et  XVI.  L'auteur  paraît  disposé  à  voir  dans  le  premier 
groupe  (i  et  ii)  un  fragment  ou  tout  au  moins  de  larges  extraits  de  l'Apoca- 
lypse de  Sophonie  :  cette  hypothèse  nous  semble  bien  hasardée,  surtout 
avant  la  publication  intégrale  des  débris  de  cet  apocryphe. 

Puis  viennent  une  étude  sur  la  Confession  d'Esdras,  où  le  manuscrit 
M  présente  un  texte  à  part  ;  —  une  liste  des  autres  ouvrages  apocryphes 
attribués  à  Esdras  :  M.  James  démontre  (et  il  est  le  premier,  croyons-nous, 
à  l'avoir  fait  dans  le  détail)  les  rapports  étroits  qu'il  y  a  entre  IV  Esdras 
et  l'Apocalypse  grecque  d'Esdras  (publiée  par  Tischendorf,  Apocalypses 
Apocryphae,  pp.  24  33).  L'introduction  se  termine  par  une  courte  ana- 
lyse de  l'hypothèse  de  M.  Kabisch  sur  les  sources  de  notre  Apocalypse. 

A  la  suite  du  texte  critique,  on  a  eu  la  bonne  pensée  de  mettre  deux 
index  dus  à  M.  Thackeray  :  l'un  pour  les  mots  latins,  l'autre  pour  les 
noms  propres.  Ils  sont  plus  complets  que  ceux  qui  accompagnaient  l'é- 
dition Hilgenfeld  (1867). 

Ce  texte  critique  apportera-t-il  quelque  lumière  sur  les  questions  si 
obscures  que  soulève  le  IV»  Livre  d'Esdras,  unité,  âge,  patrie,  etc.  ?  On 
peut  l'espérer  :  quiconque  a  essayé  de  déchiffrer  des  visions  apocalypti- 
ques sait  de  quelle  importance  peut  être  un  seul  mot  ou  un  chiffre  pour  la 
solution  de  ces  énigmes.  M.  James  n'a  pas  entrepris  cet  examen  de  fond. 
Ce  n'était  pas  son  devoir  strict.  Sa  tâche  d'éditeur  lui  a  suffi,  et  il  s'en 
est  acquitté  avec  un  rare  bonheur,  on  dirait  volontiers  avec  virtuosité. 

Une  petite  erreur  s'est  glissée  à  la  page  xxiii  :  ce  n'est  pas  en  1865, 
mais  en  1863  qu'Ewalda  pour  la  première  fois  publié  les  deux  versions 
arabes  du  IV  Livre  d'Esdras. 

Adolphe  LoDS. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  389 

Hugo  Willrich.  —  Juden  und  Griechen  vor  der  makka- 
baïschen  Erhebung  —  In-8.  x-t76 pages.  GOtlingen,  Vanden- 
hœck  et  Ruprecht,  1895. 

L'ouvrage  que  nous  annonçons  roule  sur  la  période  la  plus  captivante 
peut-être  de  l'histoire  d'Israël,  celle  qui  s'étend  depuis  le  règne  d'A- 
lexandre le  Grand  jusqu'à  celui  d'Antiochus  Épiphane;  c'est  du  moins 
celle  que  nous  avons  étudiée  nous-mème  avec  le  plus  d'attachement  et 
qui  a  fait  le  sujet  de  plusieurs  de  nos  publications.  C'est  dire  tout  l'in- 
térêt que  nous  avons  mis  à  lire  le  travail  de  M.  Willrich. 

Avant  d'en  donner  l'analyse,  nous  devons  toutefois  exprimer  un  regret. 
Nous  eussions  désiré  une  rédaction  plus  soignée  ;  il  est  fâcheux  que  les 
savants  allemands  prennent  si  peu  de  soin  de  la  forme  littéraire.  Le  livre 
de  M.  Willrich  en  est  un  exemple  frappant;  ce  ne  sont  guère  que  des 
notes  groupées  par  chapitres  et  paragraphes.  Aussi  la  lecture  de  ces 
fragments  à  peine  soudés  les  uns  aux  autres  est-elle  fatigante  et  fasti- 
dieuse, et  faut-il  un  certain  courage  pour  aller  jusqu'au  bout. 

Un  autre  déficit  de  la  composition  est  son  caractère  hypercritique.  Ce 
n'est  point,  à  proprement  parler,  un  exposé  historique  du  Judaïsme  dans 
ses  rapports  avec  l'Hellénisme  avant  le  soulèvement  national  des  Macca- 
bées;  c'est  un  écrit  de  pure  critique  historique  et  littéraire  des  sources 
de  cette  histoire,  où  la  polémique,  très  courtoise  d'ailleurs,  contre  les 
contradicteurs  des  thèses  de  Pauteur,  surtout  contre  Schûrer,  occupe 
trop  de  place.  Il  est  vrai  que  l'auteur  a  beau  jeu  dans  l'examen  des  sour- 
ces de  l'histoire  qu'il  cherche  à  éclaircir  d'un  jour  nouveau;  la  plupart 
des  anciens  écrivains  qu'il  fait  passer  sous  sa  loupe  appartiennent  à  cette 
littérature  suspecte  et  frelatée  des  Eupolème,  des  Hécatée,  des  Aristée, 
des  Artapan,  etc.  Bien  plus,  sa  bête  noire,  qu'il  perce  et  transperce  de 
ses  coups,  c'est  l'historien  Josèphe,  auquel  on  est  tenté  d'appliquer  ce 
sévère  jugement,  qu'on  ne  saurait  en  dire  trop  de  mal.  Au  fond,  c'est  sur- 
tout à  Josèphe  qu'en  veut  M.  Willrich,  et  il  aurait  fort  bien  pu  mettre 
le  nom  de  cet  auteur,  rendu  célèbre  autant  par  ses  détracteurs  que  par 
ses  admirateurs,  sur  le  titre  même  de  son  ouvrage. 

Le  livre  de  M.  Willrich  est  divisé  en  trois  chapitres.  Dans  le  premier 
(d'Alexandre  le  Grand  à  Antiochus  le  Grand),  l'auteur  étudie  d'abord  la 
légende  d'Alexandre  dans  Josèphe  ;  après  l'avoir  fait  passer  au  laminoir 
d'une  critique  impitoyable,  il  expose  ce  que  l'on  peut  en  tirer  pour 
éclairer  le  sujet  qui  l'intéresse.  Il  se  livre  ensuite  à  un  examen  aussi 
scrupuleux  du  Pseudo-Hécatée,  qu'il  place  après  les  luttes  qui  ont  signalé 


390  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

les  débuts  de  l'insurrection  maccabéenne,  repoussant  ainsi  Topinion  qui 
en  fait  un  écrivain  du  iii«  siècle;  il  n'a  pas  de  peine  à  montrer  le  peu  de 
valeur  de  son  témoignage.  Vient  alors  le  procès  du  Pseudo-Aristée,  qui 
a  vécu  à  la  même  époque,  en  Egypte,  et  dont  le  caractère  suspect  est  non 
moins  évident. 

Le  paragraphe  suivant  intitulé  :  Les  Juifs  chez  les  liistoriens  grecs 
jusqu'à  Antiochus  Épiphane,  est  la  partie  du  livre  qui  nous  a  le  plus 
intéressé  et  qui  nous  a  laissé  la  meilleure  impression.  L'auteur  y  passe 
successivement  en  revue,  en  faisant  preuve  d'une  grande  érudition  et 
d'une  étude  vraiment  approfondie  des  écrivains  qu'il  énumère,  Héro- 
dote, Hellanicus,  Aristote  et  le  curieux  fragment  sur  les  eaux  de  la 
mer  Morte,  dont  les  étranges  propriétés  paraissent  bien  douteuses  au 
célèbre  philosophe  ;  Cléarque  de  Soloi,  Théophraste,  Hécatée  d'Abdère, 
auquel  il  consacre  quelques  pages  excellentes,  Évhémère  Mnaseas, 
Manéthon,  Bérose,  Hermippos  Agatharchidès  et  Polybe.  Il  y  a  beaucoup 
à  prendre  dans  les  vingt  pages  où  chacun  de  ces  auteurs  est  l'objet  d'un 
examen  très  spécial. 

Le  second  chapitre  a  pour  titre  :  Antiochus  Epiphane  et  les  Tobiades. 
Il  est  composé  de  six  paragraphes .  Le  premier  traite  de  Jason  de  Cyrène  ; 
le  second,  de  la  tradition  relative  aux  Onias  dans  sa  forme  originelle;  le 
troisième,  du  remaniement  et  du  développement  de  cette  tradition.  Dans 
le  quatrième,  l'auteur  aborde  la  légende  des  Tobiades  ;  dans  le  cinquième^ 
il  dresse  et  examine  la  liste  des  grands-prêtres  de  Jaddua  à  Ménélas  (un 
point  délicat  de  cette  histoire),  et,  dans  le  dernier,  il  cherche  à  retracer 
les  faits  qui  ont  précédé  le  soulèvement  national. 

Le  dernier  chapitre  sur  «c  la  fuite  d'Onias  en  Egypte  et  sur  ses  consé- 
quences »  est  consacré  à  ces  trois  sujets  :  Onias  et  Philometor,  les  Juifs 
et  Physcon,  date  de  la  traduction  des  Septante.  L'auteur  y  étudie  les 
écrivains  suivants  :  Eupolème,  Démétrius,  Aristobule  et  Artapan.  Dans 
un  appendice,  il  se  pose  la  question  de  savoir  si  Apion  était  égyptien ,  et 
la  tranche  par  la  négative  ;  Apion  était  grec. 

Tel  est  sèchement  résumé  le  contenu  si  riche  de  l'ouvrage  de  M.  Will- 
rich.  Tout  en  rendant  hommage  à  la  science  de  l'auteur,  ce  nous  est 
un  devoir  de  protester  contre  une  affirmation  de  sa  préface.  M.  Will- 
rich  regrette  que,  jusqu'au  moment  où  lui-même  a  pris  la  plume,  seuls 
des  théologiens  se  soient  occupés  des  rapports  entre  l'Hellénisme  et  le 
Judaïsme  ;  il  accuse  les  savants  auxquels  il  fait  allusion  de  tout  considé- 
rer à  un  point  de  vue  théologique,  ce  qui  implique  dans  sa  pensée  une 
fausse  manière  de  voir,  et  de  donner  une  valeur  historique  beaucoup 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  391 

trop  grande  à  la  tradition  juive.  Audiatur  et  altéra  pars,  s'écrie-t-il, 
c'est-à-dire  les  philologues,  qui  n'ont  point  le  jugement  altéré  par 
l'exégèse  et  la  critique  bibliques.  Qu'il  y  ait  des  théologiens  et  des  his- 
toriens d'Israël  auxquels  s'applique  la  condamnation  de  M.  Willrich, 
nous  ne  le  contestons  pas.  Mais  prononcer  ce  verdict  sur  un  savant  d'une 
impartialité  absolue  comme  Schûrer,  voilà  qui  nous  paraît  dépasser  les 
bornes.  Schûrer  n'est  d'ailleurs  pas  le  seul  à  avoir  étudié  et  exposé 
cette  histoire  avec  l'absence  la  plus  grande  possible  de  tout  préjugé,  et, 
pour  ne  citer  qu'un  nom  très  connu,  au  delà  tout  aussi  bien  qu'en  deçà 
du  Rhin,  ne  serait-il  pas  grotesque  de  lancer  accusation  semblable 
contre  l'un  des  plus  grands  historiens  d'Israël,  contre  Renan? 

Edouard  Montet. 


The  Book  of  the  Secrets  of  Enoch,  translated  from  the  Sla- 
vonic  by  W.  R.  Morfill,  M.  A.,  and  edited,  loith  introduction,  notes 
and  indices  by  R.  H.  Charles,  M.  A.  —  xlvii-100  pages,  Oxford, 
Clarendon  Press,  1896. 

Le  livre  slave  d'Hénoch,  que  publient  MM.  Morfill  et  Charles,  n'est 
pas  simplement,  ce  qui  serait  déjà  précieux,  une  nouvelle  traduction  de 
l'antique  livre  d'Hénoch  connu  jusqu'à  présent  par  une  version  éthio- 
pienne et  quelques  fragments  d'une  version  grecque;  c'est  réellement 
un  livre  nouveau. 

Le  thème  général  se  rapproche  du  reste  beaucoup  de  celui  de  l'autre 
livre,  que  nous  appellerons,  avec  M.  Charles,  «  l'Hénoch  éthiopien  )>. 

Le  patriarche  Hénoch,  dans  la  dernière  année  de  sa  vie  terrestre,  est 
enlevé  par  les  anges  ;  il  traverse  avec  eux  les  sept  cieux,  visitant  au  fur 
et  à  mesure  ce  que  chacun  contient.  Dans  le  septième  il  voit  Dieu  lui- 
même,  qui  lui  révèle  les  mystères  de  la  création  et  de  la  chute,  et  ceux  de 
l'avenir.  Hénoch  a  ensuite  la  permission  de  retourner  pour  un  mois  sur 
la  terre  ;  il  emploie  ce  délai  à  raconter  à  ses  fils  ce  qu'il  a  vu  et  à  leur 
faire  toutes  sortes  de  recommandations  morales  ;  il  leur  confie  les  366 
livres  qu'il  a  écrits  dans  le  ciel  sous  la  dictée  de  l'ange  Vretil  (  mUriel  ?). 
Après  quoi  il  est  définitivement  enlevé  dans  le  ciel  suprême  en  présence 
d'un  peuple  immense,  en  un  lieu  nommé  Achuzan. 

On  peut  dire  que  c'est  M.  Charles  qui  a  découvert  ce  nouvel  apo- 
cryphe. Un  des  manuscrits  slaves,  il  est  vrai,  avait  été  imprimé  dès 
1880  par  M.  Popov,  un  autre  en  1884  ;  mais  qui  lit  l'ancien  slave,  parmi 


392  REVUE    DE    L*HISTOTRE    DES    RELIGIONS 

les  critiques  d'Occident?  En  1892  encore,  M.  Kozak,  qui  signalait  l'Hé- 
noch  slave,  croyait  qu'il  contenait  une  traduction  du  livre  déjà  connu. 
M.  Charles  en  a  deviné  le  véritable  intérêt.  Il  s'est  fait  traduire  les  ma- 
nuscrits par  M.  Morfîll,  professeur  de  russe  à  Oxford  ;  et  ils  ont  ensem- 
ble établi  le  texte.  Ne  sachant  pas  la  langue,  nous  ne  sommes  pas  à  même 
de  contrôler  cette  partie  du  travail;  au  jugement  d'hommes  compétents, 
il  a  été  accompli  aussi  bien  que  possible,  étant  donné  l'état  malheureuse- 
ment déplorable  du  texte. 

M.  Charles  a  joint  à  la  traduction  une  introduction  et  un  commentaire 
d'une  érudition  vaste  et  sûre,  et  dont  nous  allons  sommairement  rendre 
compte. 

Il  signale  toute  une  série  de  témoignages  qui  doivent  attester  l'exis- 
tence de  ce  livre  d'Hénoch  pendant  les  cinq  premiers  siècles  de  l'ère  chré- 
tienne. Beaucoup  des  passages  cités  attestent  simplement  la  connaissance 
de  certaines  idées  contenues  dans  ce  livre  ;  mais  encore  faudrait-il  prou- 
ver, ce  que  l'éditeur  ne  fait  pas  toujours,  que  l'auteur  de  «  l'Hénoch 
slave  -»  est  le  premier  à  les  avoir  émises.  Les  passages  qui  ont  le  plus  de 
chances  de  renfermer  effectivement  des  citations  sont  :  Origène,  De  prin- 
cip.  1,  m,  2;  Testament  des  XII  -patriarches.  Dan.  v,  et  Naphtali  iv. 
{:=.  Sim.  v;  Benj.  ix;  Juda  xviii). 

Il  reste,  en  tous  cas,  toujours  de  nombreuses  citations  d'Hénoch  qui 
ne  se  rapportent  ni  à  l'Hénoch  éthiopien  ni  à  l'Hénoch  slave,  et  qui  prou- 
vent qu'il  circulait  dans  les  premiers  siècles  un  grand  nombre  de  livres 
attribués  au  patriarche,  outre  ceux  qui  sont  soudés  dans  les  ouvrages 
actuellement  connus  :  cela  nous  permet  d'espérer  qu'on  en  retrouvera 
encore. 

La  critique  interne  fournit  heureusement  des  données  plus  précises 
que  la  critique  externe  sur  l'origine  de  l'Hénoch  slave.  —  Il  a  été  écrit 
primitivement  en  grec  :  voici,  en  effet,  comment  est  expliqué  le  nom  du 
premier  homme  (xxx,  13)  :  «  Et  je  lui  donnai  un  nom  d'après  les  quatre 
substances  :  Orient,  Occident,  Nord  et  Midi  ».  'Aoa[ji.estun  acrostiche  sur  les 
mots  àvaxoXïjjOÛfftç,  àpy.Toç,  |j,£3Y;[;.6p{a(cf.  Or.  Sibyll.  ;  DemontihusSinaet 
Sion;  Bède).  L'auteur,  de  plus,  ne  paraît  connaître  les  Livres  saints  que 
par  la  version  grecque  des  LXX  ;  il  suitleur  chronologie,  leur  orthographe 
des  noms  propres  (Gaidal  et  non  Irad,  i,  10;  cf.  Gen.  iv.  18);  on  peut 
ajouter  qu'il  admet  avec  eux  que,  avant  l'œuvre  des  six  jours,  le  monde 
existait  déjà,  invisible. 

M.  Charles  veut  cependant  qu'une  partie  de  l'ouvrage  ait  été  écrite 
primitivement  en  hébreu;  mais  il  n'en  donne  qu'une  preuve  qui  aurait 


ANALYSES  ET  COxMPTES  RENDUS  393 

elle-même  besoin  d'être  démontrée  :  que  les  Testaments  des  XII  -pa- 
triarches, qui  utilisent  notre  apocryphe  (?),  ont  été  écrits  en  hébreu. 

L'auteur  est  un  juif.  La  partie  parénétique  est^  il  est  vrai,  traversée 
par  un  souffle  presque  évangélique  qui  la  distingue  avantageusement  des 
portions  analogues  de  l'Hénoch  éthiopien.  On  rencontre  même  des  pas- 
sages qui  rappellent  de  très  près  certaines  paroles  de  Jésus,  par  exemple 
plusieurs  séries  de  béatitudes  où  on  lit:  «  Heureux  ceux  qui  procurent  la 
paix  »  (lu,  11  ~  Matth.  v,  9)  ;  ou  encore  :  «  Je  ne  veux  pas  jurer  par  un 
serment  particulier,  ni  par  le  ciel,  ni  par  la  terre,  ni  par  aucune  autre 
créature  que  Dieu  a  faite...  S'il  n'y  a  pas  de  vérité  chez  les  hommes, 
qu'ils  jurent  par  un  mot  oui,  oui,  ou  non,  non  »  (xlix,  1  zz:  Mattli.  v, 
34-37)  ;  ou  encore  :  «  Dans  le  monde  à  venir  il  y  aura  plusieurs  de- 
meures préparées  pour  les  hommes  »  (lxi,  2=i:/É;an  xiv,  2),  Cependant 
il  est  impossible  que  l'auteur  soit  chrétien.  Il  parle  à  plusieurs  reprises 
d'une  venue  glorieuse  de  Dieu,  jamais  de  l'apparition  d'un  Christ.  Il  re- 
commande l'obéissance  à  la  Loi  (lu,  9.10  et  non  8.  9).  M.  Charles  aurait 
pu  citer  encore  le  chapitre  lui,  où  l'auteur  combat  ceux  qui  disent  : 
«  Notre  père  se  tient  devant  Dieu  et  prie  pour  nous  »  ;  le  chrétien  compte 
sur  l'intercession  du  Christ  ou  des  saints,  ses  frères  ;  le  juif,  sur  l'interces- 
sion de  ses  pères,  surtout  Abraham  :  les  premiers  lecteurs  de  notre  livre 
étaient  donc  des  Juifs.  Enfin  l'auteur  croit  à  l'efficacité  des  sacrifices  san- 
glants et  les  recommande  souvent;  ce  qui  prouve  en  même  temps  que 
l'ouvrage  a  été  écrit  avant  ladestruction  du  temple  (70 ap.  J.-C). 

D'autre  part,  le  livre  doit,  d'après  M.  Charles,  avoir  été  composé  après 
l'ère  chrétienne;  car  l'auteur  connaît  l'Ecclésiastique,  le  Livre  de  la  Sa- 
pience  (?)  et  THénoch  éthiopien,  y  compris  les  additions  les  plus  récen- 
tes, dont  il  adopte  la  démonologie  (je  n'ai  pourtant  pas  relevé  d'emprunts 
aux  Paraboles).  M.  Charles  croit  les  parties  hébraïques  (?)  de  l'Hénoch 
slave  antérieures  à  notre  ère. 

L'auteur  est  donc  un  juif  à  peu  près  contemporain  du  Christ,  très 
certainement  un  juif  hellénistique,  ayant  des  idées  assez  spiritualistes  et 
pratiquant,  à  la  manière  de  Philon,  un  certain  syncrétisme  philosopliique 
et  religieux;  probablement  un  juif  d'Egypte  :  il  doit  avoir  emprunté  à  la 
mythologie  égyptienne  ces  êtres  à  tête  de  crocodiles  qu'il  met  dans  le 
cortège  du  Soleil. 

Les  ressemblances  que  l'on  constate  entre  la  morale  de  notre  livre  et 
celle  des  Évangiles  prennent  dès  lors  une  grande  portée  :  elles  montrent 
(si  toutefois  elles  n'ont  pas  été  introduites  par  des  interpolateurs)  que 
certains  des  préceptes  de  Jésus  étaient  déjà  dans  l'air  de  son  temps. 


394  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Il  suffira,  du  reste,  pour  faire  apprécier  la  valeur  du  nouveau  docu- 
ment pour  J 'histoire  d'une  foule  d'anciennes  idées  juives  et  chrétiennes, 
d'énumérer  quelques-unes  des  croyances  exprimées  dans  ce  curieux 
petit  livre.  Il  y  a  sept  cieux,  où  circulent  les  sept  planètes.  Le  Paradis 
se  trouve  dans  le  troisième  (comme  dans  II  Cor.  xn,  2.4).  Les  cieux  ne 
sont  pas  exclusivement  le  séjour  des  justes  et  des  bienheureux  :  Hénoch 
voit  des  anges  coupables  dans  le  deuxième  ciel  ;  d'autres,  dans  le  cin- 
quième_,  qui  pleurent  ;  dans  le  troisième,  il  y  a  même  un  enfer.  M.  Char- 
les montre  que  cette  idée  est  supposée  Col.  i,  20  :  sans  quoi  pourquoi 
«  les  choses  qui  sont  dans  les  cieux  »  auraient-elles  besoin  d'être  récon- 
ciliées avec  Dieu?  Il  compare  encore  Eph.  vi,  12;  m,  10;  il  aurait  pu 
citer  aussi  Luc  x,  18  :  èOewpouv  xov  aa-uavav  wç  àffxpaTïYjv  è/,  tou  cjpavoû 
xeaôvTa. 

Dans  le  récit  de  la  création,  l'auteur  corrige  la  Genèse  :  il  admet,  par 
exemple,  que  Dieu  a  formé  avant  le  premier  jour  les  choses  invisibles 
et  la  lumière  *  ;  il  intercale  comme  œuvre  du  deuxième  jour  la  créa- 
tion du  feu  et  des  anges.  —  L'homme  a  été  formé  de  sept  substances 
par  la  Sagesse.  —  Toutes  les  âmes  ont  été  créées  avant  la  fondation  du 
monde;  et  la  place  à  venir  de  chacune  est  marquée  d'avance.  —  Dieu  a 
créé  l'homme  libre  et  lui  a  fait  connaître  le  bien  et  le  mal;  mais,  étant 
ignorant  de  sa  propre  nature,  celui-ci  a  dû  pécher  et  par  suite  mourir. 

De  même  que  la  création  a  pris  une  semaine,  le  monde  durera  six  jours 
de  mille  ans  chacun  ;  après  quoi  viendra  un  grand  sabbat  de  mille  ans 
auquel  succédera  un  huitième  jour  où  le  temps  ne  sera  plus  :  nous  avons 
là,  d'après  M.  Charles,  la  forme  primitive  et  l'explication  de  la  croyance 
au  millénium.  —  Le  livre,  qui  ne  parle  nulle  partde  résurrection,  annonce 
un  jugement  qui  s'exercera  en  toute  rigueur  sur  tous  les  coupables,  hom- 
mes ou  anges  :  pas  d'intercession  des  morts  pour  les  vivants  ;  pas  de  re- 
pentance  possible  après  la  mort.  —  Les  hommes  auront  à  répondre  du 
mal  fait  aux  animaux.  —  Les  justes  jouiront  d'un  bonheur  éternel  dans 
le  Paradis. 

M.  Charles  croit  à  l'unité  du  livre,  sauf  quelques  interpolations  occa- 
sionnelles. Il  y  a  pourtant  des  divergences  assez  graves,  par  exemple, 

1)  Il  regarde  la  formule  :  «  et  ce  fut  le  soir;  et  ce  fut  le  matin;  premier  (ou 
2%  3®...)  jour  »,  comme  marquant,  non  la  fin,  mais  le  commencement  d'une  jour- 
née. En  expliquant  ainsi,  on  n'a  pas  besoin,  comme  M.  Charles,  de  supposer 
une  interversion  des  chapitres  xxix  et  xxviii,  qui  du  reste  ne  lève  pas  les  diffî- 
cullés,  puisque  le  chapitre  xxix  (v,  3)  suppose  la  séparation  des  pierres  et  de  la 
mer  racontée  au  ch.  xxvm. 


ANALYSES  ET  COMPTES  RENDUS  395 

entre  le  récit  des  voyages  de  Hénoch  (ch.  iii-xxiii)  et  la  relation  que  celui- 
ci  en  fait  à  ses  fils(ch.  xl,  1-xlii,  5);  dans  la  partie parénétique,  on  ne 
sait  jamais  si  le  patriarche  s'adresse  à  Mathusalem  seul  ou  à  tous  ses  fils, 
ou  au  peuple  entier.  Le  nouveau  livre  d'Hénoch  ne  serait-il  pas,  comme 
l'ancien,  une  compilation  ? 

Il  y  a  ainsi  encore  bien  des  questions  à  élucider;  qu'était-ce,  par  exemple, 
que  ces  livres  des  ancêtres  d'Hénoch,  tout  au  moins  d'Adam  et  de  Seth 
(ms.B),  qui  sont  cités  xxxiii,  10.  12  (B);xxxv,  2?  On  pourra  faire  de  nou- 
veaux rapprochements  :  ainsi  lxvi,  6,  rappelle  beaucoup  II  Cor.  vi,  4-10. 

Mais  ces  remarques  de  détail  n'enlèvent  rien  à  la  valeur  du  travail  de 
M.  Charles,  qui,  par  sa  réelle  érudition,  fait  dignement  suite  aux  édi- 
tiorïB  que  le  même  critique  a  déjà  données  de  l'Hénoch  éthiopien  et  du 
livre  des  Jubilés.  Nous  ne  saurions  assez  l'en  remercier.  Nous  le  remer- 
cions surtout  de  sa  découverte  même  :  c'est,  nous  semble-t-il,  l'une  des 
plus  importantes  qui  aient  été  faites  dans  ces  dernières  années  sur  l'épo- 
que du  Christ. 

Une  traduction  allemande  de  notre  apocryphe  par  M.  Bonwetsch  vient 
de  paraître  dans  les  Ahhandlungen  der  K.  Gesellscliaft  der  Wissenckaften 
zu  Gôtti7igen,  phil.-histor.  Klasse,  nouv.  série,  vol.  I,  n°  3. 

Adolphe  LoDS. 


Biblical  and  Patristic  relies  of  the  Palestinian  syriac 
literature,  edited  by  G.  H.  Gwilliam,  F.  Crawford  Burkitt  and 
J.  F.  Stennig.  — Anecdota  Oxoniensia,  semitic  séries,  vol.  I,  part  IX. 
—  Oxford,  Glarendon  Press,  1896,  petit  in-4,  114  pages,  avec  3  fac- 
similé. 

On  sait  qu'il  existe  plusieurs  versions  syriaques  de  la  Bible  qui  doi- 
vent être  placées  au  premier  rang  parmi  les  moyens  de  critique  textuelle 
surtout  pour  le  Nouveau  Testament,  car  nous  ne  possédons  malheureuse- 
ment pas  toutes  ces  versions  pour  la  Bible  entière,  et,  d'ailleurs,  il  en  est 
qui  ne  comprirent  jamais  que  le  Nouveau  Testament,  voire  même  les 
Évangiles  seuls.  En  résumé,  on  peut  ranger  en  trois  catégories  les  tra- 
ductions syriaques  de  la  Bible  :  1°  La.  Peschithta  ou  version  Simple,  qui 
fut  toujours  employée  par  les  Nestoriens  ;  c'est  en  quelque  sorte  la  Vul- 
gate  syrienne  ;  2"  les  versions  jacobites  (monophysites)  comme  celles  de 
Philoxène  de  Maboug  (508),  de  Paul  de  Tela  (616),  de  Jacques  d'É- 
desse  ■  705),  qui  sont  ou  des  recensions  de  la  version  Simple  ayant  pour  but 
de  la  rapprocher  du  grec,  ou  des  traductions  directes  du  grec  faites  (à 


396  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

Texception  de  celle  de  Paul  de  Tela)  sous  rinfluence  de  la  Peschithta  ; 
3°  enfin  la  version  dite  Palestinienne  qui  fut  faite  pour  l'usage  des  chré- 
tiens de  l'Église  grecque  melchite  de  Palestine,  dans  leur  langue  propre, 
un  dialecte  araméen  très  voisin  de  celui  du  Talmud. 

Cette  dernière  version  est  sûrement  antérieure  à  l'an  600;  elle  peut 
remonter  au  iv*  siècle.  Elle  a  été  faite  sur  le  grec;  mais  on  discute  sur 
quelle  recension.  Land  assurait  que  le  texte  qui  lui  avait  servi  de  base 
nous  était  inconnu.  Certains  passages  favorisent  l'opinion  qu'elle  repro- 
duit la  recension  de  Lucien  d'Antioche,  d'autres  simplement  les  LXX. 
Mais  ces  passages  ne  sont  pas  assez  étendus,  nous  semble-t-il,  pour  qu'on 
puisse  prononcer  un  jugement  définitif.  Il  est  possible  que  la  récente 
découverte  d'une  partie  notable  des  Hexaples  comprenant  des  Psaumes 
qui  existent  également  dans  la  version  Palestinienne  modifie  les  opinions 
et  permette  de  donner  une  solution  définitive  à  cette  question.  De  plus, 
il  se  peut  que  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  proviennent  de  sources 
difi'érentes.  Toujours  est-il  que  la  Palestinienne  reproduit  un  texte  an. 
cien  et  intéressant.  Nous  ne  la  possédons  point  en  entier.  M.  Gwilliam 
a  donné  dans  les  Anecdota  Oxoniensia  (Sem.  ser.,  vol.I,  p.  v,  1893)  la 
liste  des  passages  alors  connus.  La  voici  :  V.T.  :  Nombres,  iv,  46,  47, 
49-v,  4,  6-8;  —Deut.,  vi,  4-16;  vu,  25,  26;  xm,  6-17;— P^.  (selon  les 
LXX),  xLiii,  12-27;  xliv-xlvi;  xlviii,  15-xlix  ;  lv-lvi,  7;  lvii;  lxxxi- 
Lxxxii,  10;  lxxxix;xg;  —  Prov.,  ix,  1-11.;  —  haie,  xi,  6-10;  xiv, 
28-32;  XV,  1-5;  xl,1-12;  — ^oô,  xxi,  1-9.  —  N.  T.  :  les  quatre ^uan^i/es 
(environ  les  deux  tiers)  ;  —  Actes,  xiv,  6-13';  —  Épitres  aux  Gai.,  11  ver- 
sets; CoL,i\,  12-18;  I  Thess.,  i,  1-3;  iv,  3-15;  II  Tim.,  i,  lO-ii,  7; 
fit.,  I,  11-11,  18. 

Cette  liste  (à  laquelle  il  convient  d'ajouter  un  Lectionnaire  renfermant 
des  extraits  des  Prophètes,  du  Pentateuque,  des  Hagiographes  et  des 
Épîtres  découvert  par  M.  Smith  Lewis,  qui  doit  le  publier  bientôt),  vient 
déjà  de  s'accroître  par  la  publication  très  soignée  et  élégante  du  présent 
volume.  Chacun  des  collaborateurs  a  édité  sous  sa  responsabilité  propre 
la  partie  dont  il  s'est  occupé.  C'est  donc  en  réalité  quatre  travaux  dis- 
tincts réunis  en  un  seul  fascicule.  En  voici  les  titres  particuliers  :  Exode, 
xxviii,  1-12^;  Sac,  ix,  8^-x,  dans  la  version  Palest.  d'après  deux  feuil- 
les palimpsestes  récemment  acquises  par  la  Bodléienne,  transcrites  et 
éditées  par  MM.  Gwilliam  et  Stennig  ;  —  III  Reg.  ,  ii,  10^-15%  et  ix,  4,  5a, 
selon  la  recension  de  Lucien,  dans  le  dialecte  syro-palestinien,  d'après 
le  ms.  arabe  558  de  la  bibl.  du  couvent  de  Sainte-Catherine  au  mont  Si' 
naï,  transcrit  et  édité  par  M.  J.  Stennig  ;  —  Le  texte  des  Septante  de  Job, 


ANALYSES  ET  -COMPTES  RENDUS  397 

XXII,  3''-12,  dans  le  dialecte  syro-palest.  d'après  le  7ns.  syriaque  /.5  du 
mont  Sinai  transcrit  et  édité  par  M.  F.  Crawford  Burkitt. 

Enfin,  à  la  suite  de  ces  fragments  scripturaires,  le  même  volume  nous 
offre  trois  fragments  (très  curieux  à  cause  des  nombreuses  citations  d'a- 
pocryphes) d'anciennes  Homélies  en  dialecte  syro-palestinien,  également 
transcrites  d'un  manuscrit  du  Sinai,  par  W^^  Agnès  Bensly,  et  publiés 
avec  une  traduction  et  des  notes  critiques  de  MM.  Gwilliam  et  Crawford 
Burkitt.  Ces  fragments  viennent  enrichir  la  littérature  encore  fort  pauvre 
de  ce  dialecte,  dont  les  restes  (en  dehors  de  la  traduction  biblique)  ont 
été  publiés  par  Land  {Anecd.  syr.,  t.  IV).  Cette  découverte  permet  égale- 
ment d'espérer  qu'on  trouvera  de  nouveaux  documents  écrits  en  syro- 
palestinien,  documents  qui  pourront  jeter  un  jour  nouveau  sur  la  littéra- 
ture chrétienne  et  le  développement  des  idées  théologiques  au  sein  de 
l'Église  grecque,  en  Palestine.  La  troisième  homélie,  anonyme  comme  la 
seconde  (la  première  porte  le  nomd  un  certain  Jean)  contient  une  curieuse 
interprétation  du  passage  évangélique.lia;iA.,xvi,  18.  L'auteur  s'exprime 
ainsi  :  «  Il  ne  lui  a  pas  dit  [à  Pierre]  :  «  Sur  toi  je  bâtirai  l'Église  y>  ;  mais 
il  a  dit  :  «  Sur  ce  roc,  qui  est  le  corps  qu'a  revêtu  le  Seigneur,  je  bâtirai 
mon  Église.  » 

L'édition  des  fragments  bibliques,  aussi  bien  que  celle  des  homélies,  est 
accompagnée  de  notes  critiques.  A  la  transcription  en  caractères  syria- 
ques est  jointe  une  traduction  anglaise.  Trois  fac-similé  nous  mettent 
sous  les  yeux  un  spécimen  de  la  paléographie  des  manuscrits.  Enfin  un 
index  des  nouvelles  formes  propres  au  dialecte  palestinien,  destiné  à  com- 
pléter les  travaux  antérieurs,  termine  le  volume.  On  voit  que  les  éditeurs 
n'ont  rien  négUgé  pour  faire  de  leur  publication  une  œuvre  d'érudition 
et  en  même  temps  pour  en  rendre  l'étude  aussi  facile  que  possible. 

J,-B.  Chabot. 


Texts  and  Studies.  Contributions  to  biblical  and  pa- 

tristic  literature,  edited  by  J.  Armitage  Robinson  (Cambridge, 

University  Press;  Londres,  Clay  and  sons). 
1°  A.  E.  BuRN.  The  Athanasian  Creed  and  its  early  com- 

mentaries,  1  vol.  in-Sdexcix  et  58  p.  ; prix,5sh.  (vol.iV,  tasc.  1). 
2»  F.  C.  Burkitt.  The  Old  Latin  and  the  Itala,  1  vol.  in-8  de 

VIII  et  9t)  p.;  prix,  3  sh.  (vol.  iV,  tasc.  3). 

On  éprouve  une  véritable  satisfaction  à  voir  le  bel  essor  qu'ont  pris  à 
Cambridge  les  études  critiques  sur  la  littérature  chrétienne  antique  et 


398  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

dont  témoigne  le  recueil  des  Texts  and  Studies  publié  sous  la  direction 
de  M.  J.  Armitage  Robinson.  L'esprit  clair,  positif,  de  la  race  anglaise, 
avide  de  faits  et  de  réalités  plutôt  que  de  théories,  dès  qu'il  est  émancipé 
des  préjugés  confessionnels  dans  lesquels  il  a  été  si  longtemps  et  de- 
meure encore  si  souvent  emprisonné,  fournit  ici  des  contributions  en 
général  excellentes. 

Le  premier  des  deux  fascicules  du  quatrième  volume  que  nous  men- 
tionnons ici  est  une  nouvelle  enquête  sur  les  origines  du  Symbole 
«  Quicumque  »  ou  Symbole  d'Athanase.  La  solution  qui  prévaut  aujour- 
d'hui chez  les  historiens  indépendants  est  celle  que  M.  Harnack  a  ex- 
posée dans  le  second  volume  de  sa  Dogmengesckichte  (p.  299j  :  le  sym- 
bole est  composé  de  deux  parties  originairement  indépendantes  ;  la 
première  partie,  trinitaire,  est  une  règle  de  foi  utilisée  dans  le  sud  de  la 
Gaule  dès  le  milieu  duv*  siècle^  probablement  élaborée  dans  cette  même 
région  en  vue  de  1  instruction  du  clergé;  elle  prit  sa  rédaction  définitive 
au  cours  du  vi"  siècle;  la  seconde  partie,  christologique,  d'origine  indé- 
pendante, ne  fut  associée  à  la  première  qu'au  viii^  ou  ix"  siècle  dans 
l'Église  franque,  où  celle-ci  avait  passé  à  la  dignité  de  profession  de 
loi.  Cette  thèse,  avec  des  variantes  de  détail  qui  n'en  altèrent  pas  le  ca- 
ractère essentiel,  a  été  soutenue  en  Angleterre  parle  D'  Swainson,  dans 
sa  History  of  creeds^  et  y  a  provoqué  une  vive  discussion,  non  seule- 
ment à  cause  de  l'intérêt  historique  de  la  question,  mais  encore  parce 
qu'elle  est  impliquée  dans  les  controverses  suscitées  par  l'usage  du 
symbole  dans  la  liturgie  anglicane.  Le  Kev.  G.  D.  W.  Ommaney,  no- 
tamment, l'a  combattue  avec  de  solides  arguments  dans  deux  ouvrages 
consacrés  à  l'histoire  dudit  tSymboie  {^Htstory  of  the  Athanasian  Cretd 
et  Early  hisloryy  etc.). 

M.  Burn  s'est  proposé  tout  d'abord  de  grouper  et  de  condenser  les 
témoignages  des  manuscrits  et  des  commentaires,  déjà  invoqués  de  part 
et  d'autre  par  ses  prédécesseurs.  Son  groupement  est  établi  par  ordre 
géographique.  11  démontre  ainsi  que  le  Symbole  complet  était  en  usage 
dès  le  VIII''  siècle.  11  cherche  ensuite  à  montrer  que  la  thèse  d'après  la- 
quelle les  deux  parties  trinitaire  et  christologique  sont  primitivement 
indépendantes,  ne  se  justilie  ni  par  les  manuscrits  invoqués  ni  par  les 
argumenta  e  silentio  que  l'on  fait  valoir.  C'est  ici  la  partie  la  plus  faible 
de  la  démonstration.  Les  explications  de  M.  Burn  aboutissent  à  ceci  :  il 
n'est  pas  impossible  qu'Alcuin  et  que  Paulin  aient  connu  le  Symbole 
complet;  celui-ci  a  pu  exister  sans  avoir  l'autorité  d'un  symbole;  on  a 
tort  de  supposer  que  les  adversaires  de  l'adoptianisrae  s'en  seraient  servi 


ANALYSES  ET  COMPTES    RENDUS  3îj9 

s'ils  l'avaient  connu,  car  les  adoptianistes  auraient  fort  bien  pu  en  inter- 
préter les  termes  dans  le  sens  de  leur  hérésie.  Autant  d'assertions  dont 
les  preuves  paraissent  insuffisantes.  Il  s'en  dégage  du  moins  cette  con- 
clusion que,  même  si  l'on  admet  l'existence  du  Symbole  complet  dès 
cette  époque,  celui-ci  ne  jouissait  alors  d'aucune  autorité. 

Un  second  chapitre  contient  une  étude  des  commentaires  sur  le  Sym- 
bole datant  du  ix"  et  du  viii®  siècle.  L'un  de  ces  derniers,  celui  qui  porte 
le  nom  de  Fortunatus,  est  retenu  comme  particulièrement  instructif. 
M.  Burn  n'estime  pas  «  déraisonnable  »  de  l'attribuer  à  un  évèque 
d'Autun,  du  v^  siècle,  Euphronius,  en  se  fondant  sur  le  fait  qu'un  ma- 
nuscrit de  Saint-Gall,  aujourd'hui  perdu,  en  attribuait  la  paternité  à 
un  certain  «  Euphronius  presbyler  ». 

Dans  le  troisième  chapitre  l'auteur  entreprend  la  critique  interne  du 
Symbole  lui-même  :  le  contenu  dénote  la  période  immédiatement  anté- 
rieure au  développement  du  nestorianisme  ;  la  forme  est  d'un  auteur 
gaulois  très  familiarisé  avec  les  écrits  de  saint  Augustin.  La  thèse  des 
deux  parties  originairement  distinctes  n'en  est  pas  atteinte.  Plus  impor- 
tantes sont  les  traces  du  Symbole  que  M.  Burn  relève  dans  les  canons 
du  concile  de  Tolède  en  633,  dans  les  sermons  de  saint  Césaire  d'Arles. 
dans  un  traité  d'Âvitus  de  Vienne  et  chez  les  écrivains  qui  se  rattachent 
au  monastère  de  Lérins.  Elles  conduisent  l'auteur  à  rapporter  l'origine 
du  Quicumque  à  quelque  moine  de  ce  monastère  entre  l'an  4'25  et  l'an 
430. 

Gomme  recueil  d'arguments  et  de  faits  le  livre  de  M.  Burn  est  com- 
mode. 11  revient,  on  le  voit,  à  l'icée  généralement  admise  qui  rattachait 
au  diocèse  d'Arles  et  au  monde  littéraire  de  Lérins  la  paternité  du  Sym- 
bole, mais  il  ne  me  semble  pas  avoir  établi  qu'il  n'y  ait  pas  eu  primiti- 
vement deux  résumés  dogmatiques  qui  ne  furent  réunis  que  plus  tard 
sous  le  nom  d'Athanase,  le  second  participant,  par  cette  association 
même,  à  la  qualification  de  Symbole  «  d'Athanase  »  qui,  à  l'origine  du 
premier,  avait  été  donnée  le  phis  naturellement  du  monde  à  un  résumé 
de  la  doctrine  trinitaire  de  Nicée. 


Le  fascicule  4  contient  en  deux  essais  connexes  le  développement  d'une 
conférence  faite  par  M.  F.  G.  Burkitt,  à  Oxford,  sur  les  anciennes  ver- 
sions latines  de  la  Bible.  L'auteur  les  a  enrichies  de  précieuses  notes  qui 
occupent  plus  de  la  moitié  du  volume.  Le  premier  essai  fait  ressortir 


400  REVUE    DE    l'histoire  DES    RELIGIONS 

tout  d'abord  l'intérêt  plus  grand  que  présentent  les  anciennes  versions 
latines  de  la  Bible,  depuis  que  les  travaux  de  M.  Hort  ont  réduit  la 
grande  masse  des  manuscrits  grecs  à  un  petit  nombre  de  textes  anciens 
pouvant  faire  autorité.  Ce  que  l'on  peut  appeler  les  anciens  textes  occi- 
dentaux acquiert  une  beaucoup  plus  grande  valeur,  du  moment  que  l'on 
peut  y  reconnaître  un  témoignage  indépendant,  antérieur  à  la  revision  du 
texte  grec  opérée  par  les  docteurs  d'Antioche.  Mais  il  est  inexact  de 
parler  de  la  vieille  version  latine.  Il  faut  étudier  séparément  daus  les 
manuscrits  chaque  groupe  de  livres  bibliques;  on  constate  alors  qu'il  y 
a  eu  des  versions  partielles  et  qu'elles  ont  une  histoire  très  variée.  Ainsi 
le  Livre  de  Daniel  est  traduit  taniôt  d'après  le  grec  des  LXX,  tantôt 
d'après  celui  de  Théodotion;  de  même  le  Livre  de  Job  a  été  traduit,  an- 
térieurement à  la  Vulgate,  d'après  trois  originaux  grecs  différents.  Pour 
ce  qui  concerne  les  Évangiles,  l'auteur  cherche  à  caractériser  le  texte 
africain  et  les  textes  dits  européens.  La  partie  la  plus  curieuse  de  cette 
étude  est  développée  dans  le  second  essai,  où  l'auteur  montre  que  le  texte 
des  Evangiles  employé  par  saint  Augustin  dans  la  seconde  période  de  sa 
vie,  et  qu'il  appelle  Vltala,  n'est  pas  un  texte  antérieur  à  la  version 
de  saint  Jérôme,  mais  que  c'est  le  texte  même  de  la  Vulgate.  Il  résulte, 
en  effet,  d'une  étude  attentive  du  Contra  Felicem  (de  l'an  404)  qu'à 
cette  époque,  à  Hippone,  on  lisait  les  Évangiles  dans  la  version  de  Jé- 
rôme et  les  Actes  des  Apôtres  dans  une  vieille  version  latine.  Ce  n'est 
pas  à  dire  que  l'on  ne  rencontre  plus  de  citations  des  Évangiles  d'après 
le  texte  latin  africain,  à  côté  de  celles  de  la  Vulgate,  même  dans  les  der- 
niers écrits  de  saint  Augustin;  mais  c'est  justement  ce  mélange  qui  est 
curieux.  Il  n'y  a  pas  pour  saint  Augustin  une  version  type,  Vltala^ 
mais  des  versions  différentes;  autant  les  Évangiles  lui  agréent  dans 
celle  de  saint  Jérôme,  autant  il  préfère  conserver  des  textes  antérieurs 
pour  d'autres  livres. 

Le  travail  très  intéressant  de  M.  Burkitt  pose  quelques  bons  jalons 
pour  l'histoire  des  versions  latines  antérieures  à  la  Vulgate,  mais  cette 
histoire  elle-même  doit  encore  être  faite. 

Jean  Réville. 


NOTICES  BIBLIOGRAPHIQUES 


Edwin  Sidney  Hartland.  TheLegend  ofPerseus,  a  study  of  tradition, 
in  story,  custom  and  belief.  Tome  III.  Andromeda,  Médusa  (xxxvii- 

225  pages.  —  In-18,  Londres,  D.  Nutt,  1896). 

Le  troisième  et  dernier  volume  du  bel  ouvrage  de  M.  Hartland  sur  la  légende 
de  Persée  vient  de  paraître.  Il  est  consacré  aux  deux  derniers  épisodes  de  la 
.(  saga  »  :  la  délivrance  d'Andromède  et  la  victoire  du  héros  sur  la  Gorgone.  M.  H. 
passe  tout  d'abord  en  revue  (chap.  xvi-xvii)  les  divers  types  de  contes  {màrchen 
et  de  légendes  (sagas)  où  apparaît  l'incident  de  la  délivrance  par  le  héros  d'une 
jeune  fille  abandonnéeà  la  férocité  d'un  monstre  ;  il  étudie  spécialement  les  formes 
ibéro-celtiques  du  conte  et  montre  que,  dans  la  plupart  des  versions  populaires, 
c'est  grâce  à  l'intervention  d'animaux  secourables,et  non  pas,  comme  dans  la  lé- 
gende grecque,  au  moyen  d'armes  magiques,  que  le  héros  réussit  dans  son  en 
treprise;  il  indique  que  très  souvent,  et  particulièrement  dans  les   contes  bas- 
ques ou    celtiques,  le  principal  rôle  est  dévolu  à  un  domestique  du  roi,  à  un 
berger,  qui  délivre  la  fille  de  son  maître  et  devient  ensuite  son  époux.  Il  exa- 
mine les  variantes  où    se   mêlent  à   l'action   principale  les  aventures  multiples 
du  héros  dans  un  monde  souterrain  et  celles  où  il  lui    faut  échapper  aux  em- 
bûches que  lui  tend  une  soeur  traîtresse  de  complicité  avec  ses  ennemis,  et  rap- 
porte certaines  versions  où  c'est  en  pénétrant  dans   l'intérieur  du  monstre  qu'il 
réussit  à  le  tuer.  M.  H.  insiste  sur  l'importance  que  prend,  dans  la  plupart  des 
formes  populaires  de  ce  conte,  l'épisode  de  l'imposteur,  souvent  un  charbonnier, 
parfois    un  seigneur,  qui  s'attribue  le  mérite    de  la  victoire,   apporte  au  roi 
comme  preuve  de  son  exploit  les  tètes  du  monstre  et  se  voit  confondu  par  l'appa- 
rition du  véritable  vainqueur,  qui  a  gardé    les  langues  de  la  bête  ou  un  mor- 
ceau du  vêtement  de  la  jeune  fille,  il  passe  en  revue  les  diverses  versions  où  la 
légende  s'est  transformée  sous  l'influence  des  idées  chrétiennes  en  légende  pieuse 
d'édification  (le  meilleur  exemple  en  est  la  légende  de  saint  Georges)  et  analyse 
enfin  les  types  aberrants  où  un  jeune  homme  a  été  substitué,  dans  la  tradition, 
à  une  jeune  fille  et  ceux  où  la  jeune  fille  a  réussi  à  s'affranchir,  seule  et  sans 
aide,  du  péril  qui  la  menaçait. 

D'après  M.  Hartland  (ch.  xvin),  la  légende  de  la  délivrance  d'Andromède  a 
pour  origine  première  le  ressouvenir  de  l'abolition  des  sacrifices  humains  offerts 
aux  dieux  thériomorphiques.  Aussi  est-ce  une  légende  qu'on  ne  peut  trouver  à 
l'état  indigène  que  là  où  a  existé  un  culte  des  animaux,  impliquant  l'offrande 
à  ces  dieux  de  victimes  humaines,  et  où  ce  culte  a  disparu  ou  bien  s'est  trans- 


402  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

formé;  on  ne  saurait  donc  s'attendre  à  en  rencontrer  des  variantes  chez  les  sau- 
vages, demeurés  à  leurprimitif  état  de  sauvagerie.  C'était  très  fréquemment  à  des 
crocodiles  ou  à  d'autres  animaux  redoutables,  habitants  des  fleuves  ou  de  la  mer, 
que  ces  sacrifices  étaient  offerts;  aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  que  dans  la  plu- 
part des  cas  le  dragon  soit  représenté  vivant  dans  un  lac  ou  sur  le  rivage  de  la 
mer,  et  qu'on  le  conçoive  souvent  comme  le  maître  jaloux  d'une  source  dont  il 
se  refuse  à  laisser  couler  les  eaux,  à  moins  qu'on  lui  livre  la  victime  qu'il  ré- 
clame. Peut-être  même,  et  certaines  cérémonies  expiatoires  qui  ont  persisté 
dans  les  traditions  populaires  tendraient  à  le  faire  croire,  est-ce  au  lac,  ou  au 
fleuve  ou  à  la  mer,  que  le  sacrifice  était  offert,  et  le  dieu  zoomorphique  n'était-il 
que  la  représentation  figurée  de  l'esprit  des  eaux.  Mais  ni  les  rivières  ni  la  mer 
n'ont  été  conçues  comme  l'habitat  exclusif  des  dragons  et  des  autres  monstres 
surnaturels,  qui  demeurent  souvent  aussi  dans  les  cavernes  et  les  tumuli.  C'est 
d'ailleurs,  d'après  M.  H.,  dans  les  sacrifices  offerts  aux  animaux  vivants,  aux- 
quels un  culte  était  rendu,  bien  plutôt  que  dans  les  offrandes  de  victimes  hu- 
maines à  leurs  images,  qu'il  faut  rechercher  l'origine  de  la  légende. 

M.  H.  passe  ensuite  (chap.  xix-xx)  à  l'examen  de  l'autre  épisode  légendaire 
dont  l'élude  fait  l'objet  de  ce  volume.  C'est  un  incident  qui  se  retrouve  fréquem- 
ment dans  les  contes  et  les  sagas  que  cette  transformation  du  héros  en  une  sta- 
tue de  pierre  ou  de  marbre,  ou  un  bloc  de  rocher,  ou  tout  au  moins  une  lutte, 
d'oii  il  ne  sort  pas  toujours  vainqueur,  avec  un  être  surnaturel  ou  un  sorcier 
doué  de  ce  pouvoir  magique.  C'est  tantôt  par  la  parole  qu'il  s'exerce,  tantôt 
par  le  contact  avec  un  des  cheveux  de  la  magicienne,  tantôt  par  un  coup  dont 
elle  frappe  celui  qu'elle  veut  changer  en  pierre,  tantôt  par  le  regard.  Très  sou- 
vent la  transformation  en  un  rocher  ou  une  statue  de  pierre  est  le  résultat  de 
la  violation  d'un  tabou,  parfois  aussi  de  la  vengeance  divine,  ou  d'une  malédic- 
tion. M.  Hartland  rattache  les  diverses  légendes  qu'il  analyse,  comme  à  leur 
origine  commune,  à  cette  croyance  au  mauvais  œil  et  à  la  fascination  que  de- 
puis plusieurs  années  M.  J.  Tuchmann  étudie  si  magistralement  dans  Mè- 
lusine. 

Dans  le  dernier  chapitre  (chap.  xxi),  il  expose  les  conclusions  auxquelles  l'ont 
amené  l'examen  comparatif  des  contes  et  des  sagas  qu'il  a  réunis.  Il  constate 
que,  si  les  divers  épisodes  qui  constituent  la  légende  de  Persée  se  peuvent  ren- 
contrer isolément  dans  le  monde  entier,  à  l'exception  toutefois  de  l'épisode  de  la 
déUvrance  d'Andromède,  la  légende  elle-même,  c'est-à-dire  l'enchaînement  en 
un  tout  défini  de  ces  épisodes,  n'a  qu'une  aire  de  diffusion  limitée,  encore 
qu'extrêmement  vaste;  on  la  retrouve  en  Europe,  en  Asie  et  dans  l'Afrique  du 
Nord.  Les  versions  populaires  ne  dépendent  pas  de  la  légende  classique, 
elles  n'en  sont  pas  des  variantes  altérées  et  déformées  ,  certains  des  traits 
qui  les  caractérisent,  l'intervention  par  exemple  des  animaux  secourables,  nous 
font  remonter  à  un  état  de  civilisation  beaucoup  moins  avancé  et  à  coup 
sûr  plus  ancien  que  celui  où  la  «  saga  »  grecque  a  pris  la  forme  sous  laquelle 


NOTICES    BIBLIOGRAPHIQUES  403 

elle  nous  est  parvenue.  Elle  n'a  trouvé  place  dans  la  littérature  classique  qu'à  une 
époque  où  les  Grecs  et  les  Romains  étaient  parvenus  à  un  degré  de  culture 
très  élevé  :  une  sorte  de  sélection,  résultant  du  développement  rapide  du  goût 
artistique  en  Grèce,  a  éliminé  et  fait  disparaître  les  formes  les  plus  grossières 
de  la  légende  ;  mais  des  allusions,  des  traits  épars  dans  les  auteurs  classiques 
nous  fournissent  la  preuve  que  ces  versions  moins  poétiques  et  plus  brutales 
existaient,  elles  aussi,  en  Grèce.  Presque  toutes  les  variantes  populaires  que 
nous  possédons  sur  ce  thème,  qu'il  s'agisse  de  contes  ou  des  «  sagas  »,  ont 
donné  place  à  l'incident  capital  du  gage  de  vie  {life-token),  qui  ne  figure 
point  dans  la  version  classique,  et  l'épisode  de  l'imposteur,  qui  esl  absent,  lui 
aussi,  de  la  légende  de  Persée,  se  retrouve  dans  la  plupart  des  contes  qui  ap- 
partiennent à  ce  type. 

M.  H.  a  joint  à  son  livre  une  nouvelle  liste  d'ouvrages  utilisés  au  cours  de 
son  travail,  aussi  riche  et  aussi  précieuse  pour  les  folk-loristes  que  celle  qui 
accompagnait  le  premier  volume. 

II  donne  en  appendice  quatre  tableaux  qui  faciliteront  beaucoup  les  recherches  : 
1°  un  tableau  des  versions  où  apparaissent  des  animaux  secourables  ;  2°  un 
tableau  des  versions  où  des  armes  magiques  sont  données  au  héros  pour  lui 
permettre  de  mener  à  bien  sa  difficile  entreprise  ;  3°  un  tableau  des  versions  où 
intervient  l'incident  de  l'imposteur  et  où  le  véritable  vainqueur  emporte  avec 
lui,  en  quittant  le  lieu  du  combat,  une  partie  du  corps  de  l'animal  ou  tout 
autre  objet  qui  lui  permettra  de  prouver  qu'il  est  bien  celui  qui  a  triomphé  du 
monstre  ;  4°  un  tableau  des  versions  où,  avant  de  combattre  le  dragon,  le  hé- 
ros s'endort  auprès  de  la  jeune  fille;  les  moyens  divers  par  lesquels  elle  réus- 
sit à  l'éveiller  sont  indiqués.  Ces  tableaux  permettront  de  grouper  et  de  classer 
beaucoup  plus  aisément  les  diverses  formes  sous  lesquelles  on  rencontre  la  lé- 
gende. 

Le  volume  se  termine  par  un  index  général  très  copieux  et  très  soigneuse- 
ment dressé. 

Nous  ne  voulons  point  aujourd'hui  discuter  les  conclusions  de  M.  Hartland, 
dont  nous  nous  proposons  d'examiner  en  détail  dans  un  prochain  article  les 
diverses  théories. 

L.  Marillier. 


G.  H.  Lamers.  Der  Wetenschap  van  den  godsdienst.  —  Utrecht,  Breyer 

La  Hollande  est  la  patrie  par  excellence  des  manuels  généraux  d'histoire  des 
religions.  Quand  elle  ne  fournit  pas  le  manuel,  elle  en  fournit  du  moins  l'au- 
teur, comme  dans  ce  Lehrbuch  der  Religionsgeschichte,  dans  la  collection  alle- 
mande des  Theologische  Lehrbiicher  de  l'éditeur  Mohr,  qui  est  l'œuvre  du  pro- 
fesseur d'histoire   des  religions  à  Amsterdam,  M.  Chantepie  de  la  Saussaye. 


404  REVUE   DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

C'est  que  depuis  nombre  d'années  la  science  de  la  religion  figure  sur  les 
programmes  des  Facultés  de  théologie  comme  l'un  des  éléments  essentiels  des 
études  universitaires,  à  double  titre,  soit  comme  histoire,  soit  comme  philoso- 
phie des  religions.  Les  besoins  d'un  enseignement  aussi  complexe  ont  provoqué 
les  manuels.  A  côté  des  ouvrages  plus  connus  en  Europe  parce  qu'ils  ont  été 
rédigés  ou  traduits  en  des  langues  plus  répandues  que  le  hollandais,  le  manuel 
de  M.  Lamers,  professeur  à  l'Université  d'Utrecht,  mérite  d"être  signalé.  C'est 
celui  qui  a  le  plus  le  caractère  de  «  manuel  universitaire  »,  c'est-à-dire  de 
canevas  destiné  à  être  complété  et  développé  par  l'enseignement  oral.  L'auteur 
lui-même  lui  a  donné  comme  sous-titre  :  Leiddraad  ten  gebndke  bij  het  hooger 
onderwijs  (fil  conducteur  pour  l'enseignement  supérieur). 

Plus  d'une  fois  déjà  nous  avons  signalé  dans  les  Chroniques  de  la  Revue  les 
fascicules  de  cette  publication,  à  mesure  qu'ils  nous  parvenaient.  Ils  paraissent, 
en  effet,  dans  un  Recueil  de  travaux  relatifs  à  la  théologie  et  à  la  philosophie 
publié  par  les  professeurs  Lamers  et  Cramer  (Nieuwe  Bijdragen  op  het  gebied 
van  godgeleerdheid  en  wijsbegeerte).  Ce  mode  de  publication  a  l'inconvénient 
d'entraîner  de  grandes  lenteurs.  Le  manuel  de  M.  Lamers  comprend  deux 
parties,  historique  et  philosophique.  Or  le  premier  fascicule  de  la  partie  histo- 
rique a  paru  en  1891,  le  septième  et  dernier  seulement  en  1898.  Il  est  vrai 
qu'entre  temps  les  trois  premières  livraisons  de  la  seconde  partie  ont  également 
été  livrées  au  public. 

La  partie  historique  ou  l'histoire  des  religions  {Geschiedenis  dtr  godsdîens- 
ten),  maintenant  achevée,  constitue  un  gros  volume  de  957  pages,  terminé 
par  un  index  dont  il  convient  de  féliciter  l'auteur.  Il  comprend  d'abord  une 
longue  introduction  destinée  à  déterminer  ce  qu'est  la  religion,  ce  qu'il  faut 
entendre  par  science  des  religions,  quels  sont  ses  rapports  avec  la  théologie  et 
de  quelle  manière  cette  science  doit  être  traitée  au  point  de  vue  chrétien.  L'au- 
teur examine  ensuite  quelles  en  sont  les  subdivisions,  quel  en  est  le  passé,  et  il 
se  préoccupe  particulièrement  de  la  place  qu'elle  occupe  dans  l'enseignement 
des  Facultés  de  théologie  hollandaises.  Un  premier  chapitre  a  pour  objet  la 
Religion  sans  histoire  et  se  subdivise  en  deux  sections:  1°  la  religion  chez  les 
non-civilisés  (Afrique,  Amérique,  Asie  et  Australie)  ;  2'  chez  les  demi-civilisés 
(Finnois,  Mexique,  Pérou).  Le  second  chapitre  est  consacré  aux  religions  des 
peuples  qui  sont  en  dehors  de  la  sphère  des  purs  Sémites  ou  Indo-Germains; 
il  comprend  trois  sections  :  la  Chine,  le  Japon,  l'Egypte.  Dans  le  chapitre  troi- 
sième, M.  Lamers  s'occupe  des  religions  des  Sémites:  Sémites  méridionaux 
ou  arabes,  septentrionaux  de  l'est  (religions  d'Assyrie  et  de  Babylonie),  septen- 
trionaux de  l'ouest  (notamment  des  Phéniciens,  des  Philistins,  etc.),  enfin 
l'Islam,  Avec  le  quatrième  chapitre  commence  l'étude  des  religions  des  Indo- 
Germains,  qui  sont  étudiés  dans  l'ordre  suivant  :  Indejusqu'à  nos  jours,  Perses, 
Letto- Slaves,  Celtes,  Grecs,  Romains  et  Germains. 

L'auteur  a  laissé  de  propos  délibéré  en  dehors  de  ce  vaste  cadre  le  Judaïsme 


NOTICES    BIBLIOGRAPHIQUES  405 

et  le  Christianisme.  Il  n'est  pas  le  seul  à  avoir  pratiqué  cette  exclusion.  Elle 
me  paraît  fâcheuse.  L'un  des  principaux  avantages  de  l'histoire  générale  des 
religions  est  de  nous  apprendre  que  le  Judaïsme  et  le  Christianisme  ne  sont 
pas  nés  et  ne  se  sont  pas  développés  en  dehors  des  conditions  générales  qui 
régissent  le  développement  de  toutes  les  autres  manifestations  de  l'activité 
religieuse  de  l'esprit  humain.  II  est  fâcheux,  à  mon  sens,  de  continuer  à  leur 
faire  faire  bande  à  part,  quelque  opinion  que  l'on  puisse  avoir  d'ailleurs  au 
sujet  de  la  supériorité  spécifique  de  ces  deux  religions.  En  outre,  ni  le  Ju- 
daïsme ni  le  Christianisme  ne  se  peuvent  comprendre  si  l'on  ne  tient  compte 
de  l'apport  qu'ils  ont  reçu  des  autres  religions.  Assurément  le  champ  ouvert  à 
l'historien  des  religions  est  déjà  bien  assez  vaste  sans  qu'il  se  risque  encore 
sur  les  terres  juives  ou  chrétiennes.  Mais  il  ne  s'agit  pas  dans  un  manuel  gé- 
néral d'histoire  religieuse  de  donner  autre  chose  qu'une  esquisse  sommaire 
de  leur  développement,  en  s'arrêtant  de  préférence  aux  périodes  où  l'une  et 
l'autre  de  ces  deux  religions  ont  été  en  contact  avec  des  influences  religieuses 
ou  philosophiques  venues  du  dehors.  Un  manuel  de  ce  genre  —  il  faut  bien  le 
reconnaître  —  ne  peut  être  dans  la  plus  grande  partie  de  son  contenu  qu'une 
œuvre  de  seconde  ou  même  de  troisième  main  ;  le  même  homme  ne  saurait  être 
spécialiste  en  tout.  Du  moment  qu'il  en  est  ainsi,  on  ne  voit  pas  pourquoi  il 
tiendrait  à  l'écart  les  deux  religions  qui,  pour  notre  évolution  religieuse  euro- 
péenne, sont  les  plus  importantes,  à  moins  que  ce  ne  fût  pour  des  raisons 
d'ordre  dogmatique  qui  ne  seraient  pas  à  leur  place  dans  un  ouvrage  scien- 
tifique. 

Les  trois  fascicules  déjà  publiés  de  la  partie  philosophique  du  Manuel  traitent 
des  systèmes  de  philosophie  religieuse  modernes,  de  la  religion  et  des  phéno- 
mènes religieux,  de  la  psychologie  religieuse.  Il  restera  encore  à  traiter  la  Mé- 
taphysique religieuse.  Cette  seconde  partie  est  une  véritable  encyclopédie 
religieuse,  où  l'auteur  est  amené  à  toucher  à  toute  sorte  de  questions  morales, 
philosophiques,  voire  même  politiques  et  sociales.  Nous  ne  pouvons  pas  le 
suivre  sur  ce  terrain.  Il  suffira  de  dire  que  l'attachement  très  sincère  pour  le 
christianisme  traditionnel  ne  l'empêche  pas  de  témoigner  d'une  grande  largeur 
d'esprit  et  qu'il  ne  se  départit  jamais  du  ton  de  la  discussion  libre  et  impar- 
tiale. 

Jean  Réville. 


Grutzmacher.  Pachomius  und  das  aelteste  Klosterleben.  —  Fribourg, 
Mohr;  in-8  de  141  pages. 

On  lira  avec  intérêt  le  travail  de  M.  Grutzmacher  sur  saint  Pakhôme  et  les 
origines  du  monachisme  chrétien  en  Egypte.  L'auteur  a  tiré  profit  des  docu- 
ments coptes  et  arabes  mis  à  la  disposition  des  historiens  par  M.  Amélineau 
dans  le  tome  XVII  des  A  nnales  du  Musée  Guimet,  et  cherche  à  compléter  la 


406  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

critique  de  ces  textes  telle  que  l'a  donnée  le  traducteur  français.  Il  admet  que 
la  tradition  orale  sur  la  vie  et  les  instructions  de  saint  Pakhôme  fut  mise  par 
écrit  peu  de  temps  après  la  mort  de  ce  saint  homme,  mais  que  cette  rédaction 
première  fut  l'objet  de  retouches  différentes,  soit  dans  le  texte  copte  en  dialecte 
Ihébain,  soit  dans  le  texte  arabe,  où  l'on  en  retrouve  cependant  les  versions 
les  plus  anciennes. 

L'étudedes  sources  est  la  partie  la  plus  délicate  d'une  pareille  étude.  Elle  a  été 
renouvelée  par  l'apport  des  textes  égyptiens  qui  sont  évidemment  antérieurs 
à  ceux  des  historiens  grecs  et  latins  et  aux  Vitae  étudiées  par  les  Bollandistes. 
M.  Grùtzmacher  dépend  de  M.  Amélineau  dans  l'utilisation  de  ces  documents 
coptes  et  arabes  ;  il  opère  sur  les  traductions  françaises  et  non  sur  les  originaux. 
Sous  réserve  des  corrections  qu'une  nouvelle  étude  de  ces  originaux  pourrait 
apportera  la  traduction  existante,  la  critique  exercée  par  M.  G.  paraît  judi- 
cieuse. 

Un  second  chapitre  est  consacré  à  la  chronologie  de  la  vie  de  saint  Pakhôme. 
11  place  sa  mort  en  l'an  345,  donc  en  la  même  année  que  M.  Kriiger  avait  déjà 
proposée  (Theal.  Littzeitung,  1890,  p.  620  sqq.),  mais  il  arrive  à  ce  résultat 
par  des  calculs  différents  qui  ne  nous  paraissent  pas  reposer  sur  des  interpréta- 
tions bien  assurées  des  concordances  entre  certains  événements  de  la  vie  de 
saint  Athanase  et  certaines  dates  de  la  vie  de  Théodore,  l'un  des  successeurs 
de  Pakhôme  (cf.  pp.  26-29). 

Dans  les  chapitres  suivants  nous  nous  trouvons  sur  un  terrain  plus  solide. 
L'auteur  y  décrit  lajeunesse  de  Pakhôme,  reclus  auprès  d'un  temple  de  Sérapis 
avant  de  devenir  chrétien,  ermite  ou  plutôt  rattaché  à  une  de  ces  colonies  éphé- 
mères d'ermites  chrétiens  qui  se  groupaient  autour  d'un  anachorète  distingué, 
avant  de  devenir  le  fondateur  de  la  vie  monacale  dans  une  maison  commune, 
sous  la  direction  d'un  chef  et  d'une  règle.  Pakhôme  fut  dès  l'abord  convaincu  de 
la  supériorité  de  la  vie  en  commun  et  consacrée  au  service  les  uns  des  autres 
sur  l'individualisme  anachorétique.  Il  se  trouve  être  ainsi  le  véritable  ancêtre 
du  socialisme  chrétien.  De  là  pas  mal  d'opposition  à  son  œuvre  de  la  part  du 
clergé.  Tous  les  évêques  ne  furent  pas  capables,  comme  saint  Athanase,  de 
comprendre  le  parti  que  les  chefs  des  églises  pourraient  tirer  de  ces  armées  spi- 
rituelles, casernées  dans  les  monastères. 

Un  chapitre  bien  intéressant  sur  les  miracles  et  les  visions  de  Pakhôme  et  de 
Théodore  résume  quelques-uns  des  principaux  épisodes  que  M.  Amélineau  a 
déjà  exposés  tout  au  long  dans  ses  publications  sur  les  moines  coptes.  Un  autre 
nous  fait  connaître  la  théologie,  assez  pauvre,  de  ces  premiers  moines,  chez 
lesquels  l'angélologie,  la  démonologie,  l'eschatologie  jouent  un  rôle  tout  à  fait 
prépondérant.  Ici  encore,  comme  en  décrivant  l'organisation  delà  vie  monastique 
telle  que  l'institua  Pakhôme,  M.  Grùtzmacher  a  utihsé,  mais  aussi  mis  au  point, 
les  analogies  avec  les  représentations  et  les  coutumes  d'origine  égyptienne  que 
M.  Amélineau  a  relevées  avec  une  grande  abondance.  Mais  il  a  su  se  garder 


NOTICES    HIRLIOGRAIMIIOUES  -^O"? 

du  danger  de  déduire  des  ressemblances  de  détail,  accidentelle^,  que  l'institution 
monastique  chrétienne  elle-même,  qui  se  répandit  bientôt  dans  toute  la  chré- 
tienté, ait  été  une  simple  imitation  de  mœurs  et  de  pratiques  égyptiennes. 

Jean  Réville. 


R.  Basset.  Les  Apocryphes  éthiopiens  :  VIL  Enseignement  de 
Jésus-Christ  à  ses  disciples  et  Prières  magiques  ;  —  VIII.  Les 
Règles  attribuées  à  saint  Pakhôme.  -  (Paris,  Librairie  de  l'Art  indé- 
pendant; 1896,  petit  in-8  de  36  et  49  pages). 

Deux  fascicules  nouveaux  de  la  traduction  des   Apocryphes  éthiopiens  par 
M.  René  Basset  ont  paru  depuis  que  nous  avons  annoncé  Les  Prières  de  saint 
Cyprien  et  de  Théophile  (t.  XXXIII,  p.  394).  Le  n°  7  offre  moins  d'intérêt  que 
les  précédents.  Il  comprend  des  textes  magiques  en  grande  partie  incompréhen- 
sibles, et  qui  doivent  être,  au  moins  partiellement,  des  déformations  de  formules 
plus  anciennes  auxquelles  ceux  qui  leur  ont  donné  la  forme  actuelle  ne  com- 
prenaient déjà  plus  rien  eux-mêmes.  On  ne  saurait  s'en  étonner  ;  un  texte  magique 
est  par  nature  incompréhensible;  quand  on  le  comprend,  il  cesse  d'être  magique 
et  n'opère  plus.  Rien  de  plus  plat  que  ces  instructions  qualifiées  d'  «  enseigne- 
ments de  Jésus-Christ  à  ses  apôtres  ».  Une  vision  de  l'enfer,  très  sommaire  et 
sans  originalité,  représente  Téiément  apocalyptique  dans  ce  texte  qui,  si  Ion 
pouvait  lui  assigner  une  date,  n'aurait  d'autre  intérêt  que  de  faire  voir  le  degré 
prodigieux  de  niaiserie  auquel  les  chrétiens  d'Egypte  ou  d'Ethiopie  ont  pu  arriver. 
Le  8=  fascicule  nous  ramène  à  ce  saint  Pakhôme  dont  nous  venons  de  parler 
à  propos  du  livre  de  M.  Grutzmacher.  Après  avoir  résumé  d'après  cette  publica- 
tion récente  et  d'après  M.  Amélineau  la  biographie  de  Pakhôme,  M.  Basset 
traite  dans  l'Introduction  des  trois  règlements  de  rédaction  et  d'ordre  différents 
qui  sont  attribués  par  la  version  éthiopienne  au  fondateur  du  monachisme  égyp- 
tien et  dont  sa  plaquette  contient  la  traduction.  Le  premier  correspond  aux 
deux  paragraphes  de  l'Histoire  Lausiaque  consacrés  par  Palladius  à  la  vie  du 
saint  et  à  celle  de  son  disciple  Aphthonios.  Le  second  s'accorde,  à  quelques 
modifications  près,  avec  le  texte  grec  publié  par  Migne  et  par  les  Bollandistes. 
Le  troisième  n'a  pas  de  contre-partie  dans  les  rédactions  grecque,  latine,  arabe 
ou  copte.  II  contient,   outre  quelques  préceptes,   le   récit  fort  original   d'une 
vision,  dans  laquelle  Pakhôme  voit  cinq  catégories  de  mauvais  moines  et  cinq  de 
bons  moines,  figurées  par  autant  d'espèces  animales.  Celte  troisième  règle  doit 
être    la   plus   récente;  l'emploi  du  mot  purement  éthiopien   mamhèr   au   lieu 
de  abbds,  semble  dénoter  qu'elle  n'a  pas  été  traduite  comme  les  précédentes 
sur  un  original  grec.  La  première,  au  contraire,  que  l'on  retrouve  chez  Palladius, 
dans  la  Vita  grecque  traduite  par  Denys  le  Petit  et  dans  la  version  arabe  de  la 
Vie  de  Pakhôme  faite  sur  la  rédaction  thébaine,  semble  remonter  à  un  texte 


BEVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

copte  antérieur;  c'est  la  plus  ancienne.  M.  Basset  ne  pense  pas  avec  M.  Grûlz- 
macher  qu'elle  puisse  remonter  à  Pakhôme  lui-même  sous  la  form-e  où  elle  nous 
est  parvenue,  parce  qu'elle  suppose  la  connaissance  de  l'alphabet  grec,  alors 
que  Pakhôme  ne  savait  pas  le  grec.  Mais  si  la  rédaction  nest  pas  de  lui,  il 
semble  en  avoir  été  tout  au  moins  l'inspirateur. 

Il  est  bien  difficile  de  se  prononcer  en  pareille  matière.  Cette  règle  reflète 
bien  le  libéralisme  de  Pakhôme  en  fait  d'observances,  mais  l'encadrement  du 
récit  n'est  évidemment  pas  de  lui.  La  règle  s'est  modifiée,  comme  le  prouvent 
les  rédactions  dilîérentes  qui  en  ont  été  conservées.  Les  textes  qui  nous  en  don- 
nent des  versions  sont  tous  postérieurs  à  Pakhôme,  et  il  est  vraisemblable  que 
le  document  initial  lui-même  contenait  la  règle  telle  qu'elle  était  au  moment 
où  il  fut  écrit  plutôt  que  la  règle  première.  Étant  données  les  dispositions  de 
Pakhôme,  on  peut,  en  effet,  se  demander  si  la  rédaction  d'un  règlement  n'a  pas 
été  primitivement  le  simple  enregistrement  de  coutumes  ou  d'usages  introduits 
par  lui  dans  la  pratique  avant  d'être  formulés  en  préceptes  théoriques. 

Jean  Rkville. 


Robert  Falke.  Euddha,  Mohammed,  Christus,  P«  partie.  — Gùtersloh, 
Bertelsmann  ;  in-8  de  vi  et  211  pages. 

M.  R.  Falke  s'est  proposé  de  tracer  un  parallèle  entre  les  trois  fondateurs 
des  trois  plus  considérables  religions  de  l'humanité  ;  cette  comparaison  du  Boud- 
dha, de  Mohammed  et  du  Christ  sera  suivie,  dans  un  second  volume,  d'une 
étude  comparée  sur  la  valeur  même  des  religions  fondées  par  eux.  Le  dernier 
chapitre  du  présent  livre  sert  de  transition  entre  les  deux  parties  de  l'œuvre, 
en  donnant  un  aperçu  de  l'histoire  des  trois  Églises  qui  se  réclament  de  ces 
grands  initiateurs  pour  propager  dans  le  monde  les  religions  dénommées  d'a- 
près eux. 

L'auteur  déclare  lui-même  qu'il  ne  présente  pas  le  fruit  de  recherches  scien- 
tifiques originales.  Dans  son  exposé  du  Bouddhisme  il  s'est  inspiré  de  MM.  01- 
denberg,  Kôppen,Bastian,  Neumann,  etc.  Il  traite  de  Mohammed  et  de  l'Islam 
d'après  MM.  Sprenger,  Weil,  von  Kremer,  Geiger,  Pischon  et  autres.  Aussi 
bien  n'écrit-il  pas  pour  les  hommes  de  science  ;  il  a  voulu  faire  œuvre  de  vul- 
garisation à  l'adresse  de  tous  les  lecteurs  cultivés  qui  désirent  se  faire  une  opi- 
nion sur  la  valeur  respective  des  grandes  religions  de  rhumanité  et  qui  n'ont 
pas  à  leur  disposition  les  éléments  d'une  appréciation  personnelle. 

L'entreprise  est  louable  assurément.  J'ai  déjà  mainte  fois  défendu  l'utilité  de  ces 

travaux  de  vulgarisation  pour  lesquels  les  savants  de  profession  témoignent  trop 

souvent  du  dédain.  Rien  n'est,  au  contraire,  plus  difficile  que  de  faire  de  bonne 

vulgarisation,  et  je  sais  peu  de  sujets  plus  dignes  de  tenter  un  homme  instruit, 

ayant  quelque  esprit  philosophique,  que  la  comparaison  de  ces  grands  maîtres 


NOTICES    BIBLIOGRAPHIQUES  409 

de  l'âme  humaine  qui  ont  marqué  leur  empreinte  sur  l'humanité  plus  profondé- 
ment qu'aucun  philosophe  ou  qu'aucun  homme  d'État,  Mais  encore  faut-il  ahor- 
der  un  pareil  sujet  avec  toute  la  liberté  de  l'esprit  philosophique,  et  non  avec 
la  conviction  préconçue  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  révélation  divine,  en  Jésus- 
Christ.  Sinon,  au  lieu  de  faire  de  l'histoire,  on  est  amené  nécessairement  à 
faire  de  l'apologétique. 

Il  suffît  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  le  livre  de  M.  Faike  pour  constater  qu'il 
s'est  proposé  d'écrire  une  gioridcation  du  Christ  et  de  la  religion  chrétienne, 
bien  plus  qu'une  étude  impartiale  sur  le  Bouddha,  Mohammed  et  Jésus.  C'est 
son  droit,  mais  c'est  aussi  le  droit  de  la  critique  de  signaler  ce  caractère  de 
son  entreprise  et  d'affirmer  que  l'autorité  d'une  enquête  dont  la  conclusion  est 
ainsi  établie  par  avance  s'en  trouve  singulièrement  affaiblie. 

En  huit  chapitres  M.  Falke  étudie  successivement  :  les  documents,  les  don- 
nées historiques,  les  traditions  relatives  à  la  naissance  et  au  développement  des 
trois  fondateurs,  leurs  doctrines  et  leur  activité,  leurs  relations  réciproques, 
leur  mort,  leurs  caractères,  et  enfin  les  destinées  sommaires  de  leurs  trois 
églises.  Les  dernières  pages  témoignent  que  pour  l'auteur  l'avènement  de  l'em- 
pire allemand  ne  rentre  pas  moins  dans  le  plan  providentiel  que  la  Réforme  et 
l'incarnation  même  du  Verbe.  Le  tout  est  écrit  avec  verve,  d'un  style  clair,  mais 
nous  n'avons  su  y  reconnaître  ni  l'esprit  critique  ni  la  méthode  scientifique. 
C'est  l'œuvre  d'un  ardent  protestant  et  d'un  bon  patriote  allemand,  plutôt  que 
d'un  véritable  historien. 

Jean  Réville. 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES 


RELIGION  DES  PEUPLES  JNON-CIYILISÉS  ET  FOLKLORE 


Internationales  Archiv  fur  Ethnographie.  Tome  VllI,  année  1895. 

1°  D'  H.  Ten  Kate.  Beitrage  zur  Ethnographie  der  Timorgruppe  (2e  partie), 
pp.  1-15.  —  Ce  mémoire  se  rapporte  aux  îles  de  Florès,  de  Timor  et  de  Rôti. 
La  première  partie  qui  a  paru  dans  le  tome  VII,  p.  242,  se  rapportait  à  l'île  de 
Sumba.  C'est  la  description  d'une  collection  ethnographique.  Les  objets  classés 
dans  le  douzième  groupe  se  rapportent  à  la  religion.  Ce  sont  des  tombes,  des 
fétiches  ou  statuettes  grossières,  otï'ertes  en  olTraudes  au  mort,  des  fétiches 
ityphalliques,  protecteurs  des  récoltes,  des  vases  à  olfrandes,  des  idoles  repré- 
sentant des  génies  gardiens  du  village,  des  poteaux  protecteurs  des  villages  ou 
des  maisons,  surmontés  de  figures  sculptées,  de  poules  ou  de  coqs,  des  appa- 
reils magiques  pour  faire  pleuvoir,  des  sortes  de  dais  sacrés  en  forme  de  losanges 
{Opfersddrm).  Jacobsen  relie  l'usage  de  ces  dais  au  culte  du  serpent  surnatu- 
rel Naga.  Il  croit  ce  culte  d'origine  indienne,  Pleyte  {Die  Schlange  in  Vulks- 
glauben  der  Indonesier.  Globus,  t.  LV,  n°^G  et  11).  Wilken  et  Ten  Kate,  tout 
en  reconnaissant  que  le  mot  de  Naga  est  un  mot  sanscrit,  regardent  le  culte  du 
serpent  comme  un  culte  indigène  dans  l'archipel  Indien. 

2°  S.  K.  KussNEZow.  Ueber  den  Glauben  von  Jenseits  und  den  TotenkuUus 
der  Tscheremissen.  V'  partie,  t.  VI,  1893,  pp.  409-415;  2'  partie,  t.  VllI,  1895, 
pp.  18-23.  —  M.  K.  donne  une  description  détaillée  du  séjour  souterrain  des 
morts.  Il  comprend  deux  régions  distinctes,  lune  éclairée  par  une  lumière 
pareille  à  une  lumière  du  jour,  l'autre  où  règne  une  éternelle  obscurité.  Tandis 
que  dans  le  séjour  lumineux  la  vie  des  âmes  est  une  continuation  de  la  vie 
terrestre,  qu'elles  peuvent  s'y  livrer  à  leurs  occupations  habituelles,  au  contraire, 
dans  l'autre  séjour,  l'obscurité  rend  toute  activité  impossible.  Cette  obscurité  ne 
s'éclaire  qu'à  la  flamme  des  cierges  qu'allument  les  parents  des  morts  le  jour 
delà  messe  des  âmes,  ou  plutôt  qu'ils  l'ont  bénir  le  jour  où  ils  offrent  aux  âmes 
de  leurs  morts  un  repas  funéraire.  Les  âmes,  au  moment  où  elles  quittent  le 
corps,  subissent  un  interrogatoire  devant  un  tribunal  où  siègent  des  dieux  ou 
esprits  funéraires,  Tamuk-wai,  Kjamat,  etc.  Après  cet  interrogatoire  elles  doivent 
s'engager  sur  un  mince  bâton,  (chez  les  Tatares  sur  une  épée  tranchante). 


REVUE    DES    PÉRIODIQUES  411 

qui  forme  une  sorte  de  pont  au-dessus  d'un  abîme  profond,  au  fond  duquel  se 
trouve  un  chaudron  plein  de  soufre  et  de  poix  en  ébuUition.  (Jeux  dont  la 
conscience  est  pure  subissent  l'épreuve  sans  encombre,  mais  les  mécbants, 
étourdis  par  les  vapeurs  sulfureuses,  tombent  iniailliblement  dans  l'abîme  et 
bouillissent  dans  le  chaudron  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  expié  leurs  fautes,  lis  sont 
relégués  ensuite  dans  le  séjour  sombre.  Les  Tchérémisses  ne  considèrent  du  reste 
comme  coupables  que  les  actes  qui  causent  à  autrui  un  dommage  direct.  Les 
âmes  peuvent  en  Uberté  se  promener  sur  terre  pendant  la  nuit  de  la  Semaine 
Sainte  à  la  Pentecôte.  Le  Kjamat  peut  du  reste  accorder  de  temps  à  autre  à 
certaines  âmes  l'autorisation  de  revenir  voir  leurs  parents.  Les  morts  reçoivent 
un  culte  qui  consiste  surtout  en  offrandes  d'ahments.  A  côté  des  âmes,  les 
Tchérémisses  reconnaissent  l'existence  de  diverses  classes  d'esprits  :  le  Hujurscii- 
Jumo  qui  veille  sur  la  vie  humaine  ;  l'ange  de  la  mort,  Asyren,  qui  tue  les  hommes 
à  l'heure  fixée  par  Dieu,  etc.  C'est  à  l'action  des  mauvais  esprits  que  sont  aitri- 
buées  le  plus  souvent  les  maladies  ;  parfois  aussi  elles  souL  causées  par  les  ma- 
lélices  de  sorciers.  Quelle  que  soit  leur  origine,  elles  suiu  toujours  jusuciables 
d'uu  traitement  magique  que  M.  K..  décrit  longuement.  Des  qu'un  liomme  a 
rendu  le  dernier  soupir,  les  Tchérémisses  éprouvent  la  plus  vive  terreur  de  sa 
présence.  Le  cadavre  est  considéré  comme  impur  et  on  évite  tout  contact  inu- 
tile avec  lui.  Autrefois  on  transportait  les  morts  jusqu'à  l'heure  de  l'enterrement 
dans  une  hutte  hors  du  village. 

J,  G.  RiEDEL.  AUe  Gebrduche  bei  Heirathen,  Geburt  und  Sterbefdllen  beiden 
Toumbuluh.  —  Stamm  in  der  Minahassa  {Nord  SeLebes),  pp.  89-109.  —  M.  R. 
décrit  des  rites  magiques  en  usage  pour  éloigner  les  esprits  méchants  lors  de 
la  célébration  du  mariage.  11  publie  les  prières  adressées  aux  esprits  et  spé- 
cialement aux  esprits  des  ancêtres  (^Empanys)  afin  d'obtenir  leur  protection 
pour  les  nouveaux  époux.  Les  cérémonies  même  du  mariage  consistent  essen- 
tiellement en  repas  rituels.  Lors  de  la  grossesse,  entre  le  quatrième  et  le  cin- 
quième mois,  des  que  la  jeune  femme  «  se  sent  être  deux  »,  une  nouvelle  cérémo- 
nie est  célébrée  qui  consiste  encore  essentiellement  en  invocations  et  en  prières 
adressées  aux  âmes  des  ancêtres.  Le  î;a/taH(lemembredela  tribu  qui  se  charge 
spécialement,  bien  qu'il  ne  soit  pas  revêtu  d'un  caractère  sacerdotal,  de  l'ac- 
complissement de  ces  cultes  familiaux)  invite  dés  son  arrivée  les  parents  a  se 
boucher  les  oreilles  avec  du  coton,  ahu  que  ied  mauvais  esprits  n'y  puissent  pé- 
nétrer pendant  la  durée  des  cérémonies.  Après  qu'ont  été  prononcées  les  prières, 
(M,  H.  en  donne  le  texte  en  langue  indigène  en  même  temps  que  la  traduction), 
on  sacrihe  un  petit  poulet  sur  lequel  on  a  récité  des  invocations  rituelles,  et  on 
recueille  son  sang  dans  un  bassin.  S'il  coule  en  ligue  droite  l'enlanl  sera  un 
tils  ;  s'il  fait  des  méandres  sur  le  fond  du  bassin,  ce  sera  une  tille.  Four  con- 
naître la  destinée  de  l'enfant,  on  consulte  le  ioie  de  la  victime.  Le  valian  remet 
alors  a  la  mère  une  ceinture  et  un  couteau  qui  ont  joué  un  rôle  dans  toute  la 
cérémonie  et  dont  elle  ne  doit  point  se  séparer  jusqu'au  jour  de  sa  délivrance. 


412  REVUE    DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

Le  couteau  écarte  d'elle  les  mauvais  esprits.  M.  R.  donne,  pp.  95-96,  la  liste  des 
interdictions  diverses  auxquelles  le  père  doit  se  soumettre  pendant  la  durée  de 
la  grossesse  de  sa  femme.-  Le  mari  quitte  sa  maison  durant  l'accouchement.  Des 
formules  magiques  de  protection  sont  prononcées  pendant  qu'il  a  lieu  et  des  of- 
frandes faites  aux  esprits.  D'autres  formules  rituelles  sont  en  usage  lors  de  la 
section  du  cordon  ombilical.  Pendant  le  temps  qui  s'écoule  jusqu'au  rélablisse- 
ment  de  l'accouchée,  des  prières  sont  dites  et  des  cérémonies  magiques  ac- 
complies pour  assurer  la  santé   et  la  vigueur  de  l'enfant;  on  consulte  sur  sa 
destinée  le  foie  de  poulets  rituellement  sacrifiés.  Une  fête  religieuse  est  alors 
célébrée  où  l'on  donne  un  nom  à  l'enfant,  et,  si  c'est  un  fils,  une  nouvelle  fêle 
a  lieu  lorsqu'il  atteint  l'âge  de  cinq  ou  six  mois.  M.  R.  décrit  assez  longuement 
les  rites  funéraires  en  usage  dans  la  tribu  qu'il  étudie.  Dès  que  la  mort  est 
survenue  on  construit  pour  l'âme  une  petite  maison  qu'on  munit  de  provisions. 
Si  l'âme  ne  trouvait  pas  tout  de  suite  une  demeure,  elle  pourrait  en  effet  com- 
mettre contre  les  vivants  des  actes  d'hostilité.  Dès  que  cette  maisonnette  est  ter- 
minée on  quitte  la  maison  du  mort.  Les  guerriers  qui  rendent  visite  aux  cadavres 
ont  soin  pour  éloigner  les  mauvais  esprits  de  faire  du  bruit  en  frappant  sur 
le  sol  avec  leurs  boucliers.  Cinq  ou  neuf  jours  après  l'enterrement,  on  se  rend  au 
lieu  de  sépulture,  et  on  s'efforce  d'effrayer  l'âme  par  tous  les  moyens  afin  qu'elle 
se  décide  à  quitter  la  terre  pour  l'autre  monde  et  qu'elle  n'ose  plus  errer  parmi 
les  vivants.  On  offre  communément  aux  guerriers  morts  des  têtes  coupées  afin 
que  l'âme  de  la  victime  leur  tienne  compagnie  dans  l'autre  monde.  Les  céré- 
monies funéraires  consistant  en  danses,  en  offrandes  et  en  prières,  qui  sont 
célébrées  au  cours  du  deuil  dans  la  maison  du  mort,  sont  également  décrites 
par  M.  R.  Il   indique  aussi  les  rites  qui  marqueut  la  fin  du  deuil;  ce  sont  sur- 
tout des  rites  de  purification  et  en  particulier  des  bains.  Lors  de  la  première 
récolte  de  riz  qui  est  l'aile  dans  le  champ  d'un  mort,   on  construit  une  petite 
maisonnette  dans  laquelle  on  dépose  des  offrandes. 

G.  W.  W.  G.  Baron  van  IIoevell.  Einige  iveitere  Notizen  ûber  die  Formen 
der  Gôtterverehrung  auf  den  Sùdwester  und  Sùdoster  Inseln,  pp.  133-i37.  — 
M.  V.  H.  donne,  à  propos  d'une  statuette  provenant  du  pays  des  Negari  Olihit 
(côte  sud-ouest  de  l'île  de  Jam  Denaou  ïimor-laut),des  renseignements  sur  les 
génies  locaux,  le  culte  du  soleil  et  le  culte  des  dieux  domestiques  dans  celte 
région  de  l'archipel  Indien.  A  l'île  de  Wetter  il  n'existe,  dit-il,  ni  idole  ni  culte 
des  âmes  des  morts,  mais  seulement  un  fétichisme  qui  coexiste  avec  l'adoration 
d'un  être  supérieur,  Baibe-wavaki,  qu'on  invoque  surtout  dans  les  maladies. 
Les  fétiches  les  plus  révérés  sont  une  vieille  épée  et  une  pointe  de  lance,  (c'est 
un  morceau  de  fer  météorique)  qui  passent  tous  deux  pour  être  tombés  du 
ciel.  M.  V.  H.  publie  la  légende  relative  à  leur  origine.  Ges  deux  fétiches 
servent  à  se  procurer  de  la  pluie.  Il  suffit  pour  cela  de  les  frotter  avec  le  sang 
des  victimes  qu'on  a  immolées  en  leur  honneur  dans  un  sacrifice  solennel.  S'il 
pleut  trop,  on  peut  arrêter  la  pluie  en  les  blanchissant  avec  de  la  chaux.  On 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  413 

retrouve  dans  cette  île  des  traces  de  la  légende  si  répandue  de  la  conception 
surnaturelle  d'un  dieu. 

0.  Frankfcrter.  Trdume   uni  ihre  Bedeutung  nach  einem    siamesischen 
Traumbuch  mitgeteilt,  pp.  150-153. 

D"^  C.  Sapper.  Die  Gebràuche  und  religiôsen  Anschauungen  derKekchi-India- 
ner  (Guatemala)  pp.  195-207.  — Lesivekchis  sont  chrétien  s,  mais  ils  sont  restés 
attachés  à  la  plupart  de  leurs  anciennes  pratiques  et  de  leurs  anciennes  croyan- 
ces. Le  culte  du  dieu  païen  Tsultacca  a  persisté  chez  eux  à  côté  de  celui  du 
Dieu  chrétien.  Dans  les  passages  de  montagnes  où  il  y  a  une  croix,  les  Kek- 
chis  invoquent  le  Dieu  chrétien:  dans  ceux  où  il  n'y  a  pas  de  croix,  ils  invoquent 
Tsultacca.  Ils  possèdent  pour  les  deux  cas  des  prières  rituelles  dont  M.  Sapper 
donne  le  texte  et  la  traduction.  Tsultacca  est  un  dieu  des  bois,  des  eaux  et  des 
animaux.  Il  préside  en  réalité  à  la  vie  entière  de  la  nature.  C'est  à  lui  qu'on 
s'adresse  pour  obtenir  du  gibier  et  aussi  pour  obtenir  de  bonnes  récoltes  de 
maïs.  Il  a  sous  sa  protection  tous  les  travaux  agricoles,  et  c'est  lui  qui  cause 
des  tremblemen's  de  terre  et  les  inondations,  lui  aussi  qui  est  le  maître  de 
l'éclair.  Il  habite  le  plus  souvent  au  fond  des  cavernes  et  a  pour  serviteurs  les 
serpents  qu'il  emploie  à  châtier  les  péchés  des  hommes.  On  lui  fait  des  offrandes 
de  résine  de  copal  qu'on  brûle  sur  de  petits  autels  en  son  honneur.  Son  rôle  est 
beaucoup  plus  important  que  celui  du  Dieu  chrétien,  auquel  il  est  cependant 
subordonné.  A  côté  de  leur  culte  à  tous  deux  existe  aussi  le  culte  du  soleil.  M.  S. 
donne  également  des  détails  sur  les  voyages  de  l'âme  après  la  mort.  On  place 
dans  les  tombes  tout  un  approvisionnement  d'objets  qui  doivent  servir  à  l'àme 
le  long  de  sa  route  vers  l'autre  monde.  Les  Indiens  ne  mettent  pas  d'aliments 
dans  la  tombe,  parce  qu'ils  croient  que  les  âmes  sont  dépouillées  dans  l'autre 
vie  de  leur  corps  terrestre  et  qu'en  conséquence  elles  ne  prennent  plus  de  nour- 
riture terrestre.  Ils  croient  que  Tsultacca  donne  aux  morts  des  aliments,  mais 
ils  ne  savent  pas  en  quoi  ils  consistent.  Malgré  cette  idée,  on  offre  aux  morts 
dans  les  maisons  des  repas  funéraires  le  jour  de  la  Toussaint.  Ces  Indiens 
croient  que  les  âmes  doivent  refaire  tous  les  voyages  que  les  corps  qu'elles 
animaient  ont  fait  de  leur  vivant.  Durant  ce  temps  elles  sont  les  sujettes  de 
Tsultacca.  Elles  se  rendent  alors  auprès  du  Dieu  chrétien  (Kacvua  Cruz)  pour 
expier  leurs  péchés.  Les  Indiens  considèrent  les  fautes  fqu'iis  'ont  commises 
comme  une  sorte  d'avance,  prise  par  eux,  une  sorte  de  dette  qu'ils  ont  contractée 
et  qu'il  leur  faut  payer  par  leur  travail  personnel.  Aussi  les  âmes  abattent-elles 
des  arbres,  travaillent-elles  la  terre,  etc.,  jusqu'à  ce  que  leurs  dettes  soient 
entièrement  acquittées.  Elles  peuvent  alors  s'installer  sous  la  véranda  et  écouter 
la  musique  que  les  anges  font  à  Dieu  dans  l'intérieur  de  la  maison  avec  des 
harpes,  des  violons  et  des  guitares.  M.  S.,  entre  autres  superstitions,  rapporte 
que  les  Kekchis  plumant  bien  les  petits  oiseaux,  mais  ne  les  vident  point;  ils 
vident  les  animaux  déplus  grande  taille;  mais  après  avoir  nettoyé  les  intestins, 
ils  les  mangent  dans  la  conviction  que,  s'ils  jetaient  quelq  ^  e  partie  de  l'animal 

27 


414  REVUE  DE  l'histoire  DES  RELIGIONS 

qu'on  puisse  manger,  Tsultacca  ne  leur  accorderait  plus  de  gibier  à  l'avenir. 
M.  S.  donne  aussi  quelques  détails  sur  les  conceptions  et  institutions  sociales 
de  ces  Indiens.  Ils  considèrent  le  mariage  comme  un  contrat  de  vente.  M.  S. 
publie  le  texte  et  la  traduction  des  prières  en  usage  chez  les  Kekchis  à  la  suite  de 
son  mémoire  (pp.  207-215). 

1.  W XhTER  F EVfKES.Provisional  lis t  of  annual  cérémonies  at  Walpi,  pp.  215- 
236.  —  M.  F.  publie  le  calendrier  religieux  des  Indiens  Tusayans  de  Walpi.  Il 
indique  les  cérémonies  qui  ont  lieu  à  chaque  époque  de  l'année  et  leurs  rela- 
tions avec  les  divers  phénomènes  astronomiques  et  météorologiques.  Le  mémoire 
se  termine  par  un  index  bibliographique  de  ses  publications  antérieures  où 
sont  décrites  les  cérémonies,  dont  il  s'efforce  d'établir  ici  la  chronologie 
annuelle. 

H.  Dehnincx.  Die  Volksanschauung  betveffs  einiger  erratischer  Blôche  in  der 
Provinz  Hannover,  p.  245, 

Globus;  illustrierte  Zeitschrift  fur  Laender-  und  Volkerkunde, 
vereinigt  mit  der  Zeitschrift  «  Das  Ausland  ».  1895,  t.  LXVII. 

Lehmann  FiLHES.  Islàndischer  Hexenspuck  im  17.  Jahrb.,  pp.  12-14. 

G  .  M .  Pleyte  Wzn .  Zur  Kenntnis  der  religiosen  Anschauungen  der 
Battaks,  pp.  69-72  (c'est  la  suite  d'un  mémoire  paru  dans  le  Globus,  1891, 
t.  LX,  n°s  19-20).  —  M.  Pleyte  publie  une  légende  relative  à  l'institution  du 
Parmanuhon.  C'est  une  cérémonie  en  usage  chez  les  Battaks  de  la  côte 
ouest,  dont  il  donne  une  inscription  détaillée.  Voici  en  quoi  elle  consiste 
essentiellement.  On  met  dans  une  corbeille  à  riz,  au  fond  de  laquelle  est  placée 
une  écuelle  à  riz  peinte,  une  poule  à  laquelle  on  a  coupé  le  cou.  On  l'y  laisse 
mourir,  et  on  tire  des  présages  de  la  position  qu'occupe  l'animal  au  moment 
de  sa  mort.  On  a  recours  au  Parmanuhon  spécialement  pour  retrouver  des 
objets  perdus,  mais  on  l'emploie  aussi  pour  savoir  si  un  malade  guérira  ou  si 
une  guerre  aura  une  issue  heureuse. 

M.  N.  VON  Stenin.  Die  Kalmiicken  im  europdischen  Russland,  pp.  85-91.  — 
Ce  mémoire  contient  des  détails  sur  les  rites  du  mariage  {einerelne  Kaufehe),  la 
constitution  de  la  famille,  les  cérémonies  en  usage  lors  de  la  naissance,  les 
rites  funéraires. 

D.  P.  H.  Brincker.  Zur  Pyrolatrie  in  Sùd-Afrika,  pp.  96-97. 

M.  Sartori.  Die  Sitte  der  Alten-  und  Krankentôtung,  pp.  107-111  et  125-130 
—  M.  S.  étudie  d'abord  un  premier  groupe  de  causes  qui  ont  pu  donner  nais- 
sance à  la  coutume  de  tuer  les  vieillards  et  les  malades  ;  la  disette,  l'encom- 
brement produit  par  ceux  des  membres  de  la  tribu  qui  sont  devenus  incapables 
de  travailler,  le  dégoût  de  la  vie.  Il  examine  ensuite  l'action  des  croyances 
superstitieuses  ;  les  maladies  sont  attribuées  dans  la  plupart  des  cas  à  l'action 
d'un  esprit.  Aussi  le  malade  est-il  un  objet  de  crainte  et  les  gens  bien  portants 
cherchent-ils  autant  que  possible  à  éviter  les  contacts  avec  lui  ou  à  se  dé- 
barrasser de  lui,  de  manière  à  empêcher  l'esprit  qui  a  causé  la  maladie  de 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  415 

produire  de  nouveaux  ravages.  C'est  ainsi  que  s'explique  la  cruauté  dont  les 
sauvages  font  souvent  preuve  à  l'égard  des  malades  et  surtout  à  l'égard  de 
ceux  qui  sont  atteints  de  maladies  infectieuses,  chez  lesquels  l'action  des  mau- 
vais esprits  se  manifeste  plus  clairement.  Le  motif  qui  fait  mettre  à  mort  le 
vieillard  ou  le  malade  dont  on  n'espère  plus  la  guérison,  est  souvent  aussi  le 
désir  d'abréger  ses  souffrances  et  en  même  temps  de  permettre  à  l'àme  de  se 
rendre  au  séjour  des  morts  qu'elle  habitera  désormais  avant  d'être  encore  tout 
à  fait  affaiblie.  C'est  une  coutume  fréquente  de  manger  ceux  qu'on  a  tués  dans 
de  telles  circonstances  au  lieu  de  les  enterrer.  On  est  ainsi  à  l'abri  de  la 
vengeance  possible  de  leurs  âmes,  en  se  les  incorporant  à  soi-même,  et  en 
même  temps  on  bénéficie  de  leur  force  vitale  qui  réside,  suivant  les  croyances 
habituelles,  dans  les  parties  molles.  M.  S.  termine  son  mémoire  en  décrivant 
le  cérémonial  en  usage  dans  ces  meurtres  rituels  et  en  indiquant  l'évolution 
qu'a  subie  cette  coutume  et  les  survivances  qu'on  en  peut  encore  retrouver, 

A.  H.PosT.  Ueber  die  Sitte,  nach  xoelcher  Verlobte  und  Ehegattenihre  gegen- 
seitigen  Venoandteii  meiden,  pp.  174-177. 

Th.  AcHELis.  Die  Stellung  Tangaloa's  in devpolynesischen  Mythologie,  pp. 229- 
231,  249-251,  270-272.  — iM.  A.  cherche  à  déterminer  quelle  est  la  place  que 
doit  occuper  Tangaloa  dans  les  généalogies  divines  de  la  Polynésie.  Il  étudie 
son  rôle  comme  démiurge  et  retrace  les  conceptions  diverses  qu'on  s'est  faites  de 
sa  nature  dans  les  différents  archipels. 

D.  P.  H.  Brincker.  Heidnisch-religiôse  Sitten  der  Bantu, speciell  der  Ova- 
Herero  und  Ova-Mbo,  p.  289.  —  M.  B.  décrit  les  mutilations  d'origine  reli- 
gieuse que  l'on  retrouve  chez  les  peuples  Banfcou.  Les  Ova-Héréro  taillent  dans 
les  incisives  supérieures  un  V  renversé;  les  Ova-Mbo,  un  V  dans  les  incisives 
inférieures.  Il  décrit  aussi  des  cérémonies  d'expiation  en  usage  lorsqu'on  a  tué 
un  homme  ou  un  lion,  et  celles  qui  sont  accomplies  au  moment  d'une  entrée  en 
campagne. 

D'C.  SjEFFE^is. Negeraberglaube  4k  den  Sùdstaaten  der  Union,  pp.  321-322. 
—  Superstitions  relatives  à  diverses  animaux  et  pratiques  qui  impliquent  la 
croyance  à  la  magie  sympathique. 

K.  VON  DEN  Steinen.  Die  Sdiamakako-Indianer,  pp.  325-330.  —  Superstitions 
relatives  aux  maladies,  (elles  sont  engendrées  par  de  mauvais  esprits);  traite- 
ment magique  des  maladies  ;  tabous  alimentaires  ;  rites  funéraires  et  pratiques 
en  usage  pendant  le  deuil. 

K.  Rhamm.  Der  heidnische  Gottesdienst  der  finnischen  Stammes,  pp.  341-350 
et  361-368.  — Étude  sur  les  cultes  finnois  d'après  l'ouvrage  de  Julius  Krohn  : 
Suomen  suvun  pakanallinen  jumalan  palvehis  (1894) .  —  Renseignements 
abondants  sur  les  sanctuaires  et  les  bois  sacrés,  les  idoles,  les  cultes  domes- 
tiques, les  chants  et  formules  magiques,  les  sacrifices  et  en  particulier  les 
sacrifices  humains. 

R.  R.  Kaindl.  Die  Seele  und  ihr  Aufenthaltsort  nach  dem  Tude  im  Volksglau- 


416  REVUE    DE    l'histoire   DES    RELIGIONS 

ben  der  Rutenen  und  Huzulen,  pp.  357-361.  —  Très  important  article  sur  la 
conception  que  les  Ruthènes  et  les  Houzoules  se  font  de  l'àme,  sur  son 
voyage  vers  l'autre  monde,  sur  les  aliments  qu'on  dépose  pour  elle  dans  la 
tombe,  sur  les  provisions  qu'on  lui  confie  pour  les  membres  de  la  famille  morts 
plus  anciennement,  sur  la  forme  animale  qu'elle  revêt  parfois  et  les  offrandes 
qu'on  lui  fait.  L'auteur  donne  de  nombreux  détails  sur  la  destinée  des  âmes 
méchantes,  condamnées  à  errer  sur  la  terre,  sans  pouvoir  trouver  un  lieu  de 
repos,  pendant  une  certaine  période  de  temps,  et  sur  le  vampirisme;  les  Hou- 
zoules ont  une  tendance  à  croire  que  c'est  à  eux  seuls,  aux  paysans,  que  Dieu 
a  réservé  son  paradis  ;  cette  croyance  trouve  son  expresssion  dans  la  légende 
des  Trois  frères  que  publie  M.  K.  en  même  temps  que  le  très  beau  récit  du 
voyage  d'une  âme  vers  le  ciel.  Cet  article  renferme  aussi  des  renseignements 
sur  l'idée  que  se  font  les  Ruthènes  et  les  Houzoules  du  ciel  et  de  l'enfer,  (pour 
les  Houzoules,  il  y  a  deux  enfers,  un  enfer  brûlant  et  un  enfer  glacé  pour  ceux 
qui  ont  violé  les  règles  du  jeûne),  jet  sur  les  croyances  relatives  aux  étoiles  et 
aux  liens  étroits  qui  unissent  leurs  destinées  à  celles  des  hommes. 

Cons.Grube.  Die Indianer  des  Chanehamayo  (P^rou),  pp.  44-46.  —  L'auteur 
constate  chez  eux  l'existence  du  culte  du  soleil.  Ils  croient  à  l'immortalité  de 
l'âme  et  pense  que  l'âme  du  père  survit  chez  ses  enfants.  Renseignements  som- 
maires sur  leurs  fêtes  religieuses. 

—  Bemalte  TotenscJiddel  aus  Oberôsterrelch  und  Salzburg,  pp.  90-91. 

W.voN  BuLow.  Samoanische  Sag'en,  pp.  139-141,  157-159  et  365-368.  —  Lé- 
gendes relatives  à  la  création  de  l'homme,  àla  création  des  porcs,  à  la  disposition 
des  volcans  et  à  l'atténuation  de  la  violence  des  tremblements  de  terre  aux  îles 
Samoa,  à  l'abolition  de  la  coutume  de  manger  de  la  chair  humaine  par  le  roi 
Mahetoa,au  dieu  de  la  guerre,  Nafanua,  au  lieu  de  réunion  des  âmes  des  morts, 
au  culte  de  Mahetoa  pour  le  hibou,  à  la  grande  sécheresse  (c'est  un  mythe  ana- 
logue aux  mythes  diluviens),  etc.  Dans  le  troisième  article,  il  y  a  un  bon  résumé 
(pp.  366-367)  des  principales  conceptions  religieuses  des  Samoans. 

Krahmek  .  Schddelamulette  und  die  Trépanation  der  Schàdel  in  Russland  in 
alten  Zeitcn,  pp.  172-174. 

W.  Deecke.  Geologische  Sagen  und  Legenden,  pp.  197-199  et  221-224.  — 
Travail  intéressant  sur  les  interprétations  mythiques  qu'ont  ordonnées  des  prin- 
cipaux phénomènes  géologiques  les  traditions  des  divers  peuples. 

D,  P.  H.  Brincker.  Das  Zaubergift  derBantu,  pp.  210-211. 

Igdchi.  Wenig  bekannte  japanische  Hochzeitbraiiche,  pp.  270-272. 

H.  Seidfx.  Die  Ephe-Neger,  pp.  328-332.  —  Exposé  rapide,  et  en  grande  partie 
d'après  l'ouvrage  classique  d'Ellis  :  The  Ewe-Speaking  peoples  ofthe  Slave  Coast 
of  West-Africa,  des  croyances  religieuses  des  populations  noires  de  la  Côte  des 
Esclaves.  Le  panthéon  èphè  :  Mawu,  le  démiurge;  Khebiaso,  dieu  du  tonnerre 
et  de  l'éclair;  Legba,  dieu  de  l'amour  sensuel;  Sapaian,  dieu  des  feuilles;  Dso, 
dieu  du  feu  ;Anyi-ewo,  dieu  de  l'arc-en-ciel;  Aisan,  dieu  des  marchés,  des  places 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  417 

des  tours  et  des  portes;  Hoho,  dieu  protecteur  des  jumeaux;  les  dieux  locaux 
et  les  dieux  des  tribus  {tribal  gods).  M.  Seidel  donne  de  noaibreux  détails  sur 
le  culte  de  Legba.  II  parle  aussi  assez  longuement  du  dieu  serpent  Danhgbi  et 
de  son  culte. 

E,  ScHMiDT.  Die  Nairs  der  Malabar-Kiiste,  pp.  341-348.  —  Renseignements 
sur  les  coutumes  en  usage  lors  du  mariage,  pendant  la  grossesse,  à  la  naissance, 
sur  les  rites  funéraires,  sur  la  constitution  de  la  famille. 

F.  Tetzner.  Die  Litauer  in  Ostpreussen,  pp.  368-371.  —  Note  sur  la  survi- 
vance dans  les  superstitions  et  les  coutumes  populaires  des  Lithuaniens  d'au- 
jourd'hui de  leurs  anciennes  croyances  païennes. 

Folk-lore.  A  quarterly  Review^  of  myth,  tradition,  institution 
and  custom.  Tome  VI,  1895. 

A.  J.  Evans.  The  Rollright  stones  and  their  Folk-lore,  Y>p.  6-51.  —M.  Evans, 
après  avoir  décrit  les  monuments  mégalithiques  de  Rollright  (Oxfordshire), 
passe  en  revue  les  diverseslégendesquis'y  sont  attachées.  Les  pierres  dressées, 
disposées  en  cercles  sur  le  sommet  de  la  colline,  sont  regardées  comme  l'armée 
d'un  roi,  qui  a  été  changé  en  pierre  avec  ses  compagnons  par  une  sorcière  qui 
se  transforma  elle-même  en  sureau;  le  grand  menhir  situé  en  dehors  du  cercle 
et  qu'on  appelle  King's  stone,  c'est  le  roi  lui-même.  Lorsqu'on  coupe  un  mor- 
ceau de  ce  sureau  magique  le  soir  de  la  Saint-Jean,  il  saigne,  et  le  roi  remue 
la  tête,  parce  que  le  charme  qui  le  tient  captif  est  momentanément  rompu. 
M.  E.  rappelle  à  ce  propos  les  superstitions  diverses  qui  s'attachent,  dans  les 
traditions  germaniques,  au  sureau  qui  était  considéré  anciennement  comme  un 
arbre  dieu. 

Toutes  les  nuits   les  fées  dansent  autour  de  la  pierre  du  roi;  la  possession 
d'un  éclat  de  cette  pierre  porte  chance,  mais  il  est  dangereux  de  frapper  soi- 
même  ces  blocs  de  rochers  ou  de  les  malmener  de  quelque  manière.  Tout  l'em- 
placement qu'ils  occupent  est  du  reste  considéré  comme  sacré.  Toutes  les  nuits 
la  pierre  du  roi  et  celles  qui  forment  un  dolmen,  connu  sous  le  ;nom  des  Whis- 
pering  Knights,  descendent  de  la  colline  pour  aller  boire  à  une  source  voisine, 
et,  à  minuit,  les  pierres  disposées  en  cercle  redeviennent  pour  un  instant  des 
hommes  et  dansent  dans  les  airs  en  se  prenant  par  la  main.  On  ne  peut  réussir 
à  les  compter,  alors  même  qu'elles   sont  plantées  dans  le  sol  et  immobiles.  La 
table  du  dolmen  des  Whispering  Knights  a  été,  suivant  une  tradition,  descen- 
due dans  la  vallée  pour  faire  un   pont  sur  un  ruisseau,  mais  chaque  nuit  elle 
quittait  le  ruisseau  et  on  la  retrouvait  au  matin  dans  la  prairie.  On  se  décida  à  la 
reporter  à  la  place  qu'elle  occupait  autrefois.  Ce  dolmen  est  doué  d'un  pouvoir 
prophétique  et  les  jeunes  filles  viennent  le  consulter.  M.  E.  rapproche  ces  di- 
verses légendes  des  légendes  parallèles  qu'on  retrouve  en  plusieurs  pays  et  en 
particulier  des  légendes  celtiques  et  germaniques.  Il  estime  que  les  monuments 
mégalithiques  sont  essentiellement  des  monuments  funéraires,  et  qu'ils  doivent 
leur  caractère    sacré  à  ce  qu'on  les   a  considérés  comme  les  demeures    ou 


418  REVUE  DE  L  HISTOIRE  DES  RELIGIONS 

même  les  incarnations  des  âmes  des  morts.  Les  pierres  disposées  en  cercle  re- 
présenteraient et  incarneraient  les  victimes  humaines  immolées  au  mort  en- 
seveli dans  le. dolmen.  M.  E.  explique  le  nom  que  portent  les  mégalithes  et  les 
deux  villages  voisins:  Roioldrich,Rollright,  en  ramenant  ce  nom  à  Rolandrych, 
c'est-à-dire  le  domaine  ou  le  royaume  de  Roland.  Il  rapproche  ces  monuments 
des  colonnes  de  Roland  (Rolandfidule)  qu'on  trouve  dans  une  partie  de  l'Al- 
lemao-ne  du  Nord  et  en  particulier  dans  la  Basse-Saxe  et  la  marche  de  Bran- 
debourg. Ce  nom  de  Roland  a  été  attaché  par  les  Saxons  d'Angleterre  à  ce 
vieux  monument  celtique  qui  leur  paraissait  ressembler  aux  grossières  images 
de  pierre  des  anciens  dieux  germaniques,  que  la  conquête  franque  et  l'intro- 
duction du  christianisme  avaient  transformées  en  colonnes  de  Roland,  c'est-à- 
dire  en  colonnes  portant  l'effigie  d'un  chevalier  tenant  une  épée  nue,  et  qui 
étaient  le  symbole  des  villes  libres  dépendant  directement  de  l'empereur.  Les 
mêmes  superstitions  s'attachent  du  reste  à  ces  monuments  qu'aux  mégalithes 
de  l'Oxfordshire. 

T.  Watters.  Some  Corean  Customs  and  Notions^  pp.  82-84.  —  M.  W.  rapporte 
certaines  superstitions  coréennes  relatives  aux  moyens  de  se  préserver  des  dou- 
leurs dans  les  jambes,  (passer  le  14  et  le  15  du  l^""  mois  de  chaque  année  trois 
ponts  de  Séoul  à  la  suite;  ce  so'it  trois  ponts  particuliers),  et  à  ceux  de  prolon- 
ger et  d'assurer  sa  vie  contre  tout  risque  de  mort  pendant  dix  ans,  en  fabriquant 
de  petites  images  de  paille  que  l'on  habille,  où  l'on  enferme  autant  de  pièces  de 
cuivre  que  l'intéressé  a  d'années  et  qu'on  abandonne  sur  la  voie  publique;  mais 
pour  pouvoir  recourir  à  ce  moyen,  il  faut  être  né  sous  l'étoile  «  Jen  >>  ou  «  Man  «  ; 
ces  images  doivent  être  faites  le  14  du  1""  mois  de  l'année.  La  petite  vérole  est 
attribuée  à  l'action  d'un  démon  malfaisant.  Quand  un  enfant  meurt  de  la  petite 
vérole,  son  corps  enveloppé  de  paille  est  attaché  au  mur  de  la  ville  ou  à  un 
arbre;  on  pense  qu'il  y  a  chance  que  l'esprit  qui  l'a  abandonné  y  rentre  et  le 
ranime.  M.  W.  donne  aussi  des  détails  sur  les  présages  que  tirent  les  Coréens  de 
l'aspect  qu'offre  la  lune  le  15  du  l*""  mois.  C'est  le  jour  spécialement  consacré 
au  culte  des  ancêtres;  au  repas  rituel  qui  a  lieu  ce  jour-là,  le  plus  jeune  membre 
de  la  famille  doit  boire  le  premier,  cela  le  préserve  pour  un  an  des  maux  d'o- 
reilles. L'auteur  passe  enfin  en  revue  les  croyances  relatives  aux  diseurs  de 
bonne  aventure,  aux  chiromanciens,  aux  exorcistes  et  aux  sorciers. 

Ilotes  sur  la  religion  populaire,  les  coutumes  et  le  folk-lore  de  l'Inde  septen- 
trionale réimprimées  desNorth  Indian  Notes  and  Queries  (pp.  95-lOi,  207-212, 
407-411. 

W.  WoLLASTON  Groome.  Suffolft  Leechcruft  (pp.  117-127).  —  Recueils  de  re- 
cettes médicales  magiques  en  usage  dans  le  comté  de  Suffolk.  Il  convient  de 
relever  le  traitement  de  la  hernie  qui  consiste  à  faire  passer  l'enfant  qui  en  est  at- 
teint à  travers  un  jeune  frêne  qu'on  a  fendu  en  deux,  et  le  transfert  à  un  ani- 
mal, à  un  chat  par  exemple,  de  la  maladie  dont  on  souffre;  la  cure  du  goitre 
par  l'application  rejetée  de  la  main  d'un  mort,  et  tout  un  ensemble  de  pratiques 


REVUE  DES  PÉRIODIQUES  419 

qui  se  rapportent  à  la  magie  sympathique.  M.  G.  donne  aussi  quelques  détails 
sur  la  sorcellerie  et  sur  les  présages  de  mort. 

A.  E.  Crawley.  Taboos  of  commensality ,  pp.  130-144.  —  Étude  sur  les  règles 
qui  interdisent  chez  les  peuples  non  civilisés,  à  des  personnes  de  catégories 
différentes,  de  participer  aux  mêmes  aliments.  Le  principe  de  tous  les  «  tabous» 
sociaux,  c'est  l'idée  que  toutes  les  propriétés  dangereuses  ou  déplaisantes  qui 
appartiennent  à  un  être  que  l'on  redoute,  que  l'on  méprise  ou  que  l'on  a  en  dégoût, 
peuvent  vous  être  communiquées  par  simple  contact  avec  lui.  Les  sauvages 
ne  veulent  point  goûter  aux  aliments  que  les  Européens  ont  touchés;  il  est  inter- 
dit aux  hommes  des  classes  inférieures  de  manger  dans  un  vase  qui  a  servi  aux 
chefs;  on  ne  peut,  à  Samoa,  prendre  aucune  nourriture  dans  une  maison  où 
il  y  a  un  cadavre,  les  non-initiés  ne  peuvent  boire  à  la  même  coupe  que  les 
sorciers;  d'une  façon  très  générale,  les  chefs  se  cachent  pour  manger  et  pour 
boire,  ils  mettent  aussi  leurs  aliments  et  leurs  breuvages  à  l'abri  des  contacts 
impurs  et  des  maléfices  dangereux.  C'est  la  même  raison  qui  fait  prononcer 
des  incantations  magiques  sur  ce  que  l'on  doit  manger  avant  de  commencer  un 
repas. 

R.  C.  Macla.ga>-.  Notes  on  folklore  objets  collected  in  Argyleshire,  pp.  144- 
161.  —  Superstitions  relatives  à  l'envoûtement  (Corp  c/ire  ou  Corp  chreadh, 
corps  d'argile  ou  cadavre);  survivances  des  cultes  agricoles (cornwaiden,  esprit 
du  blé);  charmes  pour  se  préserver  du  mauvais  œil  (snaim  ou  amulette  à  trois 
nœuds);  divination  au  moyen  des  omoplates  de  mouton;  emploi  des  bas  ou  des 
grains  de  blé  placés  sous  la  tête  pour  provoquer  les  rêves;  recettes  magiques 
pour  guérir  le  mal  de  dents  et  faire  tenir  les  vaches  tranquilles,  tandis  qu'on  les 
trait;  divination  au  moyen  de  la  jarretière,  etc. 

Rev.  m.  Mac  Phail,  Traditions,  customs  and  superstitions  of  the  Lewis, 
pp.  162-170.  —  Traditions  relatives  à  la  formation  des  Hébrides.  C'est  un  morceau 
de  la  terre  de  France  que  les  Northmen  ont  emmené  avec  eux  en  Scandinavie, 
attaché  à  leurs  vaisseaux  avec  un  câble  fait  de  chanvre,  de  laine,  de  cuir  et  do 
cheveux  de  femme.  Mais  les  tempêtes  détachèrent  de  cette  île  flottante  un 
premier  fragment,  c'est  l'Irlande,  et  le  reste  s'émietta  pour  former  l'archipel  des 
Hébrides,  l'île  Lewis  et  les  îles  adjacentes.  Sacrifice  d'un  mouton  ou  d'une 
chèvre  au  bord  de  la  mer  pour  obtenir  bonne  pèche,  (le  sang  de  la  victime 
était  versé  dans  la  mer)  ;  libations  d'ale,  brassée  par  les  femmes,  au  dieu 
marin  Shoni  pour  obtenir  de  lui  que  la  mer  soit  libérale  en  goémon  d'épave 
(on  invoque  saint  Brianuilt  dans  le  même  but);  divination  au  moyen  d'une 
omoplate  de  mouton;  traitement  de  l'épilepsie  et  des  maladies  du  bétail  par  le 
sacrifice  d'un  coq  noir;  recette  magique  pour  guérir  le  mal  de  dents;  super- 
stitions relatives  aux  fées;  coutumes  funéraires;  le  poui  du  ciel  et  les  animaux 
qui  le  défendent,  etc. 

W.  H.  D.  RoijsE.  Notes  from  Syria,  pp.  172-175.  —  Les  arbres  sacrés  et 
le  culte  (les  arbres;  les  cairns;  le  mauvais  œil;  recettes  magiques  pour  guérir 


420  REVUE  DE  l'histoire    DES    RELIGIONS 

les  morsures  des  scorpions,   recettes  contre  la  stérilité  ;  usage  de  l'exorcisme 
coQtre  les  maladies. 

J.  P.  Lewis.  Folk-lore  from  North  Ceylon,  pp.  176-185.  —  Superstitions 
relatives  aux  charmes  et  à  la  sorcellerie. 

W.  E.  T.  Morgan,  pp.  202-204.  —  Incantations  en  usage  dans  le  Shropshire 
pour  la  guérison  des  blessures  et  des  maladies. 

Miss  G.  M.  Godden.  The  sacred  marriage,  pp.  225-234.  —  Addition  à  un  mé- 
moire de  l'auteur  publie  dans  le  tome  IV  de  Folk-lore,  p.  142,  et  qui  a  trait  aux 
rites  religieux  où  était  célébré  le  mariage  d'un  dieu  avec  un  arbre  et  aux  cou- 
tumes nuptiales  où  trouvait  aussi  place  ce  mariage  du  fiancé  ou  de  la  fiancée 
avec  un  arbre  ou  une  plante. 

J.  E.  CnOMBiE.  Shoe-throwing  at  Werfdmg'S,  pp.  258-281.  — L'auteur  explique 
la  coutume  de  jeter  de  vieilles  chaussures  aux  mariés  le  jour  des  noces  par  le 
désir  de  leur  donner  à  ce  moment  grave  de  leur  vie  un  surcroît  de  force  et  de 
vitalité;  un  peu  de  la  vie  de  ceux  qui  ont  porté  les  chaussures  reste  attaché  à 
ces  chaussures  et  se  communique  aux  mariés.  C'est  un  exemple  de  plus  du 
caractère  contagieux  qui  appartient  à  toutes  les  qualités  dont  est  doué  un  être 
et  en  particulier  à  sa  force  ou  à  sa  faiblesse.  La  chaussure  a  avec  la  vie  de 
celui  qui  la  porte,  avec  sa  force,  une  liaison  particulièrement  étroite,  d'après 
les  croyances  populaires. 

Charles  J.  Billson.  Folks-songs  compiised  in  the  Finnish  jKaZeua/a.  pp.  317- 
352. 

W.  A.  Craioië.  Donald  Ban  and  the  Bocan,  pp.  353-358.  —  Très  curieuse 
histoire  de  lutin. 

The  witch-burning  at  Clonmel,  pp.  373-384.  — -  Compte  rendu  détaillé  du 
procès  criminel  intenté  à  plusieurs  paysans  du  comté  de  Tipperary  qui  avaient 
en  mars  1895  torturé  et  mis  à  mort  la  femme  Bridget  Cleary  qu'ils  accusaient 
d'être  une  sorcière  ou  qu'ils  considéraient  plutôt  comme  un  changelin  substitué 
par  les  fées  à  la  véritable  Bridget  Cleary. 

L.  Marillier, 


CHRONIQUE 


FRANCE 


Enseignement  de  l'histoire  des  religions  à  Paris.  Nous  avons  déjà 
reproduit  dans  notre  précédente  Chroniquele  programme  des  conférences  qui  se 
tiennent,  pendant  l'année  1896-1897,  à  la  Section  des  Sciences  religieuses  de 
l'École  des  Hautes-Études.  Nous  complétons  ces  indications  en  notant  sur  les 
programmes  des  autres  établissements  d'enseignement  supérieur  les  cours  et 
conférences  auxquels  l'histoire  religieuse  est  directement  ou  indirectement  in- 
téressée : 

I.  Au  Collège  de  France  :  i°  Le  cours  déjà  mentionné  de  M.  Albert  Réville 
sur  l'Islamisme. 

—  2°  M.  Jacques  Flach  étudie  les  Coutumes  et  les  Institutions  des  peuples 
de  rOcéanie. 

—  3°  M.  Gagnât  étudie  la  Topographie  antique  de  la  ville  de  Rome  et  com- 
mente les  principales  inscriptions  romaines  découvertes  depuis  deux  ans  en 
France  et  à  l'étranger. 

—  4°  M.  Foucart  explique  les  Inscriptions  grecques  relatives  aux  premiers 
Ptolémées  et  les  inscriptions  les  plus  importantes  pour  l'histoire  d'Athènes  au 
rv°  siècle. 

—  5°  M.  Clermont-Ganneau  explique  les  Inscriptions  araméennes  de  Syrie 
et  d'Arabie,  en  particulier  les  inscriptions  nabatéennes,  et  étudie  divers  monu- 
ments sémitiques  récemment  découverts. 

— 6°  M.  Maspero  continue  l'étude  des  Textes  relatifs  à  l'ancienne  religion  de 
l'Egypte  et  l'Histoire  des  plus  anciennes  dynasties  égyptiennes. 

—  1°  M.  Philippe  Berger  explique  les  Livres  de  Samuel  et  traite  de  l'état  de  la 
Palestine  avant  la  conquête  hébraïque. 

—  8°  M.  Barbier  de  Meynard  étudie  la  Poésie  arabe  des  deux  premiers  siècles 
de  l'hégire  et  commente  le  Livre  des  Chansons  (Aghany). 

—  9°  M.  Rubens  Duval  fait  l'histoire  de  la  Littérature  syriaque  et  explique 
le  poème  de  Jacques  de  Saroug  sur  Alexandre  le  Grand. 

—  10'  M.  Sylvain  Lévi  expose  la  Théologie  des  Bràhmanas  et  explique  les 
Jâtakas. 

—  11°  M.  Maurice  Croiset  étudie  le  Mouvement  des  idées  dans  la  littérature 
grecque,  païenne  et  chrétienne,  depuis  Lucien  jusqu'à  Philostrate. 

—  12°  M.  Paul  Tannery  étudie  les  Fragments  des  poésies  orphiques. 


422  REVUE    DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

—  13°  M.  Thamin  expose  l'histoire  de  la  philosophie  morale   en  France  au 
xix"  siècle  et  étudie  le  Traité  de  Morale  de  Malebranche. 

—  14°  M.  Gaston  Paris  étudie  le  Cycle  de  Guillaume  d'Orange. 

—  15°  M.  A.  Chuquet  explique  le  Nibelungenlied. 

IL  A  la  Faculté  des  Lettres  : 

—  1°  M.  Brochard  expose  la  Philosophie  de  Platon. 

—  2°  M.  Boutroux  trdÀle  de  Pascal. 

—  3°  M.  Collignon  étudie  Olympie,  les  monuments  et  les  fêtes. 

—  4°  M.  y.  Henry  explique  des  textes  védiques. 

—  5"  M.  Lafaye  explique  la  «  Consolation  à  Helvia  »  de  Sénèque. 

III.  A  la  Faculté  de  théologie  protestante  : 

—  1°  M.  Ménégoz  traite  de  l'histoire  de  la  Dogmatique  et  explique  l'Epître 
de  Jacques. 

—  2°  Mi  Sabatier  étudie  l'Enseignement  de  Jésus  et  explique  les  Discours  de 
Jésus. 

—  3°  M.  Ad.  Lods  fait  l'histoire  de  la  Religion  d'Israël  à  partir  du  Prophé- 
tisme  et  explique  le  Deutéronome. 

—  4°  M.  Stapfer  donne  l'Introduction  aux  Épîtres  de  saint  Paul. 

—  5°  M.  Bonet-Maury  expose  l'Histoire  de  l'Église  au  xvii^  siècle  et  l'His- 
toire de  l'Église  grégorienne  d'Arménie, 

—  6°  M.  Samuel  Berger  enseigne  l'Histoire  de  l'Église  dans  les  trois  premiers 
siècles. 

—  7°  M.  Jean  Réville  expose  l'Histoire  de  la  littérature  chrétienne  depuis  le 
commencement  du  ive  siècle  et  explique  des  textes  relatifs  au  Montanisme. 

—  8"  M.  Allier  traite  du  Problème  religieux  au  xix«  siècle. 

IV.  A  la  Section  des  Sciences  historiques  et  philologiques  de  V École  des  Hautes- 
Études  : 

—  1»  M.  Roy  étudie  les  principales  règles  monastiques  du  moyen  âge. 
■ —  2°  M.  Sylvain  Lévi  explique  les  lois  de  Manou. 

—  3"  M.  A.  Meillet  explique  des  textes  tirés  de  l'Avesta, 

—  4°  Le  P.  Scheil  étudie  la  nouvelle  inscription  de  Nabonide  et  explique  des 
textes  juridiques  et  rehgieux  inédits  de  Abbou-Habba  et  de  Tellohi 

—  5"  M.  Clei'mont-G anneau  étudie  les  Antiquités  orientales  dé  la  Palestine, 
de  la  Phénicie  et  de  la  Syrie,  ainsi  que  l'Archéologie  hébraïque» 


Publications  récentes.  Le  cinquième  A^inuaire  de  la  Section  des  Sciences 
historiques  et  philologiques  de  l'École  pratique  des  Hautes-Études,  pour  1897, 
a  été  publié  au  commencement  de  novembre.   En  dehors  des  renseignements 


CHRONIQUE  423 

sur  l'activité  passée  et  présente  de  la  Section,  il  contient  une  très  intéressante 
étude  de  M.  G,  Maspero  intitulée  :  Comment  Alexandre  devint  dieu  en  Egypte, 
et  une  notice  bibiographique  sur  M.  Joseph  Derenbourg  par  M.  A.  Carrière. 
M.  Maspero  montre  comment  les  descriptions  de  la  visite  faite  par  Alexandre 
le  Grand  à  Zeus-Amon  dans  l'oasis  Libyenne,  telles  qu'elles  nous  sont  rappor- 
tées d'après  des  témoins  oculaires,  s'accordent  avec  le  cérémonial  égyptien  et 
semblent  par  conséquent  être  bien  authentiques.  Il  rappelle  par  des  exemples 
qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  rois  légitimes  en  Egypte  que  s'ils  étaient  membres 
de  la  famille  solaire,  fils  directs  ou  indirects  d'Amon-Rà.  Comme  Alexandre,  aux 
yeux  des  prêtres  d'Amon,  devait  être  reconnu  comme  roi  légitime,  puisqu'il 
était  incontestablement  le  maître  de  l'Egypte,  il  devait  donc  appartenir  d'une 
façon  quelconque  à  la  famille  solaire.  L'origine  hellénique  d'Oiympias  n'était 
pas  un  obstacle  à  ce  qu'Amon  pût  s'unir  à  elle;  «  le  fait  seul  qu'Alexandre  sié- 
geait sur  le  trône  de  l'Horus  des  vivants  était  pour  les  prêtres  une  preuve  suffi- 
sante que  cette  union  avait  eu  lieu  et  que  le  fils  putatif  de  Philippe  et  d'Olym- 
pias  était  en  réalité  le  fils  d'Olympias  et  d'Amon  ».  Alexandre  devint  donc 
dieu  en  Egypte  naturellement  et  sans  effort,  par  le  seul  jeu  des  institutions  et 
par  la  seule  vertu  des  croyances  particulières  au  pays. 


La  notice  de  M.  Carrière  sur  Joseph  Derenbourg  que  nous  venons  de  signaler 
nous  apprend  que  l'éminent  talmudiste  avait  déjà  conçu  sur  les  bancs  de  l'Uni- 
versité le  projet  de  publier  un  traité  de  ce  Saadia  Gaon  qu'il  considérait  comme 
le  père  de  la  science  juive.  Ce  ne  fut  qu'à  la  fin  de  sa  longue  et  laborieuse  car- 
rière qu'il  put  réaliser  ce  projet  de  jeunesse,  en  entreprenant  avec  le  concours 
de  plusieurs  orientalistes  une  édition  complète  des  œuvres  du  savant  exégète 
et  commentateur  du  x^  siècle.  Nous  avons  signalé  en  1893  l'apparition  du  pre- 
mier et  du  sixième  volume  des  Œuvres  complètes  de  R,  Saadia  ben  Josef  al- 
Fayyoumi  (t.  XXVIII,  p.  226  sq.).  La  suite  de  cette  vaste  publication  parut  un  in- 
stant menacée  quand  la  mort  enleva  Joseph  Derenbourg  avant  qu'il  eut  pu  mener 
l'entreprise  à  bon  terme.  Mais  les  collaborateurs  qui  lui  avaient  promis  leur 
concours  n'ont  pas  abandonné  l'œuvre  après  la  disparition  du  maître  qui  en 
avait  été  l'inspirateur.  Une  commission  réunie  en  novembre  1895  à  Paris,  sous 
la  présidence  de  M.  Zadoc  Kahn,  grand  rabbin  du  Consistoire  central,  décida 
de  confier  à  M.  Hartwig  Derenbourg,  professeur  à  l'École  des  Langues  orien- 
tiales  et  directeur-adjoint  à  l'École  des  Hautes-Études,  le  soin  de  présider  aux 
destinées  de  cette  grande  édition.  Le  fils  achèvera  ce  que  le  père  avait  si  bien 
commencé.  MM.  Mayer  Lambert  et  Broydé,  anciens  élèves  de  l'École  des 
Hautes-Études,  lui  prêtent  un  concours  actif.  MM.  Wilhelm  Bâcher,  Moïse  Bloch, 
J.  M.  Bondi,  S.  Fraenkel,  J.  Guttmann,  A.  Harkavy  collaboreront  à  l'œuvre 
dans  la  mesure  des  engagements  déjà  pris.  Dès  maintenant  le  troisième  volume 
a  été  publié  chez  l'éditeur  Leroux.  Il  est  l'œuvre  de  MM.  Hartwig  Derenbourg 


424  REVUE    DE   l'histoire    DES  RELIGIONS 

et  Mayer  Lambert  et  contient  la  Version  arabe  d'Isaeî,  accompagnée  d'une  tra- 
duction française. 


La  Bibliothèque  de  vulgarisation  du  Musée  Guimet  s'est  enrichie  d'un  très 
intéressant  volume  de  M.  Emile  Senart  :  Les  Castes  dans  l'Inde.  Les  Faits  et  le 
Système  (Paris,  Leroux;  in-12  de  xxu  et  de  257  p.).  C'est  la  réimpression  des 
études  qui  ont  été  justement  remarquées  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes. 
M,  Senart  y  a  ajouté  un  Avant-Propos  dans  lequel  il  rattache  l'histoire  des 
castes  de  l'Inde  telle  qu'il  la  comprend  aux  idées  générales  qu'il  professe  sur  le 
développement  de  la  civilisation  et  de  la  religion  dans  l'Inde.  La  différence  entre 
les  conclusions  de  M.  Senart  et  celles  qui  ont,  ou  plutôt  qui  avaient  générale- 
ment cours,  est  résumée  par  lui-même  en  ces  termes  : 

«  Quelle  est  en  raccourci  la  manière  courante,  je  dis  chez  les  mieux  informés  » 
d'en  envisager  les  destinées  (i.  e.  des  castes)?  L'existence  n'en  est  pas  men- 
tionnée dans  les  hymnes  védiques;  elles  n'étaient  donc  pas  à  l'époque  où  ils 
furent  composés.  La  littérature  des  bràhmanas  en  montre  les  commencements. 
Après  eux,  les  souvenirs  de  la  légende  épique  ont  gardé  la  trace  contemporaine 
des  modifications  successives  qui  des  quatre  castes  primitives  ont  dérivé  l'état 
que  constatent  et  consacrent  les  Livres  des  lois.  C'est  par  des  transformations 
ultérieures,  par  le  relâchement  des  règles  anciennes,  que  s'explique  enfin  l'écart 
qui  s'accuse  entre  le  témoignage  des  livres  et  l'aspect  actuel  du  régime. 

«  J'arrive,  pour  ma  part,  à  des  conclusions  singulièrement  différentes,  Si  je 
vois  juste,  les  castes  n'ont  jamais  existé  exactement  telles  qu'elles  nous  sont 
présentées  dans  les  Dharmaçàstras,  pas  plus  aux  époques  plus  récentes  que  dans 
la  période  à  laquelle  correspondent  les  hymnes;  aucune  preuve,  en  revanche, 
ne  nous  force  à  admettre  qu'elles  n'aient  pas  existé  dès  les  temps  védiques, 
quoique  dans  une  phase  sans  doute  moins  avancée  de  leur  histoire...  Entre  les 
Hymnes  et  les  Livres  de  lois,  elles  ont  pu  prendre  d'elles-mêmes  une  con- 
science plus  nette,  développer  logiquement  certaines  conséquences  de  leurs  prin- 
cipes générateurs;  elles  n'ont  pas  été  créées  de  toutes  pièces.  Ce  qui  est  nou- 
veau, entre  les  deux  époques,  c'est  l'achèvement  du  système  brahmanique  qui, 
jusque  dans  le  présent,  domine  théoriquement  tout  l'édifice  de  l'hindouisme  » 

(p.  Vl-Vlil). 

Pour  M.  Senart,  la  caste  s'est,  dans  ses  diverses  dégradations,  substituée 
lentement  au  régime  familial  dont  elle  est  l'héritière.  Comme  aucune  constitu- 
tion politique  centralisatrice  ne  s'est  dégagée,  la  classe  sacerdotale,  la  seule 
qui  ait  un  solide  esprit  de  corps,  use  de  son  pouvoir  moral  pour  affermir  et 
étendre  ses  privilèges  et  pour  étabUr,  sous  sa  suprématie,  une  sorte  d'ordre  et 
de  cohésion,  en  généralisant  et  codifiant  l'état  de  fait  en  un  système  idéal 
qu'elle  s'efforce  de  faire  passer  en  loi.  La  caste  se  présente  ainsi  comme  le  prolon- 
gement normal  des  antiques  institutions  aryennes  se  modelant  à  travers  les  vi- 


CHRONIQUE  425 

cissitudes  que  leur  préparaient  les  conditions  et  le  milieu  dans  Tlnde  (voir 
t.  XXIX  de  cette  Revue,  p.  59  à  63,  le  résumé  des  idées  de  M.  Senart  par 
M.  Barth  dans  le  dernier  Bulletin  des  religions  de  Vlnde). 


M.  Edmond  Stapfer,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie  protestante  de 
Paris,  a  publié  chez  Fischbacher,  le  second  volume  de  l'ouvrage  intitulé  :  Jésus- 
Christ,  sa  personne,  son  autorité,  son  œuvre.  Nous  avons  déjà  consacré  un  ar- 
ticle au  premier  volume  qui  traite  de  a  Jésus-Christ  avant  son  ministère  »  (voir 
t.  XXXII,  p.  330  etsuiv.).  Depuis  lors  ce  premier  volume  a  été  traduit  en  an- 
glais et  pubhé  simultanément  en  Angleterre  et  en  Amérique.  Le  volume  que 
nous  annonçons  ici  est  intitulé  :  Jésus-Christ  pendant  so7i  ministère  (in-12  de 
XXXV  et  352  p.).  Un  de  nos  collaborateurs  en  donnera  prochainement  une 
analyse  détaillée.  Le  troisième  volume  ayant  pour  objet  la  mort  et  la  résur- 
rection de  Jésus-Christ  est  en  préparation. 


Les  anciens  élèves  et  les  amis  de  M.  Gabriel  Monod  lui  ont  dédié,  à  l'occasion 
de  son  élection  à  la  présidence  de  la  Section  des  Sciences  historiques  et  philo- 
logiques de  l'École  pratique  des  Hautes-Études,  un  Recueil  d'études  d'histoire 
du  moyen  âge  (Cerf  et  Alcan;  gr.  in-8  de  463  p.)  renfermant  un  grand  nombre 
de  mémoires  qui  attestent  la  fécondité  de  son  enseignement.  L'histoire  reli- 
gieuse est  intéressée  aux  suivants  :  Des  immunités  commerciales  accordées 
aux  églises  du  vir  au  ix<=  siècle,  par  Imbart  de  la  Tour;  Principes  du  pape 
Nicolas  P''  sur  les  rapports  des  deux  puissances,  par  M,  Roy;  La  Pologne  et  le 
Saint-Siège  du  x®  au  xmo  siècle,  par  M.Faèî'c;  La  messe  grecque  de  saint  Denys 
au  moyen  âge,  par  M.  Omont;  Un  nouveau  récit  de  l'invention  des  patriarches 
Abraham,  Isaac  et  Jacob  à  Hébron,  par  M.  Kohler;  Le  traité  des  reliques  de 
Guibert  de  Nogent  et  les  commencements  de  la  critique  historique  du  moyen 
âge,  par  M.  Lefranc;  Les  échevinages  ruraux  aux  xii^  et  xiiie  siècles  dans  les 
possessions  des  églises  de  Reims,  par  M.  P.  Thirion;  Les  prédications  populaires, 
les  Lollards  et  le  soulèvement  des  travailleurs  anglais  en  1381,  par  M.  Petit- 
Dutaillis  ;  Un  auteur  de  projets  de  croisades,  Antoine   Marini,  par  M.  Jorga. 

L'histoire  religieuse  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres.  —  Séance  du  4  septembre  :  M.  Clermont-Ganneau  fait  une  étude 
critique  sur  des  textes  arabes  relatifs  à  une  ville  de  la  Décapole,  Gadara,  com- 
parés avec  des  textes  de  Pline  le  Jeune. 

—  Séances  des  11,  18  et  25  septembre  :  M.  Clermont-Ganneau  fait  des  com- 
munications d'ordre  géographique  sur  des  fiefs,  des  apanages,  des  châteaux 
forts  de  Croisés  en  Terre  sainte  et  sur  diverses  localités  où  se  déroulèrent  les 
luttes  des  Croisés  avec  les  Musulmans. 


426  REVUE  DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

—  Séance  du  2  octobre  :  M.  Clermont-danneau  entrelient  l'Académie  de  la 
patrie  du  prophète  Élie. 

M.  Oppert  présente  une  reproduction  chromo-lithographique  du  manuscrit 
du  Vatican  n»  3773,  contenant  un  rituel  Nahua.  Cette  magnifique  reproduction, 
due  à  la  générosité  du  duc  de  Loubat,  est  d'autant  plus  utile  que  celle  de  1840, 
faite  par  Aglio  pour  Lord  Kingsborough,  ne  donne  pas  les  pages  dans  l'ordre 
régulier,  ainsi  que  l'établit  M.  del  Paso  y  Troncoso,  directeur  du  Musée  de 
Mexico,  dans  une  des  brochures  qui  accompagnent  la  reproduction  récente. 

—  Séance  du  9  octobre  :  M.  Mûntz  étudie  les  illustrations  de  la  légende  de 
Virgile  au  moyen  âge  par  des  artistes  travaillant  en  France  à  la  fin  du  moyen 
âge  et  dans  les  premiers  temps  de  la  Renaissance.  L'amour  malheureux  de 
Virgile  pour  la  fille  de  l'empereur  de  Rome  est  rapproché  par  eux  de  la  légende 
d'après  laquelle  Aristole  servit  de  monture  à  la  belle  Gompaspe.  Et  les  artistes 
qui  illustrèrent  les  «  Triomphes  »  de  Pétrarque  ont  représenté  Virgile,  ainsi  ac- 
coutré, au  nombre  des  victimes  de  l'amour  dans  leurs  compositions  sur  les  triom- 
phes de  Cupidon,  quoique  Pétrarque  ne  l'eût  fait  figurer  que  parmi  les  chantres 
de  l'amour.  La  même  légende  a  été  reproduite  par  des  sculpteurs  sur  des  édifices 
religieux  et  sur  des  tombeaux.  Ou  la  trouve  même  sur  le  frontispice  des  OEuvres 
complètes  de  Virgile  dans  une  édition  parisienne  de  1529. 

M.  Pau^Meyer* communique  une  notice  de  feu  M.  Hauréau  sur  quelques  doc- 
teurs en  théologie  qui  adressèrent  une  supplique  à  Philippe  le  Bel. 

M.  Oppert  montre  que  les  dates  des  éponymes  annuels  de  Ninive,  telles 
qu'il  les  a  calculées,  s'accordent  seules  avec  la  chronologie  biblique.  L'assas- 
sinat de  Sennachérib  par  ses  fils  est  du  mois  de  janvier' 680  avant  J.-C.  ;  l'abdi- 
cation de  son  successeur  Assar-Adon  est  du  mois  de  mai  668. 

—  Séance  du  16  octobre  :  M.  Delisle  communique  une  lettre  de  M.  l'abbé 
Urseau  annonçant  la  découverte  de  la  tombe  d'un  évêque  d'Angers  au  xii"  siècle, 
Ulger.  On  y  a  trouvé  la  crosse,  le  sceau  et  l'anneau  en  or  de  l'évêque,  le  tout 
muni  d'inscriptions. 

—  Séance  du  30  octobre  :  M.  de  Vogiié  communique  diverses  inscriptions  : 
1"  Une  inscription  nabatéenne  de  Pétra  relative  à  des  fondations  pieuses  ins- 
crites dans  un  registre  spécial  (maisons,  jardins,  etc.).  Elles  étaient  placées  sous 
la  protection  des  dieux  locaux  :  Dutara,  Moutebah,  Harisha.  Cette  inscription 
n'était  connue  jusqu'à  présent  que  par  une  transcription  défectueuse,  — 
2oLa  traduction  d'une  inscription  syriaque  trouvée  sur  la  porte  d'un  baptistère 
chrétien  du  vi»  siècle  par  M.  Waddington  et  par  M.  de  Vogué  dans  les  ruines 
de  Delhes,  à  une  journée  d'Alep.  —  3"  Diverses  inscriptions  grecques  recueil- 
lies parle  P.  Julliendans  le  Liban;  l'une  est  dédiée  au  dieu  Hadaranes  par  une 
vierge  qui  s'était  privée  de  pain  pendant  vingt  ans;  une  autre  est  dédiée  à  Ju- 
piter Alexitychaeos  =  qui  préserve  des  accidents. 

—  Séance  du  6  novembre  :  M.  Alexandre  Bertrand  lit  une  étude  sur  les 
Druides  et  le  druidisme.  11  cherche  d'abord  à  établir  que  les   superstitions  at- 


CHRONIQUE  427 

tribuées  aux  Druides  sont  antérieures  à  leur  arrivée  dans  les  Gaules.  Elles 
sont  en  grande  partie  étrangères  à  leurs  doctrines  ;  ils  ont  dû  les  subir.  Le  drui- 
disme  représente  le  groupement  de  forces  intellectuelles  et  morales  au  sein  de 
la  barbarie,  analogue  aux  abbayes  irlandaises  des  v°  et  vi"  siècles  ou  aux  hima- 
series  du  Thibet.  L'influence  des  communautés  druidiques  fut  diminuée  par 
l'invasion  des  tribus  guerrières  du  groupe  Kimro-Belge. 

—  Séance  du  13  novembre  (séance  publique  annuelle).  M.  H.  Wallon,  secré- 
taire perpétuel,  lit  une  Notice  historique  sur  la  vie  et  les  travaux  de  M.  Abel 
Bergaigne,  membre  de  l'Académie. 

Parmiles  sujets  mis  au  concours  nous  relevons  les  suivants  :  A.Prix  ordinaire 
pour  1899  :  Étudier  les  vieilles  épopées  grecques  autres  que  V Iliade  et  l'Odys- 
sée, particulièrement  celles  qui  ont  pu  fournir  des  sujets,  des  incidents  et  des 
personnages  à  la  tragédie.  Rechercher  ce  que  les  poètes  tragiques  ont  em- 
prunté à  ces  poèmes  et  comment  ils  ont  modifié  les  données  qu'ils  y  trouvèrent. 
—  B.  Pria?  Bordin  pour  1899  :  1°  Iconographie  des  vertus  et  des  vices  dans 
l'Europe  latine  antérieurement  à  la  Renaissance.  —  2°  Rechercher  les  sources 
de  la  Légende  dorée  de  Jacques  de  Voragine. 

Le  sujet  suivant,  déjà  proposé  pour  le  prix  Bordin  de  1896,  est  prorogé  à 
l'année  1899  :  Études  sur  les  vies  des  saints  traduites  du  grec  en  latin  jus- 
qu'au x«  siècle. 

—  Séance  du  4  décembre  :  MM.  Salomon  Reinach  et  Giry  sont  nommés 
membres  de  l'Académie.  —  M.  D.  Gomparetti  est  élu  correspondant  étranger. 


A  la  séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies,  le  24  octobre,  M.  G.  Lar- 
roumet,  délégué  de  l'Académie  des  Beaux-Arts,  a  lu  une  communication  inti- 
tulée :  Au  théâtre  de  Bacchus,  où  il  a  exposé  les  résultats  des  travaux  de 
M.  Doerpfeld,  directeur  de  l'Institut  archéologique  allemand  d'Athènes,  sur 
l'organisation  matérielle  du  théâtre  grec  et  signalé  les  principales  différences 
entre  cette  organisation  telle  que  la  révèle  le  théâtre  de  Bacchus  du  m"  siècle 
après  Jésus-Christ,  déblayé  parles  soins  de  la  Société  archéologique  d'Athènes, 
et  celle  du  théâtre  à  l'époque  classique.  M.  Larroumet  a  commencé  par  rap- 
peler comment  le  théâtre  d'Athènes  était  une  partie  essentielle  du  culte  de 
Bacchus. 

M.  Dieulafoy,  délégué  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  a  lu 
une  étude  sur  le  Prophétisme,  ses  origines  et  sa  nature.  Distinguant  les  esprits 
éminents  qui  sont  la  gloire  du  prophétisme  (Osée,  Amos,  etc.),  des  modestes 
représentants  de  l'armée  prophétique,  M.  Dieulafoy  montre  que  ces  derniers, 
tout  comme  le  roi  Saùl,  présentent  tous  les  caractères  des  désordres  nerveux 
que  l'on  étudie  aujourd'hui  sous  le  nom  de  «  Grande  Hystérie  ».  «  Durant  leurs 
accès  d'ivresse  mystique,  les  initiés  parcouraient  le  pays  en  longue  file,  en 
corde,  pour  employer  l'expression  biblique,  hurlant,  sautant,  gesticulant  en- 


428  REVUE   DE    l'histoire    DES   RELIGIONS 

semble  au  son  des  cithares,  des  flûtes,  des  cymbales  et  des  tambourins,  pré- 
disant l'avenir,  devinant  les  pensées  secrètes,  parlant  au  nom  de  Dieu  quand 
une  illumination  subite  leur  révélait  sa  volonté.  Dans  cet  état  ils  s'exprimaient  en 
une  sorte  de  vers  paraboliques  et,  si  l'on  en  juge  par  les  morceaux  parvenus 
jusqu'à  nous,  il  semble  que  leurs  chants  composés  d'après  des  règles  presque 
invariables  alternaient  et  se  répondaient,  analogues  à  la  strophe  et  à  l'anti- 
strophe  des  lyriques  grecs.  Outre  l'agitation  fébrile  et  le  besoin  de  vociférer, 
outre  l'exaltation  religieuse  et  poétique,  outre  la  véhémence  et  l'éloquence 
même  des  discours  et  le  désir  irrésistible  de  prêcher  et  d'annoncer  l'avenir, 
l'inspiration  prophétique  avait  pour  caractères  distinclifs  l'éclat  des  yeux,  les  con- 
vulsions du  visage  et  des  membres  allant  chez  certains,  au  dire  de  la  Bible, 
jusqu'à  l'apparence  de  la  folie  et,  dans  l'ordre  moral,  la  malédiction  des  plaisirs 
innocents,  l'horreur  de  la  parure  et  des  vêtements  aux  couleurs  vives  ».  Après 
avoir  expUqué  les  origines  et  les  caractères  distinctifs  de  ce  prophétisme  par 
les  données  de  la  pathologie  moderne  des  maladies  nerveuses,  M.  Dieulafoy 
allègue  l'exactitude  même  de  certains  détails  fournis  par  la  Bible  pour  confir- 
mer l'authenticité  de  passages  dont  la  critique  sacrée  a  contesté  l'antiquité  et 
la  fidélité. 

Nous  nous  bornons  ici  à  rendre  compte  de  ce  mémoire  sans  entrer  dans  la 
discussion  des  idées  émises. 

ALLEMAGNE 

A.  Dieterich.  Die  Grabschrift  des  Aberkios  (Leipzig,  Teubner,  in-8  de  35  p.). 
Nous  avons  déjà  signalé  la  controverse  entre  M.  l'abbé  Duchesne  et  M.  A.  Har- 
nack,  au  sujet  de  cette  inscription  d'Abercius  que  le  premier  tient  pour  chré- 
tienne, le  second  pour  païenne  (t.  XXXIII,  p.  Ui).  M.  Dieterich  vient  à  la 
rescousse  pour  appuyer,  en  la  corrigeant,  l'explication  de  M.  Ficker  reprise  par 
M.  Harnack.  Pour  lui,  Abercius  était  membre  d'une  confrérie  du  culte  d'Atys  ; 
il  fut  délégué  à  Rome  pour  assister  au  mariage  entre  la  pierre  noire  symboli- 
sant le  dieu  Elagabal  et  la  Juno  Caelestis  de  Carthage,  que  l'empereur  Hélioga- 
bal  fit  célébrer  avec  pompe.  L'inscription  rappelle  son  voyage  à  Rome  à  cette 
occasion  et  les  expressions  auxquelles  on  a  attribué  un  caractère  nettement 
chrétien  ou  bien  sont  mal  lues  ou  bien  s'appliquent  au  culte  d'Atys,  La  repro- 
duction de  cette  inscription  dans  la  Vie  de  saint  Abercius  dénoterait  alors  que 
la  légende  du  saint  se  forma  autour  de  l'inscription  mal  interprétée,  au  lieu  que 
la  légende  puisse  éclairer  l'origine  de  l'inscriplion.  La  controverse  prend  ainsi 
des  proportions  beaucoup  plus  générales.  Il  ne  s'agit  plus  seulement  d'un 
épisode  de  la  vie  d'un  saint,  mais  d'un  exemple  très  caractéristique  éclairant, 
d'une  part,  les  analogies  que  Je  langage  mystique  païen  du  ni»  siècle  présente 
avec  la  terminologie  chrétienne,  d'autre  part,  les  origines  des  légendes  de  saints. 
Elle  mérite  à  tous  égards  d'attirer  l'attention  des  historiens  de  la  religion. 


CHRONIQUE  429 


Philonis  Alexandrini  opéra  quae  supersunt  edidenint  L.  Cohn  et  P.  Wend- 
land,  t.  I  (Berlin,  Reimer;  in-8  de  cxiii  et  298  p.).  L'édition  depuis  long- 
temps attendue  des  OEuvres  de  Philon  par  MM.  Cohn  etWendlanda  commencé 
de  paraître.  Le  premier  volume  est  dû  à  M.  Cohn.  Elle  comprend  le  traité  De 
opifLcio  mundi,  les  livres  I-III  Legum  Allegoriarum,  les  traités  De  Cherubim, 
De  sacrificiis  Abelis  et  Caini,  Quod  deterius potiori  insidiari  soleat.  L'ordre  suivi 
est  donc  le  même  que  dans  Tédition  Mangey,  quoique  les  recherches  modernes, 
notamment  celles  de  M.  Massebieau,  aient  définitivement  établi  que  cet  ordre 
n'est  pas  historique.  Les  éditeurs  ont  sans  doute  obéi  à  des  raisons  de  nature 
pratique. 


L'éditeur  Teubner  a  mis  en  vente  le  tome  VI  des  Œuvres  de  Josèphe  publiées 
par  M.  S,  A.  Naber  (in-8  de  li  et  374  p.  ;  prix,  4  m.).  La  grande  édition  entre- 
prise par  M.  Naber  est  ainsi  achevée. 


M.  N.  Bonwetsch  a  publié  dans  les  Abhandlungen  de  la  Société  royale  des 
Sciences  de  Gôttingen  (nouvelle  série,  I,  3)  et  à  part,  chez  Weidmann,  à 
Berlin,  une  traduction  allemande  du  Livre  d'Hénoch  slave  dont  MM.  Charles 
et  MorBU,  d'Oxford,  ont  fait  paraître  une  traduction  anglaise  que  notre  colla- 
borateur, M.  Ad.  Lods,  étudie  plus  haut.  11  donne  séparément  les  deux  recen- 
sions slaves,  assez  différentes  l'une  de  l'autre. 

ANGLETERRE 

M.  J.  Rendel  Harris  a  publié  chez  Clay,  à  Londres  :  Fragments  of  the  corri' 
mentary  of  Ephrem  Syrus  upon  the  Diatessaron  (in-8  de  vu  et  101  p.).  Avec 
la  patience  et  l'érudition  auxquelles  il  nous  a  de  longue  date  habitués,  l'auteur 
a  réuni  dans  ce  volume  une  série  de  fragments  du  commentaire  original 
d'Ephrem  sur  le  Diatessaron,  qui  ne  subsiste  plus  que  dans  une  version  armé- 
nienne. Le  grand  intérêt  de  ce  travail,  c'est  qu'il  permet  de  retrouver  dans  les 
fragments  du  commentaire  quelques  passages  authentiques  du  Diatessaron  lui- 
même. 

—  Le  tome  IV  des  Studia  biblica  et  ecclesiastica,  publiés  à  la  Clarendon 
Press  par  des  membres  de  l'Université  d'Oxford,  renferme  une  série  de  mé- 
moires très  intéressants  :  !<>  Une  conférence  de  M.  Hicks,  S.  Paul  and  Helle- 
nism,  où  il  affirme  plus  qu'il  ne  prouve  que  la  méthode  suivie  par  l'apôtre  est 
tout  à  fait  hellénique;  —  2°  Un  travail  de  M.  Ramsay,  The  Galatia  of  S.  Paul 

28 


430  REVUE  DE  L*HISTOIRE  DES  RELIGIONS 

and  the  Galatic  territory  of  Acts,  où  l'auteur  développe  avec  beaucoup  de  con- 
victioa  la  thèse  énoncée  jadis  par  M.  Perrot  que  les  Galates  de  saint  Paul  sont 
les  chrétiens  de  la  Lycaonie  et  de  la  Pisidie,  parce  que  les  limites  variables  de 
la  province  romaine  de  Galatie  ont  compris  parfois  ces  territoires;  —  3°  Une 
étude  de  M.  Conybeare  sur  des  manuscrits  arméniens  des  ActaPilati;  —  4°  Une 
longue  étude  de  M.  Watson,  The  style  and  language  of  S.  Cyprian. 

J.R. 


TABLE  DES  MATIERES 

DU  TOME  TRENTE-QUATRIÈME 


ARTICLES  DE  FOND 

Pages. 

Les  inscriptions  chinoises  de  Bodh-Gayâ,  par  M,  E.  Chavannes.  ...  1 
Le  christianisme  et  le  paganisme  dans  l'Histoire  ecclésiastique  de  Bède 

le  Vénérable,  par  M.  I.  Knappert 59,  145    et  296 

La  symbolique  des  religions  anciennes  et  modernes.  Leurs  rapports  avec 

la  civilisation,  par  M.  Louis  Mênard 174 

Le  pied  du  Buddha,  par  M.  L,  Feer • 202 

La  religion  et  les  origines  du  droit  pénal  (ler  article),  par  M.  M,  Mauss  .  269 
Le  Buddhisme  dans  son  plein  développement  d'après  les  Vinayas,  par 

M.  W.  Wassilieff. 318 


MÉLANGES  ET  DOCUMENTS 

Bulletin  archéologique  de  la  Religion  romaine  (année  1895),  par  M .  A.  Au- 

dollent 326 

REVUE  DES  LIVRES 

T^.  Achelis.  Ueber  Mythologie  und  Quitus  von  Haw^aii  (M.  L.  MariUier).  86 

jR.  Heim.  Incantamenta  magica  graeca,  latina  (M.  A,  Quentin)  ....  90 

H.  Jacobi.  Jaina  Sûtras  (M.  Sylvain  Lévi) .  95 

E.  Maass.  Orpheus  (M.  P.  Macler) 98 

Kuno  Meyer  et  A.  Nuit.  The  voyage  of  Bran  (M.  L.  MariUier) ....  101 

B.  Steinmetz.  Endokannibalismus  (M.  JL.  MariUier) 113 

CaUinici  De  vila  S.  Hypatii  liber  (M.  J.  RéviUe) 116 

G.  Kroll  et  P.  Viéreck.  Hermippus.  De  astrologia  dialogus  {M.J.  Réville).  116 
R.  Brinkmann.  Alexandri  Lycopolitani  contra  Manichaei  opiniones   dis- 

putatio  (M.  J.  Révîlle) 117 

L.-J.-B.  Bérenger-Féraud .  Superstitions  et  survivances  (M,  L.  MariUier)  119 

A.  Menzies.  U'isiory  oï  rdigion  {M.  Gobletd'Alviella) 207 

J.  Halévy.  Recherchés  bibliques  (M.  E.  Montet) 213 


432  BEVUE  DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Pages. 

G.  de  Blonay.  La.  déesse  hnàdhique  Tirai  (M.  P,Oltramare) 217 

H.  J.  Holtzmann.  Lehrbuch  der  neutestamentlichen  Théologie  (M.  J.  Ré- 
ville)   222 

L.  Malnory.  Saint  Césaire  d'Arles  (M.  J.  Réville)  ........     230 

H.  Ch.  Lea.  History  of  auricular  confession  and  indulgences  (M.  E.  Montet).    232 

H.  K.  Carrol.  Religions  forces  of  Ihe  United  States  (M.  E.  Coquerel)  .     .  238 
Brede  Christensen.  Egypternes  forestellinger  om  livet  efter  doeden  (M.  A. 

Aall) 246 

A.  Lincke.  Die  neuesten  Rûbezahlforschungen  (M.  L.  Marillier)    .     ,     .  246 

P.  Wendland.  Die  Therapeuten  (M.  J.  Réville) 248 

G.  Kriiger.  Washeisst  Dogmengeschichte?Die  Entstehung  des  neuen  Tes- 

tamentes  (M.  J.  Réville) 249 

A.  Maury.  Croyances  et  légendes  du  moyen  âge  (M.  L.  Marillier)    .     .  365 

H.  C.  Warren.  Buddhism  in  translations  (M.  L.  Finot) 377 

A.  Dillmann.  Handbuch  der  alttestamentlichen  Théologie  (M.  C.  Piepen- 

bring) 380 

L.  Bensly  et  James.  The  fourth  book  of  Ezra  (M.  A.  Lods) 385 

H.  Willrich.  Juden  and  Griechen  vorder  MaccabaischenErhebung(M.  E. 

Montet) 389 

W.  R.  Morfill  et  R.  H.  Charles.  The  book  of  the  Secrets  of  Enoch  (M.  A . 

Lods) 391 

C.  H.  Gwilliam,  F.  G.  Burkitt  et  J.  F.  Stennig.  Biblical  and  patristic 

relies  of  the  Palestinian  Syriac  literature  (M.  J.-B.  Chabot)    ....  395 

A.  E.  Burn.  The  Athanasian  Creed  and  its  early  commentaries  (M.  J.  Réville).  397 

P.  C.  Burkitt.  The  old  Latin  and  the  Itala  (M.  J.  Réville) 399 

E.  S.  Hartland.  The  Legend  of  Perseus,  t.  III  (L.  Marillier)    .    .r    .     .  401 

G.  H.  Lamers.  De  Wetenschap  van  den  godsdienst  (M.  J.  Réville)    .     .  403 

Grûtzmacher.  Pachomius  und  das  àlteste  KIosterleben  (M.  J.  Réville).     .  405 

R.  Basset.  Apocryphes  éthiopiens,  fasc.  VII  et  VIII  (M.  J.  Réville)    .     .  407 

R.  Falke.  Buddha,  Mohammed,  Christus  (I"  partie)  (M.  J.  Réville)     .     .  408 

REVUE   DES  PÉRIODIQUES 

I.  Périodiques  relatifs  ad  christianisme  antique  (fin)  (analysés  par  M.  J.  Réville), 

Les  inscriptions  chrétiennes  de  l'Asie  Mineure  (F.  Gumont) 133 

Les  anciens  évêchés  de  la  Grèce  (L.  Duchesne) 135 

Les  missions  chrétiennes  au  sud  de  l'empire  romain  (L.  Duchesne)    .     .  135 

La  tradition  sur  le  dernier  repas  de  Jésus  (H,  Joachim) 135 

«  Le  miracle  de  la  pluie  »  de  la  colonne  de  Marc-Aurèle  (Th.  Mommsen).  135 

Les  manuscrits  arméniens  de  la  Chronique  d'Eusèbe  (Th.  Mommsen).     .  135 

Chrêstftinoi-Christianoi  (J.  Blass) , 136 


TABLE  DES  MATIÈRES  433 

Pages. 

Les  députations  des  Juifs  d'Alexandrie  auprès  de  Claude  (U.  Wilcken)     .  136 

Le  christianisme  à  Lyon  avant  Constantin  (Hirschfeld) 136 

Sur  le  titre  de  aTpaxousBàpxriî  (Mommsen  et  Harnack) 136 

Tertullien  dans  la  littérature  chrétienne  ancienne  (Harnack) 137 

Un  écrit  chrétien  inédit  en  dialecte  copte  (Interrogations  adressées  par  les 

disciples  au  Seigneur)  (Schmidt) 137 

Claudien  était-il  chrétien?  (E.  Arens) 137 

Relations  de  Basile  le  Grand  avec  les  Occidentaux  (V.  Ernst)     ....  138 
Lettre  épiscopale  du  vi^  siècle  relative  à  rorganisation  des  églises  mon- 

lanistes  (A.  Jùlicher) 138 

L'interprète  de  Pierre  (A.  Link) 138 

Étude  du  manuscrit  latin  des  Actes  (F.  Blasz) 138 

Passio  Pionii{0.  v.  Gebhardt).  —  Martyre  de  Codratus  (Schmidt).  — Mar- 
tyre de  S.  Sabin  (J.  van  den  Gheyn) 139 

Sur  le  Codex  Pamphili  et  la  date  d'EuthSlius  (F.  C.  Conybeare)    .     .     ,  139 

n.  Périodiques  relatifs  aux  religions  des  peuples  non  civilisés  et  au 
FOLK-LORE  (suite  et  fin)  (analysés  par  M.  L.  Mar illier). 

Sur  les  conjurations  en  usage  dans  les  maladies  (M.  Bartels)     ....  121 

La  sorcellerie  et  les  superstitions  en  Thuringe  (M.  Lehmann-Filhès)    .     .  122 

Les  nixes  dans  les  légendes  silésiennes  (K.  Weinhold) 122 

Sur  les  conjurations  en  usage  contre  les  maladies  en  Suède  (B.  Kahle)     .  123 

La  procession  du  Bélier  dans  le  Pusterthal  (K.  Weinhold) 123 

Les  procédés  magiques  pour  s'emparer  des  nixes  et  des  fées  (L.  Frankel)  123 

Formules  magiques  recueillies  à  Handschuhsheim  (0.  Heilig)     ....  124 

Le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles  comme  symboles  de  la  beauté  (S.  Prato)    .  124 

La  sorcellerie  et  les  superstitions  en  Styrie  (K.  Réitérer) 124 

La  légende  et  le  culte  de  saint  Ulrich  (K.  Weinhold) 124 

Variante  tzigane  de  la  légende  de  la  déhvrance  d'Andromède  (R.  v.  Sowa).  125 
Coutumes  de  mariage  et  croyances  diverses   des  Croates  de  Murakôz 

(F.  Gônczi) 125 

Sur  la  propagation  des  contes  populaires  (W.  W.  Newell) 125 

Coutumes  funéraires  et  croyances  relatives  aux  morts  des  paysans  d'Ir- 
lande (F.  D.  Bergen) 125 

L'interprétation  du  folk-lore  (J.  W.  Powell) 126 

L'âme  d'après  les  Iroquois  (J.  N.  D.  Hewitt) •     .  126 

Le  folk-lore  mexicain  d'après  Sahagun  (Z.  Nuttall) 126 

Le  folk-lore  Kwapa  (J.  Owen  Dorsey) 127 

Légendes  tusayannes   relatives  à  la  destruction  des   monstres  (J.  W. 

Fewkes) 127 

Légendes  des  Maliscets  (E.  Jack) 127 


434  BEVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Pages. 

La  fête  du  Chien  blanc  chez  les  Onondaga  (W.  M.  Beauchamp).     ...  128 

Fêtes  et  danses  des  Mahawks  (W.  M.  Beauchamp) 128 

Les  études  relatives  au  folk-lore  (W.  W.  Newell) 128 

L'autel  des  prêtres  de  la  Flûte  à  Oraibi  (J.  W.  Fewkes) 128 

La  danse  des  serpents  à  Walpi  en  1895  (J.  W.  Fewkes) 128 

Le  folk-lore  de  Terre-Neuve  (G.  Patterson) 128 

Les  croyances  relatives  à  la  pailie  et  son  rôle  dans  les  rites  (J.  O'Nell)     .  128 

Les  diseuses  de  bonne  aventure  en  Amérique  (H.  Carrington  Bolton)   .     .  129 

Revue  des  articles  relatifs  aux  Indiens 129 

Objets  religieux,  fétiches  et  idoles  de  Timor,  Flores  et  Rôti  (H.  Ten  Kale).  410 
Croyances  des  Tchérémisses  relatives  au  séjour  des  âmes  et  culte  qu'ils 

rendent  aux  morts  (S.  K.  Kussnezow) 410 

Coutumes  en  usage  lors  du  mariage,  de  la  naissance  et  de  la  mort  chez 

iesToiimbuluh  de  Célèbes  (J.  G.  Riedel) 411 

Cultes  et  pratiques  magiques  de  Tlmor-laut  et  de  Wetter  (V.  Hœvell).     .  412 

L'interprétation  des  rêves  au  Siam  (0.  Frankfurter) 413 

Coutumes  et  conceptions  religieuses  des  Kekchis  du  Guatemala  (C.  Sapper).  413 

Calendrier  religieux  de  Walpi  (J.  W.Fewkes) 414 

Superstitions  relatives  à  des  blocs  erratiques  dans  le  Hanovre  (H.  Dehning).  414 

Légendes  de  sorcières  islandaises  (Lehmann-Filhés) 414 

La  divination  chez  les  Battaks  et   la  légende  relative  à  son  institution 

(C.  M.  Pleyte  Wzn) 414 

Coutumes  des  Kalmouks  de  la  Russie  d'Europe  (V.  Stenin) 414 

La  pyrolalrie  dans  l'Afrique  australe  (D.  P.  H.  Brincker) 414 

La  coutume  de  tuer  les  malades  et  les  vieillards  (Sartori) 414 

Sur  les  coutumes  qui  obligent  les  fiancés  et  les  époux  à  éviter  la  pré- 
sence de  leurs  beaux-parents  (A.  H.  Post) 415 

Coutumes  religieuses  des  Bantous  (D.  H.  P.  Brincker) 415 

Superstitions  des  nègres  des  États  du  Sud  (C.  StefTers)    ^ 415 

Rites,  coutumes  et  superstitions  des  Indiens  Schamakoko  (v.  den  Steinen) .  415 

Les  culies  païens  des  Finnois  (K.  Rhamm) 415 

Croyances  des  Houzoules  et  des  Ruthènes  relatives  à  la  destinée  et  au  sé- 
jour des  âmes  (H.  R.  Kaindl) 415 

Les  Indiens  de  Chanchamayo  (Pérou)  (Grube) 416 

Têtes  de  morts  peintes  en  Haute-Autriche  et  dans  le  pays  de  Salzbourg  .  416 

Légendes  de  Samoa  (v.  Bulow) 416 

Les  os  du  crâne  employés  comme  amulettes  (Krahmer) 416 

Interprétations  mythiques  des  événements  géologiques  (V.  Deecke)     .    .  416 

Le  poison  magique  des  Bantous  (D.  P.  H.  Brincker) 416 

Coutumes  de  mariage  du  Japon  (Iguchi) 416 

Croyances  religieuses  des  Ephé.  (H.  Seidel) 416 

Les  Naïrs  de  la  côte  de  Malabar  (E.  Schmidt)     . 417 


TABLE  DES  MATIERES  435 

Pages. 

Coutumes  populaires  et  superstitions  des  Lithuaniens  (F.  Tetzner)  .     .     .  417 

Légendes  attachées  aux  mégalithes  de  Roll-right  (A.  J.  Evans)  ....  41 7 

Coutumes  et  superstitions  de  la  Corée  (T.  Watters) 418 

La  médecine  populaire  dans  le  comté  de  Suffolk  (N.  Wollaslon  Groome)  .  418 

Les  tabous  de  commensalité  (A.  E.  Crawley) 419 

Procédés  de  divination,  recettes  magiques  et  survivances  des  cultes  agri- 
coles dans  l'Argyleshire  (R.  C.  Maclagan) 419 

Traditions,  coutumes  et  superstitions  des  îles  Lewis  (M.  Mac  Pharl)   .     .  419 
Le  culte  des  arbres,  le  mauvais  œil,  la  médecine  populaire  et  les  recettes 

magiques  en  Syrie  {W.  H.  D.  Rouse) 419 

La  sorcellerie  à  Ceylan  (J.  P.  Lewis) 420 

La  médecine  populaire  dans  le  Shrapshire  (W.  E.  T.  Morgan)  ....  420 

Mariage  symbolique  avec  un  arbre  ou  une  plante  (G.  M.  Godden)  .     .     .  420 
Sur  l'usage  de  jeter  de  vieilles  chaussures  aux  mariés  le  jour  des  noces  (J. 

E.  Crombie) 420 

Chants  populaires  contenus  dans  le  Kalevala  (Ch.  J.  Billson)     ....  420 

Une   légende  celtique  de  lutin  (W.  A.  Craigie) 420 

La  sorcière  brûlée  vive  à  Clonmel  en  1895 420 

in.  Mythologie  slave  (analyse  faite  par  A.  Dirr). 

Les  éléments  aryens  et  sémites  dans  les  coutumes,  les  rites,  les  croyan- 
ces et  les  cultes  des  Slaves  (A.  Framintsyn) 129 

IV.  Périodiques  relatifs  ad  jddaisme  postbiblique  (analyses 
par  M.  Israël  Lévi). 

Les  sectes  juives  mentionnées  dans  la  Mischna  de  Berakhot  et  de  Me- 

guilla  (J.  Lehmann) 251 

Les  prêtres  et  le  culte  dans  les  dernières  années  du  temple  de  Jérusalem 

(Buchler) 251 

Origine  et  histoire  de  la  lecture  du  Schéma  et  des  formules  de  bénédic- 
tion qui  l'accompagnent  (Blau) 252 

Critique  de  la  tradition  qui  fait  descendre  Hillel  du  roi  David  (I.  Lévi)    .  252 

Contributions  à  l'histoire  des  Juifs  en  Egypte  (M.  Schreiner)    ....  253 
La  randonnée  du  chevreau  mangé  par  le  chat,  mordu  par  le  chien,  elc  . 

(G.  A.  Kohut) 253 

M.  Joseph  Derenbourg  (W.  Bâcher) 253 

Sur  la  fête  de  Hanouca  ou  des  Macchabées  (S.  Krauss) 253 

Romances  espagnoles  importées  en  Turquie  par  les  Juifs  (A.  Danon).    .  253 

L'origine  et  la  date  du  Schemonè-Esré  (I.  Lévi) 253 

Sur  les  sources  de  Josèphe  (Buchler) 254 


436  REVUE    DE    l'histoire    DES    RELIGIONS 

Pages. 

Origine  du  nom  de  la  ville  de  Bari  (I,  Lévi) 254 

Version  hébraïque  de  l'Ecclésiastique  (I.  Lévi) 254 

Examen  antique  du  Midrasch  Bereschit  Rabba  (J.  Theodor) 254 

Sur  les  sectes  juives  auxquelles  Saadia  attribue  la  croyance  à  la  métem- 

psychose  (S.  Poznanski) 254 

Additions  et  rectifications  au  texte  arabe  du  «  Guide  des  égarés  »  (H.  Hirsch- 

feld) .  255 

Le  Targoum  fragmentaire  du  Pentateuque  (J.  Bassfieund) 255 

Rituel  de  prières  hébraïques  de  la  Bibliothèque  de  Trêves  (J.  Bassfreund) .  255 

Rituel  des  Israélites  Yéménites  (A.  Kohut) 255 

Origine  essénienne  de  l'Apocalypse  d'Abraham  (K.  Kohler) 255 

Commentaire  critique  du  Targoum  des  prophètes  (M.  Adier)     ....  256 

Les  Garaïtes  d'après  Kirkisani  (W.  Bâcher) 25G 

Emmanuel  de  Rome  et  Peire  de  Corbiac  (G.  Sacerdote) 256 

Études  de  théologie  rabbinique  (Conception  rabbinique  de  la  Tora)  (S. 

Schechter) 256 

Méconnaissance  mutuelle  du  christianisme  et  du  judaïsme  (C.  G.  Monte- 

fiore) 256 

Collation  de  la  version  arménienne  du  Testament  des  fils  de  Jacob  avec  le 

texte  grec  (F.  C.  Conybeare) 256 

L'influence  du  Pentateuque  sur  l'Avesta  (J,  Halévy) 256 

Chroniques,  par  MM.  Jean  Réville  et  Léon  Marillier. 

Enseignement  de  l'histoire  des  religions  :  à  Paris,  p.  258  et  421. 

Généralités  :  H.  Galiment,  Divinités  à  attitude  orientale,  p.  140;  Malvert, 
Science  et  religion,  p.  142;  Goblet  d'Alviella,  Au  xxrn«  siècle  avant 
notre  ère,  p.  144;  Blondel,  Exigences  de  la  pensée  contemporaine  en 
matière  d'apologétique,  p.  263, 

Christianisme,  Généralités  :  La  France  chrétienne  dans  l'histoire,  p.  141; 
Concours  de  la  Société  de  La  Haye  pour  la  défense  de  la  religion  chré- 
tienne, p.  267. 

Christianisme  ancien  :  Araélineau,  PisLis  Sophia,  p.  140;  C.  Holzhey,  Der 
neuentdeckte  Codex  Sinaïticus,  p.  143;  Gevaert,  Mélopée  antique  dans 
le  chant  de  l'Église  latine,  p.  144;  Le  Blant,  Inscriptions  trouvées  à 
Sofia,  p.  264;  G.  Mercati,  Fragments  retrouvés  des  Hexaples  d'Ori- 
gène,  p.  267;  Stapfer,  Jésus-Christ,  p.  425;  Dieterich,  L'inscription 
d'Abercius,  p.  428:  Rendel  Harris,  Commentaire  d'Ephrem  sur  le  Dia- 
tessaron,  p.  429;  Studia  biblica  et  ecclesiastica,  t.  IV,  p.  429 

Christianisme  au  moyen  âge  :  Imbart  de  La  Tour,  Paroisses  rurales  de 
l'ancienne  France,  p.  141;  Picavet,  Roscelin,  p.  259;  Société  pour 
l'étude  delà  Scolastique  médiévale,  p.  260;  Chabot,  Livre  de  la  Chas- 


TABLE  DES  MATIÈRES  437 

teté,  de  Jesusdenah,  p.  261;  Mas  Latrie,  Évêché  latin  à  Cérines, 
p.  264;  Études  dédiées  à  G.  Monod,  p,  425;  Clermont-Ganneau,  Fiefs 
et  châteaux  des  Croisés,  p.  425;  Hauréau,  Supplique  à  Philippe  le 
Bel,  p.  426;  Urseau,  Tombe  d'Ulger,  évêque  d'Angers,  p.  426. 

Histoire  de  la  Réformalion  :  Doumergue,  Calvin,  p.  141. 

Christianisme  moderne  :  Levesque,  États  d'Oraison  de  Bossuet,  p.  262  ; 
Blondel,  Christianisme  de  Descartes,  p.  262. 

Juda:isme  :  D.  H.  Muller,  Règles  de  la  poésie  des  prophètes,  p.  142;  A. 
Mez,  La  Bible  de  Josèphe,  p.  142;  Joseph  Derenbourg,  OEuvres  de 
Saadia  Gaon,  p.  423;  Clermont-Ganneau,  Gadara,  p.  425,  et  patrie 
d'Élie,  p.  426;  Dieulafoy,  Prophétisme,  p.  427:  Cohn,  OEuvres  de 
Philon,  t.  I,  p.  429;  Naber,  Josèphe,  p.  429;  Bonvyretsch,  Hénoch 
slave,  p.  429. 

Islamisme  :  Ed.  Montet,  Sourate  de  Joseph,  p.  143. 

Religion  assyro-babylonienne  :  Oppert,  Trésorerie  du  temple  du  Soleil  à 
Sippara,  p.  264;  Scheil,  Khodor-Laomer  dans  des  lettres  de  Ham- 
mourabi,  p,  266;  Heuzey,  Antiques  monuments  chaldéens  donnés  au 
Musée  du  Louvre,  p.  266;  Oppert,  Chronologie  assyrienne,  p.  426. 

Autres  religions  sémitiques  :  Clermont-Ganneau,  Inscriptions  de  Palmyre 
(dieu  Bol),  p.  265;  de  Vogué,  Inscriptions  nabatéennes,  p.  426. 

Religions  de  l'Egypte  :  Souries,  Topographie  de  l'ancienne  Alexandrie, 
p.  265;  Maspero,  Gomment  Alexandre  devint  dieu  en  Egypte,  p.  423. 

Religions  de  la  Grèce  et  de  Rome  :  Mourlot,  L'Augustalité  dans  l'Empire 
romain,  p.  141;  Th.  Reinach,  Sacrifices  humains  en  Grèce,  p.  264; 
Héron  de  Villefosse,  Inscription  (Saluti  generis  humani),  p.  266;  Lar- 
roumet,  Théâtre  de  Bacchus,  p.  427. 

Religion  gauloise  :  C.  Jullian,  L'Hercule  gaulois  dans  l'empire  de  Pos- 
tume,  p.  265;  Bertrand,  Druidisme,  p.  426. 

Religions  de  Vlnde  :  De  la  Vallée  Poussin,  Pancakrama,  p.  143;  Senart, 
Castes  dans  l'Inde,  p.  424;  Wallon,  Notice  sur  Abel  Bergaigne,  p.  427. 

Religions  de  l'Amérique  :  Oppert,  Rituel  Nahua,  p.  426. 

folk-Lore  :  Goldziher  et  Landberg,  Le  moine  Barsîsa,  p.  144;  Muntz, 
Légende  de  Virgile  au  moyen  âge,  p.  426. 

liouvelles  diverses  :  Cérémonie  en  l'honneur  d'Ernest  Renan  à  Tréguier, 
p.  260  ;  Concours  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres, 
p.  427. 


438  REVUE    DE    L  HISTOIRE    DES    RELIGIONS 

ERRATUM 

Page  124,  ligne  33,  au  lieu  de  Weinhald,  lire  Weinhold. 

P.  128,  1.  16,  au  lieu  de  Waater  Fowkes,  lire  Walter  Fewkes. 

P.  133,  1.  7,  au  lieu  de  Friglav,  lire  Triglav. 

—  1.  12,  au  lieu  de  Sbiatovit,  lire  Sviatovit. 

—  I.  17,  au  lieu  de  Isitsa,  lire  Tsitsa. 

—  I.  19,  au  lieu  de  notrouti,  lire  poronouti. 

—  1.  31,  au  lieu  de  les,  lire  ces. 

P.  136,  \.  i,  au  lieu  de  Chrestianio-Ghristinaoi,  lire  Chrêstiaaoi-Chrislianoi. 
P.  138,  1.  2,  au  lieu  de  mir,  lire  mil. 


Le  Gérant  :  Ernest  Lerodx. 


ANGKRS,   IMP.    DE  A.   BUl'.DIN,   RUE  GARNIER,  4. 


nuinu  î^èlct.  AUb  z  «  19(9 


BL       Revue  de  l'histoire  des 
3  religions 

R4 

t. 33-34 


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