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X
REVUE
DE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
TOME TRENTE-TROISIÈME
ANRKP6, I>IP. DK A. BCBDIK, RL'E GABNIEB, 4.
/^ANNALES DU MUSÉE GUIMET
REVUE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
PUBLIEE SOCS LA DIRECTION DE
MM. JEAN RÉVILLE ET LÉON MARILLIER
AVEC LE CONCOURS DB
MM. E. AMÉLINEAU, Aug. AUDOLLENT, A. BARTH , R. BASSET, A. BOUCHÉ-
LECLERCQ, J.-B. CHABOT, E. CHAVANNES , P. DECHARME , L. FINOT,
J. GOLDZIHER, L. KNAPPERT, L. LEGER, Israël LÉVI , Stltain LÉVI ,
G. MASPERO, P. PARIS, F. PICAVET, C. PlEPExNBRING, Albert RÉVILLE,
C-P. TIELE, ETC.
DIX-SEPTIEME ANNEE
TOME TRExNTE-TROISlÈME
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, 28
<896
3
ETUDES
DE
MYTHOLOGIE SLAVE
SVANÏOVIT ET LES DIEUX EN « VIT » '
Si Peroun était le grand dieu de la Russie kievienne etnovgo-
rodienne, Svantovit était le grand dieu des Slaves de l'îledeRugen
et du littoral baltique. C'est ce que nous atteste Helmold au
chapitre 52 de sa Chronique : « Parmi les nombreux dieux des
Slaves domine Zvantevith, dieu de la terre des Rugiens. C'est
celui dont les oracles sont les plus certains. A côté de lui les au-
tres dieux ne sont que des demi-dieux. Aussi pour l'honorer par-
ticulièrement ont-ils pris l'habitude de lui sacrifier chaque année
un chrétien désigné par le sort. En outre, ils envoyaient chaque
année de toutes les provinces slaves des contributions pour les
sacrifices. Ils ont un respect extraordinaire pour le temple de ce
dieu ; ils n'admettent pas facilement qu on jure par lui, ni que ses
abords soient souillés, même en temps de guerre*. De toutes les
provinces des Slaves on vient chercher des oracles et on envoie
de quoi faire des sacrifices. Les marchands qui arrivent dans ce
pays n'ont pas la faculté de vendre ou d'acheter s'ils n'ont pas
offert quelque objet de prix sur leurs marchandises. Ce n'est
qu'après cette offrande qu'ils peuvent exercer leur commerce'.
1) Voir la Revue, t. XXXI, p. 89.
2) Htlmoldi pre&byttri Chronica Slavorvm, édition de Pertz inusum schola-
rum, Hanovre, 1868. Liv. I, 6.
3) <f Nam neque juramentis facile indulgent, neque ambilum fanivel in hosti-
bus temerari paiiuntur. » Ce passage assez obscur est expliqué par les lignes
1
2 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
Ailleurs * Helmoldraconte comment, en l'année 1 168, Valdemar,
roi de Danemark, attaqua Tîle de Rugen avec une grande armée
et une flotte considérable. Il s'empara de l'île, et les habitants,
pour se racheter, consentirent à tout ce qu'il demanderait. Il fit
donc apporter une très ancienne idole de Zvantevith qui était
adorée par toute la nation des Slaves, ordonna de lui passer une
corde au cou, de la couper en morceaux et de la jeter au feu. Il
détruisit son temple, tout son culte, et pilla son riche trésor... Un
peuplusloin-, Helmold, qui, commenousleverronstoutàTheure,
identifie Svantovit à saint Vit ou saint Guy, insiste encore sur
Fimportance du culte de Svantovit. Il était, dit-il, le premier de
tous les dieux slaves, celui qui donnait les plus glorieuses vic-
toires, qui rendait les oracles les plus certains. Aussi de notre temps
a-t-on vu non seulement les Wagriens, mais encore toutes les
provinces slaves, envoyer des tributs annuels à Rugen etproclamer
Zvantevith le dieu des dieux. Chez eux le roi est peu considéré
en comparaison du prêtre. Car c'est le prêtre qui interprète les
oracles et qui explique les sorts. Il dépend des sorts et le roi et le
peuple dépendent de lui^ Or ils sacrifiaient parfois un chrétien
et affirmaient que les dieux étaient surtout réjouis par le sang
chrétien... L'or et l'argent pris sur les ennemis étaient en partie
versés dans le trésor de Svantevit (I, 38). »
Le culte de Svantevit est encore mentionné par Saxo Gramma-
ticus : « Ily avait, dit-il, chez les habitants d'x4.rkona, dans l'île de
Rugen, une idole particulièrement honorée par les indigènes et
par les peuples d'alentour, mais faussement désignée parle nom
de saint Vit*. » Plus loin" il décrit le temple d'Arkona : « Au mi-
suivantes du chap. 83 : « Tantam enim sacris suis Sclavi exhibent] reverentiam,
ut ambitum fani nec in hostibus sanguine polluij sinant. Jurationes difficillime
admittunt, nam jurare apud Sclavos quasi perjurare est ob vindicem deorum
iram. >>
1) Liv. II, chap. 12
2) Même chapitre.
3) Cf. I, 6 : « Flaminem suum non minus quam regem venerantur ».
4) Historia Danica, éd. Helder, Strasbourg, 1S86, livre XIV, p, 444. « Era-
enim simulacrum urbi prsecipua civium religione cultum... sed faiso sacr
Vili vocabuio insignitum. »
5)Ibid., p. 565.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE SLAVE. SVANTOVIT ET LES DIEUX EN « VIT )) 3
lieu de la ville était une place où se dressait un temple de bois
fort beau, respectable, non seulement par la ma'^nificence de son
culte, mais aussi par l'idole qu'il renfermait. L'extérieur ou l'en-
ceinte de l'édifice était orné de ciselures délicates [accurato cela-
mine) grossièrement peintes et représentant divers objets. On n'y
entrait que par une seule porte. Le temple lui-même était entouré
d'une double enceinte : l'enceinte extérieure était recouverte d'un
toit roug-e ; l'enceinte intérieure était composée de tentures soute-
nues par quatre poteaux et ne communiquait avec l'extérieur
que par le toit. Dans l'édifice se dressait une immense idole;
elle était beaucoup plus grande que nature; elle avait quatre
cous et quatre têtes*; deux semblaient regarder la poitrine
et deux le dos; par devant et par derrière l'une semblait regarder
à droite et l'autre à gauche. La barbe était rasée, les cheveux
tondus à la manière des Rugiens.Elle tenait dans sa main droite
une corne fabriquée de divers métaux; chaque année le prêtre la
remplissait de vin {mero), et d'après l'état de ce breuvage il pré-
disait les moissons de l'année suivante. La main gauche tenait
un arc, le bras pendant au corps. Une tunique enveloppait le
corps de l'idole et descendait jusqu'aux jambes; elle était faite
de différents bois et si habilement rattachée aux genoux que le
point de contact ne pouvait être aperçu qu'après un minutieux
examen. Les pieds étaient appuyés sur le sol, mais on ne voyait
pas comment ils y étaient fixés.
« Près de l'idole on voyait un frein, une selle et différents insi-
gnes de la divinité. On admirait surtout une épée colossale dont
le fourreau et la poignée étaient en argent et remarquablement
ciselé.
« Voici comment on célébrait la grande fête de son culte. Une
fois par an, après la récolte, une foule nombreuse se réunissait
devant le temple, sacrifiait des têtes de bétail et prenait part à un
grand festin religieux. Le prêtre, qui, contrairement à la mode du
1) Ces idoles poJycéphales sont fréquentes chez les Slaves baltiques. Cf. le
dieu Triglav, le dieu Porenutius à quatre têtes, plus une cinquième sur la poi-
trine. « Multos [deos] duobus vel tribus, vel eo ampliuscapitibus exsculpunt »
(Helm., I, 83).
4 REVUE DK l'histoire DES RELIGIONS
pays porlait la barbo elles cboveux fort longs, avait seul le droit
d-entrer dans le sanctuaire. Le jour qui précédait la fonction sa-
crée, il nettoyait soigneusement avec un balai le temple où seul
il avait droit d'entrer, en faisant bien attention de retenir son
haleine. Chaque fois qu'il avait besoin de respirer, il courait a la
porte afin que la divinité ne fût pas souillée par le contact d un
soufile humain. Le lendemain, le peuple étant rassemblé devant
les portes, il enlevait le vase de la main de l'idole et examinait si
la quantité de liquide avait diminué par rapport à une marque
faite d'avance; dans ce cas, il prédisait de la disette pour Tannée
suivante. Dans le cas contraire, il prédisait l'abondance. Suivant
ces pronostics, il prévenait d'avoir à user d'une façon plus ou
moins large des biens de la terre. Ensuite il répandait aux pieds
de l'idole, en guise de libation, le breuvage de Vannée précédente
et remplissait la corne d'une nouvelle liqueur. Et, après avoir
vénéré la statue en faisant semblant de lui offrir à boire, il lui
demandait par une invocation solennelle toutes sortes de biens
pour lui-même et pour la patrie, la richesse et la gloire pour les
citoyens. Puis il avalait d'un seul trait le contenu du vase, le
remplissait de nouveau et le remettait dans la main droite de la
statue. Ensuite on plaçait devant la statue un gâteau assaisonné
de miel, rond et presque aussi haut que la taille d'un homme.
Le prêtre se mettait derrière ce gâteau et demandait au peuple
s'il le voyait. Si le peuple répondait affirmativement, il exprimait
le vœu de ne pas être vu l'année suivante. Ce vœu avait pour
objet, non pas la destinée du prêtre ou du peuple, mais l'abon-
dance de la moisson future. Puis il saluait la foule au nom de
l'idole, l'engageait à persévérer dans sa dévotion et dans ses sa-
crifices et lui promettait comme récompense très certaine des
victoires sur terre et sur mer. Le reste du jour était consacré
au festin ; on mangeait la chair des victimes, on les obligeait à
servir à l'intempérance. Dans ce festin, c'était faire acte de piété
que de violer la sobriété, et il était inconvenant de l'observer.
Chaque année tous les hommes et toutes les femmes payaient une
pièce de monnaie pour le culte du dieu. On lui assignait un tiers
du butin comme s'il avait contribué à le faire obtenir. 11 avait à
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE SLAVE. SVANTOVIT ET LES DIEUX EN « VIT » 5
son service trois cents chevaux et trois cents cavaliers; tout ce
qu'ils acquéraient par les armes ou par le vol était confié à la
garde du prêtre; il fabriquait des insignes ou des ornements
(avec les métaux) ; on conservait ces dépouilles dans des coffres
qui renfermaient des sommes d'argent considérables et des
étoffes de pourpre usées ; on y entassait aussi tous les présents
publics ou privés recueillis par des quêteurs assidus. Cette statue
qui recueillait les tributs de toute la Slavie recevait aussi les
dons des rois limitrophes^ et ces dons étaient parfois de véri-
tables sacrilèges. Ainsi le roi de Danemark, Sueno, pour se la
rendre favorable, lui fît hommage d'un vase précieux, préférant
une religion étrangère à la sienne. Plus tard il fut puni de ce
sacrilège par une mort tragique. Ce dieu avait encore des tem-
ples en beaucoup d'endroits; ils étaient servis par des prêtres
d'ordre inférieur. Il avait un cheval à lui de couleur blanche;
c'était un crime d'arracher les poils de sa crinière ou de sa queue.
Seul le prêtre avait le droit de le faire paître et de le monter. Au
dire des Rugiens, Svantovitus (c'est ainsi que s'appelait l'idole)
guerroyait sur ce coursier contre ses ennemis. La principale
raison de cette croyance étaitlefait suivant; le matin le coursier
apparaissait souvent couvert de sueur et de boue comme s'il
avait parcouru de grands espaces. Ce cheval servait aussi à pren-
dre les augures : voici comment'. Quand il s'agissait d'en-
treprendre quelque guerre, les prêtres disposaient devant le
temple un triple rang de lances. Ou liait deux lances transver-
salement la pointe en bas. Au moment d'entreprendre l'expédi-
tion, on faisait une prière solennelle, le cheval était amené par
un prêtre; si, pour franchir les rangées de lances, il partait du
1) D'après Thietmar, les Slaves habitants de la ville Riedegast (Rethra?) se
servaient aussi du cheval pour connaître l'avenir : « Cuin hue idolis, immolare
seu iram eorum placare conveniunt, sedent hi duntaxat cœteris astantibus
et invicem clanculum mussantes terram cum tremore infodiunt, quo sortibus
emissis rerum certitudinem dubiarum perquirant. Quibus finitis, cespite viridi
operientes equum qui maximus inter alios habetur et ut sacer ab his vene-
ratur super fixas in terram duaruni cuspides hostilium inter se transmissarum
supplici obsequio ducunt et pi œmissis sortibus [quibus id] exploravere prius,
per hune quasi divinum denuo auguriantur » (Chronicon, VI, 24). Cette divi-
nation par le cheval se retrouve à Stettin (Herbordi Vita Otthcnis, II, 23).
b REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
pied droit, c'était un heureux augure pour le résultat de la guerre ;
s'il partait du pied g-auche, on renonçait à l'expédition. Il en était
de même pour les expéditions maritimes ou pour les diverses
entreprises*. »
Après avoir décrit Tidole et exposé les détails de son culte,
Saxo Grammalicus raconte comment elle fut détruite par les
Danois' : « Esbern et Sueno furent envoyés par le roi pour la
renverser. Il fallait employer le fer et prendre garde de se lais=
ser écraser par la chute de la statue ; les païens auraient cru que
leur dieu se vengeait... L'idole tomba bruyamment... Le temple
était décoré d'étoffes de pourpre, que l'humidité faisait tomber en
lambeaux, et de cornes de bêtes sauvages; on vit tout d'un coup
un démon s'en aller du temple sous la forme d'un animal noir. On
donna l'ordre aux habitants de jeter des cordes autour de Tidole
pour la faire sortir de la ville; mais, par suite d'une crainte reli-
gieuse, ils n'osèrent exécuter cet ordre eux-mêmes; ils ordon-
nèrent à des captifs et à des mercenaires étrangers de renverser
le dieu, pensant qu'il valait mieux exposer à sa colère d'ignobles
personnages. Ils croyaient que la majesté du dieu, qu'ils avaient
si longtemps adoré, châtierait sévèrement ceux qui porteraient
la main sur lui. On entendait les cris les plus divers; les uns
se lamentaient sur l'injure faite à leur dieu, les autres le raillaient.
Évidemment les plus sages rougissaient d'avoir été abusés pen-
dant tant d'années par un culte aussi grossier. L'idole fut ame-
née au camp et fut curieusement examinée par un grand nombre
de]spectateurs. Le soir venu, les cuisiniers la brisèrent en mor-
1) Faut-il rapporter au culte du Svantovit le drapeau religieux appelé stanitsa
dont il est question dans Saxo Grammalicus (p. 569) ? Ce drapeau était d'une
grandeur et d'une couleur extraordinaire. Il était presque aussi vénéré chez
les Rugieas que la majesté de tous les dieux. Quand il? le portaient devant eux,
ils se croyaient tout permis... Leur superstition était telle que l'autorité de ce
morceau d'étoffe surpassait celle du roi. Svantovit est avant tout, un dieu guer-
rier et le drapeau est certainement un symbole de guerre.
Sur la divination par le cheval consulter encore : Jahn, Die deutschm
Opfergebrâuche bei Ackerbau (Breslau, 1883, p. 24); — Hopf, Thier Orakel und
OrakeUh'ier.2, p. 68; — Saupe, Der Indiculus superstitionum (Leipzig, 1891,
p. 18); Tobolka dans le Casopis (Revue) du Musée d'Olomouc (Ollmùtz), 1894.
2) P. 574.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE SLAVE. SVANTOVIT ET LES DIEUX EN « VIT )) 7
ceaux pour allumer le feu. Les Rugiens durent ensuite livrer le
trésor qu'ils avaint consacré à Svantovit. »
Helmold et Saxo Grammaticus sont d'accord pour désigner
SOUS le nom de Svantovit le grand dieu de l'île de Rugen (en
slave Rana). Tous deux aussi sont d'accord pour expliquer le
nom de Svantovit par celui d'un saint chrétien, sdimiYït{sanctiis
Vitus) ou saint Guy : « Au temps de l'empereur Louis II, c'est-à-
dire vers le milieu duix® siècle, des moines de Corvei pénétrè-
rent dans l'île de Rugen où était le foyer principal de l'erreur et
le siège de l'idolâtrie. Ils prêchèrent la parole de Dieu et établi-
rent un sanctuaire en l'honneur de Notre Seigneur Jésus-Christ
et de saint Vit, patron de Corvei. Mais bientôt les Rugiens chas-
sèrent les prêtres et revinrent à leurs anciennes superstitions.
Car, ce saint Vi t que nous confessons martyr et serviteur du Christ,
ils le vénèrent comme un dieu, préférant la créature au créa-
teur. Et il n'y a pas sous le ciel de barbares qui aient plus en
horreur les chrétiens et les prêtres. Ils ne se glorifient que du
nom de saint Vit, auquel ils ont même dédié un temple et une
idole, objet d'un culte empressé, et qu'ils considèrent comme le
premier de leurs dieux. De toutes les provinces slaves on vient
ici demander les oracles et célébrer des sacrifices annuels. Les
habitants honorent le prêtre non moins que le roi. Or, depuis le
temps où ils ont pour la première fois renoncé à la foi chrétienne,
cette superstition a persisté chez les Rugiens jusqu'à nos jours*. »
D'après Helmold, le nom de Svantovit serait donc tout simple-
ment une altération de sanctus Vitus; le dieu païen se serait
substitué au saint chrétien. Helmold néglige, d'ailleurs, de re-
chercher quel aurait pu être le nom antérieur de ce dieu si popu-
laire. Au livre II, chap. xii, il raconte brièvement la conquête
de Rugen par les Danois, la destruction de l'idole de Zvantevi-
thus, de son temple et le pillage de son église.
« De toutes la nation des Slaves qui est divisée en provinces
et en principautés, celle des Rugiens fut la plus obstinée dans les
ténèbres de l'infidélité ; elle y persista jusqu'à nos jours. Un bruit
1) Helmold, I, 6.
8 REVUE DE l'histoire DKS RELIGIONS
assez vague [tennis fama) raconte que Louis fils de Charles
offrit autrefois la terre des Rugiens au bienheureux Vit de Cor-
vei, parce qu'il était le fondateur de ce monastère. Des prédi-
cateurs venus de cette abbaye convertirent, dit-on, le peuple des
Rugiens et fondèrent chez lui un oratoire en l'honneur du mar-
tyr Vit, au culte duquel la province fut consacrée. Bientôt les
Rugiens abandonnèrent la lumière de la vérité et tombèrent dans
une erreur pire que la première' ; car, ce même saint Vit que nous
appelons le serviteur de Dieu, ils se mirent à l'adorer comme un
dieu, lui faisant une grande statue, et ils servirent la créature
plutôt que le créateur. Or cette superstition s'établit si bien que
Zvantovit, dieu do la terre de Rugen, devient le premier dieu des
Slaves, elc.^ » Saxo Grammaticus déclare de son côté (p. 444)
que le temple le plus fréquenté d'Arkona portait à tort le nom
de saint Vit. (Cf. p. 568 : « Servitutem superstitione mutarunt,
instituto domi simulacro, quod sancti Viti vocabulo censuerunt. »)
Ainsi donc, d'après Helmold et Saxo Grammaticus, si les Ru-
giens adoraient un dieu appelé Svantovit, c'est parce qu'ils au-
raient détourné à son profit le nom de saint Vit importé par les
moines de Corvey. Adam de Brème, auquel Helmold a emprunté
des renseignements généraux sur l'île de Rugen (I, 2), ne dit
rien de l'acquisition de cette île par les moines de Corvei au
ix^ siècle, de l'introduction du culte de saint Vit et de sa trans-
formation en dieu païen. D'après M. Voelkel*, ces deux fables,
bien que Helmold invoque la veterum antiqua relatio^ n'auraient
été inventées qu'auxiie siècle. Les moines de Corvei faisaient d'ail-
leurs valoir bien d'autres prétentions aussi peu justifiées.
1) Cf. Saint Mathieu, ch. xxvii, v. 64.
2) Celait l'abbé de Corvei Boso qui avait apporté au monastère les reliques
de saint Vit : « Qui cum esset admirandae sancLitatis ad augmeutum virlutum
suarum bealaeque [nemoricB SaxonicB preciosuin attulit thesaurumreliquias vide-
licel pretiosi naartyris Viti » {Widukindi Res gestae Saxonise, liv. III, 2). Ces
reliques étaient fort recherchées au moyen âge. Au début du x* siècle le duc
de Bohème, Vacsiav, reçut de l'empereur un bras de saint Vit et éleva l'église
cathédrale de Prague qui porte encore le nom de saint Vit.
3) Die Slavenchronik Helmokh, Gœtlingue, 1873.
M. Vœlkel renvoie aux ouvrages suivants :
Wigger, Mecklenburgische Anna/eu, Schwerin, 1861, p. Ii4, 148;
ÉTUDES DE MYTHOLOGtE SLAVE. SVAXTOVIT ET LES DIEUX E\ <( VIT » 9
Il y a lieu, je crois, de retourner le raisonaementd'Helmold et
de Saxo Grammaticus. Ce ne sont pas les païens qui, convertis au
culte de saint Vit, ont transformé ce saint en divinité païenne, ce
sont au contraire les moines qui, trouvant établi le culte de Svan-
tovit, ont essayé de lui substituer un saint dontle nom était à peu
près analogue. Ces fraudes pieuses, ces confusions de noms se
rencontrent au moyen âge'. Elles expliquent la substitution du
culte de saint Vit à celui de Svantovit.
La haine des Slaves Baltiques pour le christianisme était pro-
fonde; elle était entretenue par un clergé intéressé à conserver
son prestige. Est-il possible d'admettre qu'il ait pu tolérer que
le grand dieu national ait reçu le nom d'un saint chrétien? Au té-
moignage même d'Ilelmold, que nous avons rapporté plus haut,
on sacrifiait parfois un chrétien à Svantovit et le prêtre affirmait
que nul sacrifice n'était plus agréable à son dieu*. Les Slaves
aimaient à se moquer des choses chrétiennes. Thietmar' raconte
une curieuse anecdote. Le prêtre allemand Boso, pour instruire
plus facilement les Slaves qu'il avait convertis, ou plutôt qu'il
croyait avoir convertis, avait écrit des prières slaves et demanda
aux Slaves de chanter ces prières, après leur en avoir expliqué
l'objet. « Or ces méchants par railleries parodiaient ces paroles
Harenberg, Monumenta historica adhuc inedita, Braunschweig, 1750, Prote-
gomena critica ;
Wigand, Geschichte der yefurst. Reichsabtei Corvey, p. 148 ;
Ledeburg, Aligemein Archiv fiir die Geschichichtskunde des Preussischeti
Staats, V. p. 331 et suiv. ;
Giesebrecht, Wendische Geschichten, p. 200 et suiv.
1) Je serais reconnaissant aux lecteurs delà Et;i;«etie l'Histoire des Religions de
vouloir bien me signaler avec textes à l'appui des exemples d'idoles ou de per-
sonnages païens transformés en saints chrétiens correspondants. On cite volon-
tiers comme exemple de ce pliénomène le temple de sainte Victoire à Fourrières
{Campi putridi). Il doit y en avoir d'autres.
2)« Mactantquediis suis hostias de bobus et ovibus, plerique etiam de homi-
nibus cristianis quorum sanguine deos suos oblectari jactilant » (Helmold, 1,
52). Ib. 83 : « Nec tamen dulcia vel iocunda nobis fuerunt Slavorum pocula eo
quod videremuscompedes et diversa tormentoru m gênera quse inferebanturChris-
ticolis de Dania adveclis. » Cf. dans la Chronique dite de Nestor, cb. xxxix
(p. 66 de mon édition).
3) Chronicon, II, 37 (ad annum 976).
10 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
en disant ukri volsa, c'est-à-dire en latin eleri stat in frtitectum^
l'aune est dans le bosquet, au lieu de répéter avec le prêtre Kyine
eleison. Et ils disaient : C'est ainsi que parle Boso; or il parlait
tout autrement. »Lcs Slaves de Rugen auraient pu ainsi parodier
Je nom de Sanctus Vilvs, en en faisant Svantovit, mais il n'est
guère probable qu'ils aient gardé définitivement ce nom pour
legranddien national, moins probable encore qu'ils aient appli-
qué ce nom de Yit à d'autres dieux. Leur fanatisme religieux ex-
clut absolument cette hypothèse. D'ailleurs nous trouvons chez
Saxo Grammalicus un dieu Porevithus*, un dieu Rugievithus ",
chezEbbo etchezHerbord, biographes d'Otto de Bamberg,un dieu
Herovith ou Gerovith\ Nous parlerons plus loin de ces divinités.
Si la terminaison vit (ou vith) ne représente pas le nom de
saint Vit, que représente-t-elle? La première partie du mot n'est
pas douteuse : sve?ît '* veut dire saint. Malgré un rapprochement
purement extérieur, ce mot n'a rien de commun avec le latin
sanctKS, dont il est pourtant l'exacte traduction. Nous nous trou-
vons ici en présence d'une simple coïncidence. FzY a singulièrement
exercé la sagacité des étymologistes. Ils se sont acharnés à l'ex-
pliquer isolément, sans remarquer qu'il se rencontre dans une
foule de noms propres slaves : Semovilh (ou Semovithaii, prince
légendaire de Pologne est mentionné dans la Chronique de Gallus
liv. I, ch. III, xn^ siècle). Le nom de Ziemovit se retrouve
plusieurs fois dans l'histoire de Pologne, notamment chez les
princes de Mazovie et ne disparaît qu'au xv® siècle. La Chroni-
que tchèque de Cosmas (xi^-xn* siècles) mentionne comme prince
de Bohême Hosti vit (Hostivit;, Hostiwyt, Goztivit), père de Borivojp
le premier duc chrétien de Bohême, et ce nom est répété dar_s
d'autres historiographes bohèmes \
L'élément vit figure encore chez Eginard, dans les annales et
dans la vie de l'empereur Louis, où il est question d'un person-
1) Éd. citée, p. 578.
2)Ibid.,517.
3) Monumenta Germanix historica de Perlz, XII, p. 868.
4) Cf. zend : çpeiîta, même sens.
5) Fontes Rerum Bokemicarum, t. II, pp. 17, 18, 369, 386.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE SLAVE. SVANTOVIT ET LES DIEUX EN «VIT » il
nage appelé Liudevitus^ . C'est un prince slave de laPannonie in-
férieure. Dans les documents historiques concernant les Slaves
méridionaux, nous voyons iigurer tour à tour Vitadrag", Vilo-
drag, Vitomir, Vitoslav, Vitomysl. Tous ces personnages sont
Slaves, et il est impossible d'expliquer leur nom par celui de
saint Vit. Parmi les nombreuses interprétations qui ont été pro-
posées, la plus vraisemblable me paraît celle qui admet que l'élé-
ment vit représente une racine vit ou vêt qui veut dire parole.
Svent a pris le sens de saint sous l'influence du christianisme.
Peut-être avant, comme on l'a conjecturé pour Tallemand hei-
liq, voulait-il dire fort, sûr, certain. Le nom de Svantovit trou-
verait alors son explication dans les paroles d'Helmold que nous
avons citées plus haut : « Zvantevit, deus terrœ Rugianorum,
inter omnia numina Slavorum primatum obtinuit, clarior ut
victoriis, efficacior in responsis^ . »
Cette interprétation me paraît la plus vraisemblable. Mais nous
sommes ici dans le domaine des hypothèses, et il n'est pas inutile
de signaler les autres interprétations qui ont été proposées. Celle
1) a Contra Liudevitum quoque Sclavum exPannonia ». Les divers textes qui
le concernent sont réunis au tome VII des Documenta Historise Croalicœ perio-
dum antiquam illustrantia. Voir l'Index alpliabétique de cet ouvrage.
2) Voir sur ce point !a discussion de M. Maretic dans son étude sur les noms
serbes et croates, Mémoires de V Académie des Slaves méridionaux {Rad Akad:-
mije jugo slavenske), t. LXXXI, Agram, 1886. Dans un travail publié l'année
suivante dans VArchiv, M. Maretic a modifié ses conclusions et présente une
nouvelle interprétation. Vit, pour lui, voudrait dire laetus et Svantovit voudrait
dire fortis laetusque {Archiv, t. X, p. 136). M. Miklosich déclare dans son dic-
tionnaire étymologique que vit dans le nom de Svantovit est absolument inex-
plicable par le slave et représente tout simplement saint Vit. Quel que soit le
respect qui est dû à M. Miklosich, il est permis de n'être pas toujours de son
avis. Son hypercriticisme l'entraîne quelquefois un peu loin; ses étymologies
ne sont pas toujours infaillibles. Ainsi, p, 148 de son dictionnaire, il cite un
mot Slovène, kurent, korent, korant, kore fastnaeht (vigile) et il ajoute Vergl.
Kir. kurent frôhliche hochzeitsarie. Je ne sais pas ce que c'est que le slovène
kurent, vigile. Mais je puis affirmer que le petit russe kurent, « air joyeux »,
est tout simplement emprunté au polonais kurant, qui a le même sens et qui n'est
que la transcription du français -x courante », sorte de danse, et, par suite, air
de danse :
11 faut que je vous chante
Certain air que j'ai fait de petite courante.
(Molière, Les Fâcheux, II, 5).
12 REVUK DE L'niSTOlRE DES RELIGIONS
qui a long-temps prévalu et qui avait été proposée dès le xvi® siècle
en Allemagne interprète Svantovit par lumen (svit). Au point de
vue phonétique cette interprétation ne saurait se défendre. On ne
voit pas comment la lettre s aurait disparu. Dobrowsky a fait de
vit l'abrég-é de Vitenz, le chevalier, le héros. Plus récemment
M. Krek* rattache vit à la racine vi^ vê, souffler. Svantovit est
pour hii ]e souffle puissant. Ce qui lui semble confirmer cette
hypothèse, c'est le passage cité plus haut où Saxo Grammaticus
raconte que le prêtre qui nettoyait le sanctuaire d'Arkona n'osait
pas y respirer de peur de le souiller par une haleine impure. Ainsi
Svantovit est tour à tour, suivant les interprètes, un dieu solaire_,
un dieu guerrier, un dieu du vent, un dieu qui rend des oracles,
un dieu fort et joyeux, ou tout simplement un saint chrétien
transformé en idole païenne. De toutes ces interprétations la plus
vraisemblable au point de vue linguistique me paraît être, je le
répète, celle qui interprète vit par oracle, conseil . D'ailleurs, ainsi
qu'on en peut juger par les textes d'Heimold et de Saxo, les attri-
butions de Svantovit étaient des plus variés; il ne se contentait
pas de rendre des oracles ; la richesse des moissons, le succès des
entreprises guerrières ou commerciales dépendaient également
de lui. Il tenait en même temps un arc, symbole de la guerre,
une corne à boire, symbole de la fécondité de la terre. Le
temple de Svantovit était situé dans la ville que Saxo Gram-
maticus appelle Archon, Arcon', Arkon, et qui donnait son
nom à une province. Ce nom ne paraît pas slave et on en ignore
l'origine. On trouve dans d'autres textes les formes Orekunda^
Orekonda. Ce n'était pas une ville, mais une enceinte forti-
fiée qui entourait le temple. Le temple d'Arkona fut détruit par le
roi de Danemark Valdemar, le iS juin 1168. Ce jour était pré-
cisément celui où l'Église célèbre la fête de saint Vit. Cette coïn-
cidence n'est probablement pas purement fortuite. Les Danois
avaient tenu à frapper l'esprit des païens en détruisant ce jour-là
leur grand sanctuaire national. On ne sait ce que devint le grand-
1) Einleitung, p. 396.
2) « Arcon oppidum vetustissimi simulacri cujusdam cuitu inclytiim » (XIII,
p. 505). Ce simulacrum est évidemmenl l'idole de Svantovit.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE SLAVE. SVANTOVIT ET LES DIEUX EN « VIT » 1 3
prêtre de l'idole ; s'il s'était converti au christianisme, Saxo n'au-
rait sans doute pas manqué de le raconter. Il disparut ou fut tué
dans la lutte.
En 1861, à l'occasion du sixième centenaire de la destruction
d'Arkona, une commission archéologique a été instituée * pour
étudier les antiquités de l'île. Elle a trouvé peu de chose. L'île a
été rongée par les flots de la Baltique qui lui enlèvent environ
un mètre tous les trois ans. D'après les calculs d'un savant tchè-
que qui a visité Tîle il y a une quinzaine d'années, l'enceinte qui
correspond à l'enceinte classique d'Arkona n'occuperait aujour-
d'hui que le quart de Tépoque primitive. ^Aujourd'hui encore on
prétend montrer dans l'église d'Altenkirchenune ancienne image
de Svantovit. Elle ne répond guère à la description de Saxo Gram-
maticus. Sous le porche de l'église est scellé dans le mur un bloc
de pierre dans lequel est sculptée une figure informe d'environ
trois pieds de longueur. Le bloc est couché à terre pour attester,
disent les habitants, que le paganisme vaincu s'humilie devant le
christianisme. Altenkirche — le nom l'indique — est évidem-
ment un des premiers sanctuaires chrétiens de l'île. Mais la
pierre sculptée paraît appartenir à la période chrétienne. D'ail-
leurs le personnage qu'elle prétend représenter n'a qu'une seule
tête. Nous savons que Svantovit en avait quatre".
On a cru retrouver une image de Svantovit dans une idole qui
a été découverte il y a environ un demi-siècle en Galicie. Cette
idole, sans être la réplique exacte de celle qu'a décrite Saxo Gram-
maticus, offre avec elle certains points de ressemblance, et ce sont
précisément ces points de ressemblance qui peuvent rendre sus-
pecte son authenticité. Elle aurait été découverte en 1848, àla suite
d'une longue sécheresse, dans les eaux duZbrucz, sur le domaine
de Kociubinczyki près de Husyatin (Galicie orientale). La So-
1) J, Wansch, Rujana (Rugen) dans la revue IchèqaeOsvéta, Prague, 1875. Je
n'ai malheureusement rien trouvé de précis dans la brocliure de M. Rudolf
Baier, Die Insel Rùgen nach ihrer archaeologischen BedeiUung (Slralsund,
1886).
2) Ce monument a été reproduit dans les Aarboger fornordisk Oldkyndighed
og Historié, année 1873, p. 327 (Communication de M. le professeur W. Thom-
sen).
14
REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
ciété des sciences de Cracovie [Towarzystwo naiikowé) tut infor-
mée de cette découverte par le comte Mieczyslaw Potocki qui
lui otïrit cette pièce curieuse pour ses collections. Elle chargea
un de ses membres, Tingénieur Théophile Zebrawski, d'aller
prendre possession de l'idole. Une note du comte Potocki et un
rapport de Zebrawski ont été insérés dans rx\nnuaire(i?occ?r/A-) de
la Société des sciences pour 1852. Zebrawski rapporte \m mot
curieux qui nous explique la disparition de bien des monuments
païens. Le comte Potocki, propriétaire du domaine deKociubin-
czyki sur lequel l'idole avait été dé-
couverte, avait songé à la dresser sur
un tertre. Un paysan lui dit : « Si
c'était un saint, nous n'aurions rien
contre cela; mais sivousnous installez
ce Turc, nous le briserons en mor-
ceaux. )) L'idole bien entendu ne por-
tait aucun nom. Certains détails lui
ont valu celui de Svantovit, qu'elle
porte encore aujourd'hui à tort ou à
raison. C'est une statue quadrangu-
laire surmontée de quatre têtes toutes
réunies sous un même bonnet. Elle a
été sculptée dans un calcaire siliceux.
Sa hauteur est d'environ huit pieds
sur les quatre faces; les bras sont
figurés en reliefs. La main droite
relevée repose sur le téton gauche.
La main gauche repose à peu près à la hauteur du nombril.
Sur deux des faces les mains ne tiennent rien. Sur une d'entre
elles la main droite tient une sorte d'anneau, sur une autre
une corne à boire (la corne dont il est évidemment question dans
Saxo Grammaticus). Sur trois faces on aperçoit des pieds appa-
rents; ils reposent sur un bas-relief représentant une femme (ou
un enfant), sorte de cariatide soutenue elle-même par un person-
nage agenouillé. Sur l'une des faces figurent un sabre (ou un car-
quois) et un cheval. Ainsi un certain nombre de détails concordent
Idole de Husyatin (cliché commu-
niqué par M. S. Reinach).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE SLAVE. SVAXTOVIT ET LES DIEUX E\ (( VIT )) 1?)
avec ceux qui nous ont été fournis par Saxo Gramniaticus. Aussi
les archéolog^ues polonais n'ont-ils pas hésité à identifier la trou-
vaille du Zbrucz à l'idole décrite par Saxo Grammaticus ». Mais ces
détails rendent précisément la découverte un peu suspecte . Si nous
nous trouvons en présence d'une œuvre fabriquée au xix« siècle,
il est tout naturel que le faussaire ait tenu à lui donner tous les
attributs du véritable Svanlovit. Accueillie avec enthousiasme
par les Polonais, notamment par Lelewell qui a décrit et repro-
duit l'idole dans son mémoire sur l'idolâtrie slave*, le Svanlovit (?)
de Galicie a été accueilli plus froidement chez les autres Slaves.
Les mythog-raphes les plus récents, MH. Krek et Mâchai,
rignorent absolument.
J'ai ouvert en Galicie une enquête au sujet de l'authen-
ticité'. M. le professeur Baudouin de Courtenay, de l'Université
de Cracovie, qui d'ailleurs ne se pique pas d'être mythologue,
1) L'idole en question figurait sur la couverte de la Revue d'archéologie publiée
à Lwow et qui, je crois, ne paraît plus.
2) Laiewell croit aussi aux idoles de Prillwitz et au lion de Bamberg. Il dé-
clare que les Danois conservent au Musée de Copenhague une idole de Svanlo-
vit qui, au témoignage de M. Thomsen, n'y a jamais figuré.
D'après les renseignements recueillis à Cracovie par M. Beaudouin de
Courtenay, l'idole aurait été découverte par un ingénieur (dont on n'a pu lui
dire le nom), émigré polonais arrivé de Paris ou de Belgique pendant la période
révolutionnaire de 1847-1848, Il communiqua sa découverte à M. Potocki;
mais il fut brusquement obligé de quitter la Galicie par suite des événements
politiques. M. Potocki s'attribua le mérite de la découverte et envoya le monu-
ment à la Société des sciences de Cracovie.
Svanlovit était le dieu des Slaves Baltiques, mais son culte s'étendait-il
jusque chez les Slaves de la Galicie actuelle? Il n'est nullement question de
Svanlovit dans les annales polonaises fort pauvres en indications mythologiques.
La Chronique polonaise de maître Vincent, évèque de Cracovie, raconte sous
l'année 1109 l'épisode suivant: « Est beati Viti Crusviciae (à Kruszwica, dans la
grande Pologne) basilica est in cujus pinnaculo quidam inaestimabihs et habitus
et formse visus est adolescens, cujus indicibilis, ut aiunt, splendor non modo
urbem sed urbis quoque prooslia illuslrabat. Hic eo desiliens cum aureo pilo
turmas eminus antecedil, nonpaucis claram numinis virlutem cernentibus etrei
tantse myslerium tacila veneratione slupentibus; donec ad urbem Nakel pilum
quod gestabanl, quasi vibrans, disparuit... » Encouragé par ce prodige, Boles-
law marche contre la ville de Nakel et s'en empare. On a vu dans le rôle prêté
ici au sanctuaire de Saint-Vit un vague souvenir de Svanlovit (Vincentii Craco-
viensis episcopi Chronicon, ap. Bielowski, Monumenta, II, p. 340).
3) Chargé en 1874 d'une mission près le Congrès archéologique de Iviev, j"ai
46 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
m'écrit qu'il ne voit pas pour quelle raison on aurait fabriqué
cette idole. Hélas! les idoles de Prillwitz, les pierres runiques
de Miekorzyn sont aujourd'hui reconnues pour des falsifications
évidentes. Et nous en aurons bien d'autres à relever dans l'histoire
des Slaves auxix« siècle. Ces mystifications s'expliquent le plus
souvent par un patriotisme mal entendu ; il s'agit de créer des titres
de noblesse à des peuples malheureux ou injustement dédaignés.
D'autre part M. Ketrzynski, directeur du Musée Ossolinski à
Lwow(Lemberg), me communique les observations suivantes :
(( On prétend que cette idole a dû séjourner un millier d'années
dans l'eau; elle devait être enfoncée profondément dans la vase^
avoir été polie parle cours de l'eau, porter une couche grossière de
limon. Cependant aucune de ces circonstances ne s'est produite.
« Pour un dieu l'idole a trop d'ornements, impossibles à ex-
pliquer. Pourquoi Swiatowit(?) est-il figuré tout ensemble homme
et femme? (L'une des faces porte des mamelles bombées.) Con-
naissait-on chez nous il y a mille ans l'existence des cariatides?
La partie supérieure rappelle la description de Saxo Gramma-
ticus; mais c'est précisément cette circonstance qui est suspecte.
Le sabre rappelle la forme d'une karabela (sabre polonais). »
A côté de Svantovit il convient de placer quelques divinités
similaires dont le nom se termine en vit et qui semblent appa-
rentes au grand dieu d'Arkona, qui n'en sont peut-être qu'une ré-
plique ou qu'une variante. Saxo Grammaticus nous a décrit'
l'idole de Rugievithus (le Vit de Rugen) qui était adorée dans la
ville de Karentina. Elle était dans un sanctuaire fermé seulement
par des rideaux de pourpre. Elle avait une tête à sept visages.
Elle tenait un glaive dans la main droite; sept glaives étaient
suspendus à sa ceinture. Sa taille était plus épaisse que celle
visité les collections de Cracovie. L'idole en question appartient actuelle-
ment à l'Académie des sciences de cette ville. M. Majer, président de l'Académie,
a bien voulu m'en offrir une réduction que j'ai offerte moi-même au Musée de
Saint-Germain où elle figure sous le n» 21886. M. Salomon Reinach, attaché au
Musée, a reproduit cette idole dans un travail publié par V Anthropologie, année
1894, p. 174. Il a bien voulu me communiquer le cliché qui figure à la p. 14.
M. le baron d'Avril a également offert à l'Institut un fac-similé du monument.
1) P. 577.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE SLAVE. SVANTOVIT ET LV.S DIEUX EN « VIT » 1 1
d'un homme; sa hauteur était telle que l'évêque Absalon, en se
dressant sur la pointe du pied, eut grand'peine à toucher le men-
ton avec une hachette qu'il portait habituellement. Saxo Gram-
maticus compare Rugievit à Mars et déclare qu'il présidait à la
guerre. Quand les Danois entrèrent dans le sanctuaire, ils trou-
vèrent l'idole dans un état lamentable. Les hirondelles avaient
fait leurs nids dans les plis de son visage [sub oris ejus linea-
mentis) ou plutôt de ses visages, et sa poitrine était souillée de
leurs excréments. Il n'y avait d'ailleurs rien d'agréable à voir
dans cette idole; la sculpture était fort grossière. Les Danois lui
brisèrent les jambes (l'idole était en bois de chêne) à coups de
hache; le dieu tomba et les indigènes, voyant son impuissance,
changèrent leur culte en mépris.
A côté du sanctuaire de Rugievit s'élevait celui de Porevit. Ce
dieu avait cinq têtes, mais il ne portait pas d'armes : Absalon or-
donna d'emporter cette idole de Porevith ainsi que celle de Pore-
nutius hors de la ville et de les brûler. Les habitants se refusèrent
longtemps à exécuter cet ordre; ils craignaient de perdre l'usage
de leurs membres s'ils se prêtaient à ce sacrilège. Absalon leur
assura qu'ils n'avaient aucun châtiment à redouter. Sueno, pour
leur montrer combien il fallait mépriser ces dieux, se tint debout
sur les idoles et obligea les Karentins à le traîner avec elles, nec
minus trahentes rubore quam pondère vexavit, dit ironiquement
Saxo Grammaticus'.
Enfin les biographies d'Otto de Bamberg nous apprennent
l'existence d'un dieu appelé Herovith ou Gerovit. Ebbo décrit le
temple de Gerovit, qui lingua latina Mars dicitur , qï qu'il appelle
1) Saxo cite des châtiments surnaturels infligés par les dieux ou plutôt par
les démons aux Slaves païens. Il en rapporte un exemple difficile à mettre en
français : « Nec mirum si illorum potentiam formidabant a quibus stupra sua saepe
numéro punita meminerant. Si quidem mares in ea urbe cum fœminis inconcu-
bitum adcitis canum exemplo cohaerere soiebant, nec ab ipsis morando divelli
poterant, interdum utrique perticis e diverso appensi inusitato nexu ridiculum
populo spectaculum prœbuere. Ei miraculi fœditate solennis ignobilibus statuis
cultus accessit creditumque est earum viribus effectum quod dœmonum enit
prœstigiis adumbratum ». Un peu plus loin (p. 579) Saxo Grammaticus s'em-
presse de raconter les miracles opérés à la prière des nouveaux prêtres chrétiens :
« Nec praedicationis eorum rainisterio miracula defiiere. » Évidemment il tient
18 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
aussi Deus militide (Ebbo * pense peut-être au bas-latin guerra).
Dans ce temple était suspendu un bouclier d'une grandeur éton-
nante qu'il n'était pas permis de touchera aucun mortel. Il était
consacré au dieu Gerovith et, quand on le portait devant les guer-
riers, il leur donnait la victoire. Un clerc allemand s'en empara
un jour et, grâce au prestige de cette arme redoutable, put échap-
per aux païens qui le poursuivaient. A la seule vue du bouclier
ils s'enfuyaient ou se précipitaient la face contre terre. Les Ha-
voliens célébraient une fête en son honneur au commencement
d'avril. Gerovit était aussi honoré à Velegost (Hologasta, Vol-
gast), sur les bords du fleuve Piena; on lui avait dédié un temple*.
Quand l'évêque Otto se présenta devant cette ville, il la trouva
pavoisée de drapeaux et fort occupée à célébrer une fête en l'hon-
neur de Gerovit ^ Il est bien difficile d'admettre que ces dieux
de physionomie et d'attributs si différents ne soient que des ho-
monymes du saint Vit de Corvey.
L. Léger.
à opposer ces miracles païens qu'il ne conteste pas des miracles chrétiens non
moins incontestables.
1) Ebbo (III), ap. Pertz, Monumenta, XII, p. 861, 865.
2) H. Erbord, III, 6.
3) « Civilas vexillis undique circumstantibus cujusdam idoli Gerovili noraine
celebritatem ascebat. »
LUCRÈCE
DANS LA THEOLOGIE CHRETIENNE
DU III« AU XIII« SIÈCLE
ET SPÉCIALEMENT DANS LES ÉCOLES CAROLINGIENNES
[Suite) '
II
THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE
DE LUCRÈCE CHEZ LES GRAMMAIRIENS ET LES APOLOGISTES.
ISIDORE DE SÈVILLE ET BEDE.
Dès le i" siècle, il devient difficile de suivre l'influence de Lu-
crèce*. — Chez les écrivains, d'ailleurs peu nombreux, de cette
époque, on ne trouve plus que de rares citations de seconde
main, fondues dans le texte. Elles se réduisent même à si peu
de chose que le De Natura Rernim semble, à premier examen,
avoir disparu durant la période de décadence qui précède la re-
naissance carolingienne.
Un examen attentif montre cependant que l'influence de Lu-
crèce s'est continuée.
Les écoles carolingiennes furent dirigées tantôt par ceux qui
avaient apporté en France les traditions saxonnes et romaines,
tantôt par les représentants des idées espagnoles : elles eurent
pour maîtres ' et disciples les chefs du mouvement intellectuel de
1) Voir la Revue, nov.-déc. 1895, p. 284.
2) C'est l'époque où les anciens, même les plus connus, semblent, chez nous,
momentanément disparaître (cf. Grégoire de Tours).
3) « Alcuin eut pour disciples, à l'école du Palais, Adalhard qui fit fleurir les
20 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
cette époque et rayonnèrent en Allemagne et en Italie. Les
influences subies par elles s'étendirent donc à presque tout le
monde chrétien. Si l'examen des textes montre que les philo-
sophes et les théologiens d'alors retrouvèrent en des ouvrages
maniés sans cesse, et peut-être dans Lucrèce lui-même, des
idées épicuriennes ; si ces auteurs, tout en faisant leurs réserves,
ont admis quelques-unes de ces idées, on ne pourra nier que
l'influence directe ou indirecte du poète se soit exercée sans
interruption jusqu'au temps d'Abélard.
Les citations éparses chez les auteurs nommés dans l'Intro-
duction forment un total d'environ 400 vers : quelques-uns,
isolés do leur contexte, n'ont aucune valeur et d'autres aucune
importance philosophique ni théologique. Laissons de côté les
uns et les autres; il restera une centaine de vers, exprimant en
formules précises et faciles à retenir des idées épicuriennes sur
le monde, l'âme et la divinité.
études à Corbie, d'où sortiront dans la suite Radbert-Paschase et Ratramne •
Arigilbert, abbé de Saint-Riquier, qui y réunit plus de 200 volumes ; l'histo-
rien Eginhard, abbé de Seligenstadt; Riculf, archevêque de Mayence, qui en-
voya peut-être à Tours Raban, Candide et quelques autres de leurs condisciples;
Rigbod, archevêque de Tours...
« Hincmar consultait plus tard Raban parce qu'il était le seul disciple vivant
d'Alcuin...
« Alcuin fournit par son enseignement des gloses à Raban; Heiric d'Auxerre
commenta les vers qu'il a mis comme prologue au livre De decem categoriis.
« Gerberl suit à Reims l'ancien programme de Raban et d'Heiric... Abéiard
lui-même n'a à sa disposition que les ouvrages dont se sont servis Gerbert,
Heiric et Raban.
« Raban-Maur a pour successeur liaimon et pour disciple Servat-Loup,
abbé de Ferrières; Heiric d'Auxerre entend Haimon; Servat-Loup commente
Alcuin, copie Jean Scot et a pour disciples Hincbald qui dirige ensuite l'école
deSainl-Ainand et Rémi d'Auxerre qui, cité plusieurs fois par Abéiard, enseigne
à Reims où il a pour disciple Abbon de Fleury, puis à Paris où il est entendu
par Odon de Cluny.
« Odon de Cluny a été indirectement le maître de Gerbert. qui, disciple en
philosophie d'un archidiacre de Reims, restaure dans cette ville l'école illustrée
par Rémi, en reprenant pour son enseignement l'ancien programme de Raban
et d'Heiric. » (F. Picavet, Origine de la philosophie scolastique en France, in
Bibl.dfs IJauics-Études (Sciences religmises), t. 1, n. 265-266.)
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOrrTK CHRÉTIENNE 21
A une époque où toutes les éludes, même purement gramma-
ticales, étaient dominées parles préoccupations théologiques';
au moment où la physique n'avait d'autre utililé que d'éclairer
la lecture de la Genèse et de VEcclésiaste~^ ces fragments épars
ne pouvaient rester sans influence. C'étaient, sous cette forme,
des idées constamment en circulation et d'autant moins suspec-
tes que, séparées du corps des doctrines épicuriennes, elles pa-
raissaient sans danger.
Voyons donc quelles théories elles apportaient aux penseurs
de cette époque.
1° Sur le inonde. — Celui qui veut rechercher le principe de
l'Univers et de la Divinité, et déterminer de quoi la Nature crée
toutes choses et à quoi les ramène après dissolution ^ trouvera
quatre éléments : le feu, la terre, l'air (ou l'âme) et l'eau*. De
ces éléments tout est sorti, car de rien on ne tire rien '; il faut
donc à l'origine supposer un principe duquel tout fut formé, et
même des principes particuliers pour chaque aspect de la ma-
tière^ : ce sont les homœoméries. Chaque être a sa matière
1) Cf. p. 26, note 5.
2) Cf. Cassiodore, etc.
3) Natn tibi de summa cœli rations deiimque
Disserere incipiam,et rerum primordia pandam,
Unde omnis natura creet res, auctet alatque,
Quove eadem rursus natura perempta resolvat.
(Lucr., I, 55. — Senec, £p. 95, il.)
Principiis, unde hsec oritur variantia rerum.
(Lucr., III, 318; — Nonius, K., p. 184.)
4) Ex igni, terra atque anima nascuntur et imliri.
(Lucr., I, 716; — Boet., Arithm., Il, 1.)
Creare est traduit par créer, conformément à la tradilion venue de ces au-
teurs.
5) Nil igitur fieri de nilo fatendum est,
Semine quando opus est rébus, quo quseque creata
Aërisin teneras possint proferier auras.
(Lucr., I, 205; — Lact., Ira Bel, 10.)
6) Sed quara multarum rerum vis possidet in se
Atque potestates, ita plurima principiorum
(Lucr., Il, 587; — aliter Prise., I, 249.)
22 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
propre, de laquelle il se forme peu à peu* : ainsi les viscères pro-
viennent à" éléments viscéraux, le sang à^ éléments sanguins, etc.
Sinon^, d'où proviendraient les pierres aussi bien que le fer 2, etc.?
Comment un corps froid engendrerait-il le froid ' ? Ne voyons-
nous pas que c'est la matière vivante qui donne naissance à tout
ce qui vit*?
Ce n'est pas, d'ailleurs, une condamnation de la génération
spontanée : le soleil, la pluie et la terre combinés sont capables
d'engendrer ^ Des êtres se développent pour ainsi dire dans les
ventres de la terre, comme le poussin dans ^œuf^ Quand ces
êtres ont épuisé l'existence que leur avait prêtée l'universelle
1) Quidque sua de materia grandescere alique.
(Lucr., I, 191; — Nonius, 115.)
Visceribus viscus gigni, sanguenque creari
(Lucr., I, 837; — Nonius, Plotius, Charisius.)
Développant cette pensée, Servi us avait écrit :
« Ex ossibus, secundum Anaxagoram quihomœomeriam dicit, i. e. omnium
membrorum similitudinem esse in rébus creandis, i. e. ex ossibus, ex san-
guine, ex medullis. Nam omnia pro parte su! transeunt in procrealionem ;
(Lucr., I, 830).
Nunc ad Anaxagorae veniamus homœomeriam. »
(Serv., ïnMn,, IV, 625.)
2) Unde queant validi silices ferrumque creari?
(Lucr., I, 571; - Nonius, K., 225.)
3) Propterea fît uti quae semina cumque habet ignis
Dimittat, quia saepegelum, quod continet in se, mittit.
(Lucr., VI, 876; — Prise, I, 211.)
4) Ex insensilibus ne credas sensile nasci.
(Lucr., II, 887; — Prise, I, 132.)
5) Quod sol atque imbres dederant, quod terra crearat
Sponte sua, salis id placabal pectore donum.
(Lucr.. V, 934; — Macr., Sat. VI, 1, 65.)
Vers ainsi interprétés séparés de leur contexte.
6) Crescebant uteri terrae radicibus apti.
(Lucr., V, 805; - Lact., Inst. div., III, 12.)
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENINE 23
créatrice *, la Nature, ils rendent à la terre leurs éléments ", qu'elle
donnera à d'autres, et ainsi de suite jusqu'au jour oii s'écroulera
la machine du monde', où tout retournera dans le vide, en l'im-
mensité duquel tout se meut*.
2° V homme. — Maintenant quelles sont dans le monde ainsi
constitué, la place et la nature de l'homme «?
Tout est formé de deux principes'' : dans l'homme, l'un de ces
principes est évidemment l'âme. Mais comment vient-elle au
corps? Chez les êtres inférieurs, comme les vers, on ne peut dire
qu'ellearrive toute créée du dehors' ; sinon, où loger la multitude
des âmes attendant leurs corps? Chez l'homme il en est autre-
ment, car son âme [animus) se double d'une sorte de principe
Quatenus in pullos animalis vertier ova
Cernimus aliluum...
(Lucr., II, 927; — Plotius, K., 445.)
1) Denique ad extremam crescendi perfîca finem
Omnia perduxit rerum nalura creatrix.
(Lucr., II, 1116 ; — Nonius, K., p. 160.)
2) Cedit item rétro, de ferro qiiod fuit ante,
In terram...
(Lucr., II, 1000; — Lact., Jns(. div., VII, 12.)
3) Sustentata ruet moles et machina mundi.
(Lucr., V, 96 ; - Probus, 225.)
4) ... Totum video per inane geri res.
(Lucr., III. 17; — Nonius, 416.)
5) Quid, genus humanum propntim de quibus factumst?
(Luor., II, 975; — Nonius, K., 511.)
6) Nam quaecumque cluent, aul his conjuncta duabus
Rébus ea inventes aut horum éventa videbis.
(Lucr., I, 449; —Nonius, iv., 203.)
7) Quod si forte animas extrinsecus insinuari
Vermibus, et privas in corpore posse venire
Credis, nec reputas cur milita multa animarum
(Lucr., III, 720; — Nonius, K., 159.)
Sur l'importance de cette question dans la théologie chrétienne, cf, Leibniz,
Théodicëe, I, 86, 90, 91.
24 REVUK DE L"inST01RE DES RELIGIONS
vilal [anima) analogue au principe do vie des animaux*. Ce prin-
cipe naît et meurt : quant à l'âme [animus)^ qui est notre esprit%
c'est par elle que nous sommes d'origine céleste et que nous avons
tous un Père commun ^; c'est elle qui peut vivre et durer hors du
corps*; c'est elle entin qui retourne aux temples resplendissants
des cieux quand la terre reprend, à la mort, ce qu'elle avait donné
aThomme" : etnous, qui restons vivants, croyons voir encore de-
vant nous et entendre ceux dont la terre garde les os^
Dans tous ces fragments isolés, rien ne heurtait précisément
les idées théologiques : mais que dire des vers où Lucrèce nous
montre l'âme terrifiée de mourir, elle qui devrait au contraire, si
elle se sentait immortelle, se réjouir de quitter le corps comme
1) Esse animam cum animo conjunctam : quae cum animi vi
Perculsa est, exin corons propellit et icit.
(Lucr., III, 159; — Nonius, K., 124.)
2) Priraum animumdico, mentem quam ssepe vocamus.
(Lucr., III, 94; — Charisius, £., 210.)
3) Denique cœlesti sumus omnes semine oriundi
Omnibus ille idem Pater est...
(Lucr., II, 991 ; — Lact., Inst. div., VI, 10, et Opif. Dei, 19.)
Sur le idem Pater est, cf. RitteretPreller; — Patin, sur la religion de Lucrèce.
4) Tanto magis infitiandum est
Totum posse extra corpus durare genique.
(Lucr., III, 794; — Prise, I, 529.)
5) Cedit item rétro de terra quod fuit ante
In terram, sed quod missum est ea setheris oris
Id rursum cœli fulgentia templa receptant.
(Lucr., IL 1001; —Lact., Inst. div., VII, 12.)
Servius avait commenté ainsi un passage analogue : « Nihil enim est quod
perire funditus possit, cum sit to Ttav, i. e. omneinquod redeunt universareso-
luta. Res autem haec quae mors vocatur, non est mors : quippe quee nihil perire
facit; sed resolutio. Unde mors a plerisqueinteritus dicta est, quasi interveniens
et mistarum rerum connexionem resolvens. Lucretius (I, 675) :
Conlinuo lioc mors est illius quod fuit ante.
(Serv., In Mn., IV, 225.)
6) Cernere ut videamur eos audireque coram
Morte obita quorum tellus amplectitur ossa.
(Lucr., I, 175; — Macr., Sot., VI. 1, 4.)
LUCRÈCE DANS LA THEOLOGIE CHRÉTIENNE 25
le sorpent laisse sa peau dès l'avril*. De tels vers durent être la
pierre de scandale du Moyen Age^ : seuls, ils auraient suffi à
rendre Lucrèce suspect, à moins qu'on n'y lût la terreur de l'enfer
ou qu'on ne les présentât comme une objection.
3° La Divinité. — Il semble impossible que les chrétiens du
Moyen Ag-e consultent Lucrèce sur ce sujet : cependant les apo-
logistes ne l'avaient-ils pas déjà fait'? Le poète n'était-il plus
celui qui dépeignit en vers énergiques la misérable condition
des hommes courbés sous le joug du polythéisme?
Quels malheurs, quels crimes, quelles impiétés n'a pas causés
la religion ancienne *? Faut-il rappeler le sang d'Iphigénie rou-
gissant les autels de Diane ^? Faut-il rappeler ce Jupiter dont le
foudre maladroit frappait innocents et coupables, et jusqu'à
ses propres temples^? Voilà la religion dont il faut délivrer les
hommes'' : celle qui consiste en de vaines pratiques, puis-
qu'elle ne commande que d'aller d'un autel à l'autre, de se pros-
1) ...Quod si immortalis nostra foret mens,
Non tam se moriens dissolvi conquereretur
Sed magis ire foras, vestemque relinquere, ut anguis.
(Lucr., III, 610; — Lact., Inst. div., III, 18.)
2) Aussi verrons-nous condamner ensemble, au xii» siècle, les doctrines maté-
rialistes et panthéistiques des Amauriciens, des Épicuriens et des Aristotéliciens.
3) Humana ante oculos fœde cum vitajaceret
In terris oppressa gravi sub religione.
(Lucr., 1, 62; — Nonius, K., 314.)
4) Tantum reiigio potuit suadere malorum
Quae peperit saepe scelerosa impia atque facta.
(Lucr., I, 101; — Lact., Inst. div., I, 25.)
5) Aulidae quo pacto triviee virginis aram
Iphianassae turparunt sanguine fœde.
(Lucr., I, 85 ; — Prise, I, 285.)
6) tune fulmen mittit et aedes
Ipse suas disturbat et in déserta recedens
Sseviat, exercens telum, quod saepe nocentes
Praeterit, exanimet indignos inque merentes.
(Lucr., II, 1002; — Lact., Inst. div., III, 17.)
7) Religionum animos nodis exsolvere pergo.
(Lucr., I, 932; — Lact., Inst. div., I, t6.)
26
REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
ternpr devant des pierres en étendant les mains, de répandre le
sang des animaux*, etc.
Il est d'autres conceptions d'une Divinité dont la puissance fait
se mouvoir en ordre les cieux et donne à la terre les rayons du
soleil^ Lucrèce en parle, semble-t-il, en termes que ne désavoue-
rait pas un chrétien. S'il ne montre pas cette Divinité attentive à
nous'', il la dépeint du moins avec des attributs assez parfaits; mais
les dieux n'ont pas à s'occuper de nous : ce serait folie de le pré-
tendre ! Que pourrait ajouter à leur bonheur et à leur immortalité
ce qu'ils feraient pour nous? Riche d'elle-même, loin de nos soucis
et de nos tourments*, la Divinité n'a nul besoin de nous : elle est
inaccessible à nos passions et supérieure à nos vertus.
Tel était le Lucrèce (sensiblement différent du véritable) que
cette tradition de g-rammairiens et d'apologistes faisait connaître
aux écoliers abordant les études théologiques et philoso-
phiques'; sous la forme précise du vers, ces idées furent
1) Nec pietas ulla est velatum saepe videri
Vertier ad lapidem atque omnis accedere ad aras
Et procumbere humi prostratum et pandere palmas
Ante deum delubra, nec aras sanguine multo
Spargere quadrupedum, nec votis nectere vota.
(Lucr., V, 1196; — Lact., Inst. div., II, 3.)
2) Quis pariter cœlos omnes convertere et omnes
Ignibus astheriis terras suffire feraces;
(Lucr., II, 1097; — Nonius,l[., 197.)
3) Dicere porro hominum causa voluisse parare
Prseclaram mundi naturam...
Desipere est. Quid enim immortalibus atque beatis
Gratianostra queat largirier emolumenti,
Ut nostra quidquam causa gerere aggrediantur?
(Lucr., V, 156; — Lact., Inst. div., VII, 14.)
4) Omnis enim per se divum natura necessest
Immortali sevo summa cum pace fruatur
Semota a nostris rébus sejunctaque longe;
Nam privata dolore omni, privata periclis,
Ipsa suis pollens opibusnihil indiga nostri
Nec bene promeritis capitur neque tangiturira.
(Lucr., II, 646; — Lact., Ira Dei, 9.)
5) « Initiandi ergo sumus in grammatica, deinde in dialectica, posteainrheto-
rica. Quibus instructi ut armis, ad studium philosophiae debemus accedere. »
(Ad spima Bedœ, Mg., I, 1178.)
« Porro sapientiam veteres pbilosophiam vocaverunt, id est omnium rerum
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 27
comme des centres autour desquels d'autres idées épicuriennes
venaient facilement se grouper. Les études grammaticales
contribuèrent ainsi à répandre les idées épicuriennes de Lu-
crèce, surtout chez ceux qui s'occupaient de rattacher la Na-
ture à Dieu. Etait-ce assez pour faire définitivement adopter
Lucrèce? Non, car les manuscrits du poète étaient là pour
contredire les éloges de Lactance et démontrer combien saint
Jérôme avait eu raison de proscrire les Epicuriens. De là un
double courant d'opinions : tantôt Lucrèce n'é'.ait qu'un hé-
rétique, et tantôt il était considéré comme la meilleure source
pour commenter les livres physiques de la Bible. Suivant que
prévalait l'une ou Tautre opinion, on faisait le silence sur lui ou
bien on le citait presque autant que les Néoplatoniciens et autres
philosophes. En aucun cas, d'ailleurs, sa morale ne fut adoptée.
Ce départ entre le bon et le mauv^ais épicurisme apparaît bien
chez les deux auteurs qui eurent le plus d'influence sur les maî-
tres des écoles carolingiennes : saint Isidore et le vénérable
Bède.
« Saint Isidore est peut-être le plus grand compilateur qu'il y ait
jamais eu. Ses ouvrages, qui représentent des extraits de biblio-
thèques tout entières, dans un temps oii il y en avait si peu, fu-
rent d'autant plus décisifs pour la culture générale, qu'ils se
distinguaient davantage par un agencement simple et clair, facile
à saisir et à la portée de tous. »
« L'ouvrage de saint Isidore fut donc pour le Moyen Age une
vraie mine oii l'on puisa surtout maintes connaissances sur l'an-
humanarum atque divinarum scientiam. Hujus phiiosophiae partes très esse
dixerunt, id est, physicam, logicam, ethicatn. Physica, naturalis est ; Ethica
moralis ; Logica rationalis. Harum prima naturae et contemplationi rerum de-
putatur ; secundain actione et cognitione recte vivendi versatur; tertia in dis-
cernendo verum a falso ponitur. »
(Isid,, Ind. Differentiarum, I. II, c. xxxix, 149; Mg., V, 93.)
« Philosophi... Ethici, Logici, Physici, nam aut... aut de natura disputare
soient, ut in Genesi et Ecclesiaste. •>>
(Raban. Maur., De Universo, I. XV, c. i, p. 416.)
28 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
tiquité, dans un temps où le souvenir en étaitéteint et où Tonne
lisait plus les auteurs que saint Isidore cite directement ou de
seconde main- Celte œuvre n'est sans doute qu'un dictionnaire
des arts et des sciences; mais c'est justement par là qu elle ré-
pondait le mieux au degré inférieur de la culture de ces temps
qui commençait à s'annoncer. Cette manière de faire desEtymo-
logies, insensée, il est vrai, mais transmise par l'antiquité au
Moyen Age, avait du moins l'avantage d'aider parfois la mé-
moire ^ »
Aussi l'auteur des Étymologies fut-il, avec Lactance, celui
qui contribua le plus à répandre les théories de Lucrèce dans les
écoles du Moyen Age^ Ce n'est pas qu'il soit toujours favorable
à cet Épicurien hérétique^ et immoral : il reproduit l'accusation
de Donat et de Quintilien* et ne rappelle, des éloges de Lactance,
que le passage contre la superstition; encore le retourne- t-i!
contre Lucrèce ^ Cependant le poète lui semble assez connu pour
i) Ebert, Histoire de la littérature du Moyen Age en Occident, p. 556 et
561, trad. Aymeric et Condamin.
2) Ses opinions avaient la même valeur que celles des premiers Pères de
l'Église :on le préférait même à saint Ambroise : «... vel Ambrosioprœferendus »
disent les Bollandistes {Mg.,ls\(i., op. I, p. 148). —Dans son livre De scintil-
lis le moine Defensor (vii^ siècle) cite les paroles d'Isidore à côté de celles du
Christ, dans les évangiles, des apôtres Pierre et Paul, deSalomon, d' Ambroise,
de Jérôme, d'Augustin et de Basile. Les citations d'Isidore sont parmi les plus
longues; elles fournissent en particulier la maxime épicurienne : « Reus animus
nunquam securus est «(De scint., c. li ; Mg., t. LXXXVIII, 684).
3) « Eadem materia apud herelicos et philosophos volutatur... divisi sunt au-
tem et hi in hœresibus suis, habentes quidam nomina ex auctoribus, ut Plato-
nici, Epicurei, Pythagorici... Epicurei dicti ab Epicuro, quodam philosopho ama-
torevanitatis, non sapientise, quem etiam ipsi philosophi porcum nominaverunt,
quia se volutans in cœno carnali, voluptatem corporis summum bonum asseruit;
qui etiam dixit nulla providentia divina instructum esse aut régi mundum. »
(tsid., Etym., 1. VIII, c. vi ; — cf. Hieron., Coin, in Epist. ad Titum, cm,
V. iO.]
4)«Patratioenimestrei venerese consommatio. Lucret : Et bene parla patrant »
{Is.. Etym., IX, c. v,3).
Cf. note à Donat. Introd. — Cependant saint Jérôme (Adv. iov.) avait montré
Lucrèce détestant l'amour sensuel.
5) « Superslitiosos ait Cicero appellatos qui totos dies precabantur et immola-
bant, ut sibisui liberi superstites essent « (Isid., Etym, I. X, S, 244),
-.cLucretiusautem superstitionera dicit superstantiam rerum, id est, cœleslium
î
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 29
mériter une menlion dans ses Chroniques', toutes brèves qu'il
les ait faites,
x4.utre est son attitude lorsqu'il s'ag-it de théories physiques :
dans ses Etymologies et son livre sur la Nature [De Natura Re-
rum), Isidore cite abondamment Lucrèce'. Le poète est un de
ces anciens dont l'opinion est presque aussi considérable, en
ces matières, que celle des Pères catholiques; aussi est-il très
souvent cité lorsque saint Isidore examine ces questions.
1° Les éléments primitifs des choses. — L'auteur emprunte
d'abord aux grammairiens, sinon à Lucrèce lui-même, le prin-
cipe épicurien' : Rieji ne se perd et rien ne se crée', il s'étend en-
suite longuement* sur la constitution de toutes choses par les
et divinarum quse super nos stant; sed maie dicU «(Isid., Etijin. VIII, m, 7 ; —
Lucr., I, 66).
Le passage, comme beaucoup d'autres, semble extrait de Servius, mais il est
démarqué et changé :
« Sec Lucr. Superslitio est superstantiam rerum, i. e. coeleslium et divinarum,
quae super nos stant, inanis et superfluus timor » (Serv., Jn ^n., VIII, 187).
1) « Ptolemœus Alexander régnât annis X. Syria per Gabinium in Romanorum
dominium transiit. Poeta quoque Lucretius nascitur, qui postea se furore ama-
torio intertecit» [Chr. 60). — Pour apprécier cette simple mention, il faut rappe-
ler ce que dit Isidore dans sa préface : « Horum nos temporum summam, ab
exordio... ad Sisebuti, Gothorum régis principatum, quanta potuimus brevitate,
notavimus w (Prœfatio ad Chronicon).
(Mg., VII, p. 1037.)
2) Isidore écrit dans la préface de son De Natura làerum : « Quae omnia,
secundum quod a veteribus viris, ac maxime sicut m lilteris catholicorum viro-
rum scripta sunt, proferentes, brevi tabella notavimus. Neque enim earum re-
rum naturam noscere superstitiosa scientiaest, si tantum sana sobriaque doc-
trina considerentur. »
(Isid., De Natura Rerum, in praef.)
« In hoc libello, quasi in quadam brevi tabella, quasdam cœli causas, situs-
que terrarum et maris spatia annotavimus, ut in modico lector ea percurrat et
compendiosa brevitate etymologias eorum causasque coguoscat .»
(Isid,, Etym., 1. XIII De niundo et part, prxf.)
3) Kx nihilo nihilum, ad nihilum nil posse reverti.
(Isid,, Etym., 1. I, 17.)
4)«Alomos philosophi vocanL quasdam in mundo corporum parles lam mi-
nutissimas, ut nec visui pateant, nec ioii.y\-i (id est,seclionem) recipiant; unde et
aTOfjiot dicti sunt, Hi per iaane totius mundi irrequietis motibus volitare, et hue
30 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
atomes, sur l'eau génératrice des êtres * et les petits organismes
qui eng-endrent nos maladies'. Parlant des pluies qui saturent et
fécondent la terre, il cite le fameux vers : Ex igni,..^ où se ré-
atque illuc ferri dicunlur, sicut tenuissimi pulveres, qui infusis per fenestras
radiis solis videntur; ex iis arbores, et herbas et fruges omnes oriri... etc. »
(Isid., Etym., 1. XIII, c. ii, 1.)
Les citations grecques autorisent à supposer que saint Isidore a consulté
d'autres auteurs que Lucrèce : cf. Servius, In Virgilii Bucol. VI, 31, où se
trouve une partie de ce texte.
1) <■<■ Alii aquamdicuntgenitalemin terris moveri et eas simul concutere, sicut
vas, ut dicit Lucretius, »
(Servius, In Mn., II, 479; — Isid., Etym., 1. XIV, c. i, 3.)
Lucrèce avait écrit (1. VI, 555) :
Ut vas in terra non quit constare, nisi humor
Destitit in dubio fluctu jactarier intus.
2) « Item alii aiunt pestifera semina rerum multa ferri in aerem, atque sus-
pendi, et in externas cœli partes aut ventis aut nubibus transporlari. Deinde
quaqua feruntur aut cadunt per loca et germina cuncta ad animalium necem
corrumpunt ; aut suspensa manent in aère, et cum spirantes auras, illa quoque
in corpus pariter absorbemus, atque inde languescens morbo corpus, aut ulce-
ribus tetris aut percussione subita exanimatur. Sicut enim cœli novitate vel
aquarum corpora advenientium tentari consueverunt, adeo ut morbum conci-
piant, ita etiam aer corruptus ex aliis cœli partibusveniens, subita clade corpus
corrumpit atque repente vitam exstinguit. »
(Isid., De Natur. Rer., c. xxxix, 2.)
... primum multarum semina rerum
Esse supra docui quae sint vitalia nobis.
Et contra quae sint morbo mortique necessest
Multa volare. Ea cum casu sunt forte coorta
El perturbarunt cœlum, fit morbidus aer.
Atque ea vis omnis morborum pestilitasque*
Aut extrinsecus ut nubes nebulasque superne
Per cœlum veniunt, aut ipsa sgepe coortae
De terra surgunt. ..
Nonne vides etiam cœli novitate et aquarum
Templari procul a patria quicumque domoque,
Àdveniunt ideo quia longe discrepitant res...
Quae (species hominuni) cum quatuor inter se diversa videmus
Quattuor a ventis et cœli parlibus esee...
Haec igilur subito clades nova pestilitasque*,
Aut in aquas cadit aut fruges persidit in ipsas,
Aut alios iiominum pastus pecudumque cibatus,
Aut etiam suspensa manet vis aëre in ipso,
') Cf. iNou. 137.
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 31
sumela doctrine des quatre éléments ' si populaires dans la pre-
mière partie du Moyen Age.
2o La terre et les phénomènes physiques. — La terre est sus-
pendue dans le vide et tenue en équilibre comme par des poids :
telle est du moins l'opinion de Job» (et d'autres philosophes cités
Et, cum'spirantes mixtas hinc duciraus auras.
111a quoque in corpus paritersorbere necessest
Consiniili ratione venit bubus quoque saepe...
Languebat corpus, leti jam limine in ipso
Et simul ulceribus quasi inuslis omne rubere
Corpus...
(Lucr., V[, 1090-1166.)
1)« Imbres autem et ad nubes et ad pluvias pertinent, dicti agraeco vocabulo,
quod terram inebrient ad germinandum. Ex his enim cuncta creantur, unde et
Lucretius :
Ex igni terra atque anima nascunlur, et imbri.
(Isid., Etym., I. Xlll, c, x, 4; - cf. Servius, In^n., I, 123.)
Lucrèce avait écrit (I, 715) :
Et qui quatuor ex rébus posse omnia rentur,
Ex igni terra atque anima procrescere et imbri.
Dans son De Instit. Arith. (1. II, c. i), Boèce semble avoir cité ce vers sans
nommer Lucrèce, ce qui a fort exercé, aux x^ et xi" siècles, la sagacité des cor-
recteurs. Le texte de Boèce (édit. Klotz) porte : u... jam vero mundum corpora
quatuor non ignoramus efficere ; namque, ut ait : Ex imbri, terra atque aîiima
gignuntur et igni... Ses correcteurs ajoutent tantôt le nom de Lucrèce, tantôt celui
de Platon : ut ait Lucretius(v) — ut ait Plato (e. 1.). L'un considère ce vers comme
une glose, tandis qu'un autre, pour l'identifier, écrit simplement au-dessus de :
ut ait : Ex imbri... les mots : poeta vel philo..., qu'un second correcteur com-
plète : ... sophus Lucretius (v. les Mss.).
2) « Qualiler terra super aerem fundata libratis credat stare ponderibus, sic
dicit Ambrosius : de terrae autem qualitate (1. I, c. vi) sive positione, sufûciat
secundum Scripturam Job sciendum «quia suspendit terram in nihilo ». — Philo-
sophi quoque similiteropinantur, aère denso terram sustineri et quasi spongiam
mole sua immobilem pendere, sicque, ut aequali motu hinc atque inde, veluti
alarum suffulta remigiis, ex omni parte libratapropendeat, nec in parlera possint
inclinari alteram. »
(Isid., DeNat. Rer., c. xlv, 1.)
Cf. Lucr., II, 602;
Aeris in spatio magnam pendere docentes
Tellurem, neque posse in terra sistere terram.
Cf. id. , V, 543 ; id. , I, 1058 et 1064, etc.
32 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
par Lucrèce) qui compare la terre à une éponge maintenue im-
mobile par sa masse. On peut même tirer de là une explication
des tremblements de terre à laquelle saint Isidore ajoute, sans
doute pour la christianiser, un commentaire moral pris de la Bible'.
C'est encore à Lucrèce que saint Isidore recourt pour expliquer les
phénomènes du jour et de la nuit^ le tonnerre ^ les vents \ la
pluie*, et d'autres phénomènes naturels^; il imite du VI' livre de
1) «Sapientes dicunt terram in modum spongioe esse, conceptumque ventum
rotari et ire per cavernas. Cumque tantum ierit, quantum terra capere non possit,
hue atque illuc ventus fremitum et murmura mittit. Dehinc quaerentis vi viam
evadendi, dum suslinere eum terra non potuerit, aut tremit, aut dehiscit ut
ventum egerat. Inde autem fieri terrœ motum dum universa ventus inclusus
conculil...)) (Cf. Lucr., VI, 590, etc.)
« Terrae autem motio pertinet ad judicium, quando peccatores et terreni homines
spiritu oris Dei concussi commovebuntur. Item terrae commotio hominum terre-
norum est ad fidem conversio. Unde scriptum est : « Pedes ejus steterunt, et
mota est terra », utique ad credundum. »
(Isid., De Nat. Rer., c. xlvi. 1.)
2) (( Noctem autem fieri, aut quia longo itinere lassatur so/, et, cum ad uUimum
cœli spatium pervenit, elanguescit, ac labefactos efflat suos ignés; aut quia
eadem vi sub terras cogitur, qua super terras pertuiit lumen, et sic umbra terrae
noctem facit. Unde et Virgiiius... »
(Isid., Etym., 1. V, c. xxxi, 3; De Nat. Rer., c. ii, et c. xvii.)
Cf. Lucr. (V, 648) :
At nox obruit ingenti caligine terras
Aut ubi de longo cursu sol ultima cœli
Impulit, atque suos efflavit languidus ignis
Conçusses itère et labefactos aère multo ;
Aut quia sub terras cursum convortere cogit
Vis eadem, supra quae terras pertuiit orbem.
3) Cf. notes à Raban-Maur.
4) Cf. Kaban-Maur.
5) Cf. Raban-Maur.
6) « Cur mare majus non fiât ac tantis fluviorum copiis nullatenus crescat,
Clemens episcopus diciteo quod naturuliter salsa aqua fluentum dulce in se re-
ceptum consumât, eo quod fit ut illud salsum maris elementum quantascumque
recipit copias aquarum, nihilominus exhauriat : adde etiam quod venti rapiunt
et vapor calorque solis assumit. Denique videmus lacusmultasque lacunas parvo
sub momenti spatio ventorum flalibus solisque ardore consumi. Salomon autem
dicit : « Ad locum unde exeunt, flumina reverluntur » {Ecoles., I, 7). Lx quo in-
telligitur mare ideo non crescere q uod etiam per quosdam occultos profundi meatus
aquae revolutœ ad fontes suos refluant, et solito cursu per suos amnes recur-
LUCRÈCE DANS LA TllÉ0LO(;iE CHRÉTIENNE 33
longs passages, dont on ne peut pas nier la provenance. Lui-
même nomme d'ailleurs assez souvent Lucrèce pour qu'on ne
puisse l'accuser d'avoir voulu cacher l'origine de ces idées.
3° L homme. — Isidore s'inspire moins volontiers de Lucrèce
lorsqu'il parle de l'homme et do son rôle dans la nature. Cepen-
dant il lui emprunte les hypothèses sur la découverte des métaux*
et la façon dont l'homme apprit^ à les travailler. Il explique éga-
lement d'après Lucrèce comment se font nos perceptions, pour-
quoi de loin nous voyons ronde une tour carrée ^ etc. Enfin il
rant. Mare autem propterea factum est, ut omnium cursus tluviorum recipiat.
Cujus cum sit altitudodiversa, iadiscrela tamen dorsi ejus œqualitas. »
(Isid., De l^at. Rer., c. xli ; cf. Lucr., VI, 608.)
En un autre passage sur les nuctations du Nil (Isid., De Nat. Rer., xliii, 1-2),
Isidore imite Lucr., VI, 712, etc. On pourrait encore signaler d'autres rappro-
chements.
1) « Apud antiques autem prius seris quam ferri cognitus usus. ^Ere quippe
prius proscindebant terram, aère certamina belli gerebant, eratque in pretio
magis ces; aurum vero et argentum propter inutilitatem rejiciebantur. Nunc
versa vice jacet ses, aurum in summum cessit honorem ; sic volvenda tetas com-
mutât tempora rerum. »
(Isid., Ehjm., 1. XVI, c. xx, 1.)
« Ferri usus post alia metalla reperlus est. Cujus postea versa in oppro-
brium species. Nam unde prius tellus tractabatur, inde modo cruor effundi-
tur. »
(Isid., Etym., XVI, xxi, 2.)
Et ideo œre (sunt cymbala Ceereris) quod terram antiqui colebant eere,
prius quam ferrum esset inventum. »
(Isid., Etym., VIII, ii, 66; — Lucr., V, 1290.)
2) Etym., 1. XVI, c. xviii,14, — Cf. «Deniquein fabrica nisi omnia ad per-
pendiculum et certam regulam fiant, necesse est utcuncta œendosa instruantur
ut aliqua prava sint, aliqua cubantia, prona nonnulla, alia supina, et propter
hoc universa ruunt constructa. »
(Isid., Etym., 1. XIX, c. xvm, 2.)
3) u Nam quamvis quadratse aut lata? construantur, procul tamen videntibus
rotundse existimantur : ideo quia omne cujusque anguli simulacrum per longum
aeris spatium evanescit atque consumitur et rotundum videtur. »
(Isid., Etym., 1. XV, ii, 19.)
Quadratasque procul turris cum cernimus urbis,
Propterea fit uti videantur ssepe rotundse,
Angulus obtusus quia longe cernitur omnis,
Sive etiam potius non cernitur ac périt ejus
Plaga nec ad nostras acies perkibitur ictus,
34 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
reproduit, en décrivant les animaux*, un certain nombre de
traits dont les imagiers et les bestiaires du Moyen Age ont pu
tirer parti.
Il suffît de ces quelques citations pour montrer combien fut
profonde (sauf en morale) l'influence de Lucrèce sur le Docteur
espagnol : cette influence agira par lui sur Raban-Maur.
Loin de subir autant que saint Isidore Tinfluence directe ou
indirecte du poète d'Épicure, Bède le cite à peine ^. Son De arte
melrica contient deux fois le nom de Lucrèce' : mais c'est en
des passages copiés de grammairiens antérieurs. Le même ou-
Aëra per multum quia dum simulacra feruntur
Cogit hebescere eum crebris offensibus aër.
Hoc iibi suiïugit sensum simul angulus oniiiis
Fit quasi ut ad tornurn saxorum structa tuamur.
(Lucr., IV, 350.)
L'importance du passage de saint Isidore est considérable, surtout si l'on
donne toute sa valeur au mot existimatur . La perte d'une fiche nous empêche
de rapprocher de cette citation de saint Isidore un autre fragment où étaient
employés les mots aei'is, intuitus oculi, etc., et qu'on aurait pu comparer à la
théorie de la vision (Lucr., III, 356).
1) Cf. le XII° livre des Êtymol.,c. ii, iii,xiv, etc.; citons : <v ... ut illa trifor-
mis bestia : prima leo, postrema draco, média ipsa chimcera, id est capra. »
Étym., 1. I, c. XL, 4; — Hier., Ep. 123; - Lucr., V, 905).
2) Son prédécesseur à l'abbaye de Weremoulh lui avait cependant légué une
très riche bibliothèque : « Innumerabilium librorum omnis generis copiam ap-
portavit », dit Stevenson, cité par Ebert (l. L, trad., p. 673).
3)«... Enarrativum... item Lucretii carmina... « (Bède, I>e arte melrica, l\ 25
Mg. , l, p. 170 et 174. — Dosithée, K. VU, 428).
«... Nametin exemplis antiquorum inveniuatur aliquoties duo spondei in
fine versus, sicut et duo dactyli nonnunquam, ut sunt illa Maroms ;
At tuba terribilem sonitum procul excitât horrida
et
Aut levés ocreas lento ducunt argento
quamvis hoc rarissime inveniatur, nisi ita ordiuatum ut et dactyli, qui in fine
est, ultima syllaba psv symlepham sequenti versui jungaiur... quas (régulas)
moderni poetse distinctius ad certee normam definitionis observare maluerunt.
Nam et vocalem brevem quae ^ et u et vocali quaUbet exciperetur voluerunt
esse communem, ut Lucretius (VI, 668) .
QufE calidum faciuntaquae tactum alque vaporem. »
(B. Deartemelr., Il, 16; Mg., I, 170.)
CI. Auducis excerpia, K. ,Vll, 329.
LUCRÈCE UANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 35
vrage présente aussi un vers* dont la pensée est tout épicu-
rienne, mais qui est tiré d'un auteur chrétien. Cependant
Bède connaît le Ex nihilo nihil... qu'il commente en un
sens orthodoxe ^ Sur les questions naturelles, il adopte par-
fois les solutions empruntées à Lucrèce par saint Isidore ^
1) Immortale nihil muadi coupage tenetur.
(De arte metnca, Mg. 1.)
Ce vers n'est pas hétérodoxe, certains théologiens soutenant encore que
l'âme est immortelle, non par sa nature, mais par un don spécial de Dieu, C'est
un extrait de Juvencus, que saint Jérôme cite {Chron., a. 332) et loue fort et dont
l'œuvre rappelle, en certains vers, Lucrèce :
Immortale nihil mundi compage tenetur
Non orbis, non régna hominum, non aureaRoma,
Non mare, non tellus, non ignea sidéra cœli;
Nam statuit genitor rerum irrevocabile tempus
Quo cunctum torrens rapial flamma ultima mundum.
^Juv. Presbyter (Hispanus). Evangel. hist. initio.]
D'ailleurs Bède ne cache pas qu'il a compilé ses prédécesseurs : « Hsec dili-
genter ex antiquorum opusculis scriptorum excerperecuravi » {D". Arte metr.,
Mg. 1, 174).
2) « Ex nihilo nihil fît )> [I Phys. ("?)] Intelligitur per naturalem actionem.
Oœnis enim naturalis actio prtesupponit subjectum. Ve! aliter, ex nihilo
nihil fît, scilicet ab agente naturali, sed bene ab agente supernaturali, scilicet
Deo; is enim hoc universum ex nihilo creavit, hodieque singulas animas ratio-
nales ex nihilo créât. »
{Sententiœ philos, ex Aristot. E.; — Bedœ dubia, Mg. I, 992.)
(Peu importe à ces recherches que le passage soit de Bède ou d'un de ses
contemporains; il en est de même pour l'origine de la maxime commentée; sous
sa forme épicurienne elle était trop connue pour qu'il fût possible d'en faire
abstraction).
3) Ainsi, à propos de la mer : « Quod mare fluviorum accursu non augelur, di-
cunl naturaliter saisis undis fluentum dulce consumi, vel ventis aut vapore solis
abripi, ut in lacis lacunisque probamus in brevi momento desiccatis, vel etiam
occulto meatu in suos refluere fontes, et solito per suosamnes gressu recurrere.
Marinis autem aquis dulces superfundi, utpote leviores; ipsas vero ut gravioris
naturae magis sustinere superfusas, »
(Bed., De Nat. Rer. c, xl; — cf. Lucr., VI, 608.)
Sur les éruptions de l'Etna {id.y c. l), Bède copie Isidore qui imite Lucrèce
d'assez loin ; de même sur le Nil : « JNilo flumine quod inter ortum solis et
Austrum enascitur, pro pluviis utitur ^Egyptus, propter solis calorem imbres
et nubila respuens. Menseenim maio, dum osiia ejus, in quibus in mare influit.
36 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
mais les applique à la magie plutôt qu'à la vraie science*.
On ne saurait d'ailleurs, malgré les erreurs d'Isidore de Sé-
ville, placer son œuvre sur le même rang- que celle de Bède, qui
consacre un livre entier à Tétude des présages par le tonnerre le
jour du sabbat, et un autre à la prévision de la mort. Mais il
importait, avant d'étudier Alcuin, de faire connaître quelle fut
l'attitude de son maître ^ à l'égard de Lucrèce.
[A suivre.) J. Philippe.
Zephyro fiante, undis ejectis arenarum camuIoprcEstruuntiir, paulatitn intumes-
cens ac rétro propulsas, plana irrlgal iE;.'ypti ; vento autem cessante, ruptisque
arenarum cumulis, suo redditur alveo » (Bed., De Nat. Rer., c. xliii).
Rappelons que l'ouvrage de Bède fut commenté, vers 1008, par l'Anglais
Bridfertus (monachus Ramesiensis).
1) a Philosophi qui arlifîciali scientia rerum naturas atque praesagia intel-
lectuali spéculations subtiliter cernere, juxta sagacissimi eorum ingenii nimiam
fragrantiam conati sunt de Saturni diei lonitruum omnibus praefîgurationibus,
quœ taliter investigare atque exponere dicuntur » (Beda, De tonitruis, p. 614).
2)MTractatusquosrogastisdireximus,deprecantesut quantocius scribantur et
reraittantur, quia nobis valde necessarii sunt propter legentiumutilitatem,quos
dominusBeda magister noster sermone simplici sub sensu subtili composuit. »
(Alcuin, Epist., 138; Mg., I, 378.)
LES
:i r 1
APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL
Dès que l'homme réfléchit, un des problèmes qui se dressent
devant son esprit et réclament le plus impérieusement une so-
lution est celui de sa destinée. A quelque époque de l'histoire
que nous le placions et dans quelque lieu de la terre que nous
voyions l'être humain chercher à savoir, c'est toujours la grande
question de l'au-delà qui le préoccupe. Tous apportent leur ré-
ponse à cette question; et pour nous faire une idée quelque peu
complète des diverses solutions qui ont été proposées, les docu-
ments les plus variés s'oiïrent à nos investigations. Mais nous
ne devons pas seulement interroger les fondateurs de religions,
les philosophes, les savants, les historiens; à côté de cette éh'te,
les conceptions populaires, produit d'une imagination souvent
enfantine et terre à terre, n'en ont pas moins une importance ca-
pitale à nos yeux.
En effet, lorsque nous rencontrons chez un auteur une réponse
au problème qui préoccupait ses contemporains, nous devons
nous garder de lui en attribuer à lui seul la paternité. Souvent il
n'est qu'un écho des idées qui avaient cours parmi le peuple, et
nos recherches seraient condamnées à la pins complète stérilité,
si nous ne tenions un grand compte des éléments épars puisés à
des sources multiples. Il faut remonter à ces sources, dont la
connaissance nous permet seule de nous rendre compte de la ge-
1) Le travail que nous publions ici est la reproduction de la plus grande
partie d'une Itièse présentée par l'auteur à la Faculté de théologie protestante
de Paris. {î^ote de la Réd.)
38 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
nëse, du développement et de reachaîaemeiit des croyances et
des faits.
Nous pouvons admirer le poème du Dante etTart avec lequel
il nous dépeint les tourments des damnés ou la félicité des élus;
sa description de l'enfer, du purgatoire et du paradis, prise en
elle-même et en tout état de cause, est au-dessus de tout éloge.
Mais l'intérêt scientifique grandira bien davantage si nous pou-
vons savoir à quelles sources le poète a puisé ; nous apprendrons
par exemple qu'il affecte tel châtiment à telle faute parce qu'il a
pris ce renseignement dans une Apocalypse populaire, comme
celle de Pierre ou de Paul', ou qu'à telle bonne action il attache
telle récompense parce que cette notion lui est fournie par l'Apo-
calypse de la Vierge^; il empruntera d'autres traits aux Oracles
Sibyllins, et, pour parfaire son œuvre chrétienne, il ne craindra
pas de solliciter Taide païenne d'un Virgile ou d'un Homère.
C'est dire combien nous attachons de prix à la connaissance des
croyances populaires relatives à la destinée humaine : les unes
ne nous sont conservées que par la voie de la tradition orale ; il
en est d'autres, au contraire, qui nous sont connues par des
écrits auxquels la faveur populaire a été longtemps attachée. A
cette dernière catégorie appartiennent un grand nombre d'œuvres
apocryphes de tout genre, notamment les Apocalypses.
On a peut-être trop dédaigné de telles productions. On s'atta-
chait aux doctrines eschatologiques d'un savant Père de l'Eglise
ou aux élucubrations souvent bizarres d'un théologien en renom.
Quant aux œuvres populaires, bonnes tout au plus à satisfaire
la curiosité du vulgaire, elles ne semblaient mériter à aucun
titre d'arrêterl'attention d'unphilosophe. Depuis quelques années
un revirement se produit. La découverte de plusieurs manuscrits
détourne de leurs études traditionnelles un certain nombre de
savants. Les Apocalypses surtout commencent à être étudiées
1) Cf. A . Lods, L'Évangile et l'Apocalypse de Pierre, Paris, Leroux, 1893.
— Cf. aussi l'Apocalypse de Paul dans Tischendorf : Apocalypses apocryphœ,
Lipsiae, 1866.
2) Texts and Studies, vol. II, n" 3 : Montague-Rliodes James, Apocrypha
anecdota, Cambridge, 1893, p. 109 ss.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 39
avec un soin particulier, et les résultats déjà obtenus nous pa-
raissent un encouragement à persévérer dans cette voie. Parmi ces
Apocalypses, les unes ont été examinées avec le plus grand soin,
et il semble vraiment qu'on ait dit le dernier mot à leur sujet.
Mais il en est d'autres, fort peu connuesjusqu'àpréseut. Quelques-
unes d'entre elles seront l'objet de ce présent travail ; nous vou-
drions faire connaître les Apocalypses apocryphes de Daniel.
Les Apocalypses apocryphes de Daniel, que nous connaissons,
sont au nombre de neuf : une en persan^ une en copte, une en
arménien et six en grec. Sauf la persane, ces Apocalypses n'ont
encore été l'objet d'aucune étude spéciale ni d'ensemble. L'Apo-
calypse copte a été imprimée par Woide dans son Appendix ad
editionem N. T. grseci e codice Alexandrino. Oxford, 1799, in-
fol., p. 140 ss. Celte même Apocalypse se trouve en manuscrit à
la Bibliothèque Nationale, fonds copte, n° 58. L'Apocalypse ar-
ménienne a été éditée par le P. Gr. Kalemkiar dans : Wif^ner Zeit-
schriftfûrdieKundedesMorgenlandes[V. VI, 2'fasc., Vienne, 1892,
p. 109 ss.), d'après trois manuscrits. Les Apocalypses grecques
ont été en partie éditées par Tischendorf, dans la préface de ses
Apocalypses apocryphae^ p. xxx ss., mais il ne donne pas le texte
en entier; l'un des manuscrits est à la Bibliothèque de Saint-
Marc, à Venise, et vient d'être édité par M. Klostermann; deux
autres manuscrits sont à la Bibliothèque Nationale de Paris,
sous les numéros 2180 et 947. Vienne possède deux manuscrits
d'une Apocalypse grecque de Daniel. La Bibliothèque de Saint-
Marc, à Venise, possède encore deux oracles sur les îles de Crète
et de Chypre, attribués à Daniel. A. Vassiliev a édité trois textes
d'Apocalypses de Daniel ; nous y reviendrons ultérieurement.
Enfin l'Apocalypse persane a été étudiée par M. James Darme-
steter, dans le 73*^ fascicule de la Bibliothèque de l'Ecole des
Hautes-Etudes [Mélanges Renier, p. 405 ss.). Elle fait partie
d'une Histoire de Daniel apocryphe, qui a été éditée en entier
par M. Zotenberg, en persan, avec traduction allemande en
regard du. texte, dans VArchiv fur wissenschaftliche Erforschung
des Alten Testaments, 4* livr.. Halle, 1869, p. 385 ss.
Comme ces ouvrages n'ont pas encore paru en français, au lieu
40 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
de longues analyses et de fastidieuses dissertations, nous croyons
préférable de faire connaître les textes eux-mêmes. Nous don-
nons donc la traduction on français des Apocalypses copte et
arménienne. A cause de la ressemblance des Apocalypses
grecques entre elles, nous traduirons le meilleur texte avec
quelques variantes, afin que le lecteur soit à même d'en apprécier
le contenu. Pour l'Apocalypse persane proprement dite, nous
renvoyons le lecteur à l'article de M. Darmesteter. Mais nous
emprunterons quelques extraits aux chapitres qui précèdent et à
ceux qui suivent l'Apocalypse. De la sorte, on pourra se faire
une idée d'ensemble de l'histoire de Daniel en persan.
Le nombre des Apocalypses apocryphes actuellement con-
nues est suffisant pour qu'on puisse songer à les classer : une
telle classification, sans avoir rien de rigoureux, présente néan-
moins certains avantages, tant pour l'étude générale de l'apoca-
lyptique que pour la compréhension particulière de notre sujet.
Nous croyons qu'on peut répartir en deux classes les Apoca-
lypses. Dans la première entreront les écrits purement fantaisistes,
oii l'auteur donne libre cours à son imagination. Sans aucun
souci du vrai non plus que du vraisemblable, il s'occupe surtout
de l'au-delà : la seconde venue du Christ, précédée de l'Anti-
christ* et accompagnée de phénomènes extraordinaires; la des-
cription détaillée de l'enfer; l'assignation spéciale du châtiment
au délit, tel est le thème habituel sur lequel l'auteur exécute des
variations bizarres, qui touchent à toutes les conceptions popu-
1) Nous employons intentionnellement le moi Antichrist pour désigner le per-
sonnage qui s'élèvera contre le Christ au moment où celui-ci viendra établir son
règne définitif. On dit ordinairement Antéchrist. Son apparition précédera la
seconde venue du Christ; dans ce sens il est donc bien « Antéchrist », et cette
considération a prévalu dans la langue française. Cependant le Christ, à sa
parousie, aura à lutter contre un ennemi qui subornera les hommes par de faux
miracles et de fausses merveilles. Cet ennemi dernier dont le Christ triomphera
est V Antichrist. Nous avons choisi ce mot de préférence à l'autre. Il est étymo-
logiquement plus exact; il renferme la notion d'inimitié, d'opposition, qui a
donné naissance à ce personnage fantastique.
LES APOCALYPSES APOCRYPnES DK DANIEL 41
laires de Tépoque, mais dont chacune le ramène au motif fonda-
mental (Apocalypse de Pierre, de la Vierge, de Paul, etc.).
La seconde classe comprendra un genre d'ouvrages où le but
est bien le même que dans les précédents, mais avec une notable
différence dans le choix des moyens. L'histoire y joue un grand
rôle, et c'est précisément son intervention qui rend intéressante
l'étude de ces Apocalypses. L'auteur, après quelques mots d'in-
troduction, retrace comme encore à venir l'histoire du passé
avec des détails suffisants pour qu'on puisse lire au travers de
ses allusions; arrivé à son époque, il continue à prophétiser;
mais immédiatement le vague des figures et l'invraisemblance du
récit font sentir au lecteur qu'il sort du domaine de l'histoire et
qu'il se meut sur le terrain de la pure imagination (Apocalypses
de Daniel, Apocalypse syriaque d'Esdras).
Les Apocalypses apocryphes de Daniel, comme du reste toutes
les Apocalypses, ont pour ancêtre le livre biblique de Daniel.
Elles imitent surtout la seconde partie de ce livre (vii-xii). Au
point de vue littéraire, il y a un enchaînement continu du livre
de Daniel jusqu'à la plus récente de nos Apocalypses apocryphes.
Dans cette longue chaîne, plusieurs intermédiaires ont disparu
ou du moins sont encore inconnus. C'est ainsi que dans sa Sticho-
métrie Nicéphore parle d'un livre apocryphe de Daniel; or, des
six ou sept Apocalypses de Daniel que nous possédons en grec,
aucune n'est l'ouvrage cité par Nicéphore; toutes sont posté-
rieures à l'époque où vivait le patriarche de Gonstantinople,
t828.
L'intérêt principal que présente l'étude de nos Apocalypses est
de faire ressortir la longue durée de ce genre littéraire. L'inspi-
ration apocalyptique fournie par le livre de Daniel n'est même
pas épuisée par le moyen âge. L'histoire de l'apocalyptique ne
doit pas s'arrêter à la plus jeune des Apocalypses de Daniel ; pour
en avoir une vue d'ensemble, il faut poursuivre jusqu'à nos jours.
N'est-ce pas après la guerre de 1870 que parurent des ouvrages
apocalyptiques où la description de l'Antichrist est trait pour
trait celle d'un Napoléon ou d'un Boulanger? Et de nos jours
même, ne fixe-t-on pas, avec une mathématique précision, la date
42 REVUE DE l'histoire DES RELIftlONS
deladestructiondeParis(l896),delafmdumondc(le jeudi H avril
1901), et de la parousie du Christ ' ?
De même, en remontant la série, ce ne serait peut-être pas au
livre biblique de Daniel que l'historien devrait fixer son point de
départ. Ce livre nous présente un genre littéraire tout formé. Or,
en vertu de la continuité historique, il ne peut avoir été créé de
toutes pièces ex abrupto^ il suppose des aînés; la plupart sont
perdus sans doute; mais n'en avons-nous pas des traces mani-
festes dans le livre du prophète Zacharie, dans Ézéchiel xxxviii
et xxx[x et enfin dans Esaïe xxiv et xxv?
Qu'on ne nous accuse pas d'exagération. Ce qui donne la lon-
gévité à ce genre d'écrits, c'est qu'ils répondent à un besoin per-
manent de l'esprit humain : c'est une raison psychologique qui
en explique la genèse, comme elle en explique la persistance à
travers les siècles.
De tous temps, les hommes religieux faisant partie d'une com-
munauté constituée se sont considérés comme étant seuls en pos-
session de la vérité. Il en était ainsi chez les juifs. Seuls ils
avaient un livre sacré qui renfermait réellement le dessein de
Dieu à l'égard de l'humanité et de l'univers. Mais il fut un temps
oii la loi et les prophètes suffisaient à Israël. Puis à ces deux re-
cueils s'en joignit bientôt un troisième : les Ragiographes\ et cette
collection forma un nouveau recueil qui, pour les fidèles des âges
suivants, devint une œuvre également divine en ses trois parties.
Le même principe a présidé à la formation du canon du Nouveau
Testament.
Ce qu'il y a de curieux et ce qui vaut la peine d'être remarqué,
c'est que, dans les deux cas, les fidèles d'une communauté reli-
gieuse, possédant un livre inspiré, ne s'en trouvent pas satisfaits
et veulent compléter par des productions personnelles ce qu'ils
trouvent de défectueux dans le susdit recueil.
Ces tentatives pour remédier à l'insuffisance de l'enseignement
biblique par l'exposé de conceptions personnelles se rencontrent
\) I^ibrairicNeal, 248, rue de Rivoli, Paris. Cf. Comhig ivars and great events,
i&Olh ihouscmd, enlaiged uLilion, by (lie author of « The coming Napoléon »
The Rev. M. Baxter). Lonrlros, Clivhtkm Herald office, s. d.
LES APOCALYPSES APOCHYPITKS DE DANIEL 43
parallèlement dans le judaïsme et dans l'Eglise chrétienne. Elles
dénotent un état de malaise delà société qui, ne trouvant point
sa satisfaction dans le présent et ne voulant pas s'instruire aux
leçons du passé, porte ses regards vers l'avenir, un avenir de
gloire et de bonheur offrant le plus parfait contraste avec le pré-
sent. C'est toujours aux époques troublées et sombres, quand la
foi doit remplacer la vue, sous le coup de l'humiliation et de
l'écrasement, quand tout espoir paraît à jamais perdu et quand
les magnifiques promesses de la Bible semblent une dérision
amère en comparaison des maux actuels, que paraissent ces écrits
apocalyptiques destinés, dans la pensée de leurs auteurs, à re-
lever le courage des fidèles et à entretenir leur foi invincible
dans l'avenir qui réalisera les promesses infaillibles.
C'est par là surtout que cette branche de la littérature reli-
gieuse juive et chrétienne est intéressante. Il serait injuste de
ne voir dans ces auteurs apocal^^ptiques que des rêveurs en quête
de nouveautés, encore moins des faussaires se couvrant d'un
nom respecté pour donner de l'autorité à leurs écrits. Ce sont
bien plutôt des âmes froissées, souffrant des douleurs de l'actua-
lité triste et cherchant à se consoler et à consoler les autres par
la perspective d'un avenir brillant. Il y a là tout un genre de lit-
térature peu connu et qui a joué un très grand rôle dans la vie de
l'Eglise aux temps passés et au moyen âge, genre très peu étudié
jusqu'à ce jour et qui mérite de Têtre davantage.
II
l'apocalypse PERSANE DE DANIEL
L'Apocalypse persane de Daniel est contenue dans une his-
toire apocryphe de Daniel, bxiDi n'^p, dont l'existence a été
signalée pour la première fois par S. .Munk dans la traduction
de la Bible par S. Cahen, t. IX, p. 139. Après une courte ana-
lyse, Munk annonçait la publication complète avec traduction.
Malheureusement la mort vint l'arrêter. Ce projet fut repris par
44 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
M. Zotenberg, qui édita le texte persan avec des caractères hé-
braïques et l'accompagna d'une traduction allemande, mais
sans aucun essai d'identification. Enfin M. Darmesteter prit dans
cette histoire de Daniel la partie apocalyptique qui est de l'his-
toire prophétisée et il identifia quelques personnages. Ayant
entrepris à notre tour l'étude de cette Apocalypse, il nous a été
impossible d'identifier plus de personnages que lui. Toutefois,
comme ce texte d'Apocalypse est encadré dans une histoire de
Daniel, nous croyons qu'il y a intérêt à en donner un rapide
aperçu. Certains traits méritent d'être relevés.
Daniel, « descendant de Jéchonia, roi de la maison de Juda »,
raconte ce qu'il a vu à la cour de Jérusalem, à la fin du règne
de Sédécias : l'impiété idolâtre des Juifs, la prédication de Jé-
rémie, son emprisonnement sur l'ordre de Sédécias, l'irritalion
de Dieu qui met au cœur de Nabuchodonosor d'assiéger Jéru-
salem. Le roi de Babylone, dont le quartier général est à Ribla,
envoie Nebusaradan avec l'armée [Il Rois, xxv). Les Juifs sont
invincibles tant qu'ils observent les deux commandements du
sacrifice et de la circoncision. Chaque jour, ils descendaient un
dirhem dans une corbeille le long de la muraille, et les Chal-
déens leur livraient en retour un agneau pour le sacrifice; mais
un jour les Chaldéens remplacèrent l'agneau par un porc sur
lequel ils lancèrent des flèches; dès qu'il fut arrivé au haut de la
muraille, son sang coula et le mur se fendit en deux. Nebusa-
radan, entré par cette brèche, se dirige vers le temple et y tue
un porc, tandis que Nabuchodonosor fait crever les yeux à Sé-
décias. Alors, sur le seuil du temple, se produit un bouillonne-
ment de sang; les anciens et Jérémie consultés répondent que
c'est le sang des bœufs et des brebis offert précédemment en
sacrifice et que Ton ne sacrifie plus, Nebusaradan en fait im-
moler une grande quantité; le bouillonnement du sang ne cesse
pas. Irrité, il menace de les mettre tous à mort s'ils ne disent
pas la vérité. Alors Gedaliah, fils d'Ahikam, dit : « Il y avait un
homme, un prophète de Dieu, du nom de Zacharie. Il était en
même temps prêtre. Le jour où on le tua était le jour de l'expia-
tion,.,, c'est son sang qui témoigne devant toi. » Alors Nebu-
LES APOCALVl'SES APOCRYPHES Dli DANIEL 45
saradan se mit en colère et ordonna d'amener trois mille sag-es
et de les tuer sur ce sang. Mais le bouillonnemonl ne cessa pas;
alors ils tuèrent trois mille prêtres ; mais le sang ne cessa pas
de bouillonner; alors on amena deux mille lévites et on les tua,
mais le sang- ne s'arrêta pas. Là-dessus ils prirent deux mille
fiancés et leurs liancées, et ils les tuèrent également. Mais le
bouillonnement du sang continua. Alors ils prirent deux mille
enfants de l'école, les lièrent dans les rouleaux de la loi et les
jetèrent dans le feu. Mais le bouillonnement du sang ne cessa
pas encore. Alors l'ennemi fut touché de compassion*. »
Daniel, emmené à Bagdad avec ses compagnons, d'autres Is-
raélites, les vases du temple, le trône de Salomon, etc., entre
en rapport avec Nabuchodonosor : « Quand Nabuchodonosor
voulut monter sur le trône de Salomon, il tomba et se brisa la
jambe droite; il fut fort effrayé et reconnut qu'il avait péché
devant Dieu, Alors il me fit appeler, moi, Daniel, et dit : 0
Daniel, cet accident m'est survenu ; il faut que je demande grâce
à Dieu pour que ma jambe se guérisse. Je le ferai du bien, à toi
et à tes compagnons. Moi, Daniel, je suppliai Dieu et lui de-
mandai grâce pour Nabuchodonosor. Alors Dieu envoya un
ange et il médit : 0 Daniel, mon ami, quelque prière que tu
fasses, elle t'est accordée. Je tombai sur mon visage devant
l'ange de Dieu et je priai pour Nabuchodonosor et je dis : Il
faut que tu viennes en aide à ce scélérat et que tu guérisses sa
jambe. » Dieu exauce la prière de Daniel, qui est comblé de
biens par le roi. Suit l'histoire de la fournaise, semblable à celle
contenue dans le livre biblique de Daniel.
A la mort de Nabuchodonosor, son fils Belsatzar lui succède.
Pendant un festin, une main écrit sur le mur de la salle quel-
ques mots mystérieux : Daniel interprète l'inscription et an_
nonce que la royauté sera enlevée au roi. Le même jour, Bel-
satzar part en guerre. Daniel s'enfuit à Schiischter près de
Cyrus, qui lui promet de ramener à Jérusalem les vases sacrés,
après avoir triomphé de Belsatzar, le roi de Mossoul. Celui-ci
1) L'historien Josèplie nous raconte une histoire toute semblable dans les
Aidiquittsjuiies, XIV. 2. 2. — Cfr. J. Deienbourg, Palestine, p. 113.
46
REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
est en effet tué et on annonce la reconstruction du temple, —
Une année après, paraît Darius qui tue Cyrus et règne à sa
place. Daniel s'enfuit en Perse, s'enveloppe dans un sac, s'as-
sied dans la poussière et supplie Dieu : « Et moi Daniel je
restai ainsi quatorze jours devant Dieu, sans manger ni boire,
pleurant et me lamentant jour et nuit, assis quatre jours sur le
sol, sans compter ceux que j'avais passés debout. » Dieu exauce
ses prières. Darius le fait appeler et lui témoigne de la bonté,
comme avait fait Cyrus. Darius désire les vêtements sacrés;
Daniel ne veut pas lui dire où ils sont; alors le roi le fait jeter
en prison. Dieu, pour venger son serviteur, frappe de cécité Da-
rius. Celui-ci ordonne à Daniel d'implorer Dieu afin qu^il recou-
vre la vue. Un ange de l'Éternel ordonne de conduire Darius
au bord du fleuve et de lui tremper le visage dans l'eau; ses
yeux sont guéris; il loue Dieu; « et Dieu lui inspira d'ouvrir
son trésor et de donner la dîme aux prêtres, aux lévites et aux
orphelins; et à moi Daniel il donna une grande richesse. » Da-
rius retourne chez lui, et sur sa route^ les gens, le voyant guéri,
se convertissent au judaïsme.
« Mais moi Daniel je me vêtis d'un sac, je me mis dans la
poussière un long temps; je ne mangeais pas de viande, je ne
buvais pas de vin * ; jour et nuit je pleurais et mes yeux étaient
comme une source d'eau, parce que la maison de Dieu était
ruinée. » Alors Dieu envoie à Daniel son ange pour le consoler
et lui montrer la série des rois et combien ils régneront. C'est
ici que commence l'Apocalypse étudiée par M. Darmesteter, et
dont nous allons consigner succinctement les résultats.
Au point de vue formel, l'Apocalypse persane rappelle l'Apo-
calypse copte dont nous parlerons ultérieurement; dans l'une
comme dans l'autre, le vague des figures et les erreurs chrono-
logiques, intentionnelles ou dues à l'ignorance de l'auteur, ren-
dent toute interprétation très difficile. S'il faut un exemple, voici
le commencement de l'Apocalypse persane : « 0 Daniel, dans tes
jours il y aura un mauvais roi; il régnera un an et ensuite il
1) Cf. Dan., X, 2, 3.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 47
mourra. Puis viendra un roi qui ne connaît pas Dieu; il sera ,' «
couleur roug-e; il arrivera beaucoup de mal aux hommes; il leur
prêchera et les conduira à sa volonté. Après celui-là viendra un
autre, et tous les hommes deviendront sages. Ils cohabiteront
avec leurs mères et leurs sœurs, ils adoreront le soleil et feront
régner la paix dans le monde, etc. » Et ainsi de suite, ving-t-
quatre rois se succéderont jusqu'à ce que vienne « un roi de chez
les Roumis, qui portera des vêtements rouges..., qui brisera
l'empire d'Ismaël qui ne se relèvera plus..., il supprimera la cir-
concision et le sabbat..., et il massacrera en masse les Israélites.
Honneur alors à l'Israélite qui dans ces jours observera sa foi d'Is-
raélite et ne passera pas à la religion de ces étrangers. Et après
ces souffrances, tous les Israélites se réuniront etferontpénitence,
et en ce temps-là le Saint, béni soit-il, leur enverra délivrance. »
« Le premier personnage parfaitement reconnaissable est le
cmquième. Ce faux prophète qui vient sur un chameau de The-
man, c'est-à-dire de l'Arabie, et qui fait tant de mal aux enfants
d Israël, est évidemment xAIahomet » (J. Darmesteter, p. 417).
Puis, M. Darmesteter reconnaît parfaitement Omar Othman
Haroun al-Racbid, El-Hâdî, El-Mahdi, Mamoun, enfin le roi des
Roumis. aux vêtements rouges (croix rouge des Croisés), qui
n est autre que Godefroy de Bouillon. C'est lui qui « démolit les
minarets, détruit les mosquées, proscrit le nom de Mahomet
il a régné neuf mois... C'est alors que paraît l'Antéchrist. Nous
sortons de l'histoire et tombons en plein messianisme. La con-
clusion qui semble résulter de là, c'est que notre texte a été écrit
au lendemain de la mort de Godefroy de Bouillon >, (J Darme-
steter, p. 420).
Nous préférons renvoyer le lecteur à l'article de M. Darme-
steter pour l'Apocalypse proprement dite, et nous passons à la
description des temps messianiques qui suit l'Apocalypse Elle
n'a rien de saillant; cependant il faut remarquer l'influence très
grande que le christianisme a exercée sur le judaïsme. On sent,
en lisant cette description des derniers temps, que l'auteur si
juif qu'il puisse être, s'est fortement laissé influencer par 'les
idées eschatologiques chrétiennes.
48 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Après la mort de Godefroy de Bouillon, « un autre viendra du
Maghreb, plus mauvais et plus ennemi que le précédent. On le
reconnaîtra à ceci, que sa hauteur s'élèvera à cent aunes et onze
palmes, sa largeur à dix palmes, et sa bouche sera large d'une
palme, et il aura beaucoup de poils à son visage. 11 fera la con-
quête de tout rOccidcnt. Et il y aura des hommes méchants et
belliqueux qui se rassembleront de toute la terre autour de lui
et diront qu'il est le Messie, et ce bruit se répandra dans toute la
terre, et toute la terre lui sera assujettie, et celui qui ne se sou-
mettra pas à lui il le tuera. Les Israélites auront beaucoup de
soulîrances et de misères; ils leur échapperont. 11 y aura tribu-
lation dans toute la terre. [Mais ceux-là] se cacheront dans les
montagnes et ils iront jusqu'à l'extrémité la plus lointaine de ces
montagnes, et l'armée de Gog et de Magog ira avec lui (le roi),
lis seront reconnaissables à ceci, qu'ils auront tous quatre yeux,
deux devant et deux derrière. Les hommes souffriront beau-
coup de tribulation et de peine, mais les Israélites encore plus. »
Daniel se lamente très fort; mais Dieu lui envoie son ange
pour lui annoncer des choses plus terribles encore. Puis vient
une peinture très détaillée de l'Antichrist. Nous la reproduisons
textuellement. « Alors paraîtra un homme en ce lieu éloigné, et
chaque Israélite quittera sa résidence et ils se rassembleront tous.
Cet homme sera d'entre les enfants d'Ephraïm. Ils se rendront
vers ce scélérat qui dit : Je suis le Messie, votre roi, votre ri-
chesse. Les Israélites lui diront : Nous demandons trois signes
de toi, qui nous convaincront. Il dira : Quel signe demandez-
vous? faites-moi voir! Ils répondront : Nous demandons les si-
gnes suivants : avec ce bâton que notre maître Moïse a changé
en serpent devant Pharaon, fais la même chose; que le bâton
d'Aron, qui était un bois sec, porte à l'instant des feuilles et des
fruits; comme troisième signe, nous demandons que tu fasses
paraître le vase avec la manne qu'Aron a conservée. Accomphs
ces trois signes, alors nous saurons que tu dis la vérité. Ce mé-
chant ne pourra pas en exécuter un. Alors tout Israël et les chefs
se réuniront et iront dans le désert d'Ephraïm ; ils se vêtiront de
sacs, se mettront dans la poussière et invoqueront Dieu en
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 49
disant : 0 Seigneur ! sauve-nous de cette calamité et de cette
misère;, ne considère pas notre péché et pardonne-nous. Alors
Dieu enverra un ange et dira : Ne craignez pas, je ne vous livre-
rai pas dans les mains de ce méchant. Mais vous, qui êtes Israé-
lites, vous devez aller et lui parler ainsi : Si tu es le Messie, il
faut que tu ressuscites des morts, pour que nous soyons convain-
cus '. Alors il ne pourra pas le faire et se mettra en colère et
ordonnera de les massacrer. Les Israélites s'enfuiront, femmes,
hommes et enfants; ils iront tous ensemble dans le désert, pous-
seront des cris de plainte, se mettront dans la poussière et invo-
queront Dieu; ils mèneront grand deuil pendant quatorze jours.
Alors la grâce de Dieu sera accordée aux Israélites, et il ouvrira
les écluses du ciel ; un mois sera comme une semaine, et une
semaine comme un jour, et un jour comme une heure ^. Dieu
montrera de la bonté aux Israélites et exécutera cette alliance
qu'il a conclue avec leurs pères. Et après ces ténèbres il y aura
de la lumière, et les Israélites seront heureux et joyeux, s'il plaît
à Dieu. »
Michael et GabrieP intercèdent auprès de Dieu en faveur des
Israélites qui reçoivent la consolation et tuent celui qui s'est
donné pour le Messie. Alors Dieu « fera descendre du ciel la Jé-
rusalem délivrée; et le rameau et le rejeton d'Isaïe, c'est-à-dire
le Messie fils de David apparaîtra... et le Messie fils de Joseph
sera tué et l'étendard du Messie fils de David paraîtra. Il tuera
toute l'armée de Gog et de Magog. Elie viendra avec un joyeux
message pour tout Israël, tant ceux qui sont vivants que ceux
qui sont morts ; il rebâtira le sanctuaire, et l'Egypte sera dévas-
tée, mais le sanctuaire subsistera.
« Le Messie, fils de David, et Elie et Serubabel se rendront
sur le sommet de la montagne des Oliviers. Le Messie ordon-
1) La même idée se trouve dans le Livre de V Abeille, éd. par Ernest A.
Wallis Budge, Oxford, 1886, p. 130 : « Mais il (l'Antichrist) ne sera pas capa-
ble d'évoquer la mort. »
2) Cf. Tischendorf, Apocal. apocr., Apoc. de Jean, p. 76 : -rp-a é'ty) strov-rxi o\
xaipo\ èxEïvoi, etc.
3) Cf. Tiscijend., ibid., Apocal. d'Esdrns, p. 28, où ces deux personnages
sont donnes à Esdras comme guides dans les régions inférieures du Tartare.
50 REVDE DE l'histoire DES RELIGIONS
nera à Élie de faire sonner de la trompette ' ; la splendeur qui
régnait dans les six jours de la création sera de nouveau visible,
et la lune sera comme le soleil et Dieu enverra guérison com-
plète à tous les malades d'Israël. Le deuxième son de la trom-
pette, qu'Élic produira, ressuscitera les morts; ils se relèveront
de la poussière et tous se reconnaîtront : mari et femme, père
et fils, frère et sœur*. Tous viendront au Messie, des quatre
coins de la terre, de l'est et de Touest, du nord et du sud; les
Israélites viendront au Messie sur les ailes du simurg-. Une co-
lonne de feu sortira du sanctuaire comme signe, pour quiconque
la voit, que le sanctuaire a paru à cette heure. Au troisième son
de trompette qu'il fera entendre, la gloire de Dieu sera visible,
et au quatrième son de trompette les montagnes seront mises au
niveau de la plaine et du sol : le Tabor, le Carmel, le Hermon
et le mont des Oliviers; et il y aura huit parasanges ^ d'une
montagne à l'autre. Le sanctuaire apparaîtra, comme Ezéchiel
l'annonce. Et cette porte d'or qui avait été cachée dans la terre
sera élevée par deux anges et suspendue comme elle avait été
autrefois. Notre père Abraham marchera au côté droit, et Moïse
notre maître et le Messie fils de David à gauche, elles Israélites
se rangeront là. Alors le Messie dira à Abraham : Sont-ce tes
fils? et à Moïse notre maître il dira : Est-ce Israël ton ami? Alors
Abraham regardera les Israélites et dira au Messie : Ceux-ci
sont mes fils... Les Israélites seront joyeux et loueront et exal-
teront Dieu et diront : Dieu est juste, car tout ce qu'il a affirmé,
il nous l'a fait. Ils jouiront pendant treize cents ans* du festin
1) Dans le Livre de l'Abeille, p. 131, Élie seul apparaît : « Et quand chacun
se tiendra dans le désespoir, alors Élie viendra du paradis et il convaincra le
trompeur, etc. »
2) Cf. Tischend., Apocalypse apocryphe de Jean, p. 79, où la même idée est
exprimée, mais avec une restriction : « Les justes se reconnaîtront, les mé-
chants ne le pourront, toï; |1£v Stxaiotç Yvwp'.(7(Jî.b; ycvsTai, toi; ôè o([xapT(jù),oî;
o'Joa|i.h>;>.. »
3) «Cette mesure, usitée en Egypte et chez quelques peuples de l'Asie, égale
trois milles et demi, avec de légères variations suivant les districts. Il faut, en
général, la compter pour plus de 6 kilomètres ^) (Paul Hugounet, La poste des
califes et la poste du schah. Paris, 1884, p. 29, note 2).
4) Cf. Apoc., XX, où la durée du règne du Messie est de mille ans.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL
51
du Messie, et le sanctuaire sera achevé. Car tout peuple entendra
parier des événements des Israélites et ils viendront à dix et
vingt vers un Juif et lui diront : Quel crime et péché avons-nous
commis, que vous ne nous invitiez pas à la fête? Ceux qui vien-
dront ainsi seront les jUstes d'entre les peuples de la terre. Par
tout 011 ils verront un Israélite, ils se retireront devant lui, lui
témoigneront du respect et le prendront sur leur dos et l'amène-
ront en hâte au roi Messie... Alors ceux qui ont porté le joug
de la captivité et gardé la religion Israélite seront contents et
heureux et ils chasseront loin d'eux ces pécheurs et leur diront:
Allez, nous vous haïssons. Leur visage sera noir et horrible et
grimaçant. Alors ils se rendront dans la vallée de Josaphat* et
y resteront jusqu'au jour du grand jugement.
« Les Israélites auront dans les treize cents ans de durée du
Messie bonne chère, fêtes, bonheur, grandeur et honneur, jus-
qu'au grand jour du jugement. Mais ce jour sera sombre et
terrible, car la lueur des flambeaux seulement éclairera. Alors
Dieu rendra visibles le paradis" et l'enfer^ qu'il a créés avant la
terre. Le paradis aura sept portes, l'enfer en aura trois. Et au
jour du jugement tout peuple comparaîtra devant l'éclat de Dieu,
et quiconque aura commis un péché se placera vis-à-vis d'un
Israélite qui est resté dans le judaïsme. Aux trois portes de
l'enfer se placeront à l'une Abraham, à l'autre Isaac, et à la
troisième Jacob, et ils prieront, disant : 0 Seigneur, souviens-
toi de ta promesse et de l'alliance que tu as établie toi-même,
comme il est écrit dans la Sainte Ecriture : « Et je pense à mon
alliance avec Jacob, etc. » Dieu entendra leur supplication et
pardonnera aux Israélites leurs péchés. A Abraham il abandon-
nera quiconque est de pure descendance, et tous les Israélites
entreront dans le paradis. Alors les pécheurs leur diront : 0
prophètes qui êtes d'entre nous, vous nous chassez! Il ne leur
sera donné aucune réponse et on les enverra tout d'un coup en
enfer. Mais l'enfer aura sept divisions. La division inférieure
sera le séjour de ceux qui auront changé la loi. La deuxième
1) Cf. Joél, III.
2) Cf. Tischendorf, Apocal. apocr. de Jean, p. 91, § 25, et p. 87, § 19.
S2 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
division sera le séjour des malfaiteurs; la troisième, pour ceux
dont la foi au judaïsme ne sera pas sincère, la quatrième, pour
les incrédules qui n'auront pas obéi à Dieu, La cinquième est
pour les malfaiteurs d'Israël, qui auront commis impureté et
adultère. La sixième est pour les peuples de la terre, pour ceux
qui auront pratiqué prière hypocrite, hypocrisie et dissimulation.
La septième division est pour celui qui aura été corrompu et
hautain au milieu d'Israël et dont les actions auront été mau-
vaises. Tous les autres Israélites seront participants de la vie à
venir. Ainsi tous les malfaiteurs d'Israol trouveront alors la
punition de l'enfer; puis ils seront sauvés de la punition et réunis
avec leurs frères, car les descendants d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob ne seront pas anéantis... Loué soit Dieu à cause de son
abondante miséricorde et de sa grande grâce et de sa bonté per-
pétuelle! Puisse-t-il réunir prochainement des quatre bouts du
monde les dispersés d'Israël! Dites Amen. Puisse-t-il accomplir
pour nous la parole de l'Ecriture qui dit : « Dieu édifie Jérusa-
lem, etc. {Ps. CXLVII, 2)! Loué soit Dieu dans l'éternité.
Amen, amen ! »
Nous avons tenu à reproduire complètement la fin de l'his-
toire de Daniel : un simple résumé n'aurait pu rendre le tableau
dans la vivacité de son réalisme.
On remarquera la division de l'enfer en régions réservées aux
différentes classes de pécheurs. Elle se retrouve, avec des modi-
fications, dans la plupart des Apocalypses apocryphes. Il y a là
un fonds d'idées commun aux autres ouvrages du même genre,
l'Apocalypse de Paul, celle d'Esdras en grec, l'Apocalypse apo-
cryphe de Jean, etc., sorte de thème primitif qui se développera
pour atteindre à la perfection dans la Diurne Comédie. Il faut
aussi remarquer le rôle du Messie : les juifs seront tous sauvés,
avec ceux qui se seront attachés à eux, tandis que les nations
périront impitoyablement.
Il y a dans notre écrit persan de telles contradictions qu'on
est autorisé à douter de l'unité de composition. Certains passages
sont universalistes et proclament le salut de toute l'humanité.
D'autres, au contraire, et ce sont les plus nombreux, dénotent
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 53
un tel particularisme qu'à première vue on reconnaît un juif
comme auteur de l'ouvrage. S'il n'est pas tendre à l'égard des
non-Israélites, il ne l'est guère davantage à Fendroit de ceux de
son peuple qu'il ne porte pas dans son cœur.
Lorsque notre auteur fait sonner de la trompette au jour du
jugement, il a évidemment une réminiscence des chap. viii et ix
de l'Apocalypse de Jean. Mais nous ne nous arrêterons pas da-
vantage à cette Apocalypse persane de Daniel; il suffît que nous
en ayons donné une idée. Nous avons hâte d'arriver à un sujet
moins connu, et nous commençons par l'Apocalypse copte de
Daniel,
{A suivre ■)
Frédéric Macler.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE
DE LA
RELIGION GRECQUE
DECEMBRE 1894. — DÉCEMBRE 1895.
L'exploration de Delphes n'est point terminée encore, Dieu
merci, ni fermée, espérons-le. l'ère des grandes découvertes;
nous devons seulement constater une sorte d'accalmie dans le
succès. Mais ce n'est point à dire que M. Homolle et ses jeunes
collaborateurs de l'École d'Athènes se reposent sur leurs lauriers,
et, à défaut d'imporlantes révélations nouvelles, ils s'appliquent
à faire connaître, avec une lenteur que d'aucuns trouveront exces-
sive, que nous appellerons seulement sage, les résultats qu'ils
n'ont jusqu'ici que signalés.
Si Ton veut bien se r ndre compte de ce qu'a produit cette
glorieuse entreprise nationale, qu'on ne s'adresse pas à quelques
comptes rendus rapides écrits pour les lecteurs des journaux
quotidiens ou des revues d'art sans caractère nettement archéo-
logique, pour le grand public, comme on dit. Là, M. Homolle a
exposé plusieurs fois et fait valoir avec une juste fierté quelle
récompense a couronné ses efforts*; mais ces énumérations à
toute vapeur, si elles satisfont ceux à qui on les destine, ne font
qu'irriter la curiosité des lecteurs moins pressés et plus compé-
tents. Ceux-là, les lecteurs de la Revue de thistoire des Reli-
gioiu en particulier, doivent recourir aux communications que
M. Homolle a faites plusieurs fois à l'institut et au Bulletin de Cor-
respondance hellénique^ organe officiel de notre Ecole d'Athènes.
Dans les Comptes rendus des séances de l Académie des Ins-
l)Voy. par (i\<imi^\& Gazette des Beawa;- A?-(5, décembre 1894, mars-avril 1895.
BULLETFN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION GRECQUE 55
criptiom et Belles-Lettres en 1895, nous trouvons, à la date du
] 6 août, unenote très intéressante relative au temple d'Apollon ».
L'histoire de cet édifice était jusqu'à présent assez obscure Certains
testes avaient c induit les historiens et les archéologaes à penser
que, vers le milieu du iv« siècle, le sanctuaire construit au vi" siè-
cle avait été remplacé par un sanctuaire nouveau, ou, du moins,
presque totalement reconstruit. Mais ces données sont en contra-
diction formelle avec les affirmations catégoriques de Pausanias.
Celui-ci, sans la moindre hésitation, prétend décrire le temple
construit par les Amphictyons, l'œuvre de l'architecte corinthien
Spintharos, dont les frontons avaient été sculptés par Praxias,
élève de Calamis, et par Autosthénès, c'est-à-dire le monument
même « qui fut élevé au vi^ siècle, après l'incendie de 548; qui
g-râce à la générosité des Alcméonides fut orné sur le front
oriental d'un portique en marbre blanc de Paros; qui enfin,
d'après le témoignage d'Kuripide, portait sur le même front une
frise de métopes sculptées ». L'étude attentive des ruines aujour-
d'hui complètement déblayées permet maintenant à M. Homolle
d'assurer que Pausanias s'est trompé. De l'édifice du vi* siècle
il ne reste rien qu'une partie des soubassements, « en gros blocs
de brèche du Parnasse, grossièrement équarris et dressés seule-
ment sur les plans de lit; » ces soubassements subsistent à Test
et au sud. Partout ailleurs le travail de taille et d'appareillage
des pierres indique une époque très postérieure; le choix des
matériaux, le style, les marques inscrites d'entrepreneurs, tout
se rapporte au iv « siècle ; et cette date est confirmée par l'examen
des fragments de corniches, de colonnes, de frises qui ont été
recueillis en grand nombre, et qui tous rappellent l'Erechtheion
d'Athènes ou le temple de Priène. Par-ci, par-là, on s'aperçoit
que d'anciens matériaux doriques ont été utilisés pour la con-
struction de l'édifice ionique. Ainsi donc une catastrophe, incendie
ou tremblement de terre, a détruit ou tellement endommagé le
vieux temple qu'on a dû le reconstruire complètement. Comme
on n'a rien retrouvé du monument primitif, ou à peu près, il faut
1) Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, comptes rendus de 4895, p. 328.
56 REVUE DE l/nlSTOIRE DES RELIGIONS
croire que tous les débris ont été retaillés pour les bâtisses qui
devaient le remplacer. C'est là la meilleure explication de la dé-
ception qu'ont éprouvée nos missionnaires, qui comptaient au
moins sur quelques débris desmétopes et des frontons. D'ailleurs,
des indications empruntées aux comptes rendus encore inédits des
vaoxoio'! préposés aux travaux du temple pendant et après la Guerre
Sacrée, durant une période de plus de ving-t ans, prouvent qu'à
cette époque on travaillait — très lentement — non pas à des répa-
rations d'un temple endommag-é, mais à Tédification complète
d'un temple nouveau. Tout porte donc à croire que le temple du
vi« siècle fut détruit vers 374; on commença aie réédifier vers
371 ; entre 332 et 330, on y travaillait encore à des parties essen-
tielles, par exemple aux architraves; il ne devait jamais être ter-
miné, puisque sous le règne de Néron on formait encore des
souhaits pour son achèvement. Les déductions de M. Homolle
sont très rigoureuses, et il semble bien que le problème soit main-
tenant résolu; peut-être le savant directeur des fouilles trou-
vera-t-il à préciser encore et à nous donner des dates fixes à
la place des dates hypothétiques qu'il a dès à présent présentées
avec toute la prudence nécessaire-
L'Institut a eu encore la primeur, à la date du 23 août', d'une
inscription très originale et très instructive, quatre règlements
relatifs à la phratrie des Labyades, très antique et prépondé-
rante à Delphes. Nous ne voulons pas analyser ici la note de
M. Homolle, et la raison en est que le dernier fascicule du Bulle-
tin de Correspondance hellénique contient la première partie du
long mémoire que M. Homolle a très succinctement résumé à
l'Institut. Nous attendrons, vu l'importance tout à fait rare du
document, que le commentaire entier en ait paru, et nos lecteurs
nous sauront gré d'avoir remis à Tannée prochaine le soin de leur
en faire part avec tout le développement et tout le soin qu'il
mérite.
L'inscription des Labyades intéresse l'origine de Delphes,
l'administration et le culte spécial d'une phratrie. Les hymnes,
1) Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, comptes rendus de 1895, p. 345.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION GRECQUE 57
chantés en l'honneur d'Apollon avec accompagnement de musi-
que sont d^un intérêt plus général. On se rappelle sans doute
que notre dernier Bulletin a donné la traduction d'un péan, et
celle d'un hymne dont la découverte a fait grand bruit. On n'aura
pas oublié non plus qu'en un post-scriptum daté du 2.^ février 1895
nous signalions un article de M. Th. Reinach paru dans la Revue
Critique quelques jours auparavant, et relatif à ce dernier docu-
ment. M. Th. Reinach y déclarait que des trouvailles nouvelles
contraignaient la critique à modifier singulièrement ses affirma-
tions aussi bien que ses hypothèses. Ainsi, cet hymne, pompeu-
sement exécuté à grand ou petit orchestre, d'Athènes à Paris et
de Londres à Bordeaux, n'était qu'une restitution aventureuse
et ne méritait pas cet excès d'honneur. Sans doute, mais il ne
mérite pas non plus trop d'indignité; l'essentiel, en somme, est
que la transcription mélodique de M. Th. Reinach résiste aux
changements qu'il est nécessaire d'introduire à la disposition du
texte, que chaque note de musique moderne réponde avec exac-
titude à chaque note du texte grec, et jusqu'ici nous ne voyons
pas que la méthode de M. Th. Reinach ait été sérieusement atta-
quée ni sa traduction démontrée mauvaise. Après cela, peu im-
porte que l'on ait tout d'abord mis la charrue avant les bœufs,
et qu'il faille maintenant intervertir l'ordre des deux fragments
que nous avons traduits; qu'il faille placer B avant A, et rétablir
au début de l'hymne l'invocation aux Muses ; qu'il faille renon-
cer à attribuer les vers et l'harmonie à l'Athénien Cléocharès, fils
de Bion, contemporain de Lysandre, comme le voulait M. Couve ;
que tous les fragments publiés en 189.3 se rapportent, non plus à
trois, mais à deux hymmes seulement. Il est plus intéressant de
noter, car cela peut changer la valeur musicale, que ces cantates
officielles furent composées pour être chantées, non par les en-
fants de Delphes, mais par les artistes dionysiaques d'Athènes.
M. H. Weil a été amené à ces corrections lorsque JM. Homolle
l'eut prié d'étudier un nouvel hymne provenant comme le premier
du Trésor des Athéniens. Ce n'a point été chose facile de réunir
les dix fragments sur lesquels était gravé, en deux colonnes, ce
texte non moins curieux que les précédents. Mais rien ne rebute
58 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
la patience de notre maître éminenl, el rien n'est au-dessus de
sa science, que M. Th. Reinach a bien raison d'appeler divina-
toire. Souvent avec certitude, toujours avec vraisemblance, s ai-
dant du mètre aussi bien que du sens, M. Weil est arrivé à recon-
stituer le morceau, et voici la traduction qu'il en a faite ' :
« Venez sur ces hauteurs qui regardent au loin, d'où surgis-
sent les deux cimes du Parnasse, et présidez à mes chants, 6
Piérides, qui habitez les roches neigeuses de l'Hélicon. Venez
chanter le Pylhien, le dieu aux cheveux d'or, le maître de l'arc
et de la lyre, Phébus, qu'enfanta l'heureuse Latone près du
fameux lac, quand, dans les luttes do l'enfantement, elle eut
touché de ses mains une branche verdoyante du glauque olivier.
« Le ciel était tout en joie, sans nuages, radieux; dans l'ac-
calmie des airs, les vents avaient arrêté leur vol impétueux;
Nérée apaisa la fureur de ses flots mugissants ; ainsi fit le grand
Océan, qui entoure la terre de ses bras humides.
« Alors, quittant l'île du Cynthe, le dieu gagna la patrie du
fruit de Déméter, la noble terre attique, près de la colline de
Pallas. Le souffle suave du lotos de Libye se mêlait aux doux
accents de la lyre en accords modulés pour accompagner sa mar-
che, et, tout à la fois, la voix qui réside dans le roc fit à trois
reprises entendre le cri : lé Péan. Le dieu se réjouit; confident de
la pensée de son père, il reconnut l'immortel dessein de Zeus.
C'est pourquoi, depuis lors, Péan est invoqué par tout le peuple
autochtone et par les artistes qui habitent la ville de Cécrops,
sainte troupe que Bacchus frappe de son thyrse. Mais, ô maître
du trépier fatidique, marche vers la crête du Parnasse, foulée
par les immortels, amis des saintes extases. Là, ô Seigneur, tes
blondes boucles ceintes d'un rameau de laurier, tu traînais de
ta main immortelle d'immenses blocs, fondements de ton temple,
quand tu te vis en face de la monstrueuse fille de la Terre.
— Mais, ô fils de Latone, dieu à l'aimable regard, tu aff'rontas le
dragon, et l'inabordable enfant de Géa expira sous les traits de
1) Bulletin de Correspondance hellénique, 1894, p. 355, H. Weil, Un nouvel
hymne à Apollon; — p. 359, Sur le premier htjmne à Apollon (AeÛTîpai çpov-£a:;),
p, 363; Th. Reinach, La musique du nouvel hymne de Delphes, p\. XIX-XXVII.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION GRECQUE 59
Ion arc... Et tu veillais près du saint ombilic de la terre, ô Sei-
gneur, quand la horde barbare, profanant le siège de ton oracle
pour en piller les trésors, périt dans une tourmente de neige.
<( Mais, ô Phébus, protège la ville fondée par Pallas et son noble
peuple, et toi aussi, ô reine des arcs et des chiens de Crète,
Artémis chasseresse, et toi, ô vénérable Latone. Prenez soin des
habitants de Delphes, afin qu'eux, leurs enfants, leurs femmes,
leurs maisons, soient à l'abri de tout revers. Soyez propice aux
serviteurs de Bracchus, couronnés aux jeux sacrés de la Grèce.
Qu'avec votre aide le glorieux empire des belliqueux Romains,
toujours fort et jeune et florissant, puisse croître en marchant de
victoire en victoire. »
L'hymne, comme on le voit, date de l'époque romaine, sans
doute de la fin du ii^ siècle avant notre ère. M. Weil attire très
justement l'attention sur le peu d'originalité du poème. A peine
est-il intéressant de noter que l'auteur, parlant au nom d'Athè-
nes, donne la préférence aux versions attiques de la légende del-
phienne, et qu'une fiction hardie, bien que naturelle, transforme
un fait historique, l'invasion galate, en un fait mythique; la vic-
toire du dieu sur les Barbares devient comme le pendant de sa
victoire sur le Dragon.
Nous n'avons rien à dire ici de la musique de ce nouvel
hymne, telle que l'a notée M. Th. Reinach; elle ne rentre point
dans le cercle des études de cette Revue, et nous avouons d'ail-
leurs notre complète incompétence. L'auteur, devons-nous seu-
lement remarquer, ne s'est livré à ce travail de transcription
rythmique et mélodique et de restauration partielle qu'avec
une grande prudence et pas mal de restrictions. N'importe; voilà
la bibliothèque musicale de la Grèce singulièrement enrichie, et,
pour peu que les découvertes de ce genre se succèdent, nous
pourrons pénétrer assez avant dans une partie jusqu'à présent
inexplorée du domaine des cérémonies religieuses.
Nous ne connaissons encore que par ouï-dire un second péan
dont M. Homolle a annoncé la découverte à l'Institut; l'auteur
en serait un Locrien de Scarphée*.
1) Sal. Reinach, Chronique d'Orient, dans Ri^viie archéoL, 1895, j). 101.
go REVIIF. DE l'histoire DES RELIGIONS
La générosité des Chambres françaises va permettre à M. Ho-
molle de mener cette année une nouvelle campagne. Qu'elle
nous donne encore une riche moisson de textes épigraphiques,
de monuments de sculpture et d'architecture, et nous nous con-
solerons un peu de la perte par trop certaine aujourd'hui des
métopes et des frontons de Praxias et Autosthénès.
Nous sommes heureux d'avoir quelques mois à dire d'une
entreprise qui sera aussi toute à l'honneur de la science fran-
çaise et de notre École d'Athènes. On sait combien fut célèbre
dans toute l'antiquité le temple d'Apollon Didyméen à Milet.
Quelques-unes des œuvres les plus célèbres de la sculpture ar-
chaïque proviennent de la Voie Sacrée qui conduisait du port
de Panormos au sanctuaire. Le Musée Britannique est lier
de posséder, avec d'autres statues importantes, la fameuse
image colossale do Charès, qui montre si bien Tétroite con-
nexion de Tart ionien primitif avec celui de l'Egypte et de la
Babyloni(3. Mais il faut surtout se rappeler que, grâce cà la libé-
ralité des Rothschild, 0. Rayet a pu faire des fouilles à Milet,
et rapporter au Louvre, avec des statues de même type que
celles de Londres, nombre de chapiteaux et de fragments de fri-
ses du temple. Mais l'œuvre de Rayet était restée interrompue'.
M. HaussouUier, notre ancien camarade, que ses fouilles à Del-
phes, au temps où il était membre de l'École d'Athènes, que
ses belles études épigraphiques et historiques désignaient assez
pour continuer et parfaire les travaux de Rayet, a obtenu du
gouvernement des subsides qui lui ont déjà permis de recom-
mencer les fouilles et lui permettront de mener à bonne fin
cette importante recherche. Notre ami s'est montré jusqu'à pré-
sent sobre de communications sur ses découvertes, mais nous
savons qu'il a trouvé plus que ses espérances. Comme d'Ephèse
et de Cnide, nous aurons bientôt une riche et savante monogra-
phie de Milet. L'histoire de la religion grecque en fera son
profit autant que l'histoire des arts plastiques.
1) Ruyel et Thomas, Milet et le golfe Latmique, 1877.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION GRECQUE 61
Sans doute les membres actuels de l'École n'ont pas, en 1895,
été tous absorbés par les fouilles de Delphes; mais nous igno-
rons en quels lieux s'est exercée leur activité, et quels succès ont
couronné leurs efforts. M. Homolle, que des travaux plus scien-
tifiques occupent, s'est montré beaucoup plus économe des ren-
seignements précieux auxquels il nous avait accoutumés sous
les rubriques Institut de Correspondance hellénique, et Nou-
velles et correspondance. De son côté, M. Salomon Reinach,
informé jusqu'à la minutie, ne nous signale rien de nouveau
dans ses abondantes Chroniques d'Orient de 1893.
A défaut de ces nouveautés dont nous avons le droit d'être
friands, explorons le Bulletin pour y recueillir tout ce qui peut
intéresser la religion grecque.
Voici d'abord le mémoire où M. de Ridder expose le résultat
des fouilles qu'en octobre 1893 il exécutait à Orchomène, et
dont nous avions dit un mot l'année dernière'. Ce n'est pas
un, mais deux sanctuaires qu'a découverts et déblayés notre ca-
marade, un Asclépeion sur la pente est du mont Hyphanteion,
et un Héracleion situé près de la source la plus occidentale du
Mêlas.
Le premier ne mérite pas absolument le nom de temple, bien
qu'il soit désigné dans un texte épigraphique par le mot vaiç;
il est probable, à la disposition des soubassements remis au jour,
qu'il n'y avait là qu'un petit sanctuaire à ciel ouvert, un autel
peut-être, entouré de portiques, dont l'un, à l'est, très ancien,
semble remonter au début du vi« siècle avant notre ère, tandis
que l'autre, à l'ouest, daterait du lu^ siècle seulement. Ces deux
portiques se rapportent certainement à un édifice religieux, car
on a retrouvé parmi les débris d'architecture, et ne provenant
pas des tombeaux qui çà et là se sont rencontrés autour des
ruines, un grand nombre d'objets qui furent des ex-voto. Quant
au nom du dieu, le doute n'est guère possible, car plusieurs actes
d'affranchissement découverts en ce lieu portent que la liberté
est donnée aux esclaves sous forme de vente à Asclépios. Du
1) Bull, de Corresp. hellén., 1895, p. 113.
g2 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
reste plusieurs Lexles d'auleuis ou d'inscriptions mentionnent
TAsclépeion d'Orchomène. M. de Ridder tire d'une observation
et d'une comparaison attentive des ruines des conclusions qui
nous paraissent un peu trop hardies; les voici, à titre de docu-
ment- nous aimons du reste à citer l'auteur, pour laisser à sa
pensée toute sa précision et aussi toutes ses réserves :
« D'après ces indices, le portique oriental, dédié à une divi-
nité inconnue, probablement chthonique, aurait été constrmt
vers 600 avant J.-C. Le culte aurait continué un siècle au moins.
Puis il serait tombé en désuétude, jusque vers le milieu du
iii« siècle, où l'on aurait restauré le portique, en lui donnant à
l'ouest un vis-à-vis... Plus tard la fortune du temple continua. Il
est possible qu'on v ait par la suite adoré Sérapis. Puis avec
ses ruines on bâtit de nombreux tombeaux, smvaut en cela une
tradition déjà ancienne. A l'époque chrétienne, il restait encore
des assises assez bien conservées pour qu'on en fît une chapelle. »
Des inscriptions, trois sur sept, les plus importantes, sont les
actes d'affranchissement signalés déjà; ils n'apprennent rien de
nouveau sur cette vente curieuse des esclaves, si fort usitée
dans toute la Grèce du nord, surtout en Béotie et en Phocide.
Les ex-voto, figurines, lampes, cônes en terre cuite, vases de
formes et de style très divers, depuis le mycénien jusqu'à l'at-
tique, en passant par le béotien et le corinthien primitifs, tout
ce mobilier du sanctuaire, dont nous avons essayé nous-mème
d'indiquer la signification et l'importance religieuse à propos
de nos fouilles d'Élatée, est avant tout instructif pour les histo-
riens de l'art.
Quant à l'tléracleion, si vraiment il faut bien placer le vadç
d'Héraclès, mentionné par Pausanias comme une des curiosités
d'Orchomène, à l'endroit où M. de Ridder croit l'avoir retrouvé,
ce n'était pas non plus un temple, mais tout un ensemble de
bases et d'offrandes, de petites chambres, de portiques,^ de
gradins renfermés sans doute dans une enceinte, un téménos,
dont il ne semble pas que rien se soit conservé. Les objets
trouvés dans les remblais, dit M. de Ridder, sont caractéris-
tiques ; ce sont, avec quelques débris mycéniens, des vases proto-
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION GRECQUE 63
béotiens, proto-corinthiens et corinthiens, des lames d'applique
arg-ivo-corinthiennes, etc. Dans tout cela rien de récent, et tous
les indices « témoignent d'un culte archaïque et d'un sanctuaire
très ancien que dès le v' siècle on commença à délaisser ». Cela
convient très bien au dieu qui passait pour être le premier auteur
des inondations du lac Copaïs.
De Béotie, transportons-nous en Carie, au petit village de
Laïjia, qui a succédé à l'importante ville antique de Lagina. Le
temple d'Hécate était un des plus fameux de la province d'Asie,
et ses ruines ont bien souvent attiré les voyageurs. M. Newton
qui les avait visitées en 1863, en ava: t rapporté nombre d'inscrip-
tions, et dans ses Découvertes à Cnide, Halicarnasse et Branchides,
il avait publié quatre frag-ments de la frise sculptée qui couron-
nait l'édifice. En 1881-82, MM. Benndorf etNiemann ont poussé
plus avant l'exploration et rapporté un nouveau lot d'inscriptions
et de bas-reliefs. Après MM. Hauvette et Dubois en 1880, après
nos amis Diehl et Cousin en 1885, xMM. Legrand et Chamonard
en 1891 ont recueilli beaucoup de textes épigraphiques dont
nous avons parlé ici même à plusieurs reprises, et découvert
beaucoup de nouveaux fragments de la frise. Si bien que Son
Excellence Hamdy-Bey, directeur des antiquités de l'Empire
ottoman, s'est cru le devoir d'associer l'École aux fouilles qu'il
a décidé de faire à Lagina. L'entreprise n'est pas terminée, mais
aujourd'hui l'on ne croit pas qu'il soit possible de retrouver
d'autres bas-reliefs, et M. Chamonard a cru le moment venu d'é-
tudier la décoration sculpturale du temple dans son ensemble*.
Il n^a encore parlé dans le Bulletin que de la frise ouest, et, si
nous tenons à signaler ici le rôle si honorable que tient' notre
Ecole, nous croyons qu'il vaut mi«ux attendre, pour parler de
ce sanctuaire comme il le mérite et des études de M. Chamonard,
que le déblaiement du temple soit complet, que nous puissions
présenter à nos lecteurs la frise entière, dans tout son dévelop-
pement.
A présent il ne nous reste plus qu'à glaner çà et là dans les
1) Bull.de Corresp. hellén., 1895, p. 235, pi. XXV (Les sculptures de la
frise du temple d'Hécate à Lagina, par J. Chamonard).
g4 REVUK DE l'histoire DES RELIGIONS
articles épigraphiques, d'abord une curieuse dédicace trouvée
par M. Perdrizet^ à Amphipolis, dans la Macédoine première.
On y voit un roi Philippe, certainement Philippe V, associe au
culte dlsis et Sérapis. De tels documents ne sont point rares
hors de la Macédoine; les successeurs d'Alexandre dans son
pays natal furent facilement déifiés par les étrangers, le Polior-
cète par les Athéniens, Lysimaque par les habitants de la 1 al-
iène, Antigone Gonatas par les Cnidiens, etc. Mais les purs
Macédoniens se montrèrent plus hésitants, et il ne faut pas oublier
que, comme la Pallène, Amphipolis n'est macédonienne que par
annexion. Que Philippe soit associé à Isis et Sérapis, voila ce
qui est surtout curieux, mais s'explique par la dilïusion rapide
des cultes alexandrins. Lesdévots, enÉgypte, faisaient aisément
de leurs rois les .ùwa.-. ou cuix3a>.xs-. de leurs dieux préfères,
et le pieux dédicant d' Amphipolis, Alcœos, suit cette coutume.
Il est du reste à remarquer que les monuments du culte d Isis
et Sérapis sont encore rares en Macédoine.
Dans la Piérie du Pangée, à ^anew, peut-être l'antique Ga-
lepsos M. Perdrizet a trouvé une borne sacrée, un horos prove-
nant de l'enceinte de Zens Erkeios, Patrôos et Ctésios\ La gra-
vure indique la fm du v« siècle. ZcusGtésios, gardien des richesses
de la maison, était bien connu, ainsi que Zeus Patrôos, protecteur
de la famille etpeut-être de la phratrie ; mais c'est ici la première
mention de Zeus Erkeios, gardien du foyer.
De Macédoine, A' Ano-Crousioba, peut-être Argélos, provient
aussi une mauvaise petite stèle funéraire qui n'est pas d une
facture ordinaire'. Elle porte trois noms d'hommes, dont deux
à forme thrace, Zelmoutas et Zeipurôn, et un nom de femme
Calliope; mais l'inscription a moins dintôrêt que le bas-rclief
qui la surmonte. La femme, Calliope, est représentée comme
une statue drapée qui se dresse sur un socle où est écrit le mot
XAIPE tandis que les trois hommes, à cheval, sont figures sous
la forme des Dioscures dans les ïhéophanies. Les morts sont
1) Bull, de Corresp hellén., 1894, p. 417.
2) Ibid., p. 441.
3) Ibid., p. 436.
I
nULLETIX AllCIlÉOLOGIQUE DE LA RLLIGION GRECQUE 65
ainsi héroïsés, comme l'indique d'ailleurs le mot HPOE:^: gravé
après leurs noms, mot que M. Perdrizet a omis par inadverUnce
dans sa transcription.
Les stèles funéraires de la Thrace portent très souvent l'image
du mort héroïsé, transformé en l'un des Dioscures, ou tout au
moins sous la forme d'un cavalier marchant vers un autel; cet
autel est lui-même placé au pied d'un arbre autour duquel s'en-
roule un serpent. A Karien, M. Perdrizet a relevé une stèle
unique en son genre : le cavalier a été supprimé, par une sim-
plification bizarre; il ne reste que l'autel, l'arbre et le serpent '.
L^année dernière nous avions surtout parlé des fouilles de
M. Dœrpfeld entre l'Acropole, l'Aréopage et le Pnyx pour avoir
1 occasion d'analyser, d'après M. S. Wide, l'intéressante inscrip-
tion des lobacchoi. Voici que M. Dœrpfeld nous donne de nom-
breux détails sur l'emplacement même d'où provient le règlement
du thiase, et qu'il reconnaît définitivement pour le Lénaion, ou
Dionysion èv Xi>vai;, aux marais ' ; nous ne pouvons manquer
de revenir sur ce sujet, car ce sanctuaire était un des plus anciens
et des plus importants d'Athènes, et parce que les recherches,
poursuivies en ces lieux depuis plusieurs années' déjà par un
archéologue des plus éminents, sont l'occupation essentielle de
l'Institut allemand.
Les textes qui mentionnent le Lénaion ou le Dionysion Èv
).':H.vat,- sont assez nombreux, mais assez obscurs, surtout en ce
qui concerne la topographie. Aussi chacun de ceux qu'a occupés
la restitution de l'Alhènes antique a-t-ii eu son opinion à lui,
et Lénaion et Dionysion se sont promenés sur le plan tout autour
de l'Acropole, de l'est à l'ouest et du nord au sud. D'autre part,
c'est une grave question de savoir si Lénaion et Dionysion dé-
signent deux sanctuaires différents ou ne sont que des noms
synonymes. Il ne semble plus qu'il y ait aujourd'hui le moindre
doute.
1) Bull, de Corresp. hellén., 189i, p. 444.
2) Athen. Mittheihmgen, 1895, p. 161, Taf. IV, W. Dœrpfeld, Die Ausgra-
^>'-incjen am Westabhange cier Akropolis, Das Lénaion oder Dionysion in den
Umnge ; cf. p. 368, Lénaion.
gg REVUE DE L*HI8T0IRE DES RELIGIONS
iM Dœrpfeld, en déblayant le lUiiic ouest de l'Aciopole pour
retrouver la fontaine Gallirhoé et l'Ennéacrounos (notons en
passant qu'il croit avoir réussi, mais qu^on lui conteste vigou-
reusement ce succès) S a déblayé entre autres ruines une enceinte
très ancienne, de forme triangulaire, et bordée de trois rues :
runeàl'est, allant de l'Agora à l'Acropole; l'autre à l'ouest,
partant de l'Aréopage et rejoignant la précédente au sud; la
troisième au nord, reliant les deux premières. On distingue a
l'intérieur de ce téniénos, qui a cinq cents mètres carrés de super-
ficie, des constructions de trois ou quatre époques. Les plus
anciennes, contemporaines de l'enceinte, datent sans doute du
vi^ siècle; elles consistent, si l'on s'en tient au principal, en un
petit temple situé à l'angle sud-est, et formé seulement d'une
cella et d'un vestibule ; à l'angle nord-ouest, en une salle où se
trouvait un pressoir; au centre, en un soubassement quadrangu-
laire qui supportait un autel; quatre cavités rondes, symétri-
quement disposées, indiquent que la table de l'autel s'appuyait
sur quatre colonnes.
L'antiquité des ruines, le pressoir, l'état du terrain, tout dé-
trempé par les sources et les intiltrations abondantes de la pré-
tendue fontaine Gallirhoé, qui se trouverait toute proche, tout
cela joint aux conclusions tirées des textes, semble déjà rendre
inévitable l'identification de M. Dœrpfeld. Mais il y a plus ; tous
les bâtiments énumérés plus haut ayant été à peu près détruits,
et le sol ayant été nivelé au-dessus d'eux, une grande partie de
l'enceinte, à l'angle nord-est, a été occupée à l'époque romaine,
peut-être au i" siècle, par un temple d'assez vastes dimensions
qui lui-môme, n'ayant pas été achevé, ou ayant été reconstruit
partiellement sur un plan nouveau, a été remplacé au ii'^ siècle
de notre ère par le Baccheion des lobacchoi. Le nom n'est pas
à mettre en doute, puisque c'est sur une colonne de cet édifice
qu'a été retrouvé encore en place le règlement du thiase.
Le Baccheion était une sorte de basilique divisée en trois nefs
par une double rangée de colonnes, et terminée par une salle
1; Voy.Sai. Reiaach, Chronique d'Orkat, dans Revue uichéol., i8J3, p. 235.
BLLLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION GRECQUE 67
carrée formant abside, au cenlre de laquelle était un autel. A
gauche l'abside était flanquée d'une salle avec autel central, con-
sacrée à Artémis.
Que le lieu d'assemblée, le sanctuaire des lobacchoi, ait succédé
au Lénaion, rien de plus naturel, et nous avouons même que cet
arg-ument nous semble plus concluant pour établir la situation
(lu vieux temple primitif que tous ceux tirés do l'interprétation
des textes ou de la disposition de l'enceinte archaïque. Le mé-
moire de M. Dœrpfeld est d'ailleurs un modèle d'exposition claire
et plein d'enseignements. Il nous fait désirer d'abord que les
fouilles du flanc occidental de l'Acropole soient continuées, en-
suite que l'érudit architecte ne nous fasse pas attendre le mé-
moire complémentaire du premier, où seront décrits et étudiés
d'abord les objets découverts dans l'enceinte dionysiaque, puis
les autres édifices déblayés ou partiellement reconnus. Parmi
ces derniers un sanctuaire d'Amynos, d'Asclépios et de Dexion
(Sophocle héroïsé), présentera sans doute un attrait fort original.
Les Mittheilimgen' (section athénienne) ont donné l'hospitalité
au compte rendu détaillé dos fouilles que deux archéolo-ues
suédois, >L)L E. \Yide et Kjellberg, ont exécutées dans l'île de
Calaurie, au temple de Poséidon célèbre par la mort de Démos-
thënes. Les ruines se trouvent à une heure environ au nord-
est de la ville de Poros (Poros est le nom moderne de l'Ile et de
sa capitale), sur une colline élevée de 190 mètres au-dessus du
niveau de la mer. La vue, de là, est magnifique sur la mer, le dé-
troit de Poros, la plaine de Trézène, couverte de citronniers et
d'orangers, les montagnes de Trézène et d'Épidaure, et plus loin
Méthana, Égine et l'Atlique.
Le sanctuaire était enfermé dans une enceinte oblougue, de
o5m,o0 sur 27'",60. Ce péribole est d'origine ancienne, comme le
montrent des parties polygonalement appareillées, et surtout les
débris de vases mycéniens trouvés au pied, dans les terres de
soutènement. >L Wide croit que la construction remonte au
moins au vi« siècle. Du temple même il reste bienpeu de chose ; ou
1) Mhcn, MUtheii, 1895, p. 2û7, Tdf. Vl[, X.
68 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
poiil seulement reconnaître un temple dorique périptère ayantsix
colonnes de façade et douze de côlé. Datant aussi du vi' siècle,
il était construit en pierre poreuse, de grain plus mou aux sou-
bassements, plus dur aux murailles et aux colonnes. Certaines
parties de Tentablcment, selon une coutume fréquente à cette
époque, étaient en terre cuite peinte, et on a recueilli, en parti-
culier, desantéfixes de joli modèle. M. Widc les rapproche des
fragments analogues trouvés à Olympie, dans les restes du trésor
des Mégariens.
Nous ne dirons rien des bâtiments déblayés non loin du temple,
où MM. Wide et Kjellberg reconnaissent une agora, une exèdre,
un double portique ; nous ne nous arrêterons pas non plus sur
quelques-uns des nombreux ex-voto recueillis autour du temple,
figurines en bronze ou terre cuite et fragments de vases. Nous
préférons donner la traduction d'une inscription qui règle d'une
façon intéressante l'emploi d'une somme offerte au dieu :
« Trésorier : Sôphanès, fils de Poli... ; mois Géraistios. Décret
du peuple.
« Pour administrer l'argent etle terrain offerts par Agasiclès et
Nicagora à Poséidon, on nommera deux épistates. Ceux-ci pla-
ceront l'argent par fractions de trente drachmes sous garantie ou
à titre d'hypothèques. Quant au terrain, ils l'affermeront avec
le consentement de rassemblée et par bail ; et ayant touché l'in-
térêt de l'argent et le fermage des terrains, ils offriront à Poséi-
don un sacrifice complet, et à Zens Sauveur un sacrifice complet,
ayant dressé un autel devant les statues des donateurs dans le
bouleutérion. Et ils feront le sacrifice selon qu'il est écrit sur la
stèle, annuellement : et pour tout le reste ils agiront comme il
leur paraîtra le plus convenable; et ils prendront des eutliynes
(contrôleurs) le premier jour du sacrifice, et ils rendront leurs
comptes aux euthynes choisis le jour suivant; et ils jureront par
Zeus Sauveur qu'ils n'ont commis aucune fraude; et le premier
jour du sacrifice les épimélètes seront choisis pour l'année sui-
vante. »
Comme notre École française a ses domaines réservés de fouilles ,
BULLETIN ARCHÉOLOGIore DE LA RELIGION GRECQUE 69
Delphes et Délos; comme l'École allemande semble avoir Athè-
nes, les Américains ont Argos, les Grecs Eleusis, Épidaure,
Mycènes. Là se continuent tous les ans des recherches plus ou
moins actives, et tous les ans nous avons à enreg^istrer quelques
découvertes.
M. Waldstein est retourné à l'fléraîon d' Argos en mars 189o'.
L'argent ne lui a pas manqué cette année plus que les autres, et
il a dû pousser loin sinon achever son exploration. Les nouvelles
dont nous avons connaissance datent déjà de plusieurs mois.
M. Waldstein annonçait en particulier la découverte de fragments
très bien conservés des métopes du second temple; ils avaient
roulé dans les ruines d'un grand édifice situé au-dessous de ce
temple.
A Epidaure % les édifices proprement religieux semblent tous
à peu près connus; les fouilles ont porté l'année dernière sur le
stade, qui se trouve assez bien conservé sous la terre, et où l'on
aretrouvé, entre autreschoses, le but des courses et une signature
du célèbre sculpteur Thrasj^médès de Paros. Mais les découvertes
antérieures de M. Cavvadias ont repris un regain d'actualité de-
puis la publication du magnifique volume de M.\L Lecliat et De-
frasse. M. Lechat a présenté au public la très belle restitution
de son ami, M. ûefrasse, grand prix de Rome, qui eut au Salon,
il y a peu d'années, un grand et légitime succès. La part de
M. Lechat dans l'œuvre commune est de tous points digne de la
part de son collaborateur; elle témoigne d'un esprit très éclairé
et très personnel. Sans aucun doute les lecteurs de la Revue de
r histoire des Religions auront l'occasion de lire une étude critique
sur ce. bel et bon livret
A Eleusis*, M. Skias continue l'œuvre de Philios. On nous a
signalé surtout deux trouvailles intéressantes. D'abord une ta-
blette de terre cuite de 30 centimètres de haut, de lo de large,
surmontée d'un fronton. C'est une œuvre du rve siècle, un ex-voto
1) American Journal of archseology, 1835, p. 109.
2) Ibid., p. 116.
3) Defrasse et Lechat, Épidaure, Paris, Quaalin, 1895.
4) Athen. Mittheil, 1895, p. 23i.
70 REVrE PE l/nïSTOTRE DES RETjnfONS
àeNmnio77, nno coiirlisano sans donle, aux déesses; la plaque
est curieusement divisée : à droite est une déesse assise sur un
trône; vers elle, séparés en deux rangs superposés, sept person-
nages marchent d'un pas animé. Le premier de la ligne inférieure
est un jeune homme à longue chevelure, vêtu d'une tunique à
manches, et chaussé de bottes, qui tient deux torches; les per-
sonnages du registre inférieur sont conduits par une femme à
longs vêtements, couronnée d'un diadème, qui porte aussi deux
torches. Les autres figures sont des hommes et des femmes, ces
dernières portant sur la tête des espèces de chapiteaux en forme
de vases, et tenant à la main soit de minces bâtons, soit de pe-
tites cruches. Il y a des images semblables sur le fronton. Le sens
de la scène mérite d'être éclairci et le nom des personnages re-
cherché. Ensuite vient un vase à figures rouges où sont repré-
sentés Déméter avec des épis, Coré avec des torches, et entre
elles Triptolémos sur son char attelé de serpents; d'autres
figures sont effacées. C'est un ex-voto de Démétria à Déméter;
le sujet est devenu banal, mais la plupart des vases où il paraît
sont, comme celui-ci, de haute valeur artistique.
M. Skias a fait à Eleusis d'autres découvertes d'un intérêt tout
particulier*. Il s'agit de tombes renfermant des vases de l'époque
géométrique et d'autres objets précieux. L'un de ces tombeaux,
pour prendre un exemple, long de 1"',40 seulement et large de
90 centimètres, renfermait les restes d'une femme enterrée assise
et une collection de 08 vases diiïérents. Au-dessus du tombeau il
y avait un autre grand vase, suivant une coutume bien connue. A
l'intérieur on a recueilli des boucles d'oreilles d'or avec des perles,
des fibules de bronze et de fer, des bracelets de bronze, des ba-
gues d'argent, de bronze et de fer, plus trois scarabées égyptiens
avec une petite idole d'Isis. La valeur principale de cette tombe
réside dans le type des vases à figures géométriques ou, comme
on dit, des vases de la Porte Dipyle. Car on sait combien le style
du Dipylon est embarrassant pour les historiens de l'art grec, et
comme il rend obscure la question des origines; combien il
i) Athm. MiUheU., 1895, p. 37 /i.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGIOM GRECQUE Vf
s'explique malaisément, en particulier, lorsqu'on veut faire de
l'art grec archaïque la suite directe de l'art mycénien.
L'art mycénien, du reste, et la civilisation mycénienne, leur
origine et leur originalité, leur rôle dans l'ensemble de la civili-
sation hellénique, voilà une question de plus en plus à l'ordre du
jour. Chaque année maintenant on peut enregistrer la décou-
verte de nouveaux monuments, de nouveaux tombeaux contenant
de nouveaux objets de l'époque et du style de Mycènes ', et à pro-
pos de chacune de ces trouvailles renaît la discussion.
Elle a pris cette année une ampleur considérable à l'Académie
des Inscriptions, où le savant Helbig, associé étranger, est venu
lire un mémoire sur ce sujet". Comme les origines et le sens de
la religion grecque sont intimement liés à ce problème, nous ne
saurions nous dispenser de résumer les débats.
M. Helbig soutient ce que l'on peut appeler la théorie phéni-
cienne. Pour lui, les monuments de l'art dit mycénien se divisent
nettement en deux classes, ceux qui ont été exécutés sur place par
des ouvriers locaux, comme les stèles funéraires sculptées, et
ceux qui sont une simple importation phénicienne des objets
de l'art phénicien du II^ millénaire avant J.-C. En effet, les pre-
miers, stèles sépulcrales, Porte des Lions, fresque du taureau,
etc., sont de beaucoup inférieurs aux seconds, poignards incrus-
1) Nous pouvons signaler aujourd'hui :
i° Les fouilles de Mycènes, continuées par M. Tsoundas au nom de la Société
archéologique d'Athènes. Elles ont rais au jour 15 tombeaux abondamment
pourvus de vases de terre et de pierre, d'anneaux d'or, de miroirs, d'armes,
elc. {Athen. Mitth., 1895, p. 375).
2° Les fouilles de M. Staïs à Égine, au nom de la même Société, non loin du
temple d'Aphrodite déjà mentionné plus haut; on y a recueilli de nombreux
vases {Athen. Mittheil., 1894, p. 533).
3° La tombe à coupole retrouvée et déblayée par M. Wolters à Masarakata
(Céphallénie), et des tombes creusées dans le roc, d'où proviennent peut-être les
objets mycéniens conservés à Neufchàtel {ibid., p. 486).
4° Le lumulus ouvert par M. S. Wide à Aphidna, en Attique, et qui renfermait
12 tombes mycéniennes {ibid., p. 531), etc., etc.
2) Comptes rendus Acad. Inscript., 1895, p. 237 (séance du 31 mai); p. 242
(7 juin); p. 244 (14 juin). Cf. Sal. Reinach, Chronique d'Orient, 1895, p. 41
du tirage à part [Mycènes, le mycénien et le mirage oriental).
72 REVUE DE L'mSTOlRE DES RELTGTONS
tés, sceaux d'or, vases d'argent et d'or repoussé, et de style irhs
différent. Du style des premiers, on comprend jusqu'à un certain
point que l'on soit passé au style du Dipylon, et de celui-ci au
style archaïque, tandis que le style des seconds n'aurait pu don-
ner naissance qu'à un style tout autre et très supérieur. De plus
les éléments décoratifs des objets de la seconde série sont em-
pruntés à la faune maritime (poissons, poulpes, éléJons, etc.), et
cela prouve que les artistes qui les ont choisis vivaient près de
la mer, sinon sur la mer et de la mer, ce qui n'est point le cas
des Mycéniens. Enfmla civilisation mycénienne a laissé des tra-
ces dans des pays lointains, l'Ég-ypte, Tltalie, la Sicile, la Sar-
daigne, l'Espagne, qui ne furent accessibles aux Grecs que long-
temps après la fin de la période dite mycénienne. Un seul peuple,
à cette époque, a pu répandre ainsi les produits de sou art, le
peuple phénicien ; et, de plus, tout ce que nous savons des procé-
dés techniques et des tendances de Fart phénicien concorde
absolument avec ce que nous apprennent les monuments mycé-
niens. Il ne faut pas oublier non plus que l'industrie, que révè-
lent les poèmes homériques, est purement phénicienne; pour
illustrer Ylliade, M. Helbig a trouvé surtout à emprunter des
modèles à l'industrie phénicienne'.
Jamais encore la théorie phénicienne n'avait été posée avec une
rigueur si intransigeante. Aussi M. Helbig, s'il a trouvé un appui
chez M. Ph. Berger, a rencontré chez la plupart de ses confrères
une vive résistance.
Les plus modérés, comme M. Max Collignon, revendiquent
une part d'influence égyptienne, puisque certains objets trouvés
àMycènes ont une origine égyptienne assurée, et il fait remar-
quer qu'il y a pu y avoir à la cour des princes mycéniens un
groupe d'artistes étrangers.
M. Diculafoy signale de même des traces évidentes d'influence
chaldéenne dans les objets d'art mycéniens. Mais s'il admet que
cet art ait beaucoup emprunté à la Phénicie, à l'Egypte et à la
Ghaldée, il faut reconnaître qu'il a amalgamé ces éléments aux
1) Helbig, D«s homeriche Epos .
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RKLTGION GRECQUE 73
siens propres^ de façon à s'en faire une orig-inalilé. Les habi-
tants de la Grèce propre, des îles et des côtes de l'Asie ÎMineure,
ont été les vrais artisans de l'art mycénien. Nous ne suivrons
pas le savant ingénieur dans ses hypothèses aventureuses au
sujet d'un mélange, d'une confusion des deux races sidonienno
et pélasge, c'est-à-dire grecque indigène; il nous semble là sur
un terrain bien peu solide, lancé dans une ethnographie un peu
fantaisiste, et nous indiquons tout de suite comment il explique
que cet art ainsi formé de pièces et de morceaux, et devenu ori-
ginal par son mélange même, reçut de nouveaux éléments et se
modifia encore de façon à devenir l'art grec archaïque lorsque
les hordes doriennes, venues du Nord, envahirent la Grèce. Cet
art archaïque se forma de quelques rejetons de la souche my-
cénienne, de nouvelles pousses empruntées à l'Orient et d'autres
venues du Nord, tout cela inspiré d'un esprit nouveau et jeune.
Toute celte argumentation, autant qu'on la peut suivre dans
le compte rendu que nous avons sous les yeux, nous semble un
peu en l'air, car elle fait trop de place à l'hypothèse et néglige
trop les faits et les monuments matériels. M. de Vogiié, qui con-
naît bien, et de longue date, l'art de la Phénicie, est plus précis.
Il réduit le rôle des Phéniciens, dont l'art, il croit l'avoir montré
le premier, est un art hybride, à moitié égyptien, à moitié asia-
tique, au rôle d'importateurs de petits objets sans valeur et au
rôle d'intermédiaires. Leur art si peu personnel n'est pas un art
créateur, et l'on ne peut lui attribuer qu'une influence des plus
restreintes sur la constitution de l'art grec. Quant aux objets my-
céniens, ils n'ont avec les objets d'industrie phénicienne que des
rapports. M. Ravaisson se refuse ônergiquement à croire que
des objets comme les gobelets de Vaphio soient phéniciens. Ce
qui distingue les œuvres d'art mycéniennes, c'est le mouve-
ment, la vie, la souplesse et l'élégance des formes, le goût des
détails anatomiques, qui sont, dans l'ensemble de l'art antique,
absolument originaux. Rien de cela n'est proprement égyptien,
ni assyrien, ni phénicien, et, comme ce sont là au contraire les
caractères de l'art grec archaïque, il y a tout lieu de le rattacher
étroitement à l'art mycénien. Ce dernier d'ailleurs a ses racines
/ i REVUE DE L HTSTOTRE DES BELTGTONS
plutôt dans le Nord, dans les contrées auxquelles se rattachent
les légendes d'Orphée, de Jason, de Pelée, d'Achille, sujets des
plus anciennes poésies, dont s'inspirèrent les plus anciens ar-
tistes.
Laissons ce dernier point, très hypothétique, étant donné qne
les monuments mycéniens ne font aucune allusion, à notre con-
naissance, à ces légendes venues du Nord. Quant à la première
partie de la thèse, c'est celle que M. Perrot a exposée et soute-
nue dans le VP volume de sa magistrale Histoire de VArt ; nous
avons dit ici même en quoi elle nous semble attaquable '. Dans la
discussion de l'Institut, il ne paraît pas que personne ait parlé de la
religion mycénienne; c'est un tort, car, selon que cette religion,
manifestée dans les monuments, a des rapports avec telle ou telle
autre religion contemporaine du monde antique, il y a lieu de
regarder vers le Nord, vers TOrient ou même vers l'Occident. Il
doit y avoir là un point d'appui solide pour la discussion. Grâce
à lui, on arrivera probablement à discerner avec précision la part
des différentes influences orientales qui ne nous semblent pas
douteuses. Peut-être les Phéniciens perdront-ils un peu à cette
répartition, car^ si leur domaine géographique était aussi vaste
que veulent l'établir quelques érudits'par des méthodes qui mal-
heureusement ne sont pas plus sûres que nouvelles^ leur domaine
artistique était beaucoup plus modeste.
Quant aux rapports de l'art archaïque avec l'art mycénien,
nous en sommes moins frappé que de leurs différences, et jus-
qu'à nouvel ordre nous penchons à croire que l'invasion do-
rienne a creusé comme un fossé entre deux périodes de l'his-
toire grecque. Toute la civilisation a sombré dans le cataclysme,
et les nouvelles couches ont dû édifier sur des bases nouvelles
un nouveau monument, subissant d'ailleurs des influences et
manifestant une originalité nouvelle.
Nous n'avons plus à citer, pour être complet, que des fouilles
1) Tieinœ de VHùt. des Religions, 1894, p. 8.5.
2) Voy. par exemple Lecliat, La Méditerranée phénicienne, dans Annales de
Géographie, 15 avril 1895.
BULLETIN ARCHÉOLOnrnrE OK LA RELIGTOX OREnOUE 7o
sans grando impnrlnnro. commo cellos do Lycnsonrn, on Ar-
cadie, reprises par M. Léonardos. Il a continué le déblaiement
du temple de Despoina et a retrouvé, avec une mosaïque et de
nouveaux fragments de l'idole colossale, œuvre de Damophon,
des ex-voto de terre cuite et de bronze, des fragments de vases
et de tuiles inscrites. Non loin du temple, dans les ruines d'un
portique entourant un autel, on a recueilli, entre autres offrandes
très antiques, une statuette d'Athéna en bronze, et de plus
quelques inscriptions*.
A Érétrie*, non loin du théâtre, M. Richardson, directeur
de l'École américaine d'Athènes, a déblayé les fondations d'un
temple et d'un autel voisin. Le temple était périptère ; on y
adorait sans doute Dionysos.
A Égine', outre les tombeaux mycéniens déjà signalés.
M. Staïs a fait des recherches sur l'emplacement d'un temple
probablement consacré à Aphrodite; il en reste quelques fonda-
tions et un frag-ment de colonne encore en place. L'édifice a du
remplacer quelque très ancienne construction mycénienne, dont
on trouve encore des restes profondément enfouis sous la ter-
rasse actuelle.
Mais nous comprenons l'aridité, le peu d'utilité même que
risque d'avoir une telle énumération. Aussi ne la poussons-
nous pas plus loin, comme il nous serait facile; nous préférons
attendre les comptes rendus explicites de ces fouilles pour en
parler à notre aise, et insister maintenant sur quelques do-
cuments, inscriptions, bas -reliefs, peintures de vases, tout
récemment trouvés et publiés.
Nous nous arrêterons d'abord sur un long- frag-ment de calen-
drier liturg-ique trouvé à Koukoimari^ en Attique (nom de l'an-
tique Epacria), et que M. Richardson a édité avec un long com-
mentaire*. Le texte remonte probablement à la première moitié
\) Athen. Miftheil., 1895, p. 376.
2) American Journal of archseology, 1895, p. 117, 2iO. Cf. Athen. Mittheil.,
1894, p. 532.
3) Athen. Mittheil., 1894, p. 533.
4) American Journal of archseology, 1895^ p. 209 et s., pi. XVI.
76 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
du rve siècle ; il est possible, comme essaie de le démontrer
M. Ricliardson, qu'il ait été transporté à Koukounari d'un autre
endroit, ^'Hécalé, centre religieux de la Tétrapole maratho-
nienne. Toujours est-il qu'il est des plus curieux. Il nous indi-
que mois par mois, presque jour par jour, les sacrifices que le
démarque do Marathon doit accomplir, à quelle divinité chacun
d'eux est offert, quels animaux seront immolés ou quelle of-
frande consacrée, quel prix doit être mis à l'achat de chaque
victime ou de chaque objet offert. La liste des divinités ou des
héros vénérés par cette population agreste est très longue, en-
core qu'elle reste incomplète, le marbre étant fort mutilé. On y
trouve Athéna, protectrice de l'Attique entière, mais sous le
nom nouveau, du moins comme épithète de la déesse, d' 'E aawtîç ;
Gè, la Terre, qui avait au moins quatre autels distincts sur le
territoire; Zeus, trois fois mentionné, avec l'épithète nouvelle
d'sù6aA£jç, à signification agraire très probablement, et celles
d'èpt'oç et uTratoç ; Héra, Coré, les Moires, Héraclès, Chloé, etc. ;
un certain nombre de héros et héroïnes, divinités locales dont
la plupart étaient connues déjà, dont plusieurs apparaissent
pour la première fois, Nsaviaç, la nymphe Eùi; (le nom rappelle
YÉvaii dionysiaque), le héros <î>£patc«:, FâXtcç, etc. Les victimes
sont les chèvres et les boucs, les bœufs et les vaches avec leurs
veaux, les béliers et les brebis, les porcs et les truies. Les of-
frandes sont des mesures de blé ou de vin, des parts prélevées
sur les récoltes (-ci o\oaTa), des tables de sacrifice, et ces présents,
dont les noms sont nouveaux et difficiles à interpréter, lepcj^uva,
peut-être la part réservée au prêtre, opéaTo;, a-j).-.» ou arycu.
Sacrifices et offrandes, d'ailleurs, sont modestes et varient de
90 drachmes pour un bœuf ou pour une vache avec son veau,
jusqu'à une drachme pour une xpaTre^a. Mais il va sans dire qu'une
même cérémonie pouvait comporter l'immolation de plusieurs
victimes et le don de plusieurs offrandes. Ainsi l'inscription n'est
pas moins utile pour la connaissance de la religion des dèmes
attiques que pour celle du calendrier; ceux qu'intéresse l'éco-
nomie politique des Grecs et qui cherchent à connaître le prix
des choses y trouveront aussi plus d'un renseignement utile. Le
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION GRECQUE 77
calendrier d'Epacria vient heureusement se joindre aux docu-
ments analogues de Myconos, de Cos, etc.
Les monuments les plus intéressants de la sculpture religieuse
publiés en 189o proviennent aussi de l'Attique, d'Athènes même
et d'Eleusis.
M. Skias nous a fait connaître quelques bas-reliefs trouvés en
1894 dans le lit de l'ilissus '. D'abord une petite plaque de mar-
bre où sont figurés un dieu barbu, assis, le torse nu, tenant un
sceptre, du type classique de Zeus; devant lui sont deux ado-
rants, vêtus de longues robes, et entre le dieu et les humains
s'élève un autel fait de pierres brutes amoncelées; un reste d'ins-
cription, sur une petite plate-bande, au-dessus des personnages,
semble pouvoir se compléter ainsi : o osTva âvî6r,]7.£v Na([to A--..
M. Skias admet l'identité de Zeus Naios avec Zeus Meilichios,
et serait disposé à croire que le bas-relief provient du sanc-
tuaire de ce dieu, situé tout près de l'ilissus.
Un autre bas-relief, plus important, serait de la même prove-
nance; on y voit un dieu du même type que le précédent assis à
gauche sur un siège, un rocher peut-être, contre lequel est ap-
puyée une tête colossale, très barbue et chevelue ; une inscription
le désigne sous le nom d'Achéloios. Derrière le dieu, qui tient
un petit vase du type prochoiis sur ses genoux, sont les restes
d'une nymphe portant une corne d'abondance; comme adorants
du dieu apparaissent Hermès et Héraclès ; ce dernier a seulement
le dos couvert de la peau du lion et porte sa massue sur l'épaule,
son autre main porte un objet indistinct; quant à Hermès, il
est reconnaissable au caducée qu'il tient de la main gauche, tan-
dis que de la droite il incline unep/ochous vers le dieu. M. Skias
ne peut pas facilement expliquer le rapport que les trois divinités
ont entre elles ; mais il reconnaît naturellement Achéloios dans
le dieu assis et Callirhoé dans la nymphe qui l'accompagne.
Gomme on a constaté l'existence d'une fontaine et d"uu grand
bassin dans le lit de l'ilissus, au lieu oii ont été recueillis les bas-
reliefs, il semble possible de placer là la fontaine Callirhoé et
1) 'Evr,!J.sp\; àp/a;o/,ûv;y.r,, 1894, p. 133, pi. Vtl et Vill,
78 REVUE UE L histuirh: des religions
rEiuiéacioaiios; M. Skias cL.M. ucl^cv, qui a exposé la question
devant la Société archéologique de Berlin, trouvent là riche ma-
tière à contredire M. Dœrpfeld.
Le bas-relief d'Achéloios est de l'époque alexaudrine ; du même
temps est aussi sans doute la troisième plaque sculptée de même
provenance; c'est le fragment d'une enceinte ou d'une balustrade
de marbre; trois déesses, Athéna, Niké et peut-être Déméter,
marchent en procession, précédées d'un dadouque et suivies d'un
autre. On souge, dit M. Skias, à un fragment de composition
assez vaste, dont le sujet serait Tinitiation d'Héraclès aux mys-
tères d'Agra.
Les bas-reliefs d'Eleusis sont de dimensions plus grandes et
de style bien supérieur, bien que ce style soit encore, du moins
pour l'un d'eux, fortement entaché d'archaïsme. Le premier,
haut de O^'îTS, large de 0'",58, représente Déméter et Goré. La
mère est assise sur un escabeau, les pieds nus posés sur un ta-
bouret; elle est vêtue d'une longue tunique à manches courtes,
coiffée d'un diadème en forme de polos; sa main gauche porte un
long sceptre, sur lequel la déesse s'appuie, le coude relevé; sa
main droite, reposant sur les genoux, tient un bouquet de trois
épis. Quant à la fille, elle marche vers sa mère, vêtue d'une robe
à très petits plis et d'un voile en forme de châle; elle porte une
torche dans chaque main. Le monument mérite de prendre une
place importante parmi les représentations figurées des grandes
déesses éleusiniennes, quoique bien loin, sans aucun doute, du
célèbre bas-relief Lenormant. Mais nous ne croyons pas que l'on
puisse en tirer tout ce que M. Philios en lire, relativement à la
restitution de Vidole officielle d'Eleusis.
Un fragment du second bas-relief a été découvert, il y a long-
temps déjà, dans le Plutoneion, en 1885; M. 0. Kern en avait
donné un dessin très sommaire et insuffisant, alors qu'il en man-
quait encore la moitié. Aujourd'hui le monument est complet,
bien que fort endommagé par endroits. Il a la forme bien connue
des stèles votives trouvées à l'Asclépeion d'Athènes, par exem-
ple, c'est-à-dire la forme d'un parallélogramme; les personnages
sont censés groupés dans un sanctuaire qu'indique suffisamment
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION GRECQUE 79
une architrave supportée à droite et à gauche par des pilastres.
Le sujet est très simple, Triptolémos sur un trône contre lequel
s'enroule un drag"on ailé, entre Déméter et Coré, et devant ce
groupe, à gauche, quatre adorants, hommes et femmes, de heau-
coup plus petite taille. Triptolémos a le torse nu; son bras gauche
s'appuie sur un long sceptre ; il a de longs cheveux, la face très
jeune et imberbe. Coré, derrière lui, très joliment drapée, très
souple et très élégante, tient une haute torche à chaque main;
Déméter est très mutilée ; ni ses bras ni sa tète ne sont conservés ;
mais ce qui reste de son corps est d'une ampleur et d'une ma-
jesté qui ne permettent pas de la confondre avec sa fille. Les
deux déesses sont d'une beauté plastique bien rare sur de pareils
monuments, et l'artiste qui les a sculptées, très sensible à l'in-
tluence des grands maîtres du v° siècle, mériterait d'être connu
par son nom. L'œuvre nous semble plus intéressante encore pour
les historiens de l'art que pour ceux de la religion attique, bien
que la ressemblance de la tête de Triptolémos avec le prétendu
Eubouleus de Praxitèle puisse suggérer plus d'une importante
hypothèse ^
A côté d'un monument si beau, nous avons quelque honte à
parler d'une humble figurine archaïque en bronze, trouvée, dit-
on, à Thèbes, et que M. Frœhner a publiée dans les Mélanges
Piot'. C'est une horrible statuette, à laquelle, semble-t-il, les
plus forcenés archéologues peuvent seuls prendre intérêt, sinon
plaisir. Elle représente un homme nu, le corps misérablement
construit, en dehors de toute vérité de forme ou de proportions.
Sa tête, d'où pendent des boucles lourdes decheveuxmal plantés,
est triangulaire ; le nez l'envahit, les yeux y sont marqués par
1) Noire maître, M. Paul Foucarl, a publie en 1895 un de ces mémoires admi-
rables dont il se montre seulement trop avare, sur l'origine et la nature des mys-
tères d'Eleusis. JNous nous en voudrions beaucoup de ne pas le signaler, mais
encore plus de ne pas eu parler avec les développements qu'il exige. La Revue
s'en est déjà occupée à deux reprises (voir les Chrouiques, t. XXX(, p. 352
et suiv.; t. XXXiI,p.201). Elle y reviendra. L'œuvren'est du reste, espérons-le,
que la première d'une série d'études sur les mystères. Ou y verra comment
l'épigraphie et les monuments figurés servent l'histoire.
2) Monuments et Mémoires, fondatiun Euyàie Piot, II, p. 137, pi, XV,
80 REVUE DE l'hISTOTHE DES RELIGIONS
deux trous ronds aux rebords saillants; le cou est de grosseur et
de longueur démesurées, planté sur des épaules qui forment la
base d'un triangle isocèle renversé dont la taille serait le som-
met. L'un des bras tombait le long des lianes, tandis que l'autre
était replié contre la poitrine; les hanches sont saillantes,, bien
qu'étroites, les cuisses trop longues et diiïormes. Par bonheur
les jambes sont brisées aux genoux, car nous n'aurions pas sans
doute trouvé de mots pour décrire les mollets et les pieds. Voilà
une nouvelle horreur pour la série déjà si longue des prétendus
Apollons archaïques; et colle figure ne mériterait pas sans doute
de nous arrêter, si M. Frœhner n'avait de nouveau soulevé le
problème d'identification. Pour lui, il ne semble pas même que
la question vaille la peine d'être discutée. C'est un Apollon, vous
dis-je! et la preuve, c'est qu'on lit, gravée sur ses cuisses, la dé-
dicace que voici : « IVlanticlès m'a consacré au dieu dont l'arc est
d'argent et qui lance au loin ses flèches; je suis la dîme [de sa
victoire (?)]. Toi, Phœbos, donne ta faveur en échange! » Il y a
longtemps que cet argument est pris par les archéologues
pour ce qu'il vaut. M. Frœhner ajoute bien, et cela serait plus pro-
bant, que le personnage tenait un arc serré contre son sein, mais
cette restitution est douteuse.
Deux vases ont surtout attiré notre attention; l'un est une
amphore archaïque de Milo'. Tout ce qui provient de cette île
privilégiée a laplus grande valeur artistique. On sait quelle place
tiennent les céramiques oricntalo-grecques de Milo dans l'histoire
de la décoration des vases. Ici, parmi les rosettes, les rinceaux,
les lignes géométriques, nous voyons figurée une scène de my-
thologie grecque. Sur un char à quatre chevaux est montée une
jeune femme richement vêtue ; un héros, que la peau de lion dont
ses épaules sont couvertes, son carquois et sa massue désignent
clairement pour Héraclès, monte sur le char, ayant déjà en mains
les rênes, et tout à la fois il se retourne vers un homme d'âge
mùr qui lui parle, en faisant mine de protester. En arrière des
chevaux, au second plan, une femme fait aussi des démonstra-
tions à celle qui est sur le char. Sans parler du groupement pit-
l)'E^y)i7.. àp/x'.oX., 1894, p. 225, pi. XII et XIII (Mylonas).
BULLETIN AUCIIÉOLOGIOUE DE LA. RELIGION GRECQUE 8 l
toresque des personnages, de leur forme originale, de leur riche
parure, nous devons remarquer une fois de plus que les œuvres
de la céramique nous initient de bonne heure à la connaissance
des mythes et servent plus d'une fois à la bonne interprétation
comme à la correction même des textes. Ici, très probablement,
nous voyons une variante de Tenlèvement d'Iolé par Héraclès.
Suivant les mythographes le héros n'aurait ravi la jeune fille
qu'après avoir tué son père, Eurytos, roi d'Œchalie et sa mère
Antiopé; la version adoptée par le décorateur est différente, si
toutefois il faut reconnaître Eurytos et Antiopé dans les deux
personnages debout derrière le char.
C'est encore un vase archaïque que publie M. Lœschcke, mais
de facture bien moins primitive. Le lieu oii il a été trouvé est
inconnu, mais l'origine est certaine; il sort d'un atelier corin-
thien du commencement du vi^ siècle*. Le sujet est le retour
d'Héphaïstos dans l'Olympe. Le dieu est impossible à méconnaître,
car il a les pieds tordus. Il est assis à califourchon sur un cheval
dont il tient la bride de la main droite, tandis qu'il porte de la
main gauche un rhyton à sa bouche. Derrière lui marchent trois
personnages, une femme étroitement pliée dans son manteau,
comme décoré d'écaillés, et deux hommes, dont l'un tient sur
Tépaule une branche de vigne chargée de raisins, l'autre une
cruche; devant le cheval dansent deux Satyres grotesques et
obscènes. M. Lœschcke veut reconnaître dans la femme la déesse
Thétis, qui avait accueilli le dieu tombé de l'Olympe; tous les
autres personnages font partie du Ihiase d'Héphaïstos ; cependant
celui qui porte une cruche pourrait bien être Dionysos, le con-
ducteur et le guide de toute la marche. Tout ce petit tableau, très
animé et pittoresque, est marqué au coin d'un comique naïf et
réjoui.
11 ne nous reste plus à décrire que la patère d'argent de Bizerte,
récemment entrée au Musée duBardo, à Tunis, et dont M. Gauck-
1er a donné dans les Mélanges Piot de superbes héliogravures'.
1) Athen, MittheiL, 1894, p. 510, G. Lœschck.^, Korinthische Vase mit der
Ruckfiihmng des Hephaistos (taf. VIII).
2) Monuments et Mémoires, fondation Eicg. Piot, II, p. 77, pi. VIII, IX.
82 REVUE DE l'histoire DES RELIGIO^ÎS
Nous Favons voulu garder, comme ou dit, pour la bonne bouche.
Cette patère, une de ces ricbes pièces d'orfèvrerie que les Ro-
mains s'arrachaient à prix d'or, et pour lesquelles les amateurs,
comme Verres, étaient capables de tous les crimes, a été draguée
dans le chenal du port de Bizerte. Quelque navire coulé dans la
passe l'y aura déposée, et la vase l'a conservée jusqu'à nous. Par
malheur la drague l'a un peu endommagée. La patère, dorée par
places, pèse neuf kilogrammes d'argent fin ; elle a la forme d'une
de ces écuelles d'étain que l'on voit encore dans quelques-
unes de nos campagnes. Le fond intérieur était décoré de figures
au repoussé, ainsi que le rebord et les deux oreilles qui servaient
à la prendre. Il va sans dire que c'était là une pièce de pur or-
nement.
Le travail est grec, comme aussi le sujet des scènes figurées;
M. Gauckler propose de rapporter l'exécution à l'époque alexan-
drine, et, sans doute a-t-il raison. Cependant nous trouvons une
différence étrange de facture entre la scène centrale et celles
des oreilles, et que l'avantage soit à la première, comme le veut
l'éditeur, ou aux secondes, comme cela nous semble plus pro-
bable, toujours est-il qu'il y a là une source de difficultés pour
l'estimation de la date exacte.
Sur le fond de la patère est représentée la lutte musicale
d'Apollon et de Marsyas. Le Silène phrygien est le principal
acteur. Plus grand que les autres figures, il joue de la double flûte,
avec force contorsions disgracieuses. Apollon est à sa gauche,
tenant la lyre, avec Athéna, qui écoute ; à sa droite est Dionysos ,
peut-être simplement un satyre. En avant de ce groupe, sur un
plan inférieur, Cybèle, la grande déesse phrygienne, couronnée
de tours et appuyée sur un tambourin, est assise; à ses pieds
est couché sur le sol le jeune berger Olymos, ou peut-être l'es-
clave chargé plus tard d'écorcher le Silène, et, faisant face à
Déméter, une Muse, qu'une table chargée de couronnes près
de laquelle elle est assise, désigne comme le jug:e du combat,
est attentive à la mélodie des flûtes. Derrière Marsyas est l'arbre,
l'olivier rabougri, auquel il sera pendu.
Sur chaque oreille est retracé un tableau à quatre person-
BULLETIN ARCHÉOLO-llOUE DE LA HELIGION GRPXOCE 83
nages. Ici, c'est un sacrilice ru.^tique à Dionysos, représenté sous
son antique forme dexoanon. Il est barbu, les cheveux noués en
diadème, et tient d'une main une férule, de l'autre un sarment
de vigne; devant lui est un cratère sans anses, derrière un autel
où fume un sacrifice. Les autres figures sont un Silène ventri-
potent qui joue de la flûte, et deux Satyres dont l'un traîne un
chevreau, l'autre agite un thyrse.
Là Dionysos, jeune et sans barbe, comme un éphèbe, à demi
ivre et brandissant son thyrse, s'appuie sur un petit Satyre, tandis
que derrière eux bondit une panthère. A droite et à gauche sont
deux Satyres, l'un surpris, béant, les bras derrière Je dos, et
vieux; l'autre, plus jeune, danse en élevant les mains à la hau-
teur de ses yeux. Dans le champ sont dessinés des roseaux fleuris,
un figuier tordu auquel est suspendu un tympanon, un autel
surmonté d'un vase, etc.
En somme, dans la conception de la scène centrale, pas plus
que dans les bacchanales^ rien de nouveau, rien d'original ni de
personnel; mais la valeur artistique de cette massive orfèvrerie
suffit à nous intéresser à sa découverte , et ce n'est point d'ail-
leurs un mince mérite, même au point de vue religieux, de con-
naitre par un tel monument les tableaux qui flattaient les goûts
des riches Romains alors que la Grèce eut vaincu ses vainqueurs.
Bordeaux, janvier 1895.
Pierre Paris.
REVUE DES LIVRES
ANALYSES ET COMPTES-RENDUS
M. Grûnwald. - Die Eigennamea des Alten Testamentes
in ihrer Bedeutung fur die Kenntnnis des hebràischen
Volksglaubens. — Breslau, Wilhelm Kœbner, 1895.
L'auteur de cet opuscule de 77 pages, à la suite d'un nombre toujours
plus grand de savants, cherche à comprendre la religion des anciens
Hébreux, en partant des religions primitives en général. Mais, comme
l'indique déjà le titre de son travail, il n'étudie qu'une seule série de
données se rapportant à son sujet, celles qui ressortent des noms propres
de l'Ancien Testament.
Dans un premier paragraphe, il fait ressortir l'importance, au point
de vue ethnologique, linguistique et religieux, des noms propres usités
chez un peuple. Ces noms, dit-il, sont l'un des plus anciens témoignages
sur l'esprit d'un peuple. On ne peut, il est vrai, s'en servir qu'avec les
plus grandes précautions, à cause des nombreuses modifications etmter-
prétations que ces noms subissent à travers les temps. A cette difficulté
vient se joindre, pour l'Ancien Testament, la défectuosité souvent très
grande du texte de la bible hébraïque parvenu jusqu'à nous. Malgré
cela, on peut encore tirer parti de beaucoup de noms propres en usage
chez les Hébreux, pour élucider certains problèmes de leur religion.
Les noms propres théophores sont particulièrement instructifs à cet égard.
Un second paragraphe est consacré à des considérations générales sur
l'origine des religions. Passant aux cultes sémitiques, M. Grûnwald
constate que les anciens Arabes du nord ne se sont guère élevés au-
dessus du polydémonisme animiste. Le fétichisme s'est manifesté chez eux
dans l'adoration des astres. Ils étaient aussi adonnés au totémisme. Ils
avaient des divinités des deux sexes. De bonne heure leur religion a
subi des influences étrangères. Il en a surtout été ainsi de celle des
Arabes du sud, soumis à l'influence de la culture babylonienne. Les
peuplades cananéennes ont eu le plus de parenté avec les Phéniciens. La
ANALYSES ET COMPTES-RENDUS gg
religion des Hébreux se rapproche pourtant davantage de celle des Moa-
bites, des Ammonites et surtout des Édomites, chez lesquels le culte
des ancêtres prime l'adoration de la nature et le totémisme.
Notre auteur, entrant ensuite dans le vif de son sujet, cherche à signa-
ler des traces de démonisme chez les Hébreux. Il rend attentif aux noms
propres qui servent à désigner des infirmités, des maladies, de vilaines
plantes. Il explique ces noms par la supposition qu'on les donnait aux
enfants, afin de les placer sous la protection de mauvais esprits, et de
les mettre ainsi à l'abri de l'animosité de ces esprits. Il ne s'appuie pas
sur la démonologie postérieure des Juifs et des Chrétiens pour justifier sa
thèse, parce qu'il y voit une influence babylonienne et perse. Mais il
donne comme preuve les Séirim, les Schédim, Azazel et Lilit, démons
qui figurent dans l'Ancien Testament. Il croit en découvrir d'autres,
Scheol par exemple. En opposition aux mauvais esprits, les Hébreux,
pense-t-il, adoraient aussi, bien que moins fréquemment, de bons esprits.
Il en trouve des traces dans une série de noms propres, parmi lesquels
il convient de signaler ceux de quelques héros de tribus Israélites,
comme Gad, Aser, Joseph et d'autres.
M. Grûnwald affirme que les Hébreux ont nécessairement dû se livrer
au culte de la nature, parce que, en Palestine, l'homme est plus
qu'ailleurs le jouet des forces capricieuses de la nature. Ils craignaient
l'orage destructeur, le soleil brûlant, l'eiîrayant tremblement de terre,
comme ils soupiraient après la pluie rafraîchissante et la rosée féconde.
Notre auteur croit trouver des restes de ce naturalisme dans des noms
propres où figurent la pluie, la grêle, l'éclair, le tonnerre. Le cultiva-
teur, ayant remarqué l'influence des nuages et du cours des astres sur
les récoltes et le changement des saisons, fut porté à adorer les princi-
paux astres, ce qui est un véritable fétichisme. A l'appui de son dire,
M. Grïinwald signale les noms propres des localités où entre le mot sché-
mesch, le soleil, ainsi que Simson et d'autres du même genre. L'adora-
tion delalune, dit-il, existait chez les Babyloniens et les Arabes. Chez les
Hébreux, elle semble même avoir joué un rôle plus grand que le culte
du soleil, puisque la lune servait à mesurer le temps. Ils célébraient
au reste la fête de la nouvelle lune. D'ailleurs, certains noms propres
plaident également en faveur de cette opinion. Les Hébreux adoraient
probablement aussi Saturne.
Un paragraphe spécial de notre opuscule est consacré au fétichisme
proprement dit. Les principaux fétiches énumérés ici sont les pierres,
les arbres, les sources et les montagnes sacrés. L'auteur signale aussi
p,Ç, «F.VITE DE L'niSTOîRE DES HELTOTONS
le cnlte .les ancêtres et dit, avec raison, que la foi à la survivance des
morts qu'il implique n'est pas un emprunt étranger ni le produit de
spéculations postérieures, mais une partie intégrante delà rehgion pri-
mitive des Hébreux, comme de leurs frères les Arabes, les Assyriens et
les Syro-Phéniciens. Par contre, il n'admet pas que les Hébreux fussent
adonnés au totémisme, malgré le grand nombre de noms propres israe-
lites où entrent des désignations d'animaux.
Dans les paragraphes suivants, M. Grûnwald applique sa méthode au
culte. Il y parle du rôle des songes, de la magie, de la nécromancie, de
l'exorcisme, desthéophanies, des emblèmes religieux, etc. Finalement,
il s'arrête aux patriarches, dans les noms desquels il veut généralement
trouver des noms de dieux. Il prétend découvrir des traces de natura-
lisme dans les noms de Benjamin, Manassé, Gad, Nephlhali, Juda,
Dan • des restes de fétichisme dans ceux de Benjamin, Manassé, Juda,
Zabulon, Siméon, Buben, Issachar, Nephthali; des allusions au culte
des astres dans ceux de Juda, Issachar, Nephthali; des indices de toté-
misme dans ceux de Benjamin, Juda, Siméon; des vestiges de demo-
nisme dans la plupart de tous ces mêmes noms.
Cette fin de l'étude dont nous nous occupons nous semble le mieux
révéler sa principale taiblesse, c'est que l'auteur appartient évidemment
au nombre des esprits qui s'imaginent entendre pousser l'herbe. Nous
croyons que l'idée dominante de son travail est juste, et que les noms
propres de l'Ancien Testament peuvent réellement servir à jeter plus de
lumière sur certains problèmes de la religion hébraïque, ce qui est d'ail-
leurs reconnu depuis longtemps. Mais c'est d'abord commettre une faute
que de séparer les données que les noms propres peuvent nous fourmr
à ce sujet des autres données de l'Ancien Testament se rapportant aux
mêmes questions. Les anciennes sources de la Bible ont été tellement
retravaillées par les auteurs jahvistes plus récents qu'on a beaucoup de
peine à retrouver les traits principaux de cette religion, tout en ayant
égard à toutes les traces probables qui nous en restent. En les isolant les
unes des autres, on a de la peine à arriver à des résultats certains ou con-
vaincants. Et, comme M. Grûnwald s'est néanmoins confiné presque ex-
clusivement dans l'examen des noms propres au point de vue de l'histoire
religieuse, il en a ensuite tiré beaucoup plus qu'ils ne renferment. Trop
souvent un nom hébreu n'ayant qu'une ressemblance lointaine avec
celui de telle ou telle divinité sémitique ou égyptienne lui suffit
nour édifier des conclusions fort importantes pour la religion hé-
Jjfaïque. La plus grande valeur du travail consiste peut-être dans le
I
ANALYSES ET COMPTES-RENDUS g7
fait qu'on y trouve groupés ensemble tous les noms propres de l'Ancien
Testament, qu'il faudra examiner de plus près pour voir s'ils peuvent
nous apprendre quelque chose sur cette religion ou non. Mais ces riches
matériaux ont besoin de passer par le crible d'une critique plus sévère
que celle de notre auteur, afin que toutes les non-valeurs — c'est-à-dire
suivant nous, la plus grande partie de ces matériaux — soient élimi-
nées. Malgré un grand nombre d'idées fort justes qui sont émises dans
ce mémoire sur l'ancienne religion d'Israël et sur les religions sémitiques
ou sur les religions primitives en général, le sujet spécial qui y est traité
a donc besoin d'être soumis à une sérieuse révision.
G. PlEPENBRlNG.
E. Ehrhardt. — Der Grundcharakter der Ethik Jesu, im
Verhàltniss zu den messianischen Hoffnungen seines
Volkes, und zu seinem eigenen Messiasbewusstsein.
— In- 8, Fribourg i. B. et Leipzig, 1895.
On comprend facilement l'intérêt qui s'attache à la question traitée
par M. Ehrhardt dans le petit volume dont nous venons de transcrire
le titre. Les idées eschatologiques qui ont joué un si grand rôle dans le
développement du judaïsme, et qui ont été pendant plus d'un siècle la
préoccupation dominante de l'Église chrétienne, ont depuis longtemps
disparu de notre horizon religieux. Notre conception du monde et de
ses destinées est absolument différente de ce qu'elle était au temps de
Jésus. La morale de .Jésus a-t-elle été influencée, et dans quelle mesure,
par les espérances messianiques de son temps et par les siennes propres?
Peut-elle encore nous servir de guide sans que nous ayons besoin de re-
courir à des procédés d'interprétation et d'accommodation qui en dénatu-
rent le caractère? Ce sont là des questions qui ont leur importance, non
seulement au point de vue historique, mais aussi au point de vue reli-
gieux et pratique.
L'auteur a essayé de les résoudre avec toute la rigueur de la méthode
historique. Il recherche d'abord, en suivant le développement des espé-
rances messianiques depuis leur origine, quels étaient, au temps de Jé-
sus, les principes fondamentaux de la morale des Juifs en rapport avec
leurs idées eschatologiques. Nous ne le suivrons pas dans les développe-
ments qu'il a donnés à cette première partie de son travail, et nous nous
bornerons à indiquer les résultats auxquels il est arrivé.
88 RLVUE DE L'niSTOIRE DES RELIGIONS
Au temps de Jésus, la morale du Judaïsme présente comme salut et
bien suprême l'établissement du règne du Messie. Ce règne n'est ni ab-
solument terrestre ni absolument céleste, mais flotte confusément entre
ces deux mondes. L'espérance d'un triomphe glorieux du peuple juif
n'a pas disparu ; elle a été, avec tous ses caractères terrestres, en quel-
que sorte projetée dans le ciel. L'antithèse n'est pas entre le ciel et la
terre, elle est restée entre le présent, qui est mauvais, et l'avenir, qui
sera glorieux. Il n'a pu sortir de ces idées confuses aucun principe mo-
ral assez fort pour détacher les âmes du monde terrestre et les diriger
avec quelque décision vers le monde supérieur.
La catastrophe finale qui Iranformera le monde est en dehors de
l'histoire, et sera produite par un acte de la toute-puissance de Dieu ;
elle arrivera à son heure, conformément au plan divin, et l'homme ne
peut rien pour la préparer ou la hâter.
Le salut a un caractère social : c'est le salut du peuple; l'individu
n'y participe que comme membre du corps. Le chemin qui y conduit est
l'observation de la loi, considérée comme règle de la vie sociale. Les
prescriptions ascétiques concernant la pureté et l'impureté sont consi-
dérées comme les plus importantes, comme étant de nature à séparer
les Juifs des autres peuples et à en faire une nation à part. Dans ces
conditions, le plus sûr est d'observer la loi à la lettre ; les scribes et les
docteurs se sont occupés de l'expliquer, de la préciser, de la compléter ;
ils n'ont jamais eu la pensée d'en dégager l'esprit. Tout cet ensemble
d'idées aboutit au légalisme pharisaïque, à une morale qui se pétrifie de
plus en plus.
C'est en présence de celte morale sans idéal bien déterminé, et par
conséquent, sans force que s'est trouvé Jésus. Quelles idées nouvelles y
a-t-il opposées?
Jésus, lui aussi, prêche le règne de Dieu, règne à venir, mais im-
minent, qu'il ne fonde pas, mais qu'il annonce et prépare, et dont
l'avènement sera l'œuvre de Dieu, non des hommes. Mais ce règne de
Dieu a chez lui un caractère tout à fait transcendant ; c'est décidément
le royaume des cieux ; c'est un bien qui ne dépend pas du monde et
qui est supérieur à tous les biens du monde, d'une telle valeur qu'il
faut tout abandonner pour s'y attacher et le saisir.
Ce bien suprême est un bien individuel et non national ; Jésus le
possède présentement par son union étroite avec Dieu son père. Les
hommes ne peuvent connaître Dieu ainsi que si on le leur révèle, mais
ils peuvent aussi jouir présentement de ce bien céleste. On ne l'acquiert
ANALYSES ET COMPTES-RENDDS 89
pas avec effort en suivant péniblement les prescriptions d^une loi : on le
possède et il se manifeste par la vie morale qui en est la conséquence.
Tout en prêchant le renoncement aux choses de ce monde, Jésus no
les méprise pas et ne les fuit pas; il vit dans le monde et s'y intéresse;
il y agit en faisant le bien, il exhorte ses disciples à y intervenir par une
activité bienfaisante. Tout ceci est l'opposé de la morale messianique.
Mais, d'un autre côté, Jésus parle le langage messianique, non par
accommodation, mais par conviction. Il a la conscience d'être le Messie;
il attend prochainement la grande révolution qui doit renouveler le
monde et dans laquelle il aura son rôle à jouer. Le royaume des cieux
qu'il prêche n'est pas ce que nous appelons la félicité éternelle, ni un
idéal social, mais un état du monde supraterrestre, où ceux qui auront
renoncé aux choses d'ici-bas trouveront une riche et glorieuse récom-
pense.
Il en résulte, dans la morale de Jésus, certaines contradictions : le
règne de Dieu est, d'une part, un bien présent pour ceux qui sauront le
saisir, et, d'autre part, un bien à venir qui ne se réalisera qu'à l'avènement
du Messie; il ne dépend pas du monde et est supérieur au monde, et a
pourtant besoin d'une transformation du monde pour s'établir ; c'est la
disposition morale qui est la chose essentielle et qui donne aux actes
leur valeur, et c'est à ces actes que sont promises les récompenses fu-
tures. M. Ehrhardt cherche à montrer que ces contradictions ne sont
qu'apparentes et qu'elles se sont conciliées d'une manière harmonieuse
dans l'âme de Jésus. Il déploie dans cette partie de son œuvre une grande
finesse psychologique, mais il m'a semblé parfois que cette tentative de
conciliation était quelque peu laborieuse et subtile.
Là est peut-être le point faible de ce remarquable travail. Il y a en
réalité dans les enseignements de Jésus, tels que les évangiles synopti-
ques nous les ont rapportés, deux morales différentes et qui n'ont entre
elles de commun que la forme messianique dont elles sont revêtues :
l'une qui tient étroitement aux idées eschatologiques du temps, l'autre
qui en est à peu près dégagée, au moins pour le fond. On peut admettre
sans doute, les textes nous présentant la chose ainsi, que tous ces élé-
ments, plus ou moins contradictoires, se sont trouvés réunis simultané-
ment et d'une manière définitive dans l'âme de Jésus, et chercher alors
comment ils ont pu et dû s'y concilier^ ce qui ne va pas sans quelque
complication et même sans quelque confusion. Mais on peut aussi sup-
poser, ce qui me semblerait plus vraisemblable, que ces deux morales
représentent deux étapes successives du développement de la conscience
90 P.KVUE DE L'niSTOTRF: DES RELIGIONS
de Jésus. Jésus se serait ainsi progressivement dégagé de l'étreinte des
idées de son temps pour arriver à la conception de ce salut purement re-
ligieux et transcendant, et qui n'a plus rien de messianique que la forme,
que l'auteur nous présente dans sa conclusion finale. Il faut convenir
toutefois que les informations dont nous disposons ne permettent pas
de résoudre le problème avec quelque certitude.
Quoi qu'il en soit, le petit livre de M.Ehrhardt est un travail d'une
grande valeur, qui jette une vive lumière sur certans éléments de la
question, et nous pouvons louer sans restriction la rigueur de sa mé-
thode, la sûreté de sa critique et la clarté de son exposition. Il s'en est tenu
à l'essentiel, laissant de côté bien des questions secondaires^ mais tou-
chant pourtant de près à son sujet : cette rapide étude fait désirer de sa
part un travail plus développé et plus complet.
Eug. Picard.
J. CuRTiN. — Taies of the Fairies and of the Ghost "World
collectei from oral tradition in South-"West Munster.
Londres, D. Nutt, 1895. In- 12, xii-193 pages.
M. J. Curtin est depuis plusieurs années déjà bien connu de tous ceux
qui s'occupent de la littérature orale de l'Irlande, et, comme le dit fort
justement M. A. Nutt dans la brève introduction qu'il a placée en tète
de ce nouveau recueil, un livre signé de lui n'a pas besoin d'autre recom-
mandation que cette signature même auprès des spécialistes. Par la
publication de ses deux précédents ouvrages, [Myths and Folk-lore of
Jreland, 1890, Bei^o taies of Ireland, 1894), M. Gurtin a conquis une
place éminente parmi les collecteurs de contes et de légendes celtiques ;
son nouvel ouvrage lui crée un titre de plus à la reconnaissance, non seu-
lement des historiens de la littérature populaire, mais aussi et peut-être
surtout à celle des historiens des croyances et des rites.
Les trente récits que renferme le dernier volume publié par M. Curtin
ont tous été recueillis dans un territoire très limité : la région qui est y
comprise entre les montagnes de Killarney, la baie de Tralee et la rivière
de Kenmare. La langue de tout ce district est encore le gaélique; l'anglais
y est une langue apprise et dont ne se servent ceux des habitants qui la
savent que dans leurs rapports avec les étrangers. Les légendes réunies
par M. C. ont été cependant autant qu'il semble — car il ne sexplique
pas nettement sur ce point — recueillies en anglais et non pas en gaë-
ANALYSRS ET COMPTFS-RENDTJS 94
lique; mais elles portent néanmoins tous les caractères de l'aulhenticité
et ne sont certainement pas des adaptations locales de contes importés
d'ailleurs à une date récente.
Le grand intérêt des récits contenus dans ce nouveau recueil est au reste
d'être, à la difféi'ence des contes proprement dits ou imerchen, la rela-
tion d'événements récents, crus réels par ceux qui les racontent, qui se
Sont passés à leur témoignage dans le pays même où ils vivent et où ont
été mêlés, comme acteurs ou spectateurs des gens qu'ils connaissent ou
qu'ont connus du moins leurs parents et leurs amis. Les croyances qui
s'expriment en ces légendes, la croyance aux fées par exemple, la croyance
que les morts continuent de vivre mêlés aux vivants, amis parfois de
ceux qui survivent, ennemis dangereux plus souvent et quelquefois même
altérés du sang et avides de la chair des hommes, sont des croyances
aussi sincèrement, aussi sérieusement crues aujourd'hui encore que le
peuvent être en d'autres milieux tel dogme religieux ou telle vérité scien-
tifique. Il semble d'ailleurs qu'en certains cas les événements racontés
soient des événements réels ou du moins que la légende ait pour point
de départ un événement réel, qui n'a subi d'autres déformations en pas-
sant de bouche en bouche que celles qu'aurait subies le récit d'un crime,
d'un naufrage, d'un incendie, d'une grande épidémie ou de tout autre
événement, de nature à frapper vivement les imaginations ; les épisodes
merveilleux ne sont pas la plupart du temps des épisodes surajoutés, ils
font partie de la trame même du récit et sont pour le conteur aussi vrais
que les autres; peut-être les hallucinations jouent-elles dans la genèse
de ces légendes un rôle plus important que celui qu'on est communément
porté à leur attribuer. Mais tous les événements, réels ou purement
imaginaires, les faits les plus simples et les plus aisément explicables
sont immédiatement rapportés à des causes surnaturelles, parce que les
gens croient de bonne foi et avec une entière sincérité à l'incessante
action de ces agents surnaturels , de ces êtres plus puissants que
l'homme dont l'homme est entouré. Nous retrouvons donc ici vivantes
et en acte les croyances même que nous révèlent les pratiques rituelles
et les mythes des non-civilisés et qui ont survécu sous une forme tradi-
tionnelle dans les contes et les légendes héroïques ou pieuses de tous les
peuples d'Europe.
Ces récits, localisés en une époque si voisine de la nôtre, renferment
des traits qui proviennent d'un lointain passé, passé à demi oublié,
passé mythique et légendaire, qui ne survit plus que dans les contes et
les sagas. A côté des croyances vivantes encore apparaissent des
92 REVUE DK T/mSTOIP.E DES RELIGIONS
croyances, mortes maintenant, ou transformées à tel point qu'on les peut
méconnaître à un premier examen. C'est ainsi que dans l'histoire de John
Shea et du trésor (p. 102), dont le héros mourut, dit-on, en 1847, appa-
raît le nom du pays enchanté de Lochlin comme dans les plus anciennes
légendes irlandaises et que les épisodes merveilleux sont ceux mêmes
que l'on retrouve dans les contes héroïques du type le plus archaïque.
Saint Martin, auquel il faut immoler un bélier ou une génisse, qui en-
voie à ceux qui lui donnent aux jours fixés la victime prescrite de
mystérieux troupeaux, qui enrichissent leur heureux possesseur, mais
s'enfuient dans la mer pour disparaître à jamais, si on viole certaines
restrictions mises à leur libre jouissance, a certainement pris la place et
les attributs d'un dieu ou d'un magicien celtique.
Dans toutes ces légendes, le premier rôle est joué par les âmes des
morts et par ces êtres de nature mystérieuse et indéterminée, intermé-
diaires entre l'homme et les puissances célestes, dont ils semblent au
reste à demi indépendants, les fées. Un fait intéressant à constater, c'est
que les umes des morts, les spectres semblent peu à peu prendre la
place et assumer les fonctions qui, dans les récits de date plus ancienne,
appartiennent aux fées. Les morts n'apparaissent que rarement dans la
légende héroïque et romanesque des Gaëls d'Irlande; ils se mêlent peu
aux vivants et n'exercent sur leurs destinées qu'une assez faible influence.
Il n'en va plus de même dans les histoires que publie M. Gurtin dans son
dernier livre; la mort ne sépare plus les défunts de ceux qui ont continué
de vivre, les âmes ne sont pas toutes encloses en un lointain Hadès; elles
errent par les marais déserts, reviennent visiter les maisons où s'e>t
écoulée leur existence d'autrefois, ou habitent la tombe même où e.'^t
enseveli le corps qu'elles animaient. On est contraint de songer sans
cesse à elles, car on les rencontre sans cesse et les vengeances parfois
cruelles qu'elles tirent des vivants, auxquels elles ne peuvent pardonner
de goûter encore des joies dont elles ne sauraient plus jouir, ne permet-
tent pas de les oublier jamais. Les fées et les faitauds demeurent d'ordi-
naire enfermés dans ces tumuli {fairy forts) qui leur servent commu-
nément d'habitation; ils ne se laissent pas voir à tous les yeux, lors
même qu'ils sortent de chez eux, et leur rôle, si prépondérant dans les
contes héroïques d'Iilande, va toujours déclinant. Ils sont bientôt dépouil-
lés au profit des morts de leurs principaux attributs, de leurs fonctions
principales; puis ces deux classes d'esprits en viennent à se mêler et à
se confondre à tel point qu'on ne les peut plus aisément distinguer l'une
de l'autre et que l'on en arrive parfois à se demander si ces noms de
ANALYSES ET COMPTES-RENDUS 93
fées et de spectres ne sont pas deux désignations diflérentes d'un même
groupe d'êtres surnaturels. M. A. Nutt, sans adopter la théorie de Mac
Ritchie, qui voit dans les fées, les faitauds et tous les mounds-dwellers,
les survivants mythiques d'une race véritable d'hommes de très petite
taille qui aurait occupé le pays avant l'immigration aryenne, semble incli-
ner à croire que certaines raisons militent en sa faveur, mais son opi-
nion véritable semble plutôt être que c'est dans le culte des morts,
l'adoration des ancêtres, — les a fairy mounds » sont pour la plupart des
tombes, — qu'il faut chercher l'origine véritable de la croyance aux fées.
Les fées seraient ainsi des morts que l'imagination populaire aurait sé-
parés des autres eL investis de fonctions et de dons spéciaux; peu à peu, à
mesure que les croyances animistes subissaient sous l'influence des reli-
gions plus évoluées une sorte de régression, le sentiment de ces diffé-
rences presque artificiellement établies entre les morts de cette classe et
tous les autres se serait perdu; le sentiment au contraire de leur origi-
nelle ressemblance aurait persisté et les fées seraient venues se perdre
dans le vaste et anonyme troupeau de ceux qui ne sont plus. Je ne crois
pas exacte cette manière de voir que M. Nutt n'indique point au reste
avec une très grande netteté comme la sienne et que M. Curtin ne prend
point à son compte : je me suis expliqué à cet égard à plusieurs reprises et
ea particulier dans l'article que j'ai consacré à l'ouvi'age de R. Kirk : The
secret Cominonwealtk of Elves , Fauns and Fairies. A mes yeux, les fées
sont les survivants de toute cette famille d'esprits qui peuplaient le monde
avant l'avènement de la civilisation chrétienne : les esprits des eaux, des
arbres, des rochers, etc. ; nous les retrouvons dans toutes les régions de
la terre, et la foi à leur existence réelle est encore une croyance univer-
selle chez les peuples non-civilisés; ils ont précédé les dieux et leur ont
survécu. Leur culte s'est développé parallèlement avec celui des âmes
des morts. Lorsque les diverses populations de l'Europe ont été conver-
ties au christianisme, les fées ont été partiellement identifiées avec les
démons, les anges et les saints qui ont hérité de bon nombre de légendes
qui s'attachaient d'abord à leur nom. Privés de quelques-uns de leurs
attributs les plus caractéristiques, vivant en un monde souterrain ou en
une île lointaine ou comme des génies familiers dans les habitations des
hommes, tour à tour protecteurs ou ennemis, mais doués d'une puis-
sance subordonnée et restreinte, visibles parfois, mais non pas toujours,
ni pour tout le monde, fées et faitauds ont fini par se confondre à demi
avec ces autres divinités inférieures, douées des mêmes habitudes, vivant
aux mêmes lieux et dont la nature et l'origine demeurent claires pour
94 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
tous les esprits, les âmes des morts. Mais cette confusion n'a jamais été
que partielle, et dans la plupart des traditions les fées et les morts ne se
mêlent pas dans les mêmes contes ou bien en certains cas jouent dans
un même récit des rôles fort différents ; si les frontières qui séparent
l'un de l'autre ces deux groupes de divinités inférieures sont moins pré-
cises en Irlande que partout ailleurs, cela peut tenir à ce double caractère
des fairy niounds, signalé par M. Nutt : ce sont des tombes où demeu-
rent les fées.
Voici maintenant quelques-uns des faits légendaires, des épisodes et
des rites les plus caractéristiques ou les plus intéressants pour l'histoire
des religions que renferme le volume de M. Curtin :
P. 10. Pour qu'un mort soif vêtu dans l'autre monde et n'ait pas à
souffrir du froid, il faut que l'on donne tous ses vêtements à l'un de ses
intimes amis ou proches parents ou à un pauvre, et que celui qui a reçu
ce cadeau entende, revêtu de ces vêtements^ la messe trois dimanches
de suite, s'aspergeant chaque fois copieusement d'eau bénite. C'est un
exemple très net de « magie sympathique ». L'histoire d'Elisabeth Shea
et des fées de Rahonain (p. 23) est une histoire typique de changelin, mais
ce n'est pas un enfant qui est enlevé parles fées, c'est une femme adulte;
le fait intéressant, c'est qu'elle peut sortir parfois de ce monde enchanté
d'où elle ne se peut évader tout à fait et revient comme une âme en peine
hanter ses parents et les supplier de la délivrer. Nul- trait ne saurait mieux
marquer la confusion des deux ordres de légendes. Dans un autre conte
{The Knights of Kerrij, p. 33) est mentionnée, comme dans l'histoire
même d'Elisabeth Shea, l'interdiction de goûter à la nourriture des fées,
si on veut pouvoir revenir parmi les hommes. — P. 37 [The caille jobber
of Awnascaw'd) et p. 43 {llie midwife of Listowel), il est question de
l'onguent magique qui permet de voir l'invisible, les fées par exemple,
que les hommes ne voient point. Dans la légende de la sage-femme de
Listowel comme dans celle du fermier de Tralee et des vaches des fées
apparaît cette nécessité où se trouvent souvent les esprits de recourir
à l'assistance d'un être humain pour mener à bien telle ou telle
tâche, dont malgré leur magique puissance ils ne sauraient s'acquitter
seuls. — P. 73, il est question de l'immolation rituelle d'un animal à
saint Martin. — P. 81 est indiquée la manière dont fut acquise par un
berger la connaissance de l'avenir et la capacité à guérir les maladies.
Un flocon d'écume blanche descendit du ciel sur une colline, une vache
lécha cette écume et ce fut pour avoir bu son lait que le berger se vit
investi de ces dons merveilleux. — P. 87, sont rapportées des visions
ANALYSES ET COMPTES-RENDUS 95
OÙ est révélée à des femmes la connaissance des simples, qui fait d'elles
des sortes de médecins surnaturels [Herb-Doctors). Dans le conte
de John Shea et du trésor (p. 102) se retrouve le trait de la chair
d'animaux merveilleux qui donne à qui la mange la connaissance des
trésors cachés ; des instruments magiques, (un bassin, une serviette et un
rasoir), dont le seul contact rajeunit, figurent dans la même histoire.
— P. ilo. Toute la légende a pour héros principal un spectre, dévoreur
d'hommes, qu'il convient de rapprocher des cadavres avides de sang
qui sortent de leur tombe pour étancher leur horrible soif, et dont il
est fait mention p. 180 et seq. — P. 127, est indiquée la propriété des
chaines de charrue de protéger celui qui les porte contre la colère des
spectres. Les instruments de travail ont dans les légendes bretonnes la
même propriété. — P. 138, le même rôle protecteur est attribué à
tous les objets d'acier, à ceux surtout qui ont été forgés par un forgeron
irlandais (cf. p. 141). La propriété du trèfle à quatre feuilles de rompre
les enchantements est signalée p. 146, et p. 177, l'action protectrice de
l'eau pure et du bon ordre de la maison. -- P. 156-8, sont décrites les
coutumes funéraires du jour de la Toussaint, identiques aux coutumes
bretonnes. Un repas funéraire est servi ce jour-là aux âmes des défunts.
C'est aussi un usage en vigueur que de laisser le mort libre de toutes
entraves dans son cercueil dont le couvercle ne doit pas être cloué. —
P. 158, est racontée l'histoire d'un homme cruellement puni par lestées
pour avoir bâti sur leur chemin habituel; p. 145, celle de la mère
morte qui revient veiller sur son enfant. — Enfin p. 151 et suivantes est
rapporté un conte où un homme épouse une femme à demi femme, à
demi phoque, mais de forme humaine, dont il s'empare en prenant son
capuchon et qui retourne vers les siens dès qu'elle retrouve par hasard
dans un coin de la maison ce capuchon qu'il y avait caché. C'est une
légende qui trouve des parallèles à la fois dans les contes qui appar-
tiennent au cycle des « Swan-Maidens » et dans les histoires de femmes
de la mer, de « Mari Morgan )>, si répandues en Bretagne.
Les analogies sont au reste frappantes entre les récits qui figurent
dans ce recueil et les légendes similaires des Bretons armoricains (cf.
par exemple celles qu'ont réunies A. Le Braz dans La Légende de la
mort en Basse-Bretagne et F. -M. Luzel dans ses Légendes chrétiennes
de Basse- Bretagne). C'est la même inspiration, ce sont les mêmes croyan-
ces, les mêmes rites, les mêmes coutumes; ce sont souvent les mêmes
épisodes légendaires. Il n'est pas jusqu'à un conte facétieux recueilli par
M. Curlin [The Three sisters and. their Husbands' three Brothers, p. 89-
96 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
101), dont il existe en Basse-Bretagne une variante, qui ne diffère de
la variante irlandaise que par des détails secondaires. Le conte breton,
(L'Auberge du Bitiklé) est encore inédit.
Nous devons souhaiter que M. Curtin ne s'arrête point là dans ses
précieux travaux sur le folk-lore irlandais et qu'il nous donne quelque
jour un recueil complet des coutumes et rites populaires encore en usage
dans les parties de l'Irlande qu'il a visitées.
L. Marillier.
W. NowACK. — Lehrbuch der hebràischen Archseologie,
2 vol. in-S {S amml un g iheologischer ZeAr6«c/ie/-, Fribourgen Brisgau
chez Mohr), 1894.
La révolution, fruit de la méthode historique, qui a transformé
l'ancienne conception de l'histoire d'Israël, a renouvelé également les
disciplines se rangeant sous le titre plus général de critique de l'Ancien
Testament. La théologie biblique de l'Ancien Testament, en particu-
lier, a dû être remanié de fond en comble. L'ouvrage de Smend, publié
dans la même série que VAtxhéologie de Nowack, a eu tout le succès
qu'il méritait.
L'archéologie biblique n'avait pas encore été traitée suivant la méthode
qui s'impose de plus en plus en matière historique. Et cependant les
matériaux ne manquaient pas. La critique littéraire a accompli une
œuvre considérable et l'on peut dire sans exagération qu'à part certains
points de détail controversés, les grandes lignes de l'évolution littéraire
d'Israël sont définitivement tracées. Les monuments et les inscriptions
ont été, d'une façon approfondie, étudiés et classés. Déplus, Wellhausen,
dans ses Prolegomena, dans son Histoire d'Israël, dans ses Skizzen
und Vorarbeilcn, R. Smith, dans son Histoire des Prophètes, et dans
sa Religion des Sémites, Stade, dans son admirable Histoire d'Israël ont
élucidé bien des points obscurs d'archéologie biblique. Mais aucun de
ces maîtres n'a réuni les éléments épars dans leurs œuvres pour en faire
un livre d'ensemble. Le professeur W. Nowack, de la Faculté de théo-
logie de Strasbourg, a voulu combler cette lacune. Dans le livre très
documenté, quel'éditeur Mohr, de Fribourg, a si bien édité, M. W. Nowack
s'est efforcé de donner un manuel aussi complet que possible de tout ce
qui intéresse les antiquités d'Israël. Il n'a rien omis de ce qui était
nécessaire et cependant il a su, avec tact et mesure, résumer les savantes
ANALYSES ET COMPTES-RENDUS 97
monographies qu'il a toutes lues et ses propres études sur un sujet où
le détail pourrait facilement faire perdre de vue l'ensemble. Et quand on
compare son travail avec celui de Keil, par exemple, on est frappé delà
lumière qu'a jetée la nouvelle conception historique de l'histoire d'Israël
sur l'histoire des usages et des mœurs de ce peuple. De nombreuses
illustrations rehaussent la valeur de ce bel ouvrage.
Le premier volume qui compte xv-387 pages s'ouvre par une intro-
duction dans laquelle M. N. expose la méthode, discute les sources et
donne une histoire résumée de l'Archéologie hébraïque. Puis avant
d'aller plus loin, il décrit la Palestine, sa géologie, sa géographie, son
ethnographie, sa population. Quand il a bien préparé le terrain, il passe
à l'étude des Antiquités ^privées [Privataltertkûmer] et subdivise cette
première partie en six chapitres, clairement écrits, et dont les paragra-
phes se détachent nettement à l'œil. L'auteur évidemment a voulu être
très clair, et il a réussi. Il traite d'abord de l'alimentation, du vêlement
et de l'habitation de l'Israélite. Puis vient la Famille avec les usages qui
accompagnent l'Israélite de la naissance à la mort. Le 3e chapitre résume
ce que l'on sait sur les mesures, les poids et la monnaie; le 4= traite des
travaux et du commerce; le 5e est voué à l'art : architecture, plastique-
sculpture, glyptique, peinture, céramique; poésie et rhétorique; chant'
musique et danse. Dans le 6« chapitre, M. N. a résumé ce que l'on sait
sur l'écriture, l'évolution de l'alphabet hébreu et la science en Israël.
La deuxième partie. Antiquités civiles (Staatsaltert/iûmer), n'a que
trois chapitres, dont les deux premiers sont très intéressants à étudier
en se mettant au point de vue de l'École de Reuss et de Wellhausen En
effet, VEtat (chapitre I-) et le Droit (chapitre II) doivent être envisao-és
bien différemment suivant que l'on conserve à l'Hexateuque sa date tra-
ditionnelle, ou que l'on admet les résultats des recherches les plus ré-
centes sur ces vieux livres. Le 3e chapitre a trait aux alliances, à l'or-
ganisation mihtaire, à la guerre, etc.
Les Antiquités sacrées [Sacralalterthûmer] sont étudiées dans le se-
cond volume, qui leur est entièrement consacré.
Le premier chapitre, le lieu saint, est divisé en trois sections. Dans la
première, M. N. passe en revueles lieux saints d'Israël, au temps des ori-
gmes. Il discute les quelques textes qui peuvent nous renseigner sur ces
époques reculéesetlesrésultatsqu'ilproposeontpoureuxla vraisemblance
Il commence par résumer ce que l'on sait sur l'arche d'alliance, que l'on
retrouve encore en Israël aux commencements de la royauté, mais dont
les prophètes ne parlent pas. Puis, à côté de l'arche, il signale les pierres
98 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
saintes, les arbres sacrés, les sources, les hauteurs consacrées et enfin
les tombeaux qui sont aussi l'objet d'un culte. Le temple de Salomon est
ensuite l'objet d'une étude approfondie. Le temple d'Ézéchiel et le ta-
bernacle occupent la deuxième section; et dans la troisième, l'auteur
expose ce que nous savons sur le temple de Zorobabel et sur celui d'Hé-
rode, ainsi que sur les synagogues, lieux de réunions, qui peuvent,
d'après notre auteur, remonter jusqu'au temps d'Esdras. 11 fait, en effet,
remarquer à juste raison que plus la Loi devenait la norme de la vie juive,
plus il était nécessaire de la faire bien connaître au peuple; d'où la né-
cessité de créer deslieux où pouvaient s'assembler les fidèles. Les prêtres,
les prophètes, les voyants, tel est l'objet du deuxième chapitre : les
prêtres dans les âges reculés, les prêtres au commencement de la royauté,
les prêtres d'après le Deutéronome et Ézéchiel, les prêtres d'après le
code sacerdotal. Puis l'auteur traite du vêtement, et de la consécration du
prêtre et le chapitre se termine par deux paragraphes consacrés l'un à
l'hiérodulie et l'autre au naziréat. Le chapitre 3 traite des fêtes.
Le 4' chapitre réunit en trois subdivisions tout ce que l'on sait sur les
sacrifices, les prières, les vœux, les oracles, les pratiques de purifica-
tion.
Enfin, dans un appendice, M. N. jette un coup d'œil rapide sur les
différents cultes qui ont eu quelque influence sur la religion d'Israël.
J'ai déjà dit que de belles illustrations expliquent le texte et facilitent
la compréhension des divers sujets traités. U Histoire de Vart de Perrot
et Chipiez a été mise à contribution par M. N., ainsi que \e Dictionnaire
de Riehm, V Histoire (illustrée) d'Israël, de M. Stade, etc. Des index
très complets facilitent les recherches.
En somme, belle production scientifique, importante contribution à la
science de l'Ancien Testament, utile répertoire pour tous ceux qui s'in-
téressent au passé d'Israël.
X. Kœmg.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
Edwin Sid.ney Hartland. —The Legend of Perseus, a study of tradi-
tion in story, custom and belief. Vol. I. The Supernatural Birth
(xxxiv-228 p.). — Vol. II. The Life-Token (vm-445 p.) (t. Il et III de la
Griinm Library). Londres. D. Nutt. 1894-1895.
La légende de Persée, telle que nous l'ont conservée les écrivains de l'anti-
quité classique, comprend trois incidents ou épisodes principaux ; la naissance
surnaturelle du héros, sa victoire sur la Gorgone, la délivrance d'Andromède.
Dans la plupart des nombreux parallèles que le fo!k-lore fournit à la légende
grecque figure un épisode ou trait nouveau : celui du gage ou signe de vie
{Life-Token). M. Hartland, après avoir fait l'analyse comparative des diverses
versions de cette légende répandue de la Bretagne à rinde, de la Norvège à
l'Afnque orientale, et les avoir toutes ramenées à quelques types principaux
(t. I., ch. i-iii), consacre le reste de ce premier volume à l'étude de l'épisode
de la naissance surnaturelle ou, ainsi qu'il serait plus juste de dire, de la con-
ception surnaturelle. Il analyse, compare et groupe les exemples de conceptions
sans rapprochement sexuel qu'il a recueillis dans les contes [mxrchen), les lé-
gendes épiques et religieuses {sagas), les mythes et les traditions des divers
peuples (ch. iv-v), et rapproche de ces traits légendaires les pratiques ma-
giques accomplies en vue d'assurer la fécondité des femmes demeurées jusque-
là stériles, de leur fait ou de celui de leur mari. Le chapitre vu est consacré à
montrer que, d'après les croyances d'un grand nombre de peuples, l'enfant très
souvent n'est que la réincarnation, la réapparition sous une forme nouvelle d'un
être qui a existé antérieurement, d'un homme ou d'un animal morts ou disparus.
M. Hartland explique par cette conception un certain nombre de pratiques su-
perstitieuses de divers ordres et s'attache à mettre en évidence le lien étroit
qui existe primitivement entre les idées de métamorphose et de transmigration.
Dans le second volume, l'auteur étudie en grand détail l'épisode du gage de
vie [Life-Token), qui, partie intégrante de la plupart des contes et des légendes
qui appartiennent à ce cycle, fait cependant défaut dans la légende même de
Persée. Il analyse rapidement un grand nombre de traditions et de contes
où figure cette conception que la vie du héros est liée à tel ou tel objel
matériel : une arme, un arbre, un miroir, une source. Si le héros est en dangei
ou meurt, le poignard saigne ou se rouille, les feuilles de l'arbre se flétrissent,
le miroir se ternit, et réciproquement, si cet objet où est attachée sa vie est dé-
truit, il est condamné à périr. M. Hartland s'attache à faire voir (ch. viii) les
IQQ REVUE DE l'histoire DES RELtGIOlSS
éU-oiles aialo.^ies qui exisle.U entre ce gage de vie et l'esprit extérieur {Ex-
ternal Soûl) qui a été si complètement étudié par M. Frazer. Dans les cha-
pitres IX et X il montre par des exemples empruntés aux pratiques de sorcel-
lerie à la fabrication des charmes mortels et des philtres d'amour, à la méde-
cine'populaire, encore vivante et en acte cette croyance à l'action d'une partie
séparée d'un être sur l'être à laquelle elle a été unie que nous révélaient déjà les
contes où figure l'épisode du gage de vie. C'est ainsi que l'on peut faire périr
quelqu'un si l'on réussit à s'emparer d'une mèche de ses cheveux, d'une goutte
de son sang, d'une rognure de ses ongles. Souvent un objet qui a touche une
personne ou qui lui appartient peut jouer le même rôle que les cheveux ou les
ongles : c'est ainsi qu'on peut faire passer une verrue en la frottant d'un mor-
ceau de lard qu'on enterre et qu'on laisse se détruire dans le sol. On peut rendre
la santé à un malade en l'unissant à la vertu médicatrice d'un dieu ou d'un esprit,
ou même d'un être jeune et vigoureux, et c'est là ce qui explique (ch. xi) l'ha-
bitude de planter des clous qui ont touché telle ou telle personne dans les
statues des saints ou les idoles des dieux, de jeter des épingles dans les fon-
taines sacrées, de suspendre des haillons aux arbres, qui sont l'objet d'un
culte. Ce sontdesconceptionsanaloguesqui permettent d'expliquer(ch. XII) l'union
par le sang [Blood covenant) qui s'établit entre un animal totem elles membres
du clan, it fraternisation par le sang, les liens d'hospitalité contractés par les
repas en commun, qui dérivent eux-mêmes du sacrifice totémique, les pratiques
où l'usage de la salive se substitue à celui du sang. L'examen de ces rites di-
vers a conduit M. Hartland à étudier la structure du clan; il est arrivé à le
considérer comme un seul corps dont les individus qui le forment constituent
les membres; ils agissent les uns sur les autres comme les diverses parties
séparées d'un même corps, et un ensemble de pratiques assure la conservation
de cette unité étroite entre tous les membres vivants et morts d'une même pa-
renté totémique. C'est là la vraie signification des repas funéraires, repas
qui en leur forme la plus ancienne étaient des repas où le mort était mangé par
les membres de son clan et qui se sont transformés lentement en des ban-
quets où le mort participait comme convive. L'union peut être assurée par
d'autres voies du reste : le barbouillage du corps avec le liquide qui s'écoule
du cadavre ou avec les cendres, l'aspersion du cadavre avec le sang de ses
parents, l'enseveUssement en une tombe commune de tous les membres du
clan etc. (cb. xiii). Le chapitre xiv est consacré à l'élude des rites du ma-
ria'-è. M. Hartland cherche à montrer que le mariage est essentiellement
pour'les peuples non civiUsés l'admission dans un autre clan, et que des rites
d'union qui font de la femme ou du mari une « même chair» avec son nouveau
clan y doivent trouver et y trouvent place en effet. Enfin le chapitre xv et der-
nier, où l'auteur passe rapidement en revue diverses pratiques, telle que la cou-
vade (l'interdiction de certains aliments et de certains actes au père pendant la
grossesse de sa femme et les premières années de la vie de l'enfant,) l'habi-
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 101
tude de soumettre tout le clan à un traitement médical pour la maladie d'un
de ses membres, etc., et esquisse à grands traits la conception que se font
les peuples non civilisés ou à demi civilisés de la solidarité familiale et des
devoirs de vengeance et d'assistance, achève de mettre en pleine lumière
l'ensemble d'idées et de croyances auquel est consacré ce second volume. Nous
n'avons voulu par cette brève analyse que signaler à l'attention des mytho-
logues l'important ouvrage de M. Hartland;la légende de Persée repose sur
tout un groupe de conceptions qui sont au nombre de celles dont l'étude
éclaire du jour le plus vif la psychologie des peuples non civilisés, et il faut
être reconnaissant à l'érudit qui a su grouper avec une si rare critique autant
de documents qui en donnent une meilleure et plus précise connaissance.
Lorsque le troisième et dernier volume aura paru, nous consacrerons un ar-
ticle plus développé au livre de M, Hartland, dont nous nous réservons de
commenter et de discuter les conclusions. Le premier volume est précédé d'un
long et excellent index bibliographique.
L. MARILLIKn.
Alessandro Chtappelli. — La dottrina délia resurrezione délia carne
nei primi secoli deraChiesa. — Memoria letta ail' Accademia di Scienze
Morali e Politiche délia Société Reale di Napoli. Napoli, 1894.
Étudier un dogme chronologiquement, documents en main, en partant des
origines, pour arriver à sa constitution définitive; assister à sa formation lente
et motivée, en d'autres termes, à son évolution naturelle en tant qu'elle est con-
forme à la nature et à l'esprit humains, c'est, à notre avis, le seul vrai moyen
de faire l'histoire des dogmes, histoire aussi exacte que possible parce qu'elle
est objective et laisse dans l'ombre le subjectivisme dogmatique de l'écrivain
qui, sans entacher en rien sa sincérité, trop aisément, (quelles que soient ses
opinions religieuses,) peut lui faire oublier un des côtés du tableau si complexe
du monde psychique.
M. A. Chiappelli en s'occupant de la « doctrine de la résurrection de la
chair dans les premiers siècles de l'Église « est parti de ce principe, si bien
même qu'il a négligé (intentionnellement, sans doute) de nous donner son
point de vue personnel sur la valeur essentielle du dogme, La conclusion n'au-
rait pourtant pas manqué d'intérêt, car M. Chiappelli est un penseur et un phi-
losophe de mérite.
Impossible de résumer cette étude sans entrer dans de trop longs détails. Bor-
nons-nous à dire qu'après avoir tranché le problème des origines, l'auteur exa-
mine avec soin les diverses opinions qui se sont fait jour, soit déjà du temps des
apôtres, soit plus tard en Occident, en Orient, et parmi les sectes réputé es
hérétiques par l'Église officielle. Cette étude documentaire est à l'abri des cri-
102 REVUE DE L^HISTOIKE DES RELÎGrONS
tiques. Si M. Chiappelli, au lieu de nous donner un « Mémoire », nous eût
livré une monographie complète, nous aurions pu exiger de lui une étude plus
minutieuse des sources. A propos du Talmud surtout, il aurait été bon de se
souvenir qu'il est bien difficile d'y distinguer, à coup sûr, ce qui est réelle-
ment ancien, de ce qui est d'origine plus récente. Mais, ce qui pourrait paraître
à quelques-uns une critique n'est en réalité qu'une observation : M. Chiappelli
connaît son sujet et les sources qu'il a consultées. Nous réserverons plutôt nos
regrets pour les inexactitudes typographiques, trop nombreuses, hélas! pour un
écrit scientiSque.
Nous ne partageons pas les idées de l'auteur sur ua point essentiel : à savoir
que la raison de l'origine du dogme de la résurrection de la chair se trouve dans
\e Messianisme. Cette raison est insuffisante. Elle ne peut expliquer que la ten-
dance parliculariste qui réservait aux seuls élus, aux Juifs, le privilège de revêtir
un jour un nouveau corps pour jouir des temps bienheureux qu'inaugurerait
le Messie. L'origine du dogme est plus complexe. M. Chiappelli l'a fort bien
dit : cette doctrine est une doctrine nationale, née dans le milieu juif lui-même.
— Nous sommes parfaitement de son avis. — Mais sous l'influence de quelles
forces? C'est ce qu'il aurait dû approfondir. Ces forces sont, d'une part, l'ébran-
lement de la croyance à la rétribution temporelle, d'autre part, l'anthropologie
juive. Quand l'expérience de tous les jours eut ouvert les yeux, quand on cons-
tata que le bien n'était pas toujours récompensé ici-bas, et que le mal n'était
pas toujours puni, on accepta l'idée d'une vie avenir, vie de justes rétributions,
qui se substitua à l'ancienne conception du Scheol. Or comment concevoir cette
seconde vie'^. C'est ici qu'intervient Tanthropologie, Pour le Juif, le coî'^^s est la
condition sine quanon de 1' « existence >-. L'esprit vital, (plus tard « âme «),
privé de son enveloppe sensible n'est qu'une ombre vague et sans réalité. De
là, pour le Juif, la nécessité aussi rationnelle qu'absolue d'une « résurrection
de la chair », doctrine que le Messianisme mit largement à profit.
Tonv André.
B. Labanca. — Francesco d'Assisi e i Francescani dal 1326 al 1228.
Roma, 1894, 46 pages.
L'Evangelio di S. Giovanni ed il commento di Antonio Rosmini.
Roma, 1894, 78 pages.
Nous pourrions répéter, à propos de M. B. Labanca, professeur à l'Université
de Rome, plusieurs des observations que nous a suggérées la lecture des livres
de M. Mariauo. Nous ne nous permettrons cependant pas de juger un écrivain
d'après deux brochures, sortes de comptes rendus d'ouvrages plus volumi-
neux.
Dans le premier écrit, Saiîit François d'Assise et les Franciscains, M. La-
à
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 103
banca résume et critique l'ouvrage de M. P. Sabatier, Vie de saint François
cV Assise {P avis, 1894). C'est une notice consciencieuse etclaire. Sans la résumera
notre tour ni insister sur les louanges que M. L. décerneà l'auteur, nous nous bor-
nerons à relever ses principales critiques; partant, son point de vue particulier.
M. Sabatier, dit-il, n'a pas assez mis en lumière le mouvement théologique
et arlisLique qui caractérise l'époque où parut le saint d'Assise : les circons-
tances religieuses et politiques ne sauraient, à elles seules, donner la solution
du problème des origines. Saint François n'est pas un théodidacte, dans le
sens absolu du mot; malgré les apparences contraires, il est un enfant de son
temps. Il est toujours resté fidèle à l'Église. Quoique sa doctrine de la pau-
vreté contînt un levain d'opposition et une protestation tacite contre la hiérar-
chie catholique, il ne prévit pas les conséquences de son principe. Il ne dé-
sirait qu'une réforme morale et intérieure, d'accord avec TÉgUse, et dans la
soumission entière à l'Église. Après sa mort, mais après sa mort seulement,
commencèrent les hostilités. De son vivant, sa règle ne subit pas d'altérations ;
tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il sut se plier aux circonstances. Somme
toute, c'est ce que fit aussi Antoine de Padoue, son successeur; comment dire
alors qu'avec celui-ci l'idée franciscaine fit une « chute immense «?... M. La-
banca reproche encore à M. Sabatier de n'avoir pas tenu compte, dans le cha-
pitre de la conversion de saint François, du divin et de la grâce divine qui
seule peut transformer un homme et en faire un saint. Les songes de cet
homme régénéré ont aussi une grande importance, et, quant aux miracles, il
faut les admettre tels quels, sans attendre de la science des explications qu'elle
ne pourra jamais donner. Enfin, M. Labanca estime qu'une exposition moins
partiale des rapports de saint François avec les papes de l'époque aurait
gagné en vérité. — Un mot pour finir : Pourquoi M. Sabatier traite-t-i! d'uto-
pie l'histoire objective quand il documente chacune de ses pages avec tant de
soin, après de si patientes et louables recherches?
L'autre publication, L'Évangile de Jean et le commentaire de Rosmini, fournit
à l'auteur plus d'une occasion d'exprimer ses propres idées. Aucune affirmation
nouvelle. M. Labanca, tout en accordant à la critique scientifique un droit de con-
trôle, se plaît à constater que les esprits modernes tendent de plus en plus à se
rapprocher des idées traditionnelles. — Après avoir passé en revue les docu-
ments nouveaux découverts depuis quelques années, il affirme l'authenticité et
l'originalité du quatrième Évangile, son indépendance vis-à-vis des Synop-
tiques, sa date ancienne, son but historique et nullement polémique, etc., en
un mot, un ensemble d'opinions qui ne sauraient porter préjudice aux enseigne-
ments de l'Église catholique. — Cependant, le véritable but de cette étude n'est
pas de résoudre un problème de critique historique : M. Labanca veut reven-
diquer pour l'Italie un rôle dans les éludes bibliques. Il désire montrer que les
Italiens, eux aussi, ont su faire quelque chose et qu'avant de puiser dans la
104 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
littérature étrangère, il faut avoir soin de prendre en considération les œuvres
des compatriotes... Hélas! M. Lahanca a été bien mal payé de sa peine! Son
mémoire, écrit pour l'Académie Pontaniana de Naples et lu le 16 juillet 1893,
lui attira les colères des cléricaux : il ne fut pas accepté dans les Actes de
l'Académie, et peu après l'auteur se voyait obligé d'envoyer sa démission de
membre. On a peine à comprendre ces fureurs. M. Labanca est bon catholique,
éclairé, il est vrai, mais fidèle à Rome. Son seul tort, il le reconnaît lui-même
dans un article adressé à la Nuova Rassegna (n° 44, Rome, 19 nov. 1893), es-
d'avoir résumé le commentaire de Rosmini dont l'Église avait condamné qua-
rante propositions, extraites de ses divers écrits.
Tony André.
D, G. Brinton. — The aims of anthropology. An adress by D. G. Brint
ton, the retiring 'président of the American Association for the advancement
of Science, at the Springfleld meeting (août 1895). Extrait des Proceedings
of the American Association for the advancement of Science, vol. XLIV (1895).
Salem, Aylward et Huntress, The Salem Press, 1895, in-8, 17 pages.
M. B., après s'être élevé contre la conception trop étroite que certains
savants se font de l'anthropologie qu'ils semblent limiter à la connaissance de
l'homme physique, énumère les diverses disciplines qu'il importe de comprendre
dans les cadres de cette science : 1° Description de l'homme physique consi-
déré en ses types divers, et^étude des lois de son développement individuel avant
et après la naissance; étude connexe des lois de son développement mental,
action de l'hérédité et des conditions de milieu. Toute cette partie de l'anthropo-
logie est, à vrai dire, une section de la biologie générale. 2° Ethnographie ou
étude des divers groupes en lesquels s'est fragmentée l'espèce humaine et de
leurs traits caractéristiques : a) au point de vue physique; h) au point de vue so-
ciologique (étude des institutions politiques, des religions, des langues, des
instruments, outils, vases, monuments, etc.). A cette dernière section se rat-
tache l'archéologie et en particulier l'archéologie préhistorique, l'étude des peu-
plades sauvages qui existent encore actuellement et celle du fo!k-lore des peuples
civilisés ou à demi civilisés.
Ces multiples recherches ont mis en lumière deux grands faits : 1° l'humi-
lité de la condition où a vécu, à ses origines, la race humaine; 2° l'unité de
l'esprit humain. 11 existe entre les actions et les pensées de tous les hommes ar-
rivés à un même degré de développement, quels que soient le lieu et le temps où
ils vivent, une extraordinaire ressemblance, et ce sont seulement ces conditions
extérieures qui contraignent les hommes à apporter quelque variété dans l'im-
placable uniformité de leurs inventions.
Il ne suffît pas, ajoute M. B., de collectionner des faits, bien que ce soit, à
l'heure où nous sommes et avant que les dernières tribus sauvages aient été
KOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 105
détruites et les dernières traces d'un passé lointain eiïacces de la conscience des
peuples civilisés, la besogne essentielle, il faut les organiser en lois. C'est à
celte fin qu'est destinée cette partie de l'anthropologie qu'on appelle l'ethnologie.
La méthode de l'ethnologie est essentiellement une méthode comparative; elle
cherche à déterminer avec précision l'action sur la formation des caractères in-
dividuels et collectifs des conditions extérieures et des facteurs internes. Son
domaine, c'est l'histoire tout entière, aussi bien celle des sociétés les plus ré-
centes et les plus complexes que celle des sociétés primitives. Elle a pour
tâche de discerner, au travers des mille accidents historiques, ce qu'il y a de
commun entre tous les hommes, d'universel dans l'humanité. Le résultat des
travaux des ethnologistes a été de montrer combien était vaste ce patrimoine
commun de l'humanité; jeux, coutumes, institutions, arts, mythes, etc., tout se
ressemble d'un bout du monde à l'autre, et la théorie qui voudrait expliquer
toute ressemblance par un emprunt demeure impuissante devant l'étendue des
similitudes.
II ne faut pas cependant réaliser des abstractions et parler d'une âme de l'hu-
manité et d'âmes ethniques. La science ne connaît que des individus réunis en
groupes plus ou moins larges d'après leurs affinités naturelles, c'est-à-dire
leurs ressemblances certaines et leur parenté probable.
C'est dans la psychologie seule que se peuvent trouver les raisons d'être, les
explications dernières des lois de développement déterminées par la méthode
ethnologique, et c'est sur cette anthropologie ethnique, éclairée par l'étude de
la psychologie, que se peuvent seulement fonder une morale et une politique
rationnelles. Pour savoir ce qui peut améliorer la condition humaine, il faut
savoir ce qui, en fait, l'a améUorée dans le passé.
Ce qu'il importe de faire spécialement remarquer, c'est la netteté avec la-
quelle M. B., d'accord en cela avec Frazer, Lang, Tylor, Steinmetz, Andrée, etc.,
affirme que la similitude frappante qui existe entre les croyances et les cou-
tumes des divers peuples et des diverses races ne se peut comprendre comme
le résultat d'une série d'emprunts.
L. Marillikr.
Benediciti Régula Mcnachorum, recensuit. Eduardls Woelffli.n.
Leipzig, Teubner. Prix : i m. GO.
M. Éd. Woelfflin a réimprimé avec soin, dans la Bibliothèque Teubnérienne
des auteurs grecs et latins, la Règle de saint Benoît d'après cinq manuscrits,
un Oxoniensis du vu® ou viii^ siècle, un Tegernseensis (actuellement Mona-
censis, lat, 19408) du viii^ ou ix" siècle, un Emmeraraensis (actuellement Mo-
nacensis, lat. 29169) du viii" siècle, un Sangallensis (n° 916) du vni« siècle et
un commentaire de la Règle par Hildemar, datant d'avant l'an 840 et imprimé
106 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
à Ratisbonue eu 1880. La grande difficulté, en ce qui concerne ce texte, c'est
que saint Benoît lui-naème l'a remanié à plusieurs reprises; les traces de ces
éditions successives de l'original se retrouvent dans les copies. Les chapitres
67 à 73 ont été évidemment rajoutés quand l'expérience eut fait ressortir les
lacunes du texte primitif. Les titres des chapitres ne semblent pas provenir de
saint Henoît lui-même. M. Woeltflin a publié le texte, surtout à cause de son
intérêt philologique comme témoin du latin vulgaire, mais l'histoire ecclésias-
tique fera également son profil de cette édition soignée et à bon marché. Un
index des passages de l'Écriture Sainte, utilisés par saint Benoît, rendra service
à ceux qui étudient la Bible latine; il y a aussi un indax des mots et construc-
tions caractéristiques.
J. R.
Louis Thomas. — Le jour du Seigneur. — Étude de dogmatique chré-
tienne et d'histoire. — Lausanne, Bridel. Paris, Fischbacher, 2 vol.
in-8 de viii-328 et 220-53 pages.
Le titre de cet ouvrage dénote déjà la subordination de l'étude historique à
des convictions d'ordre dogmatique. Deux thèses, prises parmi beaucoup d'au-
tres semblables, suffiront à le caractériser : l'institution primitive du sabbat
remonte à l'origine même de l'humanité, selon le récit des deux premiers cha-
pitres de la Genèse considérés comme historiques ; — l'institution du di-
manche, substitué au sabbat juif, remonte à Jésus-Christ qui l'a désigné
expressément comme le « jour du Seigneur « en ressuscitant ce jour-là; (à si-
gnaler la note 1 de la p. 99 où l'auteur affirme que la résurrection a eu lieu,
non au lever du soleil, mais à l'aube).
Il faut reconnaître toutefois que l'auteur a mis le plus grand zèle à réunir et à
discuter les renseignements qu'il a pu trouver, non seulement dans les religions
bibliques, mais encore dans les religions païennes, pour suivre l'histoire de
cette institution sabbatique et dominicale à travers son évolution et ses défor-
mations. Le premier volume est consacré au sabbat primitif d'après l'Ancien
Testament et les documents païens : Ghaldéens, Arabes, anciens Perses, Grecs
et Romains, Chinois, Péruviens, Nègres de la Côte d'Or, etc. Il y a là, à défaut
de l'interprétation sur laquelle il y aurait constamment des réserves à faire si
l'on ne part pas du point de vue dogmatique de l'auteur, une ample et intéres-
sante collection de faits ou de citations relatifs aux divisions hebdomadaires
du temps, aux us et coutumes qui s'y rattachent chez les divers peuples.
Comme la plus grande partie de ces deux volumes a paru antérieurement sous
forme d'articles dans des Revues, l'auteur a complété son travail primitif par
une série d'appendices, où il communique les résultats de ses recherches ulté-
rieures concernant la semaine des anciens Irlandais, des Hindous, des Germains
et divers autres sujets connexes.
NOTICE BIBLTOrTRAPHIQUE 107
Le second volume est consacré au sabbat mosaïque depuis le Décalogue et
au dimanche et comprend de nouveau plusieurs appendices et des additions
et rectifications, où l'on voit le désir très sincère et très consciencieux de l'au-
teur d'être aussi complet et exact que possible dans une élude qui nécessaire-
ment, — il ne s'en cache pas, — ne peul être que de seconde ou même de troi-
sième main dans une grande partie de son contenu.
J. R.
REVUE DES PÉRIODIQUES
PÉRIODIQUES RELATIFS AU CHRISTIANISME ANTIQUE
L'Année philosophique (Paris, Alcan). — Renouvier, Étude philoso-
phique sur la doctrine de saint Paid. Cette étude magistrale, la plus importante
de celles qui ont été publiées en 1895 sur le christianisme antique dans des
recueils périodiques français, fait suite à l'Étude sur la doctrine de Jésus-Christ
qui a paru dans le volume précédent de 1' « Année philosophique ». Pour M. Re-
nouvier l'apôtre Paul s'est assimilé l'enseignement de Jésus à un degré extraordi-
naire et sans aucune déviation grave qu'on puisse démontrer, en y ajoutant quel-
ques très heureux développements dogmatiques. La doctrine messianique dePaul
est d'un esprit très opposé à la mythologie alexandrine; le Christ de la doctrine
paulinienne n'est pas une hypostase de l'Éternel; « il est conforme au Messie
juif et à l'idée que Jésus se faisait de sa propre et humaine nature ». Premier-
né de la création, il est une créature. M, Renouvier insiste beaucoup sur cette
distinction capitale : « la Parole de Dieu, dit-il encore, se rencontre dans les
Epîtres de Paul avec son sens métaphorique ordinaire; avec son sens hypo-
statique, jamais. « — Une analyse des diverses conceptions combinées chez
Philon sous le nom de Logos montrerait, croyons-nous, que l'opposition entre
le Logos hypostalique et l'être créé, agent ou instrument de Dieu, entre la no-
tion hellénique et la notion juive, n'est pas aussi tranchée dans le judéo-hellé-
nisme, dans lequel vécut Paul, que dans la spéculation alexandrine chrétienne
ultérieure avec laquelle seule M. Renouvier établit la comparaison.
L'analyse de la doctrine paulinienne est faite ici de main de maître, « Il ne
prêchait pas ce que les habitudes des modernes font entendre sous le nom de
religion, et qui est une façon de gouvernement de la multitude, mais bien un
mystère comme les Grecs l'avaient toujours compris, destiné à être révélé aux
âmes inquiètes et dignes de l'initiation » (p, 2). Ce mystère n'est pas celui de
la rédemption, le sacrifice de la croix; car si cette « folie de la croix » est un
scandale pour les juifs et une absurdité aux yeux des mondains, « elle ne lais-
sait pas de répondre au sentiment profond de la vertu du sacrifice et de la pro-
pitialion'par lesangdes victimes chez tous les peuples de l'antiquité » (p, 10-H).
Le mystère, c'est l'élection divine des hommes de foi dans le Christ et le décret
HEVUE DES PÉIUODIOUES 109
divin, antérieur à la création, ou qui en est inséparable, pour diriger toutes
choses à cet accomplissement de la destinée humaine (p. 11). L'objet du mys-
tère est de garantir aux appelés la vie et rincorruptiuilité. L'apôtre a composé
une vraie philosophie de l'histoire.
M. Rjnouvier étudie sa théorie de la justice, de la loi et du péché, la doc-
trine du salut par la foi et l'amour, la morale de l'apôtre. Les chapitres sui-
vants ont pour objet la résurrection, le sort des pécheurs, l'élection et la pré-
destination, le mystère de l'Antichrist, le PauUnisme et l'Église. Nous ne
saurions résumer ici tout ce mémoire, si riche de pensée, qui ne s'arrête pas à
la discussion incessante des opinions ou des interprétations des autres, mais
qui procède d'une étude personnelle approfondie et dégage avec tant de bon-
heur les idées maîtresses de la doctrine paulinienne. Encore moins peut-il être
question de discuter l'interprétation lorsqu'elle paraît ramener à l'uniié ce qui
implique plutôt des variations dans l'évolution de la pensée de l'apôtre. Nous
recommandons très vivement la lecture de cette étude, œuvre d'un philosophe
très versé dans les études bibliques, mais qui procède néanmoins d'une prépa-
ration autre que celle des théologiens ou des exégètesde profession et qui voit
par conséquent les questions d'un point de vue indépendant et original. — On
remarquera que xM. R. puise ses citations indistinctement dans les épîtres sans
faire de réserve sur leur authenticité, pas même, par exemple, sur les deux
Epîtres àTimothée. C'est d'autant plus regrettable qu'il n'avait aucun besoin
de recourir à des matériaux de qualité contestable pour étayer sa thèse.
Revue historique (Paris, Alcan). — LVIll, 1 (1895 : mai-juin) : Jean Gci-
RAUD, Jean-Baptiste de Rossi: sa 'personne et son œuvre. Déjà dans le numéro
précédent avait paru une notice de M. Pératè sur le même sujet. Article intéres-
sant par la description de la personne, de la méthode et de l'œuvre de M. de
Rossi, mais dont fauteur paraît plus familiarisé avec l'archéologie chrétienne
qu'avec l'histoire ecclésiastique et l'histoire des dogmes, telle qu'elle ressort des
nombreux documents littéraires de l'antiquité chrétienne. Chaleureux hommao-e
rendu au grand savant, chez qui M. G. lait ressortir l'unité de l'œuvre scienti-
ûque et le caractère profondément romain.
Revue des Questions historiques. — 1" Janvier 1895: H. Delehave,
Les stylites. Saiiit Siméon et ses imitateurs. Monographie très détaillée de
cette forme bizarre de l'ascétisme oriental. L'auteur repousse toute influence
païenne dans lorigine et le développement du stylitisme. 11 eût été intéressant
et plus précieux que de se refuser au rapprochement, de faire connaître ce que
l'on peut savoir sur les colonnes analogues à celles des stylites qui se trou-
110 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
valent auprès de certains sanctuaires syriens. Excepté chez les Ruthènes aucun
texte ne permet de constater positivement l'existence des stylites après le
XII» siècle. En Occident le stylitisme ne se répandit pas. Le seul exemple connu
est celui du diacre VVuiflaïcus dans les Ardennes, mais les évoques le rame-
nèrent à des pratiques plus compatibles avec le climat et les mœurs de l'Oc-
cident.
— l"'^ juillet 1895 : Paul Allard, Le clergé chrétien au début du iv^ siè-
cle. L'auteur examine successivement ce qui différencie le clergé chrétien,
entièrement consacré à ses fonctions ecclésiastiques, du sacerdoce païen
confié à des dignitaires civils ; la hiérarchie chrétienne qui fait la force du
clergé; sa popularité, les privilèges du clergé, son extension, les premiers
établissements monastiques. M. Allard continue ainsi les études justement
estimées qu'il a déjà publiées sur l'Église chrétienne dans l'empire païen. On
regrette seulement qu'il soit trop souvent dominé par un a priori ecclésiasti-
que, ainsi quand il nous présente le tableau suivant de la hiérarchie au com-
mencement du iv^ siècle : « des clercs inférieurs aux diacres, de ceux-ci aux
prêtres, des prêtres aux évêques, des évêques aux métropolitains, des métro-
politains au successeur de saint Pierre, assis sur le premier des sièges apos-
toliques, une chaîne ininterrompue relie ensemble tous les membres du
clergé. » — Voilà qui eût bien étonné les métropolitains du iv siècle. En
lisant cet article on ne se doute pas des étranges compromis auxquels se
prêtent les évêques dans les querelles du iv*^ siècle. M. Allard ne présente qu'un
côté de la situation.
Ravue Biblique internationale (Paris, Lecoffre). — 1895, n° 2 :
P. Batiffol, L'Église naissante. Cet article très intéressant est consacré à
l'extension géographique de l'Église dans la seconde moitié du r' siècle. Il fait
partie d'une introduction historique à l'étude du Nouveau Testament, dont une
première partie a paru au mois d'octobre 1894.
— 1895, n** 3 : Semeria, Les Actes des Apôtres : introduction a ce livre.
— 1895, n° 4 : P. Batiffol, L'Église naissante (suite). Dans ce troisième
article, très bien documenté comme toujours, l'auteur étudie les institutions
hiérarchiques de l'Église. Voici sa conclusion : « C'est ainsi du moins que l'on
pourrait concevoir l'organisation primitive des Églises : 1° des fonctions pré-
paratoires ubiquistes : l'apostolat, la prophétie, la didascalie : 2o un ordo
local purement honorifique et ne conférant qu'une notabilité de fait, le pres-
bytérat ; 3° une fonction liturgique et sociale, le diaconat ; 4° une fonction
liturgique, sociale et de prédication, l'épiscopat, épiscopat plural comme le
diaconat; b" l'épiscopat plural disparaissant au moment où les apôtres dispa-
raissent, et se démembrant pour donner naissance à l'épiscopat souverain de
l'évêqueetau sacerdoce simple des prêtres » (p. 500). — Sauf la dernière
REVUE DES PÉRIODIQUES 1 1 l
conclusion, qui ne parait nullement ressortir Je l'arLicle, la plupart des thèses
énoncées dans ce travail se rapprochent trop étroitement de celles que j'ai
développées dans le premier volume de mes Origines de V Êpiscopat pour que
je ne leur donne pas une pleine adhésion.
La même livraison contient un article du P. La grange : Origène, la critique
textuelle et la tradition topographique, destiné à contrôler la méthode de cri-
tique suivie par Origène à propos des deux problèmes: Béthanieou Bethabara ?
Géraséniens ou Gergéséniens?
Revue de théologie et de philosophie (Lausanne, Bridel). Sep-
temhre 1895 : G. Brusto.v, La vie future d'après saint Paul. L'apôtre, d'après
M. B., enseigne que la résurrection n'a lieu que pour les vrais disciples de
Jésus-Christ et qu'elle a lieu immédiatement après la mort. Cette résurrection
est successive et non unique à la fin des temps; il en est de même du jugement
divin. L'auteur affirme qu'il n'y a aucune différence entre l'enseignement de
Jésus et celui de saint Paul sur ce point. — Voir plus bas l'étude de M. Orello
Cône dans la « New World »,
Mélanges d'archéologie et d'histoire (Paris, Fontemoing). — - XV,
2 et 3 : L. Ddchesne, Vepitaphe d'Abercius. Réfutation de l'idée de M. Ficker,
reprise par M. A. Harnack ( « Texte und Untersuchungen », t. XII) que cette
épitaphe, connue par la Vie de saint Abercius, et retrouvée en Asie Mineure
par M . Ramsay, ne serait pas chrétienne . M. Duchesne l'établit par les preuves
externes et internes avec beaucoup de force. — L'inscription qui nous paraît
aussi d'origine chrétienne apporte un témoignage très précieux sur les dispo-
sitions d'esprit de certains chrétiens phrygiens à l'époque du syncrétisme reli-
gieux.
*
♦ *
Academy. — 14 septembre : S. Cheetham, The destruction ofthe Serapeum
at Alexandria. C'est bien la bibliothèque qui a été détruite par les chrétiens
avec le temple et non pas le seul sanctuaire. Passages à l'appui.
26 octobre : F. G. Conybeare, An old Armenian form of the Antichrist saga :
traduction d'une description de l'Antichrist qui fait partie d'une « Vie de Ner-
ses » publiée à Venise par les Mékhitaristes en 1853, de l'époque des Croisades,
mais composée d'éléments plus anciens.
15 février 1896 : Whitley Stokes, On infant baptism and folklore. Après
avoir donné des exemples de purification ou d'immersion rituelles chez les
païens normands et celtes, chez des tribus de l'Afrique occidentale, chez les
Aztecs — exemples qui complètent ceux donnés par M. Tylor, « Primitive Cul-
ture, » 3^= édition, II, p. 430-433 — M. Whitley Stokes se croit autorisé à con-
|j^2 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
dure qu'un rile de ce genre devait être en usage chez les peuples païens avec
lesquels les chrétiens entrèrent en rapports et qu'ils le leur empruntèrent en
le spiritualisant. II n'est pas nécessaire d'aller chercher si loin l'explication
d'une pratique suffisamment justifiée par les analogies avec la circoncision
juive et par le caractère sacramentel magique attribué de plus en plus au
baptême. Du moment qu'il était admis que l'on ne pouvait pas être sauvé sans
baptême, il était tout naturel que les parents fissent baptiser les enfants dès le
premier âge. ^
• »
The New World (Boston, Houghton). —Juin 1895 : H. Wendt, The pré-
sent standing of the synoptic prohlem in Germany. Résumé bien fait de la
marche suivie par l'étude critique des évangiles synoptiques en Allemagne
dans les cinquante dernières années. Lecture à recommander à ceux qui, sans
avoir fait d'études personnelles sur la question, veulent se faire une idée d'en-
semble de cette délicate question.
Orello CoNE, The Pauline eschatology. L'auteur fait ressortir les contradic-
tions internes de l'eschatologie paulinienne, et les nombreuses lacunes qu'elle
présente en ce qui concerne le sort des justes antérieurs au Christ, des méchants
etc. On regrette qu'il n'ait pas envisagé l'hypothèse d'une évolution dans la
pensée de l'apôtre, dans laquelle il aurait peut-être trouvé la solution de cer-
taines difficultés (cfr. l'étude de M. Aug. Sabalier, « Comment la foi chrétienne
del'apôlrePaul a-t-elle triomphé delà craintedela mort? » da.ns Revue chrétienne,
1« janvier 1894; cfr. Revue de V Histoire des Religions, t. XXIX, p. 104-105).
Livraison de septembre : E. A. Abbott, The fourth gospel as correcting
the third. Malgré l'inspiration toute différente du IV* Évangile et des synopti-
ques, M. Abbott relève de nombreux exemples de la dépendance de l'Évangile de
Jean à l'égard de celui de Marc, tandis qu'au contraire le quatrième évangéliste
lui paraît corriger le troisième avec le désir manifeste de revenir à une tradition
plus ancienne.
— Livraison de décembre : Albert Réville, The miracles of Jésus in the synoptic
gospels. Après avoir déterminé ce qu'il faut entendre par « miracle » et montré
la différence entre la notion du miracle chez les anciens et chez les modernes,
l'auteur suit le récit de certains miracles dans les évangiles synoptiques et fait
ressortir combien leur caractère miraculeux se précise à mesure que le rédacteur
est plus éloigné des événements. 11 montre ensuite très clairement comment on
peut reconnaître dans certains miracles, tel que celui de la multiplication des
pains, la transformation d'une parabole en récit d'événements réels. Si le Proto-
Marc remonte véritablement à l'apôtre Pierre, c'est celui-ci qui le premier
aurait insisté avec prédilection sur les miracles de son maître. Jésus lui-même
a dû avoir sur le miracle les idées de ses contemporains, mais il les juge au
point de vue de sa conscience religieuse et il se refuse à en faire le fondement
de la foi religieuse ou la preuve de son enseignement.
REVUE DES PÉRIODIQUES 113
Zeitschrift fur Kirchengeschichte (Gotha, Perthes). — XVI, 1 et 2 :
Karl MuLLER, Die Bussinstitution in Karthago unter Cyprian. L'auteur expose
les résultats d'une nouvelle étude, entreprise dans son séminaire universitaire,
sur la discipline ecclésiastique, spécialement pénitentielle, à Carthage au milieu
du iu« siècle, d'après les Epîtres de saint Cyprien et son traité « De lapsis «•
Étude très consciencieuse complétant et rectifiant les travaux de Rellberg,
Fechtrup, 0. Ritscnl sur saint Cypnen et la monographie de Golz, « Die Buhs-
lehre Cyprians » (1895). L'auteur distingue les martyrs, qui ont souffert la
torture ou qui sont morts pour la foi, et les confesseurs qui ont été simplement
ncarcérés ou bannis. Les « libelli pacis » ne doivent être donnés que par les
martyrs et ne sont valables de la part de confesseurs que lorsque ceux-ci sont
devenus martyrs; mais en fait les confesseurs en accordent beaucoup au nom
de martyrs, par délégation expresse ou tacite. Mais Cyprien n'admet pas que
même les « libelli pacis » délivrés par les martyrs soient ratifiés officiellement avani
l'approbation de l'évêque, à moins que ce ne soit à l'article delà mort. M. Mui-
1er estime avoir montré qu'il n'y avait pas, sur ce point, désaccord entre let
confesseurs et leur évêque, et voit dans le conflit disciphnaire de Carthage le
pendant du fameux édit pénitentiel du pape Calliste. L'autorité de l'évéque à
l'égard des martyrs n'était pas la même partout, notamment à Alexandrie (Ep.
de Denys d'Alexandrie à l'évêque d'Antioche, dans Eusèbe, H. E., VI, 42). —
M. Muller examine ensuite les origines du schisme de Felicissimus à Carthage,
sans expliquer suffisamment d'où vient l'opposition d'une partie des presbytres
contre Cyprien. Le synode de Carthage de 251 sanctionna définitivement la
prépotence de l'autorité épiscopale, qui sort triomphante de cette crise discipli-
naire. — Ce que l'auteur dit dans le second article sur les rapports entre ie
pardon ecclésiastique et le pardon divin est peu clair et peu probant.
— J. R. AsMus, Eine Encykiika Julians des Abtrunnigenund ihre Vorlâu-
fer. Élude intéressante sur les instructions publiées par Julien l'Apostat eu
tant que pontifex maximus pour la réorganisation du sacerdoce païen. L'au-
teur rapproche le Fragmentum epistolae (éd. Hertlein, p. 371 et suiv.), de k
fin de la 63^ Épître au grand prêtre Théodoros, du traité de Julien contre le.
Galiléens, de la62« Épître, de la Lettre à Arsaldos (49) et de certains passages
du Misopogon, etc. Se référant à Sozomène {Hist. eccL, V, 16) et Grégoire de
Wazianze {i^<> Invective, 111), M. Asmus croit pouvoir affirmer que l'Encyclique
ainsi reconstituée par lui a véritablement existé. Ce travail, dont la conclusion
parait singulièrement hasardée, renferme de nombreux détails qui, en dehors
même de l'hypothèse de l'auteur, sont fort instructifs sur la nature de la res-
tauration du paganisme telle que Julien la rêvait.
Zeitschrift fiir wissenschaftliche Tlieologie. — T. XIXVIII
S
114 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
1"^° livraiso7i : A. Hilgenkeld, Bie AposklgescIddUe nach ihren Qadlen-
sckriften untersucht. Étude détaillée et minutieuse sur les sources ou les
documents historiques antérieurs dont s'est servi l'auteur des Actes des
Apôtres avec discussion des travaux modernes sur cette question qui est de
nouveau à l'ordre du jour dans les diverses écoles d'exégèse. Elle se continue
dans les livraisons suivantes jusques et y compris la première de 1896 et sera
sans doute publiée en volume. L'auteur reconnaît dans Actes, i, 15-v, 42 un
premier document (A) racontant la fondation de la communauté primitive de
Jérusalem à un point de vue très indulgent pour les Juifs et sans mentionner la
situation prépondérante de l'apôtre Jacques. Dans le fragment vi, 1-vui, 40, il voit
un second document (B) plus sévère à l'égard du Judaïsme. Dans le récit de la
conversion et de la première activité de l'apôtre Paul, il reconnaît une troisième
source (C). Le document A reparaît dans l'histoire du voyage missionnaire de
l'apôtre Pierre (ix, 31 à 43 ; si, 2 ; xu, 1-23), tandis que C a inspiré xi, 27-29.
Quant aux récits sur les négociations entre Paul et les autres apôtres à Jéru-
salem ils sont pour M. H. une rédaction propre à l'auteur même des Actes,
tout comme le récit de la conversion de Corneille. — Ce travail considérable
se continuera dans les livraisons de l'année 1896 et doit évidemment être pris
en considération • mais on éprouve en le lisant l'impression qu'il y a un grand
danger pour les exégètes à vouloir à tout prix distinguer jusque dans les
moindres paroles le travail du rédacteur et le résidu des sources hypothétiques
auxquelles il a puisé.
j^ R_ AsMUs Ist die pseudojustinischc Cohortatioad Graecos eine Streitschrift
gegen Julian? M. Asmus cherche ici dans les écrits mêmes de Juhen l'Apostat
tels que nous les connaissons ou que nous pouvons les reconstituer, la preuve
que la Cohortatio ad Graecos, faussement attribuée à Justin Martyr, est bien
réellement, comme MM. Driiseke et Harnack l'ont supposé pour d'autres rai-
sons, un traité d'Apollinaire de Laodicée dirigé contre Julien l'Apostat. 11 en
trouve aussi des preuves dans d'autres ouvrages de controverse contre Julien,
notamment les Invectives de Grégoire de Nazianze, la Thérapeutique de Théo-
doret et dans la controverse de Cyrille.
— T. XXXyill, 2^ livr. : J. Dr^se&e, Zur Athanasiosfrage. Article dirigé
en grande partie contre M. Archibald Robertson d'Oxford, l'éditeur du traité
« De Incarnatione Verbi ». M. Driiseke rappelle ici les résultats de ses tra-
vaux antérieurs sur la tradition littéraire relative à saint Athanase : 1° le traité
dit « Quatrième Uvre contre les Ariens » n'est pas de lui, mais probablement du
philosophe Maxime ; 2° les deux livres contre Apollinaire ne sont pas d' Atha-
nase, mais postérieurs à lui ; 3" les écrits « Contre les Hellènes » et de 1' « In-
carnation du Verbe » sont, non d'Athanase, mais de l'École d'Antioche, du
milieu du iv'' siècle, peut-être d'Eusébed'Émèse (voir les Athanasiana du même
auteur dans les « Theologische Studien und Kritiken », 1893).
~ G. ScHEpps, Zu Fseudo-Bocthius de fide catholica. Ce traité a été sou-
REVUE DES PÉRIODIQUES llo
vent utilisé par d'autres; il a été remanié notamment dans un sermon du Cod.
Vin'Iobonensis 1370 (p, 83-88), qui se trouve à côté du De catechisandis
rudibus de saint Augustin.
— T. XXXVin, 3« livr. : A. Hilgexfeld, Die Elnfuhrung des kanonischen
Matthaus-Evangeliums in Rom. L'auteur attire l'attention sur un texte sy-
riaque relatif à l'étoile des mages, publié par Wright (Journ. of sacred Lit.,
oct. 1833, en anglais), d'après lequel le récit de l'Évangile de Mathieu, i, 13,
aurait été mis en grec à Rome sous Xystus en 119.
— G. Rauch, Ziim zweiten Thcssalonicherbrief : dirigé contre Bornemann
et destiné à prouver que la ll^ Épître aux Thessaloniciens est postérieure à
l'Apocalypse, antérieure à l'Épître de Barnabas, donc inauthentique et com-
posée pour donner un caf-actère judéo-chrétien à l'eschatologie paulinienne.
— T. XXX Vin, 4» livr. : J. Dr.eseke, Athanasios pseudepigraphos .
Réfutation des objections dirigées par F. Hubert contre la thèse de l'auteur
que les traités « Contre les Hellènes » et « De l'Incarnation » ne sont pas des
écrits d'Athanase. Cette discussion raéri te d'être suivie de près.
— V, Ryssel, Die syrische Uebersetzung der Sextussentenzen. 11 s'agit des
Sexti Senlentlac, traduites par Riifin qui les attribuait à i'évèque de Rome
Sextus. L'original grec a été retrouvé au Vatican et publié par le professeur
Elter de Bonn {Gnomica,i, chez Teubner). D'après M. Wendland le texte grec,
tel que nous le possédons maintenant, date environ de la fin du ii* siècle
de notre ère; il ne saurait être postérieur puisqu'il est cité par Origène ; mais
il est déjà un remaniement chrétien d'une collection de sentences faite par un
pythagoricien antérieur et doit être considéré comme un témoin de ce rappro-
chement de l'Hellénisme et du Christianisme qui est le fait capital de celte
époque. Ce n'est d onc pas Rufln qui a christianisé son texte grec en le tra-
duisant. M. Ryssel se propose d'étudier la traduction syriaque pour faciliter la
reconstruction du texte primitif pythagoricien.
Theologische Studien und Kritikeu (Gotha, Perthes). — 1896.
f'= livraison : J. Weisz, Paulinische Problème. Le professeur J. Weisz, de
Marbourg, y continue l'étude de certains problèmes soulevés par l'interpréta-
tion des écrits pauHniens, notamment par la formule h Xp-.cTTw 'IvîtoO, qu'il
croit antérieure à Paul ou tout au moins indépendante de sa doctrine du
pneuma et dont il dégage les diverses acceptions.
— A. RiJEGG, Die Lukassckriften und der Raumzwang des antiken Bucfiwesens.
Les dispositions matérielles du papyrus, fourni en rouleau de dimensions dé-
terminées et non en feuilles ou cahiers, ont exercé souvent de l'influence sur
les proportions des écrits de l'antiquité. Ne peut-on expliquer ainsi que l'as-
cension soit à peine mentionnée en quelques mots à la fin de l'Évangile de Luc,
tandis qu'elle est reprise plus au long au début du Livre des Actes? — Cfr. à
H 6 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
ce sujet : Th. Birt, « Das antike Buchwesen in seinem Verhâltnis zur Litera-
tur ».
— 1896, 2* livraison : J . Jûngst, Hat das Lukasevangelium paulinischen Charac-
ter? Le style et le langage de l'Évangile de Luc reflètent ceux des écrits pau-
liniens, mais l'auteur n'est pas déterminé par des considérations théologiques
pauliniennes dans le choix et la rédaction des sujets traités par lui. Il n'est pas
un historien à parti pris. — Cfr. à ce sujet : Resch, « Ausserkanonische Paral-
leltexte zu den Evangeliën », 3* fasc.
Theologrische Quartalschrift. — LXXVII, 1 (1895; Tubingue, Laup) :
Belzer, Studien zur Apostelgeschichle. Analyse et examen critique des travaux
de MM. Paul Feine et Spitta sur les Actes des Apôtres. M. Belzer se félicite de
voir les théologiens dits rationalistes renoncer de plus en plus à la thèse de
l'École de Baur, que le Livre de Actes soit un écrit sans valeur historique do-
miné par des préoccupations de tendance. Il doute cependant — et sur ce point
on ne saurait lui donner tort — que les efforts faits pour reconstituer jusque
dans le détail la part de chacun des documents utilisés par l'auteur du Livre
canonique puissent aboutir à des résultats précis. La suite du mémoire dans la
deuxième livraison.
— 2e livraison : A. Schulte, Die koptische Uebersetzung der kleinen Prophê-
ten. Comparaison minutieuse verset par verset du texte copte des prophètes
Sophonie, Aggée, Zacharie et Malachie avec le texte grec.
— 0, RoTTMANNER, Zur S pr uc hkenntnis des heil. Augustins. Saint Augustin
ne savait ni l'hébreu ni le syriaque, mais possédait assez bien le punique qui
est de même famille que l'hébreu.
— F. DiEKAMP, Ein angeblicher Brief des heil. Basilius gegen Eunomius.
Cette lettre attribuée à Basile le Grand (Migne, t. XXXII, p. 280-281) n'est pas
de lui, mais fait partie du X" livre de Grégoire de Nysse contre Eunomius. Dé-
monstration irréfutable.
— 3® livraison : H. Koch, Der pseudepigraphische Charakter der dionysi-
schen Schriften. Ce mémoire commence par un aperçu très utile de l'état de la
question : les écrits de Denys l'Aréopagite sont-ils pseudépigraphes, c'est-à-dire
a-t-il voulu se faire passer pour le disciple et contemporain de l'apôtre Paul,
ou bien les anciens déjà ont-ils attribué par erreur une signification de cette
portée à plusieurs passages de ses écrits qui s'expliquent autrement? ou bien
faut-il distinguer, entre les écrits sous son nom, ceux qui sont de lui et ceux
qui, ayant été interpolés après lui, l'ont été avec l'intention de les faire passer
pour des œuvres de l'âge apostolique? M. Koch rétablit ensuite l'ordre véritable
des écrits de Denys et discute les passages les plus caractéristiques pour la
solution du problème. Il aboutit à la conclusion que celui qui les a écrits avait
positivement le désir de se faire passer pour un contemporain des apôtres
REVUE Dl'S PÉRIODIQUES 1(7
(p. 413). Il observe du reste que cetauteur, désireux de donner au christianisme
une forme qui pût convenir aux esprits attirés par le néoplatonisme, n'a fait
qu'appliquer un procédé usuel chez les néoplatoniciens en s'abritant sous un
nom vénérable du passé. M. Koch estime que le Pseudo-Denys est postérieur
à Proclus (mort en 485).
— ScH.EFER, Die Christologie des heil. Cyrillus von Alexandrien in der
rômischen Kirche. Mémoire destiné à exposer comment et pourquoi la christo-
logie que saint Cyrille d'Alexandrie fît triompher au concile d'Ëphèse en 431
ne fut officiellement reconnue par les évèques de Rome que cent ans plus tard
24 mars 234).
— ScHANz, Die Lehre des heil. Augustinus ueber das Sakrament der Busze.
Étude détaillée de la pratique et de la notion de la pénitence dans l'entourage
de saint Augustin et dans ses propres écrits. L'auteur insiste sur le fait que
la réconciliation avec l'Éghse n'est pas seulement pour saint Augustin une
cérémonie extérieure, mais un acte judiciaire réel, ayant pour objet Fabsolution
de la faute et de la peine. Avec toute l'ancienne Église il n'admet qu'une seule
pénitence publique avec réconciliation; en cas de récidive la pénitence subsiste,
mais la réconciliation n'est plus, dans l'économie terrestre tout au moins.
4e livraison : Vetter, Eine rabbinische Quelle des apokryphen dritten Korin-
therbriefes. Rapprochant le passage m, 26-27 de la troisième Épître apocryphe
aux Corinthiens (le grain de blé dénudé mourant dans la terre et ressuscUant
en grain recouvert d'un vêlement) de deux passages du Talmud de Babylone,
Kethuboth, fol. 111 b et Sanhédrin, foi. 90 b, ainsi que du xxxme "chap.'
des Pirke de R. Elieser, M. Vetter en conclut que l'auteur de la IJIe Épître
apocryphe a puisé non seulement dans les Actes de Paul, mais encore dans un
Midrasch juif contemporain de l'ère chrétienne et qu'il était un judéo-chrétien
d'Édesse.
— Belzer, Lukas und Josephus. Réfutation de la thèse défendue tout parti-
culièrement par M. Krenkel que les écrits de saint Luc trahissent une dépen-
dance incontestable à l'égard des écrits de l'historien Josèphe, ce qui entraîne
leur inauthenticité, puisqu'ils ne pourraient dans ce cas être antérieurs au
commencement du ne siècle. Condamnation justifiée du procédé trop accrédité
qui consiste à déduire une dépendance Httéraire entre deux auteurs, parce qu'ils
se servent l'un et l'autre de termes très ordinaires appartenant au langage cou-
rant de leur époque. Cette étude se continue dans la première livraison de 1896,
pour montrer que l'on ne peut pas davantage re'ever des traces d'une dépen-
dance à l'égard de Josèphe dans la teneur de certains récits que dans le voca-
bulaire ou dans le style. A noter ici ce qui est dit sur un recensement qui
aurait eu lieu en 748 dans tout l'empire, comme suite au recensement des
citoyens romains de 746 (Suétone, Auguste, 29; Dion Cassius, LUI, 30 et
LIV, 35), et un second recensement opéré en Judée sans les ménagements du
premier, dix ans plus tard. Josèphe aurait intentionnellement passé sous si -
118 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
lence le" recensement opéré l'année de la naissance de Jf sus, à cause de l'impor-
tance que les chrétiens accordaient à ce fait {!). Toute la seconde partie de ce
mémoire perd beaucoup de sa valeur pour la raison que l'auteur opère avec les
légendes de la première enfance de Jésus comme avec des événements histori-
ques etdatables. M. Belzer croit bien plutôt que c'est Josèphe qui a connu les
écrits de saint Luc à Rome, où ils ont tous deux composé leurs écrits, mais les
preuves qu'il en donne n'ont guère de portée.
Byzantinische Zeitschrift (Leipzig, Teubner). — IV, 1 (1895) : J. R.
AsMus, Ein Beitrag zur Rekonstniktion der Kirchengeschichte des Philostorgios.
M. Asmus cherche à retrouver dans quelle partie de l'Histoire ecclésiastique
(perdue) de Philostorge se trouvait le fragment analysé par Photius, relatif à
Grégoire de Nazianze et à Basile le Grand, et à le reconstituer d'après les don-
née^ de l'Épitome de la même Histoire par le même Photius, d'après Suidas
(s. V. ApoUinarios) et d'après un fragment du « Thésaurus Orthodoxiae » attri-
bué à Nicétas.
— 2" livraison : E. Nestlé, Die Kreuzauffinchmgslegende. Comme suite à
son petit volume « De sancta cruce « (Heuther, Berlin, 1889), M. Nestlé publie
ici un manuscrit grec du Sinai, du viii« siècle, contenant la légende de la décou-
verte de la sainte croix. 11 traite aussi des rapports des textes latin, grec et
syriaque. Les légendes relatives à sainte Hélène, grecques et latines, impliquent
l'existence antérieure des formes syriaques de la légende; celles-ci à leur tour
supposent la légende de Protonikê, laquelle manque jusqu'à présent sous forme
grecque ou latine, et dont la version relativement la plus originale se trouve
dans la « Doctrina Addaei. »
— 3« et 4* livraison : J. Laurent, Sur la date des égli'^es Saint-Dcmétrius et
Sainte-Sophie à Thessalonigue. La première est du commencement du vii'= siècle,
non du v*; la seconde est de la même époque. Il y a là une confirmation de la
prospérité commerciale de Thessalonique en ce temps.
Sp. Lambros, Eine neuePassung des XL Kapitels des VI. Bûches von Sokrates
Kirchengeschichte. Texte de ce chapitre d'après le cod. 226 du couvent Xeropo-
tamu du mont Athos, beaucoup plus développé et se rapprochant plus de celui
de Sozomène que le texte ordinaire.
Jean Réville.
(A suivre.)
CHRONIQUE
FRANCE
L'histoire religieuse à l'Académie des Inscriptions et Belles-Let-
tres. — Séance du 13 décembre : M. Maspero rend hommage à la mémoire de
M. de la VUlemarqué, décédé en Bretagne et qui appartenait depuis trente-sept
ans à l'Académie. Dans la délicate appréciation de l'œuvre de ce folkloriste
d'avant le folklore, M. Maspero a fait valoir en véritable historien la nécessité
de ne pas appliquer à des travaux déjà anciens et qui ont eu le mérite d'appeler
l'attention sur des sujets dédaignés, les méthodes rigoureuses dont nous usons
pour les travaux qui paraissent de nos jours,
M. Barbier de Meynard donne lecture des principaux passages du rapport
de M. Max van Berchem sur l'exploration épigraphique de la Syrie septentrio-
nale en 1895, L'heureux explorateur possède aujourd'hui près de 1,500 inscrip-
tions pour la plupart historiques. M. Clermont- G anneau annonce qu'un autre
explorateur, M. Fossey, membre de l'École française d'Athènes, a recueilli une
soixantaine de vieilles inscriptions eoufiques dans les régions du Djôlàn et du
Djédour, déjà visitées par M, Waddington.
M, Clermont- Ganneau a reçu deux nouvelles inscriptions palmyréniennes
découvertes par un de ses anciens élèves de l'École des Hautes Études, M. Ché-
diaCy chargé d'une mission archéologique en Syrie. La première, datée du
mois d'août de l'an 95 après J.-C, provient d'un tombeau de famille et men-
tionne les bustes des défunts. La seconde, gravée sur un petit cippe, est une
dédicace au « dieu bon et miséricordieux », dont il semble que le nom ne
devait pas être prononcé, pour le salut du fidèle Hagegou, de son père et de
son frère On connaissait déjà une autre inscription émanant du même per-
sonnage, où il implore le salut pour ses enfants et pour son frère. Dans
l'intervalle des neuf ans qui séparent les deux inscriptions il semble que le père
soit mort, tandis que des enfants étaient nés à Hagegou. M. Clermont-Gan-
neau relève sur la nouvelle inscription la mention d'un mois du calendrier
palmyrénien encore inconnu : le mois de minian ou mois du comput, et entre-
prend une grande étude sur la place de ce mois dans ce calendrier.
M. Abel Lefranc apprend à l'Académie la découverte qu'il a faite, dans un
manuscrit de la Bibliothèque nationale, du recueil des poésies composées par
Marguerite de Navarre, sœur de François I*"", pendant les quatre ou cinq der-
nières années de sa vie : deux drames, dix épîtres en vers dont trois réponses
de Jeanne d'Albret, des dialogues, des chansons spirituelles, enfin deux grands
120 RF.\TE DE l'hISTOIRF DES RELIGIONS
poèmes, le « Navire » et les « Prisons » (plus de 5000 vers), sorte He Confes-
sion extrêmement originale.
— Séance du 20 décembre : M. Philippe Berger communique le rapport
envoyé par le capitaine Hélo, du 3e tirailleurs, sur ses fouilles à Collo, petit
port de la côte dans la province de Constantine. Il y a découvert une nécropole
dont les tombes les plus anciennes sont de la fin de la période punique, les
autres de la période numide. Les ossements n'ont pas été incinérés. H y a
retrouvé de nombreux objets de bronze et des poteries, parmi lesquelles des
vases anthropoïdes, c'est-à-dire ayant une tête, des bras, des seins comme
les poteries de Rhodes.
— Séance du 17 janvier 1896 : M. Foucher, chargé par l'Académie d'une
mission archéologique dans l'Inde, envoie de Ceylan une note relative à des
peintures du v» siècle admirablement conservées sur le mont Sîjiri et étudie les
rapports de l'art à Ceylan avec celui de l'Inde dans une haute antiquité. Il
établit surtout une comparaison avec les peintures d'Ajunta, dans les grottes
au nord de Bombay.
— Séance du 24 janvier : Le P. Ch. de Smedt, correspondant étranger,
envoie de la part de la Société des Bollandistes les ouvrages suivants : 1" Bi-
bliotheca hagiographica graeca; 2° Catalogue codicum hagiographicorum grae-
corum Bibliothecae Nationalis Parisiensis auquel a collaboré M. Henri Omont;
3° De codicibus Johannis Gielemans, description d'un recueil relatif à l'hagio-
logie du Brabant.
— Séance du 31 janvier : M. Salomon Reinach entretient l'Académie de deux
autels gallo-romains découverts à Sarrebourg. Sur l'un des deux figure le
dieu au maillet accompagné d'une divinité féminine ; mais ce qui fait le
grand intérêt de ce monument, c'est qu'on y voit pour la première fois les noms
de ces personnages : Sucellus et Nautosvelta. M. R. réfute l'interprétation
donnée par M. Michaelis, qui se refuse à voir dans le dieu au maillet le dieu
suprême des Gaulois, appelé Dispater par César, et l'identifie avec Silvanus.
— Séance du 7 février : M. Salomon Reinach présente Une aquarelle et des
photographies d'un très beau vase à figures rouges avec dorures trouvé sur
l'Acropole de Rhodes, qui est actuellement au Musée de Constantinople.
M. Reinach y reconnaît une des rares œuvres de céramique grecque dont il
soit possible de préciser la date; elle date de l'an 410 environ. Le sujet traité
est la naissance du jeune Ploutos, dieu de la richesse, présenté à Démêler, sa
mère, par la Terre en présence d'une assemblée de dieux et de Triptolème.
M. R. rappelle que d'après une tradition très ancienne Ploutos était fils de Dé-
mêler et du Cretois lasion.
— Séance du 14 février (c.-r. reproduit d'après la Revue critique d'histoire
et de littérature) :
M. Eugène Miintz communique un mémoire sur les tiares du pape Jules 11,
Au xve et au xvi^ siècle, l'histoire des tiares est intimement liée à celle des
CHRONIQUE 121
finances pontificales. Elles ne servaient pas seulement à affirmer la puissance
ou le faste des papes : elles formaient aussi une réserve pour les mauvais jours.
La richesse de ces ornements était allée croissant d'âge en âge ; si la tiare
d'Eugène IV représentait, rien que pour les pierreries, une valeur de 38,000 flo-
rins d'or (au moins 2 millions de francs), celle de Paul II valait, d'après les
uns, 120,000, d'après les autres, 180,000 florins (de 6 à 8 millions). Elle étaitsi
l'iiirde que Plaliuaallribueà son poids la mort subite de ce pape. Plus précieuse
encore était une des tiares de Jules II : elle aurait coûté plus de 200,000 florins
(une dizaine de millions). L'histoire des tiares de Jules II, telle que M, Muntz
l'a reconstituée d'après les documents conservés dans les archives romaines,
abonde en épisodes piquants; rien ne peint mieux le caractère de ce pontife, à
la fois si fougueux et si fantasque. A peu de mois d'intervalle, il commande
une tiare nouvelle et met en gdige la tiare de Paul IL La pire de ces boutades
fut de faire reprendre de vive force, par le barigel, la tiare qu'il avait mise en
gage chez Chigi, et cela sans avoir remboursé son créancier. Parmi les tiares
de Jules II, la plus célèbre était celle qu'il avait commandée, en 150J-15iO, à
l'éminent sculpteur, médailleur, orfèvre et joaillier milanais Caradosso. Les con-
temporains se sont extasiés sur sa richesse, non moins que sur l'art merveilleux
avec lequelles gemmes étaient groupées et assemblées. Ce chef-d'œuvre d'orfè-
vrerie et de joaillerie demeura intact dans le Trésor pontifical jusqu'en 1789,
époque où Pie IV le fit démonter pour lui donner une forme plus élégante. Tout
souvenir en semblait irrévocablement perdu, lorsque M. Muntz en découvrit
une reproduction ancienne dans un loi de gravures.
— M. E. Guimet fait une communication sur Ylsis romaine. Son culte a été
beaucoup plus répandu dans l'Europe antique et à Rome même qu'on ne le croit
généralement. Mais cette Isis n'était pas l'antique déesse du temps des Pharaons.
La politique des Ptolémées les poussait à faire la fusion des divinités de la
Grèce et des dieux de l'Egypte : de là le culte alexandrin des Isis-Vénus, Isis-
Déméter, etc. Les Romains voulurent l'isis pure, philosophique et mystérieuse.
Ils firent venir des missionnaires, et alors on créa une Isis latine représentée
par une prêtresse. Puis des artistes italiens portèrent en Egypte les figurations
ruinâmes, et l'on peut trouver côte à côte l'isis pharaonique, l'isis ptoiémaïque
et risis italique. — MM. Perrot et Saglio présentent quelques observations.
M. V. Henry a publié dans la Revue critique d'histoire et de littérature
(17 février 1896) un article sur l'ouvrage d'A. Lang, traduit par L. Marillier,
Mythes, cultes et religion, dans lequel il pose aux mythologues de l'école
anthropologique une sorte d'ultimatum, les avertissant que ses amis et lui
n'acceptent pas qu'on les traite de « partisans attardés du système de Max
MuUer » ni qu'on les considère comme «réduits au silence. » « Il faut, dit-il, que
les animistes, totémistes et fétichistes en prennent leur parti : nous les écoute-
122 BEVUE DE l'histoire DES RELTGTOXS
roTis parler, avec plaisir ou politesse; mais ils ne nous feront point taire. Libre
à eux de se boucher les oreilles. A leur principe a •priori et quelque peu mys-
tique de l'unité de l'esprit humain, nous continuerons à opposer le nôtre,
l'identité" et la régularité des grands spectacles de la nature. Nous dirons que,
si l'esprit humain n'est pas une pure et vide entité, on ne peut entendre sous
ce terme que la résultante des sensations extérieures qui l'ont lentement formé,
depuis qu'il y a au monde un homme, un mammifère, un vertébré, un être doué
de sens ; que, si vraiment l'esprit humain est semblable à lui-même sous toutes
les latitudes, c'est qu'en effet de tout temps et sous toutes les latitudes, le
drame de l'univers s'est déroulé devant lui dans un décor sensiblement identique ;
et que les éléments essentipJs de ce décor, les retours pèrio'liques de l'aurore,
du soleil, de la lune, des e'toiles, des vents et des orages, restent à jamais sous
orme de mythes, de cultes et de religion, et en vertu d'un immémorial atavisme,
la trame nécessaire de sa pensée. Et pour ma part, je ne saurais assez protester
contre une méthode aussi incomplète qu'ingénieuse, qui cueille, il est vrai, les
idées à profusion, mais omet toujours, de parti pris, de nouer le fil qui assu-
jettirait la guirlande » (p. 143-144).
Nos lecteurs connaissent le livre de M. Lang et l'Introduction que M. Maril-
lier a mise en tête de la traduction française, puisqu'elle a paru ici même dans la
livraison de septembre-octobre de l'année 1895. Ils savent, par conséquent, que
si M. Lang a attaqué avec vivacité les mythologues-philologues, c'est parce
qu'il avait affaire à forte partie et qu'il ne s'agissait de rien moins que de ren-
verser un dogmatisme d'autant plus absolu qu'il reposait sur une base plus
étroite et plus fragile. On ne saurait contester non plus qu'il a brillamment
réussi, puisqu'il est évident que le crédit de la mythologie comparée fondée sur
la seule philologie est aujourd'hui très ébranlé auprès de la grande majorité de
ceux qui s'occupent de ces questions. S'ensuit-il que l'on veuille condamner au
silence les partisans demeurés fidèles à l'école dite de Max Muller?En aucune
açon. Le voudrait-on, d'ailleurs, on ne le pourrait pas. M, V. Henry n'est pas
homme à se laisser réduire au silence. Mais, en vérité, personne ne songe à de
pareilles extrémités.
Il nous semble, au contraire, que l'Introduction ajoutée par M. Marillier au
livre de M. Lang ajustement pour but de faire ressortir les insuffisances de la
méthode anthropologique, telle qu'elle a été appliquée jusqu'à présent, et de
prévenir la consécration d'une nouvelle orthodoxie substituée à celle que la
mythologie comparée exclusivement philologique prétendait nous imposer. Que
l'on veuille bien relire les p. 124 et 125 de l'article M. Marillier (p. ix et x de
l'Introduction qui précède la traduction de Lang), et l'on verra combien peu
celui-ci prétend expliquer tous les mythes par des survivances de la sauvagerie
primitive.
La vérité, c'est que dans un ordre de phénomènes aussi complexe il est in-
vraisemblable a priori qu'ils se laissent tous expliquer par une seule et même
CHRONIQUE 423
cause. Nous nous permettons de rappeler à ce propos ce que nous avons dit
dans cette Hevue il y a dftjà bien des années (t. XIII, p. 169 et suiv.) ; « la
méthode des folkloristes et celle des philologues ne s'excluent en aucune façon.
Le tout est de les employer à propos. » L'étude des légendes chrétiennes où il
est possible parfois de reconnaître les divers éléments de provenance et de forma-
tion très différentes qui se sont fond us dans le récit légendaire définitif, est un excel-
lent exercice pour nous faire comprendre cette complexité constitutive des mythes
et des légendes. On aurait donc le plus grand tort de se cantonner dans des positions
absolues et exclusives. Ce qui importe, c'est de reconnaîlre que telle explication
sulfisante lorsqu'il s'agit de textes ressortissant à des époques d'une civilisa-
tion déjà compliquée, ne s'applique pas nécessairement à tous les mythes ou à
toutes les légendes analogues appartenant à un milieu et à une période de civi-
lisation tout autres. L'avis très judicieux adressé par M. MaiiUier aux folkloristes
de mettre un peu plus de psychologie dans leurs travaux s'adresse non moins
aux mythologues-philologues. Expliquer des mythes ou des légendes par des
devinettes, c'est ne rien expliquer du tout. Le fait initial lui-même est une
simple hypothèse, et, même si on le croit réel, il ne signifie rien tant que l'on
n'a pas analysé les conditions dans lesquelles ce fait a pris naissance dans
l'esprit humain. Les phénomènes religieux sont toujours et partout des faits de
conscience, existant dans l'esprit de l'homme et non pas en dehors de lui. Il ne
s'agit nullement d'opposer le principe de l'unité de l'esprit humain au principe
de l'identité et de la régularité des grands spectacles de la nature. Car l'esprit
humain n'aurait jamais rien produit sans l'action de la nature extérieure sur lui
et la nature n'existe pour l'homme que sous la forme où elle est perçue par son
espjit et ressentie par ses facultés sensilives. Aussi faut-il étudier à la fois
Tesprit humain et la nature dans laquelle il vit pour pouvoir se rendre compte •
de la manière dont l'homme, aux diverses phases de son développement et dans
les divers milieux naturels où il a vécu, s'est représenté cette nature et se l'est
objectivée.
J. R.
Le Gérant : Ernest Leroux.
A.NGERSj I31P. A. BLKDIN ET C'^, KCE GAH.MKK, 4.
LUCRÈCE
DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE
DU Ille AU XIII' SIÈCLE
ET SPÉCIALEMENT DANS LES ÉCOLES CAROLINGIENNES
{Suite et fin) •
III
LUCRÈCE ET LES FONDATEURS DES ÉCOLES CAROLINGIENNES
Le premier fondateur des écoles carolingiennes fat un moine
lombard, Paul, fils de Warnfried, plus connu sous le nom de
Paul Diac^e^ Charlemagne l'avait amené d'Italie vers 774 et lui
confia le soin d'organiser l'école du palais : à la suite d'une cons-
piration, Paul Diacre s'enfuit^ et refusa de revenir auprès de
Charles.
En quoi consista son œuvre? C'est assez difficile à préciser :
mais il est peu probable que, dans cette réorganisation des
1) Voir t. XXXII, p. 284, et t. XXXIlî, p. 19,
2) 0. Primi vero qui Carolo Italiam aliquoties peragranti innoluere, fuerunt Petrus
Pisanus diaconus, vir senex, et Paulus Warnefridi, diaconus pariter...; illos
Carolus ad aulam suam invitavit, futures in ipso palatio suc scientiarum pro-
fessores et consilii sui io restaurandis litterarum studiis scholisque ordinandis
acinstituendis adjutores. Post...774, ut creditur,... inGalliam abiere ..(Froben,
De -cita Akuini, M'gne, I, p. 39).
3) Ce point est assez obscur : Paul Diacre s'établit à Trévise, où il ensei-
gnait les lettres grecques. L'Empereur (qui songea quelque temps à réunir à
l'Empire latin l'Empire grec de Constantinople) le rappela en vain. Alcuin eut
d'ailleurs à lutter contre les influences grecques (que représentera Jean Scot)
presque autant que contre les influences espagnoles : témoin ses discussions avec
ceux qui voulaient faire adopter la Pàque grecque.
9
126 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
études littéraires, le Lombard, à qui nous devons à peu près
tout ce qui reste de l'ancien lexique de Verrius*, ait oublié
Lucrèce.
Le poète épicurien figure donc à la restauration des études au
vni'= siècle. Mais Alcuin ne continuera pas sur ce point l'œuvre de
son prédécesseur.
Appelé par Charlemagne peu de temps après le Lombard',
Alcuin n'ignorait pas ce que celui-ci avait fait les premiers efforts
pour restaurer l'étude des lettres ; il semble même, sur certains
points', avoir repris l'œuvre de Paul Diacre, et rappelle à l'Em-
pereur avec quel éclat Pierre de Pise enseignait la grammaire à
sa cour\ Cependant, qui se bornerait à compulser les textes pour-
rait presque dire qu'Alcuin ignore jusqu'au nom de Lucrèce.
C'est à peine si ses œuvres contiennent le nom et une loiutaine
imitation du poète \ Au catalogue de sa bibliothèque, nulle men-
1) Le De signijicatione vcrborum de Verrius contenait de nombreuses ci-
tations de Lucrèce. Verrius, fort estimé par Arnobe {Adv. gentes, I, 5 0),
est cité par Auiu-Geiie, Lactance, Servius, Macrobe, et c'est là sans doute
que Diomède, Gharisius et V. Longus ont puisé les règles qu'ils donnent comme
venant de Verrius. Abrégé une première fois par Pompeius Festus, il le fut a
nouveau (sur l'extrait de Festus) par Paul Diacre. « Ex quà ego prolixitate su-
perflua quseque et minus necessaria praetergrediens et quaedam absirusa
penitus stilo proprio eaucleans, nonnuUa ita ut erant posita relinquens, hoc
veslraecelsitudmilegendumcompendiumobtuli » (Paui. Diac, Ep. Il adCarol.).
Quoique fort succmct, ce dernier résumé (le seul qui nous reste) fait encore une
large place aux citations de Lucrèce : ce n'était donc pas un auteur oublié à
cette époque. (Cf. les éditions de Ëgger (Pans, 1838) et Muller (Leipsig, 1839),
et ïeulfel, Histoire de la littérature latine, trad. Boanard, 11, 120.)
2) uAlouinum primum anno78i anle fesLum Paschatis Carolum Parmœob-
viam habuit, ubi lune ab eodem rege primum ad permanendum in reguo suo
mvitalus luit » (Frouen. De vita Alcuini, Migne, I, 42).
3) il continua son œuvre en coiligeant, comme lui, les homélies des Pères
{Vita Alcuini, c. xii, Migne, 1, 103).
4) « Uumego adolesceiisKomam perrexi et ibi aliquantosdies idemPetrus
fuit qui in palatio vestro docens grammaticam claruit » (Migne, I, 314 c). Pierre
de Pise vint à la cour de Charles avec Paul Diacre (cf. notes). El c'esl bien
par la grammaire que devaient commencer les études des clercs : « Initiandi
ergo sumus in grammatica, deinde in dialectica, postea in rhetorica. Quibus
in&trucli ut armis, ad sludium philosophisB debemus accedere » [Ad spwia
Bedx, Migne, 1, 1178 d).
5) Nobilis exinde est animée natura sagacis
i
LUCRÈCE DANS hX TriÉOLOGllil CHRÉTIENNE 127
lion de cet auteur'. Gomment admettre une telle ignorance chez
celui qui possède et étudie Lactance, Priscien, Servius, etc.?
Pour proscrire Lucrèce plus sévèrement encore que Virgile %
rélève de Bède avait des raisons qu'il faut mettre en lumière.
Pendant longtemps, à la cour et dans les écoles de Charles,
Espagnols et Saxons se disputèrent la prééminence. Les premiers,
qui avaient leur philosophie, leur liturgie^ et leur chronologie ' ,
Atque potens sensu cernere cuncla suo
QucC mare, quœ terras (Migne, II 647, c).
Lucrèce avait dit (II, 840) :
Nec minus hoc animum cognoscere posse sagacem
Quam quce sunt aliis rébus privata notare.
1) Huic sophiae spécimen, studiura, sedemque librosque
Undique quos clarus collegerat ante magister.
lUic invenies veterum vestipia patrum
Quidquid habel pro se Latio romanus in orbe,
Grœcia vel quidquid transmisil clara latinis,
Hebraïcus vel quod populus bibit imbre superno,
Africa lucitluo vel quidquid lumine sparsil ;
Quod pater Hieronymus, quod sensit Hilarius atque
Ambrosius preesul, simul Augustinus et ipse
Sanctus Athanasius, quod Orosius edit Avilus :
Quidquid Gregorius summus docet et Léo papa
Basilius quidquid, Fulgentius atque coruscant.
Cassiodorus item, Chrysostomus atque Joaunes
Quidquid et Althe'.mus docuit, quid Beda magister
Quœ Victorinus scripsit, Boetius, atque
Historici veteres, Pompeius, Piinius, ipse
Acer Aristoteles rhetor quoque TuUius ingens.
Quid quoque Seduiius vel quid canit ipse Juvencus.
Alcimus et Glemens, Prosper, Paulinus, Arator,
Quid Fortunatus, vel quid Lactantius edunt;
Quod Maro Virgilius, Statius, Lucanus et auclor
Artis grammaticse, vel quid scripsere magistri,
Quid Probus atque Phocas, DonatusPriscianusve,
Servius, Euticius, Pompeius, Comminiaiius.
Invenies alios pcrplures '>■, lector, ibidem
Egregios studiis, arte et sermone, magistros.
Plurima qui claro scripsere volumina sensu :
Nomina sed quorum presenli in carminé scribi
Longius est visum quam plectri postulet usus.
(De Pontif. et S. Ebor. Ecdes., v. 1530-1564.)
2) V. plus loin, note 1, p. 130.
3) La liturgie mozarabique. — Cf. .Migne, Patrol. lat., vol. LXXVIII et
LXXIX, (à la suite des œuvres de saint Isidore).
4) L'ère espagnole fui enfin adoptée sous Louis le Pieux (Maurice Prou,
Paléographie, p. 82).
a) Lucrèce est-il de ce nombre? On verra plus loin les raisons qu'il y a de le
supposer.
128 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
étaient représentés par deux hérétiques habiles et remuants,
Élipandde Tolède et Félix d'Urgel, et s'appuyaient précisément
sur l'œuvre de saint Isidore*, imbu, en physique, des doctrines
de Lucrèce « l'hérétique' ». — Disciple de Bède et défenseur des
idées romaines', Alcuin eut mission d'arrêter cette nouvelle
hérésie*. Dans la lutte, il mit bien hors de cause les doctrines
de saint Isidore^ : mais n'alla-l-il pas plus loin et n'essaya-t il
1) C'est de lui que se réclame Félix d'Urgel, lorsqu'il écrit : « Hispaniae
doctores Christum adoptivum (Dei Filium) soliLos esse nomiaare » (Alcuin,
Adv. Elipand. Epist., Migne, II, 242 d). — Élipand de Tolède fait de même
(Alcuin, Adv. Elip., 1. III, Migne, II, 274 et 285) et s'attire cette réponse d'AI-
cuin : « Nusquam (in Isidoro) de Redemptoris nostri humanitate adoptionis
n ïtnen exaratum invenimus » {Adv. Elip., 1. II, c. viii).
2) C'est de Rome que Bède était venu en Angleterre; Alcuin revenait aussi
de Rome lorsque l'Empereur, défenseur du pontife romain, l'appela à sa cour.
3) « Ad confutandos errores Felicis et Elipanti, Carolus opéra Alcuini indi-
guit, illumque in hune flnem ut reditum ex Auglia acceleraret, permovit »
(Froben, Vita Alcuini, Migne, I, 50).
« Dum Alcuinus in palria sua morabatur, tumultus Felicis episcopi Urgellitani
nova dogmata in Francia, atque Elipanti aliorumque episcoporum illi adheeren-
tium adversus veritatem catholicam molimina in Hispania excitavere. Pro se-
dandis hisce turbis compescendisque in Ecclesia ei regno hisce tumultibus,
nihil non egit rex christianissimus Carolus. Consilium ergo in hune finem cum
Adriano, sumrao pontifice, cum episcopis totius regni... initurus, nullius quam
Alcuini operam in illa conlro v^ersia exstinguenda utiliorem fore exislimavit » (Ibid. ,
p. 58).
4) « Tertia quoque nobis de Hispania, quaeolim tyrannorum nutrix fuit, nunc
vero schisniaticorum, contra universalem sanclae Dei Ecclesiae consuetudinem,
de baptismo qusestio delata est » (Aie, Epist. 90, Migne, I, 289 d).
5) « Beati itaque Isidori, clarissimi doctoris non solura Hispaniee, verum
etiamcunctarum latinas eloquentiee Ecclesiarum, perplurimalegebamus opuscula
et in magna habemus veneratione : in quibus nunquam de Redemptoris nostri
humanitate adoptione nomen exaratuna invenimus » (Adv. Elipand., 1. II,
c. viir, Migne, II, 266 a).
« Contra quam impietatem sanctœ fidei professio in symbolo quod beatus
Isidorus in Etymologiis composuit, manifeste pugnat, dicens : « Ergo Dei
Qlius... » (Adv. Heresin Felicis, c. xxx, Migne, II, p. 99). [Le texte cité
comme appartenant au De Etymologiis se trouve en réalité dans le De doctrina
et fide, c. ii.J
« Scimus beatum Isidorum dicere de Christo : « Unigenitus indivinitate, pri-
« mogeiiilDS in humanitate » ; non tamen legimus eum contradicere quod pri-
raogenitus quoque esset in divinilate» (A'iu. E/i/)., 1. II, c. xxi, Migne, II,
256 c).
(f Igitur Beatus Isidorus, cui nihil Hispania clarius habuit, multa nouiina ponit
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 129
pas d'écarter les œuvres de celte lumière de V Eglise d'Espagne si
volontiers citées par les hérétiques'. Il le semble : et si telle fut
son attitude contre saint Isidore, à combien plus forte raison
contre l'Epicurien dont s'inspira souvent rauleurdesA^ymo/o^zes'
et du /)e Natura.
Ce n'est pas que le réformateur des écoles carolingiennes se
dissimule les services que peuvent rendre aux chrétiens les
auteurs profanes ^ : lui-même les avait beaucoup pratiqués ; il
avait, dans sa jeunesse, préféré Virgile aux Psaumes et, plus
tard, donna à ses élèves, comme on le fit à la Renaissance,
des noms anciens. Pour eux, il composa une grammaire qui
devint classique ^ et dans laquelle abondent les citations des
poètes. Mais qu'était tout cela en regard de Tétude des
lettres sacrées* ? Sur la fin de ses jours, il en était venu jusqu'à
de Deo Chrislo in Etymologiis vel aliis scriptis suis, sed in nulio loco invenimus
eum adoplivum vel nuncupativum Deum Dei filiuin ChrisLura nominasse » (Adr,
Elip.Epist., Migne, II, 242 d).
1) C'est du moins ce qui paraîtrait résulter de ce que Charlemagne, peu
après le concile de Ratisbonne contre Élipand (792), demande qu'on apporte en
France les œuvres de saint Isidore. « Hoc religionis dissidium, quod multis
annis Ecclesiae pacem turbavit, pluribus hinc inde scriptis editis, causa sine
dubio fuit Isidori Hispalensis episcopi opéra quserendi atque ex Hispania
afferendi. Elipandus quippe et Félix Urgellitanus inter alios raagni nominis auc-
tores quitus ad patrociniiim vel defensionem erroris utebantur, laudati Isidoris
Hispalensis aiicloritatera non semel appellavere, ut sub tanti viri nomine suse
causas (avèrent » [Prsef. in Isid., ap. Migne).
2) Il cite fréquemment Horace (cf. Migne, II, 887, etc.), Juvéna! (id., Soi, etc.),
Térence (id., 881, etc.), Lucain, etc. — Écrivant à l'Empereur, il se compare à
Virgile écrivant à Auguste (Migne, I, 269 c) et se vante même de l'égaler en
poésie : « Nec me Maro vincit in odis » (Migne, II, 793 6).
3) Hauréau, Philosophie scolaslique, I, 128. — Dans son résumé de Priscien,
Alcuin n'a pas conservé une seule citation de Lucrèce. Ajoutons que Donat
(cf. p. 17) était son maître préféré, et qu'il semble l'avoir compulsé plus soigneu-
sement que tout autre. « Donatus, magislernoster, haecvalde obscure et breviter
tetigit. » En somme, Alcuin en reste au jugement de saint Jérôme (cf. Ep. 43,
Migne, 1, 209 a; Migne, II, 882 b). '
4) « Utinam Evangelia quatuor, non i4^neades duodecim, pectus compleant
tuum, ut ea te vehat quadriga ad cœlestis regni palatium »(Ep. 159, Migne, I,
442 a).
« Discant pueri Scripturas Sacras, ut, setate perfecta veniente, alios docere
possint. Qui non discit in pueritia non docet in senectute... Recogitate nobi-
lissimum nostri temporismagistium Bedam presbyteium, quale hobuit injuven-
130 REVUE DE l'uISTOIHE DES RELIGIONS
interdire la lecture du doux Virgile ' : à combien plus forte raison
celle de l'hérétique Lucrèce ?
Les prédécesseurs l'avaient appelé à leur aide, parce que son
poème traite des questions physiques, pour commenter YEcclé-
siaste. Alcuin n'abandonna pas leur sentiment sur l'étude et le
commentaire des Livres sacrés ^ mais il eut grand soin de mettre
ses élèves en garde contre Tintroduction des idées épicuriennes
dans le commentaire de VEcclésiaste ' ; il lui semblait si impor-
lute discendi studium » {Epit. 14, Ad fratres Wiy^ensis Ecdesise, Migne, I,
164 d).
« (Sapientia) in virgiliacis non invenietur mendaciis, sed in evangelica af-
fluenter reperietur veritate » (De animœ ratione, XIV).
« Unde, sanctissimi patres, exhortaminijuvenes vestros utdiligentissime catho-
licorum doctorum discanl traditiones et catholicae fidei rationes omni intenlione
apprehendere studeant, « quia sine fide Deo impossibile est placera » (Hebr.,
XI, 6). Nec tamen sœcularium litterarum contemnenda est scientia, sed quasi
fundamentum teneree aetati infantium tradenda est gramraatica aliaeque philo-
sophicfB subtilitatis disciplinée, quatenus quibusdam sapientiae gradibus ad altis-
simum evangelicae perfeclionis culmen ascendere valeant, et justa annorum
iiugmentum sapientiae quoque accrescant divitite » {Ep. 225, Ad fratres in Hi-
bernia, Migne, I, 502).
1) Mais les élèves lisaient le poète en cachette : voir dans l'École calligraphi-
que de Tours le récit qu'en a fait M. L. Delisle, d'après les biographes d'Al-
cuin (p. 21); voir aussi Monnier, Alcuin, p. 261, et Froben, Vita Aie. (Migne,
I, p. Lxvi). Saint Jérôme, en Palestine, s'était vu en songe damné pour avoir
préféré Cicéron à la Bible (de même Vilgard). — Lucrèce eut-il le même sort?
Nous le verrons en étudiant son influence sur Raban.
2) « In bis quippe generibus tribus philosophise (physica, logica, ethica) etiam
eloquia divina consistunt. — Nam aut de natura disputare soient, ut in Genesi
et Ecclesiaste; aut de moribus, ut in Proverbiis et in omnibus sparsim libris ;
aut de logica, pro qua nostri theologi sibi vindicant, ut in Canticis Canticorum
et sancto Evangelio » (Aie, De Dialectica, c. i, Migne, II, 952 c).
« Salomon... tria volumina edidit : Proverbia, Ecclesiasten, Cantica Cantico-
rum... In Ecclesiaste vero, malurae virum œtatisinstituens, nequidquamin mundi
rébus putet esse perpetuum, sed caduca et brevia universa quœ cernimus...
Haud procul ab hoc ordine doctrinarum et philosophi sectatores suos erudiunt,
ut primum ethicam doceant, deinde physicam interpretentur, et quem in his,
profecisse perspexerint, ad theologiam usque perducant » {Comm. inEcclesiat.
c. 1, v. 1, Migne, I, 668d).
3) « Concionator verax illudex tentatione carnali intulit et hocpostmodum ex
spirilaU veritate defînivit {Hierom.et Greg. Dial. IV). Hasvero diversashumanœ
mentis opiniones diligenter hujus libri lector intelligat...et caveat ne in Epicuri
dûgmata cadat ex hujus hbri lectione » (Aie., In Eccles., Migne, I, 671 d).
« Vade ergo et coniede in la-titia panem tuum et bibe in gaudium viuum
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 131
tant de le faire qu'il y revient expressément à la fin de son Com-
mentaire *.
D'autres raisons encore expliquent le silence d'Alcuin sur Lu-
crèce.
Le poète est un ancien par rapport au siècle d'Auguste : un
archaïque, selon l'expression de Quintilien et de Tacite. Isidore
de Séville ne s'en effrayait pas' : mais Alcuin pensera tout au-
trement, lui qui use des lettres profanes surtout pour former le
style, et qui prétend, dans ses œuvres, ég^aler Virgile •'.
Cependant un élève de Tours, qui semble bien s'inspirer d'Al-
cuin, imitera Lucrèce. Dans un poème bizarre*, qui tient de l'ana-
gramme et de la mosaïque, Raban Maur reprend les synalèphes
de Lucrèce ^ Il est vrai que ce procédé de versification avait été
tuum, quia placent Deo opéra tua. » — « Melius haec omnia, sicut sxpe dix'imus,
spirilaliter inlelliguntur quam carnaliter, ne forte in Epicari dogma ruamus,
qui beatam feslirnavit vitam corporis delectalionibus frui ; nisi forte, con-
cionaloris more, aestimemus Salomonem vulgi verba et sensus ex sua persona
proferre. Dicamus altiori sensu : quia didicisti priori sententia quod morte omnia
flniuntur, et in inferno non sil pœnitentia fructuosa, nec aliquis virtutis recur-
sus; dum in isto saeculo es, festina, contende, âge penitentiam; dum habes
lempus, labora » (Aie, In Eccles., c. ix, v. 7, Migne, I, 704).
1) Iste liber varios sensus sermone patescit
Diverses hominum, quid cuinam piaceat.
Quem tuus, o juvenis, tanto moderamine sensus
Periegat, Èpicuri ne ruât in foveam.
(^Aibini ad lect. in fine Com. in Eccles., Migne, I, 720 b.)
2) Ainsi il adopte le mot effigix (au lieu de effigies) qui n'est employé que
par Plante et Térence :
«Nomismaest solidus aureus velargenteus sive eereus, qui ideo nomisma di-
citur quia nominibus principum eftigiisque signabatur » (Is., Etym., XVI,
c. xviu).
« Ipse quoque nomisma vocatur pro eo quod nominibus principum effigiisque
signetur » (Etym., XVI, c. xxv, 14).
Sur l'archaïsme de Lucrèce, cf. Comparetti, Virgilio nel média œvo.
3) Nous l'avons vu se comparer à Virgile (Ep. 244j.
4) De laudibus Sanctœ Crucis, Migne, I, 146 et suiv.
5) « Feci quoque et synalœpham aliquando in scriptu in opporfunis locis
synalœpharum, quod et Titus Lucretius non raro fecisse invenitur » {Prologus
de laudibus Sanctœ Crucis, Migne,!, 146).
132 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
signalé par Bède', dont Alcuin loue fort la métrique*. Mais Bède
s'était contenté de nommer Lucrèce ; Raban dit avec plus de
précision : « Titus Lucrelius^ «.Faut-ilen conclure qu'iladirecte-
ment consulté le De Natura Rerum et pris au titre d'un ma-
nuscrit le prénom de Titus que nous n'avons rencontré nulle
part ailleurs à cette époque? Hypothèse d'autant plus probable
que tous les manuscrits anciens de Lucrèce datent précisément
de cette période*; Fun d'eux provient même de l'Eglise' de
Mayence, dont Raban fut évêque : il est l'œuvre d'un copiste de
l'école calligraphique de Tours fondée par Alcuin^, et fut soi-
gneusement corrigé par un copiste saxon'. Dans ces conditions,
il y a tout lieu de conclure que Raban l'eut en mains.
i) « Synalaepha : coUisio vocalium adjunctarum vocalibus ut : « atque ea
diversa penitus dum parte geruntur » (Isid., Etym., I, c. xxv). — Cf. Bède,
note 3.
2) (Beda)... nec non metrorum condidit arlem
De quoque Temporibusmira ratiooe volumen
Quod lenet astrorum cursus, loca, tempora, leges.
(Alcuin, De Pontif. Ebor., v. 1306.)
3) En quelques vers placés en li-te du poème, Alcuin recomnaande au pape
Adrien cette œuvre de son élève :
Hune puerum docui divini famine verbi
Ethicae monitis et sophiae studiis.
(Raban, Migne, I, 138.)
Ebert [Hist. de la littéral, au moyen âge en Occident. Trad., t. II) attribue à
Raban ces vers mis dans la bouche d'Alcuin : l'important, pour nous, est que
dans ce poème, œuvre de jeunesse, Raban se soit inspiré de Lucrèce, sans
être désavoué par son maître.
4) Ces Mss. sont au nombre de quatre : ils ont été copiés entre le ix« et le
x» siècle (v. Châtelain, Paléographie des classiques latins, vol. IV).
5) Mss. du ix« siècle (Vossianus) actuellement à la bibliothèque de l'Univer-
sité de Leyde. Au f° 1, on lit : « Iste liber pertinet ad Librariamsancti Martini,
Ecclesiae Magunti (ensis). »
6) V. L. Delisle, L'École calligraphique de Tours.
7) A son école de copistes, Alcuin avait adjoint une école de correcteurs,
qui corrigeaient les manuscrits d'après certains exemplaires types, probable-
ment réunis dans la bibliothèque de l'Empereur. Les abbayes profilaient du
passage d'Alcuin pour obtenir ces corrections : ainsi, s'arrêtant avec Charle-
magne à Sainl-Riquier, dont son élève Angiibert était abbé, Alcuin corrige une
légende de Sainl-Riquier (799) (Monnier, Alcuin, p. 250). — Charlemagne recher-
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 133
Nous savons d'ailleurs que d'autres manuscrits de Lucrèce
existaient dans des abbayes dirigées par des disciples d'Alcuin* :
la proscription n'alla donc pas jusqu'à supprimer l'œuvre de
l'Epicurien. Disons plus : elle n'empêcha même pas certaines
théories épicuriennes de se glisser dans les écrits d'Alcuin ou
dans des livres qui lui sont attribués. On voit reproduite, dans un
commentaire sur saint Paul, une théorie sur le temps ^ qui est
évidemment épicurienne : ailleurs se trouve un long passage
sur la vision que l'on peut rapprocher de l'ensemble de la théorie
épicurienne* ; enfin, dans un opuscule contemporain, la distinc-
tion entre animus et anima est soigneusement exposée*. Si ces
chait avidement les manuscrits, partout où il passait : comment admettre qu'il
n'ait pas recueilli un seul Lucrèce?
1) V. le catalogue de la bibliothèque de Corbie, etc., p. 153.
2) « Unde quidam philosophorum non putant esse tempus prœsens, sed aul
praeteritum ant futurum; quia omne quod loquimur, agimus, cogitamus, au!
dum fit, praelerit, aut, sinondum factum est, expectalur »{In Epist. sancti Pauii
ad Titum, v. 1, Migne, I, 1011 6; — cf. Hieronymus, In eamdem).
Tempus item per[se non est, sed rébus ab ipsis
Consequitur sensus, transactum quid sit in aevo
Tum quae res instet, quid porro deinde sequalur;
Nec per se quemquam tempus sentire fatendum
Semotum ab reriim molu placidaque quiele.
(Lucr., I, 459.)
3) « Tria sunt gênera visionum, unum corporale, aliud spirituale, tertium in-
tellectuale. Corporale est quod corporels oculis videtur. Spirituale est quod,
remota corporalivisione, in spiritu solo per imaginationem quamdam cernimus ,
sicut cum forte quidlibet ignotum oculis perspicimus, statim ejus rei imagi
formatur in spiritu, sed prius non apparet illa spii'itualis imaginatio quiiru
corporalis allata sit intuitio. Intellectuale est quoi) sola mentis vivacitate con-
sideramus, veluti cum scriplum legimus : « Diliges proximum tuum sicut teip-
sum » (Math, xix, 19). Litterae autem corporali visione leguntur, el proximus
spirituali imaginatione rememoratur, et dilectio sola mentis ;intelligentia (Aie.
Ep. 204, Migne, I, 478 c). Cf. Raban, De Universo, 1. 111, in fine.
4) Dans le Disputatio puerorum :
« Interrogatio. Anima unde nomen accepit? — Resjionsio. A gentilibus a) enini
anima nomen sumpsit, eo quod ventus sit, unde et graece anemos dicitur,
quod, ore trahentes aerem, vivere videamur : sed aperte falsum est... qui.i
multo prius gignitur anima quam concipi aer possit, quia jam in genitric:.-
utero vivit, et ideo non est aer anima, quod putaverunt quidam, quia noa
potuerunt incorpoream ejus cogitare naluram... — Inter Inter animum et ani-
a) Isid. avait dit : a ventis.
134 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
textes ne démontrent pas précisément qu'Alcuin et l'auteur de
la Dispiitatio se soient directement inspirés de Lucrèce, ils prou-
vent du moins que l'un et l'autre ont admis certaines parties
de ses doctrines et, par conséquent, subi son influence.
Cette influence reparaît beaucoup plus considérable chez
l'élève direct d'Alcuin,, Rahan Maur,
IV
INFLUENCE DE LUCRECE SUR RABAN MAUR
Alcuin avait suivi, pour Lucrèce et l'Epicurisme, la tradition
de Bède : Raban Maur continua, au contraire_, colle de saint Isi-
dore. Avec le successeur d'Alcuin, la physique de Lucrèce et
quelques principes de sa métaphysique elle-même vont pénétrer
dans renseignement théologique et philosophique des écoles
carolingiennes.
Rien n'est d'ailleurs changé dans le cadre de l'enseignement.
Raban, comme ses prédécesseurs, divise les philosophes' en
mam quid interest? — JResp. Animus idem est quod ei anima : sed anima
vitse est, animus consilii. Unde dicunt philosophi eliam sine animo vitam manere
et sine mente durare animam, unde et amentes. Mens autem vocataquodeminet
in anima (vel quod meminit)... tanquam caput ejus vel oculus. Unde et homo
ipse secundum raentem imago Dei dicitur » (Aie, Migne, II, 1103, 1104).
idnter. Quare sensusvocanlur? — Resp. Sensus sunt dictiquia per eos anima
subtilissime totum corpus agitai vigore sentiendi unde et... — Inter. Quid est
visus?... — Resp. Visumautemfieriquidamasseverantaut extrema aetherialuce,
aut interno spiritu lucido per tenues vias a cerebrovenlentes, alque, penetratis
tunicis in aère exeuntes, et tune commistione similis materiae visum dantes...
Visus est dictus eo quod sit vivaeior cœteris sensibus ac prœstantior si ve veiocior.. .
« Tactus dictus eo quod pertractet et tangat et per omnia membra vigorera
sensus aspergat. Nam tactu probamus quidquid cœteris sensibus judicare non
possumus » {Id., p. 1105 et suiv. ; — cf. Isid., Etym., 1. XI, c. i).
Ailleurs, le même auteur parle de spiritus vitales, oculorumforamina, etc., et
distingue trois sortes d'esprit : spiritus qui cavne non legitur — spiritus qui carne
tegilur sedcum ea nonmoritur — spiritus qui cum carne moritur {id., 1107).
Ces distinctions ont leur importance, surtout si l'on se reporte à l'ouvrage de
Claudianus Mamertus, à certains passages de Raban-Maur (cf. p. 145, note 4)
et aux doctrines de quelques hérétiques.
1) « Philosophi triplici génère dividuntur, nam aut physici sunt, aut ethici,
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE i3o
moralistes, log-iciens et physiciens. « Ceux-ci traitent des mêmes
sujets que la Genèse et VEcclésiaste\ et certains poètes font de
même, témoin Lucrèce', dont l'œuvre, écrite en vers comme les
Psaumes, les Paraboles et VEcclésiaste^^ est, par conséquent,
philosophique en même temps qu'exégétique * ».
Voilà Lucrèce classé : sera-t-il permis de puiser dans son œu-
vre?
Étant philosophe, il est hérétique % car les hérétiques n'ont
aut logici... Pbysici dicti, quia de naturis tractant : natura quippe graece phy~
sis vocatur « (Raban, De Univ., 1. XV, c. i).
1) « In Physica igitur causa quserendi, in Ethicaordo vivendi, in Logica ratio
intelligendi versatur. In quibus videlicet generibus tribus philosophite divina
eloquia consistunt. Nam aut de natura dispulare soient, ut in Genesi et in Ec-
clesiaste... » {Ibid., Migne, p. 416 b).
2) « Exegemalici, id est enarrativi, poematisspecies sunttres, angelilicae, his-
toricœ, didascalica?. Angeiiticaest quà sententiae scribuntur, ut est Theognidis
liber et Monastica Albini, quae species in plurimis poematibus sparsira posita
reperitur. Item chrice eidem depuLantur. Historica est qua narrationis genea-
iogiee componuntur, ut est metruuj de generatione mundi, et situ, et qualitate
diversarum gentium et liber Alcuini et his similia. Didascalica est, quâ com-
prehenditur philosophia Empedoclis et Lucretii. Iteui astrologia et pbœnomena
Arati etCiceronis, et Georgica Virgilii et his similia » (Raban. Excerpta de avte
fjrammatica Prisciani, in fine, Migne V, p. 670).
3) u Poematos gênera sunt tria : aut enim Kctivum vel imitativum, aut enar-
rativum vel enuntiativum, aut commune vel mixtum. Exegeticon vel enar-
rativum est in quo poeta ipse sine uUius personee interlocutione, ut se habent
très Georgici libri et prima pars quarti. Item Lucretii carmina et ccetera his
similia » (Raban, Excepta de arte gr. Prise, Migne, V, 667 c).
4) <■<■ Exegematicon est vel enarrativum in quo poeta ipse loquitur sine ullius
interpositionepersonae, ut se habent très libri Georgici toti et prima pars quarti.
Item Lucretii carmina et his similia : quo génère apud nos scriptae sunt Para-
bolae et Ecclesiastes : quae sua iingua, sicut et Psalterium, métro constat esse
conscripta » (Raban. De Vniverso, I. XV, c. ii).
(Sur l'origine de ces passages, v. Bède : Ai'S metrica, Migne, I, 174; —
Isidore, Êtymologies ; — Priscian, Ars gramtnatica ; — Diomède, Ars gram-
inatica, K. III, 482; — Dosithée, K. VII, 428; — Lactance, De Inst. div., 1,
c, xxv; — Quintilien, Vitruve. etc.)
5) « Divisi sunt autem ipsi philosophi in hjeresibus suis, habentes quidam
nomina ex auctoribus : ut Platonici, Epicurei, Pythagorici.... Hi pbilosophorum
errores etiam apud Ecclesiam induxerunt haereses.... Et « ut anima interire
dicatur » Epicurus observât, et '< ut carnis restitutio negetur » de vana omnium
pbilosophorum schola sumitur. Eadem materia apud haereticos et philosophos
volutatur, iidem relractaîus iuiplicantur... >< (Raban, De Universo, 1. XV, c. i>
p. 414-416).
136 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
pas fait autre chose qu'apporter à lÉglise les doctrines philoso-
phiques '. De plus, le poêle est disciple de cet Épicure que les
philosophes eux-mêmes appelaient « pourceau^ » et qui s'est roulé
dans la fange des voluptés corporelles' ; il a écrit contre la super-
stition, etc. Les griefs contre lui sont nombreux.
Ce n'est cependant pas une raison pour négliger celles de ses
théories qui pourraient servir aux chrétiens*. Sur la légitimité
1) (< Haeresis graece ab electione vocatur, quod scilicet unusquisque id sibi de
haeresi et schismate eligat, quod raelius illi esse videtur, ut philosophi peripate-
tici, academici, et epicurei et stoici, vel si qui aliiqui perversum dogma excogi-
tantes, arbilrio suo de Ecclesia recesserunt » (Raban. De Universo, 1. IV, c.viii;
— cf. De clericorum institutione, 1. II, c. lviii).
2) « Epicurei dicti ab Epicuro, quodam philosophe amatore vanitatis, non sa-
pientiae, quem etiam philosophi porcum nominaverunt : quia se volutans in
cœno, carnalem voluptatem corporis summum bonum asseruit. Qui etiam dixit
nulla divina providentia instructum esse aut régi mundum : sed originem re-
rum atomis, id est insecabilibus ac solidis corporibus assignavit, quorum for-
tuitis concursionibus universa nascanluret nata sint. Asserunt autem Deum ni-
hil agere, omnia constare corporibus, animam nihil aliud esse quam corpus.
Unde et dixit : « Non ero posteaquam mortuus fuero » (Raban, De Univ.,
1. XV, c. i; —cf. Isid.).
3) « Superstitio dicta eo quod sit superflua aut superstituta observatio. Alii
dicunt a senibus, qui multis annis superstites per aetatem dehrant et errant su-
perstilione quadam, nescientes quae veteres colunt aut quœ velerum ignari
asciscant. Lucretius autem siiperstitionem dio.it superstantiam reriim, id est
cœlestium et divinorum quae super nos stant : sed maie dicit. Hsereticorum
autem dogmata ut facile possint agnosci, causas eorum vel nomi..a demons-
trari opportet » (Raban, De Univ., 1. IV, c. viir; — cf. id., Migne, VI, 690 6).
— Cf. Isid., Etym., 1. VITI, c. m; — Lact., Inst. div., 1. V, c. xxviii.
Mais la pensée de ce dernier auteur s'est singulièrement transformée avant
d'arriver jusqu'à Raban. Lactance louait la définition de Lucrècequi attaquait le
polythéisme : Raban la blâme et ne cite plus l'Epicurien à propos de celle de la
religion (Raban. De Univ., 1. IV, c. iv).
4) « Illud adhuc adjicimns quod philosophi ipsi qui vocanlur, si qua forte
vera et fidei nostrae accommodata in dispensationibus suis seu scriptisdixerunt,
maxime Platonici, non solum formidanda non sunt, sed ab eis etiam tanquam
injustis possessoribus in usum nostrum vmdicanda. Sicut enim .(4ilgyptii non
tantum idola habebant et oneragravia, quœ populus Israël detestaretur et fuge-
ret, sed etiam vasa atque ornamenta de auro etargento, etvestem, quae ille po-
pulus exiens de ^Egypto sibi tanquam ad usum meliorem clanculo vendicavit...
sic doctrinx omnes gentilium... superstitiosa fjgmenta... habent... Nonne
aspicimus qu&nto auro et argento et veste suffarcinati exierunt de iEgypto
Cyprianus et doctor suavissimus et martyr bealissimus. Quanio Lactantius,
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 137
de ces emprunts, Raban reprend la théorie de Lactance, d'Au-
gustin et d'autres. On peut puiser en leurs poèmes, pourvu qu'on
les traite comme les captives d'Israël: qu'on leur coupe de près
les ongles et qu'on les rase entièrement*.
En d'autres termes, il faut les interpréter aliégoriquement».
C'est ainsi qu'après avoir condamné la chair au sens propre
quanto Victorinus, Optatus, Hilarius ? quaiUo innuoierabiles grammatici ? ,.
(Raban, De clericoruin institut ioîie, J. III, c. xxvi).
Augustin avait écrit (De doctrina christiana, 1. II, lx) ; « Ptiilosophi autem
qui vocantur, si qua forte vera eLQdei nostrae accommodata dixerunt, maxime
Pialomci, non solum formidanda non sunt, sed ab eis etiam tanquam injustis
possessonbus m usuin nostnun vindicanda. Sicut enim yËgypUi non solum
idola babebant et onera gravia quae populus Israël detestarelur et fugeret, sed
euam vasa alque ornamenta de auro et argento et vestem quae ilie populus
exiensde ^gypto sibi poims, tanquam ad usuinmeiiorein,cla,nc\i[o vindicavit...
Nam quid aliud lecerunt multi boni ûdelesnostn? Quanto auro et argento"
exierit de ^gypto... Lactantius; quanto Viclorinus, Optatus, Hilarius, ut de
vivistaceam, quanto maumerab.les Grseci... Injmti sunteaim (gentiles) pos-
sessores sciealiarum ».
Notons en passant que Victorinus composa un De Physicis contre les philoso-
phes qui attaquaient la Genèse (Mai., Script. Veter. nova collect., t. III).
1) « Poemata autem et Iibros geutilium si velimus propter flore.n eloquentise
légère, typus muliens captivtE tenendus est, quam ûeuleronomium describit; et
Dominum ita prœcepisse commémorât, ut si Israélites eam habere veliet uxorém,
calvitium ei faciat, ungues prsesecet, pilos auferat, et cum munda fuerit effecta,'
tune transeat m uxoris amplexus. Haec si secundum litteram intelligimus, nonne
ridiculasunf?ltaqueetnoshocfaceresolemus, hocque facere debtmus quando
poetas gentiles leyimus, quando in manusnostras veniunt libri sapientiee seecu-
iaris: si quid in eis utile reperimus, ad noslrum dogma convertimus; si quid
vero supertluumde idolis, de amore, de cura seecularium rerum, haec radamus,
lus calvitiem inducamus, baec m uuguiummorelerroacutissimo desecemus -> (Ra-
ban. De dericorum institutione, 1. iil, c. xvui). - C'est la règle qu'avait appli-
quée Raban en imitant Lucrèce dans son poème des Louanges delà Croix.
2) Potest etjuxta allegona; regulam in auro idolotytho hxreticorum et philo-
sophorum doctrina accipi, qu* spiendore nitet eloquenliœ etcuriosorum per om-
lua se portendit ruinœ. Qui autem ejus amore captus non praecavet iatentis
nequitiae insidias, errons et peccatorum iaqueis constrictus perpétuas decidet
lu pœuas a »(Com. inEcclesiasticum, 1. Vil, c. vij. -Allegona vero aliquid in
se plus conuuet quod per hoc quod loqueas de rei veritate ad quiddam dat
inleliigendum de tidei puritale, et sancLse Ecclesiœ mysteria sive praesentia,
sue lutura, aliud dicens, aliud signiUcans, semper autem figmentis et velati's
oit'Uiiit » [Atieg. in Script. Sacrum, Migne, VI, 8i9 6).
a) L"idée est de Lactance.
J38 REVl'E DE l'fIISTOIRE DES RELlGIOiNS
(comme l'entendent les Épicuriens, sans doute), on peut en faire
l'éloge au sens allégorique'.
Ce. qui pi^écède explique pourquoi Raban, loin de proscrire
Lucrèce (comme avait fait Alcuin), puisa souvent dans son œuvre,
soit pour commenter YEcclésiaste et la Genèse, soit pour éclaircir
les questions de physique qui touchent au dogme chrétien. Toutes
les fois qu'il la rencontre chez saint Isidore, il reprend la tradi-
tion épicurienne, et souvent y ajoute.
Laissons de côté les nombreuses imitations qui n'ont qu'une
valeur littéraire'^ : n'insistons pas non plus sur quelques citations
empruntées à Lucrèce (ou à d'autres qui l'avaient cité) pour ex-
pliquer le sens de certains mots; bornons-nous à étudier cette
influence en exégèse, en physique et en métaphysique.
L'œuvre exégétique de Raban est considérable : elle embrasse
1) « Caro, juxta alltgoriam, aîiquando significat exleriorem hominem, ali-
quando litteram legis et carnalem sensum, aîiquando sapientiam humanam qucc
contraria sentit Deo » (Raban, De Univ., 1. VI, c. i, Migne, V, 142 c).
« Bona est caro nostra et valde bona, utpote a solo et bono Deo condita; et
nonestmala, ut volunt Sethianus et Opinianus et Patricianus : nec mali causa,
ut docuilFiorinus; nec ex maloet bono compacta, ut Manichteus blasplieinal »
(Raban. De univ., 1. IV, c. x, Migne, V, 103 b).
2) (De Univ., 1. VU, c. ii) : « Patratio enim est rei veneriae consummalio.
Lucrelius :
Et bene patratio patrum. »
Cf. — Et bene parla palrum iiunt anademata, mitree. (Lucr., IV, 1121.)
« Aratrum ab arandoterram vocatum, quasi araterium. Vomer dictas, quod vi
humana eruat, seu ab evomendo terram. De quo Lucretius :
, . . uncus aratri
Ferreus occulte decrescit vomer in arvis. »
(I^aban, De Univ., 1. XXII, c. xiv.— Lucr., l, 314.)
« Rola quod quasi ruât : est enim machinade quaellumine aqua exlrahilur.
Lucretius :
In fiuvios versare rotas atque haustra videmus. »
(Raban, De Univ., 1. XXII, c. xv. — Lucr., v. 517.)
« Accusativus si as fuerit lerminatus et a genitivo singulari venerit os finito,
corripilur, ut arcados, arcadas. Lucretius :
Lampades igniferas manibus retinentia dextris. »
(Raban, Excerptade arte Prise, Migne, Y, 644. —{Lucr., II, 25. Etc.)
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 139
presque toute la Bible. L'importance qu'il donne à rallog-orie et
sa façon de la comprendre le font recourir plus souvent que ses
prédécesseurs immédiats à l'œuvre des philosophes et des gen-
tils : Lucrèce n'est pas oublié*.
Mais il est surtout mis à contribution pour la physique : les
explications épicuriennes^ étaient faciles à comprendre, et ce
fut sans doute une des raisons qui les firent accepter à cette épo-
que où l'on multiplie les traités de physique' pour commenter
le sens spirituel et mystique des Écritures*.
Dans ce but, Raban parle d'abord des quatre éléments, allé-
goriquement représentés par les quatre animaux symboliques
d'Ezéchiel qui figurèrent les quatre Évangélistes -' ; puis il
décrit, d'après Lucrèce, la terre aux profondeurs de laquelle
1) Cf. Migne, III, 739 (sur l'origine des religions) ; — id., 740 b : Comm. in
SapienL, i. III, c. m (sur Gérés). — Pour se faire une idée exacte de la façon
dont se transmettaient les idées à cette époque, on peut comparer Raban, De
Univ., I. XV, c. VI. — Isid., Etym., 1. VIII, c. ii. — Aug., Civ. Dei, I. Vlil,
c, n. — Ovid. Fast., IV, 25. — Lucr., II, 600... (et la liste n'est pas complète).
11 n'est pas possible de mettre ici en regard tous ces textes : mais il suffira
de s'y reporter pour voir combien il faut examiner attentivement un texte
avant de déclarer qu'il provient directement d'un ancien, et comment se trans-
mettaient alors les idées anciennes.
2) Pour chaque phénomène terrestre ou céleste, Lucrèce propose, comme
Épicure, deux ou trois explications, au choix du lecteur.
.V 3) Rappelons le De Natura Rerum dlsïdore de Seville, outre ses Ètymologies, et
le De Naturis de Bède, etc. Vincent de Beauvais appelle De Naluris Rerum le
De Universo de Raban-Maur (Hauréau, P/ti/osop/ue scolastique, I,p. 141, note).
Dans un catalogue de l'abbaye du Bec, M. Ravaisson signale un De Naturis
iierwn de Raban (F. Ravaisson, Rapport sur les Bibliothèques de l'Ouest, p. xii,
et Append., p. 391). La Bibliothèque Nationale (fonds Boutier, 10) possède un
De Universo dont le titre est : Rabani Mauri de naturis rerum et verborum
proprietatibus et de mystica rerum significatione.
4) <( Posteaverode cœlestibus et terrestribus creaturis, non solum de natura,
sed etiam de viet elfectibus earum, sermonemhabere iastitui : ut lector diligens
in hoc opère et naturœ proprietatem juxta historiam, et spiritualem signifi-
cationem juxta myslicum sensum simul posita inveniret » (De Univ., Praif.,
Migne, V, p. 10 a ; — cf. J. Scut).
5) « Suntquisimpliciter in quatuor animalibus juxLa Hippocratis sententiam
quatuor arbitrantur elementa monstrari, de quibus constant omnia : ignem,
aerem, aquam lerramque » — et il décrit ces quatre animaux d'après Ezéchiel
— (Raban, Comm. in Paralip., 1. II, c. xxviii, Migne, III, 4106). Ailleurs :
140 REVUE DE l'histoire DES RhLIGIONS
s'agite un principe générateur' ; Teau, créatrice de toutes
choses * ; l'air, plus subtil et si ténu que certains philosophes
en voulurent tirer l'âme'; enfin le feu et la foudre, qui ne
« Quatuor enim sunl mundi parles, et omnis creatura visibilis ex quatuor cons-
tat démentis » (Raban, De Univ., 1. XVIII, c. m, Migne, V, 493 b).
i) Terra est in média mundi regione posita, omnibus partibus cœli in modum
centri aequali intervallo consistens : quee singulari numéro totum orbem signi-
6eat, plurali vero singulas partes. Cujus nomina diversa dat ratio... Cujus mo-
tum alii dicunt ventum esse inconcavis ejus, qui motus eam movet. Sallustius :
Venti per cava terrae praecipitati, rupti aliquot montes tumulique sedere. Alii
aquam dicunt genitalem in terris moveri et eas simul concutere sicut vas, ut
dicit Lucretius. » (Raban, De Univ., 1. XII, c. i ; — cf. Lucrèce, 1. I, in fine).
— Cf. Isid., Etym., I. XIV, 1 : Sapientes dicunt terram in modo spongiae esse
conceptumque ventum rotari étire per cavernas... Unde et Sallustius : Venti,
inquit. per cava terrée prœcipitati, rupti aliquot montes, tumulique sedere.
Ergo, ut diximus, tremor terrée vel spiritu venti per cava terrse vel ruinri infe-
riorum motuque undse existit. Sic enim ut Lucauus ait :
...terraque déhiscente
Insolitis... ...tremuerunt motibus Alpes. »
(Isid. De iSalura Rerum, c. xlvi.)
2) « Pluviae dictée eo quod fluant quasi fluvii. Nascuntur enim de terrae etmaris
anhelitu. Quee cum altius elevatae fuerunt aut solis calore resolutee aut vi ven-
torum compressée stillantur in terris. Imbres autem et ad nubes et ad pluvias
pertinent, dictée greeco vocabulo quod terram inebrient ad germinandum. Ex
his enim cuncta creantur. Significant autem pluviae vel imbres dona cœlestia,
et praccepta vel mandata Dei, quee terram, hoc est homines, irrigant et incitant
ad proferendumgermen bonorum operum » (Raban, De Univ., 1. XI, xiv ; — cf.
Isid.).
3) « Ventus est aer commotus etagitatus, pro diversis partibus cœli diversa no-
mina sortitus. — Agitatus autem aer auram facit- Unde et Lucretius dicit aerias
auras » (Raban, De Uriiv., 1. IX, c. sxv, xxvi).
Isidore avait écrit (De Nat. Rerum, c. xxxvi) : « Ve:itus est aer commotus et
agitatus, approbante Lucretio :
Ventus enim fît ubi est agitando percitus aer. »
On voit par là que Raban ne cite Lucrèce que lorsqu'il le juge nécessaire. II
était d'ailleurs sorti de cette théorie de l'air une théorie de l'âme contre laquelle
il proteste : «Anima autem agentilibus nomen accepil, eo quod ventus sit. Unde
elGraeci ventum anemos dicunt, quod ore trahentesaerem vivere videamur; sed
apertissime falsum est, quia multo prius gignitur anima quam concipi aer ore
possit, quee jam in genitricis utero vivit. Non est igitur aer anima, quod puta-
verunt quidam qui nonpotueruntincorporeamejus cogitare naturam » (Raban,
De Univ., 1. VI, c. i, Migne, V, 139).
I
LUCRKCE DANS LA THÉOLOGIii: CHRÉTIENNE Hl
sont que cetair subtilisé et animé d'un mouvement plus violent '.
Si l'on examine attentivement ces diil'érents passages, on y
1) Voici les passages caractéristiques. « Aer est inanilas lumen plurimum
habens admixtum raritatis quam cœlera elementa. De quo Virgilius Longum
per inane secutus. Aer diclus ab eo quod ferat lerram, vel quod ab ea fera-
tur.... liie suhlilis ubi ventosi et procellosi motus non possunt existera...;
iste vero turbulentior... Nam commolus ventos facit: vehemenlius, ignés et
tonilrua; contraftusnubila, cumspissatus pluviam; congelanllbusnebulisnivem...
Unde Aposlolus ait : Sic pugno, non quasi aerem verberans (I Cor., ix), id est,
non inania consectans » (Raban, De Univ., 1. IX, xvii).
« Tonitruum dictum quod sonus ejus terreat. Nam tomus sonus, qui ideo in-
terdum tam graviter concutil omnia, ita ut cœlum di.<cidisse videatur, quiu cum
procellcB vehementissimi venti nubibus se repeiite iuimiserint, turbine inva-
lescenle, exilumque quaerenl, nubem quam excavavil impetu magno rescindit,
ac sic cum horrendo labore fragore defertur ad aures. Tonitruum aiiquando in
Scr pluris divinam vocem significat, ut est illud : Intonuit de cœlo Dominas et
Altissimus dedil vocem suatn {Psal. XVII}; quippe qui erat ingentia sacramenta
locuturus; ait enim Evangelio vox omnipotens Patris : Et clarificavi et iterum
clarificabo [Joan., xii) ; unde multi (sicut ibi iegitur) tonitruum fuisse credide-
runt » etc. (Raban, De Univ., 1. XI, c. xix). — Cf. Isid., Etym., I. XII, «. vin :
«Quiadeo interdum tam graviter concutit omnia, ita ut cœlum discidisse videa-
lur, quia cum procelise vehementissimis venli nubibus se repente immiserit,
turbine invalescente, exitumque quaerente, nubem quam excavavit impetu
magno perscindil ac sic cum horrendo fragore defertur ad aures.— Quod mirari
quis non débet, cum vesicula quam vis parva magnum tamen sonitum displosa
emiLlat. Cum tonitruo autem simul et fulgura exprimit : sed illud celerius
videtur, qui clarum est, hoc aulem ad aures tardius pervenit. »
«Deinde sequunlur tonitrua, quae licet sonitu tardiora sunt, prsecedenti con-
cussi luminis claiitate, pariter tamen cum fulgurc; emilluntur. Sed eorum
sonitus tardius penetiat aures quem oculos splendor fulguris ad instar securis
arborera procul caedeutis, cujus qiiidem anle cernis ictum quam ad aures
pervenial, sonitus » {De Naturis, XXX, 2).
Et ailleurs : « Ideo autem iulminis iclum vim habere majorera quia subtilioribus
elementis factus est quam nosler (ignis), id est, qui nobis in usu est » (Raban,
De Univ., l. IX, c. xix, Migne, V, 177).
« Lucretius autem dicit fi^Iraina ex minutis seminibus conslare, idio penetra-
bilior esse; ubicumque aulem lulmen inciderit, sulphuns ardor emittit » (Lid.,
De Naturis Rer., c. xxx).
11 faut rapprocher de ces citations les passages (Lucrèce VI, 221 330 806
et VU, 111-199} d'où sont tirés ces vers :
Interdum perscissa furit petulantibus auris,
Cum subito valide venli conlecla proaella
Nubibus intors't sese conclusaque ioidem.
Turbine versanli magis ac magis undique nubem
iO
142 BEVUE Di; L*1I1ST01BE DES RELIGIONS
verra (outre l'indication de ia manière dont Raban imite Lucrèce
à côté de saint Isidore) comment il christianise ces théories en y
joignant des citations bibliques. Notons, en passant, à cause
de l'influence que cette idée put avoir sur les théories alchi-
mistes ', le passage où Raban montre l'air se transformant en feu
et en eau.
L'élève d'Alcuin ne borne pas là ses emprunts au système
d'Épicure : après avoir ainsi parlé des éléments, apèrs avoir posé
la question de la pluralité des mondes^ Raban s'étend longue-
Cogituti tiat spisso cava circum.
Post, ubi comminiiit vis ejus et inipelus acer,
Tuii) perterii crépu sonilu dal sciss;i. fragorem
Nec œirum, cum pleiia animœ versicula parva
Ssepe ita dal lorvurii sonitum displosa re[)ente.
Seii tonitruum fit uti posl auribus accipiamus
Fulgere qiiam cernant ociili, quia semper ad aures
Tardius adveniunt quam visum quaj moveant res.
Venlus ubi invasit nubem et versatus ibidem
Fecit ut ante cavam docui spissere nubem.
Inde soniUis sequilur qui tardius adficit aures
Quam qiia' perveniunt ooulorura ad lumina nostra,
Nunc hinc, nuiic illinc fremitus per nubila miLtunt
Quaerentes viam circumversantur et ignis.
{Lucr., VI, V. lil-iyy.;
Cf. Pline, I, 142 : « Fulgetrum prius cerni quam tonitrua audiri, cum simul
Bant, cerlum est; nec niirum, quoniam lux sonitu velocior « (Munro, Lucr.
notes) .
1) « De ces procédés (des Égyptiens) les Grecs faillirent faire sortir une science
en les expliquant par la théorie atomique de Démocrile et de Leucippe... la
mappœ davicula {x" siècle) contient les recettes sur le verre incassable, consi-
déré comme malléable par Pétrone, Pline, Tsidore de Séville, Jean de Salisbury
et le pseudo Lulle » (voir Picavet, La science expérimentale au xin« siècle dans
Le Moyen Age, de novembre 1894).
2) « Alii innumerabiles esse dicunt mundos,ut scribit Democritus, cui pluri-
mum de Physicis auctoritalis vetustas detulit» (Raban, Comm. in Gènes., I, ci).
a) N'oublions pas que Gerberl fut accusé de magie et soupçonné d'être un
d^ ces hérétiques qui, comme les Cathares, étaient rattachés à l'Epiourisme.
M
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIEiNNE 143
ment sur la nature de l'élément primitif de toutes choses :
l'atome*.
1) « Philosophi alomos vocant quasdam in mundo corporum partes tam minu-
tissimas ut nec visui pateant nec lomen (Toar.v), id est sectionem, recipiant. Unde
et alomi dicti (aTOfioi dictas) sunt. Hae per inane totius mundi irrequietis
molibus volitant (volitare) et hue atque illuc ferri dicantur : sic tenuis-
simi pulveres quae fusi {qui infusis) per feriestras radiis solis videnlur.
Ex his arbores et herbas et fruges omnes oriri, et ex his ignetn et aquam, uni.
versa gigni alque constare quidam philosophi gentium pictaverunt a). — Sunt
autematomi aut in corpore, aut in tempore, aut in numéro. In corpore ut lapis:
dividis eum in partes, et partes ipsas dividis in grana velut s'jnt arense; rur-
susque ipsa arenae grana divide in minutissimum pulverem, donec, si possis,
pervenias ad aliquam minutiam quae non jam (sit qu3e) dividi potest vel secaq
possit. Haec est atomus in corporibus. — In tempore vero sic intelligitur ato-
mus. Annum, verbi gratia, dividis in menses, menses in dies, dies in horas;
adhuc partes admittunt divisionem, quousque venias ad tantum temporispunc-
tum et quandam momenti (stellam ut) particulam lalem quae per nuiiam mo-
rulam produci possit, et ideojam dividi non possit. Haec est atomus temporis.
— In nuoieris, ut puta, octo dividunt in quatuor, rursus quatuor in duo, inde
duo in unum. Unde autem atomus est, quia insecabilis est, sic et lutum {in
Uttera). Nam orationem dividis in verba, verba {autem) in syllabas, syllabam
[autem) in litteras. Liltera pars minima atomus est, nec dividi potest. Atomus
ergo est quod dividi non potest, ut in geometria punctum. Nam tomus divisio di-
citur greece (to[j.t, grœcesecfio dicitur, aTO[io; indivisio) atomus indivisio. » — (Les
mots particuliers aux Étymologies sont en italiques. Commentaire biblique ajouté
par Raban ; «Nam quantum indivisibilis unitas valeat in rébus ad ostendendam
myslicam significationem manifeste Scriplura désignât, quiaipsam omnium rerum
initium esse demonstrat, Apostolo dicente : Unus Dominus, una fides, unum
baptisma, unus Deus et Pater omnium, qui est super omnes et per omnia et in
omnibus nobis qui est benedictus in ssecula {Ephes., iv). Unde idem jubet nos
sollicitos servare unitatem spiritus in vinculo pacis, ut fiât unum corpus et
cujus unus spiritus, sicut vocati sumus in una spe vocationis noslrae» (Raban,
Be Univ., 1. IX, c. i; — Isid., Etym., 1. XII, c. n),
« Atomos philosophi vocant quasdam in mundo minutissimas partes corporum,
ita ut nec visui facile pateant nec sectionem recipiant. Unde atorai dicti sunt.
Nam tomus graece divisio dicitur, atomus vero indivisio.
« Denique hue illiusque volitant atque feruntur sicut tenuissimi pulveres qui
infusi per fenestras radiis solis fugantar.
« Quinque ergo species sunt atomorum, id est :
« Atomus in corpore, cum corpus aliquod in partes dividis, partesque illas in
alias partes et hoc totiens donec ad taies minutias pervenias quaeob suam par-
vitatem ullo modo dividi non possint.
a) On pourrait voir dans ce mot une allusion à Lucrèce si la leçon n'était dou-
teuse : peut-être faut-il lire : putaverunt.
144 REVUE DE LHISTOIKE DES RELIGIONS
Épicure avait conduit sa théorie plus loin et l'avait appliquée
au temps. Raban le suit encore en ce point', comme en sa
doctrine des corps divins, par laquelle il expliquera l'immortalité
et la résurrection^.
Ces questions résolues, Raban nous fait, d'après Lucrèce,
l'histoire de l'homme dans la nature : il nous montre comment
celle-ci, à l'origine, lui découvrit l'usage des métaux^; puis il
«Atomus in sole est ille tenuissimus pulvis quem diximusradiis solis fugari,
« Atomus in oratione est minima portio, ut est liltcra. Cum enim partem quam-
iibet orationis dividis in syllabas, syllabam denuo in lilteras, sola lillera non
habet quo solvatur.
« Atomus in numéro est unum.
« Denique atomus in tempore, cum majora spatia temporis par punclos vel
etiam caeteras minores parles dividens, ad talem particulam pervenias, quse ob
sui pusillitatem nuHam habeat moram talem quee uUo modo dividi possit, sicut
velocissimus ictus est oculi, ipsas scias esse atomum » (Raban, De Computo,
c, XI ; — Isid., Etym., 1. XIII, c. iv),
1) « Momentum est minimum atque angustissimum tempus a motu siderum
dictum. Est enim extremitas horse in brevibus intervallis cum aliquid siM cedit
atque succedit. Momentum ergo significat brevissimum temporis decursum ut est
illud Apostoli : Omnes quidem resurg émus, sed non omnes Immutabimur, inmo-
mento, in iztu oculi (l Cor., xv), Per ictum oculi nimiam brevilatem vult signifi-
care momenti, in quanta sit Dei potentia, ex resurrectionis celeritate cognoscas.
De quo alla edilio habet in atomo et In ictu oculi. Minimum autem omnium et
quod ulla ralione dividi queat, tempus atomum Graece, hoc est indivisibile sive
inseclibile nominant, quod ob sui pusillitatem grammalicis potius quam calcu-
latoribus visibile est, qaibus cu^n versum per verba,verbumperpedes,pedesper
syllabas, syllabas per tempora dividant, et longae quidem duotempora... ultra
in quod dividant non habentibus, banc atomum nuucupari complacuit » (Raban,
De Universo, 1. X, c. n).
2) Sur l'introduction de l'atomisme dans l'œuvre des auteurs de celte épo-
que, cf. Kurd Lasswitz, Gesch. der Alomistik von Mittelalter bis Newton. Il si-
gnale les réfutations de l'atomisme par Denys d'Alexandrie, Lactance et saint
Augustin; puis l'emploi du mot atome chez Marcianus Capella, sainllsidore, Bède,
Raban Maur, J. Scot, Abélard, Guillaume de Conches et Hugues de Saint-Victor.
3) « In notiliam aulem formarum melalla ita venerunt ; dum enim quacunque
causa ardentes silvae excoquerent terram, excalefactis venis l'udit rivos cujus-
cumque structure, siveaes illud fuerat, siveaurum, cum inloca terrae depressiora
decurrerel, sumpsit figuram, in quam illud, vel praefluens rivus, vel excipiens
lacuna formaverat. Quarum rerura splendore capti homines, cum ligatas attol-
lerent massas, viderunt in eis terrae vestigii figurata, hincqueexcogitaverunt li-
quefactas ad omnemformamposse deduci » (Raban, De Universo, 1, XVIII, c. i.
Migne, p.485 ; — Lucr., V, 1250 ; — cf. Isid., E<</w., I. X VI, c. xviu, il; c. XXII, 2).
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIR CHRÉTIENNE |45
esquisse une théorie des sensations ' et classe les hommes d'après
leurs tempéraments». Enfin il reproduit, tout en expliquant com-
ment l'âme anime le corps, la dislinclion établie par Lucrèce entre
Vam'miis et Yanima^.
Là ne se bornent pas les emprunts de Raban Maur : il a, sur la
nature des anges et des corps destinés à ressusciter, une curieuse
théorie dont l'origine épicurienne n'est pas contestable*.
{) « Primus ex bis (sensibus) visus est : qui quadam vi animae quain aspec-
tiim dicimus, per pupillam oculi egrediens, res non val.'e longe positas ^Madam
sxibtiiitale pei'sp\cil, coloresque invisibilium rerum illuininalo aère cognoscit. Si
vero valde longe posilae fuerint, ipsa elongatione déficit » (Raban, De aaima
c. xa).
« Alii tria gênera visionum esse dixerunt. Unum secundum oculos corporis..-
alterum secundum spiritura, quo imaginamurea quae per corpus sentimus... ter-
tium aulem genus est visionis quod neque corporels sensibus neque ulla parle
animae qua corporaliura rerum imagines capiuntur, sed per inluitum mentis quo
intellecla conspicitur Veritas » (Raban, De Univ., 1. III, in âne; — cf. Alcuin,
p. 133, note 3).
« Sensus dicli, quia per eos amma subtilîssime totumccrpus agitât vigore ssn-
tiendi. Visum autem fieri quidam philosopbiasseveranlaut extremaeetherea luce,
autinlerno spiritu \uc\do per tenues vias a cerebro venientes... Tactusper omnia
membra vigorem sensus aspergit » (Raban, De Univ., 1. VI, c. i, Migne, V,
p. 143).
2) (( Nam Physici dicunt stultos esse bomines frigidioris sanguinis : prudentes,
calidi. Unde et senes in quibus j;im friget et pueri in quibus necdum calet,
minus sapiunt » (Lucr., III, 740-760; — Raban, De Univ., 1. VII, c. i, Migne,
V,.185).
3) « Ergo ideo sanguis dicitur anima esse carnis, quia vitale aliquid est in
sanguine, quia per ipsum maxime in bac carne vivilur, cum in omnes venas
per corporis cuncla diffunditur. Ipsam videlicet vitam corporis, vociivit animam,
non vitam quae migrât ex corpore sed quœ morte finitur » (Raban, Enarr. su-
per Deuter., 1. II, c. iv, Migne, II, 880 b).
« Item animum idem esse quod animam, sed anima vitae est, animus con-
silii. Unde dicunt philosophi etiam sine animo vitam manere, et sine mente
animam durare » (Raban, De Univ., 1. VI, c. i, Migne, V, 141 ; — cf. Lucr.,
1. III).
4) Et cependant Raban n'ignore pas quels dangers présente sur ce point
l'Epicurisme, et à quelles hérésies il peut conduire, car c'est aux Épicuriens qu'il
fait allusion, après saint Paul, dans le'passage suivant : « Manducemus et biba-
7nus, cras enim moriemur... hoc ab Isaia propheta diclum est (Isa., xxii),
propter hos qui quasi nihil futurum esset post mortem, ventri tantum studebant,
quomodo pecora, sicut et hi qui Corinthios depravabant » {Enarr. in Ep. Pauli,
XI, c.xv, Migne, VI, 149 c). Mais il accepte personnellement la responsabilité de
I 4g REVUE DK l'hISTOIRK DES RELIGIONS
Dans son livre sur lame, Claudianus iMaraeilus avait longue
ment réfuté ceux qui prétendaient s'appuyer sur l'opinion de
quelques Pères de l'Église, et surtout de saint Jérôme, pour mon-
trer que l'esprit est corporel' : quelques hérétiques iront cepen-
dant jusqu'à dire que nous verrons Dieu avec les yeux du corps ^
Raban par avance les réfute, affirmant nettement que Dieu est
incorporel et invisible ' : mais peut-on donner à la créature la
même nature qu'à Dieu'? Évidemment non : elle est créée, donc
elle est corporelle, mais cette corporalité est dune nature parti-
culière, qu'il explique longuement en des termes analogues à ceux
qu'a employés Épicure pour décrire la nature des dieux, ces
ces emprunts : « Quœ cnncta ex cujusdainmagni Aurelii Cassiodori senatoris dictis
excerpsi (dit-il à propos de ses théories sur l'âme); aliqua vero ex libro Prosperi,
erudilissimi viri ; quaedam vero ex proprii ingenioli sensu addere curavi » (De
anima, Prœfatio ad Lotharium regem, Migne, 1109 c).
1) « Jam nunc testimoniorum vel maxime penuria coactus, de quodam opère
sancti Hieronymi capitulum quoddam (quod quidem te constat non intellexisse)
subjungis, qui ait : Globos siderum corporatos esse spiritus arbitrantur. Omnem
qui arbitratur (se. spiritum corpus esse], nutare non dubium est » (Mamerti
Claudiani, De statu animœ, 1. I, c. xi). — « Si angeli (inquit Hieronymus) cœ-
lestia etiam corpora ad comparation^nx Dei immunda esse dicuntur, quid putas
homo existimandusest?... sed duo qusedam intellipi voluit : angelos et cœlestia
corpora » (Mam. Ciaud., De sfaf. a/a'm«, 1. 1, c. xu).
2) Cités par Servat Loup. (Cf. Ampère, Histoire littér. du Moyen Age.)
Est-ce à une doctrine analogue que fait allusion Cl. Mamertus lorsqu'il se de-
mande comment l'apôtre Paul fut ravi au troisième ciel et. s'il y vit avec les yeux
du corps les merveilles dont il parle? « Ad quod ergo tertium cœlum raptus est
Paulus?... Aut si unus mundus plures porro non habet cœlos, aliquos tibi cum
Epicuro mundos atomorum minusta parturiant, ut lertium cœlum Paulus inve-
niat » (Claud. Mam., De statu animae, 1. ii, c. xu 3).
3) « Nihil incorporeum et invisibile in natura credendum, nisl solum
Deum » (Raban, De Univ., 1. IV, c. x, Migne, p. 98). —De ces textes on peut
rapprocher le passage où le Pseudo-Justin (De Resurr., c. vi), montre la possi-
bilité de la résurrection dans la doctrine épicurienne (Usener, Epicureay
p. 351).
4) « Et non est ulla creatura invisibilis in conspectu ejus, omnia aulem nuda
et aperta sunt oculis ejus(Serv,).Quibus manifeste colligitur nihil esse incorpo-
reum nis^i Deum solum, et idcirco ipsi tantummodo posse penetrabiles onines
spiritales atque inteilectuales esse substantias, eo quod solus et totus et
ubique et in omnibus sit, ita ut cogitationes hominum et internos motus adita
mentis universa suspiciat atque perlustret » (Raban, Enarr. in Ep. Pnuli,
l. XXVI 1, c. IV;.
i
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 147
corps des intermondes qui ne sont pas corporels comme les corps
de l'univers».
Ainsi la doctrine de Lucrèce fournit à Raban Maur, huit siècles
avant Gassendi, les éléments d'une théorie chrétienne sur la
nature de l'àme. On peut s'étonner, quand on a lu nos histoires
générales de la philosophie et de la théologie au Moyen Age, de
voir que l'Épicurisme apporte à ces théologiens une telle doctrine.
Ce n'est cependant pas un épisode isolé dans l'histoire des idées
de cette époque ; cette théorie reparait, en formules plus maté-
rialistes encore, chez des hérétiques condamnés peu de temps
1)« Inprincipio creavit Deus cœlumet terram{Gen.,i) etaquam ex nihilo...
Et ita hic visibilis mundus ex materia quae a Deo creata fuerat factus est et
ornatus. Nihil incorporeum et invisibile in natura credendum nisi solum Deum,
id est, Patrem et Filium et Spiritum Sanctumqui ex eo incorporeus creditur quia
ubique est et omnia implet atque constringit; ideo invisibilis omnibus crea-
turis, quia incorporeus est, Creatura omids corporea, angeli et omnes cœlestes
virtutescorporeœ, licetnoncarne subsistanta. Exeo autera corporeasessecredimus
intellectuales naturas, quod localiter circumscribuntur : sicut et anima humana
quœ carne clauditur : et dsemones qui per substantiam angelicae naturse sunt.
« Immortales credimus intellectuales naturas, quse carne carent, nec habent
quo cadant, ut resurrectione egeant postruinam. Inde necessario animas ho-
minum non esse ab initio iuter cœteras intellectuales naturas nec simul creatas,
sicut Origenes fingit; neque cum corporibus per coitum seminaatur, sicut
Luciferiani et Cyrillus et aliqui Latinorum praesumptores affirmant, quasi na-
turœ consequentia serviente, sed dicimus corpus tantum per conjugii copulam
seminari. ..
« Neque duas animas esse dicimus in uno homine, sicut Jacobus et alii Syro-
rum scribunt : unam animalem, qua animatur corpus, et immista sit sanguine;
et alteram spiritalem quae rationem ministret; sed dicimus unam eamdemque
esse animam in homine, quœ et corpus sua societate vivificet, et semetipsam
sua ratione disponat, habens in se libertatem arbitrii, ut in suœ substantia?
légat cogitatione, quod vult. Solum hominem credimus habere animam sub-
stantialem, qua et exuta corpore vivil et sensus suos atque ingénia vivaciter
tenet : neque cum corpore moritur, ut Arabs (?) asserit; neque postmoduminte-
rituram, sicut Zeno dicit : quia substanlialiler vivit. Animalium vero animai
non sunt substantiae... « (Raban, De Univ., 1. IX, c. x, Migne, V, '.'8).
« Quae cum ita sint, primum sciendum est quoniam de divinatione dœmonum
quaestio est, illos ea plerumque praenuntiare quce ipsi facturi sunt Suadent
autem miris et invisibilibus modis per illam subtilitatem corporum suorum cor-
pora hominum insensibiliter penetrando : et se cogitationibus eorum per
quœdam imaginaria visa miscendo sive vigilantium sive dormientium « (Raban,
a) Rappelons, à titre de rapprochement, que les vertus étaient corporelles
pour Epicure : « Virtutes cœlestes » sont des anges.
148 BEVL'K 1>F l'histoire DES RELIGIONS
après Raban; la vivacité avec laquelle on les attaqua et l'éner-
gie déployée pour les anéantir prouvent bien la force des idées
épicuriennes qui continuaient de circuler sous les formes les plus
diverses.
LUCRÈCE CHEZ LES ORTHODOXES ET LES HÉRÉTIQUES AUX IX' ET X* SIÈCLES.
CONTINUATION DE SON INFLUENCE
Au début, nous avons dit que la destinée de Lucrèce, durant
toute cette période, fut étrange : rien ne le prouve mieux que le
silence fait sur lui après Raban Maur. A côté des doctrines de
celui-ci, Jean Scot créait un courant d'idées tout opposées, sur-
tout en physique : ses conclusions et sa méthode sont nettement
idéalistes. S'inspirant du platonisme, qu'il voit à travers lePseudo
Denys l'Aréopagite*, il veut descendre du ciel sur la terre, au lieu
de remonter de la terre au ciel. Le principe de toute philosophie
est la connaissance de Dieu *, et cette connaissance est tout inlel-
Iectuelle\ Si maintenant nous descendons de ces hauteurs pour
prendre connaissance de la matière, nous voyons qu'elle con-
siste essentiellement en des qualités* sans lesquelles elle n'est
plus intelligible ; le corporel est donc en réalité de l'intelligible^ ;
De magicis artibus, Migne, IV, 1103 6; — cf. Lucrèce expliquant les songes
et les oracles).
1) Son livre sur la Nature, « -ke^X çOctsw; \).ipici[i.o\), seu de Dlvisione Naiurse »,
est un long oommenlaire de l'œuvre de Denys, dont il accentue encore le mys-
ticisme : « Ex quibusveluti physicœ tlieoricepennis ultra omniasubvectus, divina
gralia adjulus, illuminatus, poterisarcaiia Verbi mentis acie inspicere » (Homilia
in Evang. S. Joan., M igné, 289 b).
2) « Quis enim de creatis causis recte quid dicet, nisi prius unicam omnium
causam... pure perspiciat » (De Divis. Naturse, 1. III, c. i, Migne, 619 c).
3) « Non ergo secundum corpus, sed secundum animara imago Dei nostrae
naturae impressa est » (De Divis. Naturae, 1. II, c. xxin, 23, Migne, 507 b).
4) « Omnis maleria ex quibusdam qualitatibus consistit : quibus si nudata fue-
rit, per seipsam nulla ratione comprehenditur » (De Diols. Naturœ, I, lvi,
Migne, 507).
5) « Necessario fateberis corpora in incorporea posse resolvi ita ut corporea
non sinl, sod penitiis soluta. »
... Sun! uulem corpora : loca igitur nonsunt» {Ibidem, I, lviii, Migne, 478 6).
I
LtCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 149
il n'y a de vrai que ce qui existe dans l'intelligence • ; les choses
se réduisent à leur idée.
Quoi de plus opposé aux théories de Lucrèce? Et cependant il
y a chez J. Scot quelques traces de Tinfluence du poète épicurien,
particulièrement en certains passages sur le vide et sur la vision' :
sans reproduire exactement la doctrine de Lucrèce, ils la rap-
pellent cependant assez pour qu'on puisse les en rapprocher. Ils
expriment d'ailleurs des idées dont les analogues se retrouvent
chez Raban'. Peut-on conclure de là que J. Scot subisse l'in-
fluence de Lucrèce? Bornons-nous à dire qu'il n'a pu l'ignorer,
ayant commenté Gapella* et probablement donné des Extraits de
Macrobe',
1) « Intellectus enim rerum veraciter ipsce res sunt, dicente S. Dionysio :
Cognitio eorum, quae sunt, ea quaesunt, est » {Ibidem, l. II, viii, Migne, b35d).
« Maximus ait : Quodcumque inlellectus cotaiprehendere potuerit, id ipsura
fit » [Ibidem, Migne, 400 a).
2) « Saepe siquidem inane et vacuum eliam in laiidibus eorporalium rerum
soient poni. Tolum nnraque spiitium, quod inter globum terrse chorosque side-
rum extremumque mundi arabiluno in naedio est constitutum, in duas partes
a sapienlibus mundi divinseque Scripturas divisum. Inferior enim pars a terra
usque ad Iiin;im aer dicitur, hoc est spiritus. Snperior a iuna usque ad sidéra
extremae spherae œther, id est pnrus spiritus. Ambge aulem xOço; a Greecis, va-
cuum sive inane a Lalinis vocanlur; nec immerilo, nam nullo corporeo pon-
dère implenlur » {De Divis. Naturœ, 1. II, 16, Migne, 549 6).
« Quid ergo mirum si primordiales visibilium rerum causée ferra; inanis et va-
cu3e vocahulo insinuentur, prae nimia sui subtiiitale ineiïabilique in tellectualis
suœ naturcB simpiicitale priusqiiam in gênera et formas sensibilesque numéros,
in quibus, veluli quibusdam nebulis, corporels sensibus apparent, per genera-
tionem profluerent, quando praedicta vlsibilis mundi spalia, proptersui subtili-
tatem ac paene incorporalitatem, inania sea vacua non incongrue appellantur,
sicut quidam poelarum.
Aéra per vacuum saltu jactabere corpus. »
[Ibidem, 1. II, XVII, Migne, 550 6.)
3) Cr. Raban, note 1, p. 147.
4) Le commentaire de J. Scot sur le De Nuptiis de Martianus Capella fut
d'abord découvert pariiellement, en 1849, par Dom Pitra dans le riche dépôt de
Middie-Hill, et totalement par Haurèau dans le Mss. 1110 du fonds latin de
Sainl-Germain-des-Prés; c'est un in-quarto provenant de l'abbaye de Corbie et
compos.^ de pièces diverses écrites aux ix* et x^ siècles (Haurèau, Sotices sur
les Mss., t. XX, p. II, 4).
5) « Excerpta ex Macrobio, «ie diiferentiis et societatibus grae^M latinique
verbi. » (Migne, p. 52). — « Joannis quoque nostri putantur esse excerpta illa
150 REVl K DE [.'hISTOIUE DES RELIGIONS
L'influence de Lucrèce est-elle plus apparente sur les disciples
immédiats d'Alcuin et de Raban* ?
11 ne le semble pas ; en tout cas, elle n'apparaît nulle part. Ra-
tramne de Corbio ne le nomme pas : cependant il se rattache à
l'Epicurisme par son hérésie. Ampère croit même qu'on peut
affirmer de tous les hommes de cette époque qu'ils concevaient
d'une façon toute corporelle les choses divines-. Servat-Loup
n'avait-il pas signalé certains hérétiques qui soutenaient que les
élus voient Dieu avec les yeux du corps '?
On ne trouve aucun emprunt à Lucrèce chez Paschase-Radbert
ni chez Hincmar de Reims. Servat-Loup, réputé le littérateur
le plus éruditdeson siècle*, ne nomme pas une seule fois Lu-
qucE inter Macrobii scripta ferenlur « de dilîerentiis et societatibus graeci
latinique verbi ». Ita qaoque censuit P. Pilhaeus (Jacob Usserius) » (M igné,
p. 93).
1) On pourrait dire en effet que le silence de J. Scot ne prouve rien contre
l'influence de Lucrèce : il représentait les tendances helléniques, et fut violem-
ment combattu par plusieurs abbés et évêques du ixe siècle.
2) Cela est vrai pour Ratramne, qui défend de la façon suivante le dogme de
la Virginité : « Si quidem pervenimus ad genitalia Virginis, transivimus ad
pudenda puerperae, ut oui non dabat intelligenliam conceptus, partus, generatio,
nativitas, apertio vulvae, tandem doceant pudenda, erudiant genitalia. » Selon
Paschase Ratbert, la chair de Jésus-Christ n'est pas autre dans le sacrement et
sur l'autel que celle qui est née de Marie, qui a souffert sur la croix, qui est res-
suscilée du sépulcre. Peut-être encore Raban Maur, en combattant la prédesti-
nation de Gottschalk, se souvenait-il de la théorie d'Épicure et de Lucrèce sur
la liberté, dont il reproduit plus d'un passage. — Notons enfin la réfutation
de la morale d'Épicure par Marbode.
3) F. Picavet, La Scolastique [Revue internationale de l'Enseignement,
15 avril 1893, p. 8).
4) Sur la biographie et le rôle de Servat-Loup au ix« siècle, consulter l'Intro-
duction de G. Desdevises du Dézert [Bihliothèque de l'École des Hautes-Études,
Philol., fasc. 77). — Les lettres qui témoignent de sa sollicitude pour les ma-
nuscrits d'anciens sont nombreuses. — « Habeo vero tibi plurimas gratias quod
in Macrobio corrigendo fraternum adhibuisti laborem, quanquam librum eu jus
mihi ex eodem folium direxisti, pracoptarem videra » [Lit., 8 (a. 837)]... etc.
Sur la question de la prédestination, alors capitale à cause de Gottschalk,
il déclare adopter l'avis de saint Augustin, saint Jérôme, saint Grégoire, Bède,
Isidore et Cyprien, et se prononce nettement contre les Grecs, qui, dit-il, n'ont
rien compris à l'Évangile : « Hune intellectum evangelico fonte manantem non
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 15i
crèce; même silence chez Heiric et Rémi d'Auxerre *, et, ce qui
semble plus étrange, chez leur disciple Gerberl- : mais il con-
vient d'ajouter, à propos de ce dernier, que nous n'avons qu'une
faible partie de ses œuvres.
Faut-il conclure que Lucrèce avaitalors disparu? Les manus-
crits et les catalogues de bibliothèques prouvent le contraire.
Non seulement le ix*^ et le x^ siècle possédèrent plusieurs ma-
nuscrits de Lucrèce, mais encore ceux-ci appartinrent précisément
à des abbayes dirigées par les disciples ou les élèves des
disciples d'Alcuin. Outre le Lucrèce de Mayence, dont il a été
parlé plus haut, citons celui de Leyde', qui provient de l'ab-
baye de Saint-Bertin près Saint-Omer, non loin de Gorbie,
et les Schedœ de Vienne qui semblent provenir de la biblio-
videns Joannes Constantinopolitanus episcopus (Jean Chrysostome) » (Lettre
à Charles, en 850). — J. Scot passait à juste Litre pour représenter ces tendances
grecques.
1) Le poème d'Heiric (De Yita Sancti Germani) renferme quelques vers qui
rappellent des tournures de Lucrèce : mais 'l n'y a rien d'assez précis pour
qu'on puisse en tirer une conclusion. Ainsi :
... Exin viventia cuncta
Quaeque vehit tellus, aes quae provehit altus,
Quae vehit eequoreus diversos gurges in usus.
Et : ...quodque ex ima tellure ferarum
Quod cœlo volucrum pélagique per abdita nautum.
[De Vita Sancti Germani, Epilog., 177, et 1. Il, c. i, 52, Migne, 1287 a
et 1156 d; — cf. Lucr., II, 341 etsuiv.)
Au lieu de citer Lucrèce à propos de VEcclésiaste, Rémi d'Auxerre se con-
tente d'écrire : « Sicut in mundanis libris, ita et in divinis quaerere potest unus-
quisque ad quam parlem philosophiae spectet. Sed sicut in illis, ita et in islis
quidam ad physicamut Ecclesiastes (in quoquaeritur initium et finis rerum om-
nium quee in mundo sunt et ostenduntur omnia haec vanitati subjacere) et
Genesis. Quidam ad ethicam, ut Proverbia et Evangelia... » (Rem., Prœf. in
Psahnos, Migne, 148).
2) « Nosti quanto studio librorum exemplaria undique conquiram; nosti quot
scriptores in urbibus aut in agris Italiee passim habeantur. Age ergo et te solo
coiiscio ex tiiis sumptibus fac ut mihi scribantur M. Manilius de astrologia,
Viclorinus de rhetorica... » (Gerbert. Epist. Rainaudo monacho, Ep. 130,
Migne, 233).
3) Mss. de Leyde, bibl . de l'Université, copié au ixe siècle, en Allemagne,
d'après Lachmann ; — voir Châtelain, Paléographie des classiques.
152 REVUE DE i/hISTOIRE des REI.IGIONS
thèque de Gerbert, àBobbio'. Enfin les catalogues des biblio-
thèques de Bobbio- et de Corbie^ démontrent que Lucrèce n'était
pas oublié.
1) Mss. de Vienne, Bibl. impériale, copié au ix* siècle. Ce manuscrit con-
tient, cuire des fragments de De Natura Rerum, les Prognostlca et Avieni
PAenomewa, ouvrages très souvent cités à propos des questions naturelles.
C'est de Bobbio que proviennent les deux célèbres recueils de grammairiens
latins dont Keil s'est servi pour son édition. — Les caractères de l'écriture des
Schedx font supposer qu'ils sont un reste du Mss. de Bobbio.
2) Le catalogue de Bobbio dressé à l'époque de Gerbert, et probablement sur
sa demande à la suite de ses discussions avec ses moines, est très connu : nous
en citerons plusieurs parties afin de pouvoir examiner s'il est fait mention d'un
seul livre de Lucrèce ou de tout son poème :
« ... Libres Sergii de grammatica duos, et in uno horum Adamantii liber iia-
betur ; — Libros Virgilii numéro quatuor ; — Lucani Libros IV ; — J uvenalis duos
et in uno ex bis habetur Marlialis et Persius ; — In uno voluminehabemus Per-
sium, Flaccum et Juvenalem; — Libros Ciaudiani poetae quatuor, et in uno ex
bis sedulii qiiaedam pars in capite, et alia opuscula; — Libros Ovidii Nasonis
duos. — Librum Lucretii I; — Librum Draconlii I; — Librum Ennodii episcopi
unum in quo et alia continentur opuscula; — Libros Donati très, et in uno ex
bis habeulur Sinonima Ciceronis... Libros Terentii H... Librum I in Veleri
Testamento conscriptum metrice : in quo continentur libri Alchimiet Catonis; —
Libros II Capri et Acroetii de orthographia... Libros Marii graramalici decentura
metris II, etin uno ex bis habenlur Sergii de litlera libri II... Libros Prisciani II,
unum de figuris Numerorum, alterum de litera ; — Librum I de ssntentiis phi-
losophorum, in quo sunt libri Catonis et Theophrasti de nuptiis. — Librum
Sosipatris in quo continetur liber differentiarum Plinii » (Muratori, Antiq.,
m, 817).
Librum Lucretii 1... signifîe-t-il : I chant ou livre du De Natura Rerum, ou
bien I exemplaire du poème de Lucrèce? Nous croyons que cette seconde inter-
prétation est la vraie, étant donné qu'elle concorde avec les autres désignations
du catalogue : « Juvenalis duos (libros) : et in uno ex his habetur Marlialis et
Persius, etc. » Liber signifie dans ce cas la couverture sous laquelle sont réunis
un certain nombre d'ouvrages, le volume au sens actuel du mol. C'est bien ainsi
qu'on l'entendait alors :
« Opusculorum gênera sunt tria : primum genus excerpta sunt, quse grsece
scholiam nuncupantur, in quibus ea quae videntur obscura vel difficilia sum-
malim ac breviler prœslringuntur; secundum genus homiliee sunt, quas Latini
verba appellant quae proferunlur in populis ; tertium tomi quos nos libros vel
volumina nuncupamus » (Isid., Etym., 1. VI, c. viii; — ci. Raban, De Univ.,
1. V, c. V).
Raban s'exprime ainsi : « Codex muUor(jm librorum esl, liber unius voluminis...
volumen liber esl : a volventlo dicilur... liber esl inlerior lunica corticis. >> (Ra-
ban, De Univ., 1. V, c. v, Migne, V, 123).
3) Le catalogue de la bibliothèque de Corbie, dont Ratramme fut abbé, date du
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 153
Mais pouvons-nous conclure de ce que Lucrèce est alors men-
tionné par quelques bibliothécaires, qu'on le lisait encore? Cer-
tes, les arg-uments ne manqueraient pas à qui voudrait soutenir le
contraire. Il suffirait de rappeler combien sévèrement on pros-
crivait tous les auteurs profanes et tout ce qui pouvait fomenter
l'hérésie. Le recueil de décrets réunis au x'= siècle, par Yves de
Chartres*, d'après divers conciles et des auteurs comme saint Jé-
rôme, Bède et Alcuin, montre bien jusqu'où l'on allait dans cette
voie.
xiie siècle : une autre rédaction en fut faite peu après. Quoiqu'il soit un peu
postérieur à l'époque sur laquelle nous faisons ces recherches, il doit cependant
être cité : on nous accordera qu'il n'a pas été dressé au lendemain de l'acqui-
sition du Lucrèce par la bibliothèque de Gorbie.
In prirais codices beati Augustini, deinde aliorum doctorum...
Firmiani Laclanlii liber de Falsa religione...
Glossa super Priscianum...
Isidorus Etymologiarum...
Macrobii Theodosiaiii Saturnalium liber...
Prisciani libii...
Titus Lucretius Poeta a)...
Virgilii opéra...
Viclorini grammatici... etc., etc.
(Cf. L. Delisle, Cabinet des Mss., t. II, p. 428.)
1) Voioi quelques-uns de ces décrets •
«Prohibetur Christianus légère figmenta poetarum... cavendi sunt libri gen-
tilium meliores sunt grammalici quam haeretici... grammaticorum doctrina
potest proficere ad vitam, dum fuerit in meliores usus assumpta » {Décret., IV,
167, Migne, I. 303).
« Pervenitad nos,quod sine verecundia memorarenon possumus, fraternitateui
tuam grammaticam quibusdam exponere... in uno ore, cum Jovis laudibus,
laudes Christi » {Greg. ad Desitlerium, non capiunt; — Décret , IV, 161, id.).
«Legant episcopi atque presbyleri quifiliossuos seecularibusiitleris erudiunt...
quod pauperes (eis) obLulerunt, hoc in Saturnalium sportulam et Minervale
munus grammaticus et orator convertit (ex. Hieron.)» {Décret., IV, 166, id.).
« Episcopus gentilium libros non légat, haereticorum autem pro necessitate et
tempore (ex. Carlhag, concilio) » {Décret., IV, 160).
« Gentilium libros vel haereticorum volumina monachus 6) légère caveat )>(Isid.,
Régula monastica).
a) Il y avait eu, en Espagne, au temps de saint Isidore, un Lucretius episco-
pus : est-ce pour les distinguer que le bibliothécaire ajoute poetal
h) Les moines laïques, distincts des moines clercs (Viollet, Hist. du droit
français, p. 231 ; — Gerbert, Ep. 82, édit. Havet, p. 75), étaient-ils exceptés?
154 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Mais de telles proscriptions furent souvent violées, et si les
auteurs orthodoxes s'abstinrent de citer les anciens autant qu'on
l'avait fait avant eux, les hérétiques n'observèrent pas la même
réserve '. Il est maintenant difficile de jug-er, sur les rares docu-
ments qui nous restent, dans quelle mesure ils s'inspirèrent de
Lucrèce : mais nous savons que le plus souvent, à leur qualifi-
cation d'hérétiques, s'ajoutait celle d'Epicuriens : les preuves en
sont nombreuses.
Alvarus de Cordoue, dès le x« siècle, avait désigné les Épicu-
riens ^ comme les plus dangereux fauteurs d'hérésies : ils étaient,
pour ces auteurs qui comprenaient assez mal Lucrèce, les pro-
moteurs du fatalisme et de la corporalité des âmes, les adversai-
res de l'immortalité, du mariag-e et de la continence. Sur tout
cela, les hérétiques d'alors trouvaient en Lucrèce des arguments
innombrables et, ce qui valait mieux encore, faciles à exposer
au peuple.
Sans parler de Ratramne et de Gottschalk, nous voyons les
Cathares propager ces doctrines pendant des siècles.
a L'hérésiedes Cathares, apportée d'Italie, envahit bientôt toute
la France, dit M. Schmidt dans l'ouvrage qu'il leur a consacré. On
Cependant il y avait eu des protestations contre cette proscription absolue :
« Turbal acumen legentiura qui eos omnimodis a legendis saecularibus litteris
aestimat prohibendos, quibus ubilibet inventa utilia quasi sua sumere licet. —
Alioquin nec Moyses et Daniel sapientia iEgyptiorum. »
1) D'ailleurs il suffisait parfois de trop aimer les classiques pour être accusé
d'hérésie, ténaoin Viigard: « Quidam igitur Viigardus dictus, studio artis grana-
maticae magis adsiduus quam frequens, sicut Ilalis mos semper fuit, artes ne-
gligere cœleras, illam sectari. Is enim cum ex scientia suae arlis cœpisset, in-
flatussuperbia, stultior appai'ere, quadam nocte assumpsere daemones poetarum
speciea Virgilii et Horatii atque Juvenalis, apparentesque illi fallaces retulerunt
grates quoniam suorum dicta voluminum cbarius amplectens exerceret, seque
illorum posteritalis feiiceni esse praeconem ; promiserunt ei insuper suse gloriae
postmodum fore participem... Ad ulLinaum vero heereticus est repertus atque
a ponlifice ipsius urbis Petro daninatus » (R. Glaber, Hist. litt., 1. II,
c. Xll).
2) M Dans le livre où il signale « hostem Ecclesiae quem omnis vitare Chris-
tianitas débet >», Alvarus écrit : « Nonne ipsi qui videbanlur columnaj, qui pu-
tabautur Ecclesiae petrae, qui credebantur electi, nulle cogente, nemins provo-
cante, judicem adierunt, et in prcesentia Cynicorum, imo Epicureorum, Dei
martyres infamaverunt » {Incliculus luminosuti, 14, Migne, p. 121).
LUCRKCE DANS LA THÉOLOGIE CHRETIENNE 1S5
les assimilait aux Manichéens. Ils niaient, comme Béranger de
Chartres, la transsubstantiation, condamnaient le mariage et re-
jetaient le baptême. Cette hérésie étendit ses ramifications. Ger-
bert dut s'en défendre.
L'hérésie éclata à Orléans, où, pour la première fois, des hé-
rétiques furent livrés au feu. — « Deux lignes de Glaber nous pa-
raissent fort curieuses : « Ils proclamèrent par leurs détestables
'( aboiements de chiens l'hérésie d'Épicure; ils ne croyaient plus
« à la punition des crimes, à la récompense éternelle des œuvres
« de piété. » — Si TEpicurisme vint du dehors à ces chanoines
d'Orléans, dans les replis d'un manteau de femme, ce fut cer-
tainement d'Italie. La secte, recrutée parmi les lettrés, les in-
crédules, les partisans de l'empire, les ennemis du pape, est si-
gnalée sans cesse au cours du Moyen Age italien : Florence en
était la métropole. Au temps des grandes luttes entre Guelfes et
Gibelins, sous les Hohenstauffen et jusqu'à Boniface VIII, l'Épi-
curisme fut une doctrine militante, accident que n'avait point
prévu Épicure. Les Farinata et les Cavalcanti bafaillèrent contre
l'Eglise en se moquant de l'enfer, en poussant même, s'il faut en
croire Benvenuto d'Jmola, jusqu'à l'athéisme extrême. Epicu-
riens ou Manichéens, les hérétiques d'Orléans provoquèrent un
horrible scandale* ».
Voici comment Alain des Isles dépeint cette hérésie des Ca-
thares : (( ... Prœdicti etiam bseretici nuptias damnant. Dicunt
enim quidam eorum quod omnibus modis se débet homo purgare
ab eo quod habet a principe tenebrarum, id est a corpore, et
ideo passim et qualitercumque fornicandum esse, ut citius libe-
retur a malanatura.
(< Et ideo nuptias damnant, quae fluxum luxuriœ coarctant.
Unde, utfertur, inconciliabulissuis immundissima agunt. Hi di-
cuntur Cathari, id est diftluentes per vitia , a catha, quod est fluxus .
Vel cathari dicuntur a cato, quia, ut dicitur, osculantur poste-
riora cati, in cujus specie, ut dicunt, apparet eis Lucifer. Quod
1) Gebhart, Un moine de l'an /OOO (Gerberl); - Revue des Deux-Mondes
1" octobre 1891, p. 621
156 KEVTJE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
autem nuptiae damnabiles sint, auctoritatibus et rationibus pro-
bare conantur '. »
Ce sont ces mêmes doctrines que continuèrent les Albigeois
et sur lesquelles semble s'appuyer en partie la sorcellerie du
Moyen Age. Aussi Marbode combat-il avec violence ces disciples
d'Épicure qui envabisscnt les cités, les bourgades et jusqu'aux
moindres villages, niant la Providence, prêchant l'incontinence,
et combattant l'immortalité'.
Est-ce à dire que l'évêque de Rennes fasse Lucrèce responsable
1) Alani de Insulis c. hxreticos, 1. I, c. lxiii.
2) Graecia phi'.osophos habuit diversa sequenles.
Hi rie principiis munrii vitaqiie beala
Millia verborum sludueruut lexere multa.
Inter quos hubitus non uUimus est Epicurus
Ex aloinis perhibens mundi consistere inolem.
Isle voluptalem summum déterminât esse
Perfectumque bonuin, quo qiiisque fruendo beatus
CongauJensque sibi sine sollicifudiiie vivat;
Scilicet aut animas cum corporibus perituras
Aut nullum credens meritum post f'ala manere.
Hujus discipuli plures sunl Pythagoreis
Socralicis plures, nec quisquam philosophorum
Tôt propriae seclae poluit r^perirc sequaces.
Quis numerare queat regioiies, oppida, vicos.
Urbes atque domos Eoicuri dogina sequeutes?
Sed nec ego dubilem si corporis uda voltiplas
Hoc prsestare potesl, ut soHicitudine puisa,
Perpetuo gaudens aelalem ducere possim
Inler delici.is praebere maiius Epicuro.
At si constilerit quod pernciosa libido,
Corpus debilitet, mentisque retundat acumen,
Obtineat ratio quod sit fugienda voluptas.
Primo delicias Epicuro sulficienles
Nonnisi sollicitus queat ipse parare magister.
Sed, verbi causa, nos illi cuncta paremus
Commoda solliciti, gratis quibus ipse fruatur
Et videamus utrum sit iuxuriando beatus.
(Suit une réfulatioa de l'Épicurisme en une centaine de vers.)
...Quapropter stuUos Epicuri respue sensus
Qui cupis ad vitara quaudoque venire beatam ;
Sperne voluptates inimicas philosophiee
In grege porcorum nisi mavis pinguis haberi.
(Marbod., Lî6er decem capitulorum, c. vu.)
A ce chapitre succède une description de l'amitié — le rapprochement est à
signaler; — puis le poète, abordant la question de la mort :
Hanc (mortem) iniioclus homo summum putat esse malorum
I
LDCRÈCE DANS LA THÉOLOGtE CHRÉTIENNE 157
de ce déchaînement d'hétérodoxie? Si l'on rapproche du Discours
de la Nature au vieillard les vers de Marbode sur la nécessité de
mourir, on ne pourra s'empêcher de conclure, comme nous, qu'il
connaissait Lucrèce, quoiqu'il ne l'ait pas nommé, et qu'il voit
Epicure à travers son interprète latin.
Quoi d'étonnant, dès lors, à ce qu'on trouve à peine deux ci-
tations de Lucrèce chez les orthodoxes de cette époque*? L'Épi-
Omnia cum vita tollentem commoda vitae.
Quos ratione carens vulgaris opinio ducil.
Nam quidquid natura potens jubet esse necesse,
Quodque suis spatiis dislinguit providus ordo
Insipienter agis quisquis reprehendere tentas.
Naturae lex est, ut sit reparabile nulli
Prœteritum tempus, sint prseteritura futura.
At puer in juvenem per deflua tempora transit.
Inde vir efficitur : post bsec subit aegra senectus.
Cum velut a docta bene sit descripta poeta
Naturae studio mortalis fabula vitse
Laudato primo, laudetur et ultimus actus,
Quo jam finito : « Vos plaudite dicat ».
Ultima cunctorum deterrima flne carebit,
Cui via jam fessos longissima concutit artus;
Nana si vita senis miseri sive fine maneret,
Cui non, quaeso, gravis, quae se quoque praegravat, essef?
Expedit ergo mori senibus, quam morte carere
Mors est ergo bonis requies, finisque malorum;
Pœnse causa malis non mors, sed vita maligna!
(Marbod., Decem capitulorwn, c. ix).
1) « Quod vero in compositione stellarum, de inferioribus et superioribus
elementis aliquid sit, ratione tali probari potest : quod visibilia sint et splen-
dida et mobilia — quod enim visibilia sunt ex visibili sunt, ex visibili et in-
visibili habent, sed ab invisibili nihil potest esse visibile, ut Lucretius dicit
(lib. 11, De Rer. Nat. v. -^^"^
Ex insensibilibus me credas sensile gigni.
Macrobius : omnis qualitas germinata crescit; nunquam contrarium opera-
tur » (Honorius Aug-jstodunensis, De PA/Zosop^m mundi, ). I, c. xxi).
On retrouverait, dans le De imagine mundi du même auteur, où il résume
il
158 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
curisme fait désormais corps avec l'hérésie. On ne se borne plu
à proscrire la morale : la haine a grandi et l'on proscrit, en outre,
l'atomisme et la corporalité remis au jour par Isidore et Raban.
C'est ce que montre bien le passage où Gaultier de Saint-Victor '
accuse d'atomisme et de fatalisme les hérétiques de son temps :
et s'il ne suffisait pas, nous renverrions encore au livre oii le docte
Alain des Isles, après avoir parlé des Cathares, réfute la corpo-
ralité des âmes en termes analogues à ceux de Claudianus Ma-
mertus". £st-il nécessaire, après cela, de parler de la longue
réfutation développée par Jean de Salisbury^ dans les livres où,
saint Isidore et Raban, d'autres traces d'Épicurisme; et dans son De Hœresibvs,
il parle, comme ses prédécesseurs, de l'Épicurisme, de ses hérésies, des atomes,
de la volupté, du monde sans Dieu, etc.
Honorius a-t-il, comme le prétend Munro après d'autres auteurs (Munro, Lu-
cret., V. II, p. 3), copié le vers chez William de Hirschau? On peut en douter,
car W. de Hirschau dit, d'après Priscien :
Ex insensile credas sensile gigni.
1 ) « Inde Willielmus de Conchis, ex atomorum, id est minutissimorum corporum,
concretione fieri omnia. Et Pelrus : Probatur, inquid,quod caro Christi non fuit
in Abraham vel Adam, quod non tôt atomi fuerunt in iis quot hominis ab eis
descenderunt. Ergo, si unus atomus, secundum eos, quid sive aliquid est, quia
corpus est, et omne corpus substantia est, omnis autem substantia aut ratio-
nalis aut irrationalis, de qua per quid et aliquid quaeritur, quantum aliquid totus
homo, in quo sunt atomi paene innumerabiles et utique tara spiritalis quamcor-
poralis substantia » (Gualterus de Sanclo-Victore, Libi'i conlra IV labyrinthos
Franciae, Abœlard. Lombard. Petrum Pictaviensem et Gilbertum Porretanum,
novos fixreticos, — Migne, t. 199, p. 1170).
2) « Quod autem anima incorporea sit, multiplici ratione probatur; verbi
gratia : hoc genus, spintus, conlinet sub se hos species, animam et angelum.
Ergo angélus incorporeus non est, vel anima est eliam incorporea. ., Ex prae-
dictis patet animam esse incorpoream et ita incorruptibilem quia, si anima est
incorporea, est sicut angélus ; qua ratione est immortalis et anima » (Alani de
Insulis, Lib. c. hœreticos, 1. I, c. xxxi).
Citons en passant ce texte, du même livre, que l'on peut rapprocher du pari de
Pascal : « Ilem, ad idem probandumpossumus uti ea insinuatione, qua usus est
quidam religiosus contra philosophum qui negabat animam esse immortalem.
Ait enim : aut anima est mortalis aut immortalis ; si morlalis est anima et credis
eam esse immortalem, nullum tibi inde proveniet incommodum; si autem est
immortalis et credis eam esse mortalem, aliquod potest tibi inde provenire in-
commodum. Ergo melius est ut credatur immortalis quam mortalis » (Id., id.),
3) Esse boni summum, putat alter, gaudia mentis,
Atque voluplati cuncta subesse docet.
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE 159
SOUS des noms anciens, il combat, nous dit M. Hauréau, des phi-
losophes qui sont ses contemporains? Rappelons enfin que les
Hoc equidem recte, sed si sit pura voluptas.
Sobrius exaudit leges Epicurus, et idem
Ebrius est Veneri subditus atque guise.
Hic faber iucudem, quam circumvallat inani,
Fingit in incerto : caetera casus agit.
Confiât in immensum corpuscula casus acervum
Ut fiât mundi maximus iste globus,
Fixaque suit elementa locis sub iege perenni,
Utque vices peragaiit tempora certa suas. '
Haec quoque secta docet animam cum carne perire,
Et trustra leges, justitiam coli.
Flatibus assimilât subtilia corpora mentes,
Mentiturque piis prœmia nulla dari.
Quid deceat nescit : Venus, alea, somnus, odores,
Crassa culina, jocus, otia, vina jiivant;
Jstis addantur plausus, fallacia, nugae
Et quidquid mimus, histrio, scurra probant.
Mancipium ventris non curât quid sit honestum,
Fortunamque putat numinis esse loco,
Nil ratione geri, sed casu cuncta; voluptas
Numen excolitur, res mala, venter edas.
Nil Epicurus amat, nisi quod ventri Venerique
Immolât; at ventri victima prima cadit,
Ordoque membrorum vitiorum germina nutrit,
Et gula dat Veneri semina, spemque fovet;
Hostia quam mactat ventri Venerisque sacerdos
Congrua pro meritis praeinia semper habet.
(Joan. Saresbur., Entheticus, v. 526-589.)
Non est ejusdem nummos librosque probare,
Persequiturque libros grex, Epicure, tuus.
(Id., Polycraticus, Prolog., Migne, p. 384.)
Le même livre contient plusieurs chapitres contre les Épicuriens : « Epicure os
nunquam assequi finem suam {id., 1. VIII, c. xxiv). - « De quatuor fluminibus
quae de fonte libidinis oriuntur Epicureis » (id., id., c. xvi). _ „ Stoïcus enim ut
rerum contemptum doceat, in mortis meditatione versatur. Peripatelicus in inqui-
sitione verivolutalur; in voluptatibus Epicurus, etlicet ad unum tendant, varias
sententias quasi vias beatitudinis auditoribus suis aperiunt » (Id., id., c. viii)
— «... Sine expletione libidinis perfectam non esse voluptatem... traditur sen-
sisse Epicurum. Sed quidquid gregis illius gruminant sues, tam immundam et tam
funestam vocem nuUi philosophorum arbitror placuisse, nedum Epicuro qui tantus
fuit ut inter philosophos propriani fecerit sectam. Sunt ejus, auctore Seneca,
egregia multa, quae possim possunt apud philosophos inveniri, et pro parte
expressa suntet congesta in libroquide vestigiis sive dedogmate philosophorum
inscribitur. Sileni senis inveterati videtur amenlia, potius quam sententia philoso-
phi, et est certe asello cui insidebat brutior cui hoc nequitia potuit suadere Id
ipsum forte innuunt figmenta gentilium, quae delirum senem vino aestuantem,
alns naturae obtemperantibus et quiète fessa recreantibus corpora... Omnis ergô
jgO REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Amauriciens furent traités d'Épicuriens' à une époque où le De
finibiis de Cicéron était trop peu connu pour qu'il fût possible d'y
puiser les doctrines que Jean le Teutonique reproche à ses ad-
versaires. Ici encore il faut donc voir l'influence d'un poète qui,
jusqu'après la disparition des écoles carolingiennes, continue de
représenter ces philosophes néfastes auxquels tant de chrétiens
attribuaient la corruption de l'humanité.
COxNCLUSION
Les recherches qui précèdent montrent jusqu'où s'étendit,
dans les écoles carolingiennes, lïnfluence de Lucrèce : elles en
suivent les variations et s'efforcent d'en mettre les causes en lu-
mière.
Après avoir été presque universellement proscrit, non seule-
ment par les philosophies adverses, mais encore par le poly-
théisme qu'il avait attaqué, Lucrèce fut remis en honneur parles
Apologistes chrétiens. Lactance fut des premiers à lui faire place
dans la religion nouvelle, Dès lors, il ne cessa plus d'être utilisé,
sinon toujours cité. Mais les hérétiques virent aussi quel parti ils
pouvaient tirer de ces doctrines et s'adressèrent de préférence à
rÉpicurisme pour lutter contre l'Église*. Trois siècles durant,
voluptas libidinis turps est, ea excepta quee excusatur fœdere conjugal! et in-
dullae liceuUœ beneficio quidquid erubescentise poterat inesse abscondit. Discant
(Chrisliani) vel ab elhnicis caslilatem (non tamen quod conjugal! detraham cas-
t!Lati)... Leno, Epictetus, Aristoteles, Critolaùs, et Epicureorum quara plunmi
tradunt posteris liane publ!cam seutentiam » (Id,, Polycraticus, 1. VIIL c.xi,
Migne, p. 750).
« ... Adeo quidem ut, cum Epicurei s!nt plunm! (!d est vanœ sectatores volup-
tat!s) nomen hoc pauci profiteantur» (Id. , Po/(/cra((.CM5, 1. VIII, c. xxv).
1) « Sunt profanae nov!tates quas introducunt qu!dam, Epicuri polius quam
Christi discipuli. Qui periculosissima fraudulentia persuadere nituntur !n
occuUo peccatorum impiinitatem, asserentes peccatum !ta nihil esse ut etiam
pro peccato nemo debeat a Deo punir!... » (cité par B. Hauréau, Hist. de la
philos, scolastique, II" p., t. I, p. 93). — A la suite du conciie de Paris (1210)
contre les Amauriciens, « la lecture des livres de philosophie naturelle fut inter-
dite à Paris pendant trois ans » (Id., id., p. 98).
2) Et c'est surtout par Lucrèce que l'on connaît l'Épicurisme, à cette époque
LUCRÈCE DANS LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE ifil
saint Jérôme et les continuateurs de son œuvre dirigèrent de
violentes attaques contre Epicure et ses disciples : on pouvait
enfin les croire vaincus car, chez les orthodoxes, il n'était pres-
que plus fait mention de Lucrèce.
Est-ce à dire qu'il eût totalement disparu ? Non, car ceux-
mêmes qui n'auraient peut-être pas voulu de lui comme théo-
logien ou philosophe, l'admirent en leurs écoles à la suite des
grammairiens : on lui rendait ainsi la place qu'on lui avait d'abord
enlevée. Qu'importe la cause de cette tradition, pourvu qu'elle
persistât ?
Les citations de Lucrèce chez les grammairiens, les extraits de
son œuvre donnés par les Apologistes assurèrent, bien mieux
qu'un enseignement méthodique, la conservation de ses idées qui
entrèrent ainsi dans l'enseignement théologique. Présenté comme
système, rÉpicurisme eût été vite proscrit, et, de fait, il l'a été
souvent : mais des citations éparses semblaient moins dange-
reuses, et, comme les idées qu'elles contenaient répondaient sou-
vent à des questions soulevées par les commentaires bibliques',
on les adopta sans défiance. Nous avons montré, en les réunissant,
qu'elles formaient un ensemble assez considérable.
Ainsi s'explique leur réapparition dans l'œuvre de saint Isi-
dore, peu de temps après l'époque où l'on croyait avoir définitive-
ment vaincu l'Epicurisme et les hérésies qui s'en étaient ins-
pirées. L'opposition d'i^-lcuin n'empêche pas Raban, son dis-
ciple, de reprendre cette doctrine telle que l'avait laissée Isidore,
et d'y ajouter encore. En ces siècles de compilation, les idées,
une fois adoptées, continuent de circuler longtemps.
où le grec est mal lu et où le De Finibus paraît avoir été peu praliqué et ne
pouvait d'ailleurs donner de l'Epicurisme les notions que l'on en avail à cette
époque.
1) Dans un récent article (mai i89i, Revue Thomiste), le P.Denifle insiste sur
l'importance des commentaires bibliques : au moyen âge, à l'Université de
Paris, la Bible était le commencement et la fin des études théologiques. Nous
avons montré comment et pourquoi les commentateurs de la Bible appelaient
Lucrèce à leur aide. Quant à l'importance de la grammaire, rappelons encore
ce texte de Jean de Salisbury : « Sine grammatica non raagis quis philosoptiare
potest, quam si sit surdus aut mutus» (Joan. Saresb., Metalog., 1. I., c. xxi,
Migne, p. 851),
162 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Mais on vit une fois de plus que le matérialisme de ces doc-
trines, si précieuses pour les Commentaires bibliques, menaçait
l'orthodoxie. Les hérétiques se groupaient, comme au temps de
saint Jérôme, autour d'Épicure, connu par Lucrèce : ou en a
vu des preuves précises ; il eût suffi d'ailleurs, à leur défaut,
de relever l'existence de ces luttes pour faire sentir combien
est profonde l'influence de Lucrèce du ix^au xiri*' siècle.
Qu'il soit permis^ en terminant cette étude, de rappeler
qu'aux xvii* et xviii* siècles Lucrèce eut la même fortune qu'aux
temps de Jean Scot, Raban et leurs successeurs. Contre la
métaphysique de Descartes, Gassendi releva l'Epicurisme qu'il
mit en accord avec le Christianisme, Cet accord était-il fondé en
raison? Ce n'est pas le lieu de l'examiner : notons seulement
que Spinoza, peu après, reprit avec pleine conscience les doc-
trines panthéistiques que les Amauriciens avaient exposées sans
toujours en saisir la portée ; et nul ne songe alors à accuser Lu-
crèce, que Gassendi avait christianisé comme Épicure. Enfin c'est
encore à Lucrèce (et cela complète le parallélisme des deux pé-
riodes) que s'adressèrent, contre les religions révélées, les parti-
sans de la tolérance au xviii^ siècle : Voltaire et les Encyclopé-
distes.
Ainsi, d'âge en âge, les générations se transmettent le poème
de la Nature, pareil au flambeau que se passaient les coureurs du
stade.
J. Philippe.
LES
APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL
[Suite] '
III
L APOCALYPSE COPTE DE DANIEL
Dès l'origine les chrétiens d'Egypte se montrèrent ardents aux
spéculations théologiques. Ils ont eu de bonne heure une riche
littérature, et, plus que toute autre, les Églises d'Egypte furent
éprouvées parles plus violentes persécutions. Celle dé Dioclétien
laissa un souvenir si profond que c'est de lui que date désormais
l'ère copte, 284. Plus tard, lorsque le christianisme fut devenu
religion d'Etat, l'Eglise copte eut à souffrir de nouvelles et non
moins cruelles persécutions de la part des empereurs byzantins,
au cours des querelles théologiques oii s'épuisa FEglise d'Orient.
En butte à la tyrannie de Constantinople, écrasés sous le joug
des gouverneurs etdesévêques qu'on leur imposait, les malheu-
reux Coptes appelèrent et accueillirent comme des sauveurs les
Arabes qui, sous la conduite d'Amrou (639-641), envahirent
l'Egypte et en firent rapidement la conquête. Mais les Arabes ou-
blièrent bien vite l'appui qu'ils avaient trouvé chez les Coptes
contre les Grecs : leur tyrannie et leurs persécutions dépassèrent
tout ce que Ton avait eu à subir et de Rome et de Gonstantinople.
Il est surprenant que l'Eglise copte ait survécu à toutes ces tri-
bulations. Exaspérée par le malheur, elle se réfugia dans les es-
pérances apocalytiques qui, là comme ailleurs, entretinrent la
1) Voir la livraison de janvier- février, p. 37 à 53.
164 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
foi des fidèles en leur faisant entrevoir, au delà der misères pré-
sentes, un avenir brillant où la jvictoire finale leur serait accor-
dée, la grande délivrance par le retour du Messie, après la
défaite de tous ses ennemis. C'est de l'excès du malheur que naît,
comme d'un terrain bien préparé, la littérature apocalyptique.
C'estbien le cas pour notre Apocalypse copte de Daniel. Son nom,
La quatorzième vision de Daniel, vient de ce que, dans le manu-
scrit où elle se trouve, elle vient après le livre de Danielqui est
divisé en treize visions, conformément à la division du manuscrit
Alexandrinus.
Cette Apocalypse imite au début le livre canonique de Daniel;
elle lui emprunte la notion des quatre grandes monarchies ; elle
lui emprunte même des phrases entières que nous indiquerons
en renvoyant aux passages correspondants.
Après une introduction en apparence historique, assez détail-
lée, qui rappelle celle du livre canonique, le prophète a une vi-
sion concernant le royaume des fils d'Ismaël. Dix-neuf rois de
cette race régneront sur la terre (sur l'Egypte) ; sous le règne du
dix-neuvième et dernier roi, Pitourgos, son ennemi viendra, le
fera fuir et le mettra à mort; puis se lèvera le roi des Romains
qui asservira les Ismaélites ; ensuite, Gog et Magog bouleverse-
ront la terre..., puis apparaîtra l' Antichrist..., ensuite viendra
l'Ancien des jours, qui mettra à mort l'Antichrist et dontle règne
n'aura pas de fin. Enfin Daniel reçoit de Dieu l'ordre de sceller
toutes ces choses jusqu'au temps de leur accomplissement.
Notre Apocalypse offre cette particularité qu'au premier abord
tous les faits cités semblent historiques et faciles à fixer; mais en
y regardant de plus près, cette apparence s'évanouit, et il ne
reste plus qu'un bizarre assemblage de traits associés par une
mémoire peu fidèle. Si le lecteur, ne voulant pas en rester là, re-
prend plus en détail son étude, il arrive à voir que l'auteur de
l'Apocalypse a juxtaposé des faits historiques dont il se souvient
exactement, et des données vagues, erronées, destinées à rem-
placer les événements qu'il ne se rappelle pas.
Nous consignerons dans des noLes accompagnant le texte les
résultats auxquels nous sommes arrivé. Nous ne prétendons pas
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 165
être parvenu à la complète lumière, mais peut-être notre hypo-
thèse n'est-elle pas très éloignée de la vérité.
L'auteur de l'Apocalypse énumère dix-neuf rois, mais il ne les
caractérise qu'à partir du dixième; comme il écrit enEg-ypte, il
est vraisemblable qu'il parle des Fatimites d'Ég-ypte, et dans nos
notes explicatives nous verrons que Pitourg-os désig'ne lesTarcs,
et plus spécialement le Tare Saladin; les Romains (Roumis) ar-
rivent, ce sont des Croisés : nous pensons donc que notre Apo-
calypse a vu le jour aux environs de la troisième croisade, un
peu après 1187.
LA QUATORZIÈME VISION DE DANIEL
1. La troisième année de Cyrus le Perse, qui s'empara de Ba-
bylone^ une parole fut révélée à Daniel, dont le nom est Ballha-
sar*. Cette parole est véritable. Moi, Daniel, je jeûnais depuis
ving^t et un jours jusqu'au soir; je n'avais pas mang-é de viande,
je n'avais pas bu de vin, je ne m'étais pas oint d'huile*.
2. Il arriva, comme j'étais au bord du Tig-re, que ceci me fut
révélé; je reg-ardais^ : voici les quatre vents du ciel étaient pous-
sés vers la g-rande mer'.
1) Ce nom de Balthasar est indifTéremment donné à Daniel et au dernier roi
de Babylone. Dans le texte hébreu, ils sont distincts l'un de l'autre. Le roi se
nomme Bélshatsar et Daniel Bélteshatsar ; ce sont les LXX qui ont opéré la
confusion en rendant ces deux mots par Bélthasar (cf. Dan., i, 7, et v, 1). La
lecture du nom de ce dernier roi de Babylone est très problématique : M. Oppert
nous disait récemment qu'il n'était pas encore sûr qu'il fallût lire Bil-sami-
usur l'idéogramme de l'inscription de Nabunaid que l'on rend communément
par Ballhasar.
2) Cf. Dan., x, i, 2, 3 : « La troisième année de Cyrus, roi de Perse, une
parole fut révélée à Daniel, qu'on nomme BéUesha-tsar ; et cette parole est véri-
table... En ce temps-là, moi, Daniel, je fus dans le deuil pendant trois se-
maines ; je ne mangeai point de mets délicats ; il n'entra dans ma bouche ni
viande ni vin, et je ne m'oignis point jusqu'à ce que les trois semaines fussent
accomplies. »
3) Cf. Dan., x, 4, 5^ : « Et le vingt-quatrième jour du premier mois, j'étais
sur le bord du grand fleuve Hiddékel (le Tigre). Et je levai les yeux et je re-
gardai. »
4) Cf. Dan., vu, 2 : « Je regardais, dans ma vision, pendant la nuit, et
166 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
3. Je vis quatre bêtes très redoutables montant du fleuve*.
4. La première bête ressemblait à un ours, ayant des ailes
comme, un aigle. Je regardais, attendant que de ses ailes il volât;
un cœur humain lui fut donné et il se tint sur ses pieds ^.
5. La deuxième bête ressemblait à de la chair humaine ; exces-
sivement horrible, elle se tenait sur le flanc. Je la regardai jus-
qu'à ce que les trois quarts de sa face fussent brisés et le quatrième
quart restait ferme. Je la reg-ardai jusqu'à ce que ses dents fus-
sent arrachées de sa bouche'.
6. La troisième bête ressemblait à une panthère; elle avait des
ailes, quatre têtes, dévorant avec rapidité et dispersant ce qui
restait*.
7. La quatrième bête que je vis ressemblait à un lion, bête de
beaucoup plus terrible que toutes les bêtes qui avaient été avant
elle. La puissance et une grande force lui furent données; ses
mains étaient de fer, ses ong-les d'airain ; dévorant, mâchant,
broyant de ses pieds ce qui restait. Je vis dix cornes qui sortaient
de sa tête; je vis aussi une autre petite corne, qui sortait à côté
de ces dix cornes. Et une grande puissance et une forme remar-
quable lui furent données. Je vis quatre autres (cornes) qui
montèrent à sa gauche, puis quatre autres qui montèrent der-
rière toutes celles-là; chacune d'entre elles était diff'érente des
autres, et, entre elles toutes, elles formaient dix-neuf (cornes) ^
voici, les quatre vents des cieux se levèrent avec impétuosité sur la grande
mer. »
1) Cf. Dan., VII, 3 : « Et quatre bêtes montèrent de la mer... »
2) Cf. Dan., vu, 4, où la première bête est un lion avec des ailes d'aigle.
3) Cf. Dan., vii, 7, où la bête informe est la quatrième et la plus puissante.
4) Cf. Dan., vii, 6, où le léopard ressemble beaucoup à notre panthère.
5) Cf. Dan., vu, 4 et 8, où le lion est la première bête et où la quatrième bête
n'a que onze cornes. D'où viennent les dix-neuf cornes de notre Apocalypse?
Elles désignent sans doute les dix-neuf rois de la race des fils d'Ismaël, c'est-
à-dire les quatorze Fatimites, plus une dynastie de cinq rois, soit les Toulo-
nides, soit les Ekhchîdides. Dans l'Apocalypse syriaque d'Esdras (Revue sémi-
tique, t. II, p. 334 et 335), la bête, le serpent, a successivement douze cornes
sur la tête, neuf sur la queue, une grande corne sur la queue, laquelle pousse
deux petites cornes à sa pointe ; et l'auteur a soin de renvoyer le lecteur à
la révélation de Dieu touchant les neuf cornes (cf. IV Esdras, xii, 11).
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 167
8. Et jY-ntendis une voix qui me dil : « Daniel, homme désiré S
connais ce que tu as vu. » Mais je lui dis : « Gomment puis-je
le connaître, si personne ne me g-uide? »
9. Je reg-ardai et je vis un ange de Dieu debout à ma droite.
Ses ailes étaient extrêmement éclatantes. J'eus peur et je tombai
à terre. L'ange me saisit, me fît tenir sur mes pieds en me disant :
« Tiens-toi sur tes pieds, afin que je t'annonce ce qui arrivera
aux derniers temps ^
10. Les quatre bêtes que tu as vues sont quatre royaumes. La
bête que tu as vue, semblable à un ours, est le roi de Perse. Il
possédera la terre cinq cent cinquante-cinq (5oo) ans. Ensuite il
périra avec son royaume; il ne sera pas puissant pour tou-
jours^
11. La deuxième bête que tu as vue, semblable à de la chair
humaine, c'est le roi des Romains : il s'emparera de la terre
comme par le fer ; il s'étendra sur elle ; il dominera par ses armées
jusqu'à la terre des Éthiopiens, et il rég-nera sur elle neuf cent
onze ans. Mais il ne possédera pas la capitale du royaume, avant
que des jours nombreux soient accomplis*.
12. La troisième bête que tu as vue, qui ressemblait à une
1) C'est l'expression hébraïque niian-Uiï^ de Dcm., x, H, i9; ix, 23, ef
qui se retrouve au commencement de l'Apocalypse arménienne.
2) Cf. Dan., viii, 17-19 : « Et il vint près du lieu où j'étais, et, à sa vue,
je fus épouvanté et je tombai sur ma face, et il me dit : Comprends, fils de
l'homme, car la vision est pour le temps de la fln. Et comme il me parlait, je
m'assoupis la face contre terre, mais il me toucha et me fit tenir debout à la
place où j'étais. Et il me dit : Voici, je viens l'apprendre ce qui arrivera au der-
nier temps de la colère... »
3) Aucune des dates données dans notre Apocalypse n'est exacte; elles sont
toutes de pure imagination, La domination des Perses en Egypte dura depuis
Cambyse jusqu'à la mort de Darius II, en 330, ou mieux jusqu'en 332, lorsque
Alexandre s'empara de l'Egypte, soit donc de 330 à 532, ou cent quatre-vingt-
dix-huit ans, et non cinq cent cinquante-cinq.
4) L'an 30 avant J.-C, Octave réduit l'Egypte en province romaine; l'an 22
après J.-C, les Romains se hasardent en Ethiopie et repoussent une invasion
de la Candace d'Ethiopie. Par suite du transfert delà capitale, de Rome à Cons-
tantinople, l'Egypte devient tributaire de cette dernière, ce qui rend absurde ce
chifîre neuf cent onze ans (cf. Amélineau, Résumé de l'histoire de l'Egypte, Pa-
fis, 1894, p. 188, 190 et 220).
168 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
panthère, c'est le roi des Grecs. Il régnera sur la terre mille ans
et trente jours; mais son règ-ne ne durera pas'.
13. La quatrième bète que tu as vue, qui ressemble à un lion,
c'est le roi des fils d'Ismaël. Il rég^nera longtemps sur la terre et
sera très puissant pendant de nombreux jours. Ce royaume sera
de la race d'Abraham etde l'esclave de Sara, l'épouse d'Abraham.
Toutes les villes des Perses, des Romains et des Grecs, seront
détruites ; dix-neuf rois de cette race d'entre les fils d'Ismaël ré-
gneront sur la terre ; ils régneront jusqu'à ce que soit arrivé le
temps de leur fin ^
14. Le dixième roi d'entre eux sera comme un prophète; le
nombre de son nom est 399. Il pratiquera la justice, donnera du
pain aux affamés, des vêtements à ceux qui sont nus. Il affran-
chira ceux qui sont esclaves. Sa miséricorde se répandra sur
toute la terre, et sa justice jusqu'au ciel^
1) La domination byzantine en Egypte dura approximativement depuis 312,
sous Constantin, jusqu'au jour de la prise d'Alexandrie par Ararou (641), jour
où les Grecs retournèrent pour toujours à Constar.tinopie,
2) Comme nous l'avons dit à propos des dix-neuf cornes, ce nombre dix-neuf
doit représenter les quatorze califes fatimites, et probablement les cinq Ekh-
schîdides. Il se pourrait faire encore que ce nombre dix-neuf fût fantaisiste, ou
qu'il fut une réminiscence des dix-neuf rois du royaume d'Israël, depuis Jéro-
boam jusqu'à Osée. — L'expression la terre doit désigner la terre d'Egypte et
non la terre en général; l'article la est déterminatif. — Notre auteur ne parle
que des dix derniers rois, c'est-à-dire des dix derniers fatimites. Il faut donc,
pour que notre hypothèse se vérifie, que les traits principaux fournis par l'Apo-
calypse aient quelque attache avec les données de l'histoire. Or, nous croyons
avoir trouvé suffisamment de rapports, pour oser consigner ici nos résultats.
M. Darmesteter, en étudiant l'Apocalypse persane, a dû passer sur bien des
rois sans pouvoir les identifier. — Nous avons puisé nos renseignements sur-
tout dans les ouvrages suivants : Egypte moderne, par J.-J. Marcel ; — Résumé
de l'histoire de l'Egypte, par E. Amélineau ; — Encyclopédie moderne, publiée
par Firmin-Didot, Paris, 1848.
3) Ce dixième roi nous semble être le fils de Moezz, c'est-à-dire Nazar ben-
Maad Abou-l-Mansour, surnommé el-Aziz-Billah, « le puissant par Dieu ». Ce
que nous dit l'histoire correspond assez bien avec la peinture de ci-dessus; son
règne de vingt et un ans et six mois fut tranquille; il épousa une femme chré-
tienne qui eut beaucoup d'influence sur lui; « les historiens orientaux repré-
sentent ce prince comme étant d'un excellent naturel, aimant son peuple, rempli
de bonté, de modération et de clémence » (J.-J. Marcel, Egypte moderne,
p. 103 a).
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 169
lo. Le onzième roi d'entre eux pratiquera l'iniquité sur toute
la terre; il ruinera les ouvrages anciens. Il persécutera ceux qui
sont sur la terre, afin qu'on ne trouve plus personne qui y habite
ou y séjourne. Tous les hommes gémiront quarante-deux mois.
Si le Dieu du ciel le supporte avec indulgence, son règne durera
quarante mois\
16. Le règne du douzième roi d'entre eux sera affermi par suite
des jugements de sa bouche. Il accomplira sur la terre des actions
méchantes, tellement que les hommes s'étonneront de ce qu'il a
fait. Il y aura beaucoup de guerres pendant son règne. A la fin
des temps, un roi troublera complètement le royaume des Ismaé-
lites pendant cent quarante-sept ans. Dans la cent dixième année
de son règne, il aura une guerre avec les Ethiopiens. Les Ismaé-
lites régneront sur eux, jusqu'à ce qu'ils aient dépouillé la ville
du royaume, laquelle est Souban. Ils leur enverront des messa-
gers pour demander la paix ; ils leur donneront de l'argent et de
l'or en grande quantité, on leur paiera un tribut en Ethiopie ^
17. Le treizième d'entre eux n'habitera pas du tout dans ce
royaume, et ils ne le craindront pas. Son règne sera de peu de
jours^
1) La cruauté, la folie et l'orgueil de EUHakem sont connus. Il se fit passer
pour Dieu, inscrivit sur un registre le nom de ses adhérents, et ordonna de
brûler le Caire; une partie de la ville fut la proie des flammes, l'autre partie fut
livrée au plus désastreux pillage par les soldats de Hakem. Quant à la durée de
son règne, elle est de pure fantaisie. L'auteur emprunte ce nombre quarante-
deux k Ai>oc., xr, 2, qui l'emprunte à Dan., vu, 25 et xii, 7. Un temps, deux
temps et un demi-temps font trois ans et demi, c'est-à-dire quarante-deux mois
à trente jours. Hakem périt assassiné sur l'ordre de sa sœur; bien que sa mère
fût chrétienne, il maltraita cruellement les Chrétiens et les Juifs.
2) Quel est ce roi qui régna au moins cent dix ans et qui eut beaucoup de
guerres pendant son règne? Il faut voir ici. soit une erreur de copiste, soit une
intention de l'auteur pour dérouter le lecteur. Daher, successeur de Hakem,
fit assassiner les meurtriers de son père, et fit une campagne en Syrie, — La
ville de Souban nous semble être Assouân ou Syène, à l'extrémité sud de
l'Egypte supérieure. L'orthographe copte de ce mot autorise cette identification,
le mot copte étant soouan, et en copte le h équivaut à la lettre lo dans la pro-
nonciation. L'Egypte fit souvent la guerre à l'Élhiopie et pilla Assouàn ; la ré-
ciproque eut également lieu et le roi de Nubie descendit souvent dans l'Egypte
supérieure (cf. J.-J. iVIarcel, p. 69*).
3) Conformément à notre hypothèse, le treizième roi devait être Mostanser,
170 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
18. Le quatorzième roi d'entre eux recevra de l'or et de l'ar-
g-ent en grande quantité et il jugera la terre avec équité. Il en-
gagera la guerre avec la Basse-Egypte, afin que l'Egypte soit
dans la peine et dans les gémissements. Les Ethiopiens ne se
soumettront pas du tout à lui, ils ne lui paieront pas tribut. En
ces jours-là il y aura guerre en la terre des Romains. Les Ethio-
piens ferontla guerre avec les contrées méridionales de l'Egypte ;
ils pilleront les bourg"set toutes les villes de l'Egypte inférieure,
jusqu'à ce qu'ils arrivent à la ville de Gléopâtre qu'elle a bâtie
elle-même dans l'Egypte supérieure, laquelle ville est Schmoun.
Après ces choses, le roi de Syrie lappreudra^ il redoutera la fin
parce que la guerre s'est approchée de lui. A la fin, son règne
sera établi et il jouira d'une existence heureuse ^
19. Ensuite se lèvera un enfant d'entre les Israélites ; c'est le
quinzième roi d'entre eux. En son cœur, il sera dur comme le
fer; il étendra son glaive jusqu'aux Romains; sa main droite sera
sur les Éthiopiens. Son visage sera double (fourbe) et son lan-
gage sera double (rusé). Pendant les jours de son règne, il y aura
un grand trouble sur toute la terre, et sa parole sera violente
comme le feu. Les Ethiopiens lui apporteront des dons, de l'or,
ce qui nous donnerait un résultat diamétralement opposé aux données de notre
Apocalypse. Si l'on nous permettait de faire une inversion, voici ce que nous
proposerions pour expliquer ce passage '. nous ferions du treizième roi, le dou-
zième, et du douzième nous ferions le treizième; de la sorte, la longue durée du
douzième se comprend si elle est attribuée au treizième, et, vice versa, le peu
de durée du treizième s'explique si on l'applique au douzième. Si l'on accepte
notre proposition, voici les résultats auxquels nous aboutissons : le treizième
est Mostanser, fils d'une esclave noire; il monte sur le trône à l'âge de sept ans
et règne soixante ans, un des règnes les plus longs des califes. Sous son règne,
il y eut des guerres nombreuses; il fut mou, irrésolu et cruel; ce sont ses vi-
zirs et ses conseillers qui jetèrent de l'éclat sur son règne. Bedr-el-Gemaly,
gouverneur d'Egypte, réunit des troupes et alla guerroyer à l'extrême sud de
l'Egypte supérieure (Ethiopie) ; il réussit et redescendit en toute hâte, pour
s'opposer à l'émir Atsiz, prince turcoman, qui, après plusieurs conquêtes en
Syrie, était venu camper dans les plaines qui entourent le Caire.
1) Ce règne doit être celui de Mostaaly, dont le visir Chahyn-Chah-el-Afdal,
fut toujours victorieux, et assura au calife la paix et la gloire. C'est sous ce
règne qu'eut lieu la première croisade, et on sait la ma: che victorieuse des
croisés à travers la Syrie.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 171
de l'arg-ent, des perles, et il imposera àchacun son travail, il mè-
nera captives plusieurs nations afm de les pressurer; pendant
toute la durée de son règne, elles ne seront pas rassasiées de
pain; il n'y aura pas de paix tant qu'il régnera, et de son temps
le carnag-e sera fréquent*.
20. Quant au seizième roi d'entre eux., il n'y aurapas de guerre
dans son royaume, et lui-même ne guerroiera avec personne, et
on lui accordera un grand temps (qu'il passera) en paix, et son
règne se passera dans la droiture'.
21. Pour ce qui est du dix-septième roi d'entre eux, une guerre
éclatera entre lui et sa nation ; c'est lui dont le nom fera le nom-
bre 666. Il s'élèvera de sa nation un homme qui lui fera la guerre ;
il le poursuivra jusqu'en Egypte avec les richesses de son
royaume. Il abandonnera sa nation et son grand peuple et sèmera
les richesses dans les places publiques et dans les chemins. En
montant dans l'Egypte inférieure avec ses richesses, il s'en ira
dans l'Egypte supérieure du côté du midi, dans l'intention de
piller Souban, la ville des Éthiopiens, avec le reste de ses riches-
ses. Mais un homme de sa propre nation le tuera dans les con-
trées méridionales de l'Egypte inférieure, et prendra ce qui lui
restera de ses richesses '.
1) Amr, fils de Mostaaly, monta sur le trôtie à l'âge de cinq ans et en régna
Irenle; li fut d'abord sous l'exceilenLe influence du visir El-Afdal, puis se lassa
de cette dépendance et fit assassiner son visir. Sous le règne d'Amr, les rois
chrétiens de Jérusalem s'emparèrent d'Acre, de Tripoli, de Sidon : le comte
de Saint-Gilles marcha contre Akkah (Saint-Jean d'Acre), alors gouvernée au
nom du calife d'Egypte; il y mit le siège, qui fut long. Amr envoya des renforts
(étendit son glaive jusqu'aux Romains — Roumis — Francs); les Francs
s'emparèrenL de la ville et furent sans pitié pour les habitants. En 1117, Bau-
douin I", successeur de Godefroy de Bouillon, poussa une pointe en Egypte
jusqu'à Faramah, à l'est de l'ancienne Péluse. En 1118, les Francs s'emparè-
rent de Tyr, qui dépendait alors des califes d'Egypte. Il y eut des guerres
continuelles sous le règne il'Amr.
2) Hal'ed, proclamé calife, choisit comme visir Ahmed, remarquable par son
intégrité et son zèle. Ses vertus lui attirent la haine des courtisans qui le font
assassiner; le même sort atteint le successeur d'Ahmed, qui avait voulu mar-
cher sur ses traces. Hafed prend un dernier visir, Baharam, chrétien sage et
habile; il est assassiné. Alors Hafed gouverne par lui-même et se fait aimer par
sa sagesse et sa modération.
3) El-Dhafer, fils et successeur de Hafed, monta sur le trône à l'âge de dix-
172 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
22. Le dix-huitième roi d'entre eux, au début de son règ-ne,
fera de g-rands maux, mille deux cent soixante jours durant. On
lui fera la guerre dans les contrées occidentales, et il remportera
la victoire jusqu'au jour de sa mort*.
23. Ensuite s'élèvera parmi eux un enfant, qui est son fils.
Celui-ci est le dix-neuvième roi d'entre eux. Il sera le rejeton
d'une doublerace, car sonpère est Israélite, sa mère est Romaine^.
Il y aura guerre en Egypte et en Syrie pendant vingt et un mois.
Leur épée tombera sur eux-mêmes en cette guerre. C'est le roi
dont le nom fait le nombre 666 ; il sera appelé de ces trois noms :
Mamétios, Khalle et Sarapidos^ Car il régnera étant enfant_, afin
de faire beaucoup de mal. Il ordonnera à tous les Juifs qui sont
en tous lieux de se rassembler à Jérusalem. Toute la terre sera
troublée pendant son règne, jusqu'à ce qu'on ait livré un homme
pour un denier. Il est sans pudeur et il oubliera la crainte de Dieu.
Il ne se souviendra pas de la loi d'Ismaël son père, ni de sa
mère, qu'elle est Romaine; il sera arrogant, continuellement
ivre ; il fera mourir un grand nombre de ceux qui mangent à sa
table par des breuvages empoisonnés_, et en ces jours il y aura
de grandes dévastations. Il affranchira la Syrie et le territoire des
sept ans. Livré sans frein au goût des plaisirs, avide des jouissances de toute
espèce, il ne s'occupa nullement des affaires de son royaume; désireux [seule-
ment de jouir, il prodiguait follement son or et ses richesses. C'est sous son
règne que Baudouin s'empara d'Ascalon. Les musulmans de Sicile se révoltè-
rent, débarquèrent en Egypte, incendièrent la ville de Tennys, et repartirent
chargés de captifs et d'un immense butin. Dhafer abusa du jeune (fils de son
visir Abbas, et le père, pour venger son honneur et celui de son fils, fit poi-
gnarder le calife et s'empara des richesses que renfermait son palais.
1) Les chroniques parlent peu du règne de Payez, qui monta sur le trône à
l'âge de cinq ans et devint fou; le début de son règne fut malheureux; ses
deux oncles furent accusés d'avoir assassiné Dhafer, et on les mit à mort ; on
reconnut bientôt qu'.\bbas était l'auteur du meurtre; il voulut s'enfuir avec
toutes ses richesses; il fut pris et mis à mort. Alors Telaï fut nommé visir et
ramena un peu d'ordre dans les affaires gouvernementales ; il obtint de ne pas
être inquiété par des guerres en payant un fort tribut annuel au roi de Jérusa-
lem. — Le nombre mille deux cent soixante jours est emprunté à Apoc, xi, 3.
2) L'auteur doit confondre avec Hakem, dont la mère était chrétienne.
3) M 40 + a 1 + m 40-1-e 5-ft 300 + i lO-f-o 70-|-s 200 = 666. — kh 600
4- al-f-l 30-1-1 30-1- e5 = 666. — S 200 4- a 1 + r 100 -f- a i + p 80 -f i 10
-f- d 4 -! 0 70-f-s 200 = 666, d'après la valeur des lettres coptes.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 173
Juifs, et tourmentera l'Orient et ]'Eg:ypte. Il établira des porteurs
de lettres en Eg^ypte. Deux et trois fois dans une seule année,
l'Orient sera contre soi-même dans ce règne qui sera le dix-
neuvième. Il ne recherchera ni la justice, ni la vérité, mais il
cherchera l'or en tout temps. Il établira des régisseurs dans les
régions de l'Afrique, et une grande quantité de soldats. La guerre
éclatera entre lui et eux; ils détruiront la multitude qui est avec
lui ; il s'établira dans les contrées de l'Afrique, avec ce qui res-
tera de sa troupe, pour plusieurs années, et il ne la vaincra pas
(l'Afrique).
Puis se lèvera contre lui une nation étrangère ; on l'appelle
Pitourgos (le Turc) ; il lui fera la guerre. Sarapidos dominera sur
beaucoup de Romains, sur la Pentapole ', sur les Mèdes ; sur eux
tous il prélèvera un tribut, commandera à leurs villes et pillera
la ville qu'il a bâlie, et les contrées que son père avait réunies'.
1) La Pentapole de Libye : Cyrène, Bérénice, Arsinoé, ApoUonie et Ptolé-
maïs.
2) Jl est inutile d'entrer dans beaucoup de détails pour montrer que ce der-
nier roi clôt aussi la liste des caliles fatimites. Adhed monta très jeune sur le
trône; il n'était pas le fils de son prédécesseur, mais le petit-fils du calife
Hafed. Nous n'avons pas trouvé d'indication concernant la religion et la nation
de sa mère. Sous son règne eurent lieu des guerres fréquentes en Egypte et en
Syrie; il suffit de rappeler les nomsde Nour-ed-din, d'Araauri !*"■, etc. Les trois
noms que lui donne l'auteur de notre Apocalypse sont imaginaires ; les valeurs
de leurs lettres en copte font, en effet, le nombre 666, ainsi que son nom
Adhed :al + d300 + h60i-e5-Fd 300 = 666. Il s'adonna à la débauche et
à la mollesse, vivant retiré dans son palais et laissant les rênes de l'État aux
mains de ses visirs. — Nous pensons qu'il faut rendre Pitourgos par « le Turc »,
et que ce mot sert à désigner Saladin. En ce qui concerne la mort d'Adhed,
les auteurs sont partagés : les uns disent qu'il mourut des suites d'une grave
maladie; d'autres, comme Guillaume de Tyr, prétendent qu'il fut mis à mort
sur les ordres de Saladin. Quoi qu'il en soit, celui-ci s'empara de ses richesses
immenses, perles, pierres précieuses, or et argent. Ces événements se passaient
en 1171.
Deux villes portaient le nom d'Eschmoun ou Aschmoun : l'une, sur le canal
du même nom, qui n'est qu'une des deux branches du Nil, qui se bifurque à
Mansourah, et dont l'une passe à Damiette, tandis que l'autre (canal d'Aschmoun)
va se perdre dans le lac Menzaleh. De sanglantes batailles se livrèrent dans
ces régions, à diverses reprises, lorsque les croisés occupaient Damiette. En
1219, « le dernier dimanche de carême, le fleuve et le rivage furent tout à coup
couverts de bataillons et de vaisseaux ennemis qui, en même temps, atta-
174 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Le Turc se préparera à la guerre, pour eulever le royaume des
mains de Sarapidos; jusqu'alors Sarapidos était resté chez lui.
11 avait devant lui du butin, car Sarapidos avait devant ses yeux
de g-randes richesses, de l'or, de l'arg-ent, toutes sortes de pierres
précieuses, et des ustensiles désirables de tout genre. Mais on
lui annoncera que le Turc s'est rendu maître de toute la Syrie et
de ses confins, et il sortira avec un g-rand trouble avec toute sa
troupe; il laissera toutes les dépouilles, n'en emportera rien avec
lui ; mais il aura une âme de bête, réfléchissant et ne sachant que
faire. Puis, lorsqu'il se sera enfui, montant en Ég-ypte, le Turc
le devancera avec sa troupe. Ils s'aborderont réciproquement avec
leurs troupes, ils lutteront entre eux jusqu'à ce que le sang"
coule à flots. Le Turc est de race romaine. Il y aura guerre à
Eschmoun la ville, jusqu'à ce que l'eau du fleuve soit changée en
sang à cause de la g^rande quantité des blessés à mort. On ne
pourra plus en boire l'eau. Beaucoup d'hommes mourront par
le glaive, on ne saurait les compter. Ceux qui resteront d'entre
eux pilleront leur contrée d'oià ils sont sortis. Le Turc fera périr
Sarapidos, afin de lui enlever son royaume, de peur qu'il ne
relève le royaume des Ismaélites; mais c'est ici la fin de leur
nombre.
24. Ensuite s'élèvera contre eux le roi des Romains, il les dé-
truira par le tranchant de l'épée au milieu des Ismaélites dans
le territoire de leurs pères réduit en désert. Les Ismaélites seront
quèrent les ponts, les galères et le camp des croisés : le combat dura jusqu'à
la nuit; les Sarrasins perdirent cinq mille de leurs guerriers et trente de leurs
navires» (Michaud, Histoire des croisades , Ym^e XII, p. 452). En 1221, les
chrétiens essuyèrent sur les bords du canal d'Aschmoun un désastre qui eut
pour conséquence l'évacuation de Damiette. C'est également sur les bords du
canal d'Aschmoun que se livra (1250) la bataille de Mansourah, où Louis IX
fut fait prisonnier.
L'autre ville du même nom, Aschmouneïn, plus au sud, en remontant le Nil,
a été aussi le théâtre d'une bataille entre les troupes de Nour-ed-din, comman-
dées par Schircou et son neveu, le jeune Saladin, et l'armée des Francs auxquels
s'étaient unis les Égyptiens. Les chrétiens et les Égyptiens furent mis en pleine
déroute. Peu s'en fallut que le roi Aniauri ne fût fait prisonnier,(H67). [Biblio-
thèque des croisades, Michaud, 4« partie, Chroniques arabes, p.l24etsuiv.). C'est
apparemment de cette dernière ville qu'il est question dans notre Apocalypse.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 175
asservis aux Romains pour toujours; les Romains domineront
sur l'Eg-ypte quarante ans durant '.
25. Ensuite deux nations se lèveront, du nom de Gog et de
Magog; elles bouleverseront la terre pendant plusieurs jours; leur
nombre est grand comme celui des grains de sable*.
26. Puis apparaîtra l'Antichrist qui en abusera plusieurs. Lors-
qu'il se sera fortifié, il séduira même les élus. Il fera périr les
deux prophètes Enoch et Elie, de sorte que pendant trois jours
et demi ils seront morts dans les places publiques de la grande
ville de Jérusalem.
27. Ensuite l'Ancien des jours les ressuscitera. C'est lui que je
1) La date de quarante années ne répond pas à l'histoire. Les croisés firent
une première expédition en Egypte en 1164 sous le roi Amauri. Cette expédi-
tion fut suivie de plusieurs autres, 1167, 1168, 1174 et 1217, au cours de la-
quelle les chrétiens s'emparèrent de Damielle (1219), qu'ils durent évacuer en
1221, après les désastres qu'ils éprouvèrent sur les bords du Nil et du canal
d'Aschmoun. — En 1249, saint Louis débarqua en Egypte et s'empara de
nouveau de Damiette; mais le désastre de Mansourah (1250) et la captivité du
roi mirent fin à cette occupation. — Ces deux périodes d'occupation de l'Egypte
par les croisés ne correspondent pas au nombre d'années indiqué par notre Apo-
calypse apocryphe.
2) On peut ne voir dans cette invasion de Gog et iVIagog qu'une allusion à
Ezéchiel, xxxviii et xxxix, visé déjà par l'Apocalypse de Jean, xx, 8. —
Cependant il se pourrait que ce ne fîit pas une simple réminiscence et qu'il
soit ici question d'un fait historique contemporain. C'était l'époque du grand
mouveruent des hordes mongoles et de l'ébranlement immense causé dans le
monde entier par la formidable invasion de Djenghis-Khan (1164-1227), conti-
nuée par son fils Octaï (1227), et son petit-fils Houlagou (1251). Ce dernier
envahit l'Asie occidentale, détruisant toutes les principautés seldjoucides, et se
préparait à marcher sur l'Egypte, qui tremblait déjà à l'approche de l'invasion
lorsque Houlagou, changeant de plan, se tourna vers l'Inde. — Celte invasion
mongole ou tartare, qui jeta la terreur des mers de la Chine à l'océan Atlan-
tique, était regardée comme un fléau de Dieu, et les Mongols, comme des dé-
mons envoyés pour punir les crimes de l'humanité. Tartari, imo Tartarei était
un jeu de mots universel au commencement du xiii^ siècle (cf. Encyclo-
pédie moderne, Firmin Didot, 1860, art. Mongolie). Ajoutons comme curiosité
un passage du Livre de l'Abeille, qui indique l'endroit où Gog et Magog seront
anéantis : « Ils détruiront la terre et on ne pourra plus y habiter. Après une
semaine de cette rude affliction, ils seront tous détruits dans la plaine de Joppa,
pour y être tous enterrés ensemble avec leurs femmes et leurs fils et leurs filles;
et au commandement de Dieu, l'un des anges descendra et les détruira en un
moment » (p. 129, § 54 in fine).
176 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
vis venant avec les nuées du cieJ, semblable à un fils d'homme *.
Sa puissance est une puissance éternelle et son règne n'aura pas
de fin. C'est lui qui mettra à mort l'x^ntichrist et toute la multi-
tude qui est avec lui. Malheur alors en vérité à toute âme qui
habitera en ce temps-là sur toute la terre, car il y aura de l'ini-
quité, une grande affliction et des gémissements ; mais le salut de
l'homme est entre les mains du Dieu du ciel. C'est ici la fin du
discours. »
28. L'ange me dit : « Daniel, Daniel, consigne ces discours,
scelle-les jusqu'au temps où ils s'accompliront*, car c'est la fin
de tout. » Moi Daniel je me levai, je mis un cachet aux discours,
je les scellai. Je glorifiai Dieu, le père de toutes choses et le sei-
gneur de l'univers, lui qui connaît les temps et les moments'. A
lui la gloire et la puissance à jamais ! Amen.
{A suivre.)
Frédéric xMacler.
1) Cf. Ban., vil, 13, et Apoc, xiv, 14.
2) Cf. Dan., xi, 4, et vu, 2tt el 27.
3) Cf. AcAes des Apôtres, i, 7; Matth., xxiv, 36; Marc, xii, 32; i, Thessal., v, \
UNE
NOUVELLE PHLLOSOPHIE
DE LA RELIGION
Edward Caiud, The évolution of religion
(deuxième article) '
Les lecteurs de la Revue de l'Histoire des Religions se sou-
viennent peut-être encore qu'un article paraissait ici même, il y
a quelques mois, consacré à la philosophie de la religion qu'ex-
posait, dans un livre récent, M. Edward Caird. Nous avions tenté
de caractériser les tendances principales et de dég'ager les idées
maîtresses de cette doctrine nouvelle, de cette dogmatique
hardie qui transforme l'histoire en une vivante dialectique et
substitue aux affirmations immobiles des théologies tradition-
nelles des conceptions en perpétuel avenir, qui tendent à l'avè-
nement d'une religion unique, sans dogmes arrêtés et sans pra-
tiques, dont les souples formules renferment toutes cependant
quelque parcelle du très haut idéal un instant réalisé, mais sous
une forme enveloppée encore et à demi-symbolique, dans la cons-
cience de Jésus, et impliquent avec la foi en un Dieu, père des
hommes, la nécessité morale de l'universelle charité envers tous
nos frères en humanité. Nous avions alors montré que, lorsqu'on
parvenait à se soustraire au charme de cette séduisante, habile
et éloquente argumentation, on apercevait aussitôt à la théorie
défendue par M. Caird des objections multiples, les unes d'ordre
historique et exégétique, les autres d'ordre proprement philoso-
phique. Nous voudrions aujourd'hui, et sans plus long préam-
bule, exposer quelques-unes d'entre elles avec les développe-
ments qui conviennent.
1) Voir le n° de noverabre-décenibre 1894 (t. XXX, n" 3), p. 243-318.
i78 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
La critique qui se présente tout d'abord à l'esprit, c'est que le
livre de M. Gaird ne répond point à son titre, ou n'y répond du
moins que très imparfaitement. Ce n'est pas à dire vrai l'évolution
de larelig-ion qui y est étudiée, mais l'évolution du christianisme
et celle des dogmes et des croyances qui ont préparé son avène-
ment ou sont entres comme éléments constitutifs dans la forma-
tion de ses propres dogmes. Pour M. Caird, le christianisme
évangélique est l'aboutissement naturel de tout le développement
religieux antérieur de l'humanité ; c'est chose certaine, si on
limite son examen précisément à cette portion de l'humanité,
dont les croyances^ les façons de sentir et de penser, les concep-
tions sur Dieu et sur l'Univers, sur la destinée de l'homme et
son rôle en ce monde, ont engendré les sentiments et les idées
qui devaient trouver dans la conscience religieuse du Christ leur
forme la plus haute, c'est-à-dire en réalité aux Grecs et à leurs
parents de race et aux Sémites, mais il n'en va plus de même, si
on ne laisse pas hors de son cadre les peuples qui n'ont point été
historiquement en relation avec les populations deracehelJénique
ou juive. Personne ne saurait être surpris que M. Caird, ayant
puisé à des sources grecques et hébraïques les conceptions dont
s'est nourrie sa pensée religieuse, retrouve dans l'évolution his-
torique des religions d'origine hébraïque et grecque, les mêmes
processus qu'il lui est donné de saisir en action dans sa propre
conscience : il est Hébreu et Grec par l'éducation, par la contagion
du milieu 011 il vit, milieu tout saturé des hautes idées des philo-
sophes antiques et des sentiments moraux qui animaient les pro-
phètes juifs, et nous en pouvons dire autant de chacun de nous,
puisque tous nous avons subi la double influence du christianisme
et de l'antiquité classique, que ceux même qui ont été élevés en
dehors de toute foi religieuse et dans l'entière ignorance de la
Grèce, n'ont pu se soustraire à l'insensible, mais pénétrante ac-
tion de la société où ils ont appris à penser et à vivre, et que
c'est sur des modèles helléniques et juifs qu'ont été conçus les
idéaux divers de cette société, que toutes les règles d'action qui y
sont acceptées, toutes les idées morales qui y sont inconsciem
ment jugées vraies ont leurs lointaines origines en Judée ou en
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 179
Grèce et procèdent par une série de lentes transformations de
conceptions créées parle génie des métaphysiciens hellènes et des
prophètes d'Israël.
M. Caird saisit en sa conscience une certaine conception de la re-
ligion, qui résulte de la synthèse en une idée supérieure de deux
conceptions antithétiques, nécessaires toutes deux et correspon-
dant à deux aspects également vrais, également importants du Di-
vin et de ses relations avec l'homme, son aspect objectif ou natu-
riste, son aspectsubjectif ou spirituel. Ce développement ternaire
de la pensée religieuse lui semble avoir ses raisons dans la nature
même des choses, et lui apparaît comme la loi d'évolution à la-
quelle toute théologie est nécessairement soumise ; pour le dé-
montrer, il s'efforce d'établir que cette loi s'est historiquement
vérifiée au cours des transformations qu'ont subies les croyances
hébraïques et grecques et qui ont abouti à cette synthèse plus vaste
du christianisme évangélique, point de départ de transformations
et de différenciations nouvelles, destinées à permettre à des
dogmes nouveaux, plus synthétiques encore et plus explicites,
plus entièrement débarrassés de toute enveloppe symbolique, de
venir au jour. Mais il ne s'avise point que si sa pensée offre cette
structure, si les choses se présentent à elle sous cet angle parti-
culier, cela ne tient peut-être pas à des raisons métaphysiques
profondes, mais tout simplement à ce que sa pensée s'est formée
et développée sous l'influence d'esprits qui possédaient déjà cette
structure, et dont le développement était précisément soumis à
cette loi particulière d'évolution, qu'il veut élever jusqu'au rang
de loi universelle de l'intelligence. Nul doute qu'il ne constate,
soumises à des lois identiques, la pensée religieuse hébraïque
et grecque d'une part et la sienne propre de l'autre, puisque c'est
dans les livres et les traditions de la Judée et de la Grèce que sa
pensée à lui trouve ses origines. L'histoire doit ici nécessairement
confirmer ce que nous enseigne l'analyse de notre propre con-
science, puisque Thistoire, en ce cas, c'est l'étude des éléments
mêmes dont s'est formée notre conception personnelle du Divin.
La vérification aurait une tout autre valeur, si l'analyse, au
lieu de s'attacher aux idées religieuses de peuples dont la civili-
480 REVUE DE l'histoire DKS RKLTGIONS
sation a engendré la nôtre, s'appliquait aux dogmes et aux pra-
tiques de groupes ethniques qui n'ont eu avec ceux auxquels
nous appartenons que de fortuits et récents contacts et dont les
croyances ne sont pas venues influencer et modifier les nôtres.
Rien ne démontre que si M. Caird avait étendu à un plus larg-e
domaine ses recherches, s'il avait étudié par une méthode vrai-
ment comparative les diverses manifestations religieuses de
l'humanité, il se serait trouvé en état de maintenir dans leur
intégralité les conclusions auxquelles ses analyses partielles
l'ont conduit et dont la simplicité même et la parfaite rigueur
logique n'est point sans soulever quelque méfiance. Dans l'aire
restreinte même où, en réalité, il s'est volontairement confiné,
bien des faits apparaissent, tels que le naturisme des anciennes
religions sémitiques ou la haute spiritualité des conceptions que
les Grecs de l'âge classique se formaient de la religion, morale
à leurs yeux plus encore que théologie, qui ne s'adaptent qu'à
grand peine à la place que leur impose sa théorie générale; les
divergences de détail, les désaccords se multiplieraient dès que
s'étendrait le territoire à explorer. Il est possible néanmoins qu'a-
près une telle enquête, la construction que M. Gaird a édifiée
demeurât dans ses lignes générales intacte, mais il est possible
également que les faits nouveaux que cette comparaison plus
étendue des diverses formes religieuses mettrait au jour, le
contraignissentàenmodifierprofondémentleplan et à concevoir
tout autrement qu'il ne l'a fait l'évolution religieuse de l'huma-
nité tout entière ; on peut enfin concevoir qu'il existe des types
religieux distincts, irréductibles les uns aux autres et répondanl
à des structures mentales foncièrement difîférentes, dont ces
recherches viendraient révéler l'inconciliable opposition, oppo-
sition qui ne se limiterait pas aux conceptions seules, mais
s'étendrait encore à la loi qui préside à leurs transformations et à
leur développement.
Ce que l'ethnologie comparée nous a appris de l'étonnante
ressemblance des manifestations de Tactivité humaine dans les
diverses races, en ces âges lointains surtout où des différences
moins profondes séparaientles uns des autres lesmultiples variétés
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE JE LA UELir.ION i81
en lesquelles se ramifie rhumanité, rend cette dernière hypo-
thèse de beaucoup la moins vraisemblable. M. Gaird n'avait
pas cependant le droit de l'écarter « ;;;'?on'; il était astreint tout
au moins à la discuter, et s'il ne voulait pas assumer la tâche,
très digne de le tenter, d'en démontrer l'inexactitude, du moins
devait-il indiquer les raisons qui le faisaient, à cause de sa trop
faible probabilité, ne s'y arrêter point. Mais de ce qu'une loi
unique aurait présidé au développement religieux de l'humanité,
il ne s'en suivrait pas que la loi à laquelle se serait trouvé assujet-
tie l'évolution du christianisme et des religions dont il procède
ne constituerait point une forme déjà hautement différenciée de
cette loi générale, et dont les particularités risqueraient de mas-
quer la signification d'ensemble ; ces particularités même, ce peut-
être au reste à des circontances historiques contingentes, à Fac-
tion personnelle de grands initiateurs religieux qu'elle les doive,
elle ne saurait, en ce cas, être considérée comme la norme néces-
saire où se doit ajuster toute pensée en raison même de la struc-
ture générale de l'esprit.
On ne saurait assimiler l'évolution religieuse de l'humanité
au développement logique d'un concept. Sur un fond primitif
uniforme des conceptions diverses se sont venues greffer qui
n'étaient point toujours logiquement liées aux idées anciennes,
qui entons cas n'en procédaient pas nécessairement. Ces concep-
tions nouvelles, presque toujours, ont été l'œuvre personnelle,
œuvre aussi individuelle qu'un poème ou une statue, d'hommes
ou de groupes d'hommes particuliers. Elles se sont lentement
substituées dans laconscience des divers peuples aux dogmes plus
anciens, grossiers et naïfs, ou du moins elles les ont changés,
transformés; elles les ont réduits à n'être plus que des allé-
gories et des symboles, tandis qu'elles-mêmes s'altéraient à leur
contact. Ces croyances et ces idées de création récente ont sin-
gulièrement différé les unes des autres; elles ont été aussi va-
riées qu'étaient uniformes et monotones les conceptions primi-
tives et s'il se semble se créer de nouveau au sein de l'humanité
une religion unique, si un idéal commun commence à se déga-
ger où tendent les aspirations de tous ceux auxquels la science
182 REVUE DE LHlSTOldE DES RELIGIONS
et la morale ne sauraient à elles seules suffire, du moins est-il
cerluin qu'on ne pourrait que très diflicilcmenl saisir des traits
de ressemblance bien nombreux entre cette foi relig^ieuse, qui
s'enveloppe au reste des formules dog-matiques les plus diverses,
et les vieilles croyances primitives, patrimoine de nos lointains
ancêtres.
Cette foi nouvelle est la synthèse des diverses conceptions reli-
gieuses qui ont apparu au cours de révolution historique; elle
procède de ces croyances de seconde formation qui sont venues
compliquer et modifier les idées que les hommes se faisaient an-
ciennement des Dieux et leurs rapports avec l'univers. Ce n'est
donc pas en elle que nous pouvons espérer de découvrir arrivée
à une phase nouvelle de son développement organique la religion
instinctive et commune de l'humanité : c'est un produit factice
et récent du travail de la pensée réfléchie sur les dogmes et les
sentiments nouveaux dont les grands initiateurs religieux ont
enrichi notre héritage. Et si l'on s'en tient aux formules dogma-
tiques elles-mêmes, aux rites, aux idées théologiques sur la
nature de Dieu, la destinée de l'âme, les relations qui unissent
les hommes à l'Etre divin qui les a faits, nulle unité n'apparaît,
mais une étrange diversité d'interprétations, de manières d'agir et
de croire se manifeste au contraire tout aussitôt.
Je sais bien que M. Caird répondrait que ce n'est pas du contenu
de la conscience religieuse qu'il a voulu parler, mais de la loi d'é-
volution à laquelle sont soumis ces concepts. On peut objecter à
cette réponse même que les deux choses ne sont pas indépendantes
l'une de l'autre et que la transformation profonde qu'ont apportée
aux croyances religieuses de l'humanité les créations successives
des prophètes, des théologiens et des philosophes n'a pas été
sans modifier jusqu'aux processus psychologiques impliqués dans
toute conception de cet ordre. La fonction de la rel'gion a en
etfet changé ; elle n'a plus dans la vie humaine le même rôle ni
la même place qu'elle occupait autrefois, ses relations avec les
autres activités de l'esprit se sont modifiées; elle n'a plus pour
tâche de satisfaire aux mêmes besoins que jadis et d'autres be-
soins se sont éveillés, tout aussi impérieux, qu'il lui faut main-
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION d 83
tenant apaiser. Confondue avec la science balbutiante encore
flans la pensée rudimenlaire du sauvage, elle s'en dislingue à
grand peine, alors que la connaissance scientifique commence à
conquérir son orig-inalité propre et son autonomie, et se trouve
avec elle en perpétuels conflits. Aujourd'hui, les deux domaines
sont entièrement séparés et c'est à peine si, ça et là, il subsiste
entre eux quelques points de contact. Indépendante tout d'abord
de la morale, comme aussi la morale est indépendante d'elle, elle
finit par l'absorber tout entière en elle en même temps qu'elle la
réduit à dépendre de ses dogmes. Puis en une phase nouvelle de
l'évolution, la religion et la morale tendent de nouveau à se sé-
parer pour recouvrer chacune sa physionomie originale et se
limiter à sa fonction propre, mais modifiées profondément Tune
et l'autre par l'étroite association qui si longtemps les a unies.
S'il en est bien ainsi, si les conceptions religieuses ont si complè-
tement changé de fonction, de rôle et de signification, au cours de
l'évolution, n'est-il point évident qu'il est téméraire de vouloir
dégager de l'élude de deux ou trois formes religieuses et de
celles qu'elles ont engendrées les lois générales du développe-
ment des idées et dos sentiments religieux dans l'humanité
entière?L'importance historique prépondérante du christianisme,
sa prodigieuse importance surtout comme facteur de notre civi-
lisation, de notre moralité, de notre pensée, la noblesse et la
beauté des conceptions, le charme pénétrant et fort des senti-
ments qui ont trouvé dans les traditions évangéliques leur
expression parfaite, nous dissimulent la vérité du fait qui s'im-
pose cependant à tout esprit réfléchi, c'est que le christianisme
et les croyances qui lui sont immédiatement apparentées et dont
il est l'aboutissement naturel et Tharmonieuse synthèse, ne
sauraient être identifiés avec la religion commune de l'humanité.
Cela nous le savons de reste, mais nous faisons toujours comme
si nous ne le savions pas, nous ne parvenons pas à n'être point
dupes de ce mirage et il arrive môme que comme ce sont les élé-
ments les plus spécifiquement helléniques ou juifs, les éléments
surtout les plus spécifiquement chrétiens, qui ont marqué notre
pensée européenne de la plus profonde el de la plus nette eni-
184 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
preinte, ce soit ceux-là qui nous apparaissent comme le produit
nécessaire de la structure mentale commune.
Pour résumer en deux mots notre critique, M. Caird a retrouvé
sans doute se vérifiant à chaque étape de l'évolution religieuse
gréco-hébraïque la loi que lui avait permis de formuler a priori
l'analyse des conditions générales de la pensée, mais la pensée qu'il
avait analysée, c'était sa pensée, à lui, c'est-à-dire précisément une
pensée dont tout le développement a été conditionné par des idées
et des sentiments chrétiens, des conceptions qui ont leur origine
en Grèce et en Judée. Les conclusions auxquelles M. Caird est
parvenu sont peut-être exactes, mais la méthode qu'il a suivie ne
lui permet pas de démontrer qu'elles le sont. Il eut mieux fait de
les limiter expressément au christianisme seul et aux religions qui
ont préparé son avènement, puisqu'aussi bien c'est à ce domaine
qu'il a limité ses recherches personnelles et précises. Elles eus-
sent pris par là une solidité et une valeur plus grandes et le but
qu'il se proposait en réalité, la reconstruction, au moyen d'une
dialectique historique, d'une dogmatique mieux appropriée aux
aspirations et aux besoins de notre temps, eût été tout aussi sû-
rement atteint. On aurait pu alors comparer les résultats qu'au-
rait donnés cette enquête sur des documents de même famille à
ceux qu'aurait permis d'atteindre l'analyse d'autres formes re-
ligieuses dont le développement historique a été indépendant,
relativement du moins, de celui des religions gréco-hébraïques.
Les lois ainsi dégagées auraient eu une signification et une por-
tée tout autres et le livre où M. Caird les aurait exposées, s'il avait
voulu assumer à lui seul cette tâche gigantesque, aurait répondu
cette fois à son titre : L'évolution de la Religion. Peut-être au-
rait-il ressemblé de très près à l'ouvrage qu'il a publié, mais eu
matière historique^ il ne suffît pas que ce que l'on affirme soit
juste, il faut être en droit de l'affirmer et ne rien avancer que
preuves en mains. M. Caird répondrait peut-être qu'il a voulu
faire œuvre de théologien et de philosophe et non d'historien,
que l'histoire n'a été pour lui qu'une méthode d'exposition dia-
lectique et il y aurait dans cette réponse une part de vérité, mais
son livre se présente sous les apparences d'un ouvrage histori-
UNE ^0IJVELL^: philosophie de l4 religion 185
que, on est donc fondé à exig-er qu'il soumette aux règles de
critique dont les historiens ont coutume de faire usage pour dé-
terminer la valeur des preuves, les arguments dont il se sert.
Un autre point faible du système de M. Caird, c'est la con-
ception étroite et par la même inexacte qu'il semble se faire
de la religion. Elle paraît parfois se réduire pour lui à un sys-
tème de connaissances, à un ensemble de réponses à des ques-
tions posées sur l'Homme, sur l'Univers et sur Dieu. Aussi sa
théologie consiste-t-elle essentiellement en une théorie de la con-
naissance religieuse et ne consiste-t-elle guère qu'en cela. L'élé-
ment émotionnel dont le rôle semble prépondérant dans le dé-
veloppement de la religion, si on la considère du moins dans les
phases les plus récentes de son évolution, paraît rejeté au second
plan et bien que M. Caird n'en conteste nulle part l'importance,
il ne lui accorde jamais explicitement la place considérable qui
lui appartient légitimement dans l'explication des manifestations
religieuses. Les rites, les cérémonies, lespratiques, le culte même,
c'est à peine si M. Caird s'y arrête en passant et seulement quand
ces actes religieux lui paraissent commenter quelque formule dog-
matique. C'est à coup sûr à ses yeux l'accessoire; à un point de
vue théologique et philosophique, il peut avoir raison, mais his-
toriquement, si telle est bien sa conception, il a tort, à n'en pas
douter. On croirait parfois à lire son livre que nulle différence
ne sépare une religion d'un système de métaphysique, et en effet,
si on pouvait retrancher d'une religion à la fois les actes cérémo-
niels auxquels elle conduit et les sentiments qui trouvent leur
expression dans ses formules dogmatiques, si on la réduisait à
un ensemble de préceptes moraux et de conceptions théologiques,
elle ne se distinguerait plus en réalité que bien faiblement d'une
métaphysique et seulement, à vrai dire, par l'orig-ine que tradi-
tionnellement lui attribueraient ses fidèles.
A un stade antérieur de l'évolution, c'est à une mythologie
que se ramènerait une religion dont on aurait ainsi éliminé tout
ce qui ne constitue point une réponse à une question posée, tous
les éléments dont le caractère n'est pas exclusivement intellec-
tuel. S'il faut comprendre la religion, comme l'a parfois semblé
186 HEVUE nE l'histoire des religions
comprendre M. Gaird, elle se trouve alors soumise dans son évo-
lution à la célèbre loi des trois états, formulée par Aug. Comte :
les conceptions métaphysiques doivent faire s'évanouir devant
elles les symboles religieux, tandis que les théories métaphysi-
ques à leur tour verront diminuer chaque jour l'étendue de leur
domaine, iju'envahissent de toutes parts les explications scienti-
fiques, les réponses « positives » aux questions qu'obligent de
se poser les multiples phénomènes de l'Univers et les problèmes
de notre destinée morale et sociale. Pour que la religion puisse
conserver à côté de la métaphysique et de la science son existence
propre et son autonomie, pour qu'on puisse la considérer comme
une manifestation originale de l'âme humaine, irréductible à toute
autre activité mentale, il faut de toute nécessité qu'au nombre de
ses éléments constitutifs ily en aitquel'onsoit impuissant àrame-
ner à des connaissances, à des phénomènes de représentation, à
desidées. Toutereligionest un élan, une aspiration, une tendance,
elle ne pourrait donc se réduire à une perception de laréalité, lors
même que cette réalité serait le principe dernier des choses,
que ce serait Dieu; et encore bien moins se pourrait-elle, par
conséquent, ramener à un ensemble d'inférences hypothétiques
sur la nature du Divin et les relations qui l'unissent à l'humanité.
La théologie peut bien être considérée comme un ensemble
de concepts, mais la théologie est le produit de l'étude méthodi-
que et réfléchie de la religion, elle n'est pas plus la religion que
la physiologie n'est l'organisme humain, ou la chimie les corps
qui réagissent dans les cornues; la religion est essentiellement
un mode particulier de vie intérieure et un ensemble d'actes en
lesquels cette vie s'exprime au dehors, les dogmes ne font que
la traduire et l'immobiliser en formules abstraites, ils ne la cons-
tituent pas.
C'estcette nature intime delareligion,ce fait qu'elle n'est point,
comme la science ou la métaphysique, un système de concepts,
mais essentiellement un ensemble d'actes et d'émotions, qui a
puissamment contribué à ce qu'elleensoit venue às'identifier avec
la morale, à se réduire même à n'être plus qu'une sorte de morale
surnaturelle, une règle de vie et un principe de vie, inspirés d'en
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA KELKIION 187
haut. Nous nous sommes elïorcés ailleurs» de montrerrindépen-
dance réelle de la religion el de la morale et leurs origines dis-
tinctes, mais leurs affinités sont impossibles à méconnaître et
ces affinités consistent en grande partie en ce qu'elles impliquent
toutes deux des éléments émotionnels, qui par définition même
doivent demeurer et demeurent en effet exclus de toute concep-
tionscientifique.Lacroyancemoralecommelacroyancereligieuse
est un acte de foi, on croit parce qu'on veut croire, on croit pour
satisfaire un besoin de Tâme. On ne peut pas prouver la foi, on
peut seulement prouver l'exactitude ou la vraisemblance d'une in-
terprétation théologique, la foi étant donnée; la foi, c'est l'expé-
rience i nterne d'un certain mode de vie, qui nécessite ou paraît né-
cessiterl'affirmationdecertainspostulats,cen'estpasunensemble
de connaissances objectives vérifîables. Il en est à ce pointdevue
des affirmations morales comme des affirmations religieuses et
c'est ce qui rend vaine l'espérance de déduire de la s^cience un
idéal moral : tout ce qu'elle peut fournir, ce sont des règles pra-
tiques d'action. Ces relations étroites qui existent entre la mo-
rale et la religion permettent précisément de comprendre com-
ment, en de certaines âmes, elles peuvent arriver à se confondre
ou à remplir la fonction l'une de l'autre. Le caractère émotionnel
et actif de la religion est d'ailleurs d'autant plus marqué que la
religion se différencie plus complètement des autres manifesta-
tions psychologiques avec lesquelles elle est à l'origine étroite-
ment mêlée et qu'on l'étudié par conséquent en des formes plus
récentes, plus entièrement affranchies de la mythologie, en des
formes où les mythes explicatifs anciens se sont réduits à n'être
plus que des symboles expressifs d'états d'âme.
Ce n'est point à dire qu'une religion puisse subsister d'où
tout élément intellectuel soit absent, et qu'une foi sans dog-mes
ne soit point destinée à s'évanouir lentement comme le pa'î-fum
laissé au creux d'un vase ou au repli d'une étoffe; il est nécessaire
à l'homme religieux de ne pas sentir seulement sa foi, mais de
fi ^'7 ro- . psychologie dans les études de myiliologie cou^parées
{Revue de l Histmre des Religions, spptembre-octohre 1895.)
188 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
pouvoir se représenter à lui-même le sentiment qu'il éprouve et
l'objet auquel il tend; aussi une théologie doit-elle exister aussi
longtemps qu'il existe une religion. MaiSjà mesure que l'on remonte
en arrière vers les lointaines origines de notre race, une part plus
largo appartient dans la religion aux connaissances, aux explica-
tions, aux mythes enfin, c'est que la science ni la métaphysique ne
se sont encore séparées d'elle, c'est que la morale n'a point encore
contracté avec elle de liens, qu'elle concentre en elle seule toute
la pensée humaine et demeure sans action sur toute une vaste
province de l'activité des hommes,leurs relations les uns avec les
autres. Elle est alors comme l'encyclopédie de tout ce que savent
ou croient savoir les hommes; elle est essentiellement une fonc-
tion intellectuelle, mais il faut se bien pénétrer de la pensée que
ce n'est pas son caractère propre, et qu'elle tendra à s'en dé-
pouiller à mesure qu'elle se différenciera des autres activités
mentales. Il est donc impossible de réduire l'évolution religieuse
à un développement logique de concepts, procédant régulière-
ment les uns des autres, et, bien que M. Caird n'ait point ex-
plicitement dit que c'était ainsi qu'il la fallait envisager, bien
qu'il tende à identifier la religion et la morale, bien qu'il ait même
consacré au sentiment religieux et à ses tonalités diverses
quelques-unes des meilleures pages de son beau livre, il semble
raisonner cependant comme si ce qui dominait toute la reli-
gion, c'était le problème théologique de la connaissance de
DieUj et non pas la notion mystique de la vie en Dieu.
M. Caird, il ne faut pas l'oublier, n'est pas par profession un
historien des religions; c'est avant tout un métaphysicien, et
métaphysicien il est resté dans ce domaine nouveau où sa haute
curiosité et son ardente préoccupation des destinées morales
de l'humanité l'ont conduit. lia, du reste, lui-même senti qu^une
conception tout intellectualiste de la religion ne répondait qu'in-
complètement à la réalité des faits, et par une sorte de réaction
il est venu à en donner une définition qui ne pèche plus par son
étroitesse, mais que son ampleur même, tout au contraire, rend
inexacte. « La religion d'un homme, écrivions-nous, c'est en réa-
lité, [pour M. Caird], sa pensée et sa vie entières, envisagées, sui-
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RKLIGION 1^9
vanLl'expression de Spinoza sub specie œterni\ c'est l'altitude de sa
raison et de ses sentiments envers Tâme qu'il se sentêtre et l'uni-
vers qui l'entoure; c'est l'efîort de sa réflexion pour ramener à
l'unité les détails de ses perceptions et de ses états de cons-
cience et pour opérer une suprême et définitive synthèse entre
l'image qu'il a du monde et la connaissance qu'il a de lui-même »
Remarquons tout d'abord que les éléments intellectuels prédo-
minent encore étrangement dans cette conception que se fait
M. Caird de la religion, que le sentiment y joue un rôle su-
bordonné, que les actes, les pratiques, les rites n'y tiennent
aucune place et que malgré cette affirmation qu'il a énoncée que
l'histoire de la religion, c'est l'histoire tout entière de l'âme
humaine, il semble la réduire à n'être qu'une métaphysique
émue, une métaphysique oii les raisons du cœur font entendre
leur voix à côté des raisons de la raison.
Mais, si malgré sa bonne volonté de ne pas donner de la reli-
gion une définition trop étroite, il a laissé en dehors de l'idée
qu'il s'en ait formée quelques-uns des éléments, qui semblent le
plus essentiellement la constituer, en revanche il a fait rentrer
dans le domaine qui lui appartient tout un ensemble d'états de
conscience et d'activité mentales, qui paraissent devoir en de-
meurer exclus. A prendre les choses à la lettre, la science devien-
drait, d'après M. Caird, une province de la religion et toute
activité synthétique, par le seul fait qu'elle serait synthétique,
obtiendrait de droit le nom de religieuse. Mais, si à l'origine,
science, religion et métaphysique se confondaient en effet, nul
trait peut être de l'évolution intellectuelle n'est mieux marqué
que leur différenciation progressive. Il est certain que l'âme hu-
maine n'est pas divisée en compartiments séparés par des cloi-
sons étahches, et il n'est pas douteux que les sentiments religieux
d'un homme, ses conceptions scientifiques, les règles pratiques
auxquelles il adapte sa conduite, l'idéal de bonté et de beauté
qu'il se forme ne demeurent point isolés en lui et réagissent d'or-
dinaire les uns sur les autres ; mais il n'en est pas moins vrai que
ce sont là autant de classes différentes de faits qui demandent à
n'être pas confondues et à être étudiées chacune en elle-même et
13
490 REVUE DE l'histoire DES RELIgIoNS
pour elle-même, que ces étals de ooascience divers ont dans la
vie mentale et sociale des fonctions distinctes et qu'il faut, si l'on
veut rester exact et clair, considérer comme distincles, encore
qu'il existe entre elles comme entre toutes les fonctions d'un être
vivant d'innombrables liens.
Pour mulliples que soient ces liaisons, elles ne sont peut-être
pas cependant aussi étroites que les conçoit M. Caird et c'est for-
cer le sens des mots, que de déclarer que tout être raison-
nable est, en tant que te], un être religieux, parce qu'une nécessité
rationnelle nous oblige, puisque le sujet et l'objet n'ont de signi-
fication qu'opposés l'un à l'autre, que tout le contenu de chacun
d'eux, c'est précisément son mouvement vers l'autre, à admettre
qu'ils ne sont que la réalisation ou la manifestation d'un troisième
terme, qui les domine tous deux. Ce troisième terme, nous l'ap-
pelons Dieu. Mais qu'a de commun ce Dieu, qui n'est qu'un prin-
cipe log'ique de synthèse rationnelle, ce Dieu, dont l'idée a pour
rôle de rendre intelligibles les lois formelles de la pensée avec la
religion, au sens réel et historique du mot? Que ce principe d'u-
nité existe, nous n'en disconvenons pas, que notre raison déve-
loppée et éclairée en postule l'existence nécessaire, c'est ce que
l'on pourrait tenter de démontrer avec quelques chances de succès,
mais ce qui est certain d'autre part, et M. Caird lui-même est con-
traint de l'avouer^ c'est que les hommes, aux premières phases de
l'évolution religieuse, n'avaient nul sentiment bien net de cette
nécessité logique, qu'ils ne pouvaient même concevoir une idée
aussi abstraite que cette conception d'un être dont toute l'essence
consiste à concilier en lui ces deux termes opposés, le monde,
c'est-à-dire l'ensemble des choses pensées, et l'esprit qui les pense.
11 faut donc renoncer à rechercher en elle l'origine psycholo-
gique de la religion et il faut y renoncer d'autant plus qu'un tel
principe fût-il conçu, il n'apparaîtrait pas nécessairement à la
conscience avec les attributs multiples qui sont à l'origine insépa-
rables de l'idée d'un Dieu, ni surtout avec les attributs moraux
qui, à une époque plus récente, sont entrés comme éléments es-
sentiels dans lacoEieption du Divin. Et ceux même qui de nos
jours seraient conduits à affirmer qu'il est logiquement impossi-
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 19i
ble de concevoir l'ensemble des choses comme une chaîne indé-
finie de phénomènes à double aspect, objectif et subjectif, et
qu'une substance unique doit être postulée en laquelle ces phéno-
mènes aient leur commun principe d'existence, rien ne prouve
que cette unité, ils l'adorent ou la redoutent, qu'ils la vénèrent ou
l'aiment, qu'ils l'invoquent, qu'ils soient provoqués à des actes
par l'idée qu'ils en ont, qu'elle joue dans leur vie morale un rôle
efficace, qu'elle soit pour eux la source d'émotions, pareilles à
celles que provoque la beauté. Si elle ne détermine en leurs âmes
rien de tout cela, comment les pourra-t-on considérer comme des
hommes religieux, et cependant, en acceptant le critérium même
fondé par M. Caird, ce seront des êtres raisonnables.
Ce besoin de cohérence, de liaison rationnelle, entre les di-
verses conceptions qui occupent simultanément l'esprit, entre les
solutions qui sont données aux multiples problèmes qui sollicitent
la curiosité de ceux dont les yeux s 'ouvrent sur le monde qui les
enveloppe, est au reste un besoin relativement récent : contem-
porain de l'éveil de la pensée métaphysique, c'est le précurseur
de la science réfléchie et consciente de son but et de son office
propres. Les sauvages se soucient peu que leurs explications se
contredisent, elles ne les satisfont pas moins pour cela et ce sont
cependant en un sens les plus religieux des hommes : toutes leurs
pensées sont mêlées de conceptions religieuses, des motifs reli-
gieux déterminent tous leurs actes.
S'il est un concept métaphysique qui soit obscurément présent
dans les âmes grossières et très simples de ces hommes en qui
nous pouvons espérer de saisir encore la religion en ses premiers
rudiments, c'est cette idée d'un au-delà, d'une réalité qui nous dé-
borde de toutes parts et que nous n'atteignons qu'à peine, d'un
infini en un mot, dont Max Millier a voulu faire la source commune
de toutes les notions religieuses ; il semble qu'il soit allé trop loin
et qu'une telle idée même ne soit guère accessible à l'esprit, in-
capable de hautes abstractions, des premiers créateurs de mythes,
mais du moins un sentiment confus de cet infini peut-il exister et
existe-il en effet dans les intelligences à une époque où l'idée de
l'unité, telle que la définit M. Caird, serait pour elles vide de sens.
192 REVOK DE l'histoire DES RELIGIONS
Je sais bien que M. Gaird ne soutient pas que ce soit à un con-
cept clair et distinct du principe rationnel de l'unité qu'il faille
attribuer le rôle essentiel dans la genèse des religions; il semble
admettre que ce principe agisse sans que nous sachions qu'il agit
et qu'il suscite en nous, sans que nous ayons conscience de sa pré-
sence, les représentations auxquelles nécessairement s'associent
nos émotions religieuses. Mais c'est un postulat auquel M. Gaird
a été conduit par la confusion qu'il parait faire de la fonction de
la religion avec celle de la métaphysique et de la science et
qui ne s'impose point à la raison, puisqu'il y a aux phénomènes
religieux des conditions immédiates qui suffisent à en expliquer
l'apparition, s'il faut pour les légitimer rationnellement recourir
à d'autres principes et peut-être à celui même dont l'auteur du
système que nous critiquons a si merveilleusement mis en lu-
mière la haute valeur.
Passons maintenant à quelques remarques d'un caractère
moins général. M. Gaird à fort bien montré que ce n*est pas
par une sorte de coup de théâtre qu'apparaît, au milieu de cet
amas de perceptions d'objets qui se limitent les uns les autres et
d'états de conscience dont est le sujet celte intelligence finie que
nous sommes, la notion du Divin, mais que, latente et obscure
dans les plus humbles âmes, elle va s'enrichissant et se précisant
sans cesse jusqu'à se revêtir de cette clarté souveraine qu'elle pos-
sède dans la pensée des hommes vraiment pieux. Il a tenté
de retracer l'évolution de celte conception et d'esquisser les
formes diverses que la structure mentale de l'humanité aux di-
vers stades du développement lui a nécessairement imposées;
c'est même là l'objet propre de son livre. Toutefois, il s'est
contenté d'indiquer comment s'était individualisée en quelque
sorte l'idée de Dieu, comment les dieux s'étaient dégagés
peu à peu du monde et avaient réussi à conquérir leur
personnalité propre et leur relative indépendance, mais il
n'a point analysé de près cette notion intermédiaire et tran-
sitoire du surnaturel, qui a permis à notre conscience du divin de
s*alTermir et de grandir en netteté et en puissance. Aujourd'hui
qu'elle est adulte dans nos âmes, tout dans la nature est rede-
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 193
venu pour nous naturel, comme rien n'était étrange, rien n'appa-
raissait en conflit avec les luis normales do l'univers à l'inlel-
ligence toute neuve des premiers qui ont commencé à réfléchir
sur ce qu'il voyait autour d'eux et à chercher des réponses aux
questions que le monde et leur propre destinée les contraignait
de se poser. L'idée du surnaturel ne se peut former qu'en oppo-
sition avec l'idée d'une nature, c'est-à-dire d'un ensemble de
phénomènes, unis les uns aux autres par des rapports uniformes
et constants, où chaque événement a pour antécédent un évé-
nement de même ordre qui le conditionne. Or, il est bien évident
qu'un tel concept est absent de l'âme du sauvage. Dans l'igno-
rance où il se trouve des lois qui régissent le monde, tout lui est
également naturel. Les dieux, les âmes, les esprits, les animaux,
les hommes, les plantes sont alors des êtres de même essence et
qui ont, toute différence de puissance mise à part, même rôle et
même fonction ; ce sont pour lui des causes de même ordre dont
l'action s'entremêle et se confond sans cesse. La notion du surna-
turel ne lui est point accessible, parce qu'il est impuissant à ranger
en classes distinctes et opposées les agents divers auxquels il attri-
bue la production des phénomènes de la nature et des événements
de sa vie journalière. Il est de plein pied avec ses dieux, ils
n'appartiennent point à un autre monde que lui, ils n'exercent
point d'en haut sur les destinées humaines une toute puissante
action : ils sont communément plus forts que les hommes, mais
il arrive que les hommes triomphent de leur volonté même et de
leur résistance par les moyens efficaces que la magie met à leur
disposition, et ces moyens sont pour le sauvage des moyens na-
turels: on lue ses ennemis par des paroles ou des rites, comme
en jetant contre eux un boomerang ou une zagaie, ce sont des
actes de même nature.
A mesure qu'une notion plus exacte de la causalité naturelle se
formait dans les intelligences, une idée nouvelle delà nature et
du rôle des dieux etdes esprits apparaissait. Ces êtres supérieurs,
quelles que soient leur origine et leur signification première se
sont dégagés du monde matériel où vivent les hommes, ils se
sont élevés au-dessus des phénomènes pour les gouverner d'en
494 REVUE DE L*HISTOIRE DES RELIGIONS
haut et les soumettre à des lois qu'ils ont établies par leur arbi-
traire volonté ou les décrets de leur sag-csse; leur puissance en
même temps n'a point cessé de se manifester par des interven-
tions personnelles en des circonstances spéciales dans les affaires
humaines et la marche habituelle de la nature, interventions qui
viennent bouleverser la succession coutumière des événements
et attester par la violation même des lois auxquelles ils se plient
d'ordinaire l'action indépendante de cette classe nouvelle d'êtres
qui s'opposent désormais, comme étant d'une essence différente,
à ceux que nos yeux voient et que touchent nos mains. Le mira-
cle, c'est la condition même de l'affranchissement des Dieux, de
l'émancipation du Divin. Le mot de miracle n'a pas de sens pour
l'homme qui ne conçoit pas encore une « Nature », le miracle
cesse d'être nécessaire à la conception de Dieu, alors qu'elle est
devenue adulte et qu'une distinction s'est faite entre les phéno-
mènes qui tombent sous nos sens et se succèdent en séries ré-
gulières et les énergies qu'ils manifestent sans doute, mais c'est
l'idée du surnaturel, d'une causalité superposée à l'enchaînement
normal dos causes et des effets et en fréquent conflit avec lui, qui
a permis à cette conception de grandir, de se développer et de
prendre sa signification véritable. Les dieux sont à l'origine des
objets de la nature ; pour qu'on en arrive à concevoirque le divin
embrasse et contient le naturel, il faut tout d'abord qu'il s'oppose
à lui. La notion du surnaturel disparaît dès que la causalité divine
est conçue dans toute son ampleur et que le monde n'apparaît
plus que comme un phénomène de Dieu, comme la manifestation
d'une énergie unique, immanente et transcendante à la fois par
rapport à lui.
Mais le sentiment religieux reste à ces trois phases identique en
son essence et cette évolution de l'idée de la nature et de celle du
surnaturel est, à proprement parler, une évolution des conceptions
métaphysiques fondamentales, beaucoup plutôt qu'une transfor-
mation des émotions religieuses ; ce qui importe à ce point de vue,
si l'on admet comme exacte la notion de la religionque nous avons
cherché à mettre en lumière, c'est l'attitude de Thomme à l'égard
du divin, ce n'est pas l'idée qu'il s'en fait. Or, cette attitude est
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 19?)
chez le fétichiste pieux très souvent analogue à celle du chrétien
ou du panthéiste rationaliste, je dis analogue et non pas iden-
tique, car il serait absurde de nier que les idées que l'homme se
forme des puissances supérieures soient sans action sur les émo-
tions qu'elles lui inspirent, sans action surtout sur les actes aux-
quels sa foi le détermine.
Comme l'essentiel dans une religion, c'est pour M. Cairdla con-
ception métaphysique qu'elle enveloppe, ou plutôt encore les pro-
cessus logiques qu'implique pour nous l'élaboration de cet ensem-
ble de concepts, il était naturel que ce fût à ces éléments qu'il
s'adressât pour édifier une classification des religions, mais la con-
séquence inévitable, c'est que cette classification eût un caractère
artificiel. Il a divisé les diverses religions pré-chrétiennes en reli-
gions objectives et religions subjectives, mais il lui a fallu néces-
sairement les transformer quelque peu pour qu'elles se puissent
bien adapterauxcadres rigides qu'il avait tracés d'avance. M. Gaird
remarque très finement qu'à vrai dire, le sauvage conçoit beau-
coup moins le monde à sa propre image qu'il ne se conçoit lui-
même à l'image du monde, que, par conséquent les religions na-
turistes que nous considérons comme des religions anthropomor-
phiquesne méritent guère ce nom et que, parce qu'elles correspon-
daient àun stade de la pensée où tout êtrerevêt pour la conscience
une forme matérielle et tangible, elles appartiennent précisément
au groupe des religions objectives, c'est-à-dire des religions où
ce n'est pas à l'analogie de l'âme humaine, mais des objets avec
lesquels l'homme entre en conflit que l'intelligence se représente
Dieu. Qui ne songera aussitôt cependant que les grandes reli-
gions naturistes sont aussi au premier chef des religions animis-
tes, qu'à ce stade de l'évolution l'idée est absente d'une matière
inerte et inactive, que tout est vivant, que tout est plein d'âmes,
T.TM-x -lr,pTi 'hùym, que les morts emplissent et gouvernent le
monde et que les plantes, les rochers, les fontaines veulent,
aiment, sentent, souffrent et agissent comme nous-mêmes. Cette
expansion de l'âme humaine avec ses passions et ses désirs, de
la pensée humaine, je dirai même des coutumes, des institutions,
des pratiques des hommes à travers l'univers entier, est-ce donc
196 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
là vraiment ce qu'on peut appeler une conception objective du
monde, et n'est-ce pas faire violence aux mots que de consi-
dérer une religion comme n'étant qu'à demi-anthropomorphique
parce que ses sectateurs n'ont encore de l'immatérialité de la
pensée qu'une notion confuse?
L'expression de religion subjective, appliquée au monothéisme
hébraïque par exemple, nous semble, elle aussi, sujette à bien des
critiques. Un esprit a-t-ilpar rapport à nous une existence moins
objective qu'unobjet matériel? Et M. Caird le déclare lui-même, la
transcendance deDieu, sa radicale séparation dumonden'estnulle
part plus accentuée que dans la classe de religions dont la foi des
prophètes juifs constitue le type exemplaire. Ce n'est pas dans le
cœur de Thomme que se révèle le Divin, la révélation lui vient
du dehors, d'en haut; et ce Dieu, extérieur à lui, il le conçoit
semblable à lui, à l'image sans doute de sa pensée, mais pas plus
que lui-même il ne le conçoit immatériel. On pourrait parfaite-
ment imaginer un monothéisme oii la représentation plastique et
sensible du Dieu soit aussi définie que celle de Zeus ou d'Arlémis,
de même qu'on peut concevoir un polythéisme où les pouvoirs di-
vins soient de purs esprits, des énergies qui ne se pourraient révé-
ler aux sens et dont less eules qualités soient des qualités morales.
Et si nous passons au troisième type religieux, synthèse des
deux autres, qui a eu dans le christianisme, d'après M. Caird, sa
première et déjà complète réalisation, n'est-on pas tenté de penser
que l'auteur l'a arbitrairement construit par un impérieux besoin
d'artificielle symétrie? C'est là sans doute une erreur, mais il et
difficile de ne s'y point laisser entraîner, quand on constate sur-
tout quel écart semble exister entre les croyances évangéliques,
telles qu'elles nous sont historiquement connues, et les postulats
métaphysiques qu'implique nécessairement la forme religieuse à
laquelle les rapporte M. Caird; ce n'est qu'au prix d'interpréta-
tions qui nous paraissent forcées, et qui, en tout cas, sont bien
loin de s'imposer, qu'il parvient à faire cadrer croyances et postu-
lats. L'idée de l'immanence de Dieu est, d'après lui, à la base du
christianisme tout entier, mais c'est là une très contestable affir-
mation et il ne suffirait pas que cette idée fût impliquée dans
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 197
toute la théolog-ie et la philosophie modernes, (ce qui du reste
n'est point vigoureusement exact), pour que nous la considérions
comme d'essence chrétienne. Onpeut logiquemerxt concevoir un
christianisme où Dieu soit transcendant par rapport au monde
matériel et aux âmes à la fois et un panthéisme chrétien où l'u-
nivers ne soit qu'un développement, une réalisation prog-ressive
de Dieu ; historiquement des formes relig-ieuses déhnies ont ap-
paru où ces types abstraits se sont réalisés. Mais pas plus la trans-
cendance que l'immanence divines ne caractérisent la Bonne Nou-
velle, si peu dogmatique, si peu métaphysique, toute religieuse
et morale, toute faite de foi, de confiance et d'amour que le Christ
a apportée aux hommes. Si l'idée de l'immanence prédomine en
certaines formes chrétiennes, cette prédominance ne semble pas
tenir à l'essence même de la foi chrétienne, mais tout simplement
aux conceptions métaphysiques personnelles des hommes qui
ont élaboré ces dogmes et qui avaient emprunté à des théologies
à demi panthéistes leur manière de se représenter les relations
de l'univers et de Dieu.
A dire vrai, les diiïérenccs réelles qui nous paraissent séparer
des religions naturistes, dont l'animisme des non-civilisés et
le polythéisme grec constituent des types nettement caractérisés,
une religion spirituelle, telle que le monothéisme des prophètes
juifs, ne sont point des différences métaphysiques, mais des dif-
férences morales, et partout où des préoccupations morales ap-
paraissent et en viennent à prédominer à la fois sur les préoc-
cupations esthétiques et sur ce besoin d'expliquer les raisons
des choses, qui est à la racine de toutes les mythologies, la reli-
gion tend à prendre la forme qu'elle a pris en Israël, quelle que
soit du reste la métaphysique particulière, spontanée encore et
à demi symbolique, ou réfléchie, abstraite et systématique, qui
lui fournisse la formule dogmatique qui lui est nécessaire. De
même, c'est dans des éléments émotionnels, dans des éléments
proprement religieux que réside l'originalité du christianisme et de
toutes les religions apparentées, où l'essentiel n'est plus d'accom-
plir des rites ou de conformer sa conduite à de certaines règles
ou de connaître la nature des Dieux, mais de développer en son
198 REVUE DE LHTSTOIRE DES RELIGIONS
âme un certain mode de vie, de faire grandir en soi certains sen-
timents, certaines aspirations.
Le contenu moral d'une religion, sa valeur proprement reli-
gieuse sont dans une large mesure indépendants de sa struc-
ture métaphysique ou mythologique. C'est là un fait historique
indéniable, mais que M. Caird a paru perdre parfois de vue,
ce qui l'a conduit en quelques circonstances à imaginer d'é-
tranges artifices pour adapter les formes religieuses réelles aux
cadres qu'il a construits a priori pour elles : il affirme, par
exemple, qu'un objet en tant qu'objet ne peut inspirer d'autre
sentiment que de la crainte, mais comme il est contraint de
constater que les adeptes des religions, qu'il appelle objectives,
éprouvent souvent pour leurs Dieux des sentiments de vénération
et de respect, il en vient à dire que lorsqu'un objet, devenu le
centre permanent de la vie de la Cité, en arrive à déterminer dans
les âmes de pareilles émotions, il perd par là même quelque
chose de son caractère objectif. Pour n'être point semblable à
tous les autres, pour s'élever au-dessus d'eux et se revêtir d'une
excellence particulière, un objet n'en devient pas plus nous-
mêmes, et parce qu'il réussit à se dégager du monde matériel, et
à se constituer une existence distincte de celle des phénomènes
et des objets naturels dont il était jusqu'alors conçu comme
l'âme vivante, un Dieu ne cesse point d'être un Dieu de la nature,
qui se révèle du dehors à nous et dont l'existence n'est pas im-
manente à nos âmes.
On ne saurait davantage voir une tendance de la religion à se
apiritualiser et à se moraliser, dans les transformations qu'un
sens plus aigu et plus délicat de la beauté imprime aux images
des Dieux. Les peuples chez lesquels ce besoin de la beauté se
développe et grandit embellissent les statues des Dieux et la
vision même qu'ils ont des Immortels dans leurs âmes, mais ils
font de même plus gracieux et plus beaux tous les objets qui sont
à leur usage et sans que nulle arrière-pensée morale se cache
derrière celte recherche des formes, des mouvements et des
couleurs qui plaisent aux yeux. La beauté est un des dons mer-
veilleux des Dieux comme la puissance, comme la vigueur.
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 199
comme la hardiesse; elle ne leur enlève rien de leur objectivité,
de leur réalité distincte, elle ne les transforme pas en symboles
de vérités morales, elle ne contribue pas à faire du cœur de
l'homme et non plus du vaste et fécond univers le domaine
propre de la Divinité. C'est même lorsque les représentations
matérielles des Dieux affectent cette signification symbolique
qu'elles perdent d'ordinaire quelque peu de leur véritable et
franche beauté ; on ne fait vraiment beaux que les Dieux à la réa-
lité matétielle desquels on croit, les Dieux qui ne sont pas des
abstractions, ni des allégories, mais des êtres vivants, des êtres
pareils à ceux qui peuplent la terre et qui ne se distinguent des
hommes que par la souveraine perfection de leur corps immortels.
Ce sont là des manières de penser auxquelles M. Caird ne peut,
sans quelque efîort, adapter son esprit de métaphysicien idéa-
liste; et il attribue aux poètes homériques et aux créateurs de
mythes des idées nobles, ingénieuses et subtiles, semblables à
celles qui sont nées dans l'âme d'un Platon et qui se sont épa-
nouies en merveilleuse et splendide floraison dans l'exégèse
alexandrine. Mais il n'est point douteux que faire de la lutte des
Dieux contre les Titans, des héros contre les monstres, des
chasses d'Artémis et des travaux d'Héraklès, autant de symboles
du triomphe de la pensée sur la nature, c'est créer soi-même
des mythes nouveaux, qui n'ont plus que la forme extérieure
de commune avec les légendes grecques.
Si d'autre part, les dieux grecs de l'âge classique ont revêtu
une noblesse, une dignité, une idéale beauté que n'avaient point
les dieux barbares de l'époque pré-homérique, qui ont survécu
dans les cultes locaux, et dont Pausanias a pu décrire encore les
rites et raconter les légendes, ce n'est pas tant qu'ils se soient,
comme le dit M. Caird, plus complètement « humanisés », et par
là même spiritualisés, c'est surtout que l'idée que les Grecs se
faisaient d'eux-mêmes s'était modifiée et cela parce qu'ils s'étaient
en réalité transformés profondément. Les dieux étaient conçus
à limage de l'homme, ils en étaient comme [l'idéale représenta-
lion, l'effigie avait changé comme son modèle.
200 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
M. Caird no peut qu'avec un effort pénible, comme tons les
hommes dont la pensée est orig-inale et créatrice, entrer dans
l'âme des autres et sentir comme ils senteat, aussi ne réussit-il
point à se représenter aisément que l'opposition qu'il statue
entre le fini et le divin résulte de conceptions nouvelles et relati-
tivement récentes et qu'elle est étrangère à l'intelligence grecque.
Il sait mieux que personne que le divin et le parfait ou l'achevé
sont des notions identiques pour les philosophes grecs de V-^ge
classique et que cette idée de perfection achevée implique celle
d'êtres limités, qui peuvent être embrassés tout entiers par la
pensée, que la double conception par conséquent d'un univers
sans bornes et d'un Dieu infini et immense ne sauraient être le
produit légitime des spéculations helléniques. Il le sait, mais il
semble parfois l'oublier : aussi en vient-t-il à affirmer que, si
l'anthropomorphisme physique a succombé en Grèce, c'est parce
que les Grecs ont compris graduellement qu'un être, incarné en
une forme sensible et matérielle, était nécessairement fini et par
conséquent ne pouvait être Dieu. Mais même lorsque les métaphy-
siciens hellènes se sont élevés à la notion de la spiritualité divine,
ils n'ontpas attribué à Dieu, aussi longtemps du moins qu'ils sont
demeurés à l'abri des influences orientales, cette infinité qui
semble à M. Caird le caractère essentiel du divin. Ce n'est donc
pas plus à la perception de l'incompatibilité qui existe entre la
forme matérielle des Dieux et l'infinité, qui appartient à la cause
première, qu'à un affinement du sentiment esthétique qu'il faut
rapporter celte indéniable tendance de la religion de la Grèce à se
spiritualiser, dans l'âme du moins de ses philosophes, c'est à un
sens nouveau de la dignité et de la valeur de la pensée, à un sens
plus aigu de la justice et des droits moraux de la conscience. Ici
encore ce sont des notions morales bien plutôt que des notions
métaphysiques qui sont venues transformer la religion et lui
imposer des formules dogmatiques nouvelles.
M. Caird affirme que la conception que les hommes se font de
leurs dieux agit puissamment sur leurs sentiments moraux et sur
leurs institutions et leurs coutumes sociales et qu'à leur tour ces
institutions, ces coutumes, ces sentiments réagissent sur leur idée
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 201
même du Diviu. C'est bieu plulôl le contraire qui est vrai; ce
sont les notions morales auxquelles ils sont attachés qu'objec-
tivent les hommes en traits essentiels de la Divinité, ce sont les
règles auxquelles obéissent les sociétés qu'ils forment, les insti-
tutions qu'ils ont créées qu'ils font monter de la terre jusqu'au
ciel 011 elles se revêtent d'une majesté et d'une sainteté qu'elles
ne connaissaient point jusque-là. Ils imaginent la société des
dieux à la ressemblance de la tribu ou de la cité, et c'est la
conception de celte société divine qui devient à son tour la rec-
trice de leurs pratiques sociales et de leur conduite privée.
Aussi ne faul-il pas dire que partout où la religion sera objec-
tive et naturiste, le lien qui unit les hommes entre eux et à leur
dieu sera considéré comme un lien naturel et par conséquent
comme un lien de parenté et faire de cette conception de la divi-
nité l'origine première de celte conception du lien social. Dans
les groupes ethniques, en revanche, oii le seul rapport entre des
hommes qui soit conçu est un rapport de parenté, où, tout au
moins, c'est le rapport le plus clairement et le plus fréquemment
conçu, il est aisé de prévoir qu'une tendance existera à se repré-
senter par analogie les dieux comme des ancêtres; il faut d'ail-
leurs ne point oublier que dans les sociétés non civilisées existe
partout le culte des âmes des morts et en particulier des âmes des
ancêtres et qu'il est en conséquence fort naturel que la relation
avec les autres puissances surhumaines ait été assimilée ù celle
qui unissait les vivants à leurs parents devenus divins, M. Caird
soutient que le dieu protecteur d'une tribu n'a pas été divinisé,
parce qu'il était l'ancêtre de la tribu, mais qu'il n'a été considéré
comme ancêtre que parce qu'il était déjà dieu; or c'est là une
théorie qui vient se heurter à cette objection que c'est aux pa-
rents les plus récemment morts que s'adresse principalement et
parfois même exclusivement le culte dans bon nombre de peu-
plades.
Il n'est pas douteux que les dieux et génies protecteurs et en
première ligne les totems, ont été assimilés par analogie aux di-
vinités ancestrales et que les liens de parenté qu'on en est venu
à leur concevoir avec leurs fidèles résultent da ce qu'ils ont à l'é-
202 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
gard de la tribu le même rôle et les mêmes fonctions que les âmes
des parents morts ; c'est donc si l'on veut ici de leur qualité di-
vine que dépendent les relations de parenté qu'ils soutiennent
avec leurs adorateurs, ce n'est pas de ces relations que résulte
leur qualité divine, ni même leur rôle protecteur. Mais il est bien
clair qu'il s'agit ici de l'extension analogique d'un certaintype de
rapport, rapport qui existe réellement entre les hommes et une
certaine classe des divinités auxquelles ils rendent un culte et
que le caractère objectif ou subjectif de la religion n'a pas à inter-
venir.
Lorsque M. Caird met en corrélation le particularisme religieux
avec les religions naturistes ou objectives, d'après lui nécessaire-
ment polythéistes, et l'universalisme avec les religions morales ou
subjectives, qui doivent, à ses yeux, revêtir dans tous les cas la
forme monothéiste, on a l'impression qu'ici encore les conceptions
systématiques où il s'est complu lui ont masqué en partie les
faits. Le monothéisme aboutit logiquement à l'universalisme,
mais à l'origine le vrai Dieu, le Dieu seul adoré, s'oppose à la
foule des divinités inférieures et mauvaises, les dieux des autres
peuples et des autres tribus et son culte est de toutes les formes
religieuses, l'histoire d'Israël en fournit la meilleure démonstra-
tion, la plus violemment particulariste; le polythéisme naturiste
d'autre part, et M. Caird en fournit lui-même la démonstration,
tend à se transformer en une sorte de panthéisme, le plus univer-
saliste et le plus unitaire de tous les types religieux.
Il paraît donc vraisemblable qu'il ne faut pas attribuer à ce ca-
ractère du reste ambigu et mal défini, de la subjectivité de la
religion, le rôle prépondérant que lui assigne M. Caird.
Il semble bien au reste, à serrer de près la conception qu'il se
fait de la religion subjective, que son caractère essentiel soit, en
réalité, à ses yeux, celui-là même dont nous avaient paru être
marqués les systèmes divers de croyances qu'il a placés dans ce
groupe, à savoir la prédominance des préoccupations morales:
ce sont des religions qui se désintéressent du monde tel qu'il
est pour ne se soucier que du monde tel qu'il doit être et qui, dans
le monde même, semblent oublier tout ce qui ne peut pas se con-
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 203
former à une règle supérieure de vie, se modeler sur un idéal.
M. Caird nous dit que dans ces formes religieuses, et semblerait-
il, à l'entendre, dans celles-là seules, Dieu est conçu à l'image de
Tâme humaine; cela est fort bien, mais à la condition essentielle
que l'âme réponde elle-même déjà à ce type très particulier, que
son souci dominant soit un souci de moralité et de justice. Les
dieux refléteront alors ces âmes préoccupées avant tout de bien
vivre, comme ils reflétaient les âmes des hommes qui vivaient
si étroitement mêlés à la nature, qu'ils s'en distinguaient à peine.
Le Divin est dans ces deux cas une notion subjective, puisque
c'est son propre esprit qui en fournit à l'homme le prototype et
dans les deux cas, il est objectivement conçu. Le Dieu moral du mo-
nothéisme spirituel n'habite pas seulement le cœur des justes;
ce n'est pas une catégorie de Tidéal, mais un être vivant, agissant,
qui existe en dehors des hommes, indépendamment d'eux, qui
les domine même de bien plus haut, que ces dieux, âmes des
choses, qu'adoraient les Grecs; il est plus objectif qu'une force
naturelle divinisée. M. Caird, lorsqu'il en vient à parler du lahveh
hébraïque, est contraint lui-même de l'avouer.
Le dieu de l'antique hébraïsme est très analogue aux dieux
naturistes de la Grèce et de l'Inde et son caractère cosmique,
quoiqu'en dise M. Caird, n'en est pas moins net parce qu'au lieu
d'être un Dieu solaire comme les Baalim phéniciens, c'est es-
sentiellement un dieu de la foudre et de la tempête. Les cieux,
œuvres de ses mains, racontent sa gloire et s'il est conçu anthro-
morphiquement, rien ne permet d'affirmer qu'on se le représen-
tait comme un pur esprit; tout porte en réalité à croire qu'on
lui attribuait un corps, une forme tangible, qu'il était interdit à
l'homme de tenter de reproduire même en des représentations
symboliques. C'est au reste du dehors qu'il parle à l'homme et
nul caractère de ce Dieu « subjectif », de ce Dieu de la cons-
cience, n'est mieux marqué que sa transcendance même. Si
le Dieu d'Israël en est arrivé à incarner toutes les aspirations
de l'humanité vers une meilleure justice, vers un idéal de no-
blesse et de pureté morales, ce n'est pas que métaphysiquement
il différât beaucoup des autres dieux, c'est qu'il a été le Dieu
204 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
des prophètes juifs, des hommes qui ont eu le sens le plus aigu de
la justice, des impérieuses oblig-ations de laconscience, et ce sont
ces qualités morales, dont il s'est trouvé revêtu, qui l'ont à la fois
spiritualisé et rendu intérieur à l'âme. Il n'a pas cessé d'être un
Dieu transcendant, mais il est devenu un Dieu immanent à la
conscience, parce qu'il a été mêlé à toute la vie de la conscience,
(j'est toujours le même processus que nous retrouvons dans les
types religieux divers : la religion ne se subjective qu'en se mo-
ralisant.
M. Caird. d'ailleurs, a si bien senti l'importance dans la vie re-
ligieuse d'Israël de cette transcendance de Taction divine, qui met
avec une tetle clarté en lumière l'objectivité, et si j'ose dire, l'ex-
tériorité de Dieu par rapport à l'homme, qu'il rattache à cette
conception de la Divinité ce qui constitue la plus frappante
originalité de la religion juive^ je veux dire son caractère pro-
phétique et que, à ses yeux, l'œuvre essentielle du christianism.e,
c'est d'avoir donné à la notion de l'immanence de Dieu ou, pour
parler plus précisément, de son immanence dans l'âme humaine
une place prépondérante et d'avoir ainsi substitué à une religion
où la règle de la vie était extérieure à l'homme, étant une loi qui
s'imposait du dehors à sa volonté, une religion où elle est deve-
nue intérieure, où elle a cessé d'être une loi, pour se transfor-
mer en un acte de foi et d'amour, en une confiance joyeuse en un
Père céleste, qu'engendre incessammentau fond des cœurs la pré-
sence de sa toute puissante grâce. C'est en ce sens moral que
l'idée de l'immanence divine, qui, envisagée mélaphysiquement,
ne joue pas dans le christianisme un rôle nécessaire, a dans la vie
chrétienne une fonction essentielle.
Mais à prendre les choses ainsi, nulle religion ne serait plus
« subjective » que celle dont le Christ est venu apporter la
révélation, et qui a fait vivre Dieu dans l'intimité du cœur hu-
main. Et c'est en cette religion où Dieu ne s'oppose plus à
l'homme, mais s'unit à lui, que M. Caird qui, plus que personne
cependant, a insisté sur la no! ion de l'immanence et par consé-
quent de la subjectivité de Dieu dans le christianisme, voit une
forme supérieure, où se concilient les deux types antithétiques
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE LA RELIGION 205
de religion, que tout son effort est de mettre en contraste. Il est
difficile cependant de soutenir que le caractère subjectif de la
religion juive est plus marqué que celui du christianisme, lors-
que l'on songe aux solutions que les deux religions ont données
au problème de la destinée et du salut ; le haut idéalisme juif est
demeuré toujours un idéalisme social; c'est en ce monde où
nous vivons que sera établi le règne de Dieu et pour les avoir
élargies, le peuple d'Israël n'a point abdiqué les espérances mes-
sianiques, qui sont venues colorer encore durant les premiers
siècles la foi des communautés chrétiennes.
La notion du salut individuel par l'union directe avec Dieu,
du salut par la foi, de la rédemption du croyant par la substitu-
tion au dedans de lui de l'esprit de Dieu à l'âme charnelle qui
l'animait jusque-là, cette idée rectrice de toute la théologie pauli-
nienne et qui est demeurée l'inspiratrice de tout le développement
religieux, qui a abouti à la réforme luthérienne, est la plus nette
affirmation d'individualisme qui ait peut-être jamais été faite;
les liens qui unissent le chrétien à ses frères se détendent, s'ils
ne se brisent, l'homme reste face à face avec Dieu. Et encore l'ex-
pression est inexacte : Dieu n'est plus hors de lui, mais en lui, il
l'anime et, le vivifie; le croyant a conscience de l'action de Dieu
dans l'intimité de son cœur, il ne l'entend plus lui parler du
haut des cieux.
M. Caird a du reste très bien saisi cet aspect du christianisme
et il a esquissé de main de maître un tableau rapide de l'histoire
et des progrès dans notre société moderne de l'invidualisme re-
ligieux et moral, mais il semble croire que c'est là une déviation,
si j'ose dire, de l'esprit chrétien, qu'on ne saurait légitimement
y voir l'aboutissement naturel des doctrines évangéliques et des
sentiments qui avaient trouvé en elles leur expression. A coup
sur, M. Caird a raison, s'il veut seulement attirer fortement
l'attention sur la place très large, la place prépondérante que
tient dans la morale du Christ le sentiment de la fraternité hu-
maine, de l'universelle charité, s'il veut mettre en lumière que
cette morale de vie et d'amour n'est pas une morale ascétique,
une morale dont la fin unique soit d'assurer par l'asservissement
14
206 UEVUE DE L HISTOIKE DES RELIGIONS
du corps à l'esprit la Jesliuée bien iiuureuso du croyant, mais il
n'en est pas moins certain que l'originalité vraie du christianisme
c'est le salut par la foi opposé au salut par les œuvres, c'est la
rédemption parla grâce substituée au triomphe collectif desjustes
assuré par l'obéissance à la loi et l'intervention transcendante de
Dieu. 11 n'est pas besoin d'insister pour faire sentir en laquelle
des deux conceptions s'accuse le plus fortement l'individualisme
et pour mieux dire le subjectivisme religieux.
La vérité, c'est que les tendances les plus diverses, les plus op-
posées coexistentdanslechristianismeetque si ellesse sontéquili-
brées en une harmonieuse unité dans la conscience religieuse du
Christ, Téquilibre n'a pas tardé à se rompre en faveur de telle ou
telle d'entre elles dans les diverses sectes en lesquelles s'est divi-
sée la foi originelle. Mais il faut avouer cependant qu'il est telle
de ces tendances qui est plus spécifiquement chrétienne que telle
autre, qui se trouve en contlit avec elle, et nulle ne nous apparaît
plus caractéristique de la foi nouvelle que cette aspiration vers
l'union individuelle et directe avecDieu, union qui, comme l'abien
montré M. Caird, n'est point, au rebours du nirvana bouddhique,
une libération des liens de la chair par la résorption dans TAbsolu
ou le Néant, mais une transfiguration, une sanctification de l'âme
du croyant, qui conserve sa vie propre et sa conscience distincte.
Rien de moins ritualiste sans doute qu'une telle foi_, mais n'est-
ce pas forcer un peu le sens des faits et soUiciter doucement les
textes à signifier ce qu'on désire, que d'affirmer que pour le Christ
le culte divin devait se réduire à l'amour actif des hommes. La
prière, l'adoration intérieure de Dieu, le culte public même,
l'appel en commun vers le Père céleste, ce sont des éléments
essentiels de la morale religieuse de l'Evangile. De telles pra-
tiques ne consituent pas seulement des survivances d'une reli-
gion ancienne au milieu des idées et des sentiments nouveaux
que le Christ est venu apporter au monde, ils forment des traits
permanents et inséparables de l'ensemble de croyances et d'é-
motions qui a trouvé son expression dans les dogmes] du chris-
tianisme. Des chrétiens, qui ne prient point, que ce soit avec
des paroles ou dans le silence de leur cœur, ne sont point à vrai
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE L\ IRELIGIION 207
dire des chrétiens, de quelque ardente charité qu'ils puissent être
entlammés pour leurs frères en humanité. C'est parce que le
christianisme implique des rapports personnels et directs entre
l'homme et Dieu, parce que le culte et la prière y ont une large
place, qu'il demeure une religion et ne se réduit point à n'être
qu'une morale.
Si l'on songe à ce caractère d'intime mysticité dont est mar-
quée la foi évangélique et à la notion très nette dès ce temps de
la spiritualité de Dieu, il deviendra douteux que l'enseignement
du Christ soit venu apporter à Israël, ainsi que semble le soule-
ver M. Caird, une réhabilitation de la nature et de la chair. Sans
doute, Jésus n'a pas jeté Fanathème sur toute vie et considéré
comme les adeptes de la gnose la terre comme le domaine du
mal et du péchés mais il est difficile d'admettre que sa doctrine
fit au Dieu de la nature, au Maître du ciel et de la terre une plus
large place que l'antique hébraïsme, et que le véritable, l'essentiel
sanctuaire de Dieu, ce ne fut pas pour lui le cœur pur des justes.
L'homme à coup sûr se trouve moins éloigné de Dieu, mais ce
n'est pas que Dieu se mêle plus intimement à la nature, c'est
qu'il sépare l'homme de la nature pour l'unir à lui, qu'il le libère
de l'esclavage de la chair en infusant en lui son esprit. Rien ne
montre mieux que telle est au fond la conception, que M. Caird
lui-même est amené à se faire du christianisme, que la place
immense, la place trop grande peut-être, qu'il acccorde dans la
doctrine évangélique à la mort de Jésus sur la croix. La formule
où d'après lui s'incarne et s'exprime rame tout entière de la foi
chrétienne : « Mourir pour vivre » implique nettement cette su-
bordination dans la conscience de l'Univers entier et de tout ce
qui dans notre cœur nous vient du dehors, à rame unie à l'esprit
divin.
Nous ne pouvons discuter ici pied à pied toutes les opinions
de M. Caird, toutes les interprétations qu'il a données des doc-
trines évangéliques, toutes les vues, ingénieuses et fécondes,
encore que bien souvent aventureuses, que lui a suggérées
l'étude du développement des dogmes chrétiens. Notre seul but
était de faire sentir les dangers de la méthode, trop insoucieuse
208 REVUE DE l'histoire LES RELIGIONS
parfois de rexaclitiide historique, qu'il a suivie, les dangers de
ces grandioses synthèses a priori qui contraignent à déformer les
faits pour les adapter aux cadres qu'on a tracés d'avance.
Les recherches métaphysiques ne sont peut-être pas la meil-
leure préparation à l'étude des religions : c'est œuvre d'historien
et de psychologue. Le but sans doute est d'arriver à une vue
d'ensemble de la vie religieuse, à une conception nette de la re-
ligion, de sa fonction mentale et sociale, de sa signification et
de sa valeur, mais c'est là un but lointain, auquel il faut seule-
ment penser pour ne pas perdre courage en route. Le moyen
de l'atteindre, c'est l'étude patiente et objective des faits. 11
faut se désintéresser au cours de ces recherches de toutes ses
convictions morales, de toutes ses préoccupations métaphysiques,
de toutes ses préférences religieuses; c*est seulement ainsi que
nous aurons chance que lentement, graduellement, péniblement
la vérité se révèle à nous en ce domaine et que nous en arri-
vions à savoir et à comprendre ce que réellement ont pensé et
senti les hommes en ce qui concerne leur destinée et les Dieux,
à comprendre surtout quelle place la religion tient encore dans
les âmes, quel rôle utile elle peut jouer.
Nous ne voudrions pas que ces critiques, qui s'adressent à la
méthode plus encore qu'à l'œuvre, fissent se méprendre sur la
très grande estime où nous tenons le beau livre de M. Edward
Caird. Nous lavons loué si hautement naguère, et nous res-
sentons pour cette magistrale construction métaphysique, dont
la valeur dogmatique et religieuse ne saurait être exagérée, une
si sincère admiration, que nous nous sommes sentis très libres
d'exprimer les objections que certaines de ses conceptions, de
ses conceptions historiques surtout, doivent soulever pour un
psychologue et un historien.
L. Maiullier.
REVUE DES LIVRES
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Adolf Bastian. — Zur Mythologie und Psychologie der
Nigritier in Guinea mit Bezugnahme auf socia-
listische Elementargedanken. — Berlin, Dietrich Reimer,
1894, in-8, xxxi-161 pages (avec une carte).
Il est impossilDle d'analyser réellement ce livre de M. Bastian. Aucun
ordre, aucune pensée directrice dans 160 pages d'une exposition conti-
nue. Pas de chapitres ni de sections ; des paragraphes qui se suivent et
ne se coordonnent pas ; un Index inutile, puisque les titres indiquent tout
au plus le sujet d'un paragraphe dans une page, quand ils ne sont pas
simplement la répétition d'un mot delà page*. Peut-être même serait-il
impossible de mettre un titre au livre^ si M. Bastian ne l'y avait mis. A
part un très petit nombre de passages 2, il n'est nulle part traité exclusi-
vement du sujet ; nulle part la mythologie et la psychologie des nègres
guinéens ne sont seules en discussion. Les Hidatsa, les Maori, le Bud-
dhisme, les Malais, la philosophie grecque, le christianisme, tout cela
défile constamment dans une véritable fantasmagorie.
Jevaisdonc, pour les nécessités du moment, mettre, dans les idées que
M. B. expose, dit-il, « aphoristiquement set dans les faits qu'il livre « pure-
ment et simplement » [nackt und blos), un plan qui en réalité n'y est pas.
Et d'abord lesspéculat.ioriSgénérales^philosophiques et pratiques, tiennent
une grande place matérielle dans le livres, comme elles font dans la
pensée de l'auteur. L'intérêt des études ethnographiques, pense-t-il, est
à la fois scientifique et moral. Il est scientifique, parce que, seule, une
science complète de l'humanité, prise dans sa totalité, dans l'unité de
1) Exemples : les titres des pages 30, 36, 71.
2) X, 24-28, 48-50, 60-62, 130-138.
3) P. n-vni, xi-xsiv, 4-7, 14, 47, 68, 72-129, 147-161.
210 RKVL'E DE l'iHSTOIRE DES RELIGIONS
sa pensée, à travers la diversité bariolée desdifierences de civilisation et de
situation géoi,^raphique, donnera prise à une statistique de pensées. Celle-
ci, à son tour, permettra l'établissement d'une unité dépensée, la fixation
d'une pensée élémentaire, qui sera le moyen, l'algorithme d'un « nou-
veau calcul infinitésimal d'une puissance supérieure ». Et ce calcul sera
une voie nouvelle pour l'induction et la déduction. Des lois de la pensée
pourront être établies par comparaisons et proportions, alors que main-
tenant on ne peut constater que leur jeu g-énéral et leur application frag-
mentaire. De lù vient aussi l'intérêt piatique de ces recherches. Elles
mènent à une vue de l'histoire, à une théorie de la connaissance et de
la volonté, dont sort la solution des questions sociales et morales. L'his-
toire est gouvernée par la logique des choses et de la pensée ; la pensée,
en son double aspect, social et individuel, subit une évolution nécessaire
de l'image à l'intellection, — la volonté elle aussi, conditionnée par le mi-
lieu, comme la plante par sa position, a son but fixe, ses lois; de sorte que
l'adaptation morale est chose nécessaire pour l'individu qui veut vivre dans
le monde, et qu'une révolution, un changement brusque dans l'évolution
sociale est impossible. Et c'est ainsi que se justifie cette énigmatique
partie du litre : mit Bezugnahme auf socialistische Elementargedanken.
Parmi ces spéculations s'enchevêtre toute une végétation de faits. La
plupart ne sont pas empruntés au groupe social qui devait faire le sujet
du livre : les nègres de Guinée. Ainsi, à propos des formes de l'âme, dans
une page, sont cités : les Bantu, les Guinéens, les Hébreux, lesHidatsa,
Bornéo, le Siam , la Birmanie, la Chine, le Stoïcisme, les Indiens (Lafiteau),
les Dayaks, etc. De plus, les mêmes faits se trouvent répétés, réoxposés, sou-
vent dans les mêmes termes, à trois et quatre reprises, ou bien un déve-
loppement est coupé par une digression historico-philosophique. Mais
passons, et essayons de ranger cette masse sous les deux titres du livre :
Psychologie et Mythologie.
Avant tout, une remarque : M. Bastian a négligé l'étude de l'organisa-
tion sociale, la sociologie des nègres ; il ne nous donne de renseigne-
ments ni sur l'organisation de la famille, ni sur l'organisation politique,
juridique et économique de ces peuples. La chose eût été bonne pourtant
pour appuyer des considérations pratiques. D'autre part, ce que l'auteur
entend par psychologie, ce n'est pas un examen de l'état mental des
hommes qui composent ces sociétés, c'est l'étude de leur psychologie à
eux, de la façon dont ils se représentent l'âme, ou plutôt les âmes. Il
expose donc, avec un grand luxe de parenthèses et d'analogies, les
croyances relatives au spiritisme absolu [toute choan a un « undivelling
ANALYSriS ET COMPTEf^ RENDT'S 211
spiynt )))< ; la distinction des divers esprits de l'homme 2 : vie, ombre, es-
prit ; leur survivance, leur vie dans le pays des morts, leur renaissance
dans le corps des enfants, les rêves, les possessions, les esprits gardiens
et tutélaires, ou qui accompagnent l'esprit d'un Dieu ou d'un roii. —
Pour la mythologie, pas d'étude des mythes dont il existe (v. Eilis) des
transcriptions fort complètes. La théologie seule est étudiée : les dit mi-
nuti et les dieux locaux*, le passage de ces dieux aux grands dieux,
l'établissement d'Olympes', l'établissement de temples, de devins, de
sacerdoces, qui en sont la conséquence, la naissance de mystères, cor-
respondant aux croyances qui rapprochent l'àme et les dieux ^ L'étude
des rites est fort restreinte ; une simple énumération des interdictions
alimentaires, et de certains rites funéraires.
Le nombre des faits étudiés est donc assez grand. M. Bastian connais-
sait d'ailleurs le pays. Son livre Der Fetisch an der Kuste Guineas est
infiniment meilleur que ce dernier ouvrage. Ce qu'il aurait pu faire fait
regrettercequ'ilafait. Le nombre des connaissances nouvelles qu'il ajoute
à ce que nous apprenent les livres d'Ellis^est très restreint; il ya à retenir
toutefois la discussion** sur la question de l'origine chrétienne du dieu
Nyan-kupon. Et encore, il faut remarquer que, transcrivant un texte fort
important, M. Bastian ne s'aperçoit pas que « Jan Compé » est appelé par
les nègres c( Gott der Blanquen », dieu des blancs. D'autre part, la mé-
thode même de l'auteur n'a fait que troubler des notions qu'Ellis avait
soigneusement discernées : ainsi la classification des esprits humains
chez les Tshi est confondue avec celle des Yorubas, alors que la corres-
pondance n'existe certainement pas.
Je sais que c'est la méthode même de M. Bastian. « L'ethnologie, dit-il,
use d'un matériel complet embrassant toutes les nations* ». Mais ce mé-
lange de faits repose souvent sur de simples associations verbales dont
l'auteur n'est pas maître. Pourquoi ne pas dire incantation rituelle et
i) 11,55,66.
2) 12, 16, 24, 36.
3) 13, 14, 17, 29. 30, 39, 41, 43, 50, 51, 58, 62, 89. 135.
4) 2, 3. 18, 39, 50, 58.
5) 9, 10, 36, 37, 38, 46, 47, 48, 51, 55, 64, 130-138.
6) 1-4, 26, 31, 33, 42, 51, 52, 54, 62, 89, 135.
7) The Tshi speaking peoplesofihe Gold-Coastofivest Africa: The Eirespea-
king peoples of the Slave-Coast, etc. ; The Yoi^ba^peaking, etc. (Lonrlon,Ctiap-
man, 1884-1890-1894).
8) P. 130-135.
9) Der Fetisch. etc., p. 80.
212 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
dire toujours : « Vedische Mantra »? D'autant plus que cela conduit sou-
vent à des erreurs, et aussi à des phrases comme celles-ci : « C'est avec
confiance {do ngku de dsi)(ine se repose ou se pose l'œil [ngku] sur le
cœur {dsi) dans le souvenir [do ngku dsi) d'un mana (papou) dirigeant
la force volontaire (Maori), en guise d'arrangement pour l'homme
(Manu), etc. ' ». Quand on songe que le livre est tout entier écrit dans
cette forme, on ne peut s'empêcher de constater qu'il est illisible pour
quiconque ne sait pas tout ce que sait M. Bastian.
Marcel Mauss.
C.-P. TiELE. — Geschiedenis van den godsdienst in de
oudheid tôt op Alexander den Groote, ii-l. — Amster-
dam, Kampen, 1895, 1 vol. in-8 de viii et 174 p.
Le premier volume de VHisloire de la Religion dans l'antiquité
jusqu'à Alexandre le Grand de notre collaborateur M. G. -P. Tiele a
été annoncé dans la Revue en son temps (voir t. XXV, p. 244, et t. XXVIII,
p. 212). Nous ne revenons donc pas sur ce qui a été dit concernant le
rapport de cette //w^oîVe de la Religion dans V antiquité avec le Manuel
bien connu de M. Tiele, que M. Vernes a traduit en français et qui
traitait plutôt de l'histoire des religions. En réalité, l'ouvrage qu'il publie
actuellement est une œuvre toute nouvelle. Nous nous bornerons à rap-
peler qu'il a paru chezPerthes, à Gotha, une bonne traduction allemande
de la première partie, par M. Gehrich; celle-ci sera continuée. L'ouvrage
sera ainsi plus accessible au grand public scientifique.
Le volume que nous nous proposons d'analyser ici forme la première
moitié de la seconde partie consacrée au Zoroastrisme. L'auteur n'a pas
voulu qu'un trop long espace de temps s'écoulât entre le premier et le se-
cond volume ; c'est pourquoi il s'est décidé à publier celui-ci en deux fas-
cicules : l'un consacré aux sources, à l'origine et à la forme première
du Mazdéisme, l'autre, (qui ne paraîtra que fin 1896), ayant pour objet les
formes ultérieures de cette religion. A cette modification toute formelle
du plan primitif se joint un changement dans la contexture même de
l'œuvre. M. Tiele avait annoncé dans le premier volume qu'il étudierait,
après les religions sérnitiquos, l'ancienne religion de l'Inde, parce que
1) P. 27.
ANALYSES ET COMPTE SRENDUS 213
cette étude lui paraissait nécessaire à l'intelligence des religions ira-
niennes. Il a renoncé à ce projet; il estime qu'une histoire de la religion
dans l'Inde antique ne rentre pas dans le cadre de son travail, parce que
l'Inde n'appartient pas à ce que nous appelons 1' « antiquité ». Sous ce
nom nous comprenons l'antiquité classique. Or, l'Inde n'a exercé
aucune action sur ce monde antique, du moins avant Alexandre. Il
suffira d'indiquer au lecteur, quand il y aura lieu, les rapprochements
entre la religion avestique et la religion védique, et de lui présenter une
esquisse de la religion chez les Indo-Iraniens avant leur séparation, pour
autant qu'il est possible de la tracer. M. Tiele s'est senti confirmé dans
cette décision par les analogies des grandes publications de MM. Perret
et Chipiez, Ed. Meyer, Maspero, qui ont résolument laissé l'Inde de côté.
Il nous paraît oiseux de chicaner l'auteur sur ce point. En histoire,
tout tient à tout; il faut bien néanmoins s'arrêter quelque part. A nos
yeux, le principal intérêt de l'histoire delà religion dans l'antiquité, telle
que l'entend M. Tiele, c'est de montrer quelle est la vraie nature des
grands facteurs religieux qui entreront dans la vaste synthèse spirituelle
à laquelle donnera naissance la formidable secousse imprimée par
Alexandre le Grand à l'ancien monde. C'est là seulement que nous pou-
vons saisir l'unité du sujet, du moment que l'auteur n'a pas voulu faire
la philosophie de l'histoire religieuse dans l'antiquité, en montrant dans
les évolutions propres à chacune des formes religieuses de l'antiquité les
caractères communs qui, au point de vue de la psychologie religieuse,
constituent l'évolution de la religion dans le monde antique avant
Alexandre. Or, pour une pareille tâche, le temps n'est assurément pas
encore venu.
En une courte introduction, M. Tiele énumère les sources où l'on peut
puiser la connaissance de la religion des peuples iraniens avant la chute
des Achéménides : chez les Grecs, quelques chapitres d'Hérodote, de
courtes notices conservées par Plutarque, par Strabon, par Pausanias;
chez les Perses^, quelques inscriptions, plus importantes pour l'histoire
politique que pour l'histoire religieuse, voilà tout ce que l'on a en dehors
de VAvesta. Le Bundehesh ne peut pas être utilisé; il est trop tardif et,
alors même que l'on y reconnaîtrait le développement d'un livre perdu
de VAvesta, l'étude de ce document est encore trop peu avancée pour que
l'on puisse y distinguer ce qui est ancien.
Reste YAveUa. Mais ici se pose d'emblée la question décisive de l'an-
tiquité de es document. M. Tiele la traite dans le premier chapitre.
Nos lecteurs savent déjà qu'il rejette absolument la thèse révolutionnaire
214 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
que James Darmesteter a brillamment défendue dans l'Introduction à la
traduction française du Zend-Avesta (cf. Revue, t. XXIX, p. 68 et suiv. ;
t. XXXII, p. 210 et suiv.}. D'après lui, la langue dans laquelle sont écrites
les Gâthâs est plus ancienne que l'autre dialecte employé dans YAvesta,
elle n'en est pas une variété contemporaine; le mètre des Gàthâs est
plus ancien que celui des Yashl^i . Cette différence, à elle seule,
suffirait déjà à justifier l'attribution d'une plus baute antiquité, non
seulement aux Gdlhàs elles-mêmes, mais encore aux autres textes
écrits dans le même dialecte. Mais il y a plus; ces morceaux se distin-
guent aussi par des idées et des représentations plus anciennes. Le Zara-
thustra (Zoroastre) des Gàthâs est un prophète glorifié, en qui s'est ma-
nifestée la complète révélation d'Ahura Mazda et qui, à cause de cela,
est le chef de tontes les créatures terrestres; dans le reste de l'Avesta,
il est un être mythique adoré comme un dieu. Les sept Amesha-Çpenta
ne portent pas encore ce nom dans les Gàthâs et ne sont pas encore les
Génies de la doctrine ultérieure; ce ne sont que des abstractions à peine
personnifiées. L'ancienne doctrine est dualiste assurément; elle proclame
l'existence de deux esprits, un bon et un mauvais, qui se combattent et
entre lesquels il faut choisir; mais Ahura Mazda est réellement plus haut
placé; il n'a pas devant lui un créateur hostile de même rang que lui; les
textes gâthiqu es ne présentent ni le nom ni lidée de l'Afigra Mainyu du
système plus développé. Enfin le culte de Haoma, quj est avec le feu
sacré l'un des éléments essentiels de l'Avesta ultérieur, n'est même pas
mentionné dans les écrits gâtbiques. « Ces différences profondes ne
s'expliquent pas si l'on n'admet pas que les Gàthâs et ce qui s'y ratta-
che, sont les plus anciens documents de la religion, dont les textes écrits
dans l'autre variété de langue représentent le développement ultérieur. »
Ce ne sont pas là deux tendances contemporaines, originaires de régions
distinctes et qui auraient fusionné à l'époque des Arsacides ou des Sassa-
nides. Cela résulte de la comparaison des dialectes et du fait que le sys-
tème grossièrement dualiste et mythologique des autres écrits, avec leurs
innombrables Yazatas et leurs traditions aryennes vulgaires, ne peut
être qu'une altération et une dégénérescence populaire de l'enseignement
des Gàthùs, tout comme la doctrine chrétienne s'est greflée sur le Nou-
veau Testament et non inversement. Les légendes et les pratiques
anciennes dans les autres parties du Ynçna, du Vendidad et surtout des
Yashts, ne témoignent nullement de la haute antiquité de ces morceaux;
ce sont des survivances plus ou moins bien adaptées à la doctrine zoroas-
trienne(p. 22 et 23).
ANALYSES ET COMPTE"^ RENDUS 2lo
Le triage des éléments antérieurs au Zoroastrisme et des éléments
proprement mazdéens dans les Yashts est encore très insuffisant et, sur
beaucoup de points, impossible. Ce qui importe, c'est de bien déterminer
en quel sen^iYAvesta peut être considéré comme document de la religion
zoroastrienne, sans faire tort aux données fournies par Hérodote ou par
les inscriptions des Achéménides. Il n'y a pas accord entre ces diverses
autorités, c'est vrai, mais cela tient à ce que leur point de vue est dif-
férent. Hérodote et Slrabon parlent du culte populaire tel qu'un témoin
du dehors pouvait le constater ; les inscriptions révèlent la religion d'Etat.
«.h'Avesta fait connaître un Zoroastrisme qui, avant Alexandre, n'a
peut-être jamais été pratiqué en Médie ni en Perse, sinon en un seul
lieu, par exemple la ville sacerdotale de Ragha, mais qui vivait dans les
écoles sacerdotales et théologiques et qui fut introduit par celles-ci dans
le nord-ouest et le nord-est de l'Iran dans la mesure où cela leur fut
possible » (p. 31-32).
L'opinion de M. Tiele sur la valeur des documents avestiques devait
nous retenir plus longtemps que les autres chapitres. Dans l'état actuel
des études sur le Mazdéisme, en effet, la conception que l'historien se
fait de l'évolution de cette religion dépend absolument de la solution
qu'il donne au problème littéraire de l'origine de VAvesta. En se plaçant
au point de vue de James Darmesteter, le Mazdéisme proprement dit ne
devrait pas figurer dans une histoire de la religion avant Alexandre,
alors même que notre regretté compatriote ne méconnaissait pas l'exis-
tence, dans le Mazdéisme avestique, d'éléments anciens de beaucoup an-
térieurs aux écrits sacrés. M. Tiele reporte résolument à cette époque
de beaucoup antérieure à Alexandre une grande partie des textes eux-
mêmes. Cependant il ne croit pas pouvoir leur assigner une date précise
en l'absence de témoignages historiques. Les parties les plus anciennes
de la seconde couche de VAvesta, sinon dans leur forme actuelle, du
moins dans leur rédaction primitive, ne sauraient être placés beaucoup
plus tard que l'an 800; les morceaux gâthiques, étant notablement plus
anciens, doivent donc remonter à quelques siècles plus haut dans le
passé, mais eux-mêmes sont déjà postérieurs à la première prédication
de la religion mazdéenne (p. 46).
Le second chapitre est consacré par l'auteur à la préhistoire du Zoroas-
trisme. C'est là que se trouvent l'esquisse de cette religion aryenne orien-
tale qui aurait précédé la séparation des Aryas de l'Inde et des Iraniens,
ainsi que des renseignements sur l'ethnographie et l'aire géographique
des peuples iraniens. Ces pages très condensées ne se prêtent guère à
216 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
l'analyse. Elles soulèvent de nombreux problèmes, quoique la thèse même
de la communauté d'origine entre ces deux formes des religions aryennes
ne puisse pas être mise en doute. Ce qu'il s'agit d'expliquer, c'est le fait si
curieux qu'en dépit de cette origine commune les deux religions, védi-
que et mazdéenne, se soient développées en deux directions si nettement
opposées l'une à l'autre : les êtres adorés par le Brahmane sont des êtres
malfaisants pour le disciple de Zoroastre; les rites du sacrifice védique
du Soma sont pour ce dernier une orgie infâme; la combustion des ca-
davres est pour lui une souillure du feu; la vie contemplative lui est en
horreur. M. Tiele a renoncé, avec beaucoup d'autres, à expliquer cette
opposition en rattachant la séparation des deux groupes aryens à une ré-
forme religieuse qui n'aurait été autre que celle de Zoroastre. Il montre,
en eflet, que l'antithèse n'est pas primitive, parce que ni la religion vé-
dique ni le Zoroastrisme ne remontent à celte période de vie commune.
Ils se sont formés plus tard, quand les deux branches du tronc primitif
avaient déjà une existence depuis longtemps séparée. Le germe de l'op-
position a pu exister dès l'origine et contribuer à la séparation, mais
c'est aux différentes conditions géographiques, climatériques et politi-
ques de l'Inde et de l'Iran qu'il faut attribuer les tendances et les dispo-
sitions contraires qui présidèrent à l'évolution religieuse des deux peu-
ples, d'une part à la formation de la religion védique, d'autre part à la
réforme zoroastrienne.
Car la religion zoroastrienne est, dans la pleine acception du terme,
une réforme, voilà ce que l'auteur nous montre dans son troisième cha-
pitre. Elle n'est pas le résultat d'une évolution naturelle et graduelle.
Assurément elle s'appuie sur des antécédents propres aux Iraniens; son
dualisme même, c'est-à-dire sa doctrine centrale, n'est qu'une applica-
tion du vieux mythe aryen de la lutte entre les ténèbres et la lumière.
Mais elle est l'œuvre d'un réformateur ou d'un groupe de réformateurs,
émané du peuple iranien lui-même ; elle n'est pas une doctrine introduite
du dehors. Cela ressort clairement de l'opposition consciente entre les
conceptions et les pratiques zoroastriennes et celles qui étaient populaires
et traditionnelles chez les Iraniens, à tel point que le Mazdéisme ulté-
rieur dut leur faire une place dans le système. Les chants des Gàthàs
sont de véritables prédications inspirées. Le but que poursuivent les
réformateurs est double : l'introduction d'une conception religieuse éthi-
que et la substitution de la vie agricole sédentaire à la vie nomade; c'est
une réforme à la fois sociale ou économique et morale.
Cette réforme est-elle l'œuvre d'un personnage historique nommé
ANALYSES ET COMPTES RENDUE 217
Zarathustra? Ici l'auteur avoue son emban^as. Il fait valoir les passages
des ^a^/iâs pour et contre riiistoricité du réformateur et conclut que, si
les anciens textes ne contiennent encore aucun des mythes sur Zoroastre
que l'on trouve plus tard, ils présentent néanmoins un personnage déjà
légendaire, qui peut être soit la personnification des sages ou prophètes
auxquels est due la réforme religieuse, soit la glorification d'un être
réel (p. 99-100). Les saoshyafits ou porteurs de salut, au contraire, qui
dans les textes plus récents sont des sauveurs encore avenir, sont dans
les Gâtkâs des prophètes du passé ou du présent, les révélateurs de Mazda,
qui luttent pour le triomphe d'une foi meilleure, des êtres réels, idéali-
sés, mais non inventés.
Les origines de la réforme zoroastrienne étant à tel point obscures, il
n'est pas étonnant que l'on soit dans l'incertitude sur la patrie où ce mou-
vement religieux a pris naissance. M. Tiele la cherche de préférence
dans le nord ou le nord-ouest de l'Iran, dans l'Atropatène, d'où elle se
serait propagée vers l'est et le sud-est, enfin vers le sud, en Médie et en
Perse. Cette question de l'origine géographique du Mazdéisme zoroastrien
amène l'auteur à examiner l'hypothèse de son origine sémitique, mais
c'est pour la repousser. Il ne conteste pas que des influences sémitiques
aient pu exercer leur action sur la religion, comme sur l'art et la civili-
sation des Iraniens, mais le principe même du Zoroastrisme doit être
indigène.
Les Gâthâs et les m^orceaux avestiques de même nature ne sont pas des
écrits théologiques et ne contiennent donc pas un système doctrinal nette-
ment circonscrit. On peut néanmoins reconstituer les grands traits des
croyances dont s'inspirent leurs auteurs. C'est à quoi M. Tiele s'emploie
dans la dernière partie de son livre. D'abord les poètes des Gâlliâs glo-
rifient la souveraine puissance de Mazda Ahura, le créateur, le saint,,
le sage, le véridique et, à proprement parler, le seul qui soit véritable-
ment dieu. Les Amesha-Çpentas, nous l'avons déjà vu, ne figurent pas
dans les morceaux gàthiques de VAvesta. Mais on y trouve d'autres êtres
célestes qui sont les collaborateurs de Mazda, tels que Vohu Manô, Asha
Vahista, Khshathra, Armaiti, etc. Ce sont pour la plupart d'anciennes
divinités aryennes, mais transformées, adaptées à la nouvelle doctrine,
et plus encore des concepts personnifiés que des personnes proprement
dites, de telle sorte que l'on peut considérer la plus ancienne forme de
la religion zoroastrienne comme en réalité monothéiste. Le dualisme, si
accentué qu'il soit déjà dès le début et si enraciné dans la vieille concep-
tion aiyenne de la lutte entre la lumière et les ténèbres, la vie et la mort,
218 REVUE DK l'uISTOIUE DES RELIGIONS
le bien et le mal, n'est pas aussi radical dans le Zoroastrisme des Gd-
Ihâs que dans le Mazdéisme ultérieur ; les deux esprits du mal et du bien
y sont en réalité encore subordonnés à Mazda,
Les grands principes moraux du Mazdéisme ultérieur se retrouvent
déjà dans les Gàlluis : il faut combattre le mal et s'attacher au bien, en
ses actes, en ses paroles et en ses dispositions. Le travail est le grand
devoir; l'ascétisme est tout à fait étranger à cette conception de la vie.
La lutte contre le mal implique celle contre les serviteurs du mal. Cette
morale assurément est eudémoniste, quoique l'on y trouve déjà des
lueurs d'une conception supérieure.
Un dernier paragraphe consacré aux fragments de VAvesta qui sont
écrits dans le même dialecte que les Gnlhds, mais le plus souvent en
prose, traite des transformations que le Mazdéisme a subies pendant la
période à laquelle se rapportent ces textes postérieurs aux Gâthâs et pré-
pare en quelque sorte la seconde partie de l'ouvrage où seront exposées
les destinées ultérieures de cette religion. La première partie, dont cette
analyse permettra à nos lecteurs de se faire une idée approximative en
attendant que la traduction allemande leur permette de lire l'ouvrage
lui-même, forme bien un tout et mérite d'être étudiée, tout particulière-
ment chez nous, parce qu'elle représente la contre-partie de l'histoire du
Mazdéisme telle que James Darmesteter l'a conçue.
Elle confirmera sans doute le lecteur dans l'opinion que cette histoire
est encore singulièrement incertaine et qu'elle soulève plus de problèmes
qu'elle n'en résout. L'étude littéraire de VAvesla peut seule contribuer
à les trancher et malheureusement le nombre de ceux qui sont capables
de faire cette étude est restreint. En réalité, nous ne savons rien de pré-
cis sur Zoroastre ou sur ces réformateurs auxquels on fait remonter le
Mazdéisme; nous sommes réduits à des hypothèses sur les origines his-
toriques et géographiques de ce grand mouvement religieux, et tout le
tableau de l'évolution historique présentée par M. Tiele s'accroche en
dernière analyse à la démonstration que le dialecte des Gâthas est néces-
sairement antérieur à celui des autres parties de VAvesla ; mais la nature
historique et non philologique de son livre ne lui permet pas de donner
de cette affirmation des preuves nombreuses et concluantes. Celte reli-
gion presque toute morale, prenant naissance chez un peuple qui n'a pas
encore complètement abandonné la vie nomade pour la vie agricole et
sédentaire, esl un phénomène assez extraordinaire. Nous ne contestons
pas le lait; nous nous bornons à demander qu'il soit expliqué. D'autre
part, les rapports du Mazdéisme avec les civilisations sémitiques ou pré-
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 219
sémitiques de l'Asie occidentale mériteraient une élude plus approfondie.
Peut-être le progrès des études sur ces antiques civilisations orientales
permettra-t-il d'y voir plus clair sur ce point quand nous connaîtrons
mieux leur histoire religieuse. En tout cas, dans l'état actuel des docu-
m.ents, le seul moyen d'avancer la question mazdéenne, c'est de travail-
ler dans le sens indiqué par M. Tiele, d'appliquer une critique serrée
el approfondie aux textes avestiques et de faire pour eux ce que l'on a
fait pour les livres législatifs et historiques de l'Ancien Testament, le
triage des couches différentes de documents et de rédactions superposées,
qui permettra seul de reconnaître ce qui est vraiment ancien.
Jean Réville.
The International Gritical Gommentary on the Holy
Scriptures of the Old and New Testament, under the
Editorship of the Rev. S -R. Driveu, D. D., the Rev. A. Plu.mmer.
M. A. D. D. and the Rev. Gh.-A. Briggs, D. D. — S.-R. Driver,
A Gritical and Exegetical Çomnientary on Deutero-
nomy. — Edimbourg, Clark, 1895.
Décidément les pays de langue anglaise sont jaloux des grands travaux
de théologie scientifique de l'Allemagne, de la Hollande, de la France.
Jusqu'ici, nos théologiens continentaux traitaient un peu légèrement, à
notre avis, leurs confrères d'outre-Manche. Peu s'en fallait qu'on n'affirmât
que l'Angleterre était la terre classique de l'ignorance théologique. Cette
accusation cependant n'était pas fondée ; car^, si l'Angleterre ne produi-
sait que peu de travaux originaux, les grandes bibliothèques de traduc-
tions d'ouvrages savants, édictées par Williams et Norgate elpar Clark,
avaient depuis bien longtemps mis à la portée des théologiens de langue
anglaise les œuvres capitales des savants français, hollandais et alle-
mands.
Ce fut le procès en hérésie, intenté au professeur R. Smith, qui rom-
pit la glace. Les Universités anglaises et écossaises avaient secoué le
joug de la tradition, d'une part, de la science étrangère, de l'autre.
Depuis vingt ans, l'esprit scientifique a donc fait son chemin chez nos voi-
sins, et une génération d'hommes a suffi pour parachever l'éducation
scientifique des théologiens d'outre-Manche, Tous ceux qui ont parcouru
ou lu les ouvrages de Bruce, de R. Smith, de A.-B. Davidson, de Marcus
Dods, de Faiibairn, de J. Drummond, deMartineau, de Flint, de Cheyne,
220 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
de Driver, de Westcott, de Ligthfoot et de tant d'autres, ne seront pas
tentés de me contredire.
Le Commentaire, dont nous présentons aujourd'hui le premier vo-
lume aux lecteurs de la Revue, est né de la conscience très nette qu'ont
nos voisins de leur propre force. Jusqu'ici ils n'avaient à leur disposition,
en fait de commentaires, que les traductions du fameux Commentaire
sur leN. T. de Meyer, des commentaires bibliques de Keil et Delitzsch,
et de Lange. Maintenant, pensent-ils, le jour est venu où les savants an-
glais et américains, nourris de la substance de la science continentale,
doivent montrer ce qu'ils peuvent faire. Le sentiment est louable et le
résultat n'est pas fait pour les décourager.
Le commentaire sur le Deutéronome qui ouvre la série est dû à la
plume du savant auteur de Y/nlrnduction to the literature of the Old
Testament, le professeur Driver. Le volume est admirablement édité
par la maison Clark, d'Edimbourg. Le but de l'auteur est « de fournir
au lecteur anglais un commentaire qui soit entièrement au courant de
la science d'aujourd'hui » [Préface, p. xi). Ce travail est d'autant plus
nécessaire que le Deutéronome joue un rôle très important dans la recons-
truction de l'histoire d'Israël. La méthode sera strictement scientifique.
« C'est le devoir d'un bon commentateur de bien expliquer son texte ;
c'est ce que j'ai essayé de faire dans des résumés sommaires et dans des
notes exégétiques. L'homilétique est bannie du plan de cet ouvrage,
(comme de tous ceux qui paraîtront dans cette série) ; mais j'ai donné
tous mes soins à expliquer les passages ayant quelqu'intérêtpour la théo-
logie biblique » [Préface, p. xiii). L'archéologie n'a pas été négligée par
notre auteur. L'Introduction, qui n'a pas moinsde95pages, se divise en
cinq paragraphes : le premier donne une esquisse du contenu du livre ; le
deuxième détermine d'une façon très claire les relations du Deutéronome
avec les autres livres du Pentateuque; le troisième cherche à déterminer
le but et le caractère du livre; le quatrième, son auteur^ la date de sa
composition et de sa formation définitive ; le cinquième est consacré à la
langue et au style. Le commentaire suit. L'ouvrage se termine par un in-
dex copieux qui facilite les recherches.
D'après M. D., le Deutéronome ne peut être attribué à Moïse. Livre
d'une grande valeur religieuse (p. xxxiii), même si l'on fait abstraction
des nécessités qui l'ont fait naître, il est en même temps le livre de la
religion nationale et le livre de la religion personnelle. C'est là qu'il
faut chercher le pouvoir qui a donné à Israël sa force et sa cohésion.
La religion devient ainsi le fondement de l'ordre social, et le but du
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 221
Deutéronome est d'établir la religion sur une base plus solide que le
rite ou les lois cérémonielles. L'auteur s'adresse, d'une façon plus di-
recte et plus pressante qu'aucun législateur précédent, à l'individu. Il
veut réveiller et rendre plus intense la vie religieuse du fidèle.
Quel est l'homme qui a composé ce livre? Si ce n'est Moïse, est-ce un
autre prophète? On a pu faire des conjectures qui toutes faisaient hon-
neur à la subtilité des exégètes ; mais aucune n'a paru acceptable. M. D.
écarte délibérément et par de fort bonnes raisons l'hypothèse en vertu
de laquelle Jérémie en serait l'auteur.
Le Deutéronome ne peut être que le produit du vii^ siècle avant J.-C.
Ses lois, la forme d'idolâtrie qu'il combat, les traces de l'influence qu'il
a eue sur les prophètes, l'enseignement prophétique qu'il contient, enfin
le style le prouvent surabondamment. M. D. ne croit pas que cet opus-
cule ait été composé sous Josias. Admettant qu'il n'y eut nulle feinte
dans la surprise provoquée par la découverte du rouleau sacré sous le règne
de ce roi, notre auteur explique qu'il n'a pu être écrit que sous Manas-
seh. Mais le livre était-il alors entièrement nouveau? Avec un sens très
profond de la tradition, M. D. s'efforce de démontrer que la forme du
Deutéronome est plus récente que son contenu. Il suppose des lois écrites
ou des traditions orales qui seules permettent d'expHquer la rapidité avec
laquelle Josias accepte le message et l'impose à son peuple. L'enseigne-
ment du nouveau code va dans la même direction que la pensée du grand
libérateur d'Israël. « Le Deutéronome est un exemple d'une pratique qui a
plus d'un précédent dans les grandes littératures du monde. La résur-
rection du passé par le moyen de discours et même d'actions attribuées
dramatiquement aux caractères qui ont joué un rôle dans l'histoire est
un fait commun dans l'histoire littéraire : ... les dialogues de Platon,
le poème de Dante, les tragédies de Shakespeare, le Paradis perdu de
Milton, et même le livre de Job, pour ne nommer que quelques types parmi
les grandes créations du génie, n'ont jamais été condamnés comme
entachés de fraude, alors qu'on ne trouve pas toujours dans la bouche
des personnages créés parleurs auteurs les paroles mêmes qu'ils ont pro-
noncées. Mais l'auteur dans chaque cas, ayant à délivrer un message ou
à donner un enseignement, s'est servi pour cet effet du personnage qui,
d'après lui, pouvait le mieux remplir cet office. Mutatis mutandis, tel a
été le procédé du Deutéronomiste... Un seul personnage lui a suffi. Il
place Moïse au premier plan et le montre plaidant sa cause contre
Israël dégénéré. En agissant ainsi, i'auteur de ce livre ne fait point un
usage déloyal du nom de Moïse ; le caractère qu'il crée n'est point fictif ;
15
222 REVUE DE L HISTOIRE DES UELIUIONS
il ne s'appuie pas sur lui pour avancer des choses qu'il aurait rejetées ;
il se borne seulement à développer avec une grande énergie morale et
une singulière puissance d'éloquence, et dans une forme adaptée à l'âge
dans lequel il vivait, les principes que Moïse avait mis en avant et des
arguments qu'il eût certainement proposés » (p. LViii, Lix).
Sur le style du Deutéronome, M. D. a écrit dix pages très denses où
l'oa reconnaît les qualités de l'auteur des Notes on the hook of Samuel.
Il a recueilli et groupé méthodiquement les particularités lexicographi-
ques de cet ouvrage, et son labeur servira à tous ceux qui s'intéressent
à ces questions. D'ailleurs, sur ce point, M. D. n'a fait qu'amplifier ce qu'il
avait déjà fait dans son Introduction et dont il avait été loué à juste rai-
son.
Nous ne doutons pas que de telles œuvres n'aient le succès qu'elles mé-
ritent. Les éditions se suivent rapidement en Angleterre [V Introduction
de M. D. a déjà dépassé sa cinquième édition), tandis que, hélas ! chez
nous, un livre aussi sérieux, aussi plein de faits et d'idées, aussi savant,
ne trouverait peut-être pas vingt lecteurs !...
X. Kœnig.
Raymond Thamin. — Saint Ambroise et la Morale chré-
tienne auIV*" siècle. — Paris, G. Masson ; gr. in-8 de 492 pages
(forme le tome VIII des Annales de l'Université de Lyon); prix :
7 fr. 50.
A quelques mois de distance deux professeurs de philosophie du Lycée
Condorcet ont présenté à la Faculté des lettres de Paris deux thèses de
doctorat, Lien ditlérentes assurément par l'inspiration et le langage, mais
qui, l'une et l'autre, témoignent des tendances nouvelles sollicitant ac-
tuellement les jeunes maîtres de notre Université. Si, dans la Cité Mo-
derne, M. Izoulet a mis toutes les ressources de sa puissante synthèse
philosophique et de sa brillante imagination a'i service des tendances
sociales contemporaines qui subordonnent entièrement l'individu à la
société, M. Raymond Thamin, dans son Saint Ambroise, répond à ce
besoin de renaissance morale que tant des meilleurs et des plus géné-
reux esprits parmi la jeunesse actuelle éprouvent à l'état aigu, en pré-
sence du désarroi des doctrines et des principes de vie dans une civilisa-
tion où l'intelligence et la conscience sont en état de conflit avec la tra-
dition religieuse et morale. Ne sont-ce pas là, avoir les choses de haut,
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 223
les deux directions maîtresses de la pensée humaine à l'heure actuelle?
Et si M. Izoulet, en donnant à sa vaste construction d'un dessin pan-
théistique et d'un style quelque peu hégélien le titre de Cité Moderne,
n'a peut-être pas redouté d'oppc^îîr l'i'^éal social de l'avenir à celui qui
trouva jadis son expression classique dans la Cité de Dieu, n'est-il pas
intéressant de constater que c'est par une glorification de Saint Ambroise
que M. Thamin a cherché,, au contraire, à justifier le retour au christia-
nisme dans lequel il voit le salut ?
Nous n'exagérons pas, en effet, en attribuant à son ouvrage une portée
aussi générale. C'est un livre d'histoire, assurément, mais d'histoire écrite
par un philosophe ; il est destiné, non seulement à nous instruire de ce
que fut le passé, mais encore à en tirer des enseignements à l'usage
du présent. Pour nous faire connaître la morale de saint Ambroise, l'au-
teur retrace toute l'histoire de la morale chrétienne dans l'antiquité, à
commencer par Philon. Et pour encadrer 1' « étude comparée Des De-
voirs de Cicéron et de saint Ambroise » que nous annonce le sous-titre,
c'est une étude complète qu'il nous offre sur la morale païenne et la
morale chrétienne, et sur ce qui de la première a passé dans la seconde.
Ce dernier élément est bien le plus intéressant du livre. Le temps
n'est plus où l'on opposait brillarameni la morale païenne et la morale
chrétienne, de même que Ton opposait la société païenne et la société
chrétienne, comme si elles avaient vécu, non pas côte à côte et en se
pénétrant respectivement, mais à l'état de deux camps séparés^ sans
aucune relation réciproque, ayant chacune son évolution tout à fait indé-
pendante de l'autre. Si, d'une part, les recherches plus libres de la cri-
tique historique moderne ont fait ressortir comment îes églises chré-
tiennes ont subi l'influence des conditions générales qui régissaient les
associations dans l'empire romain, d'autre part, l'histoire comparée du
dogme et de la philosophie nous a fait apprécier le singulier parallé-
lisme entre la formation du néoplatonisme et celle de la doctrine chré-
tienne orthodoxe, et les beaux travaux du genre de ceux de M. Boissier
sur la Fin du Paganisme nous ont appris à quel point les maîtres de la
pensée chrétienne, après la victoire de l'Eglise, subirent l'influence de
l'éducation et de la liante culture classiques. Le livre de M. Thamin con-
tribuera à instruire ses lecteurs sur ce point particulièrement.
Nous ne dirons rien du premier chapitre consacré à l'histoire de saint
Ambroise. L'auteur n'a pas la prétention de l'avoir renouvelée. Il a tracé
le panégyrique de son héros, plutôt que son histoire. C'est une tenta-
tion à laquelle on cède volontiers quand ou parle de saint Ambroise. l'une
224 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
des plus nobles figures de l'histoire ecclésiastique et de lantiquilé, un de
ceux justement en qui la ])eauté de la culture antique et la pureté de la
morale chrétienne se sont le mieux et le plus naturellement alliées, de telle
sorte qu'on pardonne volontiers, à cause de la supériorité de l'homme, la
souveraineté qu'il s'arroge à l'égard de toutes les autres puissances. 11 vaut
tellement mieux que ceux qui l'entourent! Mais l'erreur de M. Thamin,
et ce qui risque de tromper ceux de ses lecteurs qui ne sont pas au cou-
rant de l'histoire du temps, c'est de présenter saint Ambroise comme
le type de l'évêque chrétien au iv° siècle et de nous laisser sous l'impres-
sion que, du plus ou moins, tous les évêques ou tout au moins la plupart
ressemblaient à ce modèle. La vérité, hélai! c'est que, si beaucoup lui
ressemblaient par leurs prétentions d'exercer un pouvoir quasi divin,
la plupart de ceux que nous connaissons n'avaient ni son indépendance
à l'égard du pouvoir civil ni sa noblesse de caractère. Il suffit de jeter
un coup d'œil sur les tristes controverses des conciles du iv" siècle pour
voir de combien ils lui étaient inférieurs.
Le second chapitre traite des premiers maîtres de saint Ambroise, à
commencer par Philon, dont l'évêque de Milan a, en effet, beaucoup usé.
M. Thamin éprouve le besoin de l'en excuser; il ne lui suffit pas que Clé-
ment et Origène aient éié les disciples du philosophe judéo-alexandrin;
il en appelle au témoignage de Justin et de Cyrille qui ne sauraient être
suspects en recourant à Philon, puisquece sont des saints (p. 51). L'exé-
gèse de saint Ambroise, nous dit-il, procède de celle de Philon. Oui et
non. L'exégèse allégorique n'est pas le bien propre de Philon. Elle lui
est bien antérieure, non pas du fait des kabbalistes, comme le dit M. Tha-
min, p. 52, en antidatant singulièrement le Zokar qui est un écrit du
moyen âge, mais du fait des rabbins juifs et alexandrins, des stoïciens,
de tous ceux enfin qui voulaient concilier leurs spéculations avec leurs
écrits sacrés ou avec les légendes et les mythes de l'antiquité, parce
qu'ils ne pouvaient pas plus douter de ceux-ci que de celles-là.
Pour arriver de Philon à Origène nous passons par les gno.stiques, à
propos desquels M. Thamin oublie trop et que nous ne les connaissons
que par des réfutations extrêmement malveillantes de gens qui ne les
ont peut-être pas compris, et qu'il y a de grandes variétés de gnosticisme
de valeur fort inégale, qu'il ne faut par conséquent pas associer
toutes dans la même condamnation. L'Église chrétienne a gardé de son
passage à travers le gnosticisme plus qu'elle ne l'a cru elle-même.
M. Thamin est bien près de le reconnaître, puisqu'il nous montre en
Clément d'Alexandrie et Origène des adversaires de la gnose qui, pour
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 225
nous, à les juger de loin, sont eux-mêmes des gnostiques. Or, l'influence
de leur spéculation alexandrine chrétienne sur la formation du dogme
chrétien n'est pas contestable, et leur conception de la morale a eu de
même une influence prépondérante au moins sur la doctrine morale des
Pères grecs.
Clément d'Alexandrie n'a pas eu directement d'action sensible sur
Ambroise; mais il a été le maître dOrigène, auquel l'évèque de Milan
doit beaucoup, et il a écrit les premiers traités de morale chrétienne dans
sa trilogie du t^rotreptikon, du Pédagogue et des Stromates. A ce titre sa
place était marquée dans l'ouvrage de M. Thamin, à coté de celle d'Ori-
gène. Il consacre aux deux grands docfeurs alexandrins quelques pages
très nourries, pour aboutir à la conclusion qu'en eux déjà l'esprit clas-
sique prend peu à peu le dessus sur les autres éléments qui ont contri-
bué à former le christianisme.
Nous sommes ainsi amenés à l'autre forme de l'esprit classique, la
forme romaine. Pour M. Thamin, le christianisme, dans sa morale, est
surtout romain; cette morale, en effet, se subordonne la spéculation.
« Elle lui impose à la fois un but et des limites. La morale chrétienne
fit le dogme chrétien, bien plutôt qu'elle n'en fut une dépendance... La
primauté delà raison pratique, ce dogme contemporain, nous vient donc
à la fois de notre double origine, romaine et chrétienne » (p. 97). L'ob-
servation est juste, en ce sens que le Christianisme occidental fut avant
tout pratique et ne se lança dans la spéculation, assez tardivement, que
pour répondre à des besoins pratiques; mais, comme historien, M. Tha-
min serait plus exact s'il parlait du Christianisme romain plutôt que
du Christianisme tout court. Il obéit ici, comme dans maint autre pas-
sage de son livre, probablement sans en avoir conscience lui-même, à la
fâcheuse habitude qu'ont chez nous la plupart de ceux qui s'occupent
d'histoire religieuse à identifier, sans la moindre hésitation, le Christia-
nisme et le Christianisme romain. Ce qui est frappant, en effet, c'est de
constater à quel point le Christianisme occidental fut, dès l'origine, romain
et combien, d'autre part, dans la société païenne du iio et du m^ siècles
« la distance se faisait de moins en moins grande entre le paganisme des
meilleurs parmi les païens et le christianisme lui-même » (p. 102).
La haine violente du monde idolâtre, cet héritage du Judaïsme que la
première chrétienté conserva pieusement, éclate chez Teitullien. La des-
cription de ce puissajjj. écrivain servira comme de repoussoir à M. Thamin
avant de nous montrer l'alliance de la culture classique et du Chris-
tianisme chez les écrivains latins antérieurs à saint Ambroise, et le fa-
226 REVUE DE l'hISTOIKE DES RELIGIONS
meux édit de Julien, interdisant aux chrétiens d'enseigner la rhétorique,
lui sert de confirmation a posleriori : « Ainsi, écrit-il p. 134, c'est un
païen, et. dans l'intérêt de sa cause, qui reprenl contre l'alliance de la
culture classique et du christianisme la campagne qu'un siècle aupara-
vant, et dans un intérêt tout opposé, Tertullien avait si vigoureusement
menée. Et il est tout à fait piquant de retrouver dans la bouche de l'em-
pereur les arguments du tribun chrétien » (p. 134).
De tous les classiques romains Cicéron a été le plus goûté des chrétiens.
M. Thamin cherche la raison de cette préférence dans sa conception
nettement romaine et pratique de la sagesse, dans l'absence de dogma-
tisme qui caractérise ses écrits, son grand talent d'écrivain et — ce qui
nous parait le plus juste — dans le fait que « Cicéron présentait dans
ses ouvrages comme un résumé à point de la philosophie antique pour
des gens qui se souciaient peu de recourir aux originaux et de distinguer
entre les doctrines » (p. 135). La philosophie de Cicéron était ce qu'il
fallait à ces esprits peu philosophiques par nature. L'auteur nous montre
l'imitation de Cicéron chez Minucius Félix, chez Lactance, saint Jérôme,
saint Augustin, et ne résiste pas à l'envie de nous la montier se conti-
nuant au moyen âge.
Alors seulement il juge ses lecteurs suffisamment préparés à la com-
paraison des traités des Devoirs de Cicéron et de saint Ambroise, qui est
le nucleus de l'œuvre. Une dernière étude préparatoire s'impose néan-
moins. Le modèle imité par saint Ambroise n'est lui-même qu'un imi-
tateur; il a développé le traité de Panétius sur le même sujet. Panétius,
à son tour, quoique nous ne possédions plus son écrit, est certainement
un disciple adouci de Zenon, un représentant de ce stoïcisme « huma-
nisé pour conduire les hommes ». Il a fait une première adaptation de
la théorie morale stoïcienne à l'usage des Romains, plus avides des
réalités de la vie sociale que d'abstractions. Cicéron n'a pas eu beaucoup
à faire pour mettre au point ce manuel de vertu patricienne (p. 191).
Ambroise en fera passer la plus grande partie dans la morale chrétienne;
c'est ce que M. Thamin établit pièces en mains dans une longue analyse
qui vaut surtout par les détails et qui se laisse malaisément résumer,
se félicitant, d'une part, de ce que par cî canal la conscience chrétienne
se soit enrichie d'un affluent considérable de stoïcisme antique, mais
s'étonnant, d'autre part, plus que déraison, nous semble-t-il, de la faci-
lité avec laquelle le moraliste chrétien a accepté l'héritage païen, (voir
tout le paragraphe sur le - Stoïcisme de saint Ambroise »). N'est-il pas
évident que le Christianisme, à partir du moment où il était devenu la
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 227
religion dominante d'un vaste empire, ne pouvait pas conserver intégra-
lement la théorie de la morale pratique qui lui avait suffi lorsqu'il n'était
que la religion d'un groupe plus ou moins nombreux, vivant à l'état
d'opposition avec la société civile? 11 eu est toujours ainsi dans l'histoire;
toutes les fois qu'un parti d'opposition arrive au pouvoir, il est obligé,
par la force des choses, de modifier la rigidité de ses principes et de
tempérer ce qu'il y avait d'excessif dans son antithèse. Déjà une fois,
dans la première moitié du iii^ siècle, pendant la période qui s'étend de
la mort de Marc Aurèle à la première persécution générale sous Decius,
les conducteurs de la chrétienté d'alors avaient dû approprier la mo-
rale qui convenait à une petite secie, de manière à la rendre pratica-
ble pour une société devenant beaucoup plus considérable et plus com-
plexe par suite de la rapide extension du c^iristianisme. Les éloquents
plaidoyers de TertuUien, conservateur intransigeant de l'ancien ri-
gorisme, nous permettent d'apprécier toute l'étendue de cette évolution
qu'il fut impuissant à prévenir. Â combien plus forte raison uns appro-
priation du même genre était-elle nécessaire quand l'empire fut devenu
chrétien! Nous regrettons que M. Thamin n'ait pas fait ressortir l'étroite
connexion qui existe entre les transformations de la morale chrétienne
qu'il signale et les conditions sociales successives par lesquelles l'Église
chrétienne a passé. C'est là qu'il en aurait trouvé la véritable explication.
Quant à nous, bien loin de faire un grief à saint Àmbroise d'avoir incor-
poré ainsi à la morale chrétienne ce qu'il y avait de meilleur et de plus beau
dans la culture antique, nous considérons, au contraire, cette largeur d'es-
prit comme un de ses meilleurs titres de gloire, regrettants eulement que
dans la suite des temps il ait eu si peu d'imitateurs et que sur bien des
points il ait dénaturé à la fois la morale de l'Évangile et celle des Stoïciens.
Après avoir montré les ressemblances entre les deux traités et les deux
morales, l'auteur entreprend de nous faire saisir les différences. Il y a-
d'abord les différences entre les deux écrivains : l'an éclectique, souvent
sceptique;, ayant un sentiment très vif de sa valeur personnelle ; l'autre
évêque, croyant, et, ajoute M. Thamin, d'une profonde humilité. Sur oe
point nous aurions quelque réserve à faire. L'humilité de ceux qui par-
lentau nom de Dieu et réclament pour les enseignements qu'ils répan-
dent l'autorité divine est d'une espèce particulière. Comment distinguer
dans la pratique entre l'homme et l'agent de Dieu? Théoriquement ils
sont deux; en fait ils se confondent, et l'histoire même de saint Ambroise
nous montre que l'humilité de l'individu n'empêche pas l'évèque de tenir
tète à toutes les puissances de son temps. Mais n'insistons pas.
228 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Saint Ambroise a renouvelé certains sentiments de la morale stoïcienne
en leur donnant droit de cité dans la morale chrétienne. Il serait plus juste
de dire que souvent il les a dénaturés. A la science il substitue la foi;
voilà comment la science reste pour lui le principe de tous nos devoirs; à
l'État il substitue l'Église; la part faite à la charité dans la justice devient
prépondérante ; le courage devient surtout la patience ; la tempérance
devient douceur et pureté; c tout cela fait une morale nouvelle dans les
cadi'es anciens et avec une terminologie qui dissimule la profondeur de la
révolution accomplie » (p. 257). Ce paragraphe est un des meilleurs du
livre. Mais de plus la morale de saint Ambroise ajoute à celle de Cicéron
des sentiments nouveaux : l'amour et la glorification de la vie intérieure
et cachée, la grandeur de l'humilité et de la soumission, une notion nou-
velle plus intime et plus pratique de la charité, Famour des pauvres et de
la pauvreté, la miséricorde et le pardon des injures. Et elle est imprégnée
d'une fraîcheur de vie, d'une ferveur et d'un entrain, qui sont les symp-
tômes de la jeunesse : « A l'époque où nous sommes, écrit M. Thamin
p.276, c'estleChristianismequiestjeuneetc'estleStoïcismequiestvieux ».
Il n'était pas possible d'étudier le traité des Devoirs sans parler de la
doctrine de saint Ambroise à l'égard des biens temporels. L'amour des
pauvres, en effet, a engendré l'amour de la pauvreté et notre évèque ne
se prive pas de condamner la richesse avec les riches. Mais le socia-
lisme de saint Ambroise ne va pas plus loin que la théorie; « il contient
plus de regrets que de revendications et d'espérances ». M. Thamin,
ici, a bien reconnu dans l'extension du christianisme la cause de cette
inconséquence entre la théorie et la pratique, mais cette explication ne
lui suffit pas. Si le Christianisme accepta Tétat qui s'offrait à lui, c'est
parce que le chrétien ne met pas sa confiance dans la richesse, ne la
désire pas et, par conséquent, n'a pas d'intérêt personnel à en dépouiller
ceux qui la possèdent (p. 283). Hélas! je crois bien qu'ici encore
M. Thamin a eu tort de ne pas accorder davantage de valeur aux causes
économiques et sociales. Qu'il y ait un certain idéal communiste fondé
sur le mépris des biens de ce monde dans certains passages du Nouveau
Testament, cela n'est pas contestable; mais il est aisé d'en trouver
d'autres qui ne condamnent que le mauvais usage de la richesse, et ce
qu'il y a de certain, c'est que jamais une église chrétienne n'a pratiqué ce
collectivisme, pour la très bonne raison qu'il est impraticable. J'entends
bien que M. Thamin nous opposera les communautés religieuses, puisqu'il
nous dit, dans une de ces déclarations où se trahit sa pensée intime, que,
« dans un cercle étroit, cette société modèle, l'Église », réalise encore cet
ANALYSr.S ET COMPTES RENDIS 229
idéal (p. 283). Mais j'avoue ne pas comprendre du tout comment on peut
invoquer à l'appui d'une pareille thèse les associations les plus riches qui
aient jamais existé. Il en est de cette pauvreté comme de l'humilité de
tout à l'heure : individuellement tous pauvres, collectivement tous riches!
Ce que M. Thamin appelle l'économie politique de saint Ambroise n'est
pas ce qu'il y a de plus recommandable dans sa morale, non pas qu'elle
ne s'inspire de très nobles sentiments, mais parce qu'elle est en dehors
de la réalilé et ne peut aboutir qu'à l'affaiblissement général de la
Société auquel ces principes ont en effet conduit l'empire romain.
Mais revenons aux principes nouveaux de la morale chez saint Am-
broise. Les liens mêmes qui rattachent son traité des Devoirs à celui de
Cicéron l'empêchent de donner à la théologie et au dogme la place qui
devrait leur revenir dans une morale chi'étienne. Les spéculations ne
sont cependant pas absentes de sa pensée; elles sont à l'arrière- plan.
Ainsi l'autorité de la loi morale vient de Dieu; les écrits sacrés consi-
dérés comme parole de Dieu sont invoqués à l'appui des devoirs de pré-
férence à la raison ; les considérations relatives à la vie future sont
capitales; mais la doctrine du péché n'y est encore qu'à l'état de
sous-entendu. C'est ce qui permet à l'évèquc de Milan de déduire indis-
tinctement nos devoirs de notre raison, de notre nature, puis de l'exis-
tence de Dieu et de ses volontés. Il n'y a pas vu de contradiction. « Il
ajoute à la sanction sto'icienne de la conscience la sanction chrétienne
de la vie future, sans oublier la sanction juive des récompenses ter-
restres. Il définit la vertu par ce mot significatif de décorum, et subit en
même temps, et répand, qui plus est, la contagion des vertus ascétiques.
Il est pour la vie active et pour la vie intérieure » (p. 307). C'est par ces
contradictions mêmes, excusables chez un homme qui ne prétend pas
être philosophe, qu'il représente le plus fidèlement l'état de la conscience
humaine de son temps.
Quoique le traité des Devoirs soit l'objet même de ce livre, M. Tha-
min ne pouvait pas se priver d'étudier la morale de saint Ambroise
dans ses autres écrits. C'est le sujet du chapitre vu. Il faut noter ici
tout particulièrement la glorification de la virginité qui est, pour saint
Ambroise, la vertu suprême des femmes, parce qu'elle est la forme la
plus achevée de la pudeur. L'auteur trouve ici l'occasion de parler lon-
guement du rôle de la femme d'après la morale chrétienne et des consé-
quences qui en découlent. Les moins curieuses ne sont pas le relèvement
de la femme par suite de sa plus grande dignité morale et l'ennoblisse-
ment de l'amour profane lui-même (p. 362).
230 REVUE DE l'histoire des religions
Enfin saint Ambroise n'est pas le seul grand écrivain chrétien de son
temps. Quoique M. Thamin se défende de vouloir présenter un tableau
de la morale chrétienne au iv<' siècle, il ne peut pas clore son étude sans
parler des contemporains de son héros. Successivement il passe en
revue les Pères grecs, le monachisme oriental et occidental, saint Jé-
rôme et saint Augustin. Sous peine de prolonger indéfiniment ce
compte rendu, nous ne pouvons p:is le suivre encore ici, où nous avons
trouvé beaucoup d'observations justes brodées sur une trame qui ne
pouvait pas être neuve, et plusieurs sur lesquelles nous ne serions pas
toujours d'accord avec l'auteur. Nous regrettons, à dire vrai, qu'il
n'ait pas développé un peu plus cette dernière partie, quitte à conden-
ser davantage tout le milieu de l'ouvrage, où il y a des longueurs et des
répétitions. C'est à saint Augustin notamment qu'il aurait fallu consa-
crer une plus grande place, pour montrer la difîérence entre la morale
augustinienne et la morale d'Ambroise et faire ressortir le contraste
entre ces deux maîtres du Christianisme occidental au iv° siècle, quoi-
qu'ils aient l'un et l'autre fondu dans le creuset de leur âme de chrétien
et de lettré les trésors qui leur venaient de l'antiquité classique et du
Christianisme. C'est chez saint Augustin que l'on peut vraiment saisir la
différence profonde entre la morale du Christianisme hellénique et celle
du Christianisme occidental, parce que saint Augustin est le seul des
Pères latins qui ait su ramener à leurs principes les srentiments et les
convictions qui l'animaient.
Peut-être que si l'auteur avait étudié la pensée de saint Augustin, non
plus seulement en appendice, parce qu'il n'est pas possible de parler de
la morale chrétienne au iv^ siècle sans terminer par saint Augustin,
mais plus au long, il aurait été amené à fouiller plus profondément dans
la pensée de saint Ambroise lui-même pour en dégager sa conception du
mal. Il avoue, p. 305, qu'il aurait dû commencer par la doctrine du pé-
ché, comme par son véritable commencement, l'e.xposé de la métaphysi-
que sur laquelle repose la morale d'Ambroise, mais qu'il ne l'a pas fait,
parce que dans le traité des Devoirs cette doctrine n'est pas traitée. Plus
loin cependant, p. 440, saint Ambroise nous est présenté comme le
maître immédiat de saint Augustin. Il eût fallu nous montrer plus
clairement quelle est, pour saint Ambroise, la nature propre du mal, ou
plutôt comment sur ce point sa pensée est flottante, oscillant entre des
conceptions contraires, tantùtgrecques, tantôt juivesouromainesd'origine.
C'est là, à mon sens, qu'est le nœud de l'histoire de la morale chré-
tienne antique. Pour les Grecs et pour les judéo-alexandrins, qui sur ce
ANALYSES ET COMPTAS RENDUS 231
point sont grecs, le mal métaphysique est le non-être, la négation de
l'être, et le mal moral est le résultat de ce mal métaphysique, ile résultat
d'une diminution de la vérité ou de la puissance de l'esprit capable de
saisir la vérité. Le mal, en d'autres termes, est une erreur, la méconnais-
sance ou la connaissance imparfaite du bien ou, chez les penseurs reli-
gieux, de Dieu. Chez les Romains et chez les chrétiens d'Occident, nous
ne trouvons guère de spéculation indépendante sur le mal métaphysique,
mais le mal moral pour eux est le résultat de la volonté mauvaise, non
plus de la méconnaissance du bien; il procède d'une disposition de l'in-
dividu, héréditaire ou non, à repousser la vérité et le bien^ non par igno-
rance, mais parce qu'il préfère suivre sa propre inspiration en sens con-
traire. Cette différence de constitution spirituelle entre le Christianisme
hellénique et le Christianisme occidental est profonde et les conséquen-
ces en sont capitales. Pour corriger le pécheur, dans le premier système,,
Il faut l'éclairer, l'instruire, lui communiquer un esprit nouveau, le
nourrir de vérité, au besoin malgré lui , dans le second système, qui
trouve un point d'appui précieux dans l'Ancien Testament, il faut briser
la volonté rebelle, s'emparer d'elle pour la diriger, lui substituer une
autre volonté pour le bien. Je ne veux ici qu'indiquer ce qui me paraît
être la véritable explication de la différence entre la morale chrétienne
de l'Église orientale et celle de l'Église d'Occident, mais on voit tout de
suite quelles conséquences en découlent pour l'application de la morale à
la société et quelle lueur cette explication projette sur toute l'histoire de
l'Église.
Dans le grand et fort travail de M. Thamin,dont je tiens d'autant plus
à reconnaître les qualités de premier ordre que je suis souvent en dés-
accord avec lui, ce qui me manque le plus, c'est que l'histoire de l'évo-
lution de la morale chrétienne n'y ait pas été suffisamment étudiée au
point de vue philosophique, en pénétrant jusqu'aux principes métaphy-
siques des préceptes.
Jean Réville.
H. DE Castries. — Les Gnomes de Sidi-Abd er-Rahman el-
Medjedoub [lis. Medjdoub) (t. I. des Moralistes populaires de l'is-
lam). Paris, E. Leroux, 1898, xxviii-121 p. in-12.
La littérature paioetnio graphique a été, de tout temps, en faveur chez
les Sémites et, dès les plus anciennes époques , on trouve chez les peuples
de cette race les préceptes oraux condensés en courts distiques, frappés
232 REVUE DE l'mistoihe des religions
comme une monnaie qui circule plus aisément. La littérature arabe
moderne est particulièrement riche en dictons de ce genre, attribués
pour l'ordinaire, mais sans î^aranlie d'authenticité, à un marabout dont
le nom s'est conservé dans la mémoire populaire pour des causes qui le
plus souvent nous échappent. Par un long séjour au milieu des popula-
tions de l'ouest de l'Algérie, par sa connaissance de la langue vulgaire
et des mœurs — on pourrait dire de l'état d'âme des Arabes, — M. de
Castries était parfaitement préparé à la tâche qu'il a entreprise, la pu-
blication des gnoœes d'un marabout marocain.
La vie du cheïkh 'Abd er-RaAmân ben Mohammed El-Medjedoub est
presque inconnue, et, comme dans tous les cas semblables, la légende
s'est substituée à l'histoire '. Les dates acceptées par M. de Castries me
paraissent fausses : celle de la naissance (fin du xi" siècle de l'hégire,
lire xc), celle de la mort (1085). Suivant MM. Delphin et Guin*, il
naquit anlérieuremeni au xi^ siècle de l'hégire. Si vague qu'elle soit,
cette date est plus exacte. Elle est contirinée par un passage du I\'achr
el-Methâ7ii\ où MoAammed ben E<-Tayib Ei-Qâdiri, dit, en parlant du
cheïkh MoAammed es-Sab', fils de Sidi 'Abder-RaAmàn El-Medjedoub,
qu'il mourut en l'an 1014. L'existence du marabout doit donc être re-
portée dans la première partie du x^ siècle de l'hégire, surtout si l'on
tient compte de la tradition d'après laquelle il aurait exercé quelque
temps à El-Qasr le métier de boucher, sur l'ordre de son chef spirituel,
le deuxième successeur du cheïkh MoAammed ben Solaïmàn El-Djazouli,
l'auteur du Dalaïl el-Kheiràt : ce dernier mourut en 870 hég*.
C'est à l'aide des dictons qui lui sont attribués que M. de Castries a
essayé de reconstituer l'existence vagabonde de ce derviche, semblable à
ceux qu'on rencontre si fréquemment en Orient : « êtres bizarres, moi-
tié fous, moitié sensés ; se plaisant à déconcerter ceux qui cherchent à
les analyser; exagérant leur folie quand on serait tenté de les prendre
pour sages ; faisant montre de la lucidité de leur esprit quand on raille
leur démence; témoignant la plus grande indifférence pour le monde
1) J'ai recueilli sur lui, au Maroc, uoe légende berbère qui le montre appre-
nant la langue des animaux d'une façon miraculeuse. Cf. mon Recueil de textes
et de documents relatifs à la philologie berbère. Alger, 1887, iiî-8°, p. 65-67.
2) Notes sur la poésie et la musique arabes. Paris, 1886, in-16, p. 70.
3) Éfl. de Fas, 2 vol.in-4, 1310 hég., t. I, p. 90.
4) Ces iûdicalions m'empêchent d'accepter la dale de 8,»0 de l'hég. proposée,
mais non d'une manière certaine, par M. Slumme, Uichtkunst und Gedichte der
Schlùh, Leipzig, 1895, in-S", p. 9-10.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 233
extérieur, impudents devant les grands ; toujours cyniques » (p. xi).
Mais si ces traits s'appliquent exactement à la personne morale d'El-
Medjdoub, est-il permis d'y chercher des allusions à des faits réels?
M. de Castries procède par suppositions'; ce champ est vaste, et l'on
ne saurait s'y aventurer sans s'exposer à substituer la fantaisie person-
nelle à la réalité historique. J'aurais voulu plus de scepticisme en ce qui
concerne les anecdotes, souvent inventées pour expliquer tel dicton dont
le sens est pordu. Ce n'est pas le seul exemple de lacunes comblées
par l'imagination arabe.
La verve du marabout, en le considérant comme l'auteur réel des
dictons, s'exerce d'abord sur les femmes, un thème assez rebattu, même
à l'époque où il vivait : il fait ensuite un retour sur lui-même et le mé-
pris où on le tient ; son siècle, naturellement, n'est pas ménagé, ce qui
lui est commun avec la plupart des moralistes, comme le démontrent
amplement les rapprochements cités par M. de Castries. L'inconstance
des amis, accompagnant l'infidélité de la fortune, est prise à partie dans
plusieurs maximes, et le moraliste est amené par là à la résignation. Il
passe ensuite à l'éloge de la discrétion et à l'ingratitude qui est spécia-
lement reprochée aux nègres. Divers traits, généralement satiriques, sur
le Maroc et ses villes sont suivis de l'éloge des Tolba et de la critique
des Berbères Ghelh'as ' ; ce qui indique bien l'origine arabe des dictons :
eafm le livre se termine par quelques maximes générales.
M. de Castries a accompagné sa traduction d'un commentaire abon-
dant et intéressant par les rapprochements qu'il fait des dictons du ma-
rabout avec ceux de la sagesse hébraïque et grecque. Quoiqu'il porte
sur les proverbes de Meïdàni" le même jugement que M. de Landberg%
il ne laisse pas de s'en servir fréquemment comme points de comparai-
1) J'en citerai quelques exemples pris au hasard. P. 5 : « Rien n'empêche de
supposer que le Medjedoub en attendant l'inspiration se livrait à l'exercice en
question ». — P. 37 : « Le Medjedoub venait sans doute d'être raillé à cause de
ses burnous rapiécés ». — P. '^9 : « On venait sans doute de louer la sagacité
du Medjedoub ». — Le verset 44, en dépit de son allure prophétique, a bien
évidemment été composé de nos jours.
2) Le dicton 126, relatif aux Hoouara a été publié avec des variantes dans
l'ouvrage de MM. Socin et Stumme, Der arabische Dialekt der Houwara. Leipzig,
1894, gr. in-8°, p. 7-8.
3) Au lieu de la très médiocre édition donnée par Freytag, il aurait mieux
valu citer celle qui a été donnée à Boulaq et qui a l'avantage de donner le texte
non tronqué du commentaire.
i) Proverbes et dictons du peuple arabe. Leyde, 1883, in-8, p. xi.
23 i REVUK DE l'histoire dks religions
sons; mais celles-ci auraient pu porter aussi sur d'autres recueils, par
exemple le chapitre iv du Mosialref^ ; le septième chapitre du ''Iqd el-
Ferid d'Ibn 'Abd Rabbih-, etc. On doit remarquer aussi, et ceci touche
à la question d'authenticité, que la plupart de ces dictons semblent avoir
une origine littéraire'.
Ces observations faites, je n'ai plus qu'à féliciter M. de Castries de sa
publication. Il nous annonce dans sa préface (p. iir-viiij qu'il a re-
cueilli de nombreuses chansons d'enfants, de laboureurs, de femmes;
des poésies sahariennes, des lamentations de funérailles, des gnomes de
Sidi 'Abd el-'Aziz el-Maghraoui, deSidi 'A/jmed ben Yousof, deBent-el-
Khass, etc. Puisse le succès de son premier volume le déterminer à en
faire paraître d'autres qui seront également les bienvenus.
René Bassi^t.
Oswald-H.Parry.B. a. — SixmonthsinaSyrianmonastery,
being the record of a visit to the head quarters of
the Syrian Cliurch in Mesopotamia, with some ac-
count of the Yazidis or Devil -worshippers of Mosul
and El-Jilwah, their sacred book. lUustrated by the author,
With a Prefatory note by the Right Révérend the Lord Bishop of
Durham. London. Horace Gox, Windsor-House, Bream's Buildings
E. C. 1895.
En 4892, M. Pairy se rendit en Orient, au nom de la Syrian Palriar-
chate Education Society, pour inspecter les écoles établies par le Pa-
triarche d'Antioche à l'aide de souscriptions recueillies en Angleterre et
pour se rendre compte des moyens qu'il convenait d'employer afin de pro-
pager l'instruction dans les églises dépendantes de la juridiction du Pa-
triarche. Il franchit les Portes syriennes, et pour gagner Mossoul, siège
important des missions européennes, il se dirigea par Alep, Orfa,Édesse,
1) El-Ibchihi. Mostatref, Bonlaq, 2 vol. in-8, 1292 hég., l. I, p. 33-42.
2) Boulaq, 3 vol. in-4, 1293 hég., t. I, p. 327-354.
3) Par exemple le premier hémistiche du vii<> dicton est évidemment emprunté
a un vers des Mille et Une Nuits, édition du Qaire, 1302 hég., 1. 1, p. 4, repro-
duit d'ailleurs dans le Nozhat el-Absdr, p. 68, et dans le Mostatref, t. Il,
p. 288. Une des sections du chapitre de ce dernier ouvrage, cité plus haut, Jcon-
tient précisément une longue série de vers (il en est de Lebid) qui sont passés
en proverbes, à la façon des sentences de Pubiiuà Syrus.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 235
Diar])ekr et Mardin. Nous ne serons pas surpris, enlisant la préface de
Mgr Dunelm, d'y relever des jugements très arrêtés et conçus à un point
de vue tout anglais et tout apostolique. La mission de M. Parry était,
en eflfet, très importante à ce double point de vue. Il s'agissait de renouer
des relations avec les communautés qui représentent l'élément syrien de
l'Église d'Antioche dans un but dont on va comprendre sur-le-champ
l'importance.
Depuis la visite du D"" Ciaudius Buchanan aux Syriens de la côte du
Malabar, linlérètpour les vieilles églises d'Orient avait fait de lents mais
sûrs progrès. L'existence de 300.000 chrétiens, sujets de la Reine-Impé-
ratrice, placés sous la juridiction spirituelle du Patriarche, devait entrer
en compte et explique la sollicitude du clergé de l'Église d'Angleterre.
C'est ainsi que les conclusions de Mgr Dunelm sont conciliatrices et
pacifiques; selon lui, quelque entachées d'hérésies que soient ces vieilles
églises, en ce qui concerne les Jacobites et les Nestoriens, par exemple,
les différences ne reposent que sur des malentendus de termes techniques
mal compris, et que dissiperait toute franche explication {Préface^ p. vu).
Ce qui les distingue, c'est leur ardent désir de conserver leurs anciennes
formules et d'en pénétrer le sens; restées pures d'ailleurs de toutes
autres erreurs que celles des premiers âges, ce sont, avant tout et sur-
tout, des églises nationales, jalouses de transmettre intact leur héritage
apostolique, indépendantes l'une de l'autre et n'ayant entre elles qu'un
seul lien, la langue liturgique.
L'Église des vieux Syriens rentre spécialement dans ce cas et ne
semble soucieuse que de son passé, sans désir de faire cesser son isole-
ment. On a bien essayé de la rattacher à ses sœurs d'Occident par les
soins des missionnaires romains et américains, mais Mgr Dunelm estime
que les uns et les autres ont également failli à cette tâche* : « Piome,
par sa force aggressivo, malgré la dignité de ses offices, la puissance, le
dévouement des missionnaires et l'influence politique de la France, re-
pousse une nation fière de ses prérogatives. » [Préface,^, vm) Les églises
américaines semblent également peu faites pour la conciliation, tandis
que l'Église anglicane pourrait s'allier aux chrétiens syriens sans mena-
cer leur indépendance, ni troubler la transmission de la tradition. La
réconciliation viendrait par une connaissance mutuelle plus intime, et le
rapprochement se ferait avant tout par l'enseignement du clergé pris
1) Relevons, ici, l'opinion personnelle de M. Parry, p. 505 : « Yet for ail
this Rome is very strong in Turkey, and prepared to maintain her position by
a!l raeans, etc. »
236 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
en main par le Patriarche lui-même. C'est l'antique monastère d'El-
Za'aferan que M'j^v Dunelm assigne comme l'emplacement du futur col-
lège. Le séjour de six mois qu'y fit M. Parry forme un des chapitres les
plus attrayants du livre. On pénèti-e avec lui dans les détails d'une vie
rurale et monastique pleine de charme pour l'Européen. C'est là que le
voyageur aéludié la situation présente de l'Église, ses croyances théologi-
ques, sa liturgie et la hiérarchie de son clergé. Quatre chapitres entiers
(pp. 279-355) y sont consacrés ; on les lira avec intérêt, à quelque commu-
nion que le lecteur appartienne quels que soient le parti pris de l'auteur et
et les conséquences qu'il a voulu tirer de ses observations personnelles.
Les vieux Syriens', au nombre de 200.000, habitent principalement
l'étendue de terre appelée Mésopotamie ou El-Jezirek, située entre
le Tigre et l'Euphrate. Dans la Syrie propre, il y en a près de 10.000 ré-
pandus entre les villages desenvironsdeHoms, de Damas, de Saddur, an-
cienne localité biblique, qui en contient 3.000; à Alep, presque tous les
Syriens ont suivi l'exemple de beaucoup de Grecsetd'Arméniensetsesont
réunis à la communion romaine. A Urfa, l'antique Edesse, on en trouve
un certain nombre ainsi qu'au nord et à l'est, vers Kharput et Diarbekr.
Une des plus fortes agglomérations, près de 40.000 habitants, est can-
tonnée dans le massif de montagnes, appelé.lebelTur, compris entre Mar-
dinet le Tigre. D'ailleurs il est assez malaisé d'en faire un recensement
exact; la peur des impôts et des taxes empêchent les déclarations loyales.
Ajoutons à ce nombre restreint les 300.000 chrétiens de la côte de
Malabar qu'on appelle également Syriens, non qu'ils soient Syriens de
race, — bien qu'on puisse remontera deux migrations venues de Mésopo-
tamie et de Perse, — au viii^ siècle et au ix% — mais parce qu'ils ont reçu
leur foi chrétienne d'apôtres de l'Église d'Antioche et que le syriaque est
resté leur langue ecclésiastique. Ce respectable appoint justifie les em-
pressements dont le Patriarche fut l'objet en Angleterre.
C'est à Mardin que M. Parry fut présenté à Sa Sainteté Moran Mar
Ignace, Pierre III, Patriarche du siège épiscopal d'Antioche et de toutes
les églises jacobites de Syrie et d'Orient, qui s'intitule aussi Papa
Orientis, jjatriarcha theopolis Antioclias lotiusque Orientis; c'est un
chef absolu, spirituel et temporel, la Porte trouvant commode d'avoir
l)Les vieuxSyriens se servent eux-mêmes du nomdeSyriens pourse distinguer
des Grecs de Palestine, et de celui de vieux pour se séparer des prosélytes latins
et des Assyriens ou Syriens orientaux. Quant à l'histoire desEglises d'Antiocheet
d'Édesse, nous renvoyons au cours que fait celte année M. J.Deramey à l'École
des Hautes-Études.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 237
affaire à ses sujets chrétiens par la voie d'un représentant directement
responsable; ainsi, il y a peu de temps encore, le Patriarche était
toujours menacé d être appelé à répondre en personne pour tel crime
commis par un des membres de sa communauté. A la suite de longs
efforts, il avait enfin obtenu d'être représenté à Constantinople, au
lieu d'être obligé d'avoir recours au patriarche grégorien d'Arménie et
d'y avoir un évèque suffragant avec droit d'audience du Sultan (p. 314
et suiv.). En 1892, Pierre III était un grand et beau vieillard déplus de
quatre-vingt-quatorze ans, plein d'urbanité et de dignité ; il portait sur
son visage les traces de ses longs ennuis et de sa haute responsabilité.
Aux yeux de la reine Victoria, il apparut comme une évocation du type
d'Abraham! En 1874, il s'était rendu en Angleterre sur l'invitation de
Mgr Tait, archevêque de Canterbury, pour régler de graves diffé-
rends qui s'étaient élevés dans les communautés de l'Inde au sujet de
la nomination d'évêques rivaux ' ; sa visite s'imposait en quelque sorte
pour faire cesser des divisions dont l'origine remontait jusqu'à la venue
de Mar Gregory en 16Ô5. Sa mission réussit, et il revint en 1876 après
avoir été reconnu comme chef suprême des églises de la côte de Mala-
bar*.
Quand le Patriarche reçut M. Parry, il était affaibli par une longue ma-
ladie ; il passa leté au monastère d'El Za'aferan et rentra le 6 octobre à
Mardin où il mourut subitement. Sa vie avait été rude et laborieuse,
toute de lutte et d'efforts. Malgré sa haute situation autocratique qui
l'obligeait à un noble isolement, il avait conquis, par la séduction per-
suasive d'un cœur affectueux et tidèle, de très chaudes sympathies. Si
parfois il a été mal jugé, c'est qu'il a été mal compris. Il est allé se
reposer dans le tombeau qui lui était préparé dans son noble monastère
et y attendre le jour où les schismes auront cessé devant le seul juge
ment infaillible du Dieu Éternel !
Tout en se livi^ant à ses études spéciales, M. Parry ne négligeait
aucune occasion de recueillir des documents sur l'administration turque,
i) Une note, p. 351, dément une partie du récit.
2) Les 300.000 Syriens de la côte malabare ont changé la suprématie nesto-
rienne pour celle des Jacobites. Dans les divers recensements, celui de 1871,
entre autres, on a confondu les catholiques syriens (200.000) et les Jacob. tes
(100.000). Le ceicsus de 1891 ne nous est pas encore parvenu. — Voy. The
Syrian ChrUtians of Malabar, being a catechism of their doctrine and ritualby
Edavalikel Philipos, Choreyiscopus and Cathanar (».e. priest) of the Qreat
Church ofCottayam in T'-avancore, 1869.
16
238 REVUE i>E l'histoike des religions
les cruels abus de ses fonctionnaires, leurs exactions vis-à-vis des popu-
lations inoflensives qui vivent sous leur pouvoir : idolâtres ou chré-
tiennes, leur sort est également précaire dans un pays livré totalement à
l'arbitraire et au régime du bon plaisir. Lors de son séjour à Mossoul,
il fut à même de se rendre compte de faits dont l'atrocité révolte les sen-
timents d'humanité les plus rudimentaires et dénonce les vues étroites
et mesquines de la Porte qui sacrifie des sujets honnêtes et laborieux
à la cupidité ou aux lâches calculs de ses fonctionnaires. Le chapitre xviii
(pp. 252-'26o] est consacré à un douloureux épisode, déjà ancien (1892),
mais auquelles récents massacres d'Arméniedonnentun intérêt palpitant.
C'est une histoire lamentable que celle des inoffensifs Adorateurs du
Diable, ainsi qu'on appelle les Yezidis, ces paisibles habitants des vertes
vallées du Sheikhan et des monts abruptes du Sinjar. Depuis près de
soixante ans des massacres dirigés soit par les Kurdes, soit par les pa-
chas, ont successivement appauvri et décimé ces populations. Ceux dont
M. Parry s'est fait le narrateur ont surpassé les cruautés de Beder-
khan-Beg, le chef kurde de Rowandooz et du pacha crétois Moham-
med*.
Cette dernière campagne d'extermination^ a revêtu un caractère d'au-
tant plus odieux qu'elle est la violation d'un firman obtenu en 1847 par
Lord Stratford, à la pressante requête de Sir Henry Layard ^ C'est pen-
dant les fouilles en Assyrie du grand explorateur anglais que celui-ci fut
à même de connaître ces malheureuses populations et de faire parvenir
leurs justes réclamations jusqu'aux pieds de Sa Hautesse : aussi les Yezi-
dis l'accueillirent-ils en sauveur; deux fois la vallée de Sheikh-Adi s'illu-
mina sous ses yeux; deux fois il fut témoin de l'allégresse d'une com-
munauté entière qui, en retour de ses bienfaits, lui livra avec simplicité
\) En 1840, les Yezidis du Kurdistan étaient au nombre de 200.000 et pou-
vaient mettre sur pied 3.000 cavaliers et 6.000 fantassins. Avant la dernière
persécution, il en restait a peine 90.000!
2) Nous passons sous silence lous les odieux détails de la persécution san-
glante d'Osman-Beg. Njus ferons simplement remarquer que, cette fois, on ne
pourra pas dire que « l'esprit public anglais se soit adonné à l'un de ses sports
préférés, — une croisade philanthropique agressive qui sert les intérêts britan-
niques. » Si les Anglais avaient des intérêts à soutenir, ce ne serait pas assu-
rément à Sheikh-Adi, mais bien à Mardin.
3) Le firman obtenu par Layard exemptait les Yezidis du service militaire et
de tout impôt illégal ; il défendait pareillement la vente des enfants comme es-
claves, leur accordait le libre exercice de leur religion et les plaçait sur le
même pied que les autres sectes reconnues.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 239
les secrets de son culte et de sa foi. D'ailleurs, quelle que soit l'origine
des Yezidis, peu importe ! qu'on les regarde même — et cela avec une
certaine apparence de raison — pour les derniers vestiges d'une secte
dérivée des hérésies qui ont pris naissance au sein du Zoroastrisme décli-
nant, le fait curieux, c'est qu'ils ont traversé les âges en maintenant
leurs croyances avec la plus grande fermeté, jusqu'à l'effusion de leur
sang; or ces croyances, quelles sont-elles au juste? Voilà ce qu'on a la
plus grande peine à formuler.
Le reproche que leur adressent les musulmans, c'est précisément de
n'avoir pas de livre sacré, et à cause de cette lacune ils sont confondus dans
le vil troupeau des sectes non reconnues. Tout ignorants qu'ils soient, ils
peuvent néanmoins en produire une ébauche qui semble renfermer une
partie de leurs traditions écrites. Badger et Layard l'ont vue ; ils en ont
même publié la traduction de quelques fragments. Ce livre est écrit en
arabe et ne présente pas comme rédaction de caractères sérieux de haute
antiquité; or comme les Yezidis se servent journellement du dialecte
kurde, ils ne peuvent comprendre ni leurs chants ni leurs prières. Dans
un appendice, nous trouvons la copie la plus authentique de ce livre donnée
par M. E.-G. Browne^ de Pembroke Collège ; elle provient d'un manus-
crit appartenant à feu Roberlson Smith qui, peu avant sa mort, en
avait commencé la traduction. Ce manuscrit a été rédigé par un Mos-
souliote qui avait eu l'occasion d'obtenir des renseignements exacts sur les
Yezidis. Les sources principales sont : 1" le KUab el-Aswad (le livre
noir), manuscrit du x^ siècle, contenant des traces de l'influence et de la
censure musulmanes; ainsi le mot sheitan y est systématiquement
effacé ; de là son nom ; — 2" Aitah el-Jilwa (le livre de la [divine] splen-
deur)_, attribué à Sheikh-Adi lui-même et remontant au xii« siècle;
— 3° une histoire de Mossoul écrite, il y a cent ans à peu près ; — 4" les
récits d'un vieux prêtre syrien qui résida pendant plus de trente ans au
milieu des Yezidis.
Les épreuves dece curieux appendice furent communiquées par M. E.-G.
Browneà M. J. Menant, à qui M. l'abbé Chabot s'empressa de signaler la
présence à la Bibliothèque nationale de deux manuscrits rédigés en écri-
ture syriaque qui donnent de curieuses variantes. M. l'abbé Chabot
vient deles faire paraître dans le Journal asiatique (janvier-février 1896,
pp. 110-132).
D. M.
240 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
A. Laurent. — La Magie et la Divination chez les Chaldéo-
Assyrien-). — (Paris, librairie de l'Art Indépendant, in-8, 1894.)
Montaigne parle quelque part « de la piperie des mots ». Il y a aussi
la piperie des titres de livres.
Séduit par le titre de l'opuscule de M. Laurent, je viens d'en faire une
lecture très attentive, et cette lecture n'a pas été sans déceptions.
Comme tout effort mérite d'être encouragé, j'applaudis^ sans réserves,
à l'excellente idée qu'a eue l'auteur de vulgariser la connaissance « de la
magie et de la divination chez les Chaldéo- Assyriens ».
Mais, sans excéder les droits de la critique et sans sorlir des strictes
limites des convenances, ne me sera-t-il pas permis de dire que l'auteur
s'est trop hâté d'écrire sur ces difficiles matières? Faute d'initiation suf-
fisante, son Traité de la magie ne porte^pas traces d'un travail personnel,
et trop nombreuses sont les pages qui semblent n'être que de la compi-
lation et où abondent les redites.
Je doute que l'on trouve une seule idée générale, sur le caractère reli-
gieux de la magie, sur ses débuts, son développement, qui appartienne
en propre à l'auteur.
M. Laurent ne croit pas devoir se préoccuper de savoir comment les
pâtres de Chaldée, grands observateurs du ciel, en sont venus à croire
à l'existence d'un monde surnaturel; à l'aide de quelles hypothèses ou
sur quelles apparences ils en sont arrivés à regarder comme possibles
les relations entre l'homme et les esprits. De ces questions qui nous
semblent, à nous, palpitantes d'intérêt et susceptibles d'éclairer d'un
jour lumineux nos idées actuelles, M. Laurent ne paraît avoir aucun
souci.
Je passe et j'arrive aune critique plus grave : M. Laurent n'a certai-
nement aucune connaissance personnelle et directe des documents ori-
ginaux.
Ses citations manquent de la précision qu'y mettrait un assyriologue
qui a manipulé les textes, ne fût-ce qu'une fois.
Ainsi, page 3 de son opuscule, il n'a pas remarqué l'interversion des
colonnes, ni constaté que le texte qu'il cite commence colonne V et se
termine colonne IV.
Page 9, il parle d'un « Processus of Biblical Archaeology Society, «N'a-
t-il pas confondu avec le « Proceedings of the Society of Biblical Archaeo-
logy i>?
Ailleurs, page 34, il nous; donne cette référence, absolument erronée ;
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 241
W.A.l. IV, 3, col. VI. Or à la planche III du quatrième volume des W. A. I.
se trouvent les colonnes I et II ; à la planche IV, les colonnes III et IV;
mais de colonne VI il n'est pas fait mention.
Pages 31 et 32, il nous parle d'une « figuration sculptée » qui « nous
montre un mort étendu sur son lit de funérailles, etc. ». Puis il em-
prunte ce la description de cette sculpture » aux Lectures de M. Maspéro.
Enfin, il a le très grand tort de dire, page 32 : « Nous ajouterons que
le morceau de sculpture est divisé en ti^ois registres. »
Or, si M. Laurent avait consulté le document original, il aurait constaté
toutd'ahord que (ncemorceRU descu\pture est une plaque de bronzegravée » .
En second lieu, il se serait aperçu que cette plaque contient, non pas
trois, mais quatre registres ; car l'interprétation de M. Clermont- Ganneau *
sur ce document, acheté par M. Perétié, premier drogman du consulat
de France à Beyrouth, est et reste la meilleure de toutes.
Page 54. Si l'auteur avait jeté le coup d'œil le plus superficiel sur les
débris du texte de W. A. I., III, 3, n" 3-5, il eût compris que toute tra-
duction de ce texte est impossible et que l'arbitraire tient une trop large
place dans les restitutions et traductions de M. Smith. Cette citation est
d'autant plus mal venue que, pour les besoins de sa cause, M. Laurent
pouvait invoquer cent textes non mutilés et à l'abri de tout arbitraire. Je
me contente de lui signaler les planches XLIV et XLV du quatrième vo-
lume des W.A.l. Non seulement le texte est complet, mais les caractères
sont d'une netteté, d'une beauté remarquables^ et ne laissent place à au-
cune traduction arbitraire. Là, comme dans le caillou de Michaux, I R.,
70, se trouvent, au complet, les formules d'imprécations.
Enfin, car il faut en finir, comme dernière preuve que M. Laurent n'a
pas travaillé sur les documents originaux, j'évoque en témoignage ces
lignes de la page 46 de son opuscule : « A titre de renseignements nous
donnons une incantation dont nous n'avons pu revoir la traduction,
n'ayant pas entre les mains le texte, qui est écrit sur une tablette du
British Muséum, cctée K. 142. Nous emprunterons donc la traduction
de M. Lenormant. »
M. Laurent écrivait ces lignes en 1894. Or, en 1875, c'est-à dire dix-
neuf ans plus tôt, le British Muséum avait publié le texte « dont M. Lau-
rent se plaignait de ne pouvoir revoir la traduction ». A la planche LVI
du quatrième volume des W. A. I. , Reverse, lig. 15, ileût vu, ce que Lenor-
i) Revue archéologique, nouvelle série, t. XXXVIII, 1879, juin-décembre,
page 337.
242 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
mant, n'a pas indiqué, que l'incantation était faite au nom du dieu Nusku :
Surbuu ilitti Anum (16) tamsil abi, bukur Bel, larbit apzii, binuul
Bel Marduk...
Je laisse à M. Laurent le soin de traduire ces lii,mes faciles, tout en
me réservant, comme il ledit « de Lenormant, de revoir sa traduction ».
Plus encore que ses citations, ses traductions me sont une preuve qu'il
n'y a, dans son travail, aucun caractère personnel.
Ses traductions manquent de la précision qu'y doit et qu'y peut mettre,
aujourd'hui, un assyriologue. Elles ont l'air vieillot, telles qu'on les don-
nait il y a vingt ans. Elles sont disparates, traduisant le même mot assy-
rien par des mots français différents : pour tout dire en un mot les tra-
ductions de M. Laurent dénotent qu'il a puisé de droite et de ^^auche,
sans souci du texte et sans connaissances suffisantes pour modifier les
essais, fatalement informes, des premiers traducteurs.
Venons aux preuves.
Page 3 de son opuscule, où il est question des sept esprits mauvais,
M. Laurent traduit : (( Comme le cheval qui est dans la montagne. )>
Dans le texte, et pour cause, il n'y a pas kima = comme. Si M.
Laurent avait songé au texte de IV R., pi. V : yuml muttaqputuv Ul
llmnutuvsunu, .c les jours revenant en cycles, les dieux méchants,
ce sont eux , il n'aurait pas commis cette faute de traduction. De même
que, dans ce dernier texte, les dieux qui reviennent en cycles, c'est-à-dire
qui veillent à ce que le soleil, outrepassant ses droits, ne reste à l'ho-
rizon plus longtemps qu'il ne doit, sont appelés jours ; ainsi, dans le
texte, mal traduit par M. Laurent^ les esprits sont appelés, vu leur carac-
tère violent, i cheval de la montagne».
A la même page, et dans le même texte, M. Laurent appelle les
esprits « révoltés contre les dieux ». S'il s'agissait de révoltés, la langue
assyrienne avait le mot nah'uti ; mais dans le texte il y a : guzaluu
sa ilusunu ; il ne s'agit donc pas de révoltés ; mais, au contraire,
d'« agents destructeurs au service des dieux ». C'est sous le même mot
et dans le même rôle que nous les retrouvons dans le récit du déluge.
Page 16. L'auteur, dans sa traduction de IV R, , 14, 2, oublie de tra-
duire la ligne 8/9 : qarradu, mar apzii, sa ina maati saquu. Le tra-
ducteur, qu'il copie, l'avait omise.
Page 49. M. Laurent se permet des restitutions non justifiées, lignes
58 et d9 ; rien ne légitime la traduction d'une lacune par ces mots :
« Tourne vers lui ton regard », rien ne légitime la traduction du verset
48 recto par <■ hormis toi » ; ela a toujours signifié « au-dessus ».
ANALYSES ET COMPTES RENDUS '243
Mus teseru, du même \erse\, n'a jamais eu le sens de divinité loyale; il
fallait le traduire par « dieu directeur ».
Ligne 50, kinnis naplisinnima ne saurait être traduit u loyalement
regarde avec pitié )).
La plus fantaisiste des traductions est certainement celle des lignes
absolument mutilées 58, 50, 60 : « De Ah et de Hélas son cœur est
douloureusement affligé ; » — « Il verse des pleurs, en cris de douleur
il se répand. »
Et tout cela pour traduire ces mots incohérents : zu-al sunu pa ra
dabi ; — masou bartuv ihu ki.
La page 20 nous fournit de nouvelles preuves que l'auteur n'a ni lu
ni traduit sur l'original IV R., pi, XIII, n"^ 3. Lalacunequ'il laisse, ligne
3(), n'existe pas; au lieu de traduire : « Que les d'arbres à fruits »,
il fallait traduire le kiruu inbi par k le jardin d'arbres à fruits ».
Page 21. La traduction de IR., p. 16, lignes 50 et suivantes, manque
de précision et de personnalité : elle a l'âge et les défauts de la traduction
de M. Lotz (1880). Ainsi, ligne 5, ana matima riibu arkuu sont traduits
« pour toujours, quand cela sera »; or,rubuarkuu désigne i leprince fu-
tur I et non « quand cela sera . — Ainsi encore, enahu ne signifie pas « la
décrépitude », car il ferait double emploi avec le verbe usalbaruu. Les
Assyriens ne connaissaient pas la tautologie si chère à certains traduc-
teurs :enahu emporte avec lui l'idée d'anéantissement, de ruine absolue.
A noter, dans ce même texte, la traduction absolument défectueuse,
et qui nous reporte à l'enfance de la traduction des textes assyriens, de
la ligne 56 : \abnu\ nariya u temminiya kisalli lip'suus, « purifier avec
de l'huile mes tablettes et mes inscriptions de fondations ».
Aujourd'hui l'optatif lipsuus se traduit, comme il convient, par
« qu'ilnettoie ». D'huile, commeprocédéde nettoyage, il n'est pas question.
Page 24. M. Laurent nous donne du texte IV R., 16, n° 1, une traduc-
tion qui dépasse, en fantaisie, tout ce qu'il nous a proposé jusqu'à ce
moment. Sans que rien l'y autorisât, il a vu, dans ce texte, la preuve
« que les Babyloniens assyriens usaient de talismans ».
Pour le dire en passant, j'ai traduit et commenté à la Sorbonne vingt
textes mieux qualifiés pour prouver l'usage des talismans.
Passe encore que l'auteur traduise le mot mamit par « talisman ».
M. Oppert le traduit par « sort », et, pour moi, je proposerais le mot « des-
tin » au sens que l'on y attachait dans la fête de Zakmuku*.
i) Voir mon arlirle sur la Religion d'Assurbanipal, volume Vil de la Section
des sciences religieuses, 1896.
244 REVUE DE l'histoire des religions
Mais ce qui est absolument inadmissible, c'est que le même mot
usurtu, ligne 2; usurat, ligne 4, ligne 6, etc., soit traduit : l» par
le mot stèle ; 2" par le mot limite [tout en se servant de ce deu-
xième terme limite, M. Laurent aurait dû traduire usurat ilane
sa la napalkuti « limite des dieux qu'ils ne peuvent dépasser »]; 3° par
le mot composite (pourquoi?) borne-limite. Et que penser de la
traduction du verset 8 ; ilu istànu la muspi/u, «borne-limite qu'aucun
dieu n'a compris » {sic)? Homme ou dieu, je ne sais qui pourrait com-
prendre une borne-limite! Qu'elle reste donc incompris ou incomprise!
Et la traduction du morceau tout entier se poursuit, dans une con-
fusion digne de la tour de Babel, ^t que je ne me charge pas de démêler.
Page 36. L'auteur nous offre, après vingt autres, une traduction de
la fameuse tablette de la Descente d'Istar aux enfers (IV R., 31). Au
point de vue de la traduction, nul texte n'a subi des fortunes plus diverses,
depuis le jour où M. Lenormant, dans ses Fragments de Bérose, n'y
voyait qu'une cérémonie d'initiation ».
Depuis lors, Fox Talbot, Schrader, Lenormant lui-même^ M. Oppert
et le D' Jeremias ont donné de ce texte des traductions qui, pour n'être
pas définitives, témoignent d'un progrès considérable dans la connais-
sance de la langue assyrienne.
Héritier de tant d'efforts, M. Laurent était en situation de nous pro-
poser une traduction améliorée et qui nous fût une preuve de son travail
personnel. Vaine illusion !
1" Par ses omissions il prouve, une fois de plus, qu'il n'a pas étudié le
texte original; par exemple, \sL\\gne69 : susaassi ana sulim, « fais entrer
pour sa punition », est omise.
Est omise également la ligne 80 : ittil ardatûm ina ahila.
2° Ses traductions dénotent la même absence de travail personnel. Je
n'en citerai comme preuves que la traduction des versets 68, 93, où le
moi alka est rendu, contre toute règle philologique et toute règle de
bon sens, par le mot français « viens ».
Quand, comme la déesse AUatu le fait, on envoie quelqu'un, on n'a
pas coutume de lui dire : « Tiens ».
Et lorsqu'il s'agit, par exemple, comme au numéro 93, d'envoyer
Uddusunamir vers la porte du pays d'où l'on ne revient pas et que la
déesse Istar menaçait d'enfoncer, la reine des Enfers ne pouvait dire
à son serviteur : « Viens », mais « Va » [alka).
Page 45. Je me borne à relever : 1° une omission de ligne qui prouve
qu'on n'a pas traduit sur l'original, IV R., pi. IV, n° 2 recto — la ligne
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 243
omise est la huitième : puu ellu sa [ilu) Ea uUilsunuti; — 2° une traduc-
tion qui date des temps antédiluviens de l'assyriologie, ligne 16 : ina
mahar ummikunu Damkina, « à la face de votre mère, VEpovse du
grand Poisson! »
Page 49. De cette page, comme de toutes celles que j'ai dû citer, res-
sort la double preuve que l'auteur ne travaille pas sur les documents
originaux et qu'il n'emprunte ses traductions qu'à des ouvrages suran-
nés. En 1894, il n'était plus admissible de donner au grand-père d'Apil-
schin le nom d'« Hammuragasch >>.
Pour ne pas commettre cette faute impardonnable, il suffisait à l'auteur
d'ouvrir le cinquième volume des W. A. I. A la planche XLIV, dans la
première colonne et à la ligne 21, il eût trouvé d'un côté kammu-rabi
et de l'autre kimtu l'apastu.
En second lieu, pourquoi traduire aujourd'hui, comme on le faisait, à
très grand tort, il y a trente ans, le mot ummanisu par « ses peuples
florissants »? Le mot assyrien ummanu se compose de deux élé-
ments : zab -\- hi-a [madu], c'est autant dire que « hommes nombreux ».
Le mot est parfaitement composé pour signifier une armée. L'adjectif
« florissant » était à rejeter, et je m'étonne que M. Laurent ne sache pas
encore qu'il l'a été depuis longtemps.
Dans le même texte, ligne 41, les mots assyriens nise salsaati lihal-
lik, zira'su lilkutma, naak mè ai irsi sont traduits de singulière façon :
« sa semence, puisse-t-il la mois.sonner et ne lui envoyer pas une seule
fois un porteur d'eau » !
Je ne veux pas faire remarquer que le mot zirsu, traduit ligne 39 par le
mot c( gens», esttraduitici parle mot« semence » — que l'on moissonne?
Mais que deviennent dans cette traduction les mots nise salsaati
lihallik^. S'il a lu ce texte original, est-ca que l'auteur ne s'est pas sou-
venu de l'expression française « trois fois malheur » ?
Et puis, au nom du bon sens (car je ne sens pas le besoin de parler
philologie), n'a-t-il pas dû se demander de quel intérêt pouvait être « pour
une race anéantie (car zirasu llhallik ne signifie pas moins) d'avoir ou
non un porteur d'eau »?
Toutefois^, admettons qu'une « race anéantie » puisse avoir besoin de
quelque chose, même d'un porteur d'eau, la philologie interdisait à
M. Laurent de traduire naak rne par « porteur d'eau ».
Il n'est pas besoin d'être grand clerc en assyriologie pour savoir qu'il
existe en assyrien des déterminatifs : il en existe pour les noms de pays,
de villes et de fonctions.
246 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
En verfu de celte loi, naak inè ne pouvait signifier <> porteur d'eau »
qu'à la condition, indispensable, d'être précédé du déterminatif anillu.
Quel dommage que M. Laurent n'est pas eu coniiaissance de ce pas-
sage que j'ai traduit, dans mon Essai sur la religion d'Asswyanipal, adi
/àspe nak-nie ana akimme sarrani alikiit mahri ! Il eût compris qu'il
s'agissait de libations offertes aux m.orts. Être privé de ces libations était,
dans la croyance des Assyriens, le malheur le plus grand qui pût advenir.
Faute de ces libations, les âmes des morts, irritées de l'oubli des vivants,
revenaient, sous formes de vampires, se venger des longues errances aux-
quelles elles se trouvaient condamnées !
Le texte, si mal traduit, fait allusion à cette même croyance. C'était
être trois fois maudit que de voir sa race anéantie à ce point qu'il ne
resterait pas un survivant pour répandre sur vos restes les libations
[nak-me) qui ouvraient l'entrée de YAralu I
Mais voici lecomble et ce qui prouveraqueje n'ai été que juste en disant
que la publication de M. Laurent ne porte pas traces d'un travail personnel.
Par une distraction que je ne me charge pas d'expliquer, cet assyriolo-
gue nous donne du même texte deux traductions absolument différentes.
Vu les habitudes de M. Laurent, nous prendrions notre parti de ces
différences de traduction. Ce serait péché véniel pour lui.
Mais ce qui prouve une ignorance absolue de l'original, c'est le mé-
lange inexplicable des lignes de IV R., 7, et IV R.., 92. J'ai toutes les
peines du monde à débrouiller ce singulier écheveau.
Ainsi, page 5, la phrase : « Mon père le délire est venu du monde
souterrain », mise sous la rubrique IV, 7, ne se trouve que dans le
texte de IV, 22, ligne 52.
Dans le texte IV, 1 , ligne 20, je lis : Abi, arrat limuttiv kim gallii
ana amilu ittaskan. Dans cette phrase il n'y a pas le moindre mot qui
fasse allusion au monde souterrain.
D'ailleurs, toutes les lignes qui suivent, et qui sont mises sous la ru-
brique « IV, 7 », appartiennent exclusivement à « IV R., 22 ».
Chose étrange! de même qu'on attribuait, page 5, à la planche VII de
IV R., ce qui n'appartient qu'à la planche XXII de IV R. ; — page 6, on
attribue a la planche XXII de IV R. ce qui ne convient qu'à la planche
VII. Encore faudrait-il constater des inexactitudes de traductions. Ainsi,
ligne 36 : u Son exorcisme, délie-le ». Pusur signifie « briser », comme
jOM<nr ne peut avoir d'autre significationquecelle de« percer ». Ajoutons,
de plus, que M. Laurent n'a pas compris le sens de dalhu, « troublant ».
Encore une fois, ces confusions de textes, qui prouvent, au delà de
ANALYSES ET COMPTES REiNDUS
247
toute évidence, que l'auteur n'a jamais jeté les yeux sur les originaux,
ne seraient que péché véniel. Mais ce qui dépasse toute imagination, c'est
que l'auteur ne se soit pas aperçu que, à la distance de quelques pages, il
nous donne, des mêmes mots, les traductions les plus discordantes.
Dans un cas, M. Laurent, sur la foi de traductions surannées, excusa-
bles si l'on tient compte des difficultés du début, trouve, page 48, « que
le Nombre était employé comme remède contre les maladies et posses-
sions de démons ».
Dans l'autre cas, page 5, l'auteur trouve, dans les mêmes paroles, tout
autre chose.
Dans aucun des deux cas, comme j'espère le prouver, M. Laurent n'a
vu juste. Mais afin que le lecteur ne me suppose pas coupable de la
moindre exagération, je veux lui soumettre les deux textes avec les tra-
ductions très divergentes qu'en a données M. Laurent :
IV R., pi. VII.
Première traduction donnée, p. 48,
de l'opuscule Sur la Magie et la Divi-
nation chez les Chaldéo- Assyriens.
16. Ilu Marduk ippalissuma.
Mirri-Dugga est venu à son se-
17/18. Aca abisu, ilu Ea, ana
biteruumma isîssi.
Dans la maison, vers son père Ea,
il va et dit.
IV R., pi. VII.
19/20. Abi arrat limuttim kim
gallii ana amilu ittaskan.
Mon père l'imprécation est sur
l'homme comme un esprit mauvais.
21. Adi sinaiqbisuma.
Et pour le mal (?) il dit à son père Ea.
22/23. Epuus amilu suatuv ul
idi.
IV R., pi. XXII.
Deuxièmetraductiondonnée, pageo,
dans le même ouvrage.
48. Ilu Marduk ippalissuma.
i-Dugga a
l'homme malade].
Mirri-Dugga a vu sa misère [de
49/50 . Ana abisu, ilu Ea, ana bit
eruumma, isissi.
Vers son père En-ki [Ea] ii va
dans la maison et dit.
IV R., pi. XXII.
51/52. Abi, di'h ultu Ekur itta-
zaa.
Mon père le délire est venu du
monde souterrain.
53. Adi sina iqbi summa.
Et pour la seconde fois, il lui parle.
54/55. Minaa epuus amilu sua-
tuv ul idi inaminii ipaassah.
248
REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
Fais le nombre propice; cet homme
ne le connaît pas, il est soumis au
nombre [néfaste].
24/25... a abalsu ilu Marduk
ippal .
Alors Ea répondit à son fils Mirri-
Dugga.
26/27. Mari, minaa la ti-di, mi-
naa lusipka.
Mon fils le nombre, tu ne le sais
pas; [viens] que je fasse le nombre
pour toi.
28/29. Marduk minaa la tidi,
minaa luraddika.
Mirri-Dugga, tu ne connais pas le
nombre ; [viens] que je fasse le nombre
pour toi.
30/31 . Sa anaku iduu. at'atiidii.
Ce que je sais, tu le sais aussi.
[Cette traduction importe une forte
contradiction avec ces mots du verset
précédent : « tu ne connais pas le
nombre ».]
En réalité, dans les te.\tes si diversement traduits et si absolument
incompris par M. Laurent, nous avons le type de l'incantation chaldéenne.
C'était comme un drame en trois actes :
Premier acte. Diagnostic de la maladie de la tête : folie, transport au
cerveau ou insolation, si fréquente sous le soleil d'Orient; mais dia-
gnostic fait avec la rigueur scientifique qu'y mettrait un médecin de notre
temps. Et à ce propos je me permets de dire que je n'ajoute aucune foi
au dire d'Hérodote, sur l'absence des médecins en Chaldée'.
Deuxième acte. La maladie constatée, il s'agissait de connaître le remède
à appliquer. Seul, Ea, dieu de la sagesse, pouvait l'indiquer avec certi-
Que doit faire cet homme? Il ne
sait pas comment obtenir du se-
cours.
IV R. pi., xxn.
Reverse
1/2 Ilu Ea abalsu ilu Marduk
ippal.
Alors En-ki répondit à son fils Mirri-
Dugga.
3/4. Ma-a-ri, minaa la tidi, mi-
naaluraddika(variante : lusiibka).
Mon fils, que ne sais-tu pas déjà?
Que dois-je encore t'apprendre?
5/5. Marduk minaa la tidi,
minaa luraddika.
Mon fils(?), qupinesais-tu pas déjà?
Que dois-je encore t'enseigner?
V
7. Sa anaku idu atta ti-i-di.
Ce que je sais, tu le sais aussi.
1) Livre 1", Clio, ligne 197,
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 249
tude. Mais Ea, n'étuat pas de facile abord, oa priait son fils Marduk
d'intervenir.
Puis la prière faite et la réponse de Marduk obtenue, le magicien
prêtre ou médecin, ce qui était tout un^ indiquait le remède : c'était le
troisième acte.
Alors, sur l'avis du magicien médecin, on s'en allait puiser, à l'aurore,
l'eau pure et rafraîchissante de l'Euphrate ou du Tigre et l'on adminis-
trait une douche de l'eau sainte à qui souffrait de la tète.
Que ferait de plus un médecin de nos jours?
C'est tout ce que nous racontent les inscriptions de IV R., pi. VII et
pi. XXII, et rien n'autorisait M. Laurent à y voir ni incantations « à l'aide
de talismans » ni incantations « à l'aide du nombre ». Un même texte,
en tous cas, ne peut signifier tant de choses disparates et surtout ne per-
met pas deux traductions aussi dissemblables que celles qu'il nous
propose.
C'est à mon corps défendant que j'ai fait la critique du livre de M. Lau-
rent que je n'ai pas l'honneur de connaître. Mais au-dessus de M. Lau-
rent il y a la cause de l'assyriologie qui n'aurait plus besoin d'être
défendue, si ses représentants apportaient moins de hâte à se produire
et plus de sérieux dans la traduction des textes.
Aurèle Quentin.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
D.-G. Brinton. — The protohistoric Ethnography ofWestern Asia
(Extrait des « Proceedings of the American Pliilosopiiical Society », vol,
XXXIV), Philadelphie, 1895, Mac-Calla et Cic,in-8°, 32 pages.
M. Brinton accepte et prend à son compte la théorie qui fait de l'Europe
occidentale et de la région de l'Atlas le berceau de la race blanche, qui est
pour lui la race européenne par opposition à la race africaine (race noire) et à la
race asiatique (race jaune); il lui donne cependant le nom de eurafricaine qui
répond plus exactement à l'aire qu'elle a, d'après lui, tout d'abord occupée. Cette
race se divise en trois branches : la branche sémitique ou sud-méditerra-
néenne quia trouvé en Arabie son aire de caractérisation, c'est-à-dire la région
où elle a acquis ses caractères distinctifs, la race aryenne nord-méditerra-
néene ou indo-germanique et la race caucasique. Les Sémites, les Caucasiens
et les Aryens ont contribué à peupler l'Asie occidentale, les Sémites venant du
sud, les Caucasiens du nord, les Aryens de l'ouest.
M. Brinton rejette absolument l'hypothèse de l'existence d'une autre popu-
lation n'appartenant pas à la race blanche qui aurait occupé le pays antérieu-
rement à l'arrivée des Eurafricains ; c'est donc en un sens opposé à celui qu'indi-
quait la théorie classique que se seraient faites les grandes migrations de peuples
dans cette région du monde, et c'est une terre vierge où n'auraient jusque-là
pas vécu d'hommes qu'auraient occupé les premiers immigrants venus de
l'ouest Voici les conclusions auxquelles il s'arrête : 1° Il n'existe aucune preuve
de l'existence d'une race préhistorique non eurafricaine dans l'Asie occiden-
tale. Son sol n'a jamais été occupé que par des populations appartenant aux
branches caucasique, sémitique et aryenne de la race blanche. 2° Il y a de
bonnes raisons de croire que la race caucasique s'étendait dans les temps
préhistoriques sur un vaste espace au sud de l'aire où elle est à présent con-
finée et qu'elle a été relbulée vers le nord par les Aryens et les Sémites. 3* Les
chaînes de i'Amanus à l'ouest, leMasius au nord et le Zagros à l'est ont formé
de temps immémorial les hmites du domaine que les Sémites ont occupé d'une
façon durable. 4' Du Zagros au Pamir, le pays a été occupé ou tout au moins
dominé par les Aryens dès l'aube de l'histoire. Les Mèdes et les Proto-Mèdes
étaient vraisemblablement des Aryens. 5° La civilisation de la Babylonie est
l'œuvre de quelque rameau de la race blanche; elle ne reconnaît à son origine
l'influence d'aucune tribu jaune, (asiatique, touranienne), encore moins de races
dravidiennes ou noires. 6° Les AnatoliensfHittiies) d'Asie Mineure étaient alliés
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 251
aux tribus gallo-celliques de l'Europe centrale; ils se sont probablement établis
dans l'Asie occidentale plusieurs milliers d'années avant les Grecs, subjugant
une population de race caucasique, (iesghienne), qui occupait antérieurement ce
territoire. Telles sont les conclusions de M. B. : nous ne pouvons les discuter
ici, mais les raisons qu'il fournit à l'appui ne semblent pas commander très im-
périeusement l'adhésion à sa théorie.
L. Marillier.
S. Karppe. — La Bible. Pages choisies. Paris, Durlacher; ■in-l2 de v et
350 pages. — 3 francs.
M. Karppe, agrégé de l'Université, regrette que les jeunes Français ne lisent
pas la Bible, comme les jeunes Allemands et les jeunes Anglo-Saxons, et se
privent ainsi d'une précieuse source de vie morale et d'inspiration spirituelle.
Il espère combler cette lacune de l'éducation française en offrant à noire jeu-
nesse des extraits de la Bible, choisis à son intention, traduits par l'auteur sur
l'original en une langue vraiment moderne et indépendante des versions anté-
rieures, une anthologie biblique plus facilement abordable que le recueil can--
nique pris en bloc.
L'intention est excellente, la lacune signalée nous paraît tout aussi regret-
table qu'à M. Karppe, et sa tentative nous semble absolument justifiée. Mais
nous craignons qu'il ne se trompe sur les causes de cette regrettable omission
de notre éducation française. Ce n'est pas par indifférence ou par négligence
que notre jeunesse ne lit pas la Bible, c'est parce que la lecture de l'Écriture
Sainte en langue vulgaire est interdite par l'Église à toute personne qui n'y a
pas été spécialement autorisée par son directeur de conscience. Ce qui a rendu
la lecture de la Bible fructueuse pour les Allemands et les Anglais, au même
titre que les œuvres de l'antiquité classique, ce n'est pas qu'ils l'aient lue par
curiosité comme document historique, mais c'est qu'ils se la sont assimilée
comme un aliment moral et religieux. La servitude de la lettre dans une partie
du protestantisme ne saurait faire oublier la puissance émancipatrice de la
Bible sur les âmes.
La traduction nous parait, à première vue, satisfaisante, l'introduction beau-
coup moins. D'abord que signifie cette complète exclusion du Nouveau Testa-
ment? A qui donc cherche-t-on à l'aire illusion ici en affectant d'ignorer que, pour
l'immense majorité des lecteurs delà Bible, elle comprend aussi bien le Nouveau
que l'Ancien Testament*? M. Karppe n'a tenu que fort peu de compte des ré-
sultats les plus certains de la critique biblique. Il semble, d'après lui, que toutes
1) Il faut reconnaître cependant que dans une note, (p. v), M. K. indique
qu'un essai d'anthologie semblable au sien pourrait être fait pour les autres
livres sacrés, et parmi ceux qu'il énumère, il mentionne les Evangiles.
232 REVUE DE L^HISTOIKB DES RELIGIONS
les prophéties d'Ésaie soient du mîme auteur, qu'une partie des Proverbes soit
l'œuvre de Salomon. Enfin croit-on vraiment gagner beaucoup de jeunes
Français à la lecture de la Bible en leur montrant les beautés de la législation
mosaïque? L'essai de M. Karppe est un début qui mérite d'être encouragé, mais
il a besoin d'être repris et amélioré.
Jean Révillë.
F. David, docteur en droit, Le droit augurai et la divination offi-
cielle des Romains. — Paris, 1895, C. Klincksieck; in-S", 210 pages.
M. David a mis à profit les travaux des hidoriens récents de la religion ro-
maine et en première ligne le livre magistral que M. Bouclié-Leclercq a consa-
cré à la divination dans l'antiquité pour esquisser à grands traits un tableau
d'ensemble des méthodes divinatoires en usage à Rome ; il a cherché à détermi-
ner l'ensemble de croyances où ces pratiques trouvent leur origine et leur fonde-
ment, et adonné des procédés de divination officiels (auspication, omiwa, sortes
et livres sibyllins) une brève et précise description; il a consacré quelques pages
à l'étude des pratiques divinatoires étrusques, (haruspicine, etc.) officiellement
utilisées, mais tout cela n'est pour ainsi dire que l'introduction de son ouvrage
dont l'objet propre est une question de droit public, celle du droit augurai.
M. D. étudie successivement le droit de prendre les auspices, l'obligation légale
de les prendre, leur classification, les vices de forme qui se peuvent trouver
dans une prise d'auspices et en altérer la validité. Il décrit la composition et le
fonctionnement du collège augurai et du collège sibyllin et traite sommairement
de la consultation officielle de la divination étrangère et de la répression de la
divination privée. M. D. n'apporte dans ce clair et vif résumé de ce que nous
savons de la divination officielle à Rome ni vues nouvelles ni rapprochements
nouveaux; il suit de très près ses devanciers et ses maîtres et, en ce difficile
sujet, il ne pouvait sans doute prendre un plus sage parti. Aussi bien son but
n'était point à vrai dire de donner une nouvelle théorie de la divination ou une
nouvelle interprétation des textes relatifs au droit augurai, mais bien plutôt de
déterminer la fonction sociale de cet organe caractéristique de la cité romaine,
le collège des augures. Le rôle de la divination ù Rome est, d'après M. D., très
analogue à celui que joue la science, et en particulier la science sociale, dans les
sociétés modernes, à celui surtout qu'elle y jouera dans l'avenir. L'une et l'autre
sont des instruments de prévision au service de la politique : la différence, c'est
que les prévisions de la science sont exactes. La complication croissante des
lois, les besoins qui se multiplient sans cesse des sociétés, les fonctions ;tou-
jours plus nombreuses de l'État rendent chaque jour plus important ce rôle de
la science sociale. Elle recevra sans doute dans l'avenir une organisation offi-
cielle analogue à celle que la divination avait reçue à Rome. Ce jour-là, le col-
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 253
Jège de savants, qui aura été ainsi constitué, sera consulté pour toutes les déci-
sions législatives, pour tous les actes de gouvernement. Il tiendra la place
que tenaient à Rome les augures et en quelque mesure celle des magistrats qui
avaient le droit elle devoir de prendre les auspices : il sera le véritable déten-
teur du pouvoir. L'assimilation que tente M. D. est par certains côtés faite pour
surprendre; mais lorsqu'il nous dit que rulilité de l'auspication, c'était la force
qu'engendrait, lorsque les auspices étaient favorables, la foi au succès, et que
l'un des grands services que rend la science, c'est qu'elle donne pour agir cette
même assurance aux gouvernants, et aux gouvernés la même confiance dans
ceux qui les dirigent, c'est là à coup sûr un rapprochement qui peut fournir
matière à d'utiles et fécondes réflexions.
L. M.
REVUE DES PÉRIODIQUES
RELIGIONS DES PEUPLES NON-CIVILISÉS ET EOLK-LORE
Mélusine (tome VII, 1894-1894). — I. Dans tous les numéros à l'excep-
tion du n" 4 (juillet-août 1894), M. Tuchmann a continué la publication de sa
magistrale élude sur la Fascination : n"" 1, 2, 3, Thérapeutique de la l'asci-
nation — Méthode surnaturelle; — n°s3, 5, 6, 7, Méthode scientifique; — n°'8,
9, iO, 11, 12, Prophylaxie. Le n° 8 contient une abondante bibliographie de
la littérature relative aux amulettes. Les recherches de M. Tuchmann ont,
pour la psychologie comparée et pour l'histoire des pratiques religieuses,
en particulier pour l'histoire de la magie, la plus haute importance,
IL MM. H. Gaidoz et Th. Volkov ont poursuivi l'enquête sur la Frater-
nisation dans les n°^ 1, 4, 6, 7 et 9. Rabbi Petachia de Ratisbonne constate
l'existence des rites de fraternisation en Ukraine dans la seconde partie du
XII® siècle : il s'agit de la fraternisation par le sang. Elle constituait un rite
ecclésiastique dans la Russie ancienne, et on la retrouve à l'état de survivance
dans les usages nuptiaux bulgares (n° 1). M. Gaidoz (n° 4) cite, d'après
MgrAugouard, une cérémonie de fraternisation des Bondjos du Haut-Oubanghi
où l'ocre rouge a été substitué au sang: chacune des deux parties se barbouille
un bras d'ocre rouge, puis le frotte avec énergie contre le bras de l'autre con-
tractant, 11 rapporte, d'après S. Luce (n" 6), la coutume du xiV siècle de se
faire saigner pour mêler son sang à celui d'un ami, d'un frère d'armes ou d'une
maîtresse. M. Volkov (n» 7) rapporte qu'en Bulgarie deux enfants baptisés dans
la même eau dans les fonds baptismaux sont considérés comme frères. Il cite
(n- 9) un usage en vigueur en Suisse après les luttes (les jeux athlétiques), et
qui consiste â ce que les deux adversaires boivent du vin dans le même verre
pour montrer qu'ils sont amis,
III. M. Gaidoz (n" 2) publie la reproduction d'un groupe en bois peint et
sculpté conservé à l'église de Plozévet (Finistère) et donne, d'après M. Le Braz,
la description d'un vitrail de la chapelle du Crâne à Spézet Finistère), qui repré-
sentent tous deux l'épisode de la légende de saint Éloi ferrant sur une enclume
le pied qu'il vient de couper à un cheval et qu'il va rajuster une fois ferré. Cei
épisode se rattache au conte que M. Gaidoz a étudié sous le titre de Vopéra-
tion d'Esculape (^IcL, t. V, col. 97-1 Oi),
REVUE DES PÉRIODIQUES 255
IV. Dans les n"' 4 et 7, M. Gaidoz fait l'étude critique de la légende de
saint Eloi. « L'évèque de Noyon avait été un homme d'une grande activité dans
le nord de la France ; il avait été orfèvre et orfèvre fameux ; son nom attira et
groupa autour de lui les légendes de forgerons surhumains dont le peuple avait
gardé la mémoire, Veland ou Vulcin ». Le saint Éloi légendaire, bien différent
du saint Eloi réel, n'est que l'hypostase d'un dieu forgeron. Patron des forgerons,
il est par là-même devenu patron des chevaux. La présence, dans certaines
représentations iconographiques, d'une femme dont, d'après le tableau conservé
à la Bibliothèque de Zurich, le saint saisit le nez avec des pincettes rougies
s'explique par la confusion de sa légende avec celle d'un autre saint forgeron,
saint Apelle.
V. M. S. Berger (n» 2) a publié une étude sur les noms des rois mages;
il passe en revue successivement les noms traditionnels, les noms « hébreux »
et « grecs » que donne Pierre Comestor dans l'Histoire scolastique, et les noms
orientaux.
VI. M. H. Gaidoz (no^S, 4,5, 6 et 10) a consacré une série de notes au rôle
de l'étymologie populaire dans le folk-lore : n" 3, Saint Monday; n° 4, Sainte
Pétrole ;n° 5, Saint Cloud et les clous; Les « aloubis » (les boulimiques, ceux
qui ont une faim de loup) et Saint Loup; n° 6, Saint Aboutit ; n° 10, Eu et les
Eudistes.
Vn. Dans le no 5, M. Gaidoz étudie la superstition populaire qui fait
considérer comme néfastes et malheureux les mariages célébrés au mois de mai.
Il en oflre cette explication hypothétique : « Au retour de la belle saison, les
mânes jaioux viennent tourmenter les vivants auxquels la nature rend ses bien-
faits. En même temps que les vivants fêtent le retour du printemps (arbre de
mai, etc.), ils doivent apaiser les esprits jaloux par des sacrifices ou les apaiser
par des charmes. »
VIII. Dans le n" 6, M. P. Boyer publie la traduction d'un article des
Rousskiia Védomosti, consacré à l'étude des pratiques des sorciers et sor-
cières tchouktchis. Les détails ont été recueillis de la bouche même d'un
conducteur de traîneau iakoute.
IX. H. Gaidoz (n- 9, col. 193-202), Pépin le Bref, Samson, Mithra. — M. 6.
cherche à démontrer que les représentations de Samson luttant avec un lion,
qui se retrouvent fréquemment dans les églises chrétiennes à partir du xi^ siè-
cle, dérivent des monuments mithriaques, dont le sens s'était, à cette époque,
dès longtemps perdu. Mithra sacrifiant un taureau a été pris pour un Samson
terrassant un lion, et dès lors se sont multipliés les bas-reliefs et les chapi-
teaux où figure avec un lion un Samson reconnaissable à sa longue chevelure.
Il est possilile même que le type iconographique de l'homme égorgeant le tau-
reau se soit conservé parmi les artistes chrétiens comme motif ornemental tradi-
tionnel. Le taureau mal sculpté est devenu assez vite un animal informe où
l'imagination des clercs n'a pas tardé à découvrir un lion; la présence de ce lion
256 RLVtE DE LHISTOIRB DES RELIGIONS
a permis de reconnaître dans le personnage humain un Samson, et on l'a dès
lors représenté avec la longue chevelure que lui assignait la tradition. Mais les
gens du pleupe qui ne < onnaissaient pas la Bible ont dû, en Austrasie, interpré-
ter autrement les momi' its mithriaques ou les monuments chrétiens qui en déri-
vent. Cet égorgement (. jn animal terrible par un homme, ce devait être la repré-
sentation d'un événemei t historique où le principal rôle était joué par un héros
populaire renommé pour sa bravoure Pépin le Bref avait dans la mémoire du
peuple cette réputation. Et c'est ainsi que s'est formée la légende de Pépin
tranchant d'un seul revers d'épée la tête à un lion furieux, devant toute sa cour
u Samson et Pépin le Bref ne sont donc en quelque sorte que des palimpsest ^s.
iconographiques de Mithra. »
L'Anthropologrie, t. VI, année 1895. N» 1, janvier-février, p. 53-64. —
M. LioTARD, Les races de l'Oyâoué. — M. L. signale (p. 59) l'existence, chez les
Inengas, de la coutume, longuement étudiée par J.-G. Frazer dans le Golden
Bough, du meurtre rituel du chef de chaque tribu. Pendant une année, après
le moment où il a été choisi comme chef, il doit vivre à l'abri de tous les re-
gards; puis, après qu'il a durant deux ou trois ans exercé le pouvoir, on l'em-
poisonne et un autre chef est choisi à sa place.
N° ô, novembre-décembre, û"" Toutain, Étude sur le mariage chez les Polyné-
siens (Mao'i) des îles Marquises (p. 640-651). Indications abondantes sur les rites
en usage lors du mariage et les tabous sexuels.
Revue des Traditions populaires (t. X, 1895). — I. MM. René Bas-
set, G. DoNciEUX, T. VoLKOv et V. Yastrebov, ont continué l'intéressante
enquête ouverte depuis plusieurs années sur les Villes englouties (n" 2, p. 101-
104; n° 5, p. 310-316; n» 6, p. 367-368; n° 8, p. 494-495; n° 11, p. 609-
616).
IT. M. René Basset a poursuivi ses enquêtes sur les Empreintes merveil-
leuses (n° 2, p. 118 ; n» 6, p. 360-361 : w 9-10, p. 339-344 ; n» 12, p. 669-671),
la Fraternisation par le sang (n" 4, p. 197-198; n" 8, p. 476), les Météores (le
Feu Saint-Elme), l'Arc-en-Giel (n° 6, p. 338; n" 11, p. 395-397) et les Ordalies
(n« 1, p. 24-26); il a ouvert une enquête nouvelle sur « Le Folk-lore dans les
écrits ecclésiastiques »; il publie, pour commencer (n"" 5, p. 266-267), une ana-
lyse sommaire de quatre des trente-huit canons attribués à saint Hippolyte
(ces canons ne nous ont été conservés que dans une version arabe du texte grec
aujourd'hui perdu), a Le Ve canon rappelle le pouvoir qu'a le signe de la croix
de vaincre les démons; par le XII* canon, il est interdit d'assister aux saintes
homélies, entre autres à ceux qui enseignent l'art de consulter les augures, de
charmer les serpents, de tirer des présages ... à moins d'une expiation qui ne
doit pas durer moins de quarante jours ; le XV* canon exclut du rang des caté-
chumènes, les magiciens, les astrologues, les devins, les interprètes des songes,
HBVUE DES PÉRIODIQUES 237
ceux qui fabriquent des amulettes, etc.; le XXIX» cation recommande ù celu',
qui distribue l'Eucharistie de veiller à ce qu'aucune parcelle n'en tombe à terre;
car, en ce cas, l'esprit du mal aurait en son pouvoir celui par qui cette profa-
nation serait arrivée. »
III. M. Erwand Lalayaxtz (n° i, p. 1-5; n» 2, p. 119-121; n» 4, p. 193-
197) et M. E. Haigazn (n» 5, p. 296-297) ont publié des légendes arméniennes
et des renseignements relatifs aux superstitions de l'Arménie. Les principales
traditions rapportées dans ces articles ont trait aux péris, aux esprits qui pré-
sident à l'enfantement, à l'ange gardien, aux esprits des maladies, aux dèves,
aux sorcières, qui sont d'ordinaire des vieilles femmes à queue (c'est dans cette
queue que réside leur vertu magique). Il faut citer encore une lutte de prodiges
entre le Christ et Mahomet et la légende des filles deNoë : Noë avait promis sa
fille en récompense au charpentier qui s'était chargé de faire l'arche; mais
comme sa besogne, à la veille du déluge, n'était pas achevée, il lui adjoignit
deux autres charpentiers et prit envers eux le même engagement. Après que les
eaux se furent retirées, il lui fallut, pour tenir ses promesses (il n'avait qu'une
fille), changer en femmes l'âne et le chien.
IV. M. Jacottet a continué dans le tome X la publication des contes et des
traditions du Haut-Zarabèze qu'il avait commencée dans le tome IX (p. 665 et
suiv.). On ne connaissait jusqu'ici presque rien du folk-lore de ces tribus
du centre africain (les Ba-Rotsi et leurs tributaires), et les traditions recueillies
par M. Jacottet ont à la fois une parfaite authenticité et une grande importance
pour la mythologie comparée ; elles lui ont été contées en ba-soubiya. Elles
se rapportent (t. IX) au Dieu suprême de ces tribus, Leza, à l'origine de l'homme,
à l'autre vie; on y retrouve la croyance à la «seconde mort ». M. J. donne aussi
des détails sur les pratiques de sorcellerie en usage dans cette région ; il
signale la croyance à la transformation des hommes en animaux après leur mort.
Dans le n° 1 du tome X (p. 33-48), il rapporte les traditions relatives à Sikouloii-
kabozouka, l'homme à la jambe de cire, sorte de monstre à demi animal qui se
nourrit de miel, vit dans les forêts et est investi d'une haute puissance magique,
aux nains troglodytes {Toulala-Madindi), à l'arc-en-ciel, que les indigènes
regardent comme un animal, semblable à un chien, au singe et à l'éléphant, qui
étaient autrefois des hommes et qui ont reçu leur forme actuelle, parce qu'ils
avaient peur de labourer, et au tambour- fétiche des Ba-Soubiya, auquel on
immolait des enfants; il indique ensuite quelques superstitions relatives à la
pluie. Sa collection comprend enfin (p. 39-48) plusieurs contes d'animaux où le
lièvre joue le principal rôle; les rôles secondaires sont dévolus à l'hyène,
au crocodile, au singe, à l'éléphant, à la tortue, au léopard, à la grue, au
buffle, à l'antilope, au lézard, etc. Ces contes ressemblent de très près aux
contes basouto parallèles que M. Jacottet a publiés chez E, Leroux (1895)
dans la Collection des contes et chansons populaires. Il a donné une autre
série de contes du Haut-Zambèze dans le n° 3 du tome X (p. 161-171).
258 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Voici la rapide énumération de ceux qui présentent quelque intérêt par les
croyances qu'ils renferment : Le crocodile etViguane (conte destiné à expliquer
pourquoi le crocodile n'a pas de langue); Seedimwé (histoire des aventures d'un
monstre « avaleur », qui engloutit les hommes, les maisons, etc.) ; Kaxoalieountou
(nain magicien, analogue aux Toulala-Madindi : il l'ait manger à un homme la
chair de son propre enfant; l'homme se venge en se tuant, se découpant en
morceaux et se faisant cuire dans un pot ; le nain arrive, mange la chair de
l'homme ; elle redevient vivante dans son corps et le tue). Les autres contes,
dans quelques-uns desquels les animaux jouent encore le premier rôle, n'ont pas
de signification mythologique.
Dans les n»»? (p. 378-392) et 8 (p. 463-476), M. Jacottetapubhé neuf contes
du pays de Gaza, région de la côte sud-est d'Afrique à laquelle appartient la pro-
vince portugaise de Lourenço-Marques, Les anciens habitants de cette région
appartiennent, comme les Zoulous qui les ont soumis vers 1820, à la race Ban-
tou. On les désigne communément sous le nom de Ba-Thonga (esclaves), et ils
acceptent cette dénomination. Ils forment pour ainsi dire la transition entre les
grands rameaux des Bantous du sud africain, les Zoulous et les Cafres d'une
part, les Ba-souto et les Bé-chuana de l'autre. Ils parlent le tchi-thonga, dont
il existe plusieurs dialectes assez voisins les uns des autres. Les contes publiés
par M. J. ont été racontés dans le dialecte des Ma-Khusa, qui est à peu près
identique au dialecte djonga du Zoutspansberg. Ce sont des contes d'animaux
et des contas merveilleux ; les contes d'animaux ressemblent de très près aux
contes zambésiens et ba-souto. Le lièvre, le chacal, la tortue, la chauve-souris
en sont les principaux personnages. Dans le premier des Contes merveilleux
figurent des arbres magiques qui poursuivent et finissent par dévorerc eux qui
mangent de leurs fruits; dans le second, Les Habits merveilleux, M. J. croit re-
i^onnaître une influence orientale, ce que rendrait aisément intelligible la pré-
sence de nombreux Indous et Banyans à Lourenço-Marques, mais le fond même
du récit semble bien être bantou d'origine. Les Habits merveilleux dont il est
ici question sont en la possession d'un serpent surnaturel qui habite au fond
d'un lac, et il ne les donne qu'à celles qui peuvent prononcer certaines incan-
tations et ne pas être trop effrayées de lui. Le conte consiste dans le récit des
aventures des différentes jeunes filles qui ont voulu conquérir les vêtements
magiques. Dans le troisième conte apparaît le thème très répandu dans le folk-lore
sud-africain du mari-serpent ; ce serpent est, au reste, de la même famille que le
monstre avaleur qui se retrouve dans bon nombre de légendes et de mythes de
l'Afrique australe ; dans le dernier figure un monstre cannibale qui habile
avec ses serviteurs un village au fond d'un étang.
V. Mlle G. -M. GoDDEN, MM. P. Sébillot, A. Harou, L. Morin (t. IX, n» 12,
p.679-680; — l.X,n«'2,p.9l-94; n» 4, p. 203; n" 9-10, p. 552-554) ont institué
une enquête sur la coutume de vêtir les idoles et les statues de saints.
Mlle Godden cherche à montrer que le vêtement dont on revêt l'idole ou le
REVUE DES PÉRIODIQUES 2F>9
prêtre a pour effet de faire pénétrer en eux le dieu lui-même, tant qu'ils en
sont revêtus, que l'offrande du vêtement est liée à une demande spéciale qui est
au pouvoir de la divinité dont on habille la statue, et enfin que le renouvellement
de l'image ou de son vêtement coïncide souvent d'une manière très nette avec
le renouvellement de l'année. Les faits cités par Mlle G. sont empruntés aux Indiens
de l'Amérique du Nord, à Samoa, à l'Inde, à la Grèce; MM. Sébillot, Harou,
Morin leur ont trouvé des parallèles dans les coutumes rituelles de l'Europe
occidentale.
VI. M. G. MiLiN (t. X, n° \, p. 52-56) a publié de nouvelles notes sur les
coutumes et les superstitions de l'ile de Batz (cf. t. I, p. 49, 112); celles qui
ont pour l'histoire des religions quelque intérêt se rapportent aux présages et
intersignes, aux noyés, aux revenants. « L'âme d'une personne qui, de son vi-
vant, a déplacé les pierres bornales à son avantage apparaît sous la forme d'une
femme toute noire portant une pierre; elle parcourt ses anciennes propriétés'
sautant d'une place à l'autre et demandant où elle la placera. »
VII. M. Th. VoLKOv (nol, p. 6-8) a publié deux contes ukrainiens, recueil-
lis par Mlle A. Wereszczynska, et relatifs l'un à la présence du feu dans le
silex, l'autre à l'éclair et au tonnerre. Tous deux ont revêtu une forme chré-
tienne. Dans le n° 4, p. 222-224, il a fait paraître la traduction de légendes
mordvines relatives au tonnerre et à l'éclair. Les Mordvins se représentent le
tonnerre comme un être anthropomorphe, qui habite le ciel; il est armé d'un
arc ou plutôt d'un arc-en-ciel et de flèches de pierre.
VIII. Mlle Alice Fermé, Contes et légendes de la Suisse romande (n° 2,
p. 105-107). — Le plus intéressant de ces récits est une légende valaisanne de
revenants ; on y trouve le trait suivant : un collier de potets (coquillages fos-
siles) jeté autour d'une apparition la retient à l'endroit où elle est.
IX. MM. Hippolyte Marlot, A. Harou, G. Fouju, Girard de Rialle,
P. Sébillot ont dans les no« 2, p. 108-109, et 4, p. 225-226, continué l'enquête
ouverte depuis longtemps dans la Revue sur les usages et les rites funéraires ;
les deux questions les plus intéressantes qui soient touchées dans ces articles
sont celle des offrandes de vases et de monnaie aux morts, coutume qui a sur-
vécu dans l'Auxois, et celle du deuil qu'on fait prendre aux abeilles à la mort
du propriétaire des ruches.
X. M. Th. Janvrais (n° 3, p. 178-179) signale la coutume en vigueur dans
plusieurs paroisses de la Haute-Bretagne de donner en offrande à saint Antoine
des morceaux de cochon : lard, pieds, oreilles, têtes, etc.
XI. M. H. Marlot (n" 4, p. 210-214) a publié quelques-unes des coutu-
mes populaires et des traditions de l'Auxois. Les principales de ces traditions
sont relatives au Flou, sorte de lutin qui tresse les crins des chevaux pendant
la nuit, aux dames blanches et aux revenants, à la Vouivre, à la construction par
le diable du château de Montfort. Au bout de sept ans, il vient des ailes aux ser-
pents, aux crapauds et aux lézards; alors ils s'envolent pour aller dans la tour
260 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
de Babylone, et là tous les ans le pape va en chercher pour faire les Saintes
Huiles et les flislribuer dans tous les diocèses. D'intéressants détails sur les
pratiques en usage lors des orages et sur le culte des fontaines. A Éionnay,
il existe deux belles fontaines dédiées à saint Martin et sainte ApoUine. Pour
faire pleuvoir, on y plongeiùt la statu^^ du saint.
XII. P. BouscAiLLoN (n°4, p. 229-230; n» 5, p. 308-309), Traditions et cou-
tumes du Périgord. — II faut signaler les rites à suivre pour guérir les enfants
malades (transfert do la maladie dans un objet et oiTrande au saint qui a donné
le mal), les pratiques en usage pour obtenir de la pluie (on trempe quatre fois
dans sa fontaine la statue de saint Martial), l'Iiabitfde des jeunes filles qui veu-
lent se marier dans l'année de piquer une épingle à la robe de Notre-Dame de
Donchapt.
XIII. Dans le n° 4, p. 239-249, il a été publié une traduction d'extraits
du livre de A, de Cogk : Volksgeneeskunde in Vlaanderen, qui ont trait aux
superstitions relatives aux diverses parties du corps humain; cet article est
surtout intéressant au point de vue des présages et de la médecine populaire.
XIV. ÂuRicosTE DE Lazarqoe, Usuges et observances populaires de Lor-
raine (no 5, p. 278-285). — Détails intéressants sur les présages et les inter-
signes, le culte des fontaines, la médecine et la magie populaires.
XV. M. Girard de Rialle (n° 5, p. 306) donne quelques renseignements
sur les sources saintes du pays charLrain et (p. 307-8) sur la guérison des
maladies par les saints en Berri. Chaque maladie est à la charge d'un saint par-
ticulier.
XVI. A. MAnGCiLLiER (no 6, p. 350-352). Sur les feux de la Saint-Jean en
Haute-Autriche, et leur signiHcation magique. « Des couples de garçons et de
filles sautent par-dessus la flamme ; plus haut on saute, plus haut poussera le
lin dans les champs. »
XVII. R. PiLET, Traditions des îles Fxroer (n° 6, p. 358-359 ; no 7, p. 425-
428; n" 8, p. 501), — 1° Les îles flottantes ; ce sont deux des F'œroer, Svino et
Mykjunes, qui tloilaient autrefois comme des vaisseaux; elles sont devenues
fixes, depuis qu'elles ont été désenchantées, l'une parce qu'elle a été touchée
par du fer, l'autre par du fumier. 2° La disparition des forêts (à la suite d'une
malédiction de saint Olaf). 3° L'''gendes et croyances relatives aux pierres et
aux rochers ; beaucoup de roches de forme étrange étaient autrefois des
géants. 4° La grotte du moulin magique (c'-'st une grotte où la femme d'un
troll moud de l'or; le conte rapporte l'enlèvement de cet or magique par un
homme qui avait pénétré dans la caverne et qui ne fut sauvé de la vengeance
des trolls que parce qu'il arriva en vue de son église avant qu'ils l'aient atteint).
XVIII. L. CoLLOT, Traditiom et usages picards vers iSiO (n" 6, p. 369-
37!). — A noter l'habitude, lorsque quelqu'un mourait, de vider toute l'eau qui
se trouvait dans la maison pour empêcher l'âme du défunt de se noyer.
XIX. M. A. Harou a continué (n» 7, p. 408-411) l'enquête sur le folk-lore
HEVUE DES PÉRIODIQUES 261
des montagnes commencée dans les tomes VU et VIII. Les légendes citées se
rapportent aux Alpes Suisses.
XX. M. DE Zmigrodzski (n° 7, p. 416-423), Théogonie et cosmogonie du
peuple ukrainien. — Toutes ces traditions sont empreintes d'un caractère dua-
liste très marqué. Les astres sont considérés comme des êtres vivants. On
explique les éclipses en disant qu'un monstre ailé s'efforce alors de dévorer le
soleil. Détails intéressants sur les pratiques des sorciers, sur la survivance au
travers des croyances chrétiennes de divinités féminines, sur la personnifica-
tion du vent et des maladies, sur la croyance aux femmes qui accouchent d'ani-
maux.
XXI. M. Harou (n» 8, p. 499-500) a publié quelques renseignements rela-
tifs aux sorcières de la Belgique wallonne (moyen de devenir sorcière, les sor-
cières à l'église ; comment on reconnaît les sorcières) ; M. W. Grpgor (n° 8,
p. 500), une anecdote sur le nouage de l'aiguillette en Ecosse ; Mlle Brandt (n° 11,
p. 607-608), l'histoire d'un sorcier de Riom (il était surtout habde à découvrir
les voleurs).
XXII. Al'ricoste de Lazarque, Quelques traditions et croyances du Bas- Ar-
magnac {n° 9-10, p. 527-538). Traditions relatives à Noël (les bœufs qui s'age-
nouillent et parlent durant la messe de minuit), à la Saint-Jean, à la Toussaint,
aux sorciers (sabbat, maladies causées magiquement, philtres d'amour, animaux
porte-chance), aux funérailles (purification par Teau de tous ceux qui reviennent
du cimetière), etc.
XXIII. R.LkChef, Contes, etc., recueillis àBréal-sous-Montfort (lUe-et-V'ilaine)
(no H, p. .560-5S1). — 1° Barbe-Bleue; 2° Le frère et la sœur ; 3° L'enfant
vendu au diable par son père ; 4° et 5* Le tailleur et le diable ; 6" Georges
Desfourniaux (c'est un homme qui a vendu son âme au diable); 7" Le Petit
Albert; 8° Loups garous; 9° Les sorciers, qui ont enlevé sa bosse à un bossii
parce qu'il leur a enseigné à ajouter Mardi à leur chanson de Dimanche-Lundi,
Dimanche-Lundi; 10° Pourquoi les lièvres ont la lèvre fendue; 11° Pourquoi
Dieu laisse ignorer à l'homme le moment de sa mort; 12» Les bœufs à .Noël ;
13" La chasse .\rlhur; 14° Maladrc (un menuisier sorcier) ; Le prêtre qui revient
dire sa messe. Presque tous ces contes ont des parallèles dans les recueils de
Luzel, Sèbillot et Le Braz. Recette pour se rendre invisible; remède contre les
écrouelles ; comment conclure un marché avec le diable. Les corneilles, blanches
avant le déluge, sont noires parce qu'elles ont mangé les morts.
XXIV. A. Fërrand, Le Filleul de la Mort, légende du Dauphiné (no 11,
p. 594).
XXV. Sébillot, La légende du prêtre mort qui revient dire sa messe à
minuit (n° 11, p. 58 (-585).
XXVI. Notes sur la médecine populaire (n° 11, p. 598-301). L. Mori.n
donne des détails sur les guérisseuses du Confolentais (Limousin).
XXVII. René Basset (n°ll, p. 603-604), Superstitions relatives aux ongles,
262 REVUE DE l'hTSTOTHE DES RELIGIONS
(enquête commencée dans le tome ÎX, p. 254, 703); leur rôle dans les pra-
tiques magiques.
XXVIII. Mme G. -M. Murray Aynsley, Le culte du marteau en Scandinavie,
dans rinde, en Nouvelle-Zélande et à Guernesey (n» 12, p. 657-661).
XXIX. Paul Sébillot et fi. Fouju. Supei'stitions relatives aux mégalithes,
(leur action fécondatrice, n" 12, p. 672-674).
XXX. Il faut enfin citer les contes de l'Extrême-Orient (Asie-Océanie),
extraits de divers auteurs, dont M. Basset (p. 110, 365, 411, 663) a continué
la publication et une série de contes arabes et orientaux : — Gaudkfroy-Demon-
BYNES, Le Roi et le Dragon (traduction de la version arabe; il existe une ver-
sion Scandinave, une version lithuanienne et une version chelha) (n* 4,
p. 134-151). — Mlle PoLTiBAÏ Wadia, Sonabaï Wadia et Julibaï Tarachand :
1° Le Nasib endormi; 2» L'arbre merveilleux ; 3° L'artiste (contes indous recueil-
lis en guzarati et en hindouslani) (n° 8, p. 440-t50; no 9-10, p. 505-514).
Journal of the Anthropological instituteof GreatBritainandlre-
land, tome XXIII (1893-1894). — Boyle T. Sommerville, ]>iûtes on some IslamJ.-;
of the New Hébrides (Efate Island, Shepherd Island, eastern coast of Malekula),
p. 2-20 et 363-393. Ce mémoire renferme d'abondants détails, empruntés en
partie à James Macdonald,sur les coutumes et les croyances religieuses de cette
partie de la Mélanésie. P. 2, il est fait mention de la crainte superstitieupr-
qu'éprouvent les indigènes à manger de la chair d'un animal femelle; p. 4, de
l'obligation où se trouvent les petits garçons de ne manger qu'avec des hommes;
ils s'exposeraient autrement à une mort mystérieuse et surnaturelle. La circon-
cision est pratiquée de cinq à dix ans. Au moment où les enfants reçoivent leur nom
qu'ils porteront comme adultes, ils subissent une série d'épreuves pendant les-
quelles Is doivent vivre à part dans une sorte de retraite. Leurs relations avec les
femmes sont régies par tout un ensemble de tabous. Le nom que porte quelqu'un est
pour lui sacré, et il lui est souvent interdit de le prononcer ; aussi pour savoir le
nom d'une personne, est-ce à un tiers qu'il faut s'adresser, P. 9, le culte fonda-
mental est le culte des pierres ; de ces pierres les unes sont des pierres dressées
sur de « hauts lieux », les autres sont des roches volcaniques ou coralliaires de
forme singulière où habitent lésâmes des morts. Dans la petite île volcanique de
Mau, située à l'est d'Efate, il y avait dans un champ une grosse pierre sur
laquelle étaient grossièrement sculptés le soleil et la lune. Ces sculptures sem-
blent fort anciennes. Dans le même champ, on peut voir une dalle dressée,
pareille à une stèle funéraire, où semble être figuré un crâne. Ces pierres
taillées dans une ronhe volcanique très dure n'ont pu être travaillées avec les
haches indigènes de pierre et de coquillages, et de plus les pierres et les rochers
qui reçoivent un culte ne portent jamais de représentations de la lune ni du
soleil : on en pourrait conclurequ'une civilisation plus avancée a existé autre-
fois dans cette région, et que les indigènes actuels ont subi une sorte de déchéance.
P. 12, la vie au delrà de la tombe. L'âme doit traverser une série d'existences
REVUE DES PKrUODIQUES 263
successives avant d'être tout à fait aanihilée : à Efate, il lui faut traverser
ainsi six vies différentes. A l'entrée de l'autre monde, elle doit répondre à cer-
taines questions; si elle répond mal, elle a la langue coupée, le cou tordu, la
tète fendue. C'est Séritau (the « cannibal executioner »), qui leur fait subir ce
traitement. Les gens de la tribu de l'igname, (Naintaku) et ceux qui portent
certains tatouages peuvent franchir sans encombre le passage dangereux. A
Malekula, l'âme meurt trois fois. Dans la première région, le premier cercle de
l'Hadès situé à trente pieds sous terre, les morts s'occupent encore des affaires
des vivants et punissent en les faisant mourir ceux qui commettent certaines
fautes, ceux en particulier qui négligent de leur offrir en sacrifice des porcs,
dont les âmes leur servent de nourriture. Dans des danses sacrées, des porcs
peints en rouge sont offerts aux morts (p. 15). Ces danses ont lieu sur un ter-
rain sacré situé entre les « demits » (les tabous de la Nouvelle-Calédonie). Un
repas est pris ensuite, qui consiste dans les viandes offertes aux morts; c'est
vraisemblablement un repas offert aux morts. La mâchoire inférieure des porcs
sacrifiés est suspendue aux demils : elle est réservée (tabouée) aux morts. Une
des pierres « demits » qu'a vues S. portait l'image de la lune : c'est le seul
exemple qu'il en connaisse. Il existe chez ces populations des sorciers {sacred
77ien) (p. 12). Des pratiques magiques sont en usage pour faire tomber la pluie
{rain making) (p. 18), et aussi des pratiques de sorcellerie, destinées à frapper
de mort un ennemi. A Tanna (o. 19), dans presque tous les villages, il y a un
sorcier, un brûleur de Narak, dont l'office est héréditaire. Il possède, cachée
quelque part dans ses plantations, en un lieu connu de lui seul, toute une col-
lection de pierres Narak, c'est-à-dire de pierres qui ont une ressemblance acci-
dentelle avec un homme ou une partie du corps humain. Lorsqu'un homme
veut se venger d'un autre en attirant sur lui la maladie ou la mort, il cherche
à se procurer quelque objet qui ait été avec lui en contact intime, la peau d'une
banane qu'il a mangée, un morceau d'étoffe, imprégné de sa sueur; il en frotte
alors les branches et les feuilles d'un certain arbre, fait du tout un long paquet
en forme de saucisson, le bâton Narak, et le porte au sorcier, qui allume
auprès des pierres Narak le feu sacré et l'y fait lentement brûler. Dès que le
feu a atteint le bâton Narak, la personne contre qui le charme est dirigé com-
mence à être malade, lorsqu'il est réduit en cendres, elle meurt. Le bâton
Narak perd tout son pouvoir, si on lui fait traverser un ruisseau ou une rivière.
N.-G. POLITIS, riïp't T-ri; 6pa-j(7î'.)ç àyYStwv xaxà -zri^ •A-t)Uioi.v , p. 29-42. — La
coutume grecque à laquelle cet article est consacré consiste à briser des vases
d'argile et en jeter les débris dans la tombe où l'on vient de déposer un mort ;
on en brise aussi devant la maison du mort, au moment où en sort le cercueil et
parfois tout le long du trajet du cortège. Le prêtre verse alors dans la tombe
de l'eau, contenue dans un vase apporté spécialement à cet effet, en disant :
Ft) d ■x.où t\- yriv oLTzzktKxyt). — Les assistants jettent alors de la terre sur le ca-
davre en disant : ©tbç ffxwpi? tov. — Pour expliquer le bris des vases, M. Politis
264 REVUK DE l'hISTOTRE DES RELIGIONS
donne U;s raisons suivantes : 1° Tout ce dont on s'est servi pour les actes de pu-
rification doit être détruit, de crainte que la purification ne soit rendue ineffi-
cace, si les objets dont on s'est servi pour l'accomplissement des rites sont en-
suite employr-s à des usages profanes. 2° Les objets donnés aux morts doivent
être détruits, pour éviter que l'on ne s'en empare pour l'usage des vivants. De
même au reste que l'on croyait que les animaux immolés aux morts étaient par
leur mort même attachés au service de ceux qui ne sont plus; de même la
croyance a survécu que ces objets (que l'on pense doués d'une sorte de vie),
doivent être brisés pour être appropriés à l'usage des morts par la mutilation
même qui les rend inutiles aux vivants. P. 37-39, une autre raison est invoquée ;
le désir d'inspirer delà terreur à Charon et de l'empêcher de faire d'autres vic-
times. L'eau répandue dans la tombe (p. 41) est destinée à donner au mort le
rafraîchissement et le repos. Une autre coutume cypriote exige que toute l'eau
qui se trouve dans les maisons qui bordent le chemin où a passé le convo: soit
jetée. La raison en est dans la croyance que Charon ou Tange de la mort
(ayysXo; 'j/y/oitofATtôç) a souiUé cette eau en y lavant le couteau souillé de sang
dont il a frappé le mort.
Rev, R -J. M4THEW, The cavepaintings in Australia, their authorship and sl-
gnificance, p. 42-52. — Il s'agit des peintures découvertes par Sir Georges Grey
sur la Glenely River en 1838, et par J. Bradshaw sur la Prince Régent River.
Elles paraissent représenter certaines divinités du Panthéon hindou, qui ont été
adoptées et déformées par les Battaks de Sumatra, auteurs probables de ces
décorations murales.
G. HosE, The natives of Bornéo , p. 156-171. — Le mémoire se rapporte aux
tribus qui peuplent le district de Baram (partie septentrionale du territoire de
Sarawak). Le feu, qui sert à entrer en communication avec les esprits, est
aussi employé pour rompre l'effet d'une malédiction ou pour briser la force de
ces tabous, protecteurs des récoltes, et qui consistent par exemple dans l'entas-
sement auprès d'un arbre à fruit de grosses pierres rondes, qu'un charme doit
faire pénétrer dans l'estomac de ceux qui ne respecteront point l'interdiction.
On utilise pour la divination les signes données par les oiseaux et ceux que
fournit l'inspection des entrailles des porcs rituellement immolés. M. Hose
décrit des ordalies par l'eau bouillante et par le plongeon. Les serments sont
prêtés sur des dents de chats-tigres que l'on tient à la main. Les indigènes
croient à l'existence d'un être suprême, qui porte le nom de Laki Tengangang,
à la survivance de l'âme qui revêt après la mort une forme animale. On ense-
velit dans les tombes des aliments, des objets de toute sorte; on y ensevelissait
autrefois des esclaves. M. Hase donne à la fin de son mémoire des détails sur
les tabous agraires et funéraires en usage dans la région qu'il étudie.
W. Bassett-Smith, The Aborigines of North-Western Australia, p. 324 (il
s'agit des tribus qui avoisinent Port-Darwin). P. 327, les indigènes n'ont pas
d'idoles... mais ils croient à un démon (Devil-Devil) qui pendant la nuit sort
REVUE DES PÉRIODIQUES 265
fies eaux où il habite durant la journée et rôde à travers le pays : aussi crai-
gnent-ils beaucoup de sortir de leur cauap lorsqu'il ne fait plus jour. Ils croient
que nul ne peut mourir, s'il n'a été ensorcelé. 11 arrive qu'un sorcier s'approche
la nuit d'un homme et lui enlève magiquement la graisse du ventre ; c'est le
devoir des amis de la victime de rechercher le coupable et de le tuer.
Lionel Decle, Funeral Rites and Cérémonies amongsttheTshiny aï or Tshinyun-
gwe,p. 420-421 (ce sont des tribus riveraines du Zambèze).
Lionel Dècle. The Arungo and Marambo cérémonies amongst Ihe Tshinyun-
gwe, p. 421-422, (cérémonies médicales magiques, accomplies par des guéris-
seuses). Il s'agit d'extraire un esprit du corps du malade.
Tome XXIV (année 1895-1896).
V.-JVI. MiKKAiLOVK.li, Shamanisin in Siberia and European Hussia, being the
second part of <i Shamanstvo » (XII" vol. des Mémoires delà Section d'ethno-
graphie de la Société Impériale d'histoire naturelle, d'anthropologie et d'ethno-
graphie), traduit par 0. Wardrop, p. 62-100 et 126-158. — Ce mémoire est une
monographie très complète des sorciers sibériens. 11 renferme les plus abondants
détails sur les noms qu'ils portent, sur leur origine légendaire, sur le kam-lanie
ou possession par les démons chez les Tongouses, leslakoutes, les Samoyèdes
de Tomsk, les Osliaks, les Tchouktis, les Koriaks, les Kamtchadales, les Ghi-
lyaks, les Mongols, les Bouriates, les peuples de l'Altaï ; sur les voyages des
shamans au royaume souterrain d'Frlick, leurs tambours magiques, leurs costu-
mes, la manière dont on devient shaman; les cas où on a recours aux shamans,
leur rôle médical, leur rôle comme devins, leur situation sociale, le culte des sha-
mans morts. Une étude parallèle est faite du shamanisme en Europe, chez les Sa-
moyèdes et les Lapons. L'auteur cherche à déterminer le degré de foi que ces sor-
ciers — tadibees et noids — ont eux-mêmes dans leurpropre puissance surnaturelle.
A.-E. Crawley, Sexual taboo,astudy in the relations of the sexes, p. 116-
125, 219-235, 430-446. — L'auteur cherche à étabhr dans ce mémoire très riche-
ment documenté que le principal facteur qui intervient dans les interdictions
sexuelles est la croyance que les qualités qui caractérisent la femme, et spéciale-
ment la faiblesse, la timidité, l'infériorité à tous égards et dans tous les domaines,
peuvent se transmettre par le contact. Lors de la menstruation, de la grossesse et
de l'accouchement, le danger ne change pas de nature, mais il s'accroît. L'isole-
ment des hommes, où cette crainte d'une sorte de contagion oblige les femmes
à vivre, fait qu'une espèce d'hostilité se développe contre elles dans l'autre sexe,
qu'on leur attribue pour les hommes des sentiments hostiles, et enQn qu'on en
vient à concevoir d'elles une crainte superstitieuse. 0 a croit que c'est volontai-
rement qu'elles transmettent la faiblesse dont elle sont douées ; et de là une
tendance à considérer la femme comme douée d'une puissance magique, la ner-
vosité qui la caractérise la prédisposant du reste à la pratique de la magie. Tout
cela aboutit à augmenter encore la séparation originelle des sexes, séparation
qui a sa cause première dans la différence des fonctions sociales et est la pre-
266 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
mièrc cause de la moindre estime où la femme est tenue. Dans les cérémonies,
dans les repas, hommes et femmes sont séparés ; ils ne participent pas aux mêmes
occupations. Cette séparation se fait sentir jusque ."lans le langage, et, au mo-
ment de la puberté, la nécessité pour l'adolescent d'être tenu éloigné de l'autre
sexe paraît si impérieuse qu'elle entraîne l'interdiclion de la chair des ani-
maux femelles.
1° S. Gasos, Of the Iribcs Dieycrie, Auminie, Yandraivantha, Yarawarka,
PilladapaQ&t., 31° S.; long.. 138o55, E.), p. 167-176.
2° On the Habits, etc., of Ihe Aboriyines in Distri':t of Poioell's Creek{N. Ter-
ritory of S. Australia), by the Stationmaster, p. 176-180.
S» W.-H. WiLLSHiRE, On the manners, customs, religions, supertitions, etc., of
the Natives of Central Australian, p. 183-185.
4" E. Hamilton, South Aiislrulian Aboricjines ; mode of Burial, p. 185-186.
5" M.-C. Mattews, On the manners, cusloms, religions, superstitions, etc.,
of the Australian Natives, p. 186-190.
6° Paul Foei.sghk, On the manners, customs,etc., of some tribes of the Abori-
gines in the Neighbourhood of Port-Darwin and the W. Coast of the Gulf of
Carpentaria fiV. Australia).
Ces six mémoires sont des réponses complètes ou partielles au questionnaire
mis en circulation il y a quelques années par M. J.-G. Frazer et qui ne com-
porte pas moins de 267 questions. Ils constituent un tableau d'ensemble des
mœurs, rites, coutumes et croyances des indigènes austrah'ens, et contiennent
des documents particulièrement importants sur les sujets suivant? ; le
totémisme, la magie et la divination, l'origine de l'homme, les idées relatives
a l'âme, la conception de la mort, les démons et les esprits, les corps célestes,
les légendes relatives au feu.
Cléments R. Markham, A list of the tribes in the valley of the Amazon inclu-
ding those on the banks of the Main Stream and of ail tributaries, p. 236-284.
— Il y a aux pages 238-240 une bonne bibliograpiiie des ouvrages relatifs
aux tribus indiennes du bassin de l'Amazone. A la suite du nom de chaque tribu
(elles sont rangées par ordre alphabétique), est indiqué son habitat exact. Vien-
nent ensuite des détails sur ses mœurs, avec des renvois précis aux auteurs
où il en est fait mention.
URYiBEHi W AHD, EthnographicalnotesrelatingtotheCongo tribes, p. 285-299. —
Toutes les sensations sont attribuées chez ces peuplades, comme tous les évé-
nements de la nature à l'action des esprits. Le rôle de la magie est prépondérant
dans la vie sociale tout entière. Tous les succès, toute la valeur d'un homme
sont considérés comme résultant de ses relations avec les esprits. Les esprits
mauvais reçoivent seuls un culte. Les hommes qui sont en intimité plus étroite
avec les esprits sont investis d'une puissance particulière: ce sont des sorciers
ou plutôt des hommes-médecine (charm-doctors). Ce sont eux qui servent d'in-
termédiaires entre les hommes ordinaires et les pouvoirs surnaturels ; ils
RLVCE DES PÉRIODIQUES 267
portent le nom de N'ganga Xkissi. La croyiince à la survivance de l'âme est
universellement répandue dtms ces tribus du Congo. La mort, c'est lu, migration
de l'esprit {mayo) hors du corps; la maladie, c'est une évasion temporaire de
l'esprit. Le rôle du N'ganga-N'kissi consiste aie faire rentrer dans le corps ou à l'y
retenir par des cérémonies magiques. C'est aussi à ces sorciers qu'il appartient
de découvrir les auteurs de la mort de chacun. 11 existe chez ces peuplades des
ordalies par le poison ; si le poison détermine des vomissements, l'accusé est
innocent; s'il le purge, il est coupable. Les Babangi du Haut-Congo croient
que les sorciers se changent en animaux pour faire du mal à leurs ennemis.
Les tribus qui habitent au voisinage des rapides d'Aruimi (Haut-Congo) croient
que leurs parents morts ressuscitent sous forme d'arbres. Il n'y a pas pour les
femmes d'autre vie que celle-ci. Chez les tribus du Bas-Congo, la croyance est
répandue que, lorsqu'on rêve ;ï quelqu'un deux fois de suite, c'est qu'il dévore
magiquement votre âme. Il est interdit de prononcer les noms des morts. Dans
les diverses tribus, il existe des images de bois à forme humaine, qui jouent le
rôle d'amulettes préservatrices. C'est dans toute la région du Bas-Congo
une coutume habituelle pour conserver la mémoire d'un serment de planter dans
la grande image du chef un éclat de bois dur ou un morceau de fer. Les pré-
sages sont tirés des signes fournis par les oiseaux et des gestes. Il existe une so-
ciété secrète (N'kimba ou Frakongo) où peuvent entrer les garçons, les filles, les
femmes sansenfants et les hommes : elle se réunit, lorsque le nombre des enfants
est en trop grande diminution. L'initiation est considérée comme une mort suivie
d'une résurrection. Les pratiques de fraternisation par le sang sont en usao'e
dans les diverses tribus. Le cannibalisme est généralement pratiqué; on croit
que manger la chair des guerriers augmente le courage. Les organes sexuels
ne sont jamais mangés.
B.-H. Tho.mson, The Kalûu-vu (Ancestor Gods of the Fijians), p. 340-359.
Les seuls ancêtres qui fussent déifiés, c'étaient ceux qui durant leur vie avaient
exercé un pouvoir plus ou moins grand, c'est-à-dire ceux qui appartenaient à
la première famille de la tribu et qui descendaient en ligne directe de son pre-
mier ancêtre. Mais c'étaient surtout les chefs méchants qui recevaient un culte.
L'ancêtre déifié reçoit un double culte : il est adoré à la fois en lui-même (par le
culte que reçoit son esprit) et dans la personne de son descendant direct. La
mythologie fijienne est, d'après M. Th., une transposition de leur histoire lé-
gendaire, et les dieux communs aux diverses tribus qui peuplent leur Olympe
ne sont autre chose que les fondateurs de leur race.
Les esprits qui habitent les montagnes de Kauvadra et qui sont des dieux
communs à toutes les tribus, parce qu'ils sont les communs ancêtres de ces
tribus, ne reçoivent pas de culte. Ils régnent sur les morts. Leurs aventures
sont relatées dans l'épopée de Na-Kauvadra, où se mêle le récit d'un Déluge.
Na-Kauvadra, la montagne sacrée, est le point de départ des âmes pour l'autre
monde situé au loin vers l'ouest. Un grand éperon de terre qui s'avance vers
268 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
la plaine est regardé comme la route des âmes ; c'est par cette route, que 1 es vi-
vants ont construite pour eux, aBn qu'ils ne restent plus parmi eux à les
tourmenter, que les morts se rendent à Na-Kauvadra. Ils ont à subir le long de
cette route de multiples épreuves, qui sont décrites en grand détail dans le
mémoire : le Styx et le Charon grec, le Léthé trouvent ici d'exacts parallèles.
Ceux qui sont morts de mort violente jouissent de véritables privilèges dans
l'autre vie. P 357-5P, l'auteur décrit une tentative qui fut faite par une sorte de
prophète indigène pour ressusciter l'ancienne religion fijienne, fondue avec les
agences chrétiennes en une sorte de syncrétisme. (Tous les faits contenus dans
ce mémoire se rapportent à la région est et nord de Viti-Levu.)
P. -H. Mathews, The Bora or Initiation cérémonies of the Kamilaroi tribes,
p. 411-427. — Description très détaillée et très précise des cérémonies prélimi-
naires, de l'établissem ent du camp où les cérémonies ont lieu, des rites d'initiation
eux-mêmes, des tabous observés en ces circonstances.
A. MoNTEFiORB, Notes on the Samoyads of the Great Toundra, coUected from
thejournals of F. G. Jackson, p. 388-410. — La partie relative à la religion est
contenue dans les pages 397-400. Les Samoyèdes appartiennent nominalement
à l'Église grecque, mais ils sont restés attachés à leur ancien paganisme. Leur
grand Dieu, Num, habitait l'air; le tonnerre et l'éclair, la pluie et la neige, la
tempête et le vent étaient ses manifestations directes. Les dieux domestiques
(Chaddi), qui sont incarnés dans des fétiches faits de morceaux d'étoffe, enroulés
autour de figurines de bois grossièrement sculptées, reçoivent encore aujour-
d'hui un culte : c est en eux que les Samoyèdes mettent leur confiance. Il existe
le long de la côte entre la Petchora et l'Ienisséi et dans l'ile de Waigatz des sortes
d'autels formé d'amas d'os, de bâtons et de cornes, portant parfois à leur som-
met une figure humaine taillée {sacri/icial piles), où l'on sacrifiait des daims et
qui servaient à des cultes magiques.
L. Mahilliek.
(A suivre.)
CHRONIQUE
FRANCE
Le jeudi, 23 avril, le D' Barrows, président du Parlement des Religions de
1894 à Chicago, a fait en français à l'Hôtel des Sociétés savantes, à Paris, une
conférence sur les bienfaits d'une semblable réunion où des représentants de
presque toutes les religions professées sur la terre sont assemblés dans un
sentiment de tolérance et de fraternité, au lieu de s'anathématiser ou de s'ex-
clure les uns les autres. La paternité de Dieu, la fraternité des hommes, telle
est la double affirmation fondamentale, éminemment bienfaisante, en laquelle
ont pu se rencontrer et peuvent se rencontrer encore des hommes de confes-
sions ou de dénominations rehgieuses très variées. Inviter ainsi toutes les églises
à se rencontrer avec des sentiments de respectueuse tolérance, nous a dit l'ora-
teur, ce n'est pas affl.rmer qu'à nos yeux elles se valent toutes, ni renier nos
préférences ou nos convictions individuelles, pas plus que la grande République
des États-Unis n'a entendu proclamer que toutes les petites républiques de
l'Amérique centrale ou de l'Amérique du Sud fussent ses égales, quand elle les
a invitées à envoyer chacune ses meilleurs et ses plus beaux produits à Chi-
cago, afin que tout le monde pût profiter de ce qu'il peut y avoir de bon chez
elles.
Cette conférence, organisée sur l'initiative de M. Bonet-Maury, (qui fut délé-
gué français au Parlement des Religions de Chicago), est de nature à encoura-
ger les partisans de la réunion d'un Congrès des Religions à Paris en 1900, Elle
était présidée par M. Anatole Leroy-Beaulieu, et l'on voyait au bureau M. le
vicomte de Meaux à côté de M. Albert Réville, M. Picot à côté de M. Théodore Rei-
nach, M. Lavisse à côté de M. Buisson, M. l'abbé Charbonnel à côté d'un archi-
mandrite : dans la salle des auditeurs de toutes convictions et de toutes confes-
sions, plusieurs prêtres, des universitaires assez nombreux, etc. En vérité, c'était
déjà un Congrès des rehgions en miniature. 11 n'y manquait que le cardinal Man-
ningpourprononcerl'oraison inaugurale. Mais, puisqu'un cardinal, qui n'est certes
pas l'un des moindres, a pu présider une pareille assemblée à Chicago, on ne voit
véritablement pas pourquoi un cardinal ou un archevêque ne pourrait pas en
faire autant en France. S'il y a des raisons politiques pour ne pas le faire, on
ne saurait prétendre qu'il y ait empêchement de conscience.
Le succès de M, Barrows, un véritable prophète du Nouveau Monde, a été
considérable.
18
270 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Quelques professeurs de la Faculté de théologie protestante de Paris ont res-
suscité les Annales de Bibliographie théologique qui avaient cessé de paraître
après la mort de M. Jundtet la maladie de M. Massebieau. Le secrétaire de la
nouvelle rédaction est M. Ehrhardt, 15, rue Brézin, Paris. Les Annales se pro-
posent d'analyser et de critiquer les principaux ouvrages d'exégèse, de philo-
sophie et d'histoire religieuses qui paraissent en France et à l'étranger. Elles
paraissent tous les mois. Le prix de l'abonnement n'est que de 3 francs par an
(chez Fischbacher, 33, rue de Seine).
Si nous rapprochons cette reprise de la création d'une Revue d'histoire et
de littérature religieuses dont nous avons déjà parlé et dont la rédaction est
confiée à un groupe de jeunes ecclésiastiques et de jeunes universitaires d'une
valeur scientifique reconnue, nous pouvons nous féliciter, comme historiens de
la religion, des progrès que fait chez nous l'intelligence de l'importance des
études d'histoire religieuse.
« *
La Vie de saint Maur du Pseudo-Faustus est de plus en plus généralement
considérée comme inauthentique. M. A. Giry a fait récemment une étude de
cette Vie qui lui a permis d'éclaircir quelque peu le problème de ses origines.
Voici un résumé de ce travail d'après un compte rendu de la Bibliothèque de
l'École des Chartes {i. LVII, 1896) :
« La démonstration sera complète, et du même coupla mission de saint Maur
devra être reléguée au nombre des légendes apocryphes, si l'on peut montrer
que la source principale de la vie attribuée à Faustus est un document composé
lui-même à une époque postérieure à celle où ce Faustus aurait écrit. C'est ce
que s'est proposé de faire M. Giry en faisant connaître une source restée jus-
qu'ici inconnue de la vie de saint Maur.
« L'hagiographe a pris soin d'indiquer lui-même où il avait puisé les premiers
chapitres de son œuvre. Après avoir brièvement parlé de saint Benoît, il ren-
voie son lecteur, pour plus amples renseignements, aux dialogues de Grégoire
le Grand, et ajoute : Nos autem ea tantum ex ipso assumpsimus qux huic nos-
tro opusculo inserere dignum duximus; il leur emprunte en effet tout ce qu'ils
contiennent relativement à saint Maur, en ayant soin seulement d'exagérer le
rôle de son héros. Pour la suite de son récit, les partisans de l'authenticité ont
cru sur sa parole qu'il racontait les faits dont il avait été le témoin, les autres
ont supposé qu'il les avait imaginés de toutes pièces; c'était lui faire trop
d'honneur.
« On ne peut lire la vie de saint Maur sans être frappé de la place qu'y tient
l'abbaye de Saint-Maurice-d'Agaune, l'une des étapes du saint et de ses compa-
gnons; aussi, lorsque l'hagiographe raconte que l'une des églises élevées par
saint Maur à Glanfeuil fut dédiée à saint Séverin, on est amené à penser qu'il
CHRONIQUE 27!
s'agit du personnage de ce nom, qui fut abbé d'Agaune au début du vie siècle,
plutôt que de l'apôtre du Norique. Or, il existe une vie de saint Séverin
d'Agaune, attribuée, tout comme celle de saint Maur, à un disciple du saint du
nom de Faustus*.
« Le nom de l'auteur présumé n'est pas le seul rapport que l'on trouve entre
les deux œuvres; malgré la différence du thème, la suite générale du récit, le mode
de composition où abondent les discours directs, le style, les expressions, —
parmi lesquelles il s'en trouve de caractéristiques, — et même certaines phrases
présentent des analogies telles qu'il est impossible de méconnaître que l'une s'est
inspirée de l'autre. On se bornera à citer ici quelques exemples :
« Séverin est appelé à Paris parle roi Glovis, qui l'envoie cherchera Agaune
par son cubicularius, comme Bertrand, l'évêque du Mans, avait envoyé au
Mont-Cassin son archidiacre et son vidame. Pour dire que Glovis régnait alors
à Paris, le biographe de Séverin s'exprime dans les mêmes termes que celui de
Maur pour dire que Théodebert régnait en Gaule, et ces termes sont assez sin-
guliers pour qu'il soit impossible de considérer cette coïncidence comme un
effet du hasard.
ViTA Severini. Vita Mauri.
Cum... rex Francorum apicem Theodebertus rex nobiliter regni
regni sui. .. nobiliter gubernaret. Francorum apicem gubernabat.
« Au moment de quitter Agaune, Séverin reçoit une révélation de l'époque
de sa mort analogue à celle qui est faite à saint Benoît; les moines d'Agaune
expriment comme ceux du Mont-Gassin leur douleur de voir le saint s'éloigner
et sont de même consolés par lui ; plusieurs des miracles opérés par Séverin
rappellent ceux qui sont racontés par le biographe de saint Maur. Enfin, Séve-
rin, sur le point de mourir, se retire auprès d'un oratoire, comme Maur auprès
de la chapelle de Saint-Martin, et tous deux, avant d'expirer, recommandent
à leurs compagnons : Séverin, le prêtre Faustus, et Maur, Bertulfus.
« Ajoutons un dernier trait et non des moins caractéristiques : la vie de saint
Séverin s'offre à nous tout à fait dans les mêmes conditions que celle de saint
Maur; comme elle, elle est précédée d'une préface où l'éditeur avertit qu'en
transcrivant, sur l'ordre de l'évêque de Sens, MagnusX801-818), l'-jeuvre de Faus-
tus, il a cru devoir corriger les fautes du scribe et perpétuer cette histoire en
un langage plus clair; il ajoute que, s'il n'a pas reproduit les mots eux-mêmes,
il a du moins conservé le sens et l'ordre de cette composition *.
1) Acta sanctorum BolL, t. II de février, p. 548,
2) Cf. VEpistola Odonis qui sert de préface à la vie de saint Maur : Et quia
tam inculto sermone quam vitio scriptorum depravati videbantur, vitam B.
Mauri prout potui corrigere satagens,xx dierum plus minus labore conswnpto,
salva fide dictorum ac miraculorum inibi repertorum, sicut nunc habetur aper-
tiorem eam legentibus reddidi et expressi.
272 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
<( La comparaison des deux textes est impuissante à montrer lequel a servi
de modèle à l'autre, mais heureusement la critique de la vie de saint Séverin
peut lever à cet égard tous les doutes. Ce document est lui-même une œuvre
apocryphe. M. Br, Krusch a démontré qu'il a été fabriqué au début du ix«
siècle à Château-Landon, pour les besoins du culte de l'abbaye de Saint-Séve-
rin, et que c'est dans les écrits d'Ennodius que le faussaire a trouvé, avec le
nom du soi-disant Faustus, la plupart des autres noms dont il a affublé les per-
sonnages de son récit. Dès lors que c'est l'auteur de la Vita Severiniqm aie
premier exhumé ce nom de Fautns, il devient évident que c'est cette vie qui,
écrite la première, a servi de modèle à l'autre, et, puisqu'elle n'est pas antérieure
au ix« siècle, la Vita Mauri, qui lui doit entre autres choses le nom de son
auteur, ne peut avoir existé avant elle sous aucune forme.
« Il resterait à déterminer exactement ce qu'était le faussaire, à quelle époque,
sous quelles influences et dans quelles circonstances il a opéré. M. Giry croit
pouvoir donner de ces problèmes des solutions plus précises et plus complètes
que celles que l'on a proposées jusqu'ici; mais, pour exposer ces résultats, il
faut, d'une part, joindre à la critique de la vie de saint Maur celle d'une autre
œuvre, le récit de la translation des reliques du saint ou Historia eversionis seu
restaurationis coenobii Glannafoliensis, et, d'autre part, suivre l'histoire res-
pective et les relations des deux monastères de Glanfeuil et des Fossés ; c'est
une étude trop complexe pour être résumée en une brève communication, et qui
era partie d'un travail d'ensemble sur la mission de saint Maur. »
J. R.
Le Gérant : Ernest Leroux.
AiNGËRS, IMPRIMERIE A. BURDIN, RUE GARNIE», 4.
LES
SOURCES DE LA MYTHOLOGIE SLAVE
Les sources de la mythologie slave sonl assez nombreuses ;
mais chacune d'elles ne nous fournit qu'un petit nombre d'indi-
cations; elles ne nous permettent pas de nous faire une idée
complète de l'ensemble de cette mythologie; elles nous éclairent
cependant sur la nature d'un certain nombre de divinités, sur le
culte dont elles étaient l'objet, sur les rites et les superstitions
des Slaves païens.
Nous n'avons pas de monuments figurés de ce culte, du moins
de monuments d'une authenticité incontestable; ceux qu'on a
longtemps considérés comme tels, les idoles dePrillwilz^ le lion
de Bamberg ont été reconnus apocryphes. Quelques vagues frag-
ments du temple d'Arkona dans l'île de Rugen, une idole — un
peu suspecte — découverte en Galicie, quelques sculptures con-
servées au Musée de Danzig et qui ne sont peut-être ni slaves ni
mythologiques, voilà tout ce qui nous reste de ce culte si riche,
dont Adam de Brème, Ilelmold, Saxo Grammaticus, Thietmar,les
biographes d'Otto de Bamberg, la Chronique russe dite de Nestor
se sont plu à nous décrire les monuments figurés \ Nous n'avons
aucun texte slave de la période païenne. Les chants, les contes
populaires dont l'origine se perd dans la nuit des temps se sont
1) « Invaluitque in diebus illis per universarn Sclaviara muUipIex ydoiorum
cultura...MiraauteradiligentiacircafanidiJigentiaiiiafTectisunt »(HeJmGld,I,52) :
« Prêter pénales enim et ydola quibus siiigulaoppida redundabant » [ib., I, 83).
Helmold note comme une particularité remarquable : « Prove deus Aldenburg
quibus nulle sunt effigies expresse. » " Quot regiones sunt in bis parlibus,
tôt templa babentur et simuiacra demonum singula ab infldeiibus coluntur... »
(Thietmar, VI, 24).
19
274 REVUE DE l'histoire des religions
modifiés insensiblement sous l'influence des idées chrétiennes
ou des littératures étrangères.
Les principaux textes relatifs à la mythologie sont dus à des
prêtres chrétiens, parfois slaves, comme l'auteur de la Chroni-
que russe, le plus souvent étrangers, et qui pis est, prêtres catho-
liques. Ils ont une profonde horreur pour le paganisme slave et
n'y font guère allusion qu'à leur cœur défendant, pour retracer
les abominations des païens, la chute de leurs idoles, la ruine de
leurs sanctuaires*.
Les textes relatifs à la mylhologie slave doivent être cher-
chés :
1° Dans les chroniques primitives des pays slaves rédigées par
des écrivains nationaux ;
2° Dans les chroniques latines allemandes ou danoises, comme
Thietmar, Adam de Brème, Saxo Grammaticus, la Knytlinga-
saga, ou dans les hagiographes allemands (par exemple les bio-
graphes d'Otto de Bamberg) ;
3° Dans les textes byzantins : Procope, Constantin Porphyrogé-
nète, qui ne fournissent que des indications très brèves ;
4" Dans les textes arabes (Masoudi^ Ibn Foszlan) qui sont très
vagues et qui demandent à être très sérieusement contrôlés; car
il faut déterminer s'ils entendent parler des Slaves de l'ancienne
Russie ou des Varègues Scandinaves;
5° Dans le folklore actuel, dans les rites, contes ou chansons,
entant que ces faits ou ces documents confirment les indications
des textes ;
6° Dans les écrits théologiques du moyen âge qui font allusion
à des usages païens interdits par l'Eglise;
7° Enfin dans la langue qui, sous ses formes les plus anciennes
et même sous ses formes modernes, sert de témoin aux siècles
passés et qui notamment par la toponomastique nous permet de
retrouver ou de soupçonner des lieux de culte, et qui nous
1) Cf. Thietmar : « Quamvis autem de hiis aliquid dicere perhorrescam,
tamen ut scias, lector arnate, vanara eorum superstitionem iBauiorumque popuU
istius execulionem qui sunt vel unde hue venerint [dii Liuzicorum] strictim
enodabo. >. (VI, 23.)
LES SOURCES DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 275
apprend quelles idées s'attachaient aux personnages, aux idoles,
aux rites, aux phénomènes de la vie religieuse chez les Slaves
païens.
I
LES CHRONtQUEURS INDIGÈNES DES DIVERS PAYS SLAVES
La Chronique dite de Nestor constitue pour l'étude de la Rus-
sie primitive un document inappréciable. Le chroniqueur écrivait
à la fin du xi° siècle ou au début du xu^ Or la Russie avait été
convertie officiellement au christianisme en 988. L'annaliste avait
pu connaître les fils des premiers chrétiens et recueillir des ren-
seignements précis sur le culte de leurs pères. Il nous donne des
détails plus ou moins précis sur Peroun et Vêles, sur Dajbog, Stri-
bog, Mokoch, Simargl. Si certains noms ont été défigurés par des
souvenirs classiques ou des interpolations maladroites, il en est
qui sont absolument hors de doute et dont l'existence est attestée
par d'autres textes. Il nous fournit des indications plus ou moins
détaillées sur ces idoles, les sacrifices, sur les magiciens, les
Rousalias (fête païenne), les banquets funèbres. La Chronique de
Novgorod confirme certains textes de la Chronique dite de Nestor.
L'un des continuateurs de la Chronique primitive (manuscrit dit
hypatien) donne sous l'année 1114 une assez longue digres-
sion sur le dieu Svarog, digression dans laquelle interviennent
le dieu Soleil, Dajbog, les Egyptiens, etc. Dans ce passage
comme dans les noms de certaines divinités cités par la chroni-
que fondamentale il n'est pas malaisé de soupçonner des in-
fluences étrangères.
Les données fournies par les chroniques russes sont complétées
par certains documents de la littérature du moyen âge, par les
Sborniks ou recueils de mélanges religieux, les traductions des
textes byzantins qui interprètent des noms de dieux helléniques
par celui des divinités slaves ou prétendues telles. Les sermon-
naires ne font que des allusions assez vagues aux rites païens. Le
morceau épique intitulé Le dit de la bataille d'Igor contient
276 REVUE DE L HISTOIIIE DES RELIGIONS
quelques allusions mythologiques. J'avoue qu'elles me paraissent
fort suspectes. Est-il possible qu'un chrétien du moyen âge, un
homme éclairé, un clerc, se soilpluàévoquer les souvenirs païens,
qu'il ait appelé les vents les petùs-fils de Slriho'j, qu'il ail appelé
à deux reprises un prince russe, le petit-fils de Dajdbog^ qu'il ait
identifié le soleil au grand dieu Khors en disant que le prince
Ycheslav devançait la marche de Khors? J'avoue que ces blas-
phèmes me paraissent absolument invraisemblables sous la plume
d'un chrétien du moyen âge '.
Les Slaves méridonaux serbes et bulgares ne nous ont pas
légué de chroniques qui nous renseignent sur le culte de leurs
ancêtres païens. Les légendes latines ou slaves relatives aux
apôtres Cyrille et Mélhode nous apprennent bien que les habi-
tants de la Grande-Moravie et de la Pannonie furent définitive-
ment convertis au christianisme par les deux missionnaires,
mais elles ne nous donnent aucune indication sur le culte que ces
Slaves professaient auparavant. Certains Sborniks russes sont
primitivement de rédaction iougo-slave; mais ils ne nous four-
nissent pas de renseignements nouveaux.
Le chroniqueur tchèque Cosmas de Prague (xii" siècle), le père
de l'histoire bohème, raconte dans un latin tour à tour barbare
et fleuri, les aventures dos princes légendaires, Krok, Libusa,Prc-
mysl, Neklan, îlostivit, etc., mais se montre fort réservé pour tout
ce qui concerne la mythologie slave. Quand il se trouve obligé
de faire quelque allusion aux dieux de la période païenne, Cosmas
leur donne des noms classiques ' : « Ergo litale diis vestris asinum
ut siut et ipsi vobis in asylum. Hoc votuni fieri summus Jupiter
etipseMars sororque ejus Bellona alque gêner Cereris jubet... »
Peut-on conclure de ce texte que les Tchèques adoraient Peroun
(Jupiter), Svanto vit (Mars), une déesse de la guerre et un dieu des
enfers dont rien d'ailleurs ne nous révèle l'existence ou le nom?
Ailleurs (livre II, 8) Cosmas nous apprend que la princesse Teta
1) Poui- la Chronique dite de Nestor, je ne puis que renvoyer à mon édition
française (Paris, Leroux, 1884); pour les textes slavons-russes, aux éditions de la
Commission archéographique russe.
2) Fontes rerum bohemicarum, tome II, Prague, 1874, p. 21.
LES SOURCES DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 277
apprit au pouple à adorer les Oréades, los Dryades, les Ilama-
dryades et il ajoute — ce qui est plus précis — siciit et hactenus
multi villani vel pagani, hic latices seu ig-ncs colit, iste lacos et
arboresautlapidesadorat, iUemontibussivecollibuslitat,aliaquae
ipse fecitjidolasurdaetmutarogatetorat*. » Ce texte nous apprend
bien que les Tchèques adoraient des idoles; malheureusement
il ne nous donne pas le nom de ces idoles. Un autre texte non
moins intéressant nous est fourni au début du chapitre in. Il énu-
mère les rites païens que le prince Brétislav supprima, les magi-
ciens, les sorciers qu'il fit expulser «. Et c'est tout.
La Chronique rimée dite de Dalimil qui s'inspire de Gosmas
n'ajoute rien de positif aux renseignements déjà si vagues de
son prototype. Toutefois, comme elle est écrite en tchèque, elle
nous fournit certains détails qui ne figurent pas dans la phraséo-
logie latine de son prototype. Ainsi elle nous apprend que les
anciens Tchèques appelaient nav le séjour des morts :
Pûtom Krok jide do navi.
Ensuite Krok alla dans le iiav.
Elle nous apprend encore (II, vers 6) que Cech émigra de Croa-
tie en Bohème, portant sur ses épaules ses ancêtres (dedky své),
c'est-à-dire ses pénates.
La Chronique de Pulkava (xiv^ siècle) basée sur celle de Cosmas
est absolument muette sur la religion des Tchèques païens. Elle
renferme des allusions assez vagues au culte des Slaves du Bran-
debourg : « cum in dicta marchia gens adhucpermixta Slavonica
1)16., p. 8.
2] Voici ce texte en entier :
<v ... Novusdux Bracislaus junior... omnesmagos, ariolos et sortilegos extrusit
regni sui e medio, similiter et lucos sive arbores, quas in multis locis colebat
vulgus ignobile extirpavit et igné cremavit. Item et superstitiosas institutiones,
quas villani adhuc semipagani in Pentecosten tertia sive quarta feria observa-
banl, ofîerentes libaraina super fontes maclabant viclimas et daemonibus immo-
labant, item sepulturas, quœ fiebant in silvis et in campis, atque scenas, quas
ex gentili rilu faciebant, in biviis et in triviis, quasi ob animarum pausationem,
item et jocos profanes, quos super mortuos suos, inanes cientes mânes ac
induii faciem iarvis bachando exercebant; bas abominationes et alias sacrilegas
adiuventiones dux bonus, ne ultra fièrent in populo Dei, exterminavit. »
278 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
et Saxonica gentilitalis ritibus dcscrvirct et colcret ydola ' » et un
peu plus loin (vers Tannée 1153) nous révèle l'existence à Bran-
debourg- d'une idole à trois têtes * adorée par les Slaves et les
Saxons.
La Chronique de Gallus' (premières années du xw siècle) qui
d'ailleurs n'était pas d'orig-ine polonaise, néglige à dessein d'in-
sister sur la période païenne. Tout ce qu'il nous apprend des
Polonais avant le christianisme, c'est qu'ils étaient polyg-ames :
« Istorum gesta quorum memoriam oblivio vetustatis abolevit et
quoserror et ydolatria defœdavit, memorare neg^lig-amus*. » Ail-
leurs (livre II, ch. xliii) il compare les Prussiens païens à des
bêtes brutes.
La Chronique de maître Vincent n'est pas moins dédaig-neuse
des choses païennes; elle n'y fait aucune allusion.
Le premier chroniqueur ou plutôt historien polonais du moyen
âg-e qui se soit occupé de la religion des Slaves païens, c'est
l'archevêque Dlugosz ou Longinus qui écrivit vers le milieu du
xv^ siècle (de 1455 à 1481) son Historia Polonise. A celte époque
le paganisme avait depuis plusieurs siècles disparu de la Pologne
proprement dite et jusqu'à ces dernières années on attachait peu
d'importanceaux indications queDlugosz fournitsur les anciennes
divinités de son pays. Récemment M. R. Briickner' s'est eiïorcé
de réhabiliter Dlugosz au point de vue de la mythologie slave.
Dlugosz a la passion de la patrie polonaise; il ne néglige rien de
ce qui concerne ses origines. Seulement, comme il est imbu de
la mythologie classique, il cherche à retrouver ses dieux chez
les anciens Polonais; il arrive à en retrouver six^ Il identifie
1) Fontes rerum boheinicarum, tome V, p. 15.
2) 76., p. 88.
3) Gain Chronicon, ap. Bielowski, Monumenla Polonise histo'^ica, tome I,
Lw6w, 1864. Consulter sur Gallus le récent mémoire de M. Max Gumplowicz :
Bischof Bidduin Gallus von Kruazwica {Sitzuwjtiberichte der kais. Akadeinv',
Vienne, 1895}.
4) Cf. Ad. Brem., Descriptio imulavum Aquilonis à propos des rites des
païens scandin-ives : « Cœterum neniae quae in ejusmodi ritu libationis fieri
soient raultiplices et inhonestae ideoqiie melius relicendtE. » (28.)
5) Archiv fur slaoische Vliiloloqie, tome XIV, p. 170 et suiv.
6) Voir Dlugosz. Opéra, tome X, Cracovie, 1873, p. 47 et suiv.
LES SOURCES DE LA MYTHOLOGIE SLWE 279
Jupiter à Yesza^ Mars à Liada, Vénus à Dzydzilelya, Pluton à
Nyja, Diane à Dzewana, Cérès à Marzyana. Il connaît un dieu de
la température (lomperies) qui s'appelait Pogoda, un dieu de la
vie, Zywie. Il prétend qu'il y avait à Gniezno un temple de pre-
mier ordre : « delnbrum primarium ad quod ex omnibus locis
fiebat cong-ressus. » Il est évidemment influencé par les idées chré-
tiennes. Gniezno étant la métropole calholique, le siège du pri-
mat, il veut qu'elle ait joué le même rôle dans les temps païens.
Il parle de temples, d'idoles, de prêtres, de bois sacrés, de
sacrifices (même de sacrifices humains), de fêtes annuelles, dont
quelques-unes se sont conservées malgré le christianisme, et
dont l'une s'appelait Stado. Il subit l'influence de réminiscences
classiques ou chrétiennes; il prend pour des noms de divinités
des formules qui reviennent dans tel ou tel refrain populaire.
Néanmoins, vu l'indigence des sources slaves chez les peuples
occidentaux, son témoignage n'est pas absolument à rejeter. Si
l'identification de Pluton et de Nyja est contestable, il n'est pas
moins vrai que ce mjja est apparenté au nav des Tchèques et
qu'il nous permet de mieux l'interpréter.
M. Briickner a encore trouvé* quelques indications mytholo-
giques dans un recueil de sermons polonais-latins conservé à
la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg et qu'il a récemment
publiés. Elles se rapportent particulièrementaux êtres mythiques
inférieurs. Telle d'entre elles nous explique les erreurs de Dlu-
gosz.
II
LES CHRONIQUEURS ÉTRANGERS
Si les chroniqueurs tchèques et polonais ont négligé à dessein
la période païenne de l'histoire de leurs nations, les étrangers
qui nous racontent les lu' tes des Allemands ou des Danois contre
les Slaves baltiques aujourd'hui disparus, ou les efforts des mis-
1) Arch. fur slavische Philologie, toc. cit., p. 183 et suiv.
280 REVUE d:-: l'histoire des religions
sionnaires germaniques pour les convertir, sont en général mieux
informés. C'est surtout grûce à leur témoignage que nous pou-
vons, en somme, nous faire une idée assez nette de la vie reli-
gieuse des Slaves des pays Baltiques et de l'Elbe, particulière-
ment des habitants de l'île de Rugen. N'oublions pas qu'au
x^ siècle tous les pays situés sur la rive droite de l'Elbe et
de la Saale (sauf la région située entre l'embouchure de l'Elbe
et le cours de la Trave) étaient encore habités par la race
slave.
Adam de Brème, maître des écoles de cette ville, chanoine de la
cathédrale, est l'auteur des Gesta Eammahurrjenns ecclesise pon-
tificum. Il vivait dans la première moitié du xi^ siècle; il rési-
dait sur la frontière de la Slavie dans une ville qui a la préten-
tion d'être leur métropole chrétienne; il avait fréquenté les Da-
nois; il avait pu consulter les archives de l'évêché, entendre les
récits des missionnaires. Dans ses Gesta Bammahurgensk ec-
clesise ponti/îcum il raconte l'histoire de cette métropole et celle
despeuples voisins, particulièrement des Scandinaves et des Slaves
baltiques; au livre III il expose les efforts du prince Gottschalk
pour convertir les Obotrites, riverains de l'Elbe et de la Baltique.
Il a pour principe de ne pas insister sur les choses païennes :
«Inutile est acta non credentium scrutari ». Néanmoins il lui
échappe plus d'un détail intéressant pour nos études. Ainsi
(livre II, ch. xvui) il décrit sommairement la ville de Rliétra avec
son temple élevé en l'honneur des démons, quorum princeps est
Redigast-, il atteste (II, 40, 41) la répugnance des Slaves pour le
christianisme et les mauvais traitements qu'ils infligeaient à ses
prêtres; il raconte (III, 50) que dans cette môme ville de Rhétra
l'évêque Jean fut immolé au dieu Redigast*. Il nous atteste que
1) Adaffl de Brème a été publié par Lappenberg ap. Perlz (3/on. Germ., tome
VU). II a été réimprimé à Hanovre, in usum scholarum, 1 vol. in-8°, librairie
Hahn, 1876. La préface indique les meilleures éditions, traductions ou commen-
taires. Récemment la géof,'raphie d'Adam de Brème a éti'- étudiée par M. Au-
guste Bernard, De Adamo Bremensi geographo (thèse présentée à la Faculté
des lettres de Paris, Hachette. 1896), et par M. S. Guniher, Sitzungsherichte
der kôn. hœhm. Gesellsohaft der Wisscnschaften, Prague, 1894.
L'ouvra'ge d'Adam de Brème s'arrête à 1072. Il est complété par un curieux
LES SOURCES DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 281
les Rug-icns sont plus attachés au culte des démons que les
autres Slaves [Descriptio insiilarum, 18). Il énumère à diffé-
rentes reprises les tortures infligées aux chrétiens par des
Slaves païens ou relaps. Malheureusement il n'a pas eu l'idée
de donner sur les idoles slaves et sur leur culte des détails
aussi complets que ceux qu'il donne (ch. xxvi, xxvni, xxvn)
sur les divinités Scandinaves Thor, Wodan et Fricco. 11 croit
à une certaine parenté de la superstition des Saxons, des Slaves
et des Suédois (I, 8)'. Sa haine pour le paganisme ne l'em-
pêche pas de proclamer les bonnes qualités des Slaves païens
(II, 19).
II cite souvent des relations de témoins oculaires. Sa bonne
foi n'est plus douteuse, nous n'avons à regretter que l'indigence
des renseignements qu'il nous fournit.
L'ouvrage de Helmold, Chronicon Slavorum, est, ainsi que le
titre l'indique, une des sources principales pour l'histoire des Sla-
ves au moyen âge. Originaire duHolstein, Helmold fut prêtre de
l'église de Lubeck, curé de la paroisse de Bosau (sur le lac Plœn)
dans le pays des Slaves Wagriens. Lié avec les évêques d'Olden-
bourg, Vicelin et Gerold, il fut associé à leurs efforts pour évan-
géliser les Slaves païens. 11 fut envoyé en mission chez eux, vers
1153 et reçu par le prince Pribyslav dont il loue l'hospitalité.
Pribyslav était chrétien. Helmold a d'ailleurs des Slaves une
idée assez mauvaise, sans doute à cause de leur attachement au
paganisme : « Slavorum animi nalurales sunt infidi et ad ma-
lum proni ideoque cavendi. » Il les traite de « natio prava et per-
versa » (I, 27 ) ; leur pays est pour lui terra horroris et vastae soUtu-
d'mis. Il reconnaît d'ailleurs que les Allemands se sont mal con-
duits vis-à-visd'eux. Ceuxdontils'occnpesont, outre les Wagriens,
les Lutices et les Obotrites situés entre l'Elbe et l'Oder. Leur
chapitre géographique : Descriptio iamlarum Aquilonis, — Voir encore Wat-
tenbach , Deutschlands Geschichtsquell^n im Mittelalter , 4° éd., Berlin
1877.
1) Orderic Vital (xii° siècle) idenlifie la religion des Slaves Lutices à celle des
Germains : « In Leulicia populosissiraa natio constilebat quse Guodenen et
Thurum Freamque aliosque falsosdeos colebat » {Monum. Germ. hist., tome XX,
p. 55).
282 REVDE DE l'hTSTOTRE DES RELIGIONS
conversion ou leur retour à la foi chrétienne après leur défection
est l'objet principal de sa chronique ; il écrit ad laudem Lubeccen-
sis ecciesicV (dédicace du livre). II a profité d'Adam de Brème, au-
quel il fait de nombreux emprunts (testis est magister Adamus),
mais il met aussi à contribution des traditions écrites et les ré-
cits des vieillards slaves, « qui omnes barbarorum gestas res in
memoria tenent » (I, xvi). Il paraît avoir connu la langue des
Slaves et il en cite quelques mots, et reproduit les noms assez
exactement. Il donne plus de détails qu'Adam de Brème sur la
religion des Slaves païens, sur le culte du Dieu noir (I, o2), sur
celui de Proven (83), sur l'idole de Podaga, le temple de Bhétra
et sur le dieu Radigast, sur Siva, déesse des Polabes, sur les
dieux qui ont des idoles et sur ceux qui n'en ont pas; il nous
apprend que les Slaves aiment à faire des idoles polycéphales
(détail confirmé par d'autres textes), qu*ils reconnaissent l'exis-
tence d'un dieu supérieur dont les autres descendent, qu'ils ont
des bois sacres (83). Il connaît l'existence de Svantovil, dieu
de l'ile de Rugen, et il imagine la confusion de cette divinité
avec le saint Vit des moines de Corvey. Les chapitres 52 et 83 de
son premier livre, le chapitre 12 du second constituent l'une
des sources les plus importantes pour nos études, mais non pas
la seule, toutefois, comme l'imagine un des récents commenta-
teurs de la Chronique, M. Vœlkel. Cette Chronique ne dépasse
pas l'année 1170'.
Thietmar (né en 976^ mort en 1018) fut chanoine de Magde-
1) Pabliée pour la première fois à Francfort en 1556, la Clironique de Helmold
a été plusieurs fois réimprimée, notamment par Leibnitz dans les Scriptores
rerum brunswicensium et dans les Monumenta de Pertz (tome XXI). Une édi-
tion in usum scholarum a été publiée à Hanovre par Pertz en 1868. Elle a
été étudiée par Vœlkel, Die Slaivemhronik Helmolds (thèse de Gœttingue),
Danzig, 1873 ; par Hirsekorn, Die Slavenchronik tics Presbyter Helmold, Inaugural
Dissertation, Halle, 1874; par Broska, Forschungen znr deutschen Geschichte,
tome XXII (1882); par Paplonski dans la préface de sa traduction polonaise
(Varsovie, 1862); par Lebedev, en russe, dans son Essai sur les sources de Vhis-
toire des Slaves baltiques de 1131 à 1170. M. Lebedev auquel on doit un impor-
tanttravail sur La flcrniî'rc lutte des Slaves contre lagcrmanimlion (Moscou, 1876)
a fait suivre ce travail d'une élude critique très consciencieuse sur les sources.
U consacre à Helmold une centaine de pages (p. 119-207), J'aurai occasion de
LES SOURCES DE LA MYTHOLOfilE SLAVE 283
bourg et accompagna Tempereur Henri II dans une expédition
contre le prince de Pologne, Boleslav le Vaillant. Il devint en
1009 évêque de Mersebourg. Cette ville située sur la Sale à la
frontière même de la Saxe et de la Slavie était d'origine slave.
Son nom veut dire situé entre les forets : mese, entre ; bor, forêt.
Thietmar, inspiré par ses souvenirs classiques, lui prêle une autre
élymologie. Il veut rattacher ses origines aux Romains : « Et
quia fuit haec apta bellis et in omnibus semper triumphalis an-
tiquo more Martis signata est nomine. » Cependant il n'ignore pas
rélyrnologie slave et il y fait aussi allusion : « Posteri autem
(c'est-à-dire les Slaves) Mese, id est mediam regionis, nuncu-
pabanteam, vel a quadam virgine seducta. » Son patriotisme ger-
manique s'indigne à l'idée d'une élymologie slave. Il néglige à
dessein de rechercher les origines païennes de son diocèse et
commence son récit vers la fin du ix" siècle. Mersebourg était à
ce moment aux confins mêmes du monde germanique. Sur la
rive droite de la Sale vivaient les Nudités, les Neletytes, les Glo-
macz, membres de la grande famille des Serbes ou Sorabes. Bon
gré mal gré, Thietmar avait dû acquérir quelques notions de
leurlangueetilen fait parade à l'occasion: « ^e/e^on'quodpalcher
mons dicitur « (VI, 56) ; « Bêle Knegini, id est pulchra domina »
(IX, 4); « Bolizlaus qui major laus interpretalur » (IV, 4.5);
« Dobrawa quae bona interpretalur » (IV, 55). Toutes ses tra-
ductions ne sont pas aussi heureuses, par exemple quand il traduit
Medeburu (le bois riche en miel) par mel prohibe. Il a d'ailleurs
toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas aimer les Slaves.
Deux de ses ancêtres (I, 10) ont été tués en combattant contre
eux. Leur religion païenne lui semble naturellement abominable :
« Cum execranda gentilitas ibi veneraretur » (VIII, 59).
« Quamvis autem de hiis aliquid dicere perhorrescam, tamen,
ut scias, lecloramate, vaaam eorum superstitionem » (VÎ,2,S). Ce-
pendant malgré ses préjugés, il lui échappe de précieuses indica-
tions. Il nous donne des noms de lieux sacrés comme la mon-
citer encore M. Lebedev à propos de Saxo Grammnticus et de la Knytlinga
saga.
284 REVUE DE l'histoire dks religions
tagno du pagiis Silensis (VIII, 59), le bois sacré de Zutiburc*.
Il mcnlionnc une déesse anonyme dont les Liulices portaient
l'image siir un drapeau (VIII, 65). 11 affirme que chez les Slaves
païens tout finit avec la mort (I, 44). Mais cette assertion se
produit h. la suite d'une histoire de revenants. Thietmar est essen-
tiellement superstitieux ; il se plaît à décrire les rêves, les appa-
ritions ; si Ton concluait de son assertion que les Slaves ne
croyaient pas aux revenants, ce serait vraiment un curieux témoi-
g-nag-e en leur faveur. Il sait qu'ils avaient des idoles (III, 19).
Enfin, malgré sa répugnance, il consacre deux pages entières à la
description de la ville des Redariens qu'il appelle Riedegost et
qui était un des principaux sanctuaires de leur religion. Il est en
contradiction avec Adam de Brème qui donne à la ville le nom de
Rhétra, et au dieu celui de Redigast. Ce n'est pas le moment de
trancher celte question délicate. Il décrit le temple de cette ville,
les idoles, notamment celle de Zuarasici et le témoignage qu'il
nous apporte sur le culte de ce dieu est confirmé par une lettre
de saint Bruno à l'empereur Henri II. Thietmar connaît l'exis-
tence des prêtres attachés au culte de ce dieu et décrit les oracles
rendus par des chevaux sacrés et ici encore son témoignage est
confirmé par celui du biographe d'Otlon de Bamberg et de Saxo
Grammaticus". Il sait que les temples et les idoles sont fort
nombreux chez les Liutices. Helmold s'exprime presque dans les
mêmes termes. Thietmar écrit : « Quoi regiones sunt in his par-
libus, tôt templa habentur et simulacra demonum singula ab
infidelibus coluntur » (VI, 25). Helmold dit à son tour :
« Prseter pénates et ydola quibus singula oppida redundabant »
(1,163)'-.
1) Zutibure représente Sveti ou Svcmlibor, le bois sacré. Ce nom devint chez
les Allemands Sciudibure. C'est aujourd'hui Schkeilbar l La montagne du pagus
Silcnsis est appelée dans une bulle d'Eugène II mons Silentii. Ces déformations
nous aident à comprendre comment le nom du dieu Svantovit a pu être traduit
par Sanctus Vilus.
2) Voir le chapitre consacré à Zuarasici.
3) Voir le chapitre consacré à Svantovit.
4) Publiée pour la première fois à Francfort en 1586, la Chronique de Thietmar
a été réimprimée au tome III des Scriptot^es rerum germanicarum par Lappen-
LES SOURCES DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 283
Saxo Grammalicusest un Danois. On sait peu de choses sur sa
vie. Il fut clerc, et mourut dans les premières années duxii^ siè-
cle. Il fut attaché à la personne d'Absalon, évêque de Lund en
Scanie, l'un des hommes d'Etal et des prélats les plus remarqua-
bles du moyen âge '. Absalon fut le conseiller intime du roi Val-
demar et lui suggéra Texpédition contre les Wendes ou Slaves
païens qui aboutit à la chute d'Arkona, en 1168, et à la soumis-
sion de Tîle de Rugen et à la destruction du paganisme slave.
C'est sur l'invitation d'Absalon qu'il écrivit ses Gesta Danorwn :
c'est un prosateur élégant et châtié; il s'inspire des classiques
latins, notamment de Valère Maxime. A-t-il été témoin oculaire
des événements qu'il raconte? On peut le supposer, mais rien ne
le prouve. En tout cas, l'évêquc Absalon, qui prit part à ces
grands événements,, avait eu soin de lui fournir de sérieuses
informations. Son patriotisme danois est peut-être plus ardent
que sa foi chrétienne; il a mis à contribution, il nous l'ap-
prend lui-même dans sa préface, les anciens chants populaires
((( majoruni acta patrii sermonis carminibus vulgata ^;) qu'il a
pris la peine de traduire en vers latins, les récits des Islandais
(Tylensium) et ceux de l'évèque Absalon (« Absalonis asserta
dociii animo stiloque complecti cure habui »). Son Histoire des
Danois est le seul document considérable que nous ayons sur
les luttes des Slaves de Rugen contre les Danois, sur Arkona, le
grand sanctuaire du paganisme slave, sur le culte et la destruc-
tion de l'idole de Svantovit. Pour ce qui concerne cette divinité
berg. L'édition de Lappenberg a été rééditée par Fr. Ivurze {in usiun scholarum,
Hanovre, Hahu, 18S9). Cette édiiion, très soigneusement revue et annotée,
accompagnée d'un commentaire et de deux index, est l'une des meilleures de
la collection in usum scholarum. C'est à elle que se rapportent mes citations.
La partie qui concerne les rapports de l'Empire et de la Pologne a été réim-
primée par Bielowski au tome I des Monumenta historica Polonise (p. 230-318).
Elle est accompagnée d'une introduction intéressante. La Chronique de Thietmar
a été étudiée par Wattenbach, GeschichtsqueUen; par Strebilzki, Thietmarus
quitus fontibus usus sit (Koenigsberg, 1870); par Fortinsky {Titinar Merze-
boursky i ego lihroniku. Thietmar de Mersebourg et sa Chronique, Saint-Péters-
bourg 1872); par F. Kurze dans la préface de son édition.
1) La Vie d'Absalon a été écrite par Estriip et traduite en allemand par Moh-
nike : Absalon Bischof von Roeskilde.,. aus den diinischi^n, 1832.
286 REVUE DE l'histoire des religions
Saxo est beaucoup plus complet que lielmold et il est évidem-
ment bien informé. Comme Helmold il confond Svantovit avec
saint Vit; cette confusion intéressée entre le dieu païen et le
saint chrétien s'explique aisément par les idées qui avaient cours
à cette époque. Si peu fanatique que paraisse Saxo Grammaticus,
on ne peut lui reprocher d'avoir eu les préjugés de son siècle et
de sa caste. Nous lui devons encore de précieuses indications sur
le culte de Rugievithus, de Porevitus et de Porenutius, sur les
oracles, les sacrifices et les superstitions des Slaves de Rugen. Il
les lient d'Absalon lui-même dont il rapporte les récits'.
A côté de l'histoire de Saxo Grammaticus se place le Knyt-
linga-saga [Historia Knytidaruïn^ c'est-à-dire Histoire des des-
cendants de Knyd). Elle fut rédigée sous l'inspiration de l'évêque
Absalon; elle ne contient que quelques lignes relatives à la
période qui nous intéresse. Elle confirme le récit de Saxo Gram-
maticus; elle le complète même et nous apprend le nom de
trois divinités qui ne figurent pas dans Saxo : Turupid, Pizamar
et Tiarnoglovius. Les deux premiers noms sont fort difficiles à
restituer; le troisième est plus clair; il veut dire évidem-
ment le dieu ou l'idole à la tête noire (carnoglowy). Si minces
qu'elles soient, ces indications ne sont pas à dédaigner. La Knyt-
linga-saga comprend l'histoire danoise au commencement du
x" siècle et se termine à Tannée 1187. On l'attribue à Olaf Tord-
son; on peut supposer qu'il a connu le récit de Saxo et qu'il
s'en est inspiré. Il défigure abominablement les noms propres.
Ainsi le prince Pryslav devient chez lui Freedevus. Il n'a
sans doute pas mieux traité ceux des divinités. Comme il est
contemporain des derniers événements qu'il raconte, il a pu
1) Impriroée pour la première fois à Paris en 1514, V Historia Danica a clé
éditée pour la dernière fois par M. Alfred Holder (Strasbourg, librairie Triibner,
1886). Précédée d'une biographie copieuse et accompagnée d'un bon index,
celte édition manque malheureusement de sommaires, de commentaires, d'indi-
cations chronologiques et n'est pas faite pour faciliter la tâche des historiens
qui voudront y recourir. M. Holder a relevé dans sa bibliographie tous les tra-
vaux dont Saxo Grammaticus a été l'objet jusqu'en 1886. Il a toutefois ignoré
celui de M. Lebedev dans l'ouvrage que j'ai déjà cité plus haut: Les sources
de r histoire des Slaves baltiques (en russe, Moscou, 1876).
LES SOURCES DE LA MYTHOLOGIE SLAVE 287
recueillir des informations qui manquaient à Saxo Gramma-
licus'.
{A suivre).
Louis Léger,
i) L'édition que j'ai eue sous les yeux est celle qui a été publiée dans les Scri-
pta historica Islandorum (Copenhague. 1842, tome XI). La Knytlinga saga
a été étudiée notamment par Dahlmann dans son Histoire du Danemark (Ge-
schichte von Danemark. Hambourg, p. 1840-43), par Waltenbach, par Lebedev.
Elle ne comprend en tout que cinq pages relatives au sujet qui nous occupe.
LES
APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL
{Suite et fin) '.
IV
l'apocalypse arménienne de DANIEL
La naissance du Sauveur, V E piphanie (6 janvier) est encore
célébrée par les Arméniens comme du temps de leurs ancêtres.
La nuit qui précède cette fèto est employée à l'accomplissement
de rites particuliers. Nous n'en citerons qu'un, qui nous intéresse
de près : à une certaine heure de la nuit, lorsque tous les fidèles
sont assemblés, un jeune garçon ou une jeune fille, en vêtement
rouge ou jaune_, lit en entier le livre de Daniel. Ce seul trait in-
dique la grande autorité que les Arméniens accordaient et accor-
dent encore au livre biblique de Daniel. Rien d'étonnant dès lors
que dans la littérature arménienne nous rencontrions, comme
dans l'Eglise copte et grecque, quelque Apocalypse composée
sous le pseudonyme de Daniel. A l'heure actuelle nous connais-
sons trois manuscrits d'une Apocalypse arménienne apocryphe
attribuée à Daniel : deux sont à la bibliothèque des Méchitaristes,
à Vienne; le troisième est à la bibliothèque du palais épiscopal
de Lambelh, à Londres. Nous ne reproduisons pas les indications
bibliographiques et historiques que le P. Gr. Kalemkiar a mises
en tête de son texte arménien de la septième vision de Daniel,
dans la Wiener Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandcs (VP
vol., 2«liv., Vienne, 1892, p. 109 ss.) Nous y renvoyons le lecteur.
\) Voir la livraison de janvier-février, p. 37 à 53, et celle de mars-avril,
p. 103 à 176.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DK DANIEL 289
Il nous suffira de dire que notre apocryphe est intitulé La sep-
tième vision de Daniel, parce que le livre biblique de Daniel est
divisé en six visions dans la Bible arménienne el qu'une nouvelle
vision, venant s'ajouter aux précédentes, occupait naturellement
le septième rang '.
Rome s'éteignait peu à peu, depuis que Constantin avait trans-
féré le siège de l'empire sur les rives du Bosphore. Ensevelie
dans sa gloire passée, abandonnée des empereurs qui la mépri-
saient, exposée aux invasions des Barbares, elle devait céder la
place à la jeune et brillante capitale qui représentait le nouvel
ordre de choses. Rome avait été la capitale du monde païen :
Constantinople devint celle du monde chrétien.
Admirablement située sur le Bosphore et la Corne d'or, proté-
gée d'autre part par son double rempart de treize kilomètres de
longueur, Constantinople put braver pendant des siècles les
efforts de ses ennemis. Du haut de ses remparts, elle vit passer
successivement les Ilots dévastateurs des barbares. Wisigoths,
Germains, Ostrogoths, Suèves, Alains, Vandales, etc., se ruèrent
tour à tour contre ses murs, mais dans cette ville, déjà à moitié
orientale, se passaient d'étranges choses, sanglantes tragédies,
querelles religieuses et révolutions de palais, intrigues et corrup-
tion, massacres et incendies, qui semblaient plus dangereuses
encore que les attaques mornes des ennemis extérieurs.
C'est là le sujet grandiose qui s'offrait à l'auteur de la sep-
tième vision de Daniel. Sous une allégorie historique, il dépeint
cette période agitée, où les nations étaient comme en ébullilion,
oîi se dessinait dans ce ilux et ce reflux de peuples, dans ce chaos
incompréhensible en apparence, le plan de Dieu qui préparait
la venue des temps messianiques. Notre auteur nous en fait une
description détaillée ; ces bouleversements gigantesques, ces con-
vulsions de la société au cinquième siècle, ne pouvaient-ils pas
1) La division en six visions, dans la version arménienne, n'est qu'un reste
imparfait d'une division grecque en douze visions que nous retrouvons dans le
Codex Alexandrinus. Les cinq premières sont les mêmes dans les deux textes;
la sixième de l'arménien correspond à la onzième du grec. Il résulte de là qu'^
le titre au moins de notre Apocalypse est purement arménien.
29Ô REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
paraître comme le prélude do la calaslrophe finale qui serait sui-
vie du retour du Messie?
Il se peut que l'Apocalypse armcnicnuc de Daniel soit une tra-
duction d'un original grec (Kalemkiar) ; les Arméniens sont avant
tout des traducteurs, etleurs productions personnelles se sentent
toujours de la servitude dans laquelle ils ont été maintenus. La
langue de notre Apocalypse, assez barbare du reste, renferme
plusieurs héllénismes. Le jour où l'on saura quel était l'apocryphe
de Daniel dont parlent Nicéphore et le pseudo-Athanase, ce jour-
là on pourra établir scientifiquement les rapports de parenté qui
existent entre les divers apocryphes de Daniel ; en attendant, nous
serions disposé à voir dans notre Apocalyse un original arménien.
L'interprétation de l'Apocalypse arménienne ne vas pas sans
de grandes difficultés, qui peuvent se ranger sous deux chefs
principaux : 1 ° il est de l'essence môme d'une Apocalypse de ren-
fermer des faits cités à faux et destinés à donner le change au
lecteur; 2o dans notre iVpocalypse en particulier^ nous avons la
conviction qu'une même expression doit désigner deux ou plu-
sieurs personnes ou objets. Ainsi la ville aux sept collines est
indifféremment Rome et Gonstantinople ; le chieti désigne un chef
barbare, et seule une étude minutieuse du contexte permet d'ap-
pliquer ce mot à Genséric, Ricimer, Odoacre, Théodoric, etc.
La septième vision de Daniel.
1. Dans la troisième année*, après toutes les visions qui
avaient été accordées au prophète Daniel, l'ange Gabriel qui lui
avait déjà été envoyé auparavant, fut encore envoyé par le
Seigneur et lui dit : Daniel, homme désiré % je te suis envoyé
par le Seigneur pour te dire des paroles et te montrer l'accom-
plissement des jours, ce qui arrivera après la venue de la
Parole qui est annoncée par mon entremise.
1) La troisième année de Cyrus, cf. Dan., x, i.
2) C'est la même expression que nous avons déjà vue dans l'Apocalypse copte,
d'après Bon., x, 11, 10; ix, 23-.
LÉS APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANTEL 291
2. Il y aura une vierg-e en Israël; de la Parole elle concevra
la Parole, et celle-ci deviendra homme à cause du monde, et
elle en fera vivre beaucoup d'entre Israël. Fais bien attention
et écoute l'événement imminent [qui arrivera] à la fin des jours,
dans toutes les villes et contrées, à cause de l'iniquité des hommes.
Et moi, Daniel, je dis : Parle, mon Seig-neur. Et après qu'il eut
achevé de prononcer toutes les paroles prophétiques, il me parla
au sujet de différentes villes et contrées : l'ilsie, le Pont, la
Phryg-ie, la Galatie, la Cappadoce % Karpathos, Smyrne, An-
tioche, Alexandrie, l'Egypte, Nicée, Nicomédie, Carthage, By-
zance, Babylone, Rome.
3. Les pleurs des fils et raugmenlation de la famine ruinent
la terre productive. Tes princes ne font que gémir; toutes tes
richesses qui t'entourent seront vouées à la ruine et transportées
loin de toi à Babylone aux sept collines*.
4. Le prince du Pont succombera, l'épée anéantira ses fils, ses
guerriers tomberont sous le tranchant de Fépée ; la plupart d'entre
eux seront emmenés à Byzance et on les y enterrera.
5. Les enfants des Phrygiens périront par la famine ; leur pays
sera crevassé par suite [du manque] d'eau; ils deviendront la
pâture des oiseaux; beaucoup d'entre eux s'enfuiront à Carthage.
6. Dans la Galatie, le feu apparaîtra du ciel; le tonnerre et les
éclairs ruineront le pays; les trônes de ses princes s'écrouleront ;
sa région méridionale sera brûlée dans le sang et dans le feu,
et beaucoup d'entre eux fuiront alors à Rome.
7. Dans la petite Cappadoce, ses enfants se tueront les uns les
autres et s'emmèneront en captivité les uns les autres ; ses princes
seront livrés à la défaite, et ceux qui habitent aux alentours vi-
vront dans l'oppression et les larmes dans la petite Babylone.
8. A Karpathos', ses enfants seront dans la détresse; ils ver-
ront des embrasements de feu et ne croiront pas. Il se produini
1) Cf. I Pierre i, 1, et Actes, xvi, 6.
2) Celle apostrophe est certainement adressée à la province d'Asie, dont ic
nom a été omis par suite de nègiiger.ce de copiste. L'ensemble du morceau
rappelle Oracles sibyllins, III, 3, où diverses contrées sont pareillement l'objet
d'imprécations et de menaces.
3) L'île de Karpathos se trouve entre la Crète et Rhodes.
292 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
un déchirement [de la terre]; tous arriveront jusqu'à l'enfer;
beaucoup fuiront à la ville aux sept collines.
9. A Smyrne, le courroux grandira; la ville deviendra comme
une coupe remplie de sang; elle tombera du haut de sa grandeur.
Tes princes seront emmenés, la noblesse succombera, car le
Jour de la colère de Dieu sera sur toi '.
10. Les enfants d'Antiochc dépériront; ses édifices splendides
s'écrouleront, et ses princes n'enjouirontpas.ïu seras abattue par
un tremblement de terre, et tu périras par l'excès detagrandeur*.
11. A Alexandrie se produiront beaucoup d'agitations belli-
queuses, et la rébellion s'étendra jusqu'aux archers ^ de ses mu-
railles. Ses princes seront poursuivis.
12. Les fils de l'Egypte s'enfuiront, frappés par la famine. Tes
richesses seront anéanties; le Nil sera à sec; tes princes seront
exterminés.
13. Les filles de Nicée seront daus le deuil et l'aflliction à
cause de la captivité de leurs parents et de leurs maris emmenés
par des hommes puissants. Tes princes seront les esclaves de
ceux qu'ils ne connaîtront pas. ^
14. Malheur à toi, Nicomédie, toi qui as élevé haut ta corne,
et qui as dévoré les corps des saints qui étaient chez toi ; lu seras
ruinée à cause du sang des hommes justes* qui te rendront ce
qui t'est dû, et tu tomberas jusqu'en enfer. Pleure et lamente-
loi, malheureuse, parce que tu seras exterminée avec tes enfants.
Tes princes seront livrés aux gémissements, ainsi que tes prêtres
avides d'or et d'argent; et l'éclat de la pompe sera englouti.
1) Cf. Oracles sibyllins, III. « Quand Smyrne aura péri, nul ne parlera pour
elle, car elle tombera par suite de desseins pervers et par la scélératesse de ses
chefs » (Revue de V Histoire des Heligions, t. IX, p. 222).
2) Cf. Histoire du Bas-Empire, par le comte de Ségur, Paris, 1813, t. I,
p. 233 ss. La ville d'Anliocbe a, du reste, été ruinée plusieurs fois par des trem-
blements de terre.
3) Nous rendons par archers le mot arménien nêtalar, qui signifie propre-
ment corde d'arc. On sait combien les soulèvements d'Alexandrie furent fré-
quents pendant les luttes religieuses du quatrième et du cinquième siècle.
4) Il y a certainement ici allusion aux vingt mille martyrs que la légende
fait brûler par Maximin à Nicomédie, dans l'église de Sainte-Irène {Martyro-
loge arménien, au 23 décembie).
LES APÛCALïPSES APOCRYPHES DE DANIEL 293
15. Carthage, et toi peuple des Perses*, tu ne sais pas ce qui
t'est réservé à la fin des jours et combien de temps te sera accordé
à la fin de l'éternité, après toutes les villes et les contrées. Tu
mourras de faim, toi, ville resplendissante d'or et d'argent, et
toi, peuple paré et orné! Le libertinage sera grand chez toi, tes
enfants joueront avec l'or, puis ils mourront de faim.
16. La terre de Byzance et de Babylone sera engloutie; elle
sera prise par des hommes puissants; ses fondements seront
détruits et sa puissance tombera.
17. A Rome, il n'y aura pas de prince en ce temps-là; toute-
fois son épée sera aiguisée, son trait sera puissant, son astuce
grandira. A plusieurs reprises se lèvera un prince, puis il retom-
bera. Elle aura trois voies ^ Plusieurs te craindront à cause du
faste de tes nombreux princes, et à cause de ton cou altier et de
ta grande richesse.
18. Les fils de Byzance apparaîtront avec une puissance extra-
ordinaire, car un homme de Byzance ira de Rome {inmanê^ de
celle- là) dans la ville connue sous le nom de ville aux sept col-
lines et établira solidement ses fondations. Son nom existera
parmi tous les habitants du monde jusque dans la diversité des
langues ^ Puis un homme merveilleux la rebâtira*, qui est né
d'une femme pieuse^, et eu son temps le souhait de son cœur
sera rempli, et il trouvera le bois de vie ®, et son sceptre deviendra
grand, et il trouvera les clous qui appartenaient à la croix, et
il les placera dans le mors' [de son cheval] pour vaincre dans
1)11 est impossible d'expliquer ce rapprochement de Carthage et des Perses.
2) Celle phrase, assez obscure, est peul-èlre une allusion à l'un des deux
triumvirats qui raarquèrenl la fin de la République romaine, comme elle peut
n'èlre qu'une allusion à Apoc, xvr, 19: « Et la grande cité fut divisée en trois
parties... » L'arménien p/io/o(s, que nous rendons; par voie, est le grec TiÀa-sîa
et le lalin j^lalea.
3) Après la destruction de Byzance par Septime Sévère, celle ville se releva
peu à peu, d'abord par ses propres moyens, puis par le secours de Caracalla, qui
voulut qu'elle reprît sa splendeur première, au détriment d'Alexandrie.
4) Constantin.
5) Hélène.
6) Le bois de la croix.
7) Saint Jean Chrysostome est le premier qui parle de ce détail dans son Ser-
294 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
des guerres fréquentes, et sa corne deviendra haute et puissante,
et son nom sera dans toutes les langues, et à cette ville un sou-
venir éternel sera donné.
19. Après lui se lèvera le troisième sceptre, qui répandra le
sang des hommes justes. Il édictera les lois, mais il ne connaîtra
pas Dieu, et il touchera les saintes Ecritures d'un cœur aveuglé'.
20. Après lui viendra à toi un homme aimant la sagesse, à toi
Babylone aux sept collines; et il élèvera en toi une image à
cause de laquelle tu ne seras pas violentée" .
21. Après tout cela s'élèveront des cornes hautes et des
sceptres très grands, et ils seront puissants sur toi, et leur sou-
venir sera très grand \
22. Et un autre sceptre aussi est élevé, il deviendra étonnam-
ment fort et élevé à cause du nom et de la proclamation du
Seigneur, parce que le don de Dieu était en lui*; par lui, il y
aura une grande expansion de vie^, et par la joie qu'il causera,
tous les hommes se réjouiront. Des villes et des contrées ils se
rassembleront et viendront en toi, la ville aux sept collines, et
chacun accomplira son œuvre ^ Le sceptre de la royauté sera
puissant jusqu'à sa fin".
mon sur la mort de Théodose, prononcé en 395 (Migne, Patr. lat. , X VI, c. 1399 ss.) .
1) L'auteur passe intentionnellement sous silence l'histoire des fils de Cons-
tantin, et dépeint sous des traits assez noirs le gouvernement de Julien l'Apos-
tat (361-363).
2) Jovien, successeur de Julien, se dirigea vers Constantinople pour se faire
couronner ; la mort le surprit avant son entrée dans la ville ; il fit reparaître
sur les enseignes militaires le signe du labarum, avec les initiales de J. C. On
le range au nombre des bons princes (363-364. — Cf. de Ségur, Hitoire du Bas-
Empire, i. I, p. 176, 178).
3) Notre auteur, faisant plus d'honneur aux successeurs de Jovien qu'à ceux
de Constantin, s'il ne les cite pas nommément, y fait du moins allusion ; dans
cette phrase, il caractérise assez bien les règnes des Valentinien, des Grntien
et des Valens (364-379).
4) Jeu de mots désignant clairement Théodose le Grand.
5) Théodose, pour inaugurer son avènement au trône, décréta une amnistie,
suspendit toute procédure criminelle pendant le Carême, et honora la fête de
Pâques en graciant tous les criminels, sauf les adultères, les homicides, les
magiciens, lesfaux monnayeurs et les conspirateurs (de Ségur, op. laud. ,p.225).
6)C'eslsouslerègnede Thécloselqu'eutlieu leconcilede Constantinople (381).
7) Théodose fut vainqueur de tous ses ennemis et compétiteurs (379-395).
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 295
23. Et d'an sceptre sortiront deux sceptres : l'un de ces sceptres
deviendra une bêle sauvage, et le deuxième de vos sceptres une
brute, dans les deux quartiers de la ville aux sept collines'. De
Romeuneviolentecolèreviendra contre toi, (colère) qui débordera
comme une coupe trop pleine, jusqu'à ce que ton temps vienne*.
Une première fois, la science du chant répandue dans la ville»,
une seconde fois ta richesse seront pour tous une fontaine jaillis-
sante; ornée (d'abord) comme une fiancée, tu apparaîtras (ensuite)
comme une veuve. Ces belles g-rappes, comme on les voyait
autrefois, seront amoindries, et ta grande gloire sera partagée
et tombera.
24. Le royaume qui est en toi suscitera un autre sceptre, qui
est appelé Théodose* ; il vivra dans la sainteté, et son nom sera
consacré en toi, la ville aux sept collines. A sa naissance, tes
enfants se réjouiront, et chacun fera ce qu'il pense. Toutes villes
et tous pays te serviront, et dans ton opulence la terre sera riche
en magnificence. Le Nil des Egyptiens t'abreuvera, et tu devien-
dras le rempart des églises, et la crainte et l'effroi seront au
plus haut degré dans ton sceptre; et c'est le commencement des
soupirs dans ton royaume', et le temps de son sceptre sera long
et fort^ Et son sceptre conquerra jusqu'à l'extrémité de toute la
1) Ce portrait d'Honorius et d'Arcadius est réussi : l'un s'occupa toute sa vie
de sa basse-cour, tandis que l'autre se laissa successivement gouverner par
Rufin, Eutrope et Eudoxie.
2) Stiiicon, tuteur d'Honorius à Rome, fît égorgor Rufin, tuteur d'Arcadius,
à Constantinople, et prétendit à la régence de l'Empire d'Orient.
3) Quelle est cette ville en question, et quelle est cette science du chant ?
Nous n'avons rien trouvé dans l'histoire de Constantinople qui pût concorder
avec le fait allégué ici. Peut-être l'auteur fait-il allusion au fait suivant : Justine,
mère et tutrice de Valentinien II, protégeait les ariens ;elle exila saint Ambroise;
celui-ci refusa d'obéir et s'enferma dans l'éghse de Milan avec le peuple qui lui
était fidèle. Pour se garantir de l'ennui, Ambroise introduisit parmi le peuple
l'usage de chanter des psaumes. Justine ne put pas aller contre la crédulité du
peuple, qui voyait un miracle dans cette protection d'Ambroise (de Ségur, p. 230).
4) Théodose II.
5) C'est le commencement des luttes ecclésiastiques du nestorianisme et de
l'eutychianisme, qui donnèrent lieu nu concile œcuménique d'Éphèse, 431, et au
brigandage d'Éphèse, 449.
6) Théodose II régna quarante-deux ans ; 40S-450.
296 REVDE DE l'histoire DES I\ELIG10NS
terre, de l'est et de l'ouest, du nord et du sud, et son cou est
solide, et sa droite est forte, ses années sont nombreuses, comme
cela n'est arrivé à aucun autre roi. Après tout cela, il tournera
son visage du côté de son père, le nombre de ses années sera
grand, son nom redouté et son royaume magnifique.
25. Un troisième roi sera en toi, à Rome, la ville aux sept
collines, et tu es appelée la ville aux sept collines, parce que
toutes les nations des Perses pénétreront en toi, ù Rome; ils ne
domineront pas jusqu'à l'accomplissement des temps'. Et comme
deuxième dominera en toi un vieillard, et son nom sera Marcien ;
son sceptre durera moins que le premier sceptre ^ et sa domi-
nation sera terrible ; ce temps-là sera pour quelques-uns un
bienfait et pour d'autres un mal ; et sa royauté durera des temps,
des heures, la moitié d'une heure; ton fondateur la lui a donnée
en présent, ô ville aux sept collines; et il élèvera jusqu'à lui...
par l'écrit de la fois. Une grande division éclatera sous sa domi-
nation : des prêtres tomberont de leurs sièges et la ruine de bien
des villes surviendra, et beaucoup de changements arriveront
parmi les hommes, et la beauté et ton étendue, ô ville aux sept
collines, ne diminueront pas*. Après tout cela il ira aussi vers
ses pères.
26. Un autre sceptre dominera en toi ; il sera un animal sau-
vage et donnera retraite au premier sceptre qui une fois sera
battu par le chien % et cet animal sauvage deviendra comme le
\) Celte phrase est incompréhensible et n'a aucun sens ici; entre le règne
de Théodose II et celui de Marcien se place le règne de Pulchérie, qui n'est
nullement dépeint dans la phrase ; le texte est mauvais, et ce bout de phrase a
été arraché de son contexte par un copiste maladroit ou ignorant.
2) Marcien régna seul depuis la mort de Pulchérie (453) jusqu'en 457, soit à
peu près trois ans et demi, soit : des temps (deux ans), des heures (un an), et
et la moilié de l'heure (une demi-année).
3) Cet écrit de la foi nous semble être le décret du concile de Chalcédoine
(451), qui condamna Eutychès et Nestorius, et fixe définitivement la doctrine
orthodoxe : deux natures en Christ et une seule personne.
4) On sait le caractère violent et emporté de Dioscore d'Alexandrie; il est
déposé par Léon au nom du concile; — Attila promène ses armées dévastatri-
ces à travers l'Italie et l'Orient; dans la quatorzième et dernière session du con-
cile, les patriarcats de Conslantinople et de Romefurentmis sur le pied d'égalité.
5) C'est ici que commence réellement la difficulté d'interpréter notre Apoca-
LL5 AF0CALÏF5KS APOCRYPHES DE DANIEL 291
premier sceptre, fort et puissant en parole et en sagesse*. Il ne
sera pas méprisé par sa noblesse. Son cou sera comme le cou
du taureau, et ses yeux comme les yeux du lion*; il rugira d'une
façon terrible et, devant ses cornes, toutes les villes et tous les pays
trembleront, et en son temps l'arc-en-ciel apparaîtra au ciel, et
des signes divers au ciel et sur la terres. On entendra le bruit du
tonnerre et la chute de nombreuses villes; la terre se fendra et
les maisons seront détruites de fond en comble*; ses chemins
seront en feu ; il y aura des guerres en elle et en toi, ville aux
sept collines; et alors tes palais magnifiques seront consumés
par le feu»; ton élévation sera abaissée au niveau du sol, et tes
fils gémiront en toi ; ta grande joie se changera en deuil, et tes
fils traîneront sur le sol le cadavre des grands*^.
Et subitement une tempête fondra du ciel et couvrira la terre,
lypse et de distinguer l'historique de l'apocryphe. Dans les pages qui suivent,
l'auteur de la vision dépeint la grande lutte du double empire romain contre le
flot des Barbares, l'agonie de Rome sous les coups d'Odoacre (476) etdeThéo-
doric l'Amale (494). Le mot chien désigne une puissance barbare; l'expression
animal sauvage, lion, désigne l'Empire, soit un empereur, soit un général de
l'Empire. — Le sceptre ici en question est l'empereur d'Orient, Léon 1 (457-
474), qui eut à sa cour Anthémius, plus tard empereur d'Occident, de 467 à
472. Anthémius eut à lutter contre son gendre Ricimer, patrice de Rome, qui
dirigea le poignard de l'assassin contre son beau-père. Dans un sens plus large,
le sceptre battu parle chien est l'Empire d'Occident, défait en la personne de
Marcellinus dans l'expédition navale contre Genséric (468).
1) Sous Léon, l'empire recouvra sa puissance et rappela en partie ce qu'il
était sous Constantin.
2) Ces expressions semblent bien désigner par un jeu de mots l'empereur
Léon.
3) <■< Apparition d'un nuage ayant la forme d'une trompette, d'une lance ou
d'une poutre » (cf. de Murait, Chronog. byzant., t. I, p. 79).
4) Cf. de Murait, loc. cit. Destruction d'Antioche par un tremblement de terre
le 14 septembre 458 (p. 73), de Cyzique (p. 74). Antiocheen Isaurie est englou-
tie par un tremblement de terre; un incendie éclate à Constantinople et dure
quatre jours (p. 75) ; Ravenne est secouée par un tremblement de terre, 467
(p. 80).
5) Un incendie à Constantinople dévaste la ville d'une mer à l'autre, ce qui
fait que Léon se retire sur le détroit, près de Saint-Mamas, où il construit un
port et un nouveau portique, 1*^ mai 469 (de Murait, ibid., p. 83).
6) A Rome, l'empereur Maxime est frappé par un soldat, la multitude déchire
et traîne son corps dans les rues, 455 (de Ségur, op. laud., p. 322), L'empereur
Majorien est mis à mort sur l'ordre de Ricimer, 461 ; l'empereur Sévère est
298 REVCE DE l'histoire DES RELIGIONS
et des peuples semblables aux dragons apparaîtront sur la terre,
et beaucoup deviendront pauvres, et beaucoup de pauvres devien-
dront ricbes, et il y aura une grande confusion en toi'. Poussez
des cris, ô g^uerriers de Thrace et de Cilicie*, avec vos armes et
vos épées! Et en ce temps-là l'animal sauvage dirigera son épée
vers l'est, et il ne pourra pas vaincre, et un homme qui a la
forme de dragon^ au-dessus des hanches, le méprisera, et sous
son commandement il enverra à l'ouest sa deuxième épée, et il
ne pourra pas vaincre, et le dragon sera raillé par le chien. Le
chien opprimera l'animal sauvage par des présents nombreux,
de Tor, et des richesses nombreuses, et le chien se révoltera
contre l'animal sauvage, et il fera monter ses petits sur le trône
de l'animal sauvage et des sceptres, et l'animal sauvage sera
anéanti par le chien; on saisira son repaire, et les chiens met-
tront dehors l'animal sauvage, et chacun verra que le chien
poursuit le lion. Le lion reviendra et tuera le chien et son petit.
Le lion rugira extrêmement fort, et son rugissement se fera
entendre dans toutes les villes et dans tous les pays ; on le craindra
dans son repaire, et les hommes seront bouleversés à cause du
rugissement du lion et à cause de la mort du chien*.
empoisonné par ordre deRicimer, 465; l'empereur Anthémius est probablement
assassiné de la main de Ricimer, 472 (cf. Araédée Thierry, Récits de Vhhtoire
romaine au cinquième siècle, Paris, 1860, aux chapitres i, u, iv).
1) Allusion à l'invasion des Vandales de Carthage et au sac de Rome par
Genséric, 455 (cf. A. Thierry, ibid., chapitre in).
2) Ce sont les Golhs de Thrace et les Isauriens de Cilicie, qui ont joué un
très grand rôle à cette époque-là.
3) Jeu de mots désignant Basiliscus, frère de Vérine, femme de Léon.
4) Nous n'avons pas à retracer ici les péripéties de l'expédition formidable
dirigée par Léon et Anthémius contre Genséric. Quelques mots suffiront. Léon
envoie, sous le commandement de son beau-frère Basiliscus, la flotte orientale.
Genséric épouvanté demande une trêve de cinq jours, pendant lesquels il répare
en toute hâte sa flotte, et puis lance ses brûlots sur la flotte de Basiliscus.
Celui-ci, à son départ de Constantinople, avait été dupé par Aspar, qui lui
avait persuadé que cette guerre avait pour but l'anéantissement de l'arianisme.
Le lâche Basiliscus s'était laissé gagner par l'argent de Genséric et les pro-
messes d'Aspar, patrice de Constantinople, arien comme Ricimer à Rome.
Aspar voulait faire César un de ses fils; il finit par obtenir de Léon le con-
sulat pour son deuxième fils, Patricius. Grâce à la trahison de Basiliscus,
Rome et Constantinople furent ruinées d'hommes et d'argent, 467-469. Mais
LES APOCALYPSES APOCUYPHES DE DANIEL 299
27- Le deuxième chien poursuivra, en changeant sa langue,
jusqu'au piège du lion, et il s'éloignera de lui, lorsqu'il ne pourra
pas s'en rendre maître*. Et le petit du chien se cachera dans les
temps, et dans le temps et dans une heure, et en son temps, il
régnera, et son nom s'appellera Petit du chien, c'est-à-dire Sceptre
des nations*. EL l'animal sauvage effacera complètement le sou-
venir du chien'. On portera contre lui des accusations que l'on
saura fausses, et dans sa ville on anéantira son image,, et beau-
coup penseront dans les pièges de l'animal sauvage à le tuer, et
ils ne l'emporteront pas sur lui*, et ses compagnons du sceptre
seront tués par l'épée dans une autre ville, et on connaîtra claire-
ment les prières du prêtre sur les choses inconnues. Un des
grands, un jeune homme parmi les guerriers de l'animal sauvage,
liera à beaucoup pieds et mains, et les enverra vers l'animal
sauvage% et alors, quand l'animal sauvage comme un maître
recevra auprès de lui beaucoup de différentes nations comme
serviteurs, un autre homme apparaîtra aussi devant lui et le
prendra dans son sein et poursuivra les guerriers, et lui-même
sera poursuivi par eux, et il s'enfuira devant eux à pied, et per-
sonne ne le rejoindra, car il est rapide à pied, et il s'enfuira vers
Léon sévit énergiquement: il exile Basiliscus à tléraclée, en Tiirace, et fait
mourir le chien Aspar et ses deux fils aîaés, Ardabure et Patricius, 471 (cf.
de Ségur, op. laud., p. 330 ss., et A. Thierry, op. laud., chap. m).
1) Quittons pour un instant Rome et le tliéàlre ordinaire de la guerre, et
passons en Pannonie, où les Ostrogoths, sous la conduite de leur roi Théo-
démir, excerçaient leurs déprédations. Le deuxième chien, c'est Théodémir, qui
voyant la Pannonie ruinée, veut changer les cantonnements de son peuple; il
se met en marche à travers laThrace et menace Gonstanlinople. L'empereur lui
promet un territoire et de l'argent; alors Théodémir change d'avis et consent
à devenir fédéré de l'Empire.
2) Le petit du chien n'est autre que Théodoric l'Amale ou Théodoric le
Grand, fils de Tiiéodémir, qui vécut dix ans comme otage à Gonstantinople.
apprenant beaucoup et faisant peu parler de lui.
3) Léon, par l'assassinat d'Aspar et de ses fils, effaça son souvenir.
4) Théodémir, en marchant sur Gonstantinople, espérait réduire Léon; les
événements déjouèrent cette chimérique espérance.
5) Ge jeune homme nous semble être Trascalissée l'Isaurien, plus tard em-
pereur sous le nom de Z'-non; chef de la garde isaurienne. il soutint Léon
contre Aspar et d'autres ennemis.
300 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
l'animal sauvage et vers celui qui est dans son sein, et il entrera
chez lui; et le petit animal sauvage sortira et sera plein de cou-
rage, et le grand animal sauvage le fera asseoir sur son trône et
le fera régner avec lui et asseoir avec lui sur le trône à sa place* ;
deux animaux sauvages habitant dans une grotte, lejeune se pré-
parera courageusement à la guerre, et le grand retournera en
son pays d'où il est venu, et le petit animal prendra sa place
jusqu'à un temps; il ne sera nommé roi par personne, mais par
sa propre force il parviendra au repaire do sa royauté, et lejeune
animal retournera vers le grand animal, et abandonnant ses
repaires à son créateur, il te conquerra, toi la ville aux sept
collines, et te tiendra dans l'oppression; sa joie sera grande, il
sera joyeux et sera aimé par les grands et haï de beaucoup*. Il
dispensera vie et richesse, et le dragon jouera avec lui, et le
traînera avec le bâton de chasse de l'animal sauvage \
28. Malheur à toi, dans ce temps-là, Babylone aux sept collines,
quand la veuve régnera, et que le dragon poursuivra l'étranger, et
que l'homme qui se nomme Salamandar se détournera pourfuir;et
quand il tournera son visage vers les îles, [emportant] l'or, l'argent,
les pierres précieuses et la couronne des sceptres, et ce qui est dans
le sein de l'animal sauvage, triplé par le peuple des Perses à
Carthage*; aucun des hommes ne le poursuivra, par amour pour
1) Théodoric l'Araale, de retour au camp de son père, après avoir appris le
métier des armes à la cour de Gonslantinople, fit preuve d'une telle bravoure
et de tant de génie, que Théodérair ne tarda pas à se l'associer, aussitôt qu'il
eut perdu son valeureux frère Valimir ; Théodémir confia l'avant-garde de ses
troupes à Théodoric, lorsqu'ils quittèrent le lac Pelsod pour marcher sur Gons-
lantinople (cf. A. Thierry, op. laud., p. 306 ss.).
2) L'auteur de notre Apocalypse, anticipant sur la suite des événements, fait
allusion au règne de Théodoric l'Amale en Italie, qui se nomma lui-même roi,
n'ayant personne de qui il eût à dépendre.
3) Sans en avoir une certitude absolue, nous croyons pouvoir avancer ici que ce
hâton de chasse est Théodoric le Louche, fils de Triar. Vivant avec ses Ostro-
goths dans le voisinage de Constantinople, il y faisait, suivant son gré, la
paix ou la guerre. De concert avec Basiliscus, il continuait le parti d'Aspar, et
il leur arriva quelquefois de s'attacher Théodoric l'Amale, lorsque celui-ci était
en froid ou en guerre avec Zenon (cf. A. Thierry, ibid., passim).
4) Léon était mort en 474 ; avant sa mort, il avait associé à l'empire son pe-
tit-fils, Léon II, (ils de Zenon et d'Ariane, fille de Léon et de Vérine. Vérine et
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 301
le dragon et à cause de la grande magailicence qui était en toi.
Et il voyagera de pays en pays, et sera frappé par les peuples
étrangers; et quand il aura été frappé par les peuples étrangers
pour son éducation, sur le chemin il soupirera après son créateur
avec ses innocents. Et le sceptre du chasseur qui venait de l'ani-
mal sauvage s'alliera avec le chien*, et le dragon, suivi de ses
trônes de néant, occupera le lieu du mal et des solennités, et
poursuivra le lieu delà sainteté. Et il reprendra le dragon avec
sa langue, à propos des justes et des reliques des saints, et il abo-
lira la charge des patriarches', et il prendra les saintes églises;
et ceux qui habitent dans les crevasses, dans les cavernes et les
grottes de la terre, ceux qui errent dans le désert viendront a toi,
ville aux sept collines, persécutés qu'ils seront par le dragon ';
et après tout cela, ils secoueront sur toi la poussière de leurs
pieds, témoignant contre toi; alors la beauté de ta magnificence
sera consumée par le feu '' ; et un jeune homme s'enfuira sous le
prétexte d'emporter avec son sceptre de chasseur le premier scep-
tre qui s'appelle Salamandar. Ensuite, en ce temps-là, le dragon
sera aux abois et prisonnier de ses successeurs; il sera enchaîné
par ceux qui se tiennent à gauche, et personne ne lui offrira de
refuge, parce qu'il a versé le sang des saints dans les villes et les
Ariane engagent le jeune Léon à proclamer empereur son père Zenon, ce qu'il
fait; sous le nom de Zenon, c'est en réalité Vérine qui gouverne ; elle ne tarde
pas à conspirer contre son gendre Zenon en faveur de son frère Basiliscus, 475,
qui règne vingt mois. Le dragon (Basiliscus) poursuit Tétranger (Zenon), qui
s'enfuit en Isaurie, emportant toutes ses richesses.
1) Allusion à une alliance probable entre Théodoric le Louche et Théodoric
l'Amale.
2) Basiliscus, une fois empereur, voulut faire de la théologie et imposer sa
religion à ses sujets ; il fit paraître une encyclique « par laquelle il imposait à
tous les évèques d'Orient le rejet du concile de Chalcédoine » (cf. À. Thierry,
op. laud., p. 312). De violentes protestations s'élevèrent, qui, le plus souvent,
furent étouffées dans le sang.
3) Zenon, après le court règne de Basiliscus, voulant calmer les esprits, ana-
Ihématise Nestorius et Eutychès, et publie son hénotique, édit d'union ; les di-
visions ne font qu'augmenter, et des légions de moines s'arment et viennent
pour combattre l'empereur (de Ségur, op. laud., p, 351).
4) Sous le règne de Basiliscus, « le feu prend à la bibliothèque publique et
consume cent vingt mille volumes », 477 (de Ségur, op. cit. y p. 347).
.302 REVUE DR l'histoire DES RELIGIONS
contrées, et il se réfugiera dans le temple sainî, duquel aupara-
vant il s'était emparé, et personne ne l'accueillera, parce que les
châtiments célestes seront sur lui*. Le jeune homme viendra
vers Salamandar, et il amènera l'étranger devant le dragon, et
le dragon voyant cela, s'enfuira devant lui, et l'étranger ne tuera
pas le dragon. Il l'éloignera de sa vue*, et le jeune homme tom-
bera avec une grande chute, et la veuve n'échappera pas, et on
lui montrera (au jeune homme) l'étranger et celui qui régnera
avec lui; et ils seront obligés au tribut, dans les huttes de celui
qui l'a créé, et sur son trône on lui demandera le sang de son
père, et l'étranger sera grand pendant un temps assez court. Il y
aura surabondance en loi, la ville aux sept collines, et de nom-
breuses morts d'hommes, qui sont venus ensemble vers toi des
villes et des contrées^.
29. En ce lemps-lk, dans beaucoup de lieux, des tremblements
de terre surviendront*, et on entendra la voix de beaucoup et on
ne croira pas; et ton empire et la magnificence t'ont attristée,
parce que tu es orgueilleuse et hautaine, et ta passion du faste
t'a abaissée ; mais l'abondance et la beauté seront nombreuses
en toi. La fin du temps viendra pour toi, et le sceptre du chasseur
qui est né du dragon s'éloignera de toi, et on ira dans les con-
1) Zenon, à la tète de ses Isauriens, de concert avec Illus, marche surCons-
tanliiiople. Basiliscus, abandonné des siens, se réfugie dans une église.
2) Illus (le jeune homme) s'empare de Basiliscus et l'amène à Zenon. On lui
promet de ne pas répandre son sang. Zenon le fait enfermer avec sa famille
dans une citerne, où il meurt de faim (de Ségur, op. laud., p. 348).
3) Il nous suffira d'indiquer, en passant, les conspirations du patrice Illus avec
Vérine contre Zenon, ou avec Zenon contre Vérine, la disgrâce d'IUus et de Vé-
rine, qui se retrouvent au fond d'un château-fort en Isaurie, à Papyre, se rèconai-
lient et recommencent à conspirer contre Zenon (A. Thierry, op. laud., p. 412. ss).
4) A Constantinople, « tremblement de terre qui se prolonge pendant qua-
rante jours », le 24 septembre 480; « tremblement de terre jusqu'au Taurus »,
le 26 septembre 488 (de Murait, Chronog. byzant., I, p. 96, 104). Les lignes
qui suivent doivent être l'oraison funèbre de Rome. La cour d'Orient avait assez
de peine à s'occuper d'elle-même; Léon n'étuit plus là pour diriger de sa main
puissante les événements d'Italie. Après la mort d'Anthémius, 472, quatre em-
pereurs se succèdent encore sur le trône de Rome : Olybrius, Glycérius, Julius
Nepos et Romulus Auguslule. Des luttes sanglantes, des sièges atroces à Rome,
à Ravenne, à Pavie, à Milan, signalent la fin de l'empire romain, 476. Odoacre
détrône Augustule, le relègue à Lucullanum et partage l'Italie entre ses soldats.
LES APOCALVPSES APOCHYPIICS DE DANIEL 303
trées des étrangers, et tes iilles s'orneront pour le scandcilc des
jeunes gens^ en sorte qu'elles en corrompront plusieurs, et tes
grands tomberont ; il y aura beaucoup d'angoisse et de trouble.
Ensuite un ange qui apporte la mort te frappera avec toutes les
villes et tous les pays, et des morts violentes seront envoyées du
ciel; tout à coup il s'irritera contre la terre, et la terre tremblera
et les temples tomberont, et leurs maisons seront des tombeaux ;
la mer laissera ses ondes s'élever en bouillonnant et recouvrir
les hommes, et il y en aura quelques-uns qui s'enfuiront et
échapperont. Ensuite il y aura un rassemblement des anges, ils
paraîtront devant le trône et prieront. Puis toi, Babylone aux
sept collines, tu pleureras tes enfants en revêlant le cilice,
et en répandant de la cendre sur ta tête, quand tu verras les
hommes mourir à cause des péchés et des crimes; les hommes
avec les enfants et les femmes avec les nourrissons périront,
parce que la colère du Seigneur est sur eux. Tes remparts se fen-
dront et tes tabernacles joncheront le sol. Les enfants à la ma-
melle crieront à Dieu d'une bouche enflammée, et tes prêtres en
s'égratignant pleureront tes sceptres, tes grands gémiront, et tes
concitoyens seront tout à fait tristes, tes hôtes seront dans l'an-
goisse, tes grappes de raisin tomberont, tes vignobles seront
détruits; la terre s'entr'ouvrira en craquant et elle vouera les
hommes à la mort jusqu'aux nourrissons et aux vieillards. Mais
Dieu ne te détruira pas tout à fait, toi la ville aux sept collines,
parce que le temps de ton anéantissement n'est pas encore venu ;
mais il n'enfermera pas les hommes dans l'abîme, parce que ton
temps n'est pas encore venu. Pour toi sont préparés des tour-
ments, parce que tu as accompli en toi toute injustice en recevant la
terre dans ton sein . Il y aura beaucoup de confusion dans les pen-
sées des hommes, mais jusqu'à ce que le Seigneur ordonne d'en
haut d'anéantir les hommes; mais un décret du Seigneur se mon-
trera, d'oi!i le châtiment surviendra; et ceux qui se sont réfugiés
chez toi subiront des tourments. Le peuple qui a espéré en toi et
le sceptre du chasseur t'anéantiront*, et le petit poursuivra
1) Allusion aux luttes qui eurent lieu avant la prise de Rome par Odoacre.
30 i REVUE DK l'histoire DES RELIGIONS
Taulro peliL en exigeant le sang de ses ancêtres,, et il se livrera
volontairement aux étrangers, aux chiens et à leurs satellites,
et il soulèvera des langues et des peuples, et il commandera à
beaucoup de peuples, et les deux chiens se combattront l'un
l'autre et s'anéantiront l'un l'autre '.
30. Malheur, quand la veuve régnera et se déchainera parlaruse
contre les étrangers ; et l'autre étranger cherchera son anéan-
tissement par la ruse; et ces jours-là seront terribles et mau-
vais. Les enfanis des sceptres seront en lutte, en combattant les
uns contre les autres, et alors beaucoup de tribulations et de
maux, comme il n'en est jamais arrivé, atteindront les hommes;
et le prince ne se fiera pas à Salamandar, car il est un étranger,
et on recevra de son peuple ce qu'on n'a pas cherché, et Sala-
mandar voudra s'enfuir; il ne le pourra pas, et on l'atteindra, et
Plakitas le tuera".
31. Et un autre sceptre régnera en toi', la ville aux sept col-
lines, et il y aura beaucoup de douleurs d'enfantement ; un homme
1) Ces dernières lignes nous paraissent dépeindre les luttes intestines des
Barbares, Théodoric le Louche, ThéodoricrAmale, Odoacre, etc., qui se termi-
nèrent momentanément lorsque Théodoric l'Amale fut devenu seul roi d'Italie,
493.
2) Nous assistons ici aux dernières menées de Vérine ; elle n'avait cessé de
conspirer contre Zenon, et, de concert avec lUus, elle avait proclamé empereur
un certain Léonce. Le complot est découvert, et on enferme les conspirateurs
au château de Papyre. Vérine meurt, 484 ; lUus et Léonce sont décapités
par ordre du préfet, 488; enfin, Zenon meurt en 491. On dit que sa femme
Ariane, dégoûtée de lui et voulant épouser le silenliaire Anaslase, le fit enterrer
vivant dans une citerne, supplice qu'il avait infligé à Basiliscus. — Quant au
nom propre Plakitas, il n'est pas historique : le manuscrit A porte Plakitas ; le
manuscrit B, Platikas, et le manuscrit C, Lakilas. Aucune raison ne milite en
faveur de l'un de ces trois noms, à moins que ce mol Plakitas ne soit le latin
placita : celle qui a plu jadis (Ariane), qui le fait mourir (?),
3) Nous abordons maintenant un passage doul nous ne garantissons pas
l'interprélatioD. Le sceptre dont il s'agit ne saurait être le successeur de Zenon,
Anastase, qui régna de 491 à. 518, et qui ne fut pas tué par son successeur. A
Rome, les empereurs n'existaient plus. Nous serions donc très porté à voir ici
une peinture à. grands traits des règnes d'Odoacre et de son successeur Théo-
doric, qui le mit à mort à Ravenne, 493, contre la foi des traités; seulement,
Odoacre régna de 476 à 493, tandis que le sceptre dont il s'agit n'aurait été qus
pour peu de jours. A part cola, l'accord s'établit parfaitement, et, en tous cas,
le roi tyrannique nous semble bien être Théodoric l'Amale.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 305
pauvre apparaîtra qui ne conuaîlrapas la pilié, hautain, orgueil-
leux, aimant l'or et les combats, son nom est Orlolios'; son
trône sera seulement pour peu de jours ; colère, ses grands le
haïront, et ses concitoyens seront tourmentés par lui ; la colère
céleste se manifestera pendant ses jours, souvent il tourmentera
Babylone. Au temps de sa domination, la voix du messager de
malheur viendra à toi, elles guerriers des barbares te troubleront,
et certes ils ne combattront pas. Un autre roi tyrannique s'oppo-
sera à lui, et le combattant, il le poursuivra, et avec beaucoup
de tristesse et de soupirs il le fera mourir, et celui-là prendra la
couronne et saisira le sceptre qui est en toi, la ville aux sept
collines. Il deviendra grand sur le trône, élevé et magnifique,
cet homme- là, puissant à gauche et à droite ; en son temps il y
aura une grande famine, qui ne sera pas du tout petite, et la terre
sera ruinée par les hommes ; les torrents d'eau couleront, l'air
noir sera mêlé, tes vignobles seront amoindris, ta beauté sera
voilée, les jours seront abrégés, et le jour sera de six heures.
32. Malheur aux hommes qui seront dans ce temps-là! Et le
roi tournera son visage vers l'ouest; ensuite, malheur à toi, la
ville aux sept collines,, quand ton roi sera un jeune homme! En
ce temps-là une grande affliction t'atteindra, l'homme aura la
femme de son frère, et le fils sa mère, et la fille montera dans le
lit de son père, le frère aura sa sœur; se multiplieront des blas-
phèmes, des homicides, des parjures, des calomnies, des men-
songes, des profanations, des douleurs, des pillages, des haines
fraternelles, du trouble; dans le temple on répandra le sang des
serviteurs consacrés et les rois se jetteront sur les rois, les princes
sur les princes, le puissant sur le pauvre, et le riche et le pau-
vre seront détruits ^.
33. La Bithynie, qui est au bord de la mer, jonchera le sol par
un tremblement de terre ; les vagues de la mer s'élèveront et
1) Le manuscrit A porte Orlolios ; les manuscrits B et C ont la leçon Loukios.
2) Nous sommes à Tépoque des invasions des Bulgares et des Perses, chez qui
l'inceste était en honneur et communément pratiqué ; rien d'étonnant que notre
auteur y fasse allusion. Les Sassanides, surtout, passent pour avoir rétabli ces
mœurs corrompues.
21
306 REVUK nE l'htstotre des religions
couvriront le sol de la Bithynie jusqu'à la petite ville de Nico-
médie '.
34. Ensuite un autre roi s'élèvera, sa durée sera de quelques
jours ; il sera mauvais et tout à fait terrible, et dès lors il n'y
aura plus jamais de temps prospère, mais un temps mauvais ;
son fds combattra contre lui et l'anéantira avec l'épée.
35. Et un autre roi viendra, d'une autre religion; c'est Aria-
nos ; celui-ci attirera tout le monde à soi. Malheur à toi, la ville
aux sept collines, en ce temps-là, car plus que toutes les autres,
tu t'affligeras, toi et tes contrées* 1
36. Ensuite des rois et des princes, des chefs et des combat-
tants se lèveront sur les villes, les pays et les lieux, et il y aura
beaucoup de séditions et de trouble parmi les hommes. Un peuple
de barbares fondra sur les villes et les pays, et la terre s'abais-
sera de soixante-treize coudées devant la foule des peuples. Mais
alors tu ne seras pas opprimée par ceux-là, toi, la ville aux sept
collines. La guerre te fera seulement souffrir, les agréments de
la terre seront diminués en toi, la colère du ciel sera sur toi et
de grands châtiments ; et une colonne de feu apparaîtra du ciel
sur la terre. Et alors ton royaume sera changé et tu resteras dans
la corruption par suite des maladies et de la famine. Alors le
deuxième sceptre se partagera, et sera porté dans une autre
ville, par un prince insignifiant, et il fera pleuvoir du ciel des
traits de feu ; il y aura beaucoup de signes et de prodiges'.
37. Alors rAntichrisf* dominera, et les hommes s'éloigneront
1) Nicomédie est détruite par un tremblement de terre et rebâtie par Théo-
doric II, 444 (de Murait, Chronog. byzant., t. I, p. 53).
2) Bien que nous ayons déjà entretenu nos lecteurs d'Odoacre et deThéodoric,
il nous semble que cet Arianos doit être l'un des deux. O^oacre surtout, bien
qu'arien, fut favorable au catholicisme et fit preuve d'uîi esprit conciliateur
(cf. Am. Thierry, op. laiid., p. 300 et 301).
3) Notre auteur va passer à la peinture des temps messianiques ; mais, aupa-
ravant, il veut ne rien avoir oublié d'essentiel, et il se souvient qu'en parlant
d'Honorius, il a omis un fait important, le transfert du trône de Rome à Ra-
venne. Alaric assiégeait Rome, 410; Honorius, prince insignifiant, ne peut
sauver sa vie qu'en quittant Home et en se rendant à Havenne, où il établit le
siège de l'empire.
4) Le mot arménien employé pour désigner l'Antichrist est nern; c'est évi-
LES APOCALYPSES APOCMYPHES DE DANIEL 307
du service de Dieu vers l'incrédulité, à partir de la venue de
celui qu'ils ne désiraient pas et n'attendaient pas, dont ils ne
croyaient pas surtout qu'il résistait à tout. Celui-ci qu'ils n'at-
tendaient pas sera conçu et naîtra d'une vierg-e souillée, et le
sceptre du mensonge dominera l'humanité. Dans trois temps et
la moitié d'un temps, il conduira les âmes de beaucoup d'hommes
à la corruption, de sorte qu'ils seront cohéritiers de l'enfer éter-
nel. Alors les anges seront troublés en voyant les signes qu'il a
faits tout d'abordé Et quandles hommes pieux entendront parler
de cela, ils connaîtront et verront celui qui s'oppose à tout, qni
est race d'hommes. Ses signes sont les suivants : les articulations
sont inflexibles; il est malade des yeux; il a les sourcils sans
poils, les doigts en faucilles, la tête pointue; il est joli, vantard,
sage, souriant agréablement, ayant des visions, prudent, avisé,
doux, calme, thaumaturge, s'entourant des âmes des perdus, ti-
rant du pain des pierres, ouvrant les yeux des aveugles, faisant
marcher les boiteux; il transportera les montagnes de lieu en
lieu; en apparence il fera tout cela et beaucoup croiront en lui.
Malheur à ceux qui croiront en lui, et accepteront ses signes!
Leur droite sera liée de telle sorte qu'ils ne retourneront pas vers
celui en qui ils ont espéré antérieurement. Alors il y aura une
très grande famine ; le ciel ne laissera pas descendre de pluie;
la terre ne laissera pas croître de verdure; tous les fruits devien-
dront secs, et alors toutes les villes et tous les pays s'affligeront
sur eux-mêmes. Ils s'enfuiront et ils ne pourront fuir de l'est à
l'ouest, ni de l'ouest à l'est; mais ceux qui habiteront dans les
montagnes, dans les grottes, dans les crevasses et les cavités de
la terre, ceux-là seulement le pourront jusqu'à la seconde venue
de celui qui est né de la vierge sainte. Alors ses élus seront re-
connus à ceci qu'ils verront la venue éternelle du Seigneur. 11
s'avancera, et beaucoup seront jugés, des tempêtes viendront
du ciel. Ensuite une angoisse terrible sera dans le monde tout
demment un mot qui vient de Néron, dont le nom était en horreur chez tous
les chrétiens.
1) Cf. Matth., XXIV, 24. — Ce portrait de l'Anliclmst est dû, pour la plus
grande part, à l'imagination.
308 RKVUE DE l'jLISTOIUE des r.ELlGIONS
entier. Malheur aux femmes enceintes et à celles qui allaitent
dans les derniers jours' ! Malheur à ceux, qui l'ont adoré, lui et
tout ce qui a été révélé sur sa venue.
38. Et après que tout cela sera arrivé, et après que les hommes
inspirés de Dieu et justes auront souffert, et auront été tour-
mentés par le malheur et la violence, enfin viendra la fin, et
quelques-uns des hommes reconnaîtront aux signes indiqués la
ville aux sept collines et diront : Etait-ce bien là une ville ? Une
femme parcourra la terre à l'est et à l'ouest, au nord et au sud,
et ne trouvera aucun fruit si ce n'est un olivier*; elle embrassera
Tolivier, soupirera et dira : Heureux celui qui a planté cet oli-
vier! et son esprit aussitôt sortira d'elle en cet endroit.
39. Alors le soleil se changera en ténèbres, la lune en sang, les
étoiles tomberont comme des feuilles^, le ciel sera roulé comme
un rouleau *, la mer en bouillonnant sortira de ses profondeurs
pour couvrir les hommes, et tout, consumé par l'air, sera des-
séché. Des anges de feu descendront du ciel, et le feu enflam-
mera l'univers, des souris en forme de feu et d'airain apparaî-
tront, et d'autres choses semblables ; des animaux carnassiers
sortiront des montagnes, et celui qu'on n'attendait pas ne craindra
pas; la terre des impies sera anéantie, les justes seront reçus
auprès du Père, car un ordre est venu du Seigneur ; les trônes
seront dressés et les livres seront ouverts % et les jugements com-
menceront; les anges sonnerontdans les trompettes, et les justes,
s'avançant en théories, offriront au Père des chants de louange
et seront jugés d'après leurs actions ; mais le Seigneur est juste
l)Cf. Matth., XXIV, 19, et Oracles sibyllins, II ; (> Malheur à celles qui, en
ce jour, seront surprises avec un fardeau dans leur sein, et à celles qui allaite-
ront de petits enfants, et à ceux qui habiteront sur les flots >■> {tievue de l'Hist,
des Relig.,L VIII, p. 624).
2) Le mot arménien dziten, olivier, est l'hébreu T\i'-
3) Cf. Joe/. 11,31 ; Ésaie, xxiv, 23 ; Matlh., xxiv, 29; Marc, xiii, 24 et 25;
Luc, XXI, 25, et Apoc, vi, 12 et 13.
4) Cf. Ésaïe, xxxiv, 4, et Oracles sibyllins, III, 1 : « Dieu, qui habite l'éther,
roulera le ciel comme on roule un livre, et le firmament entier, avec ses nom-
breuses figures, tombera sur la terre divine et sur la mer » {Revue de l'Hist. des
Relig., t. VIII, p. 629). Le mot arménien magalat, rouleau, est l'hébreu nbac
5) Cf. Dan., vn, 9 et 10.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 309
jug-e et tout est son œuvre. Toutes les races humaines ouvriront
la bouche, s'écrieront et diront : Seig-neur, Seig^neur, ne nous
induis pas en tentation, mais délivre-nous du malin*, parce que
toi, ô Seig-neur, lu sais et connais que nous ne pouvons persévérer,
car nous ne sommes que chair; mais comme un père plein
d'amour, bienveillant, aie pitié de nous, car à toi est la gloire,
maintenant et toujours, d'éternité en éternité. Amen.
L APOCALYPSE GRECQUE DE DANIEL
C. Tischçndorf, A. Vassiliev''et M. E. Klostermann* se sont
occupés des différents manuscrits qui contiennent l'Apocalypse
grecque apocryphe de Daniel. Ces auteurs ont réuni toutes les
indications bibliographiques, mais ont de parti pris nég-lig-é les
questions historiques soulevées par ces écrits. Leur but était
avant tout et seulement de publier un texte sur lequel on put
travailler avec quelque sécurité.
Nous donnerons une traduction française d'après le texte de
M. Klostermann. Avant l'apparition de son livre, nous avions
déjà copié nous-même les manuscrits 947 et 2180 à la Biblio-
thèque nationale. Nous nous étions proposé de les éditer en
appendice à la fin de notre étude: un pareil travail n'aurait actuel-
lement plus aucune raison d'être. Le manuscrit 947 fournit un
texte déplorable et témoig-ne d'une négligence inouïe. Le copiste
avait sans doute sous les yeux le manuscrit 2180, qu'il gâte en
l'imitant et en l'abrég-eant. Le manuscrit 2180 est plus complet
et se rapproche du manuscrit de Venise, sauf pour la fin qui en
diffère entièrement.
A. Vassiliev a imprimé trois Apocalypses de Daniel : la pre-
mière est intitulée : Tou h â-^(io'.q ^raipoç */i[ji.wv 'Itoavvou xoy XpuacaT6[ji,cu
1) Cf. Matlh., VI, 13.
2) Apocalypses apocryphœ, Leipzig, 1866, XXX-XXXIII.
3) Anecdota grœco-byzantina, Moscou, 1893, p. 33-47.
4) Analecta zur Sepiuaginta, Hexaplu und Patristik, Leipzig, 1895, p. 1 13 ss.
310 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
AÔYc; h, TV cpa!7'.v [aie] tcu Aavir^X (p. 33 ss.) ; la deuxième a pour
titre : Ooas'.ç toj Aav.yjX TCspl tou èaj^aTou xaipo;; y.at "xsp"^ r^ç cuvieAsi'aç
Tcîj à'.iovo;; enfin la troisième ressemble par le litre et par le fond
au manuscrit 9i7 de Paris : II ÏT/i-r^ cpasi; tsj Aav.fjX .
M. Klostermann s'est servi des quatre manuscrits suivants :
a) Cod. Yen. Marc. gr. clas. II, 125 charL. s. XV ;
h) Cod. Ven. Marc. gr. clas. VU, 38 chart. s. XVI, XVII;
c) Cod. Paris. Bibl. nat. gr. 947, anni 1574;
d) Cod. Paris. Bibl. nat. gr. 2180 s. XV.
Il imprime à la suite un petit oracle de Daniel touchant Hep-
talophos (Constantinople) el quelques îles, la Crète entre autres,
puis un oracle du prophète Ezécliiel, et enfin une prophétie de
Daniel concernant l'île de Chypre. Nous n'avons pas à repro-
duire ces textes ici; nous devons simplement les signaler et y
renvoyer le lecteur'.
Dans le courant de l'armée 1895 M. Klostermann a publié une
nouvelle recension de TApocalypse grecque de Daniel, dans la
Zcitschrift fur die alttestamentliclie Wissenschaft % d'après un
manuscrit plus complet de la Bibliothèque de Vienne, qui n'est
parvenu à sa connaissance qu'après son premier travail.
Le texte nouveau présente quelques variantes à signaler, mais
qui n'apportent pas de donnée nouvelle pour l'identification et la
compréhension de l'Apocalypse. Le titre mérite d'être cité : «La
dernière vision du grand prophète Daniel, laquelle nous a été
manifestée par notre bienheureux père Méthodius de Patara. »
Le roi que l'on couronne à Sainte-Sophie est nommé Jean, etc.
Nous donnerons en notes les différences notables.
Au point de vue historique, l'Apocalypse grecque de Daniel
laisse beaucoup à désirer, comme du reste au point de vue de la
composition littéraire. Ce sont encore les Croisades qui ont pro-
voqué sa naissance; le grand Philippe avec ses dix-huit langues
(nations) n'est autre que le roi de France Philippe I. Nous savons
que la première Croisade fut avant tout un mouvement popu-
1) \i. Klostermann, op. laiid., p. 121-123.
2) 1895, 15« année, p. 147 ss.
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 311
laire, et que Philippe I n'eut aucun mérite à cette généreuse
expédition. Mais les Orientaux en jugeaient tout autrement; ils
ne ménageaient pas les épithëtcs les plus flatteuses au roi de
France. A ce sujet, nous renvoyons le lecteur aux récits d'Anne
Comnène : voir dans la Byzantine de Bonn, vol. Il, p. 296. Le
pcrsonnag-e sacré roi à Sainte-Sophie et nommé Jean par le
manuscrit de Vienne est plus difficile à identifier; peut-être doit-
on voir en lui le Jean III Ducas Valatze de l'histoire (1222-1233).
Un autre personnage, dont l'identification semblerait néces-
saire, est la femme abominable qui règne dans Heptalophos et
proclame sa divinité. Aucune des impératrices de Constantinople
n'a commis u'n tel crime de lèse-divinité : Vérine et Ariane,
Théodora et Irène ont laissé de tristes souvenirs, mais aucune ne
répond au portrait de notre Apocalypse.
On le voit, les renseignements historiques font un peu défaut.
Néanmoins cet écrit ne manque pas d'intérêt. Il est curieux d'as-
sister au déclin progressif du sens apocalyptique, incapable de
produire autre chose qu'une mauvaise œuvre littéraire telle que
le manuscrit 947 de Paris. Quelques allusions historiques, bien
pâles en comparaison de nos autres Apocalypses, subsistent en-
core. Nous admettrons volontiers un rapport de parenté entre
l'Apocalypse arménienne et la grecque. Dans la première, le ser-
pent ou dragon, et lejeune homme étaient des personnes réelles,
historiques; dans la seconde^ ces expressions ne correspondent
plus à une réalité objective : elles font désormais partie du voca-
bulaire apocalyptique.
Apocalypse du prophète Daniel au sujet de la fin du monde.
Voici ce que dit le Seigneur toul-puissant : Malheur à toi,
terre, lorsque le sceptre des anges régnera en toi ! alors le Sei-
gneur tout-puissant parlera à un de ses anges, disant : Descends
et enlève de la terre la vérité et la paix et fais que les hommes
se mangent la chair les uns des autres. Envoie aussi d'autres
anges et dis à l'un : Descends vers les côtes, ^vspiêsAaia, et les îles
et marque-moi mille cent quarante-quatre, 3:p,y.$, milliers; préci-
312 REVUE DE l'iUSTOIISE DES RELIGIONS
pite les deux tiers et laisse le troisième tiers. Et dis au deuxième :
Descends vers le couchant et marque-moi mille deux cents, ac:,
milliers. Précipite les deux tiers et laisse le troisième tiers. Et
dis an troisième ange : Descends en Asie, Phrygie, Galatie, Cap-
padoce, Syrie et dans la mère des villes et marque-moi mille trois
cent soixante, a-;, milliers ; précipite les deux tiers et laisse le
troisième tiers '.
Malheur à toi, terre, à cause des tourments que le Seigneur
tout-puissant doit envoyer sur toi, des sauterelles cruelles et
indomptables! et elles ne s'attaqueront ni aux animaux, ni aux
arbres, mais seulement aux hommes qui ne se sont pas repentis
de leurs nombreux péchés et injustices; et elles les fouetteront
pendant dix-huit mois, jusqu'à ce que, étant partis, on déclare
heureux ceux qui sont morts et qu'on dise : Heureux êtes-vous
de ce que vous ne vous êtes pas trouvés en ces jours-là! Et, sur
un ordre de Dieu, du feu montera de la mer, et la terre vivante
rebâtira la mer et marchera contre Ileptalophos et tournera sa
face vers l'occident*.
Malheur à toi, Heptalophos, à cause d'une telle colère, lors-
que tu seras enfermée par une nombreuse armée et que tu seras
maîtrisée presque sans peine ! Et tes belles murailles tomberont
comme des figues qu'on secoue^, et le jeune homme te foulera aux
pieds, ô misérable ; il placera le sceptre, mais il ne demeurera
pas en lui et il portera la main sur les saints autels de Dieu. Et
ils profaneront les choses saintes et les donneront aux fils de la
perdition; et le serpent qui dormait se réveillera et frappera le
jeune homme et ayant attaché sous sa ceinture sou diadème, il
rendra grand son nom avant peu. Et les fils de la perdition
s'étant fortifiés tourneront leur visage vers l'occident; et, ainsi
le serpent qui dormait donnera la mort des saints (justes) et la
1) Ce premier parag^raphe rappelle Zach., xiii, 8 et 9, Apoc, viii , 7-13.
Quant aux noqobres, ils sont une imitation de Apoc, vir, 4; mais leur somme
ne fait pas cent quarante-quatre mille. — M. Klostermann, reproduisant en
note l'énumèration des villes de l'Apocalypse arménienne, a omis Tavant-der-
nière, Babylone.
2) Cf. Apoc, IX, 3 ss.
LES AP0CALY1\SES APOCRYPHES DE DANIEL 313
race blonde * dominera sur Heplalophos six et cinq ans. Et on
plantera en elle des légumes et beaucoup en mang-eront jusqu'à
la vengeance des saints. Et trois voyants domineront vers le le-
vant. Et dans l'occident, tel voyant dans le levant. Et alors il se
lèvera indépendant et avec lui un autre loup à l'aspect sauvage,
et ils écorcheront les Ismaélites et ils les poursuivront jusqu'à
Colonia. Et les peuples qui sont vers les régions septentrionales,
qui se nourrissent de sang, seront troublés, et ils se mettront en
mouvement avec un cœur très violent, [xs-rà op'.y.'jTi'ZG'j %i\>.o'j, et
ils descendront jusqu'au grand fleuve et ils se sépareront en
quatre bandes. La première fera rage vers Éphèse, la deuxième
vers Melagina, la troisième sur les bords de la plaine ou vers
Pergame, la quatrième vers la Bithynie. Et ils amasseront beau-
coup de bois et ils la fouleront jusqu'aux frontières. Alors seront
troublés les peuples qui habitent aux régions du midi. Et se
lèvera aussi le grand Philippe avec dix-huit langues et ils se
rassembleront à Heptalophos et ils feront une guerre comme il
n'y en eut jamais, et le sang des hommes courra dans les coins et
dans les rues d'Heplalophos*, comme des fleuves; et la mer sera
troublée par suite du sang jusqu'au détroit d'Abydos. Alors Bous
(le Bosphore) mugira et Xérolophos pleurera [et les chevaux
se tiendront debout et une voix du ciel criera : Arrêtons-nous,
tenons-nous bien. Paix à vous, car la vengeance même contre
les incrédules et les désobéissants suffit (ms. de Vienne, 39-63)].
Allez-vous-en dans les parties de droite d'Heptalophos, et vous
trouverez un homme se tenant sur deux colonnes, baissant les
yeux, blanc de vieillesse, juste, miséricordieux, portant des vê-
tements pauvres, d'extérieur sévère, mais doux de sentiment,
1) Ces allusions, ou plutôt ces apparences historiques, sont trop vagues
pour qu'il soit possible de déterminer l'événement en question. Peut-être s'agit-
il ici d'une de ces nombreuses incursions de Normands, de Russes ou de
Scythes, sur les terres de l'Empire au vin"* et au ix^ siècle (cf. de Murait,
Chronog. byzant., t. I, p. 439).
2) Il nous paraît légitime de voir en ce personnage Philippe I , roi de
France. Ces dix-huit langues, désignant un grand concours de peuples parti-
cipant à la croisade, ne sont pas un nombre exagéré ; en tous cas, nous n'avons
pas trouvé dans l'histoire de Constantinople un personnage du nom de Philippe,
50US lequel il y ait eu une guerre comme il ny en eut jamais.
314 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
d'âg-e moyen, ayant au milieu du pied droit un clou de roseau, et
l'ayant pris, couronnez-le roi. Quatre anges qui portent la vie
l'ayant pris et l'ayant amené à Sainte-Sophie le couronnent roi et
lui donnent dans sa maiu droite une épée en lui disant : Agis vi-
rilement' et sois fort et vaincs tes ennemis. Et lui, ayant pris
l'épée des anges, il frappera les Ismaélites, les Ethiopiens, les
Francs, les Tartares, et toute nation. Et il partagera les Ismaé-
lites en trois parts : il frappera la première avec l'épée, il bapti-
sera la deuxième, et il poursuivra la troisième avec grand courage
jusqu'à Colonia de l'arbre unique, Kzlo^nx izj [j.ovoS£v§pou. Et pen-
dant qu'il reviendra sur ses pas, les trésors de la terre seront
ouverts, et tous deviendront riches, et personne ne sera pauvre et
la terre rendra son fruit au septuple et les armes deviendront des
faucilles.
Et il régnera trente-six ans, et après lui régnera un autre issu
de lui, douze ans. Et celui-ci prévoyant sa mort ira à Jérusalem
afin de remettre sa royauté à Dieu*. Et après cela régneront ses
1) Le manuscrit de Vienne ajoute le mol 'IwâwY). Il semblerait, au premier
abord, qu'on doit trouver là une indication .précieuse, permettant de préciser
les faits. Il y a eu plusieurs empereurs du nom de Jean. Celui qui semblerait le
mieux répondre à certaines données de notre Apocalypse serait Jean III, Ducas
Vatatze, 1222-il55, qui régna à Nicée pendant que les Français étaient maîtres
de Constantinople. Il recula les bornes de son empire et se fit respecter de ses
voisins. Mais la suite de notre Apocalypse ne concorde nullement avec l'his-
toire. Son fils Théodore II, qui lui succéda en 1255, mourut en 1258, ne laissant
qu'un fils à peine âgé de huit ans. Il s'était fait moine avant de mourir (de
Murait, Chron. byz., t. III, p. 388).
2) Un tel empereur à Constantinople n'est pas historique. Nous avons ici
l'écho d'une vieille tradition qui se retrouve encore ailleurs, par exemple dans
le Livre de f Abeille, chap. lv, p. 129 : « Aussitôt que le fils de perdition sera
révélé, le roi des Grecs montera et se tiendra sur le Golgolha, où Notre Seigneur
fut crucifié, et il posera la couronne royale sur le sommet de la sainte croix, sur
laquelle Notre Seigneur fut crucifié; et il étendra ses deux mains au ciel, et il
renoncera au royaume de Dieu le Père. La sainte croix s'arrêtera au ciel et la
couronne royale avec elle; et le roi mourra immédiatement. Le roi qui aura
renoncé au royaume de Dieu descendra de Kùshath, la fiile de Pîl, le roi des
Éthiopiens, etc.. » et dans une Apocalypse attribuée à saint Mélhode {Biblio-
theca maxima Pulrum, Lyon, 1677, t. III, p. 730, col. 2) : « Quand paraîtra le
fils de perdition, le roi des Grecs montera au sommet sur lequel a été dressé le
bois vivifiant de la croix..., il prendra sa couronne, la mellra sur la croix, et.. ,
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DANIEL 315
quatre fils, le premier à Rome, le deuxième à Alexandrie, le troi-
sième à Heptalophos, et le quatrième à Thessalonique. Et ceux-
ci se feront réciproquement la guerre et feront camper les prêtres
et les moines et se feront la guerre les uns aux autres, et aucun
d'eux ne sera sauvé. Et comme il ne se trouvera pas un homme
capable, une femme abominable régnera dans Heptalophos et
elle souillera les saints autels de Dieu', et s'étant dressée au mi-
lieu d'Heptalophos, elle criera à haute voie disant : Qui est Dieu,
sinon moi? et qui peut résister à ma royauté? Et aussitôt Hepta-
lophos sera ébranlée, et elle sera engloutie tout entière dans
l'abîme, et seul le Xérolophos sera visible. Et les vaisseaux en
passant devront pleurer Heptalophos.
Et de même régnera un autre à Thessalonique* pour un peu de
temps; et bientôt elle aussi sera engloutie par la mer. Et après
cela, Smyrne sera engloutie^ et Chypre par un cyclone dans la
mer.
Et alors régnera l'Antichrist, et il fera des prodiges et des mer-
veilles et il rendra grands les Juifs et il rebâtira le temple ren-
versé, et il y aura des pestes, des tremblements de terre, des sub-
mersions en tout pays, et les eaux grilleront et la pluie ne sera
pas donnée sur la terre. Et le démon trois fois très maudit domi-
nera trois ans et demi. Alors le temps passera comme un mois,
le mois comme une semaine, la semaine comme un jour, le jour
comme une heure, l'heure comme un instant, à cause des élus
de Dieu et de ses serviteurs. Et après l'accomplissement des trois
déposera sa royauté entre les mains de Dieu le Père, etc. ■». Il y a bien un roi
qui a abdiqué et s'est fait moine: Elishan, roi d'Abyssinie, dompte les Arabes
révoltés, conclut une alliance avec Justin... Elishan, à son retour dans ses
États, descendit du trône, envoya comme offrande sa couronne à Jérusalem, et,
après avoir régné en conquérant, mourut en saint dans un monastère (cf. de
Ségur, op. laud., t. I, p. 378).
1) Allusion à <c la femme Jésabel, qui se dit prophétesse. » Apoc., ii, 20,
2) Au xii« siècle, Thessalonique forma un royaume qui, en 1179, fut donné
en dot par Manuel Comnène à son gendre, Renier de Monlferrat, puis, en 1183,
échut au frère de celui-ci, Boniface de Monlferrat, et lut, en 1232, réuni à
l'empire de Nicée,
3) En 1040, un tremblement de terre détruit les plus beaux édifices de Smyrne
(de Murait, t. I, p. 617).
316 REVUE DE L*IIIST01RE DES RELIGIONS
temps et demi, Dieu fera pleuvoir du feu sur la terre et la terre
sera brûlée de trente-lrois coudées*. Alors la terre criera à Dieu :
Je suis vierge, Seigneur, devant toi*. Alors les cieux seront
roulés^ comme une feuille de papier, et les anges de Dieu sonne-
ront des trompettes et ceux qui sont morts de tout temps se ré-
veilleront. Et les justes se tiendront debout à droite de l'époux et
les pécheurs à gauche. Et les justes hériteront le paradis, et les
pécheurs hériteront, eux aussi, mais le châtiment éternel. Duquel
puissions-nous être préservés, et que nous adorions le Père, le
Fils et le Saint-Esprit, trinité de même substance et non séparée,
aux siècles sans fin. Amen.
CONCLUSION
Notre but, dans cette étude, était avant tout de faire connaître
les textes des Apocalypses daniéliques et de poursuivre plus
avant qu'on ne Ta fait jusqu'à présent, les identifications histo-
riques des personnages auxquels les voyants font allusion dans
leurs révélations. Ces identifications, en effet, fournissent les
éléments indispensables à la détermination des origines chrono-
logiques et topographiques de chacun de nos documents. Une
Apocalypse ne peut être comprise qu'à partir du moment oii
on est parvenu à la rattacher à quelques événements précis.
Ces quelques points solides et lumineux éclairent toutes les
fantaisies de l'imagination des auteurs et permettent ainsi à
l'interprète, non seulement de se reconnaître dans le dédale de
leurs conceptions capricieuses, mais encore de faire revivre les
impressions et les sentiments, qui ont éveillé leur sens apoca-
lyptique. C'est là, en réalité, le véritable intérêt humain de ces
études parfois ingrates et qui peuvent paraître inutiles au premier
abord ou dont les résultats tout au moins semblent parfois dispro-
portionnés aux efforts de recherches qu'elles nécessitent. Mieux
1) Cf. Tischiendorf Apocal., apocr. de Jean (p. 81, § 1>), où la (erre est brûlée
de 8,500 coudées.
2) Cf. Tischendorf, Apocal. apocr. de Jean (p. 82, § 14).
3) Cf. le passage analogue dans l'Apocalypse arménienne et la noie.
LES APOCALYPSES APOCRYPHKS DE DANÎlîL 317
que de sèches chroniques ou que des histoires savantes elles
nous font pénétrer jusque dans l'âme des générations passées en
évoquant devant nous, non pas les événements eux-mêmes ni
les spéculations sur les événements, mais l'effet produit par
ceux-ci sur les âmes ardentes et simples, c'est-à-dire sur le véri-
table peuple des croyants.
A côté de la littérature canonique ecclésiastique officielle, des
écrits et des traités des Pères, réservés plus spécialement aux
classes instruites et au monde savant, circulait toute une biblio*
thèque apocryphe populaire, qui a certainement exercé une très
grande influence sur les idées et les croyances à travers tout le
moyen âge. Car ces écrits surtout alimentaient la vie spirituelle
et intellectuelle du peuple. Il s'y reconnaissait. La Bible était
peu connue. Les écrits des théologiens et des Pères étaient peu
lus. Le peuple se nourrissait de cette littérature apocryphe. Nous
la retrouvons dans les nombreuses légendes des saints, dans les
croyances étrangères à la Bible, qui occupent encore actuellement
une si grande place dans les notions, la foi et la vie du peuple
catholique. Les Apocalypses ont pour objet l'eschatologie. Or,
ce qu'on appelle les grands dogmes avait peu d'accueil dans les
masses populaires; au contraire, la peinture vive et colorée des
jugements de Dieu, les revendications de la conscience s'affirmant
en descriptions vengeresses de l'avenir réservé aux méchants,
l'éternelle poésie des châtiments, touchaient bien plus directe-
ment l'esprit populaire que les spéculations théologiques.
11 est clair que sur des imaginations nourries de légendes et
de visions, sur des intelligences habituées dès l'enfance à consi-
dérer le monde comme le théâtre d'un vaste drame entre les puis-
sances du mal et Dieu, tous les grands événements de Thistoire
devaient produire l'effet d'une crise finale ou tout au moins pré-
paratoire du dénouement surnaturel. L'instinct populaire ne
s'est pas trompé dans le discernement de ces faits considérables;
ceux qui frappèrent le plus l'imagination furent bien aussi leB
plus importants ou les plus caractéristiques. Tantôt c'est la chute
de l'Empire d'Occident, la déchéance définitive de Rome qui appa-
raît comme le couronnement de l'histoire du monde ( Apoc. armé-
318 Rp:vrE de l'histoire des religions
iiienne) ; tantôt ce sont les Croisades, le retour offensif de la chré-
tienté contre la puissance antichrétienne de l'Islamisme, qui
paraissent annoncer les temps nouveaux si longtemps attendus
(Apoc. persane, copte, grecque), soit qu'il s'agisse do la première
Croisade (Apoc. persane), soit qu'un événement impressionnant
comme la prise de Jérusalem par Saladin ait plus particulière-
ment frappé l'imagination (Apoc. copte).
Il y a là, à travers toutes les invraisemblances et toutes les
fantasmagories de ces récits, un sens naïf et en quelque sorte
instinctif de la philosophie de l'histoire, qui relève du sentiment
religieux et qui est un legs de la Bible juive. Déjà dans le Canon
hébreu, le livre de Daniel se distingue des autres par sa concep-
tion philosophique de l'histoire. Ce n'est plus la légende ou la
chronique d'un ou de plusieurs grands chefs, comme dans Samuel
ou les Juges. Ce n'est même plus l'histoire d'une tribu ou d'une
race. C'est une vue d'ensemble de l'humanité, la dramatisation
de la grande idée des Prophètes que le gouvernement du monde
est un gouvernement moral et que l'histoire entière n'est que
l'illustration des plans de l'Eternel. Bossuet reprendra la même
pensée quand il montrera que « ce long enchaînement des causes
particulières qui font et défont les empires dépend des ordres
secrets de la divine Providence » {Discours sur V Histoire universelle,
ch. viii). Au-dessous des formes passagères et parfois enfantines
des Apocalypses il faut savoir reconnaître à la fois la grande
pensée, que la science moderne a reprise avec la méthode plus
rigoureuse de notre philosophie de l'histoire, et la grande inspi-
ration morale de la conscience qui ne se résigne pas à considérer
la vie de l'humanité comme une succession fatale d'êtres et de
choses, mais qui affirme la direction de l'humanité en vue d'une
fin morale.
Assurément les Apocalypses dont nous avons ainsi identifié
les personnages mériteraient d'être étudiées encore à un point
de vue littéraire, plus technique. 11 y aurait lieu notamment de
les soumettre à une analyse rigoureuse, pour rechercher si elles
ne sont pas composites. Dans l'Apocalypse persane on pourrait
peut-être reconstituer les éléments d'un ïargoum daniélique
LES APOCALYPSES APOCRYPHES DE DAMEL 319
antérieur; dans l'Apocalypse copte il y a peut-être plusieurs
apocalypses superposées. Les rapports de l'Apocalypse armé-
nienne avec un original grec pourraient être serrés de plus près.
L'étude de l'Apocalypse canonique, dite de saint Jean, nous
montre à quel point ces écrits apocalyptiques utilisent des visions
antérieures, soit en les incorporant, soit en les modifiant pour
les adapter à de nouvelles destinations. Nous avons renoncé pour
le moment à une élude de ce genre, non que nous en méconnais-
sions l'utilité, mais pour ne pas allonger outre mesure dans cette
Revue des articles sur un sujet aussi spécial et pour ne pas com-
promettre l'œuvre, qui nous paraissait essentielle, de faire con-
naître la continuité de l'Apocalypse daniélique à travers l'his-
toire.
Frédéric Macler,
LES
DIVINITÉS FÉMININES DU CAPITOLE
I
Le culte du Capilole, qui était le culte politique placé au
centre de la cité romaine, s'adressait principalement à Jupiter
qualifié par les épilhëtes très vagues de : Optimus Maximus.
Mais à côté du sanctuaire du dieu, et réunis dans un même édi-
fice, étaient les sanctuaires de deux divinités féminines : Junon
et Minerve '.
Ces trois dieux constituaient la triade officielle de la religion
romaine. On sait en effet qu'on leur adressait des prières pour
la prospérité publique *, et qu'on adorait ces trois divinités
comme les dieux propres du peuple romain, dupopuli romani*.
1) Serv'ius, Ad, Aen., I, 422 : « Prudentes Etruscae disciplinae aiunt, apud
conditores Etruscaruin urbium non putatas juslas urbes, in quibus non 1res
portae essent dedicatae et votivae et tôt templa Jovis, Junonis, Minervae. »
Eckhel, D. N. V., p. 327 et s. : « Templum perelegans 6 columnarum sta-
tuis superne, atque utrinque exornatum, in cujus medio signum .lovis seden-
tis, cui ad dexterara adstat Pallas, ad sinistram Juno. — Contrarius tamen alibi
apud Graecos fuit o:do. Narrât Pausanias (X, 5) Delphes euntibus occurrere
templum in quo signum Jovis adstante ad dexteram Junone, ad sinistram Mi-
nerva. »
0. Jahn, Mém. archéol., p. 32.
0. M\i\ler,Etr., il», p. 43.
Marquardt, I, p. 3i (Antiquités romaines).
Saint Augustin, Civ. Dei, IV, 10 : « Minerva ubi erit"? — Simul enim cum
his in Capitolio constituta est. »
2) Vopiscus, Probus, 12 : « Jupiter Optimus Maximus, Juno Regina, tuque
virtutum praesul Minerva — date hoc senatui populoque romano... »
3) Vitruve, I, 7 : « Aedibus vero sacris, quorum deorum maxime in tutela ci-
vitas videlur esse, ut Jovi et Junoni et Minervae in exceisissimo loco, unde
moenium maxima pars conspiciatur, areae distribuantur. »
Serv., Ad. Aen., III, 134: «Inter sacratasaras focos quoque sacrari solere.
LES DIVINITÉS FÉMININES DU CAPITOLE 321
Ce groupement ternaire des dieux est, on le sait, très fréquent,
et, dans les siècles passés, lesérudits que séduisaient les rappro-
chements de la religion chrétienne avec d'autres, ont signalé un
grand nombre de ces triades. Nous nous contenterons de rappe-
ler, pour les religions de rinde_, celles de : Brahma, Siva et Vich-
nou; en Egypte, les trois triades : Osiris, Isis et Hor à Abydos;
Ammon, Mouth et Khousou à Thèbes; Phtah, Sokhet et Imhot-
pou à Memphis; en Perse : Ahuramazda, Anahita et Mithra; et
en Grèce, celle de : Zeus, Poséidon, liadès; Déméter, Dionysos,
lacchos.
Mais ce qui est particulier au cas qui nous occupe, c'est la
juxtaposition de deux divinités féminines et d'une seule divinité
masculine.
Cette juxtaposition ne s'explique pas d'ailleurs par des mythes
généalogiques, groupant les divinités, comme par exemple pour
les cultes communs d'Apollon, Léto et Artémis, En effet, les
trois cultes dont nous venons de parler se trouvent associés en
un grand nombre de lieux dans les légendes nationales des Grecs.
Au contraire, les Latins n'ont pas eu de mythologie proprement
dite. Nous ne connaissons pas de légende populaire italienne
associant étroitement Jupiter, Junon et Minerve, ^et le groupe-
ment ternaire établi par le culte du Gapitole ne se retrouve pas
ailleurs dans des organisations religieuses parallèles. Nous som-
mes donc vraisemblablement en présence d'un groupement de
culte qui résulte des circonstances historiques locales, plutôt que
de la connexion intime de ces cultes et de vieilles traditions
nationales.
Dans ces conditions, et sans prétendre embrasser dans le cadre
de cette étude les questions très délicates qui se rattachent aux
cultes du Capitole, nous avons pensé qu'il serait intéressant d'étu-
utia Capitolio Jovi, Junoni, Minervae, nec minus in plurimis urbibus oppidis-
que, et id tam publiée quam privatim solere fieri. »
Serv.yAd. Georg., I, 498 : « Patrii dii sunt, qui praesunt singulis civitati-
bus, ut Minerva Athenis, Juno... »
Henzen, Acta fr. Arv., p. 57, 72, 82 et 90.
Lobeck, Aglaoph., II, p. 277.
Manni, Degli Arvali, p. 104.
20
322 REVUE DE L'niSTOlRE DES RELIGIONS
dier les raisons par lesquelles on peut expliquer l'association à
Jupiter Capitolin, le dieu suprême de l'État romain, des deux
déesses : Junon et Minerve.
Tout d'abord il convient de rappeler sommairement, d'après
les textes d'ailleurs assez brefs des historiens, quelle est l'origine
des cultes du Capitole qui demeura pendant mille ans le sanc-
tuaire du peuple romain, le roc inébranlable [Capitoli immobile,
saxiwi) sur lequel étaient fondés sa constitution et son em-
pire.
Denys' attribue à Tarquin le Superbe la construction du
temple du Capitole, mais il prétend qu'il n'aurait fait qu'exécuter
un vœu de son aïeul Tarquin l'Ancien (Denys, III, 69) par qui
ce temple fut voué à Jupiter, Junon et Minerve, pour obtenir la
victoire dans une guerre contre les Sabins. Denys raconte égale-
ment que, lorsqu'on établit le temple du Capitole en l'honneur
de Jupiter, Junon et Minerve, il fallut déposséder les dieux et
génies qui étaient déjà établis sur cet emplacement. Les augures
les consultèrent un à un et deux seulement refusèrent de céder
la place : Terminus et Juventus ; il fallut donc laisser leurs
autels dans l'enceinte du triple temple. L'un se trouvait dans le
vestibule de Minerve, et l'autre dans le temple même à côté de la
statue.
Ces détails ont un grand intérêt, car non seulement ils nous
apportent quelques faits précis sur la religion romaine et les
cultes du mont Capitolin, mais ils nous permettent d'en pénétrer
Tesprit, et ils nous prouvent que l'institution des cultes officiels
établis au Capitole se heurta à de vives résistances locales. Ils
1) IV, 59 '. Tapxijvio; oï [xe-cà toOto to epyov àvaTtcx'Jdai; tôv XeÙv twv crTpaTE'.wv
xa'i 7:ô).î[j.ov, 7tîp\ Tï)v xaTaTX£UT|V twv tôpwv lyc'veTO, rà; -uoO TiâuTro-j irpo9u[j,0'j[ji,svo;
eu/a; Èrt'.TïXÉaai. 'Exeïvo; yàp Iv t(Ô TcXeuxaco) TioXlixti) (j.a-/ô(j.£voç itpo; Saoivou; £'j|aTO
Tù Aùxai tr, "ll^x xai r^ 'A0r)V3(, sàv xpatriar) t?) (iâ-/^(, vaoùç a-JTOÏç xataffxeuâffetv •
xot TÔV (xèv o-xôitsXov £v6' ISpûo-so-ôai xoùç ôsoù; ï\i.tKktv, àvaXYi[i[ia(n xe xat -/wiAaffi
(AsyiXot; £|îtpyâ<TaTO, X7.0aiî£p ^spyjv èv tw Ttpb toutou Xôyw • t/)v 8a twv vawv xaTa-
ax£UT,v O'jx £;p6/i TîXâdai. ToOto ôy) to spyov 6 Tapxûvioî cl-ko tÎ)<; SEXtxxri; xwv èx Sulu-
(Tï); Xaç'jpov iitiTcXIffat itpoaipoûixcvo;, ocTiavTaî toÙ; Tô^vîTa; èTilaTYjijî Taî; Ipyafftati;.
LES DIVINITÉS FÉMININES DU CAPITOLE 323
confirment l'indication générale qui ressort de l'histoire des
Tarquins et qui nous montre en eux les réformateurs du vieil
état patricien, organisant à la fois une nouvelle constitution et,
sinon une nouvelle religion, du moins de nouveaux cultes.
On sait qu'à Athènes et à Sicyone les démocrates ne procé-
dèrent pas autrement et jugèrent que leurs réformes politiques
ne seraient solides que s'ils les étayaient sur des cultes nouveaux.
L'œuvre oii échouèrent les Orthagorides, que Clisthène accom-
plit avec succès, fut à la même époque, à Rome, celle des Tar-
quins et de Servius Tullius.
Nous signalons ces analogies^ parce qu'elles permettent de
comprendre comment, dans ces cités antiques, il fut, à certains
moments, possible de créer de nouveaux cultes et d'introduire,
pour des motifs politiques, des divinités étrangères aux généra-
tions précédentes. Nous aurons à revenir sur ces constatations au
cours de notre étude.
Nous avons cité, à la première page de ce travail, le texte de
Servius affirmant que la triade Jupiter, Junon, Minerve, existait
dans les villes étrusques. Cette assertion semble impliquer, pour
l'Etat romain du vi^ siècle, un caractère tout à fait étrusque et
corrobore l'opinion la plus répandue sur la période des trois der-
niers rois de Rome. D'autre part, nous devons constater qu'elle
paraît en désaccord formel avec les autres témoignages sur la
religion étrusque et avec les monuments qui subsistent. Le com-
mentateur de V Enéide, qui se borne d'ailleurs à invoquer Topinion
de gens au courant des mœurs toscanes [prudentes etruscae dis-
dplinae), a pu exagérer. Assurément; mais les conclusions aux-
quelles nous arrivons par l'étude de tous les éléments des cultes
capitolins lui apportent de précieuses confirmations.
Le Capitolium vêtus du mont Quirinal signalé par Varron*
renfermait-il le triple sanctuaire de Jupiter, Junon et Minerve?
1) L, /., V, 158 : « Clivos proxumus a Flora susus versus Capitolium vêtus,
quod ibi sacellum Jovis, Junonis, Minervae, et id antiquius quam aedis quae in
Capitolio facta. »
TertuU., Ad Nat., II, 12 : « Varro antiquissimos deos Jovem, Junonem et
Minervam refert. »
Schwegier, Rom. Gesch., I, p. 697.
;V24 UEVUE DE LHISrulKK DES RELIGIONS
Cela nous paraît douteux malgré l'aftirmation catégorique de cet
auteur. En effet, si nous admettions celle-ci, il en résulterait un
bouleversement des idées généralement admises sur l'histoire
primitive de Rome. Si réellement les cultes du Capitole avaient
été simplement transplantés par les Tarquins du mont Quirinal
sur le mont Gapitolin, comme il est incontestable que l'organi-
sation de ce dernier sanctuaire fut un des événements politiques
les plus considérables de la formation de l'Etat romain, corres-
pondant à une crise politique et à des modifications profondes,
on serait conduit à admettre que la cité (probablement sabine)
du Quirinal conquit l'autre, la cité latine du Palatin et du Caelius,
et lui imposa son culte transplanté sur la plus avancée et la plus
isolée des sept collines auprès de la citadelle [arx). Or la fusion
des cités du Palatin et du Quirinal ou de la Colline est présentée
par les historiens et archéologues comme bien antérieure à la
période des Tarquins. Un texte isolé de Varron ne suffit pas pour
bouleverser à ce point les idées reçues et corroborées par l'en-
semble des autres auteurs. Il vaut mieux supposer que le patrio-
tisme sabin de Varron l'a entraîné un peu loin et qu'il a admis,
peut-être sans y trop réfléchir, que le vieux Capitole de la cité
du Quirinal était organisé comme le Capitole de la cité des sept
collines, centre religieux de la Rome plébéio-patricienne enfermée
dans l'enceinte de Servius Tullius. Toutefois, nous tenions à si-
gnaler l'importance de ce texte qui n'a pas jusqu'ici, à notre
connaissance, été l'objet d'un examen et d'une critique appro-
fondie. Une autre hypothèse serait celle-ci : le Capitolium velus
du mont Quirinal aurait été créé par Tarquin l'Ancien avec lo
triple culte de Jupiter, Junon et Minerve. Tarquin le Superbe se
serait borné à le transférer sur la colline qui conserva depuis le
nom de mont Gapitolin. Ceci conduirait à attribuer dans laréforme
religieuse le rôle prépondérant au premier Tarquin, contraire-
ment à tous les textes anciens; d'autre part, la cité du Quirinal,
généralement représentée comme sabine, devrait alors être con-
sidérée comme le premier centre de Tinfluence étrusque, ce qui
est peu vraisemblable tant à cause de la topographie que des
récits antiques.
LES DIVINITÉS FÉMININES DU CAPITULE 323
A l'époque de l'Empire romain, et probablement dès le ii« siècle
avant J.-C, les cultes du Capitole avaient pris tout à fait la forme
grecque. On en jugera par la curieuse description de Sénèque
que cite saint Augustin'.
Denys ■ nous donne la description suivante du triple temple du
Capitole, description confirmée par les textes et les monuments
figurés. Il ressort de cette description que les trois sanctuaires
n'en faisaient en réalité qu'un seul, étant presque sous le même
toit. Comment expliquer cette intime association?
Si, au lieu d'une triade divine, nous n'avions à faire qu'à un
couple divin, rien ne serait plus naturel que Tassociation des
cultes de Jupiter et de Junon. Junon est la divinité féminine qui
correspond à Jupiter. Le nom même suffirait à l'indiquer. Jimo
= Jovino est le féminin de Jovis (Jupiter). Cette constatation est
d'autant plus importante que le caractère de la personnalité de
Junon qui en découle immédiatement est fort différent de
l'idée qu'on s'en fait habituellement, lorsqu'on est dupe de l'assi-
milation établie aux derniers siècles de la République romaine
entre Junon et l'Hèra des Grecs.
Le nom de Jupiter n'est pas, cela a été reconnu depuis lon»--
temps, le nom propre d'une divinité particulière. C'est un nom
commun, divuspater, d'un sens aussi vague que notre mot : dz'eu.
Varron^ savait qu'il existait, non pas un, mais des centaines de
Jupiter. La véritable désignation du dieu, celle qui qualifiait la
personnalité, n'était donc pas ce nom banal de Jupiter, mais
l'épithète qui suivait. Bien que plus tard la confusion se soit faite
dans une certaine mesure, le Jupiter Oplimus Maximus était
1) Civ. Bel, VI, 10 : « In Capitolium perveni, pudebit publicatae dementiae,
quod sibi vanus furor attribuit officii. Alius nomina deo subiicit, alius horas
Jovi nuntiat; alius litor est, alius unctor, qui vano motu brachiorum imitatur
unguentem, sunl, quae Junoni ac Minervae capillos disponant. — Sunt quae
spéculum teneant, sunl quae ad vadimonia sua deos advocent : sunt qui li-
bellos offerant et illos causam suam doceant. »
2) IV, 61 : 'Ev 5' aÙTM Tpstç k'vîidt ar,/.oi icapâXXrj^otj xotvà; £-/ovt£; xà; v.\vjç.iz.
a;jxé(r [làv ô toO Atb;, irap' Ixâxîpov ok rô liépo; o t£ r?,; "Hpx;, xsti u tyj; 'AâT]vâ;,
■jç' Ivb; àsToO xa\ [l'.â; (TtIyyj; xa).u7i-rô[x£voi.
3) Cité par Tertullien, Ad. Sat., I, 10.
326 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
complètement différent de Jupiter Beretrhts ' ou de Jupiter Clitum-
nus.
Il en est de môme de Junon. Ce nom, dans la vieille religion
italique, ne désigne pas une déesse particulière; il a le sens gé-
néral et vague de déesse, comme Jupiter celui de dieu. Ce qui
détermine la personnalité de la déesse, c'est l'épithèle. Juno
Luciiia diffère de Juno Quiritis , de Jujio Lanuvina ou de
Juno Cœlestis. Ce ne sont pas des manifestations différentes
d'une même divinité, ce sont bien des personnalités divines indé-
pendantes les unes des autres par la nature de leur culte et dans
l'esprit de leurs adorateurs.
Avant d'aller plus loin dans cette étude, il est indispensable
de préciser les rapports entre ces appellations de Jupiter et de
Junon. Le fait essentiel qui domine tous les autres, c'est que ce
sont les hommes qui rendent hommage à Jupiter, et les femmes
à Junon.
Le sexe de la divinité est défini, non pas par son histoire my-
thique, par la conception qu'on pouvait se faire de sa nature in-
time, mais par le sexe de ses adorateurs.
Pour bien se rendre compte de la différence profonde qui existe
entre cette conception et celle des Grecs ou bien des Européens
actuels, il suffit de rappeler que dans Y Iliade liera ou iVthéna
exercent leur protection sur les principaux héros de l'armée
achéenne, lesquels s'adressent indifféremment aux personnages
masculins ou féminins de l'Olympe. De même, à l'époque con-
temporaine, des guerriers ou des marins se placent aussi volon-
tiers sous la protection de la Vierge et l'invoquent aussi souvent
que le peuvent faire les femmes de leur époque. Ce caractère et
le sens précis de cette appellation apparaissent peut-être mieux
encore dans le nom de Junon que lorsqu'il s'agit de Jupiter. En
effet, Junon représente, dans la religion courante, non seulement
1) Festi Ep., p. 92 ; « Feretrius Jupiter diclus a ferendo, quod pacem ferre
putaretur. »
Titus Liv., I, iO : « Jupiter Feri^iri, inqiiil, liaec tibi victor Romulus : rex
régi a arma fero. »
Jordan, Topoijr., I*, p, 47.
LES DIVINITÉS FÉMININES DU CAPITULE 327
le féminin de Jupiter, mais aussi le féminin de genius, le génie
féminin.
Cela ressort de plusieurs textes qui nous démontrent que
toute fille ou toute femme avait sa Junon, de même que tout
homme avait son génie*. Elle lui offrait des sacrifices à son
jour de naissance, elle l'invoquait, etc. Sénèque* l'a dit d'une
façon catégorique en parlant des anciens Romains : « A chaque
individu ils avaient attribué un génie masculin ou féminin
(Junon). » Pline» confirme ce témoignage. On peut également
citer Tibulle* et Pétrone*. Le sens du mot Jiino, dans la vieille
religion romaine^ était donc celui d'un nom commun, désignant
des êtres divins du sexe féminin. Ce n'est certainement pas un
nom propre désignant une déesse unique. Par conséquent, le
véritable nom des diverses Junoiis vénérées en Italie était l'épi-
thète jointe chaque fois à ce nom. Juno Lucina, correspondant
probablement à Jupiter Lucethis^ , serait tout aussi bien désignée
par le seul nom de Lucina.
Nous ne nous attacherons ici qu'à une catégorie particulière
des déesses comprises sous cette appellation banale de Jimo ; nous
voulons parler des déesses protectrices des cités.
Les plus célèbres sont : 1° Juno Lanuvina, la déesse de Lanu-
1) Festus, VII : « Aufustius « genius », inquit, est deorum filius, et parens
hominum, ex quo homines gignuntur. Et propterea genius meus nominatur,
quia me genuit. Alii genium esse putarunt uniuscujusque loci deum. »
2) Epist., 110 : « Singulis et genium et Junonem dederunt. »
3) Hist. Nat., II, 16 : « Major coelitum populus etiam quam hominum cum
singuli quoque ex semetipsis totidem deos faciant, Junones Geniosque adap-
tando sibi. »
4) IV Eleg., 6 : « Natalis Juno sanctos cape turis acervos. »
5) XXV ; « Junonem meam iratam habeam. »
6) Macrobe, I, 15 : « Nam quum Jovem accipiamus iucis auctorem unde et
Lucelium Salii in carminé canunt. »
Gellius, V, 12 : « Lucetius quod nos die et luce quasi vita ipsa afficeret
et juvaret. Lucetium autem Jovem Cn. ^'aevius in libris Belli Punici appei-
lat. »
Serv., Ad Aen., IX, 570 : « Sane lingua Osca, Lucetius est Jupiter, dictus
a luce, quam praestare dicitur hominibus. »
Paul, p. 114 : « Lucetium Jovem appellabanl quod eum Iucis esse causam
credebant. »
1)28 iiEviJE i)i: l'histoire des ueligions
vium ; 2" Juno Curitis ' ou Quiritis, qui aurait été, soit la déesse
de la cilé sabine de Cures, soit celle du peuple des Quirites; il
est possible d'ailleurs qu'il s'agisse là de deux divinités primitive-
ment distinctes etplus tard confondues; 3°JîmoàeFaléries*,el 4" la
Jimo de Véïes % dont le culte fut transporté sur le mont Avenlin '.
C'est à ce groupe des cultes politiques que doit se rattacher
celui de la déesse du Capitole, la Junon associée au Jupiter Ca-
pitolin. Le qualificatif qui lui est souvent donné est celui de
Regina^ reine, lequel s'applique tout aussi justement aux déesses
des autres cités (Ardea, Lanuvium, Pisaurum) ^ Cependant la
déesse do Lanuvium était généralement désignée par l'épithète de
Sospita ' à laquelle d'ailleurs on adjoignait aussi celle de Regina.
Enfin la déesse de Véïes était particulièrement désignée comme
Juno Regina ' .
La dette que les Romains supposaient avoir contractée vis-à-
vis de la patronne de la cité rivale lorsqu'ils obtinrent qu'elle
abandonnât celle-ci pour venir habiter à Rome, cette dette fut
scrupuleusement payée, et, dans les grandes crises de la vie po-
litique de Rome, les matrones imploraient la Junon du mont
1. Denvs, II, 50 : èv ÔL-KÔLa-uz ts Taï; xouptat;; "Hpa xpaixl^aç eOeto Kyp'.TÎ-x Xsyo-
[j.£vr, a" ■/.%'. ôî; tocs ypôvov xeivrat.
Feslus, Ep., p. 64 ; « Curiales mensae, in quibus immolabatur Junoni quae
Curis appellata est. »
2) Tertull., Apolog., 24 : « Faliscorum in honorem Patris Curis et accepit
cognomen Juno. »
Ovide, Fastes, VI, 49 : « Junonicolae Falisci. »
3) MuUer, Etr., II«, p. 45.
4) Titus Liv. , V, 22 : « Integramque in Avenlinum aeternam sedem suani,
ubi templum ei postea dedicavit. »
5) Ritschl, Op., IV, 408 : « Junoni Reginae matronae Pisaurenses dono de-
derunt. »
G) Titus Liv., VII, 14, 2 : « Lanuvinis civitas data sacraque sua reddita cum
80, ut aedes lucusque Sospilae Jurionis communis Lanuvinis municipibus cura
populo romano esset. »
7) Ibid., XXII, 1, 17 : « Decemvirorura monilu decrelura est, Jovi primum
donum fieret ; Junoni Minervaeque ex argento dona darentur, et Junoni Regi-
nae in Aventino, Junonique Sospitae Lanuvii majoribus hostiis sacrificaretur. »
Varron, /. l., V, 67.
Becker, Rom. Aîterth., I, p. 452.
Denys, XIII, 3 : t?, ffiacrni-j. "Up-i r?, èv OClEvravoïç.
LES DlVlMTi:.S rÉlllMNES DU CAPITULE 329
Avenlin aussi bien que colle du mont Capilolin. Tel fut en parti-
culier le cas lorsque Annibal, après ses grandes victoires, appro-
cha de Rome. Plus tard la notion du culte primitif se perdit et
l'on confondit les diverses Junons. L'esprit de généralisation et
de simplification que la culture grecque apportait à Rome fil
oublier que, pour les déesses des cités uniformément qualifiées
de Jimo Regina^ il s'agissait à l'origine des divinités locales net-
tement différenciées et solidaires de l'État qu'elles protégeaient.
Ces Etats ou cités avaient perdu leur autonomie et furent absorbés
dans l'État romain.
L'unification politique favorisa l'unification religieuse. On
ramena donc à l'unité ces types divers, et l'on admit qu'il s'a-
gissait dans les différents lieux de culte d'une même déesse.
Il semble que cette évolution dans les croyances fût déjà très
avancée lorsqu'en 179 avant J.-C. le censeur ^Emilius Lepidus
éleva au nord de Rome un nouveau temple à Juno Regùia.
Enfin, à mesure que grandit l'influence de l'hellénisme, on iden-
tifia les noms de Jimo et Héra si bien que ce type factice absorba
tous les personnages divins, dans Tappellation desquels avait
continué de figurer le nom commun de Jimo. Cette confusion ne
fut d'ailleurs complète que pour les littérateurs et certains my-
thographes. Elle n'en est pas moins restée dans l'esprit de la
plupart des modernes. Il est indispensable de la dissiper et de
bien établir que la Junon Capitoline diffère aussi bien de Jiino
Lucina % de Juno Caprotina 2 ou de Juno Coelestis, que de Vénus
ou de la Diane d'Aricie,
1) Augustin, Civ. Dei, IV, 11 : « Lucina quae a parturientibus invocetur, »
Varron, l. l., V, 69 : « Quae ideo quoque videtur ab Latinis Juno Lu :ina
dicta, vel quod et ea terra, ut Physici dicunl, et lucet, vel quod ab luce ejus,
qua quis conceptus est, usque ad eam qua partus quis in lucem, luna juvat,
donec mensibus actis produxit lu lucem, ficta a juvendo et luce Juno Lucina :
a quo parientes eam invocant, luna enim nascentium dux quod menses hujus.
Hoc vidisse antiquos apparet, quod mulieres potissimum supercilia sua attri-
buerunt ei deae; hic enim debuit maxime collocari Juno Lucina, ubi a diis lux
datur oculis. »
2) Varron, l. l., VI, 18 : w Nonae Caprotinae quod eo die in Latio Junoni
Caprolinae mulieres sacrificantur, et sub caprifico faciunt. »
Macrobe, I, 11, 36 : « Nonis Juliis diem festura esse ancillarum tam vulgo
330 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
En somme, rien n'est plus exact que de voir figurer sur le Capi-
tole le sanctuaire et le culte d'une Junon à côté de celui d'un
Jupiter.. Ce sont les génies protecteurs de l'Etat romain, de l'Etat
plébéio-patricien réorganisé parles Tarquins, qui lui donnèrent,
en même temps qu'une constitution nouvelle, une religion nou-
velle, La cité des Tarquins et de Servius Tullius, dans son
enceinte agrandie et avec ses nouveaux éléments de population,
différait si profondément de la vieille cité primitive que, pour
consommer la révolution, on lui donna de nouveaux patrons
divins.
A Quù'vms et Jtino Qiiiritis, patrons des curies et du peuple
des Quirites, on substitua les dieux du Capitule. Ceux-ci d'ail-
leurs furent superposés aux autres plutôt qu'ils ne les rempla-
cèrent, de même que les comices par curies subsistaient à côté
des comices par centuries.
11 résulte des indications qui viennent d'être fournies que
rien n'est plus conforme à l'esprit général de la religion romaine
que l'association des cultes de Junon et Jupiter Capitolins, ou,
si Ton préfère, du culte de Jiino Regina à celui de Jupiter Optimiis
Maximus,
Le seul problème qui resterait à résoudre ne se rattache
qu'indirectement à l'objet particulier de notre travail. Ce serait
de savoir pourquoi à Rome c'est le génie masculin de l'État
(Jupiter) qui prit la place prépondérante dans le culte, tandis
qu'au contraire à Yéïes, à Lanuvium, ce fut le génie féminin
[Jiino).
Quoi qu'il en soit, à Rome les deux cultes coexistèrent avec
leurs sanctuaires juxtaposés. Mais où commence la difficulté et
où s'affirme l'originalité de la religion romaine, telle qu'elle fut
organisée par les Tarquins et telle qu'elle persista pendant dix
siècles, c'est dans l'adjonction au génie masculin et au génie
féminin de la cité d'une troisième divinité : Minerve.
nolum est, ut nec erigo nec causa celebritatis ignota sit. Junoni enim Capro-
linae die illo liberae pariter ancillaeque sacrificani sub arbore caprifico in me-
moriam benignae virtulis quae in aiicillaruni animis pro conservatione pubiicae
dignitatis apparuil. »
LES DIVINITÉS FEMININES DU CAPITULE 331
Comme cette association ne s'explique pas à première vue
par des motifs aussi simples que ceux qui justifient l'union des
sanctuaires et des cultes de Juno Regina et de Jupiter O. M., il
nous faut chercher quelles en sont les causes et, à défaut de
textes précis qui nous manquent pour donner une solution défi-
nitive^ passer en revue les hypothèses les plus plausibles.
II
Ce qu'on sait sur la déesse italienne Minerva est fort peu de
chose. Tout ce qui dans la mytholoçie courante, dans les écrits
des grands poètes latins, est attribué à Minerve s'adresse en
réalité à la déesse grecque : Alhéna. Sur la véritable Minerve
nous sommes très peu renseignés.
On trouve dans saint Augustin * deux passages curieux sur la
religion capitoline.
Ils renferment l'interprétation philosophique que Varron don-
nait du culte de Minerve et de sa place dans la trinité des dieux
du Capitole. Jupiter était le créateur du monde, Junon repré-
sentait la matière, et Minerve, l'idée ou encore le plan de l'Uni-
vers.
Tite Live' attribue à Minerve l'invention des nombres, en se
reportant vraisemblablement au clou que l'on plantait chaque
année dans le temple de Jupiter. Il est évident que ces idées
empruntées à la philosophie grecque sont étrangères à la reli-
gion romaine primitive ; il n'y a pas lieu de s y arrêter.
Le nom de Minerve est un nom italien; le culte, au contraire,
1) Cm. Dei, VII, 16 : « Hoc utique totum refertur ad mundum, id est ad
Jovem, qui propterea dictus est « progenitor genitrixque », quod omnia semina
ex se emitteret et in se reciperet. Quandoquidem etiam Matrem magnam
eamdeai Cererem volunt, quam nihil aliud discunt esse quam terram, eamque
perhibent et Junonem. Et ideo et secundas causas rerum tribuunt, Minervam
etiam, quia eam humanis arlibus praeposuerunt,nec invenerunt vel stellam ubi
eam ponerent, eamdem vel summum aethera vel etiam lunam esse dixerunt. »
Et VII, 28 : (c Coelum Jovem, terram Junonem, ideas vult intelligi : coelum
a quo fiât aliquid, terram de qua fiât, exemplum secundum quod fiât. »
2) Titus Livius, VII, 3 : Quia numerus Minervae iiiventum sil.
332 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
est principalement étrusque et grec, La forme du nomesl Minerva *
et Me7ie)'va\ La forme il/e/ze?'m est indiquée par Quinlilien"; elle
est indiquée aussi dans le Corpus'', dansle Recueil d'Ore]li\ On
trouve aussi la même forme dans d'autres inscriptions \ La
racine du mot paraît être la racine men qu'on retrouve dans
me?«5 (l'esprit), dans mem/m"', dansle grec [xévoç et dans le sanscrit
manas. Minerve serait donc la divinité de la pensée, de la
réflexion et de l'invention.
On rattache couramment à ce nom la mémoire. Dans les chants
des frères Saliens on trouve la forme ;?rome?ie?Trt^ *. On croit
avoir remarqué que Minerve est la patronne de l'industrie et des
artistes en général". Cela est le propre de la divinité grecque
Athéna ; mais ce qui n'est pas démontré, c'est que la Minerve latine
ait eu ce caractère avant d'être confondue avec la déesse grecque.
Minerve avait dans la Sabine'* un vieux temple prèsdeRéate.
1) Festus, XI : « Minerva dicta quod bene moneat. Hanc enim pagani pro
sapientia ponebant. »
2) Quintilien, I, IV : « Quid? Non Equoque I loco fuit? Ut IVIenerva. »
3) Ihid.
4) Momrasen, L G. C, 703, 799; — Hubner, Z. U. L., 1950.
5) L L. S., 1421 : u PI. Specios Menervai donom port. »
6) Dans les inscriptions étrusques, le nom de Minerve est écrit Menerfa,
A/ner/" (Muller, Etr., II», p. 48).
7) Arnobe, III, p. 149 : « Aristoleles (ut Granius memoral), vir ingenio prae-
potens, atque in doctrina praecipuus, Minervam esse Lunam probabiiibus ar-
gumentis explicat et litterata auctorilate demonstrat. Eamdem hanc alii aethe-
rium verticem et summitatis ipsius esse summam dixerunt : memoriam
nonnulli; unde ipsum nomen Minerva, quasi quaedam meminerva, formatum
est. Quod si accipit res fidem, nulla est ergo mentis filia, nulla victoriae, nulla
Jovis elata de cerebro, inventrix oleae, nulla magisteriis artium et disciplina-
rum varietatibus erudita. »
Arnobe, IV, p. 180 : « Minerva luminis ministra. »
8) Festus, XIV : « Promenervat item pro raonet. »
9) Ov., Fastes, III, 833 :
Mille Dea est operura ; certe Dea carminis illa est.
rbid., VI, 695 :
Marlius, inquit, agit tali mea nomine festa
Eslque sub inventis haec quoque turba mais
Prima terebralo per rara foramina buxo
Ut darel, etTeci, tibia longa sonos.
10) Varron, l. L, V, 74 : « Minerva, Novensides a Sabinis.
Denys, I, 14 : "EvOa 7ca\ vew; 'A9/]v5<; èdffiv «p/aîo; ÎSpy|j.|voi; In: tyjî ay.oaç.
LES DIVINITÉS FÉMININES DU CAPITOLE .333
A Rome, elle avait des temples sur le Capitole, sur rAventin et
sur le Coelius. Sur le Capitule, elle était, avons-nous dit, associée
à Jupiter et à Junon, Le temple de l'Aventin était aussi relative-
ment ancien, et sa déesse était associée à la fête des Quinqua-
trus. Le premier jour de cette fête ' (19 mars) était l'anniversaire
de la date de fondation présumée du temple, autrement dit le
dies nalalis de la déesse qu'on y vénérait ».
Elle était la patronne des joueurs de flûte ' et aussi des scribes
et des histrions, c'est-à-dire des poêles et des acteurs dans les
pièces imitées des Grecs. Il semble donc bien que le culte du
mont Aventin ne soit pas antérieur à l'influence grecque.
Sur le Coelius s'élevait le troisième temple où Minerve était
honorée sous l'épithète de Capta' ou Capita \ On ignore le sens
de cette appellation. Ce qu'on peut noter, c'est que plus tard ily
a eu, à côté de ce temple comme à côté de plusieurs autres sanc-
tuaires de Minerve, un temple dlsis, dont l'origine exotique est
1) 07., BasUs, III, 811 :
Sanguine prima vacat, nec fas concurrere ferro :
Causa, quod est illa nata Minerva die.
2) Festus, XV : « Miner^ae autem dicatum eum diem existimant, quod eo
die aedis ejus in Aventino consecrata est. »
Cf. Marquardt, mm. Alterth., IV,p. 148.
3) Val. Max., II, V, 4 : « Tibicinum quoque coUegium solet in foro, vulgiocu-
los m se convertere, quum inter publicas privatasque ferias, actiones, personis
tecto capite variaque veste velatis, concentusque edit. — Quondam vetiti in
aede Jovis, quod prisco more factitaverant, vesci, Tibur irati se contulerunt. »
Titus Livius, IX, 30 : « Tibicines, quia prohibiti a proximis censoribus
erantin aede Jovis vesci, quod traditum antiquitus eiat, aegre passi, Tibur uno
agmine abierunt : adeo ut nemo in urbe esset qui sacriQciis praecineret. «
4) 0^., Fastes, III, 843:
An quia perdomitis ad nos captiva Faiiscis
Venit et hoc ipsum littera prisca docet.
5) Lydus De Mens IV, 39 : Ks,aXa(av 8à 'Aeovàv .^.v çpôv,.. iv .; ei<.oc.
Ov., Fastes, III, 835 :
Capitale vocamus
Ingenium sollers : ingeniosa Dea est.
Muller, Etr., 11% p. 49.
Jordan, Ephem. Epigr., I, p. 238.
33 i- REVUE DE l'histoire des religions
incontestable. Pourrait-on voir là une confirmation du fait que
le culte de Minerve est venu, lui aussi, du dehors?
Dans les mois de mars et de juin, le cinquième jour après les
ides, jour qu'on appelait Quinquatrus\ était consacré à Minerve.
Le 19 mars et le 19 juin étaient donc les anniversaires oîi les
temples de l'Aventin et du Coelius avaient été consacrés*.
Plus tard on donna à cette fête des Qidnquatrus une durée de
cinqjours ^ du 19 au 23 mars ; et, sous l'Empire, les quatre derniers
jours étaient consacrés à des jeux de gladiateurs*.
Deux vieilles fêtes avaient été absorbées par les Quinquatrus ;
le 19 mars, une fête des Saliens qui se rapportait peut-être à la
déesse sabine A'mo, et le 23 mars, celle des Tubiluslria^ . C'était
1) Festus, p. 25t : « Qiiinquatrus appellari quidam pulant a numéro dierura
qui fere his celebranlur; quo scilicet errant tam hercule, qiiam qui triduo Sa-
lurnalia et tolidem diebus Compitolia. Nam omnibus his singulis diebus fiunl
sacra. Forma autem vocabuli ejus exemplo multorum populorum Italicorum
enuntiata est, quod post diem Viduum est is dies festus, ut apud Tusculanos
triatrus et sexalrus et septimatrus et Faliscos decimatrus. »
Varron,/. /., YI,14 : « Quinquatrus, hic dies unus ab nominis errore obser-
vatur, proinde ut sint quinque, Dictus, ut ab Tusculanis post diem Sextus Idus
similiter vocatur sexatrus, et post diem septimum Septimatrus, sic hic, quod
erat post diem quintum Idus, quinquatrus. »
Gellius, II, 21 : « Sicut in eo, quod quinquatrus dicamus, quod quinque ab
Idibus dierum numerus sit, atrus nihil significet. »
Charisius, p. 81 : « Quinquatrus a quinquando, id est lustrando, quod eo die
arma ancilia lustrari sint solita. »
Cfr. Eerme», XV, p. 624.
2) Becker, Rom. Alterth., I, p. 454.
Jordan, Ephem. Ejrigr., I, p. 237 et s.
3) Ov., Fastes, m, 809 :
El flunt sacra Minervae
Nominaque a junctis quinque diebus habent.
Ov., Tristes, IV; Elég., X, 13 :
Haec est, armiiere festis de quinque Minervae
Quae fieri pugna prima cruenta solet.
4) Ov., Fastes, III, 813 :
Altéra tresque super strata celebranturarena.
5) Varron, l. l., VI, 14 : « Dies Tubilustrium appellatur, quod eo die in atrio
sutorio sacroruni tubae lustrantur. »
Ov., Fasses, 111,849:
Summa dies e quinque tubas lustrare canoras
Admonet, et forti sacrificare Deae.
LES omNITÉS FÉMININES DU CAPITOLE 333
le jour OÙ 011 consacrait les trompettes qui servaient au culte.
Cependant la fête avait aussi un caractère populaire et pacifique .
C'était le terme d'une période d'études*. On payait alors aux
maîtres leurs honoraires sous la forme du don gratuit qu'on
appelait : Miner val'. D'un autre côté, lesjeunes filles et lesfemmes
célébraient à cette fête Minerve comme déesse de la filature et du
tissage de la laine ^ La corporation des foulons* lui adressait
aussi des hommages, et leur intervention donnait beaucoup de
gaieté à la fête. Il y en avait aussi d'autres, comme les menuisiers,
les médecins. Ces derniers, qui étaient venus de Grèce, rendaient
hommage kM'mervemedica; en outre, tous ceux qui s'adonnaient
aux arts libéraux regardaient Minerve comme leur patronne.
Mais tous ces caractères de la fête ne nous sont réellement connus
que pour la période impériale et ne peuvent guère être appliqués
à l'interprétation du caractère primitif de Minerve.
Quant à la deuxième fête, celle du mois de juin qu'on appe-
lait : Petites Quinquatrus^^ elle ressemblait à la première ; seule-
ment elle était la fête des musiciens. Ils avaient un local spécial
1) Symmaque, V Ep., 85 : « Netnpe Miiiervae tibi soleinne de scholis
notum est, ut fere memores sumus etiam procedente aevo puerilium feriarum.
Ad eum diem convictum tibi paramus, agrestibus holusculis e partum, quia
luxuries offendit Deam soieriam. »
Horace, Ep., II, 2, 192 :
Ac potius, puer ut festis, quinquatribus olim.
Juvénal, Sat., X, 115 :
Incipit optare, et totis quinquatribus optât,
Quisquis adhuc uno parcam coiitasse Minervam.
Cf. Jahn, Berichte der Sachs. Gesellsch. d. Wiss. Philol. Hist., Cl. 1856, p. 295
et s. — Pour les détails voyez Marquardt, Privât. Leben, I*, p. 92 et s.
2) Varron, De re rust.; III, 2, 18 : « Quin simul proaiiseris Minerval. »
3) Ov., Fastes, 817 :
Pallade placata lanara moUire, puellae,
Discilis et planas exonerare colos ;
Illa etiam stantes radio percurrere telas
Erudit, et varum pectine denset opus.
4) Ibid., 831 :
Hanc cole, qui maculas laesis de vestibus aufers.
5) Varron, l. l., VI, 17 ; « Quinquatrusmiausculae dictae Juniae Idusabsimi-
336 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
pour leur banquet dans le temple du Capitole. Celte corporation
était d'ailleurs une des plus puissantes de Rome.
Dans la dernière période de la République, ce qu'on honore
sous le nom de Minerve, c'est purement et simplement la déesse
grecque Athêna. Pompée lui éleva un temple qui s'adresse en
réalité à la divinité grecque de la Victoire, Athêna Niké.
Auguste' en fonda un autre à côté de son forum Julien, où
c'était Y Athêna Boulaia qui était honorée sous le nom latin : Mi-
nerva.Wlni incendié et rebâti par Domitien". Celui-ci a d'ail-
leurs considéré Minerve comme sa divinité préférée, et il s'est
même déclaré son fils. Il lui bâtit deux autres temples dans
Rome, l'un à Minerve Chalcidica, et l'autre entre le forum Julien
et le forum de la Paix. L'empereur Gordien fonda des jeux en
l'honneur de Minerve.
Les images que nous avons de la déesse Minerve sont toutes
copiées des Grecs. On avait aussi emprunté aux Grecs la légende
du Palladium'; elle était conservée dans la famille Ôlqs Naiitii (\\i\
se prétendait d'origine troyenne.
La forme étrusque du culte de Minerve nous la représente
comme une divinité céleste qui lance la foudre. Il y avait une
litudine majorum, quod libicines lum feriali vagantur per urbem et conveniunt
ad aedem Minervae. »
Ov., Fastes, VI, 651 :
Et jam quinquatrus jubeor narrare minores
Nunc ades ô! coeptis, flava Minerva, meis.
Censorinus, De die nat., Xll, 2 : « Nain nisi grata esset immorlalibus deis
(musica)...non tibicinibus...esselpermissuiri... vesciinCapitolio... (I,p.l66,n.2),
aut quinquatribus minusculis, id est ides idibus Juniis, urbem veslitu quo
vellent personalis temulenlisque pervagari. »
Plutarque, Q. B., 55 ; Ala xt xaî; 'lo-jviatç elSo'i; Trepcévat ôéSoxat toTî aù),Y)Tav;
TYlv 7tô).iv è(j8?,xaç yoyvatxsîa; çopoOvTa;.
1) Mommsen, Bull., 1845, p. H9 : « Descriptum et recognitum ex tabula
aenea, quae fixa est Romae in muro posl templum divi Augusti ad Minervam, »
Becker, Rom. Alterlh., I, p. 454.
2) Suétone, Domit., IV : « Celebrabat et in Albano quotannis quinqualria
Minervae » ; et XV : « Minervam quam superstiose colebat. »
Cf. Becker, Rom. Alterth., I, p. 336.
3) Il n'y a pas lieu de s'arrêtera la légende rapj-ortée par Denys (I, 33) qu^
rattache le culte de Minerve à la prétendue colonie arcadienne du mont Pala-
LES DIVINITÉS FÉMININES DU CAPITULE 337
catégorie des phénomènes qu'on avait attribués spécialement à
Minerve et qu'on appelait ???«nz<6/V7e ?nmervales' . TiteLive (VII, 3)
dit aussi que la Minerve étrusque aurait été une déesse de l'ima-
gination et des arts. Mais cela paraît être surtout vrai de FAthêna
grecque. Il semble que ce soit en Etrurie que Minerve ait été la
patronne des joueurs de flûte.
Quelles étaient les épilhètes sous lesquelles la divinité était
connue? On l'appelait Cabardiacensis*, ce qui paraît être un
nom de localité. On l'appelait Capta^, sur le mont Coelius; Chal-
cidica^^ du nom d'un de ses temples : le Qualcidicum; Medica^,
ou Memor% la déesse de la guérison ou du souvenir. Le nom de
la Minerve Berecy?itia ou Paracentia'' est emprunté à une mon-
tagne de Phrygie, mais la déesse qu'on honore sous ce nom n'a
rien de commun avec la vraie Minerve. C'est la divinité phry-
gienne qu'on appelait la Grande Mère : Ma.
La raison pour laquelle on a rapproché les deux cultes, c'est
probablement que les légendes grecques représentaient Athêna
ou Minerve comme née directement du cerveau de Jupiter; la
tin. On sait en effet par lui que l'origine de cette fable fut un rapprochement
par calembour des mots Pallas, Palatin et Pallantion (ville d'Arcadie).
1) Serv., Ad Aen., XI, 259 : « Graecos tempestate aequinoctio vernali,
quando manubiae minervales, i. e. fulmina, tempeslates gravissimas como-
vent. ))
MuUer, Etr., IV, p. 50.
2) Bortolotti, Bull. dell. Ist., 1867, 219.
Orelli, 1423.
3) Ov., Fasses, III, 837:
Parva licet, videos Captae delubra Minervae
Jordan, Topog., II, p. 255.
^) Denys, LI, 22 : xô t£ 'AO^ivaiov xo XaXxtôtxbv wvoiAadfilvov.
5) Gicéron, De Divin., II, 59 : « Et sine medico medicinam dabit Minerva. »
Jordan, Topogr., II, p. 130.
Orelli, 1426.
6) Friedlander, Barslell. a. d. Sitteng., III, p. 575.
Orelli, 1428.
7) Saint Augustin, Civ. Dei., Il, 4 : « Berecynthiae malri omnium. »
Orelli, 1432 : .< Minerva dein Berecynlia et corrupte Paracentia in saxis qui-
busdam eadem est cum Magna Maire Deum Ideae. »
Mommsen, Corpus I. G. C, 1538 à 1542.
23
338 BEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Grande Mère, étant elle-même regardée comme n'ayant pas de
mère, fut assimilée à Minerve.
Il y a une autre divinité qu'on propose d'identifier avec Minerve,
c'est Nerio. Celle-ci est, dans la mythologie sabine, l'épouse de
Mars*. L'identification avecMinerveaété faite assez fréquemment
dès l'antiquité, et on racontait alors que Nerio était le nom qu'a-
vait pris la déesse en passant de la condition de vierge à celle de
femme. Il y a, en eiîet, d'assez nombreux documents qui attestent
cette identification. Sur un coffret de Préneste on voit Minerve
prenant soin de Mars enfant; ce qui impliquerait des rapports tout
différents de ceux qu'on signale entre Nerio et Mars. Il ne
semble pas d'ailleurs qu'il y ait grande importance à attacher
à ce rapprochement. Nerio est une déesse sabine qui a sa physio-
nomie distincte; l'objet d'art qu'on cite peut parfaitement être
d'origine grecque et, par conséquent, ne prouverait rien. Et le fait
même que les uns envisageaient Nerio comme étant Vénus ou
Aphrodite, tandis que les autres l'identifiaient avec Minerve,
prouve bien qu'il ne s'agit là que d'un rapprochement conjectural
et nullement d'une identité certaine.
En somme, si nous faisons abstraction des cultes étrangers
acclimatés à Rome dans la période finale de la République et
sous l'Empire, en des temps où l'antique religion nationale était
disparue sous les surcharges du syncrétisme hellénique et oriental,
nous constatons qu'il existait à Rome quatre centres du culte de
Minerve. Le plus ancien temple paraît avoir été celui du Capitole.
Il s'en trouvait un autre sur VAventin\ en outre, une chapelle au
pied du mont Coelius qui était dédiée à Minerve Capta, et enfin
sous le vocable de Minerva Naiitia* il existait un culte de Minerve
1) Schol. Ilor. Ep., II, 2, 209 : « Maio mense religio est nubere, et idem
Martio, in quo de nuptiis habito certamine a Minerva Mars victus est, obtenla
virginitate Minerva Nerine est appeilata. »
Lydus, De Mens., IV, 42 : xr, nph ôéxa xa^avSpcôv 'ATipO.iwv xaOxpao; aâh'Kiyyoi
xai xtvr)(Tt; twv o7t).wv xa\ Tt(jLa\ "Apso; xai Neptvrji; Geôc; oCrto iv] SaSivwv y\u>a<yr\
Ttpo(jaYop£'j[i£VY)ç • f|V YjÇto'jv slvat ttjv 'A6r)vàv r^ t-?)v 'Açpoôt'xi^v • vsptvY) yàp Y) àvôpîa
èffX!, xa\ vÉpwvaî xouç àvôpsiou; o\ Saêîvot xaXoOaiv.
Cf. Rhein. Mus. f. Philologie, XXX, p. 222 et s.
Klausen, Aeneas, II, p. 747.
2) Denys, VI, 69, explique comment la MineniaNautiaîni assimilée à Ai/tena
Polias.
LES DIVINITÉS FÉMININES DU CAPITULE 339
desservi par la gens des Nautii^. Ce qui fait l'importance de ce-
lui-là, c'est que c'est à lui que se rattache la légende du Palladium.
Il est difficile de la considérer comme d'orig^ine latine. Notre
étude nous conduit à constater que ni le culte gentilice des
Nautii, ni celui de Minerva Capta dont nous ne savons à peu près
rien, ne peuvent fournir d'indications sur le caractère primitif du
culte de Minerve capitoline.
Il est plus délicat de définir les rapports de ce culte avec celui
dont la déesse était l'objet dans son temple du mont Aventin.
Ils ont probablement réag-i l'un sur l'autre, et, bien qu'on puisse
supposer qu'à l'origine ils étaient radicalement distincts, on ne
peut le démontrer.
La question a son importance, puisque c'est surtout dans le
culte de TAventin que Minerve parait sous les traits d'une déesse
des arts, et particulièrement de la musique. Elle offre ainsi avec
la déesse grecque Athcna une ressemblance marquée qui expli-
que l'assimilation faite de bonne heure entre elles.
Dans le peu que nous savons de la Minerve capitoline, il se
trouve cependant quelques détails sur une cérémonie qui peut
éclaircir la nature du cuite primitif de Minerve, savoir : la plan-
tation du clou sacré. On plantait ce clou dans le mur droit du
sanctuaire de Jupiter Capitolin, mur qui séparait ce temple de
celui de Minerve *. La cérémonie avait lieu d'abord tous les ans,
le jour anniversaire de la consécration du temple du Capitole,
c'est-à-dire le jour des ides de septembre. Ce jour était en même
temps celui de la grande fêle des jeux romains : ludi romani\
1) Serv., Ad Aen., II, 166 : « Minervae sacra non Julia gens habuit sed Nau-
liorum. «
Ihid., V, 104 : « Nautiorum familia Minervae sacra retenebat. «
Festus, p. 178 • « Nautiorum familia a Troianis oriunda est : Namtuit eorura
princeps Nantes, qui Romam detulit simulacrum aeneum Minervae, cui postea
Nautii sacrificare soliti sunt. Unde ipsa quoquedea Nautia vocabatur. »
2) Titus Livius, VII, 3 : « Fixa fuit dextro lateri aedis Jovis Optimi Maximi ex
qua parte Minervae templum est. «
Cf. Mommsen, Mm. Chronol., p. 175 et s.
3) Cic, In Vcrr., V, 14 : « Mihi ludos antiquissimos, qui primi romani sunl
nominati, maxiraa cum dignitate ac religione Jovi, .Junoni, Minervaeque esse
faciendos. »
340 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
et c'était ce jour-là que les consuls entraient en fonctions au
début de la République romaine. Celui qui plantait le clou était
le mag-istrat suprême delaRépublique : quipraetormaximus sit ^ .
Cet usage paraît avoir été emprunté aux Etrusques, comme
beaucoup d'autres du culte capitolin. En effet, à Vulsinii*, la
capitale de la confédération étrusque, on plantait chaque année
un clou sacré dans le temple de la déesse Nortia ». Ce clou ser-
vait à compter les années '.
Il semble qu'on y attachât une certaine idée de fatalité irrévo-
cable. Car on a un miroir étrusque' sur lequel l'imminence de
la mort du héros est exprimée par ce fait que la Parque Atropoy,
plante au-dessus de sa tèle un clou. L'expression même de fixer,
qui est passée dans notre langue pour exprimer les décisions et
événements sur lesquels il n'y a plus à revenir, nous vient du
latin et de l'habitude que ceux-ci avaient d'exprimer par ce sym-
bole les faits irrévocables ^ L'origine de cette expression remonte
Gic, De Bep., II, 20 : « eunHem primum ludos maximos, qui romani dicli
sunt, fecisse accepimus. »
Titus Liv., I, 35 : « Mansere ludi romani magnique varie appellati. »
FesLus, p. 122 : « Magnos ludos romanosappeliabant, quos in honorem Jovis,
quem principem deorum putabant, faciebant. »
Pseudo-Ascon., p, 142 : « Romani ludi sub regibus inslituti sunt magnique
appellati, quod magnis impensis dati. »
Cf. Mommsen, Rhein. Mus., XIV, 1859, p. 79 et s., et R6m. Forschungen,
II, p. 42 et s.
1) Titus Liv., VU, 3 : « Lex vetusta est priscis litteris verbisque scripta, ut
qui praetor maximus sit, idibus septembribus clavum pangat. »
2) Titus Liv., VII, 3: «Voliiniis quoque clavos indices numeri annorum fixos
in templo Norliae Etruscae deae comparere diligens talium monumentorum
auctor Cincius affirmai, »
3) Juvénal, Sat. 74 : « Si nursia Tusco favisset. »
Tertull., Apolog., 24 : « Volsiniensium Nursia. »
Mùiler, Etr., 11"^, p. 54, cite l'inscription suivante : « Nortia te veneror lare
cretus Volsiniensi. >■<
4) Festus, Ep., p. 55 : « Clavus annalis appellabatur qui figebatur in parietibus
sacrarum aedium per annos singulos, ut per eos numerus colligeretur annorum. »
5) Gerhard, Spiegcl, Etr., I, p. 176; III, p. 169.
Horace, Carm., T. 35, 18 : « clavos trabales».
Corssen, Spr. cl. Elr., I, 830.
6) Gic, In Verr., V, 21 : «Ut hoc beneficium, quemadmodum dicitur clavo
Irabali figeret. »
LES DIVI>'1TÉS FÉMININES DU CAPITOLF. 341
à l'emploi du métal el des clous pour sceller et consolider des
édifices, au lieu de poser simplement des poutres les unes sur
les autres, comme dans les cabanes primitives.
En somme, la plantation de ce clou était, soit un symbole de
décisions arrêtées pour l'année à vciiir, choix des magistrats,
calendrier, etc., soit encore un symbole de la fixité du culte capi-
tolin et de l'adhésion de l'Etat aux dieux officiels. Dans la pre-
mière hypothèse, on s'expliquera très bien l'importance qu'avait
pour la chronologie cette opération. Elle fut confiée d'abord aux
consuls ; mais, à partir de la création de la dictature, le dictateur
étant le premier dans la hiérarchie et le vrai praetor maximus,
c'est à lui qu'il fut réservé de planter le clou sacré.
Il en résulte que l'opération n'eut plus lieu tous les ans. Elle
devint exceptionnelle; on y eut recours en particulier dans les
moments de crises. Ainsi, l'année où les plébéiens, après leur
sécession, se réconcilièrent avec les patriciens, on fut persuadé
que cette cérémonie avait beaucoup contribué à raffermir l'Etat
romain. On lui attribua, dans un autre cas, la fin d'une peste*.
Dans les siècles suivants, on prit l'habitude d'avoir recours au
clou sacré pour remédier aux calamités exceptionnelles, en par-
ticulier contre une autre peste, l'année où fut découverte et jugée
une grande affaire d'empoisonnement qui excita une terreur géné-
rale*. Dans tous ces cas on nomma un dictateur spécialement
chargé de planter le clou sacré dans le temple du Capitole {Dic-
tât or clavi figendicaussa).
Il ne faut pas confondre l'ancien usage, d'origine étrusque,
de la plantation annuelle du clou avec ces cérémonies exception-
Pétrone, 71 : « Nosti, quod semel destinavi, clavo tabulari fîxum est. <i
Plante, Aalnar., T, ni, 4 : « Fixus hic apud nos animus tuns clavo cupi-
dinis. »
Eschyle, Supp., 90/ : lûv 5' è;p-(îXr3toTai Topcoç yôiJ.cpo; SiapiTiàÇ wç (asvs'.v àpapQ-
Tw;.
Preller, Myth. il., 1, p. 259.
1} Titus Liv., VII, 3 : « Repetitum ex seniorum memoriadicitur pestilentiam
quondam clavo ab diclatore fiixo sedatatn, Ei religione adductus senatus dic-
tatorem clavi figendi caussa dici jussit. »
2) Titus Liv., VIII, 18 : « Matronasque ea venena coquere dictatorem figendi
caussa creari placuit, »
342 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
nelles. Celles-ci paraissent plutôt tirer leur origine des super-
stitions populaires sur les mauvais esprits et les intluences
démoniaques auxquelles on attribuait les maladies. En effet, on
croyait pouvoir s'en préserver en les fixant à l'aide d'un clou, et
cet usage était répandu dans la vie privée. Pline* en a parlé en
indiquant bien que l'on pensait que l'influence maligne restait
immobilisée, fixée à l'endroit où on avait planté ce clou. Jalin''
a également traité cette question des clous magiques dans
son mémoire sur Le mauvais œil\ A l'époque de l'Empire romain,
Auguste, qui reprenait toutes les vieilles traditions, décida
qu'au moment de la sortie de leur charge les censeurs plante-
raient un clou dans le temple de Mars Vengeur.
Au point de vue du culte de Minerve, ce qui nous intéresse
dans cet usage, c'est de constater son origine étrusque. Nous
avons vu, en effet, que Minerve elle-même ressemble par bien
des caractères à une divinité étrusque. C'est un argument de
plus en faveur de cette origine.
III
Si nous acceptons cette hypothèse qui a pour elle une grande
vraisemblance, et si nous admettons que, sous le nom d'une divi-
nité latine de la mémoire, c'est un culte étranger qui fut introduit
à Rome par les Tarquins, nous ne devons pas oublier que l'Etrurie
méridionale était, dès cette époque, hellénisée, et que les auteurs
s'accordent avec les monuments artistiques pour affirmer la fré-
quence des relations entre les cités du nord du Tibre et celles de
la Grèce. Il y aurait donc tout lieu de croire que le culte et la
1) H'ist. Nat., XXXIII, 63 : «. Clavum ferreum deQgere in quo loco pri-
inurn caput fixent corruens morbo comitiali absolutorium ejus mali dicitur. »
2) Paru dans les Comptes rendus de V Académie de Saxe de l'année 1855,
p. 107, Leipzig.
3) Citons aussi la suggestive étude de M. Gaidoz, publiée au t. VII de la Rt-
vue de l'Histoire des Religions (1833 : Deux parallèles; Rome et Congo). Il y
relate un certain nombre de faits analogues dans divers pays, depuis l'Europe
jusqu'au Congo. Il suppose que l'on enfonçait un clou, ou une épingle, dans
le corps de l'idole, afin de faire pénétrer sa prière dans le corps même de la di-
vinité.
LES DIVINITÉS FÉMmiNES DU ("APITOLE 343
légende de Minerve renfermaient dès ce temps au moins une partie
des caractères helléniques qui finirent ultérieurement par effacer
les autres.
La triade capitoline fut installée dans son temple avec le con-
cours des haruspices et l'emploi des rites étrusques. Do ces trois
personnages, deux, avons-nous vu, représentent le génie mas-
culin et le génie féminin protecteurs de l'Etat; le troisième affir-
merait catégoriquement le caractère de FEtat nouveau où se
confondaient les populations d'origine diverses. Dans l'ignorance
des raisons qui ont guidé les Tarquins pour le choix de Minerve,
on peut supposer que leur famille avait pour cette déesse une
vénération particulière et la considérait comme une patronne,
de même qnela. GeîisJulia, fondatrice de l'Empire romain, vénérait
spécialement Vénus.
Les Tarquins, qui avaient été arrêtés dans leurs réformes poli-
tiques par des résistances religieuses qu'ils n'avaient pas pu
briser, ont donné à l'État nouveau qu'ils s'étaient efforcés de
constituer une nouvelle religion politique, et paraissent y avoir
fait place à une divinité gréco-toscane (Minerve) pour des raisons
qui nous sont inconnues et sur lesquelles nous ne pouvons
qu'émettre des conjectures très générales.
Maurice Zeitlin,
REVUE DES LIVRES
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Bibliothèque de l'École des Hautes-Études. — Sciences
religieuses, VU volume. — Études de critique et d'his-
toire. — Deuxième série, publiée far les membres de la Section des
sciences religieuses à V occasion de son dixième anniversaire. 1 vol.
gr. in-8, de xiv-400 pages. Paris, Leroux, 1896.
La Section des sciences religieuses à l'École des Hautes-Études vient
de célébrer le dixième anniversaire de sa fondation par la publication
d'un nouveau volume qui atteste la vitalité ainsi que l'utilité de son en-
seignement. C'est une série de travaux originaux qu'ont fournis ses
maîtres de conférences et directeurs d'études, chacun dans l'ordre de
matières qu'il s'est chargé d'enseigner.
M. Amélineau {Les coutumes funéraires de l'Egypte ancienne com-
parées à celles de la Chine) relève, dans les usages funéraires des deux
pays, ainsi que dans leurs croyances relatives à la vie posthume, cer-
taines analogies, qui deviennent toutefois moins surprenantes si l'on ob-
serve qu'elles se retrouvent encore chez bien d'autres peuples et qu'elles
peuvent parfaitement s'expliquer sans recourir à l'improbable hypothèse
de relations préhistoriques ; l'auteur a d'ailleurs soin d'ajouter qu'il
n'entend nullement nous imposer cette dernière conclusion.
M. L. Marinier [Le caractère religieux du tabou mélanésien) conclut
d'une étude fort complète sur la curieuse institution du tabou que, si
elle a une portée sociale et juridique par les prohibitions qu'elle impose,
elle a toujours une origine religieuse ou magique, soit qu'elle ait pour
but d'interdire certains contacts réputés impurs, soit qu'elle tende à pro-
téger la propriété contre tout empiétement. Si elle reçoit parfois une
sanction pénale, c'est que les violations du tabou e.xposent à la colère
divine non seulement leurs auteurs, mais encore l'ensemble de la
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 345
tribu ; toutefois, quand la croyance s'affaiblit, la sanction reste, main-
tenue par la coutume, et ainsi se dégage lentement l'idée du droit.
M, Sylvain Levi [Les donations religieuses des rois de Valhahi) ana-
lyse, d'après les documents de l'époque, le.« donations faites, du vi*= au
VIII® siècle de notre ère, par les souverains de ce petit royaume hindou
ou plutôt rajpoute, en faveur des communautés brahmaniques, bouddhi-
ques et jainas, avec un éclectisme que l'auteur rappelle n'être pas rare
dans rinde préislamique.
M. Alfred Foucher [Les scènes figurées de la légende du Bouddha)
fait ressortir les services que rendent les plus anciennes sculptures du
bouddhisme pour l'intelligence des légendes qui se sont groupées autour
de la personne et de l'enseignement du Bouddha; il montre en même
temps les divergences qui, dans cette représentation de la vie hindoue
aux premiers siècles de notre ère, distinguent l'école dite classique du
Gandara ou du Nord-Ouest et l'école indo-perse à laquelle on doit les
bas-reliefs de Bharhout et de Sanchi.
M. Hartwig Derenbourg(Z,*? poète anté-islamique Imrou ou '1-Al-Kais)
se demande si le nom d'Al-Kais ne serait pas emprunté à un dieu qu'il
rapproche du Zeùç y.âjicç, le Baal adoré par les Syriens sur le mont Ca-
sius.
M. Maurice Vernes [La source des livres historiques de la Bible),
tout en rendant justice aux efforts consciencieux de la critique contem-
poraine pour déterminer l'apport des différentes époques dans les livres
historiques de la Bible [Juges, Samuel, Rois), expose les raisons qui lui
font croire à un remaniement de documents antérieurs opéré sous la
Restauration dans un but d'instruction et d'édification.
M. A. Sabatier [Note sur un vers de Virgile) développe la thèse que
la prédiction relative à la fin ou plutôt à la rénovation du monde — at-
tribuée par Virgile, dans sa J V' Eglogue à un poète « cuméen » —
pourrait bien provenir d'un poème sibyllin, de source juive ou judœo-
alexandrine, rapporté à Rome par les commissaires du sénat qui avaient
été chargés sous Scylla de recueillir en Orient tous les fragments de la
littérature sibylline.
M. Eug. De Faye [L'influence du Timée de Platon sur la théologie
de Justin Martyr) prend une position intermédiaire entre ceux qui ne
veulent voir dans Justin Martyr qu'un philosophe, chrétien de nom, et
ceux qui le considèrent comme le type des esprits chrétiens du temps ;
en réalité, Justin semble avoir profondément subi l'influence des écrits
de Platon relatifs à la théodicée et à la morale, notamment du Timée
346 REV[IE DE l'histoire DES RELIGIONS
dont il adapte les idées et même les expressions à la conception chré-
tienne de la Divinité, de la matière, de la création, etc.
M. Albert Réville [La christologie de Paul de Samosats) reconstitue
l'intéressante physionomie de cet évèque unitaire du iii^ siècle, adop-
tien d'avant l'adoptianisme, qui, déposé par une réunion d'évèques, fut
maintenu par sa congrégation à la tête de l'Église d'Antioche jusqu'au
jour où le bras séculier de l'empereur païen Aurélien donna raison à ses
adversaires;, pour le motif que leur doctrine était conforme à celle des
évèques de Rome et d'Italie, incident instructif dans l'histoire de la genèse
du catholicisme papal.
M. F. Picavet [Abélard et Alexandre de Haies ^créateurs de la méthode
scolastique) démontre qu'après Abélard, Alexandre de Haies est le véri-
table créateur de la méthode scolastique ou du nom qu'il a donné à cette
méthode, la forme sous laquelle elle a été ensuite pratiquée par ses adep-
tes, y compris saint Thomas.
M. A. Esmein {Le serment des inculpés en droit canonique) s'attache
à prouver les origines canoniques du serment de dire la vérité imposé
aux inculpés dans l'ancien droit pénal.
M. Jean Réville [L'instruction religieuse dans les premières commu-
nautés chrétiennes) établit, surtout d'après Justin Martyr, l'Épître dite
de Barnabas et la Didachê, que les instructions données aux néophytes
des deux premiers siècles consistaient non dans un enseignement dog-
matique, mais dans une sorte de préparation morale, à laquelle, pour
les milieu» judseo-helléniques, venait se joindre la justification de l'atti-
tude assumée par le christianisme vis-à-vis de l'Ancienne Loi.
M. Léon de Rosny ( ^ne ^ranc^e lutte d'idées dans la Chine antérieure
à notre ère) met en regard les thèses soutenues par les écoles respectives
de Meng-tse, de Siun-tse, de Yang-tse et de Meh-tse sur la question de
savoir si la nature de l'homme est en elle-même bonne, mauvaise ou
mixte, controverse qui, en Chine plus qu'ailleurs, a profondément in-
fluencé la science de l'éducation et du gouvernement.
M. A. Berthelot [Vidée de la MoTpa dans les épopées homériques) sou-
tient que la Moira des poésies homériques n'a pas le caractère d'une
personnalité physique, ni d'une fatalité absolue à laquelle les dieux
mêmes ne pourraient se soustraire, mais plutôt la portée d'une force
morale;, d'une règle naturelle que les dieux ont pour mission d'exécuter
et à laquelle ils se conforment, en quelque sorte, par raison d'État; c'est
le rôle de la coutume dans la société; c'est aussi, création caractéristique
du génie hellénique, l'idée de loi dans la science.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 347
M. J. Deramey {La vision de Gorgorios, un texte éthiopien inédit,
étude d'eschatologie) traduit et commente une curieuse description du
ciel et de l'enfer, d'après un manuscrit abyssin qu'il croit avoir été
rédigé, postérieurement au xiii" siècle, par un écrivain de la tribu des
Fellachas, juifs émigrés en Abyssinie dès les premiers siècles de notre ère.
M. Aurèle Quentin (Aa religion d^Assourbanipal, 667-647 av. notre
ère) reconstitue, d'après les textes et les monuments, le culte, tant privé
que public, que le dernier des grands rois assyriens rendait aux dieux
du panthéon assyro-babylonien, particulièrement à la déesse Istar.
Enfin M. Georges Raynaud [Quelques mots sur les panthéons de
l'Amérique centrale et sur leurs rapports avec le panthéon mexicain]
s'efforce de démêler les origines et la signification des éléments qui for-
maient les panthéons des anciennes races semi-civilisées de l'Amérique
centrale et du Mexique.
L'assemblage de ces articles fait un peu songer, si l'on me passe la com-
paraison peut-être irrévérentieuse, à une carte d'échantillons, mais
d'échantillons qui sont en même temps d'excellents signes représenta-
tifs et de la valeur de l'enseignement donné dans chaque cours et de la
portée même de l'organisme qui les embrasse. L'unité du volume est
dans la préface, où le Président de la Section, M. Albert Réville, donne
l'historique de l'institution et, après avoir fait valoir les services qu'elle
a rendus, rappelle non sans un certain orgueil — parfaitement justifié
du reste — qu'elle constitue une organisation sans analogue jusqu'ici,
en ce qu'elle réunit d'une façon permanente, dans un commun effort
pour réaliser l'étude purement scientifique des religions, des esprits re-
levant des cultes les plus divers et même n'appartenant à aucune société
religieuse définie.
G. D'A.
Marian Roalfe Cox. — An introduction to Folk-lore. —
Londres, D. Nutt, 1895, in-8, xv-320 pages.
Les livres dès maintenant classiques de MM. Tylor, Lang, Fraser,
Hartland, etc. constituent pour tous ceux qui font delà mythologie com-
parée et des traditions et pratiques populaires l'objet spécial de leurs
études d'inappréciables instruments de travail, mais ce sont des œuvres
de longue haleine qui demandent à être lues à loisir, et la plume à la
main. Un livre manquait en ce domaine, un livre court et plein, alerte-
348 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
ment écrit, où une érudition solide et sûre se dissimulât sous l'élégante
bonne humeur du style et qui pût servir à ceux qui ne sont point initiés
à cet ordre de recherches, à s'orienter dans cet inextricable labyrinthe
de faits d'origine, de signification et de physionomie diverses, que l'on com-
prend sous la dénomination commune de folk-lore. Ce livre à l'usage
du grand public lettré, ce livre destiné à faire comprendre avec précision
aux hommes d'étude et de pensée, mais qui sont demeurés étrangers à
cette discipline particulière, quel intérêt peut s'attacher à l'examen mi-
nutieux des contes et des coutumes populaires et ce que nous doit en-
seigner sur le passé de la race humaine leur comparaison avec les
croyances et les pratiques des sauvages actuels, M"" M. Roalfe Cox.
qu'avait déjà fait connaître un travail magistral de littérature comparée
sur les diverses versions de l'histoire de Cendrillon ', nous l'a donné et
sous la forme la plus heureuse et la plus agréable qui se puisse trou ver.
Il y a cependant sur la manière même dont M"e Cox a conçu son livre
quelques réserves à faire. Elle ne le destinait pas aux spécialistes, à
ceux qui font métier d'étudier le folk-lore et les coutumes religieuses
et sociales des non-civilisés et il lui a semljlé que le public auquel elle
s'adressait n'avait que faire de références bibliographiques, aussi n'a-
t-elle pas mis une seule note au bas des pages et n'a-t-elle indiqué que
d'une façon très vague les sources où elle a puisé; parfois même, on ne
sait ni à quel pays ni à quel temps appartient une tradition ou une légende
qu'elle cite; elle s'est contentée de faire suivre son livre d'une liste de
19 ouvrages ou collections d'ouvrages que pourront consulter, dit-elle,
ceux qui désirent pousser plus loin ses études. Mais il semble que
M"e Cox se Eoit trompée sur la catégorie de gens à laquelle doit aller son
ouvrage; le grand public, le public des gens d'affaire et des oisifs, le
feuillettera d'un doigt distrait, s'arrêtant çà et là à quelquehistoire ou quel-
que trait de mœurs qui apparaîtra piquant ou singulier. Ceux qui le li-
ront jusqu'au bout, ce sont des littérateurs, des historiens, des psycho-
logues, des théologiens peut-être qui se réjouiront de trouver condensés
en un court volume des faits et des idées, qui s'espaçaient trop au large, pour
le temps assez restreint dont ils disposent, dans les grands ouvrages d'où
M"e Cox a extrait les principaux matériaux de son élégant volume. Or
ce sont gens qui aiment la précision, qu'un fait n'intéresse qu'à demi
1) Cinderella. 345 Variants ofCinierella, Catskln and Cap 0' Rushes, abstrac-
ted and tabiilated, wilh a discussion of médiéval analogues and notes. Londres,
D. Nuit, 1895, in-8o, lxxx-535 p.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 349
s'ils ne savent d'où il vient et pour lesquels c'est devenu un réel besoin
que toute affirmation soit accompapinée d'une preuve ou d'une tentative
de preuve; ils ont le sentiment que les folk-loristes comme les historiens
ont affaire à des documeats de très iné.zale valeur et lorsque nulle source
n'est indiquée, ils se demandent si l'auteur n'a pas voulu soustraire ainsi
à toute possibilité de critique les faits dont il se sert pour construire son
argumentation. Pour ce public-là, il fallait des notes; M. Lang l'avait
bien compris, lorsqu'il publia en un court volume la traduction fran-
çaise de l'article qu'il avait consacré à la mythologie dcns VEncyclopœdia
Bntannica. Et M^^^ Coxa bien eu le vague sentiment que ce n'était point
au monde des oisifs qu'elle s'adressait, sans quoi elle n'eût pas fait sui-
vre son livre d'un aussi copieux index qu'on pourrait offrir en modèle à
tous les folk-loristes et qui ne présente guère d'intérêt qu'aux gens qui
voudront sa servir de cet ouvrage comme d'un instrument de travail plus
maniable que les grands recueils de faits dont nous parlions tout à
l'heure. Or pour qu'on pût réellement l'employer à cet usage, il faudrait
que l'indication de la source fût donnée pour la plupart des faits ou du
moins celle du livre (Tylor, Frazer, etc.) où la source originelle est men-
lionnée. Les dimensions de l'ouvrage de M^'^ Cox en eussent été un peu
accrues, et c'est là ce qu'elle a voulu éviter, mais son utilité et sa valeur
en eussent été singulièrement augmentées. Au reste et malgré qu'elle
en eût le dessein, M^« Cox est trop habituée à la pratique des méthodes
de l'érudition, pour avoir écrit un simple livre de vulgarisation : sa
brève revue des principales croyances et pratiques, qui sont encore au-
jourd'hui celles des peuples non civiliséset qui se survivent à elles-mêmes
dans les traditions et les coutumes populaires de l'Europe, est marquée
d'un très net caractère scientifique et il eût sufli de quelques notes au
bas des pages pour transformer cet aimable essai sur le folk-lore en un
utile et commode outil pour les recherches de cet ordre.
Dans une assez longue introduction, M''^ Cox s'est tout d'abord donné
pour tâche de mettre en lumière les analogies frappantes qui existent
entre les rites observés par les sauvages actuels et les croyances qui s'y
traduisent d'une part, et certaines pratiques d'autre part, qui sont en-
core aujourd'hui en usage chez les peuples civilisés et dont le sens, fort
obscur pour ceux mêmes qui y sont restés attachés, ne s'éclaire que par
ces rapprochements ; les exemples sont heureusement choisis et, même
après les beaux chapitres consacrés par M. Ed. B. Tylor à la loi le sur-
vivance, ces pages se lisent avec plaisir et profit : elles renferment d'in-
téressants détails sur les bons et les mauvais présages, les pratiques de
330 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
sorcellerie, les procédés en usage pour se préserver du mauvais œil et
des charmes dangereux, l'emploi des silex taillés et des formules ma-
giques écrites comme amulettes, la médecine populaire et les divers pro-
cédés de divination, les nombres heureux et néfastes, les mariages célé-
brés aux mois de mai, la baguette divinatoire, etc. Mais pourquoi
M"« Cox rapporte-t-elle sans donner aucune indication qui permette de
l'attribuer à un lieu et à un pays déterminés une très intéressante lé-
gende destinée à expliquer pourquoi la possession de plumes de paon
cause le malheur et la mort de celui qui en apporte en sa maison? Il
serait fort utile cependant d'être informé, si c'est là une légende vrai-
ment populaire ou seulement une ingénieuse fiction imaginée par un
poète. M'is C. raconte aussi (p. 11) une bien singulière anecdote à pro-
pos du cachet de Napoléon III; elle a un caractère légendaire, et l'auteur
aurait rendu un vrai service aux amateurs de curiosités historiques en leur
laissant savoir à quelle source il l'a puisée ; je doute fort qu'elle soit en-
tourée de beaucoup de garanties d'authenticité.
Le chapitre i est consacré à l'étude delà conception que se font de l'âme
les peuples non civilisés; le chapitre ii, à celle des pouvoirs surnaturels
attribués aux animaux, du totémisme, du culte des animaux et des plan-
tes, des relations de parenté et d'alliance entre les animaux et l'homme ;
le chapitre m, à la classification et au développement des diverses puis-
sances surnaturelles; le chapitre iv, à V « autre monde », aux manières
diverses dont les peuples sauvages ou barbares se représentent le pays
des morts ; le chapitre v, à la magie, et le chapitre vi enfin, aux mythes et
aux contes populaires.
Sur tous ces points, c'est-à-dire, sur la mythologie, la vie religieuse
et sociale presque entières des peuples non civilisés, M^^^ Cox apporte
des informations précises et variées et qui toutes servent à jeter quelque
lumière sur des pratiques et des croyances encore vivaces aujourd'hui
dans notre Europe et que nous ne comprenons plus; la plupart des faits
qu'elle cite sont des faits connus de tous ceux qui s'occupent de cet
ordre détudes, mais elle leur donne par la manière dont elle les pré-
sente et dont elle les groupe une signification et une valeur nouvelles et
il y aura un réel profit même pour les spécialistes à lire ce substantiel
et élégant petit livre.
Que quelques observations nous soient cependant permises : M"c Cox
écrit, p. 39, que le sauvage le plus grossier est plus voisin du singe an-
thropoïde que de l'homme civilisé ; c'est là une proposition à laquelle il
est impossible de souscrire à quelque point de vue que l'on se place ;
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 351
anatomiquement, elle est insoutenable ; sociologiquement,elle n'est guère
plus aisée à défendre : les Andamènes ni les Australiens ne sont à un
niveau de civilisation très élevé, leurs institutions sociales cependant
ont déjà une complexité qui différencie très nettement les groupements
qu'ils forment des sociétés animales, ébauches lointaines des sociétés
humaines. Mais psychologiquement la thèse est d'une inexactitude plus
flagrante encore : les plus grossiers des sauvages parlent, et on par-
vient souvent à leur enseigner les premiers éléments des connaissances
usuelles, à leur apprendre à lire, à écrire, à calculer. Ce ne sont pas
choses qu'il soit aisé d'enseigner aux singes.
M"* Cox tend à faire des visions, des rêves la source unique de
la croyance des sauvages à l'existence d'une âme, séparable du corps et
qui lui survit, d'un « double » qui donne à l'être qu'il habite le mouve-
ment et la vie (p. 39-41). Que les phénomènes du rêve aient joué dans
le développement de l'idée de l'âme un rôle considérable, c'est là ce
qui n'est point douteux, mais c'est une simplification hardie et vrai-
ment un peu trop facile que d'y vouloir tout ramener. La mort qui laisse
pendant quelques instants du moins le cadavre inaltéré et immobile
cependant, inerte, devait suffire cependant à suggérer à l'homme l'idée
que le corps devait être mu et animé par quelque chose de différent de
lui, et il était naturel que, ce quelque chose, il se lefî.gurât à l'image de
ce qu'il connaissait des autres et de lui-même, c'est-à-dire précisément
du corps. Ce n'est pas au reste toujours sous forme humaine, mais aussi
sous forme animale, que les sauvages se sont représenté l'âme ; c'est là une
conception qui a survécu inaltérée dans bon nombre de légendes de notre
pays d'Europe. Les apparitions des rêves ne peuvent permettre d'en saisir
la genèse qui deviendra intelligible au contraire, si l'on songe aux pou-
voirs mystérieux dont les non-civilisés investissent les animaux; la mort
apparaîtrait alors comme la fuite hors du corps de l'animal qui le meut.
M^'* Cox consacre au reste quelques pages fort intéressantes à ces
croyances relatives à la forme de Tâme et aussi aux migrations tempo-
raires de l'âme, à ses voyages loin du corps où elle a sa demeure coutu-
mière, à son grand voyage aussi jusqu'à la terre lointaine où n'abordent
pas les vivants ; il faut noter particulièrement les détails qu'elle donne
sur les souliers des morts et les objets qu'on dépose dans les tombes
pour servir aux défunts le long de la route qui conduit à l'autre monde.
L'explication qu'elle propose (p. 66) des traces de trépanation consta-
tées sur des crânes trouvés dans des sépultures préhistoriques est très
séduisante, mais elle demeure bien sujette à caution et nulle pratique
352 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
actuellement en usage ne fournit un fondement solide à cette idée que
Ton ouvrait ainsi une sorte de porte dans le crâne pour permettre à
un esprit malfaisant de s'échapper.
C'est encore une hypothèse invérifiable, mais très séduisante celle-là,
que d'expliquer la croyance, commune à tous les sauvages, à la faculté
de certains hommes de se changer en animaux par une extension ana-
logique de l'idée qu'avaient dû créer dans l'esprit de nos lointains an-
cêtres ces métamorphoses naturelles dont le monde des oiseaux, des in-
sectes et des plantes, fournissait à leur instinctive curiosité d'innombrables
exemples. Et à son tour, cette conception des transformations possibles
des hommes en animaux et des animaux en hommes, aboutit à la croyance
que « le double » d'un homme peut venir habiter le corps d'un animal ou
que dans ce corps peut se réincarner l'àme d'un parent mort : ce serait
sur cette base que se serait construit ce vaste système de concepts et de
pratiques qu'on désigne sous le nom de totémisme. Il nous parait évi-
dent, comme à M'^'' Cox, que le totémisme implique nécessairement
l'idée d'une certaine affinité et parité de nature entre ces animaux et
les hommes, mais les rapports qui existent à l'origine entre le totem et
les membres du clan totémique ne sont pas, à notre avis, des rapports de
filiation, ce sont plutôt, ainsi que Robertson Smith a cherché à l'établir,
des rapports d'alliance et de protection mutuelles. L'idée de filiation toté-
mique est, à nos yeux, une idée de formation secondaire et dont la ge-
nèse peut être attribuée à une extension analogique des concepts qui
s'appliquaient à une autre catégorie de puissances surnaturelles, les
divinités ancestrales. La nécessité pour le chasseur d'obtenir par des
cérémonies expiatoires le pardon de l'animal totem qu'il a tué n'implique
pas l'existence d'une idée de filiation, d'autant que ces pratiques propi-
tiatoires sont usitées même à l'égard d'animaux qui ne sont pas le totem
de celui qui les a tués, mais que leur utilité, leur force ou leur férocité
fait considérer comme particulièrement divins.
M'^" Cox assigne à l'habitude de dépo.ser les morts sur les sommets,
l'origine de la croyance qui fait considérer le ciel comme le séjour des
morts (p. 179 et seq.), mais il faut bien reconnaître que c'est une idée
qui se retrouve en bien des régions où cette pratique n'est pas usitée, et,
comme elle, l'idée que M"^ Cox considère comme un acheminement vers
la conception de la demeure céleste des morts, l'idée que les esprits ha-
bitent les hautes montagnes inaccessibles.
C'est aussi à l'habitude « à' enterrer les morts » que M"® Cox rattache
la conception de THadès, du monde souterrain des esprits, à l'idée que
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 353
le mort doit rejoindre ses ancêtres, la croyance très fréquente « chez
les peuples migrateurs » qu'il faut faire une longue route, pour attein-
dre a ce lointain pays ; des obstacles de toutes sortes encombrent cette
route et ce sont ceux-là même que la tribu a rencontrés, sur le chemin
qu'elle a suivi pour parvenir à la contrée où elle s'est fixée. Ce sont encore
ici des objections de même ordre qui se présentent; il n'y a pas tou-
jours corrélation exacte entre le mode de sépulture et la conception
qu'un peuple se fait de l'autre vie, les tribus insulaires placent aussi
souvent sous les eaux leur paradis que dans une terre lointaine. Les peu-
ples migrateurs localisent assez souvent sous la terre le séjour des morts.
Je ne sais enfin si l'on peut réellement assigner l'origine de la concep-
tion de ces mille dragons fabuleux dont l'image a hanté la conscience de
nombre de peuples à un ressouvenir obscur de ces animaux disparus dont
les ossements fossiles nous ont permis de reconstituer la forme. La chose
est possible, mais elle est moins certaine sans doute que ne se plaît à le
dire M"* Gox avec une hardiesse d'affirmation, qui lui est assez habituelle
et qui surprend chez un écrivain, habitué aux méthodes de la critique,
et qui doit savoir combien sont hypothétiques tous les essais d'explication
que nous pouvons tenter et comme il est de scientifique sagesse en
ces matières de dire presque toujours « peut-être », de s'en tenir le plus
souvent à suggérer une interprétation, à la proposer comme concevable
et possible.
En ce qui concerne la diffusion des contes, M"* Gox s'est montrée le
plus éclectique du monde et a fait sa part à chacune des théories qui
sont en lutte les unes contre les autres.
L. Marillier.
Van Hoonagker. — Nouvelles études sur la Restauration
juive, après l'exil de Babylone. — Grand in-8, vii-311 pages.
Paris, Leroux, 1896.
L'auteur de l'ouvrage que nous annonçons, professeur à l'Université
de Louvain, a consacré, depuis quelques années, une série d'études fort
remarquées à l'époque de la Restauration juive. Il a surtout cherché à
prouver que les chapitres vii-x du livre d'Esdras, qui racontent l'arri-
vée d'Esdras à Jérusalem, avec une colonie d'exilés, la septième année
d'Artaxerxès, se rapportent au règne d'Artaxerxès II et non d'Artaxer-
xès P% comme on l'avait généralement pensé. Ges chapitres trouveraient
donc leur place après le livre de Néhémie et non pas avant. Ge point de
354 REvrF. DE l'histoire des religions
vue a rencontré de nombreux contradicteurs. Le savant professeur de
Louvain a donc cru devoir reprendre encore une fois l'examen de tous
les problèmes soulevés à ce sujet. C'est ainsi qu'est né notre livre et cela
explique le titre qu'il'porte : Nouvelles Hudes sur la Restauration juive.
Ce sont surtout les travaux de M. Kosters, le successeur du regretté
Kuenen à l'Université de Leyde, qui ont provoqué l'apparition de cet ou-
vrage. Dans un opuscule, — publié en hollandais, il y a deux ans, et
traduit, dès l'année suivante, en allemand, — où il s'occupe également
de la Restauration juive, ce savant bouleverse et transforme grandement
le contenu des livres d'Esdras et de Néhémie. Il nie d'abord le retour des
exilés sous le règne de Cyrus et place le premier retour de ce genre au
temps de Néhémie. Les principaux arguments qu'il fait valoir en faveur
de sa manière de voir sont les suivants : Aggée et Zacharie ne font pas
la moindre allusion au retour de l'exil, mais l'attendent pour les temps
futurs; les parties à'Esd. v. s. qui attribuent à Cyrus la reconstruction
du temple de Jérusalem et font supposer le retour des exilés, sont des
additions postérieures, aussi peu dignes de foi que le premier chapitre
de ce livre; Esd. u et Néh. vu, 6-73, qui paraissent renfermer la no-
menclature des Juifs revenus de l'exil sous Cyrus, nous fournissent, au
contraire, celle des membres de la communauté juive du temps de
Néhémie ; enfin Esd. iv, 6-23, qui suppose le retour d'un nombre im-
posant d'exilés sous Artaxerxès P'', est dénué de tout caractère historique.
M. Kosters applique la même critique novatrice à la période d'Esdras et
de Néhémie. Tandis qu'on a généralement admis jusqu'ici que les prin-
cipales parties du livre de Néhémie se suivaient dans leur véritable ordre
chronologique, que les douze premiers chapitres se rapportaient au pre-
mier séjour de Néhémie à Jérusalem et le dernier seul à son second
séjour, notre savant prétend que nous ne sommes guère renseignés, sur
le premier de ces séjours, que dans Nék. i, 1-vii, 5 et que, pendant le
second séjour, eut successivement lieu ce qui est relaté dans Néh. xiii,
4-31, puis dans ix s. et enfin au chapitre viii. Pour le moment, nous
faisons abstraction à' Esd. vn-x, que M. Kosters combine, à sa façon, avec
ces morceaux.
M. van Hoonacker, dans son nouvel ouvrage, reprend toutes ces ques-
tions. Il expose les vues contraires aux siennes, qui ont été récemment
exposées à ce sujet, principalement celles de M. Kosters, et s'applique à
les réfuter ensuite par une étude très détailléeet approfondie. Nouspensons
que sa réfutation est généralement victorieuse, mais qu'il veut quelque-
fois trop prouver. C'est ainsi qu'il défend l'historicité de tout le contenu
ANALYSES ET C03IPTES RENDUS 3oo
d'Esd. 1 et 11!, où il y a pourtant une série de données aussi peu dignes
de foi que tant d'autres qui émanent du même écrivain sacré, c'est à-
dire du Chroniste. Puis il maintient le point de vue traditionnel sur le
Code sacerdotal, d'après lequel ce serait un vieux document. De là cer-
taines faiblesses de son travail. Voici un exemple de ce genre, que nous
tenons à relever pour montrer comment le point de vue de notre auteur
peut être défendu par la critique moderne.
M. Kosters, pour soutenir qu'il n'y a pas eu de retour de l'exil sous la
conduite de Zorobabel et de Josué, comme le disent de nombreux textes
des livres d'Esdras et de Néhémie, n'est pas seulement obligé de nier
l'historicité de ces textes, mais de prétendre aussi que ces deux hommes
n'ont jamais été en exil et que le premier n'est pas un descendant de
David. M. van Hoonacker répond avec raison, touchant le dernier point,
que jamais les prophètes Aggée et Zacharie n'auraient pu considérer Zo-
robabel comme le futur roi d'Israël, s'il n'avait pas appartenu à l'an-
cienne famille régnante de Juda et que, par conséquent, il doit être né
en exil, où tous les membres survivants de cette famille furent emmenés
par Nébucadnetsar, et revenu de là en Palestine. Il argumente beaucoup
moins bien pour établir la même chose touchant le grand prêtre Josué.
Dans ce but, il cherche à prouver que la souveraine sacrificature est une
vieille institution isïaélite, que Josué était donc un descendant des an-
ciens grands prêtres de Jérusalem et qu'il doit être né en exil, où les
membres survivants de la famille du souverain sacrificateur furent né-
cessairement entraînés, après la ruine de Jérusalem. Cet argument ne
peut nullement convaincre les partisans de l'école critique moderne,
parce qu'ils n'admettent pas qu'il y ait eu des souverains sacritîcateurs
avant l'exil.
Suivant nous, voici ce qu'il aurait fallu répondre, sous ce rapport, à
M. Kosters : Josué, le premier vrai grand prêtre de la communauté
juive, a nécessairement appartenu à l'une des premières familles sacer-
dotales de l'ancienne Jérusalem, parce que, après l'exil, tout prêtre juif
était obligé de se légitimer par une généalogie régulière {I\é/i. vu, 64 s.);
et, comme les principaux prêtres de Jérusalem furent également tués ou
emmenés en e.\il, Josué appartenait nécessairement à une famille de
déportés et dut revenir de la captivité, pour exercer la suprême sacrifi-
cature au second temple ; cela est d'autant plus probable que, pendant
l'exil, nous ne trouvons pas, dans la Judée, la moindre trace d'un sacer-
doce organisé. Parmi les exilés, au contraire, se forma une école sacer-
dotale très importante; nous le voyons par le livre d'Ézéchiel, par le
356 REVDE DK l'histoire DES RELIGIONS
Code sacerdotal et par l'activité d'Esdras^ ce scribe et prêtre, revenu de
laBabylonie, à la tète d'une colonie juive. On sait que, dans le Code sa-
cerdotal, émanant de cette école, le grand prêtre joue un rôle éminent ;
c'est donc aussi à cette école que le grand prêtre Josué doit s'être formé ;
en partant de là, il est permis d'admettre que les nombreux textes des
livres d'Esdras et de Néhémie qui déclarent que Zorobabel et Josué sont
revenus de l'exil, à la tête d'une colonie juive, reposent sur une tradi-
tion historique et ne sont nullement controuvés^ comme le voudrait
M. Kosters.
M. van Hoonacker aurait aussi pu faire valoir en faveur de sa manière
de voir l'argument suivant : Aggée et Zacharie présentent Zorobabel,
leur contemporain, comme le futur roi glorieux d'Israël, comme le Messie ;
ils croyaient donc imminente l'inauguration du règne messianique; c'est
ce qu'ils n'auraient pas pu faire, si aucune colonie importante n'était
encore revenue de l'exil, si tous les Juifs déportés avaient encore été
captifs, au moment où ils parlaient, parce que tous les prophètes de l'exil
et surtout le second Ésaïe avaient relevé, avec insistance, la coïncidence du
retour des exilés et de l'inauguration du règne messianique ; ils ont,
par contre, pu considérer d'autant plus facilement Zorobabel comme le
nouveau et glorieux roi d'Israël, prédit et attendu depuis longtemps, s'il
a réellement été le chef de la première et importante colonie juive re-
venue de l'exil.
Considérons maintenant l'opinion favorite de M. van Hoonacker^ qui
lui a déjà fait prendre plusieurs fois la plume et qui occupe encore une
large place dans son nouveau travail, savoir que les quatre derniers cha-
pitres du livre d'Esdras se rapportent à la septième année d'Artaxerxès II
ou 398 avant notre ère et non à l'an 7 d'Artaxerxès I^'" ou 458. Cette
opinion, que notre auteur cherche à défendre avec tant de ténacité, est-
elle réellement fondée? Nous ne le pensons pas. Kuenen déjà a fait va-
loir les principales raisons qui plaident contre elle. Nous croyons devoir
les reproduire brièvement ici.
Dans Es,d. x, 6, il est dit qu'Esdras se retira dans la chambre de Jo-
chanan, fils d'Éliaschib. Van Hoonacker prétend que ce Jochanan était
un descendant et successeur du grand prêtre Éliaschib, qui occupa la
souveraine sacrificature du temps de Néhémie, et que, par suite, le fait
relaté dans le texte en question trouve sa place plus tard seulement.
Mais il est peu probable que le personnage mentionné fût un grand
prêtre, sans cela on n'aurait pas manqué de le dire. Et, comme le nom
de Jochanan et celui d'Éliaschib se rencontrent fréquemment chez les
ANALYSES ET COMPTES RENDrS 3.^7
Juifs, à l'époque de la Restauration, il n'y là aucun point d'appui solide
pour la théorie de M. van Hoonacker. Celle-ci se heurte en outre contre
une série de difficultés. Esdras joue un rôle important, à côté de Néhé-
mie, dans plusieurs récits de Néh. viii-xii et il paraît jouir d'une grande
autorité. Gela s'explique sans peine, si Esd. vii-x, qui rapporte le re-
tour de ce scribe, à la tête d'une colonie juive, et les mesures prises par
lui contre les mariages mixtes, est à sa place naturelle, mais non si tout
cela est à placer 60 ans plus tard. Comme il y a un espace de 47 ans
entre le commencement du gouvernement de Néhémie en Judée, où
Esdras est déjà un personnage important, et la septième année d'Arta-
xerxès II, ce scribe aurait nécessairement été, à cette dernière date, un
vieillard fort âgé et peu propre à jouer le rôle qui lui est attribué dans
Esd. vii-x. Si ces chapitres sont à placer après le livre de Néhémie on
est étonné de ne pas y trouver la moindre allusion aux mesures prises^
du temps de Néhémie, contre les mariages mixtes, dont ces chapitres
s'occupent néanmoins le plus. Dans Esd. vii-x figurent un assez "-rand
nombre de personnes qu'on retrouve dans le livre de Néhémie. Cela s'ex-
plique sans peine, si les deux relations se rapportent à peu près au
même âge, mais non s'il y a un grand intervalle entre les événements
relatés de part et d'autre. Nous voyons par Esd. viii, 15-20 que, lorsque
Esdras partit de la Babylonie pour revenir à Jérusalem, aucun lévite ne
voulut le suivre. Cela est naturel, si la position des lévites était encore
précaire, comme du temps de Cyrus, où nous voyons aussi revenir une
foule de prêtres et fort peu de lévites [Esd. ii, 36-40; ISék. vu, 39-43).
Si, au contraire, nous plaçons le retour d'Esdras après le temps de Né-
hémie, où des mesures furent prises pour améliorer le sort des lévites
[Néh. X, 38 ss.; xiii, 10-13), on ne s'explique plus la conduite mentionnée
des derniers. Dans Néh. viii, le peuple exprime le désir qu'Esdras apporte
le livre de la Loi, pour en donner lecture. Quoi de plus naturel si, an-
térieurement, ce scribe est revenu à Jérusalem en possession de ce livre
comme le raconte Esd. vu? Mais il n'en est pas de même, si ce dernier
fait n'arriva que plus tard. Dans Esd. iv, 12, des fonctionnaires perses
de la Transeuphratène parlent à Artaxerxès l^<', vers la vingtième année
de son règne, des Juifs qui, de chez lui, sont arrivés à Jérusalem et qui
rebâtissent cette ville. Cela paraît être une allusion au retour d'Esdras
et de sa colonie, qui doit donc avoir eu lieu la septième année du rè'^ne
de ce roi (Kuenen, Gesammelte Abhandlungeti, p. 239 ss.).
Après cette réfutation en règle, M. van Hoonacker, loin de s'avouer
battu, a publié une réponse à l'adresse de son contradicteur, où il main-
358 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
tient sa manière de voir et cherche à la justifier par de nouveaux argu-
ments. M. Kosters, dans le travail mentionné, montre, à son tour^ que
le point de vue du professeur de Louvain est intenable devant les nom-
breuses objections qu'il soulève. Malgré cela, M. van Hoonacker revient
à la charge, dans son nouvel ouvrage. Nous avons examiné avec soin tout
ce qu'il dit à ce sujet et nous n'aurions pas de peine à réfuter ces pages,
si notre compte rendu n'était pas déjà trop étendu. D'ailleurs, ce serait
peut-être peine perdu, parce que nous nous trouvons ici, paraît-il, devant
un parti-pris. Ce parti-pris ne serait-il pas dicté par Tintenlion d'enle-
ver à la critique moderne sa base d'opération, en ébranlant la position
d'Esdras. Nous sommes presque porté à le croire. Car notre auteur, tout
en critiquant M. Renan du scepticisme qu'il répand sur ce sujet, con-
sacre pourtant, lui aussi, les dernières pages de son ouvrage à montrer
avec complaisance combien la tradition juive s'est plu à grandir fausse-
ment la personne d'Esdras et à lui attribuer une foule de mérites ou
d'œuvres imaginaires. Et ailleurs on voit combien il en veut à la criti-
que moderne de considérer le Code sacerdotal comme un document de
basse époque.
Nous regrettons cette tendance de l'ouvrage que nous venons d'analyser,
mais non pas à vrai dire pour les résultats de la critique indépendante,
qui gagnent chaque jour plus d'adhérents et qui reposent sur une base
assez solide pour n'avoir rien à craindre de l'opposition de M. van Hoo-
nacker. Nous la regrettons pour lui-même, et cela d'autant plus que,
dans son travail, il nous a fourni beaucoup de pages excellentes, qui
renferment des observations aussi justes que fines. Il nous a produit
l'impression qu'il y a en lui l'étoffe d'un historien et d'un exégète de va-
leur. Il se distingue fort avantageusement d'un grand nombre d'autres
écrivains français, qui, au lieu de se livrer à des études patientes et mi-
nutieuses^ indispensables dans ces matières, croient pouvoir trancher ces
problèmes complexes et souvent obscurs par des généralités ou des phrases
sonores. Mais sa faiblesse semble être qu'il croit devoir maintenir, en
somme, les idées traditionnelles sur l'histoire sainte et qu'il est un peu
trop enclin à faire flèche de tout bois pour atteindre son but. Malgré cela,
il y a tant de bonnes choses dans son livre qu'on ne saurait le lire sans
fruit. Pour notre part, nous l'avoi^s lu, d'un bout à l'autre, avec inté-
rêt et avec profit. Et nous en remercions bien sincèrement l'auteur.
C. PlEPENBRING.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 359
F. RoBiou, correspondant de l'Institut. — L'état religieux de la
Grèce et de l'Orient au siècle d'Alexandre, en deux
Mémoires présentés à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. —
I. La Grèce, la Tlirace, et l Asie-Mineure, les PrtHudes du sxjncré-
tisme (1"'^ série des Mémoires, tome X, l""*^ partie), 1893. — IL Lea
Régions syro-baby Ioniennes et l'Eran [ibid., 2° partie), 1895. — Paris_,
Imprimerie nationale, librairie Klincksieck.
Ce sont deux éludes substantielles et copieuses que les deux Mémoi-
res présentés par feu M. Robiou à la docte compag'nie dont il était le
correspondant. On trouve dans la première un aperçu raisonné et ri-
cliement documenté de l'évolution de la religion hellénique en Europe
et en Asie dans les temps qui précédèrent les conquêtes d'Alexandre et
qui furent marqués déjà par une tendance toujours plus prononcée au
syncrétisme, c'est-à-dire à la fusion, pour ne pas dire à l'amalgame in-
cohérent, des mythes, des cultes et des divinités de l'Orient avec la re-
ligion hellénique occidentale.
Il est clair que, l'impulsion étant déjà donnée^ la pénétration mutuelle
de l'Occident et de l'Orient, conséquence des conquêtes macédoniennes,
devait favoriser puissamment les progrès du syncrétisme. En cela nous
sommes tout à fait du même avis que M. Robiou. Il a raison de signaler
dans les temps antérieurs à Alexandre ce qu'il appelle les préludes du
syncrétisme. Nous nous demanderions même s'il en reconnaît suffisam-
ment l'extension déjà grande. Mais est -il une seule mythologie polythéiste
qui se soit développée par une autre méthode? En Grèce avant Alexandre,
pour ne citer que les faits les plus saillants, les mythes d'Héraclès et
d'Aphrodite supposent un mélange prolongé, datant de loin, des mythes
maritimes de la Syro-Phénicie et de la légende hellénique. Le culte
de Dionysos s'est amplifié en s'ouvrant aux mythes asiatiques qui se
rattachent aux noms de Bacchos, de Iakkos, de Zagreus et de Sabazios.
Démêler ressemble toujours plus à la Grande Mère du Pont et de la
Phrygie. Les fêtes d'Adonis se sont transportées des bords de l'Oronte
en Syrie sur les plages de l'Attique. En Asie même les Grecs avaient fait
du syncrétisme, probablement sans s'en douter. Ils avaient donné le
nom d'Artémis à la célèbre statue d'Ephèse représentant une femme
debout, les jambes enserrées dans une gaine, le buste nu et couvert d'une
prodigieuse quantité de mamelles, la Diane d'Ephèse.
C'était évidemment une déesse nourricière, une variante de la Grande
Mère asiatique; peut-être née elle-même bien longtemps auparavant d'un
360 REVUE DE l/rtlSTOlRE DES RELIGIONS
mélange de celle-ci avec une déesse-lune sémitique. Elle présentait en
effet plus d'une analogie avec l'Astarté syro-phénicienne, dont les re-
présentations parvenues jusqu'à nous exagèrent ordinairement les orga-
nes sexuels, surtout ceux qu'on peut dire maternels. Il faut donc que
le penchant au syncrétisme fût déjà bien fort pour qu'on eût l'idée d'i-
dentifier la nourrice exubérante d'Ephèse avec la chaste et sévère chas-
seresse des monts d'Arcadie. Il est à croire que ce fût l'Artémis taurique,
différente elle-même à bien des égards de l'Artémis arcadienne, mais
déesse lunaire aussi_, qui servit de transition.
M. Robiou fait remarquer à ce sujet et à propos d'autres phénomènes
du même genre, combien peu la croyance religieuse en Grèce était fixée.
Rien chez elle ne ressemblait à un dogme. Elle était idoine^ comme
disaient nos pères, à s'enrichir de toute sorte de mythes et de rites exo-
tiques. M. Robiou me fait l'effet de s'en étonner un peu plus qu'il ne le
devrait. Il en fut de même à Rome. La mythologie romaine, si pauvre à
l'origine, n'a revêtu quelque ampleur qu'en s'annexant dee divinités
qui lui étaient primitivement étrangères et dont la plus curieuse fut cette
Cybèle ou Cybèbe ou Grande Mère, qu'on alla chercher en si grande
pompe à Pessinonte vers la fin des guerres puniques. En Gaule et même
en Germanie l'esprit latin fit aussi les identifications les plus singulières.
En un mot, dans les religions polythéistes, l'incohérence et la contra-
diction ne choquent pas les adorateurs. Nous pensons que M. Robiou est
dans le vrai quand il fait dériver ce penchant à adopter des divinités
nouvelles, sans abjurer pour cela le culte des anciennes, du caractère
très utilitaire et très ritualiste de ces religions. On était continuellement
poussé à chercher des rites plus efficaces au point de vue de la protec-
tion, de la réussite, de la guérison des maladies, que ceux dont on s'était
servi jusque-là et dont la réputation s'usait avec le temps. Ne pourrait-on
pas signaler de nos jours encore, bien que sur une échelle plus réduite,
des phénomènes ressemblant beaucoup à celui-là?
Je ne pense pas que l'idée d'un tel rapprochement ait jamais effleuré
la pensée de M. Robiou. Bien que l'ensemble des deux Mémoires se
renferme habituellement dans les limites d'une érudition indépendante
et puisée à d'excellentes sources, on peut remarquer assez souvent l'indice
des arrière-pensées qui influent de temps en temps sur ses jugements.
11 voit trop facilement des marques de dégénérescence, d'altération, de
corruption d'une vérité primitive dont la pureté céleste a été ternie par
les erreurs et les faiblesses morales de l'homme. On devine aisément
quelle est la théorie dont tacitement il entend réserver les droits. Là où
ANALYSES ET COIMPïES RENDUS 361
il voit des débris d'un monothéisme primitif, nous verrions, quant à
nous, les premiers linéaments d'un monothéisme futur. Mais n'enta-
mons pas en ce moment cette grave question et qu'il nous suffise d'avoir
signalé ce côté quelque peu diplomatique de son savant travail.
Le second Mémoire, où il est traité des religions syro-phénicienne,
babylonienne et éranienne, nous semble inférieur au premier comme va-
leur scientifique. L'auteur se débat assez péniblement au milieu des pro-
blèmes posés par l'étude de ces religions, en particulier de la religion
mazdéenne. Ses conclusions sont flottantes. Il est ou paraît être complè-
tement étranger à la critique de l'Ancien Testament qui aurait pu sur
plus d'un point lui fournir des lumières utiles. Il attache à des expres-
sions, dont il nous est si difficile de déterminer le sens rigoureux
— à supposer qu'elles en eussent un — des significations philosophi-
ques, métaphysiques, dont il est bien à présumer que ceux qui les em-
ployaient ne se doutaient guère. Par exemple, il n'admet pas qu'un
simple prince puisse se dire c( engendré de Dieu ». Une telle expression
suppose, à son avis, qu'il ne s'agit pas d'un prince, mais d'un être su-
périeur, d'un dieu. N'a-t-il donc jamais lu le Ps. II, 7 ou II Sam. \u,
14? Ne s'est-il pas rappelé les prétentions d'Olympias, mère d'Alexandre,
ni celles de son fils après sa visite au sanctuaire d'Ammon? Et les
Asiates du iv* siècle avant notre ère avaient-ils sur la « génération divine »
des notions comme celles qui huit siècles plus fard armaient les uns
contre les autres les partisans d'Athanase et ceux d'Arius?
Ces critiques toutefois ne nous empêchent pas de reconnaître les qua-
lités solides de ces deux Mémoires. Leur lecture peut rendre service à
ceux qui s'occupent des sujets traités, et il faut regretter que la mort
nous ait privés du concours qu'un savant modeste et laborieux tel que
M. Robiou apportait à nos études de prédilection.
Albert Réville.
Sanday and Headlam. — A critical and exegetical commen-
tary on the Epistle to the Romans. — T. and T. Clark,
Edinburgh, 1895, 450 p.
Aux services qu'ils ont déjà rendus aux études d'exégèse biblique, en
Angleterre, les éditeurs T. et T. Clark d'Edimbourg se proposent d'ajou-
ter un autre plus important encore que les précédents. Ils vont publier une
série de commentaires sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testa-
362 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
ment. Les commentateurs devront s'inspirer des principes de la critique
scientifique et écarter de leur interprétation toute préoccupation confes-
sionnelle ou ecclésiastique. Des noms comme ceux de MM, Cheyne,
Driver, Davidson, Briggs, Plummer, dont la collaboration est promise,
sont une garantie de fidélité à cet excellent programme.
Quatre volumes de la nouvelle série ont déjà paru et parmi eux celui
que nous signalons'.
L'introduction débute par une revue sommaire de l'état de Rome et
de la condition des Juifs dans la capitale aux environs de l'an 58, date
probable de la composition de l'Epître aux Romains. Les auteurs abor-
dent ensuite toutes les questions qui se traitent habituellement dans une
introduction. Ils exposent successivement leurs vues sur l'origine de
rÉglise de Rome, sur sa composition, sur les circonstances qui ame-
nèrent l'apôtre à lui écrire, sur le plan de sa lettre, sur les particularités
de sa langue,, sur l'étal du texte, etc. On ne saurait être plus complet.
Le commentaire lui-même est conçu sur un plan méthodique qui pa-
raît excellent. Toute l'épître est divisée en paragraphes qui correspon-
dent aux développements successifs de la pensée de l'apôtre. En tête de
chaque paragraphe, il y a un sommaire qui indique l'enchaînement
général des idées; c'est la charpente de l'édifice. Vient ensuite une para-
phrase abondante qui met en saillie chaque détail et marque les nuances
de la pensée ; c'est le gros œuvre. Une série de notes savantes destinées
à expliquer les principales difficultés du texte en achèvent l'interpréta-
tation.
Enfin, intercalées aux endroits convenables, se trouvent des études
très complètes des principales idées dogmatiques de l'épître.
Dans tout commentaire de documents bibliques, il y a une partie phi
lologique et une partie dogmatique. D'une part, on étudie tout ce qui a
trait au texte, à la langue, à la grammaire, et d'autre part, on expose les
doctrines ou idées de l'auteur. Dans toute la partie philologique, MM. San.
day et Headlam se montrent supérieurs; ils se meuvent dans ce domaine
avec l'aisance que donne une compétence spéciale; n'appartiennent- ils
pas, d'ailleurs, à ces grandes écoles anglaises où les études linguistiques,
notamment celles qui touchent à l'antiquité gréco-latine, sont poussées
si loin ?
1) Driver, Deuteronomy .
Gould, Saint Mark.
Moor, Judges.
ANALYSES ET COMPTE=> RENDUS 363
Nos ailleurs ont fait du texte de l'Épitre aux Romains une étude fort
attentive. Les variantes qu'il présente sont loin d'offrir le même intérêt
que celles du texte des Evangiles et des Actes. Elles ne laissent pas,
cependant, d'être instructives. Dans le chapitre de leur introduction
qu'ils ont consacré au texte de l'épître, MM. Sanday et Headlam ont
forcément élargi le cadre de leur étude. Celle-ci constitue une excellente
contribution à la critique du texte des épîtres en général. On y trouve,
outre l'ordinaire classification des manuscrits et des anciennes versions, un
exposé complet des dernières recherches dont s'est enrichie la paléogra-
phie du Nouveau Testament. On paraît s'engager actuellement dans une
voie qui promet d'intéressants résultats. On choisit de petits groupes de
deux ou trois manuscrits qui présentent des affinités réelles et on les
soumet à une minutieuse comparaison. On est parvenu ainsi, pour citer
un seul exemple, à prouver que le Sinaiticus et le Vaticanus ont eu
très anciennement un commun ancêtre, lequel proviendrait vraisembla-
blement de la bibliothèque de Pamphile etd'Eusèbe à Gésarée. Voilà un
résultat fort intéressant.
En ce qui concerne le texte des Romains, nos auteurs inclinent à
accorder au Vaticanus (B) une autorité plus grande qu'on ne le fait habi-
tuellement. Voici quelques exemples. Dans iv, i, ils proposent d'omettre
avec B sûpYjxivai, dans viii, 24 d'adopter la leçon du Vaticanus : o yàp
^Xir.v,, v.q èXxiÇsc, enfin dans xvi, 27, toujours d'après B, de biffer l'em-
barrassant 0), etc. \ Les considérations que font valoir MM. Sanday et
Headlam à l'appui sont à méditer! L'objection, c'est qu'en général les
leçons de B sont trop simples et unies. Ne sont-elles pas dues au désir
d'aplanir les difficultés du texte"?
Nos auteurs ont accordé beaucoup d'attention aux particularités de la
grammaire et du vocabulaire de saint Paul. Ils ont relevé la parenté
marquée qu'il y a entre la langue des LXX et celle de l'apôtre. Pour le
sens de certains mots, ils ont mis à contribution les écrits juifs extra-
canoniques, tels que les Apocryphes, les Apocalypses, etc. L'épigraphie
leur sert aussi à éclairer plus d'une forme grammaticale en apparence
irrégulière. C'est ainsi qu'ils expliquent iooX'.oujav (m, 13), iWo-^(a-x,_
(v, 13, Wescott et Hort), titZi^noz, (ix, 16). Pour être plus complets,
ils auraient pu donner aussi l'explication des formes â^eSi^v (iv, 5,
Tisch, cf. cuYYsvi^v A, xvi, 11), c'axô'.prjao) (ix, 15), c vwxoç au lieu de xc
1) Ce sont d'ailleurs les leçons que Wescott et Hort ont adoptées dans leur
édition du texte.
36 i REVUR DE l'histoire DES RELIGIONS
vwTov (xi, 10), 5'.w/.o[j,£v au lieu de^iw/tot^-ev (xiv, 19, l'isch.), viy^vav au
lieu de ■^syi'ioiT. (xvi, 7). A propos de cette dernière leçon pourquoi
MM. S. et H. lisent-ils ytyô-^y.ai'^ Quelle est leur autorité *> La vraie le-
çon est du consentement de tous yÉYOvav (TescA., VF. et H. Voir Schmiedel,
8o édition de la Grammaire de Winer, p. 113). Pourquoi n'en font-ils
même pas mention?
Excellent au point de vue philologique, le commentaire de MM. San-
day et Headlam l'est moins au point de vue de l'exposition des idées
dogmatiques de saint Paul. Celle-ci manque un peu de vigueur et de
netteté. Est-ce le résultat de la collaboration des deux auteurs ? Pour
discuter une variante ou un point de grammaire, qui sont des questions
de faits tout objectifs, il vaut mieux être deux. Mais lorsqu'il s'agit
d'apprécier la pensée d'un homme comme l'apôtre Paul, il y a tout avan-
tage pour la netteté et la vigueur de l'appréciation qu'elle soit entière-
ment personnelle. Elle sera peut-être incomplète, au moins ne sera-t-elle
pas le résultat d'un compromis dejngementsditférentset mêmeopposés.
C'est surtout dans leur conception du plan de l'épitre que se fait sen-
tir le défaut de vigueur et de netteté qui nous frappe chez nos auteurs.
Depuis Baur, on a toujours conçu le plan de l'Epître aux Romains à deux
points de vue différents. Les uns y voient un traité de théologie;, les
autres un écrit de circonstance et de polémique; les uns s'en tiennent
exclusivement à l'interprétation dogmatique de l'épître, les autres vou-
draient en donner une explication tout historique. MM. S. et H. essaient
de concilier ces deux points de vue en les complétant l'un par l'autre. Idée
excellente et louable tentative. Ont-ils réussi? Cela nous parait douteux.
Tout d'abord, n'aurait-on pas dû exposer l'interprétation historique
de notre épitre d'après ses plus récents interprètes? Il n'est pas difficile
de montrer que l'application que Baur en a faite est défectueuse, mais,
depuis Baur, n'a-t-on pas apporté à ses vues des amendements si consi-
dérables que l'interprétation historique de notre épître se présente
actuellement sous un tout autre aspect? Pourquoi MM. S. et H. qui
connaissent le Siècle apostolique de WeizsHcker ne tiennent-ils aucun
compte des remarquables chapitres qu'il a consacrés dans ce livre à
l'Épître aux Romains? M. W. réussit à reconstituer la situation intérieure
de l'Église de Rome au moment où Paul écrivait sa lettre de telle ma-
nière, qu'il est difficile de ne pas être frappé par la vraisemblance du
tableau qu'il en fait. L'épître est vraiment placée dans les circonstances
qui l'ont fait naître. On s'explique ainsi non seulement les préoccupa-
tions générales qui ont dicté à l'apôtre le sujet de sa lettre mais onaper-
ANALYSES ET CO.MPTES RENDUS ' 36.S
çoil aussi les raisons particulières, tirées des faits et de l'état d'esprit
de ses lecteurs, qui font que Paul soulève telle question inattendue, qu'il
ne va pas au delà d'un certain point, ou tourne court pour s'engager dans
une nouvelle direction. L'épilre devient dramatique au plus haut degré.
On voit la forte pensée de l'apôtre aux prises avec ses lecteurs, luttant
pour les convaincre. Dans ce corps-à-corps, elle ne perd rien de son unité
organique, elle obéit toujours à sa logique intérieure, et d'autre part elle
se montre d'une merveilleuse souplesse, excellant à parer à tous les
coups, à écarter toutes les objections, tout en avançant sans cesse vers le
but qu'elle s'est proposé. C'est ainsi que M. W. réussit à concilier les
deux interprétations, celle qui ne voit dans notre épître que le dévelop-
pement de la pensée dogmatique de l'apôtre et celle qui veut qu'elle soit
comme les autres épîtres un écrit de circonstance.
Encore une fois, du moment qu'il s'agissait de montrer l'insuffisance
de l'explication purement historique de notre épître, pourquoi s'en
tenir à Baur ? Pourquoi s'en prendre exclusivement au vieux maître quand
on avait devant soi un disciple tel que M. Weizsiicker? MM. S. et H. ont
voulu être impartiaux et conserver des deux points de vue rivaux ce
qu'ils ont de vrai. La conséquence de cet éclectisme est que, d'une
part, on ne voit pas clairement la marche de la pensée de l'apôtre; l'en-
semble reste obscur et voilé et, d'autre part, on ne saisit plus le lien qui
existe entre elle et les circonstances qui la motivent. La pensée de
l'apôtre apparaît ainsi morcelée, découpée en subdivisions interminables
et sans cohérence interne. Il aurait mieux valu se faire une conception
très personnelle de l'épître et s'inquiéter un peu moins de faire à chacun
sa juste part. Voilà, croyons-nous, la principale lacune d'un commentaire
dont le détail est toujours excellent, et qui donne des paragraphes isolés
une explication généralement claire et heureuse si celle de l'ensemble ne
satisfait pas entièrement.
L'espace nous manque pour entrer dans les détails. Nous aurions plus
d'une réserve à faire. Nous nous contenterons d'une dernière observation.
Pourquoi nos auteurs, qui, dans leur interprétation des termes essentiels
de l'épître tels que oâa-.o;, B'.y.a-.csJvY;, à;j.ap-(a, ne négligent pas de discuter
l'explication qu'en a donnée le théologien Ritschl, tantôt s'appropriant
ses vues (p. 122) et tantôt les combattant (p. 130), ne font-ils aucune
mention des vues non moins intéressantes et plus récentes qu'à émises
M. 0. Pfleiderer sur les mêmes points'? Ce savant critique n'a-t-il pas
1) 0. Pfleiderer, Der Paulinismus, 1890.
366 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
relevé l'analogie qui existe entre les notions qu'expriment les termes
dont il s'agit et les notions correspondantes de la théologie rabbinique?
Ce sont là des vues qu'il valait la peine de discuter.
Malgré les réserves que nous avons dû faire, nous tenons à dire encore
une fois que le commentaire de MM. Sanday et Headlam est l'un des
plus riches et des plus utiles qui existent. Il lait grand honneur à la
science critique anglaise et à la série d'ouvrages que font paraître
MM. T. et T. Clark».
Euûfène de Faye.
Joseph Jacobs. — Barlaam and Josaphat — English lives
of Buddha. — tJdlted nnd induced hij JosephJacobs (Bibliothèque
de Carabas, vol. X). Londres, 1896. û. Nutt.
M. Jacobs a choisi, parmi les versions anglaises de la légende de
Barlaam et Josaphat, le récit inséré par Caxton dans sa Légende dorée,
et un poème anonyme en sept parties publié à Londres en 1783 : l'un
représente la première forme de la légende publiée en Angleterre;
l'autre, insipide et incolore à souhait, atteste la longue popularité des
deux saints outre-Manche. Les deux textes réunis donnent au total
56 pages; l'introduction de M. Jacobs en compte 132. M. Jacobs lui-même
confesse de bonne grâce que l'introduction est la raison d'être du volume ;
comme il avait fait déjà pour les fables de Bidpai, il se proposait de suivre
l'histoire du Barlaam à travers les siècles, les langues et les pays, et il
avait rassemblé déjà une abondante collection de matériaux quand parut
la savante monographie où M. Ernest Kuhn traitait et pour ainsi dire
épuisait le sujet. M. Jacobs ne se découragea pas, et il eut raison. Il
restait encore une utile besogne à accomplir. Le travail de l'érudit
allemand, rédigé sous la forme compacte et touffue où la science germa-
nique aime à s'enfermer, avait besoin d'être transposé à l'usage du grand
public; la plume alerte et humoristique de M. Jacobs excelle à ces adap-
tations. Grâce à lui, les amateurs de folklore en Angleterre et ailleurs
s'orienteront désormais sans peine parmi les problèmes nombreux que
pose le Barlaam : des tableaux synoptiques dressés avec un art ingénieux
et sagement distribués à travers le volume permettent d'embrasser d'un
2) Voir dans la Theologische Literaturzeitimr/ (n° 11, 23 mai 1896) un article
de M. Budde sur ua commentaire des Juges de M. Moore dans la même série.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 367
seul coup d'œilun groupe de faits ou de données (table généalogique des
traductions et des remaniements; généalogie de la parabole des Trois
Cassettes; ordonnance comparée des principales paraboles dans les plus
anciennes versions; la parabole de l'Homme au Puits sous ses divers
aspects).
M. Jacobs a réparti son exposé en cinq chapitres : le Barlaam grec ;
les versions orientales; Barlaam en Inde; les Paraboles de Barlaam; Bar-
laam en Europe. Deux appendices donnent l'analyse comparée de la lé-
gende dans les anciennes versions, et l'analyse des paraboles accompa-
gnée d'une littérature très fournie, sources, imitations, rapprochements.
Si extensive que fût la bibliographie de M. Kuhn, M. Jacobs ne s'est pas
contenté de la reproduire servilement, il a su l'étendre encore et l'enri-
chir. Mais c'est la discussion des origines du livre qui a permis à M. Ja-
cobs de laisser un libre essor à sa fantaisie ingénieuse et de déployer ses
ressources personnelles. M. Kuhn avait cherché à démontrer que l'ori-
ginal de nos Barlaams avait été rédigé en langue pehlvie par un chré-
tien de Perse, simplement à l'aide des traditions orales et sans le secours
d'un texte indien. M. Jacobs repousse cette hypothèse : l'original du
Barlaam, restitué par la méthode comparative, ne laisse pas transparaître
une inspiration théologique ; la recension hébraïque, sur les dix paraboles
supplémentaires qu'elle contient, en a quatre qui se ramènent avec certi-
tude à des originaux indiens. Le Barlaam n'est donc, comme le Kalila
et Dimna, qu'une version en pehlvi d'un texte indien, et datant égale-
ment du règne de Ghosroès ; M. Jacobs connaît même le titre sanscrit de
l'original : Bhagavdn Bodhisattvac ca. Cette fois, M. Jacobs en sait trop,
et les folkloristes avisés se garderont d'introduire dans leurs spéculations
l'invention de leur confrère anglais.
On est un peu surpris de voir, dans ces recherches sur la propagation
et l'altération de la légende bouddhique en Occident à travers le monde
iranien, constamment négliger un facteur qui n'est pas sans importance.
Le bouddhisme avait pris pied de bonne heure en Perse, et il paraît sy
être maintenu jusqu'à une époque tardive. Le roi Açoka-Piyadasi, dans
ses édits, se flatte d'avoir « étendu les conquêtes de la religion chez les
Grecs, dans le royaume d'Antiochus » ; le concile réuni sous son règne
passe pour avoir délégué Mahâ-Rakkhita comme missionnaire chez les
Grecs; les textes et la numismatique démontrent la prospérité du
bouddhisme dans la Bactriane hellénisée. Au second siècle de l'ère chré-
tienne, la Chine reçoit du royaum.e d'An-si, communément identifié
avec le pays des Arsacides. plusieurs bouddhistes instruits qui tradui-
368 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
sent les textes sacrés en chinois (An Ghen-kao, An Siouen). Au temps
de la dynastie des Wei, d'après les Annales dynastiques, il y avait dans
le pays de Po-sse (Perse) des tours à plusieurs étages, et des temples
dédiés au Buddha. En 530, on vint apporter du royaume de Pousse à
l'empereur Ou-ti des Liang une dent du Buddha. Un siècle plus lard,
au témoignage de Hiouen-tsang, le royaume de Po-la-sse (Perse) a deux
ou trois couvents bouddhiques, où Ton compte plusieurs centaines de
rehgieux qui se rattachent à l'école Sarvàstivàda ; le pot de Çakya Buddha
se trouve dans le palais du roi. Nous savons d'autre part, par les controver-
sistes chrétiens, que le maître de Manôs, Terebinthus, en passant de la Pa-
lestine à la Perse, prit le nom deBouddas^et qu'un disciple de Manès en
Perse fit de même : Tun et l'autre évidemment voulaient détourner au
profit de leur doctrine le prestige d'un nom consacré. Un ouvrage do
Manès, cité par Albiruni {Chronologij, trad. Sachau, p. 190) nomme
comme les auteurs des trois révélations antérieures Buddha dans l'Inde,
Zoroastre en Perse, Jésus en Occident : il visait évidemment par cette
triple filiation à grouper autour de lui les trois communautés religieuses
qui constituaient le monde iranien au m^ siècle. Détachés de l'Église in-
dienne par les révolutions politiques de l'Asie centrale, les bouddhistes
de l'Iran étaient hors d'état de préserver la pureté de leurs traditions
contre les influences étrangères. La biographie du Maître dut s'altérer
ainsi, et notre Barlaam peut bien n'être qu'un reflet de cette transfor-
mation ; il n'est pas nécessaire, en tout cas, que les matériaux mis en
œuvre par l'auteur du premier Barlaam lui soient venus directement et
immédiatement de l'Inde'.
Sylvain Lévi.
H. d'Arbois de Jubainville. — Études sur le droit celtique.
(Tomes I et II. Paris, Thorin, 1895-1896. Tomes VII et VIII du cours
de Littérature celtique.)
L'importance du droit celtique en lui-même et pour l'histoire de la
civilisation indo-européenne est aujourd'hui généralement reconnue, en
dehors même du groupe des celtistes, grâce surtout aux retentissants
1) M. Jacobs n'est pas un spécialiste, et il y aurait mauvaise grâce à lui re-
proclier ses erreurs de transcription, un peu trop nombreuses peut-être. A côté
de ces fautes, il est fâcheux de rencontrer Bournouf (p. lxiii) et l'auteur des
célèbres Décades de l'Asie appelé deux fois Do Conto (xui et xlih).
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 369
travaux de Sumner Maine. Ce qui a jusqu'ici arrêté le développement
de ce genre d'études, c'est qu'il exige non seuleuient une connaisrance
sérieuse du droit et de l'histoire, mais encore une étude approfondie des
langues celtiques et, en particulier, du vieil et du moyen-irlandais :
qualités rarement réunies et que possède à un haut degré l'auteur de
ces deux volumes. Historien et linguiste, M. d'Arhois de Jubainville était
mieux préparé que personne par ses travaux antérieurs à aborder les
problèmes aussi intéressants qu'ardus et complexes que présente le droit
celtique.
Ces deux volumes sont le résumé d'un enseignement qui s'est pour-
suivi au Collège de France pendant une dizaine d'années. Diverses par-
ties en ont déjà été publiées dans la. Nouvelle Revue historique du droit
français et étranger, dans la Revue générale du droit, dans la Revue
celtique. On se trouve donc en présence d'une collection d'études de
nature et d'im.portance diverses, indépendantes, en partie du moins, les
unes des autres. On serait, en conséquence, mal fondé à demander
compte à l'auteur des raisons qui ont présidé à la disposition des ma-
tières et à la composition de son recueil. On peut cependant regretter
de ne pas trouver en tète de la Première 'partie une étude sur les sour-
ces du droit irlandais ou, tout au moins, sur la date de la composition
des lois en langue gaélique. Cette étude se trouve précisément former
le chapitre II de la Deuxième partie du tome I, à laquelle elle sert d'in-
troduction, sous le titre de Date de la rédaction du Senclius môr. Le
Senckus môr (grand recueil d'antiquités) est, en effet, le plus impor-
tant des morceaux publiés dans les quatre volumes des Ancient laws of
Ireland^. Or, le plus ancien manuscrit du Senchus date du xiv^ siècle.
Si la composition de ce recueil n'était pas plus ancienne, sa valeur de-
viendrait plus contestable et la critique n'en aborderait l'étude qu'avec
précaution. Mais tout le monde est d'accord pour la reporter à une date
antérieure.
Précédemment, dans la Nouvelle Revue historique du droit français
et étranger (4^ année, p. 159), M. d'Arbois de Jubainville admettait,
comme les éditeurs du Senchus môr, la tradition irlandaise suivant la-
quelle la rédaction du recueil serait antérieure à saint Patrice, sauf
quelques retouches dues à l'influence de l'apôtre de l'Irlande. Aujour-
d'hui, il est d'avis que le Senchus a dii être composé vers l'an 800, dans
les premières années du ix« siècle, en exceptant naturellement une
1) Ancient laws and institutes of Ireland, 4 vol., 1865-1880.
25
370 REVUE UE LIUSTurUE DES RELIGIONS
partie des gloses qui sont beaucoup plus récentes et peut-être de l'épo-
que des manuscrits. Il apporte à l'appui de son opinion des raisons de
nature et de valeur diverses.
11 fait remarquer tout d'abord que le texte du Senchus était connu
avant HOO. Il est, en effet, cité, suivant l'expression de l'auteur, dans
un manuscrit de cette date, le Lebar na hUidre et dans un autre à peu
près contemporain de ce dernier, le Liber Hymnorum. En réalité, il ne
s'agit pas d'une citation, mais bien d'un court passage commun au Sen-
chus et à ces deux manuscrits. On ne saurait en conclure qu'une chose,
c'est que certains textes de droit étaient connus antérieurement à 1100,
ce qui n'a rien que de naturel, le droit irlandais ayant eu une longue
existence traditionnelle, avant d'être codifié. L'auteur coirobore son ar-
gumentation par une observation de linguistique. Le Senchus emploie
dans le passage en question le prétérit en -t, do-sn-acht [il les emmena)^
tandis que dans les deux autres manuscrits on trouve l'équivalent
do-s-immaig : le prétérit en -t, dosnacht, n'était donc plus bien compris
au commencement du xii* siècle, ce qui indique pour le Senchus une lan-
gue plus archaïque et par conséquent lui assigne une date plus ancienne
que celle des manuscrits en question. Pour que l'argument eût toute sa
valeur et eût force de preuve, il aurait fallu que les prétérits en t fus-
sent réellement tombés en désuétude au xi-xiie siècle. Or, ils sont en
pleine vigueur non seulement dans la Vie tripartite de saint Patrice qui
remonte au ix» siècle', mais même dans les Homélies tirées du Lea-
bhar breac, manuscrit du xiv* siècle, et les Vies des saints tirées du
Livre de Lismore, manuscrit du xv^
Une preuve plus imposante est tirée de l'état de la civilisation en Ir-
lande telle qu'elle apparaît dans le recueil : il n'y est jamais question de
monnaie métallique. La monnaie de compte c'est : cumal (femme es-
clave), sét (bêtes à corne), rniacli (sac d'orge). Or, c'est dans la seconde
moitié du x" siècle que le jxinginn (penny d'argent) apparaît, frappé et
mis en circulation par les rois vikings de Dublin. Le Senchus serait donc
antérieur à cette époque. Comme il est peu probable, suivant M. Arbois
de Jubainville, qu'un document aussi considérable ait été compilé à une
époque de guerres et de dévastations continuelles comme les ix-x« siècles,
on peut supposer avec vraisemblance que la rédaction remonte plus haut,
au moins à la tin du viii^ ou au commencement du ix* siècle '.
1) Tripartite. life of Patrick, parti, p. lxxxvi.
2) Il n'y a pas lieu de s'arrêter à celte dernière considération qui pourrait se
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 371
L'argument paraît spécieux et, de prime abord, décisif. Ce qui en fait
la faiblesse, c'est qu'on pourrait tout aussi bien s'en servir pour établir
que le Senchus môr est antérieur au christianisme en Irlande et même
à la conquête de l'Ile de Bretagne par les Romains, ce que personne ne
songe à soutenir. Les Celtes d'Irlande seraient, en effet, au ix^ siècle,
dans le même état de civilisation matérielle que les Celtes de Bretagne,
à l'époque de la conquête romaine sous Claude.
Chez les Bretons insulaires comme chez les Celtes en général, et chez
les Germains, au début de l'ère chrétienne, la richesse consistait sur-
tout en bétail : c'était là, en quelque sorte, comme chez les anciens Latins
(pecunia)^ la monnaie courante. Cet état de choses a persisté incontesta-
blement dans l'île de Bretagne, pendant la conquête romaine et même
après. Mais de bonne heure il s'est établi un compromis entre le système
ancien d'échange en nature et le système d'échange monétaire introduit
et vulgarisé par les conquérants. Les monnaies avaient pour garantie et
équivalent soit les biens meubles dont le bétail constituait la partie prin-
cipale, soit les terres. C'est ce qui explique que le terme monétaire latin
scrupulum {sci'ùp'lu-) ou scripulum soit arrivée à avoir chez les Gallois
{ysgrubl, ysgryhyl) le sens de bétail, bête de labour. En vieux-gallois
scinbl est une monnaie. En Bretagne continentale, dans le cartulaire de
Landevennec, il est question d'une donation de terres d'une contenance
de 12 scripuli {% 22). Pour des raisons analogues, le mot soi dus [soli-
dus)^ gallois swllt (valeur de un shelling), désigne aujourd'hui, en Bre-
tagne armoricaine, sous le forme saoïit z^z" soit -, le bétail en général. Le
terme générique pour le bétail, en Galles, comme dans la Cornouaille
anglaise, gioûrthec, vient vraisemblablement de la même racine que le
latin verto {gwarthec z=.verticu) et indique un objet d'échange. Dans les
lois galloises qui ont été codifiées à la fin du x^ siècle et conservées dans
des manuscrits dont le plus ancien remonte au xii'', les évaluations sont
régulièrement faites en têtes de bétail ^
retourner contre l'auteur. Si on a éprouvé le besoin de codifier le droit coutu-
mier, c'est que peut-être l'application en devenait plus difficile au milieu des
invasions Scandinaves et de l'état d'anarchie qui en était la conséquence.
1) Pecunia a eu souvent ce sens dans des textes de l'époque mérovingienne
et carolingienne (v. Ducange).
2) Swltt a eu aussi, en gallois, le sens de trésor; en breton, il a, au moyen
âge, désigné peut-être une propriété territoriale, analogue au ^scus de l'époque
carolingienne (J. Loth, Bévue celtique, IX, p. 272).
3) Sur ces questions chez les Bretons insulaires, cf. J. Loth, Les mots latins
^""2 REVUE DE l'histoire DES KELiGION'S
Chez les Anglo-Saxons, chez lesquels la circulation monétaire était assez
active *, le mot feoh a souvent le sens de monnaie- et son sens propre est
cependant bétail.
Dira-t-onque l'Irlande était dans une situation différente et qu'elle est
restée complètement isolée du monde romain? Ce serait non seulement
heurter du front la vraisemblance mais encore se mettre en contradic-
tion avec l'archéologie et l'histoire. Si l'Irlande n'a pas été conquise par
les Romains, qui en jugeaient la conquête facile et l'auraient certaine-
ment accomplie s'ils n'en avaient été détournés par le souci d'intérêts
plus immédiats et plus vitaux, elle aétéalteinte par leur influence direc-
tement peut-être, assurément par l'intermédiaire des Bretons. Rien
n'était, a priori, plus naturel. Les côtes de la Calédonie et de l'Irlande
se touchent presque au nord; nulle part l'Irlande n'est bien éloignée
des côtes de la Bretagne. A l'époque romaine, les Scots s'élablissent en
Calédonie. Ils ont formé sur les côtes ouest et sud-ouest de l'ile d'autres
établissements auxquels les Bretons ont mis lin, les armes à la main. Le
christianisme leur a été apporté parles Bretons et les rapports entre les
monastères irlandais et insulaires n'ont jamais cessé. Si les Gaëls ont
pris pied en Bretagne, les Bretons eux aussi sont allés en Irlande non
seulement comme missionnaires, mais comme envahisseurs. UFpistola
de saint Patrice au roi breton Goroticus, que ce personnage soit un roi
du pays de Galles même ou, ce qui est plus probable, un roi de Stat-Clutr
ou des Bretons du nord, prouve nettement qu'au v* siècle encore les Bre-
tons envoyaient des expéditions en Hibernie et en emmenaient de nom-
breux esclaves sans distinction de religion. Les mots latins passés en ir-
landais, et dont les plus importants ont été transmis parles Bretons, sont
une preuve palpable de l'influence exercée par la civilisation romaine,
payenne et chrétienne'. Il serait bien étrange que dans ces conditions
l'Irlande du ix*^ siècle en fût restée, au point de vue matériel, à l'état où
elle se trouvait avant l'ère chrétienne. Ces présomptions sont confirmées
par les découvertes archéologiques et par des témoignages irrécusables,
dans les langues brittoniques, avec une introduction sur la romanisation de l'île
de Bretagne, Paris, Bouillon, 1892, surtout pp. 45-46, 209, 215-216.
1) Paul, Grundriss der Germ. PhiloL, II, p. 33.
2) Dans les lois d'Alfred, par exemple {Ancient laws and institutes of England,
V. Glossary au mot feoh).
3) Cf. Gûterbock, Bemerkungen iiber die lateinischen Lchnworter im irischen,
passimetsurtout, pp. 9fetsuiv. — Cf. WliitleyStokes, Tripartitelife, I.p.cxLtv-
cxcvii, passim.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 373
qui nous montrent l'Irlande en relations commerciales suivies avec le
monde romain. Tout le long de la côte orientale, on a trouvé, en abon-
dance, des monnaies romaines allant de Néron àHonorius. A Coleraine,
on a découvert, en 1884, deux mille pièces de monnaies et deux cents
onces d'argent. Plusieurs de ces monnaies dataient de l'époque de la Ré-
publique ^ L'influx monétaire a sans doute été moins actif pendant la
période troublée qui suit le départ des Romains, mais n'a pu cesser
complètement. Les relations avec l'île de Bretagne ont été interrompues.
Les Anglo-Saxons même ont largement subi l'influence des Scots au point
de vue religieux et intellectuel. Il a dû en être de même sur le terrain
commercial *. L'Irlande commerçait aussi avec la Gaule. Quand les Francs
veulent se débarrasser de Golumban et lui faire reprendre le chemin de
sa patrie, les autorités de Nantes ont sous la main un navire quœ Scot-
tarum commercia vexerat ^ Enfin des textes irlandais antérieurs même
à l'époque à laquelle M. d'Arbois de Jubainville fait remonter la rédac-
tion du Senchus môr font mention de monnaies. Sans parler des solidi
mentionnés dans VEpistola ad Coroticiim attribuée avec vraisemblance
à Patrice lui-même, il est question dans la Confessio du saint d'un dime-
dio scriptuli *. Or, le scripulus est également représenté sous la forme
irlandaise de screpiil dans le Glossaire de Cormac, dont il sera question
plus loin. La collection des canons irlandais, qui dale de la fin du vii^ou
du commencement du viii'= siècle, connaît également ce terme ^ : testamen-
tum episcopi sive principis est X scriptuli sacerdoti^.
Le sens étymologique des mots cumal (femme esclave, servante), et de
hô i^vache) ne doit pas nous faire illusion. Ces termes représentent une-
1) G. T. Stokes, Ireland and Ihe Celtic Church, London, Hodder, 1886, pp. 15-
16. Ces données sont tirées des Proceedings of the Royal irish Academy , t. II,
184-190; V, 199, VI, 442, 526; v. Index au volume VII.
2) Le commerce des esclaves était notamment florissant chez les Anglo-Saxons.
C'était un des principaux articles d'exportation chez ces peuples qui paraissent
avoir eu autant de goût pour la traite des blancs que les Anglais du xix* affec-
tent d'aversion pour celle des noirs : ils vendaient sans scrupule leurs compa-
triotes libres ou esclaves, jusqu'à leurs propres enfants {Laws and imtilutes of
England, p. 21, § 12; cf. Loisd'Ine.)
3) Jonas, Vita S. Columbani, cap.xxii (cité d'après O'Curry, On the manners
and cuslorns of the ancient Irish, I, p. xvii).
4) Whilley Stokes, Tripart. life, p. 378, ligne 22, 372, 1. 9.
5) Wasserschleben, Irische Kanonensammlung, p. 119, cap. vi, vir ; p. 154
cap. ir; p. 125, cap. xxvi. Il s'agit, bien entendu, de passages tirés des synodes
irlandais et non de citations étrangères.
6) Ibid., p. 184, cap. iv.
374 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
valeur fixe soit en métal brut' ou monnayé, soit en bétail, soit en terres,
soit même en vêtements et en vaisselle-. La cumal, en vieil- irlandais,
est l'équivalent de trois vaches ^, une monnaie de cette valeur *, ou, comme
le scripulus, chez les Bretons, représente une valeur enterres'. On lit dans
les canons irlandais : « Princeps in sua morte potestcommendarepi'efiMm
ancillae (c'est lecuma/)sivedemobili substantiasivedeagro*. » Si le^en-
chus môr ne précise pas la valeur exacte des termes d'échange cumal et
bô, c'est que sans doute elle ne faisait doute pour personne et était claire
pour tout le monde suivant la nature de l'objet auquel ils s'appliquaient.
M. d'Arbois de Jubainville invoque encore en faveur de son opinion
le fait qu'on trouve des citations du Senchus môr dans le Glossaire dit
de Cormac^ du nom du prince-évêque de Gashel qui fut tué dans une
bataille en 907. Les deux plus anciens manuscrits de ce glossaire sont
deux manuscrits incomplets du xii° siècle. Le manuscrit complet le plus
ancien est du xiv siècle. Le Glossaire, tel que nous le possédons, re-
monte-t-il à Gormac? M. d'Arbois de Jubainville le croit et en donne des
raisons assurément ingénieuses, mais qui prévaudront difficilement contre
l'impression que donne la langue de ce glossaire. Un bon juge en pa-
reille matière, M. Whitley Stokes, ne croit pas qu'il ait été composé
avant lexi^ siècle '.
1) Dans les, morceaux épiques, par exemple : cumala derg-ôir, des cumals
d'or rouge (O'Curry, Lectures, lU, p. 514). Sur les métaux précieux en Irlande,
cf. Whitley Stokes, Tripart. life, I, p. cxvi.
2) Chez les Scandinaves, c'était un des objets d'échange. Dans le morceaux
épique connu sous le nom de Cath Ruis na rîg (Bataille de Ross na rîg), la
reine Medb emporte avec elle d'une expédition sur les terres ennemies, du
bétail, des vêtements, de l'or et de l'argent {éd. Hogan, p. 4). Cf. Trip. life, p. 340
3) Tripart. life, p. 340. C'est aussi l'opinion d'O'Curry. Parfois sa valeur
paraît plus considérable.
4) Tripart. life (Livre d'Armagh, additions à Tirechân, p. 340).
5) Cormac's Glossary, p. 146 : au mol roga : cumal senorba, une cumal de
vieilles terres. Pour ce sens de sen-orba, cf. oc buain orba, moissonnant une
ferme {Trip. life, p. 236, 1. 1).
6) Wasserschleben, Irische Kanon., p. 184, cap. 4. Il est également question
dans le livre d'Armagh de octo campi pondéra, id est, vaccas campi oclo {Trip.
life, addition à Tirechân). Le screpul et le pingin représentent aussi un poids
déterminé de blé {Cormac Glossary, au mot puingcne). L'once {unga, uingé)
apparaît souvent en vieil-irlandais {Grammat. celt.^, p. 312, 1076, 304, 302,
303). Le mot existe en anglo-saxon {yntse). Il n'est connu en gallois qu'au moyen
âge sous une forme savante : uncyn, luncyn {Meddygon Mydfai, p. 131, 134).
7) On the Bodleian fragment of Cormac Glossary (Philol. Society of London,
1891-1892).
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 375
Si M. d'Arbois de Jubainville n'a pas démontré d'une façon irréfragable
que la rédaction du Senchus môr remonte à l'an 800 environ, il résulte
néanmoins de son argumentation et surtout de l'étude approfondie du
texte dont il nous donne les résultats dans ces deux volumes, qu'elle ne
saurait être de beaucoup postérieure à cette date. En la plaçant entre
le commencement du ixe et la fm du xe siècle, on ne risquerait guère de
se tromper. Stubbs * parait se ranger, sur ce point, à l'opinion de Told ;
il ne serait pas impossible, d'après lui, qu'un recueil de ce genre ait pu
être commencé du temps de saint Patrice, mais le Senchus ne saurait
prétendre à cette antiquité, quoique les parties les plus récentes ne pussent
être postérieures au ix<^ ou au x^ siècle. Zimmer ne croit pas que le Senchus
remonte plus haut que la fin du x^ siècle, mais son opinion repose en
grande partie sur l'interprétation des mots herla féni qu'il traduit par
langue des vikings, ce qui est absolument inadmissible et rejeté par
tous lesceltistes*.
Que le Senchus remonte d'ailleurs au commencement du ix* ou à la fin
du xe, son importance est capitale pour l'histoire du celtique. Il est in-
contestable qu'aucun autre document ne le reflète avec plus de fidélité.
Le droit celtique dans le Senchus paraît avoir fort peu subi l'influence
chrétienne, incontestablement moins que dans les lois galloises si re-
marquables cependant à divers titres et supérieures au point de vue du
sens juridique, si je ne me trompe, aux lois irlandaises elles-mêmes.
Pour comprendre qu'après plusieurs siècles de christianisme le droit
celtique ait pu être codifié avec cette sûreté, il ne faut pas oublier qu'il
existait, en Irlande, une classe de juges, jouant le rôle d'arbitres et d'in-
terprètes de la coutume '. Le caractère traditionnel, la transmission
orale se marque fortement dans la langue du Senchus, par des traces
d'allitération, des expressions proverbiales, des sentences courtes, quel-
quefois énigmatiques, évidemment destinées à aider la mémoire en frap-
i) Haddan and Stubbs, Councils and ecclesiastical documents relating to
Ireland and Great-Britaln, vol. II, ^jart II, p. 338, note.
2) Keltische Beitrâge, p. 87 {Zeitschrift fur deutsches Aller thum und deutsche
Litteratur, t. XXXV, 1897). Reposant sur une erreur capitale et fausse dans
ses résultats, l'élude de Zimraer n'en est pas moins très suggestive pour ces
temps troublés du ix« et du xe, en Irlande.
3) En vieil-irlandais, le nom du juge est au nominatif brithem, génitif
brithemon, nomin. plur. brithemain, ce qui aboutit en irlandais moderne
à breho, avec un o légèrement nasal, et brehnn, d'où l'expression lois den
Bréhons.
370 RKVUK DE t/bISTOIRE DES RELIflIONS
panl l'oreille et rimaginalion et qui devaient être expliquée par le maî-
tre, dépositaire de la science juridique*.
Le premier de ces deux volumes d'étude de droit celtique eât celui
qui est de nature à intéresser le plus grand nombre des lecteurs. Il est
divisé en deux parties. La première, de beaucoup la plus étendue, traite
des différences fondamentales entre le droit celtique et les doctrines juri-
diques modernes, et se subdivise en cinq chapitres : le premier a pour
objet la conception de l'Etat chez les Celles et les rapports entre les
constitutions de la société et la notion de la vie future. Le second a pour
titre : Le serment par les forces de la nature. Le troisième est consacré
au jugement de l'eau ; le quatrième au duel ; lecinquième, leplusétendu,
le morceau capital de cette première partie, puisqu'il discute les
principes constitutifs de la société et de la famille celtiques, traite
de la composition en général, principalement de la composition pour
meurtre.
Chapitre i. — M. d'Arbois de Jubainville, d'accord avec tous les bons
esprits qui se sont occupés de cette question*, établit que chez les Celtes,
contrairement à la théorie moderne, l'État n'intervient pas dans les rap-
ports des citoyens entre eux. Les familles qui le composent règlent à leur
gré leurs relations entre elles. Si les deux parties ne s'entendent pas pour
accepter un arbitrage, elles recourent légalement soit au duel, soit aux
ordalies. Les Celtes n'avaient pas, en ce monde-ci, la vindicte publique,
à moins qu'il ne s'agît de crime contre l'État. L'autre monde, pour eux,
est une image de celui-ci. Il n'existe pas plus dans l'un que dans
l'autre un pouvoir suprême punissant le méchant et récompensant
l'iiomme vertueux. C'est au particulier ou à sa famille à poursuivre la
réparation des dommages dont il a à se plaindre et qui ne cessent pas
avec la mort : Valère-Maxime ne nous dit-il pas que les dettes non
payées continuent à être dues au delà du tombeau (I, ii, c. § 10; édit,
Teubner-Halm ; cité d'après Études celtiques, I, p. 7). Il y a peut-être
quelque exagération à affirmer la complète similitude de la vie sociale
dans ce monde-ci et dans l'autre. Si la vie future devait être complète-
ment l'image de celle-ci, on ne concevrait pas la conception chez les
1) Oa remarque les mêmes particularités dans les lois galloises. Les expres-
sions frappantes, bizarres même dans leur concision, y abondent. C'est ainsi
que le mol untroedioc (animal à un pied) désigne les quadrupèdes qui perdent
toute valeur, s'ils viennent à êlre privés de l'usage d'un pied.
2) Cf. G. Slokes, History of Ireland and the Celtic Church. L'auteur n'est pas
un celtiste, mais c'est un historien judicieux et impartial, d'une érudition solide.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 377
Bretons comme chez les Irlandais anciens, d'une sorte de paradis celtique,
d'une lerre de l'éteinelle jeunesse dont la mort ni la vieillesse n'appro-
chent et à laquelle de leur vivant même certains héros privilégiés ont été
appelés. Cette part faite à l'imagination celtique, la théorie de l'auteur
est des plus justes et ues mieux fondées.
Chapitre ii. — M. d'Arbois de Jubainville établit par de curieux
exemples que les anciens Celtes avaient coutume de jurer par le ciel, la
terre et l'eau. Il y a, à mon avis, un souvenir et une adaptation du ser-
ment payen dans l'hymne irlandaise connue sous !e nom de Lorica
Patricii. Les paroles de Conchobar (le ciel est au-dessus de nous, la
lerre est au-dessous de nous, la terre tout autour nous environne) y
semblent parodiées par ; Christ est au-dessous de moi, Christ au-dessus
de moi, Christ à ma droite, Christ à ma gauche'.
Le serinent de Loegaire que l'auteur rapporte d'après le morceau
connu sous le nom de Bôroma est donné aussi dans les Annales des
quatre maîtres, à l'an 467. Il y invoque comme garanties le soleil^ les
vents et les éléments. Le serment par le soleil est justifié et expliqué
par ce passage de VEpistola ad Corotlcum : «nam sol iste quem videmus,
illo jubente, propter nos quotidie oritur, sed nunquam regnabit neque
perrnanebit splendor ejus;sed et omnes qui adorant eum in pœnam mi-
seri maie devenient » (Haddan and Stubbs, Cou7icils,ll. part II, p. 313).
Chapitre iv. — Ce chapitre est complété par le § 25 du chapitre sui-
vant; P. 209, l'auteur avance que le duel fut aboli en Gaule et en Grande-
Bretagne par la conquête romaine. Pour la Grande Bretagne, le doute
est permis. L'auteur a raison de rejeter le texte allégué parFerd. Wal-
ter', mais il a eu le tort, pour étudier le droit gallois, de ne tenir
aucun compte de l'édition des lois de Wotton^ édition indispen-
sable même après celle d'Aneurin Owen et qui, sur certains points,
lui est supérieure. Wotton, homme d'une grande érudition, s'était
fait aider par un Gallois, Moses Williams, très versé dans sa langue
et auteur de bon nombre d'ouvrages en gallois. Il n'a pas eu à sa
disposition tous les manuscrits dont s'est servi Aneurin Owen, mais il
a tiré bon parti de ceux qu'il a consultés. On trouve chez lui de précieux
articles qu'on chercherait en vain chez son successeur. C'est le cas pré-
1) Whitley Stokes, Goidelica, p. 151.
2) Das alte Vraies, p. 467, noies 1 et 2, et non 21 comnae le dit par erreur
M. d'Arbois de Jubainville.
3) Cyfrelthieu Hywel Delà ac eraill seu Leges loallicx ecdesiasticœ et civiles
Hoeli boni et aliorum WaUiœ principum, etc. Londres, 1730, ia-foi
378 BEVUE DK l'histoire dks religions
cisément pour le duel. Livre V, chap. vin, §9% il est question du duel
légal en ces termes : « Voici le neuvième cas (dans lequel un étranger
acquiert la qualité de parent), le duel légal est déféré à quelqu'un, soit
pour propriété, soit pour tout autre crime, et qu'il craigne de corps (par
faiblesse de corps) d'aller au combat, et qu'un étranger se lève et lui
dise : « Moi, j'irai au combat pour toi ; » et que par là il sorte sauf de
ce conflit : celui-là (l'étranger) lui sera réputé pour frère ou fils de soeur
en ce qui concerne recevoir le galanas (compensation en cas de meurtre
de l'étranger en question) ou le payer pour lui (au cas où il serait tué). »
Ce texte porte, dans l'ensemble, tous les caractères de l'antiquité. Il pa-
rait donc incontestable que si Howell Dda, influencé par les évêques et
les prêtres dont il avait voulu la collaboration, a proscrit le duel de son
code, il l'avait trouvé encore en vigueur, et il n'est même pas prouvé
qu'il ait réussi à le faire disparaître complètement.
Chapitre V. — L'auteurcommencepar établir que l'usageindo-européen
de la composition présente, chez les Celtes (Gaëls et Bretons), ce trait
original et caractéristique que la loi établit une distinction entre le prix
du covps fixé invariablement pour tous les hommes libres et le prix de
V honneur qui s'ajoute au prix du corps et dont le montant dépend de la
dignité de celui qui a été tué, blessé ou injurié*. L'auteur est ainsi na-
turellement amené à étudier, d'après le prix de l'honneur, la hiérarchie
sociale, la procédure criminelle: puis il passe à la famille et aborde la
question si controversée du mariage indo-européon et du mariage cel-
tique.
Ce qui a contribué à obscurcir encore ces difficiles questions, c'est
qu'on les a presque toujours abordées avec des idées préconçues. Les uns,
partant d'abstractions philosophiques plutôt que de l'observation exacte
et scientifique des faits, soutiennent chez les Indo-Européens l'existence
non seulement de la polygamie mais même de la polyandrie et de la fi-
liation légitime par la mère qui en est une des conséquences. Ils ou-
blient que les In do-Européens, à l'époque de leur unité, n'étaient pas
1) Naivfed affalth {mrennyd) yio : 0 daw ornesd gyfreithawl ar ddyn, ai
am dir a daear, ai am gyflafan arall, ai arsivydaw o gorpk mynedi ornead, a
chyfod, esdrawn a dywedud wrlhaxo : <( mi a af drosat i ornesd », a'i ddiangc
0 hynny o'r achaws hynny : hwnnw a fydi ar fraint braiod iddaw, neu nai fab
chwaer, i gymryd galanas neu i'w dalu drosdaw. » Le manuscrit d'où ce texte
est tiré est une copie extraite de divers manuscrits anciens (V. Wolton, Codd.
mss. notitia, S. 3).
2) Celte distinction est Irep absolue : v. J. Loth, L'émigration bretonne en
Armorique, p. 115; pour l'Armorique, v. pp. 223-224.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 379
ce que les Allemands appellent des ISaturvôlker et que Tépoque de l'u-
nité indo-européenne ne doit en aucune façon être confondue avec l'hu-
manité primitive. Peuple relativement jeune dans l'histoiro de l'huma-
nité, les Indo-Européens étaient arrivés assurément à un degré assez
élevé de civilisation. D'autres partant, au contraire, de l'idée d'une
unité indo-européenne trop absolue, en sont presque arrivés à rédiger
un code indo-européen aussi précis, plus rigoureux même, à certains
égards, que le Code Napoléon. L'unité indo-européenne ne pouvait être
plus absolue que l'unité des peuples européens actuels; le contraire est
même probable. Or, que Ton prenne le pays le plus unifié d'Europe,
la France, que de différences sous une apparente uniformité ! L'obser-
vation attentive des langues parlées a montré qu'il n'y a d'unité réelle,
en linguistique, que dans la langue littéraire et encore pour un temps.
L'unité nationale recouvre, en anthropologie, une foule de types divers'.
En droit, il en est un peu de même : il n'y a d'unité qu'en droit écrit.
Outre que l'unité indo-européenne n'a jamais été que relative et recou-
vrait, suivant toute vraisemblance, une foule de variétés dialectales,
physiques et morales, elle n'a existé qu'à un certain moment, à une pé-
riode reculée, et les différents peuples qui la composaient ont eu une
longue existence séparée, exposés à des influences diverses, soit par leur
mélange avec d'autres races, soit par les accidents de leur vie nationale.
Écartant toute idée préconçue, on ne doit avoir dans la recherche du
droit d'un peuple, d'autre critérium que l'étude de son histoire et de .
ses coutumes propres, sans trop s'occuper de les ramener à un type
indo-européen quelque peu chimérique. L'analyse linguistique, à défaut
de textes, peut être parfois d'un grand secours.
M. d'Arbois de Jubainville, partant du principe que la polygamie et la
polyandrie n'existaient pas chez les Indo-Européens, les nient égale-
ment chez les Celtes. Il n'ignore cependant pas les faits qu'on pourrait
lui opposer et chez les historiens anciens, et chez les auteurs irlandais
eux-mêmes. César [De bello Gallico, V, 14, § 4), Dion Cassius abrégé
par Xiphilin (LXII, c. 6, § 3), Bardesane cité par Eusèbe [Préparation
évangélique, VI, 10), Strabon, pour l'Irlande (IV, c. 5, § 4) ; saint Jé-
rôme [Adversus Jooinianum, II, c. 7) sont, en somme, d'accord pour at-
tribuer aux Celtes des îles Britanniques la polygamie ou, plus exacte-
ment la polyandrie. Un canon irlandais qui a été inséré vers l'an 700 de
1) Rien n'a plus contribué à fausser la science anthropologique que cette idée
d'un type unique indo-européen; rien ne paraît plus opposé aux t'ails et à l'histoire.
•^SO REVIJK DK l'hISTOIRK DES liKLlGIONS
noire ère dans la collection canonique irlandaise blâme la polygamie.
Ce texte est corroboré par un passage de la Vie tripartite dans lequel
Patrice exige pour l'évèché de Leinstnr un homme n'ayant qu'une seule
femme'. Tout cela n'ébranle pas les convictions de M. d'Arbois de Ju-
bainville ; trop préoccupé ici de droit indo-européen, il n'accorde d'au-
torité qu'à quelques récits qui favorisent sa théorie et passe outre aux
autres, en se contentant de cette aflirmalion que les anciens peuvent
avoir donné à des faits exceptionnels une importance exagérée : « on au-
rait tort, dit-il en note, p. 226, de croire qu'au temps de Strabon, tous
les ménages irlandais fussent conformes à ce type; il est de même inad-
missible qu'au temps de César toutes les familles l)retonnes fussent
constituées comme César le prétend. » Tout d'abord, est-il aussi certain
que la polyandrie n'ait pas existé chez les Indo-Européens, à une certaine
époque ou, tout au moins^ chez certains d'entre eux? Deux savants émi-
nents, Schraderet Delbrûck*, condensant les résultats des nombreuses
études qui ont paru sur cette question, sont d'accord pour repousser la
théorie de l'existence de la polyandrie comme institution légale et régu-
lière, à l'époque de l'unité, ainsi que celle de la filiation légitime par la
mère. Néanmoins Delbrûck est contraint de reconnaître qu'il a existé
chez certains peuples indo-européens, pour des raisons diverses, une po-
lyandrie mitigée, le mariage de plusieurs frères avec la même femme,
ce que j'appellerai, avec l'Anglais Hopkins, la phrab'ogamie. L'épopée,
le droit hindou en présentent des preuves irréfragables. L'Inde actuelle,
dans certaines régions, la pratique encore : la femme peut avoir jusqu'à
sept maris; les maris sont toujours des frères ^ Comme corollaire à la
phratrogaraie, l'épopée hindoue, malgré certaines variations attribuables
à des différences de degrés et d'époques dans la civilisation, met souvent
la mère au premier rang dans le sein de la famille. Un texte des plus
importants cités par Delbrûck dit en propres termes : « le maître (pro-
fesseur, éducateur) vaut plus de dix sous-maîtres, le père plus de cent
maîtres, la mère plus de mille pères*. »
1) Tripart. life, p. 188, 1. 27. Cf. V. Introduction, p. clxvui. Le mot est
fer-ôensétche, ce qui indique une femme légitime, par opposition à la concubine
{ban-chara).
2) E. Schrader, Sprachvergleichung und Urgeschichte, particulièrement IV,
ch. XII. — Delbrûck, Die indogermanischen Verwandschaftsiîamen,Le\pzig, 1889.
3) Report ofj. Davy on the Kandyan county, 1821 ; cf. Delbrûck, Die indo-
yerm. Verwandsch., pp. 541-545.
4) Delbrûck, Die induyerm. Verw., pp. 576-577.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 381
Chez les Grecs, il semble (ju'il y ait encore à l'époque classique des
traces d'un état analogue. A Athènes, la loi qui donnait le droit au plus
proche agnat, au cas où un citoyen mourait intestat, d'épouser Vépiclère,
paraît inspirée du même esprit*.
Il est reconnu que, chez les Grecs, le meurtre de la mère était consi-
déré comme plus odieux et plus grave que celui du père. On l'a expliqué
par des raisons de sentiment". Il me paraît plus sûr d'y voir un reste
de l'époque où la phratrogamie florissait. Enfin, d'après le témoignage
formel de Polybe (XX, 6), la polyandrie ou plutôt la phratrogamie exis-
tait chez les Spartiates. C'était une conséquence à peu près fatale de la
loi qui déclarait le 7.\f,pzq indivisible et obligeait les frères à y vivre en
commun.
Chez les Bretons insulaires, ce n'est pas non plus vraisemblablement
à la polyandrie mais plutôt à la phratrogamie qu"il faut conclure d'après
les passages des auteurs grecs et latins mentionnés plus haut. Nous
trouvons un écho de cet état de choses dans un récit légendaire irlandais,
cité par M. d'Arbois de Jubainville (p. 226, note) où il est question d'un
roi fils de trois frères ayant épousé leur sœur.
La coutume si longtemps en vigueur chez les Germains et les Celtes
de faire élever l'enfant par d'autres que par ses parents vient probable-
ment d'une époque où les enfants ne pouvaient être revendiqués par
aucun des frères en particulier ^ On connaît par Tacite le rôle joué parles
femmes dans certaines grandes tribus bretonnes {Annales, XII, S6, 40;
XIV, 31, ^ô; Histoires, III, Aô; Agricûla, XIV)*.
On s'est étonné de retrouver chez les Pietés une loi de succession
basée sur le droit de la mère et on en a conclu que ce n'était pas un
peuple indo-européen. Il semble, au contraire, qu'ils avaient mieux
conservé que d'autres certains traits du droit breton à l'époque de César.
Suivant Bède [HiU. EccL, I, 1) les Pietés n'ayant pas de femmes en
auraient demandé aux Scots. Ceux-ci y consentirent ea solum conditione
ul, ubi res perveniret in dubium magis de feminea regum prosapia
quam de masculina regem sibi eligerent ; quod usque hodie apud Pictos
constat esse servatum.
1) Cf. pour les Hindous, Mayr, Indisches Erbrecht, p. 73.
2) C'est notamment l'avis de Wilamowitz-Moeilendorf (Hermès, XVIIl, p. 227),
3) Le ou les pères nourriciers avaient souvent plus de pouvoir que le père
(Stokes, Trip. life).
4) V. J. Lolti, Emigr. bret., pp. 125-126; p. 225.
382 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
De ces divers faits, il semble résulter que la phralrogamie, sorte de
polyandrie mitigée, a existé chez différents peuples de la famille indo-
européenne, et notamment chez une fraction importante de la famille
celtique. A-t-elle existé chez tous? n'a-t-elle pas des causes diverses? ne
s'est-elle pas développée à des époques différentes? autant de questions
vraisemblablement insolubles.
La deuxième partie du premier volume est une introduction au traité
de la saisie mobiiière privée dans le Senclius môr, et se divise en trois
chapitres. Le premier donne une idée générale de la procédure irlan-
daise. Le second, qui a été discuté plus haut, traite de la date de la
rédaction du Senchus môr. Le troisième est consacré à des recherches
sur la manière dont a été composée la première section du traité de la
saisie mobilière. D'une importance et d'un intérêt moins général que la
première partie, cette seconde p-irtie sera fort appréciée surtout des
juristes.
Je termine l'analyse de ce premier volume par quelques observations
de détail.
P. XX. Il est question de la possession annale en Irlande exigeant
l'an et jour. Cette expression existe encore en Galles et en Bretagne ' et
est courante dans les arrangements.
P. 88. Erky payement complet, viendrait de per-yeccâ, étymologi-
quement (juérison complète. Ve longue peut s'expliquer par 'pèi' (il faut
supposer "ex-ro) ; de plus, une forme yecca avec yorf initial persistant est
peu vraisemblable : il faut supposer y'ccâ =: yëccâ. Le sens donné par
M. d'Arbois de Jubainville est, en revanche, appuyé par des passages nom-
breux où iccaim est le sens de ^e paye [Trip. Ufe^ Index of irish ivords).
Ibid. Le vieux-breton enep-Muer^[/i] signifie bien littéralement prix du
visage et métaphoriquement prix de l'honneur. Le mot simple gwyneb,
visage, était même arrivé en Galles à signifier couramment honneur",
comme le montre ce proverbe : 0 gadw dy air y cedwi dy wyneb, « en
gardant ta parole, tu garderas ton honneur. »
1) Une fois l'an et jour expirés, il n'y a plus de contestation possible: par
exemple, la pierre bornale posée (min-bont), en Haute-Cornouaille, au bout d'un
an el un jour, la délimitation est acquise. Il semble qu'en Prusse le jour et l'an
soient ou aient été une expression courante. Je lis dans Mes souvenirs de vingt
ans de séjour à Berlin, de Dieudonné Thiébault, tome I à la page 225, ces
paroles de Frédéric le Grand : « Si l'hydropisie monte jusqu'au ventre, quand
cette partie aura acquis un grand volume, on lui fera la ponction, et je puis
toujours vivre le jour et l'an. »
2) J. Loth, Les Mahinogion, t. 11, p. 178, 1. 21.
ANALYSES KT COMPTES RENDUS 383
P. 120, note 2. L'auteur cite le cas des Vaccaci, peuple celtique
d'Espagne, chez lequel on faisait tons les ans le partage des terres la-
bourables. Il va de nombreuses traces de cet usage dans l'Angleterre ac-
tuelle, et même en Bretagne, à l'île de Groix*.
P. 130. A propos d'ambactus il eût été utile de rappeler le gallois
amaeth, laboureur, cultivateur, qui remonte clairement à un vieux-celti-
que ambacto-s.
P. 1 62. On lit que les Belges avec quelques Celtes (les Parisii) conqui-
rent la Grande-Bretagne au ii** siècle sur les Goideli (Gaëls)*. Les Belges
s'établirent à l'est et au sud-est, mais il est fort possible qu'il y eût au
delà, à l'ouest et au nord, d'autres populations différentes du groupe
belge et des Goideli. Il n'est pas du tout prouvé que la majorité des
Bretons se rattachât directement aux Belges.
P. 188, note. Orba niad est traduit par héritage de nièce ; distraction
évidente, amenée par 7nac seathar {fils de sœur) : il faut traduire héritage
de neveu {niae, génit. niath, neveu; necht, nièce).
P. 235, note 1. Au lieu de dywedul oc that, lisez dywedut oe that.
P. 236. M. d'Arbois de Jubainville cite la forme bretonne argourou,
dot, correspondant au gallois argyvreu. Le Pelletier cite une forme van-
netaise encore existante, qui en est plus rapprochée : argouvreu^.
P. 252. La traduction de cumal sen-orba par femme esclave est un
contresens : voir plus haut, page 374, note 5.
P. 358. Le mot cis, rente, redevance, viendrait du latin census. C'est
l'opinion courante; mais, dans ce cas, il faut supposer avec l'auteur, que
cis remonte à une forme cinsus introduite tardivement par le clergé,
comme m^cis, encens, car cë^w^ n'eût donné que cias ou ces, suivant la
déclinaison, en breton oe*; si cù est celtique, il suppose cënsus.
Le tome II, comprend la troisième et la quatrième partie. La troisième
partie est une traduction et un commentaire de la première section du
traité de la saisie mobilière privée dans le Senchus môr. La quatrième
1) Seebohm, Village community, p. 1 et suiv. , Annales de Géographie, t. I,
(1891-1892), p. 275.
2) La forme galloise Gwyddel prouve que la forme primitive du nom n'élait
pas Goidelo-, ce qui eût donné Guddel, mais Geidelo- ou Gaidelo-.
3) Argyfreu est le pluriel d'un mot *are-cobro; pour cobro-, cf. vieil-irlandais
cobar, et les noms propres vieux-bretons Cabrant, Cobrant-monoc (d'où Covren-
tin, Corentin).
4) Giiterbock, Bemerkungen, p. 24; cf. J. Loth, Mois latins en brittonique,
p. 109, et note 1, p. 114.
384 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
se compose du texte original et de la traduction juxta-linéaire des qua-
rante-huit premiers articles du Senchus mor. Cette traduction est suivie
d'un index de mots irlandais contenus dans la quatrième partie et est due
à M. Paul CoUinet, docteur en droit, élève de M. d'Arhoisde Jubainville.
J'avoue ne pas bien comprendre l'utilité de la traduction juxtalinéaire
en face de la traduction fort littérale qui sert de base au commentaire
dans la troisième partie. Elle est complètement inintelligible pour ceux
qui ne sont pas déjà familiarisés avec les tournures irlandaises et avec la
construction de la phrase en gaélique. Enfin, abondance de biens ne nuit
pa.?.
L'index des mots irlandais est, au contraire, parfaitement justifié et
sera bien accueillie des celtistes. L'auteur ne s'est pas contenté d'éclairer
les Senchus par lui-même ; il s'est référé à des glossaires sérieux et qui
méritent toute confiance. Mais il en a laissé de côté de fort importants,
parm.i lesquels les Index (glossaires) des Vies des saints du Livre de Lis-
more, de la Tripartite life, de M. Whitley Stokes ; le Vocabulaire des Tri-
hior-ghaoithe an bhàis^ de M. Atkinson, etc. Avec ces ressources, il eût
été facile de compléter les renseignements qu'il nous donne, notamment
sur les genres, pour lesquels l'index est assez souvent muet^ ainsi que
sur la déclinaison. En cas de doute, les langues brittoniques pouvaient
être aussi de quelque utilité. L'index, qui estdeM.Collinet, trahit chez son
auteur une certaine inexpérience. Par moments, il semble ignorer les
lois fondamentales de l'irlandais, particulièrement lorsqu'il a à s'occuper
des formes verbales.
Doairmim est une sorte de barbarisme. Il eût fallu do-rimim ou do-
rimu. L'auteur confond deux séries de formes verbales obéissant à des
lois différentes d'accentuation (voir sur ces lois^, les travaux de Thurney-
sen et de Zimmer).
Ernim est à remplacer par as-renaim, d'autant plus que érnim est, en
moyen-irlandais, l'infinitif très régulier d'ailleurs de ce verbe [éx-re-
donne ér-; ex-ré- donne as-ré-).
Facabaim est un gros barbarisme à remplacer par fdcbaim :== fo-
àd-gabim.
Air-gninim est donné comme présent d'un verbe dont le parfait e^ier-
geoin, 3^ pers. du sing. Ergeoin doit être rapporté à *as-gninim (Zeuss,
Gr. Celt.^ : asagninim, gl. sapio; asagnintar; coasagnoiter). Pour er-
geoin, il eût fallu le faire précéder de nad id qui expliquent sa forme*.
1) Cf. as-gen-su, gl. intellexisti, Codex Mediol. 140 6, 39.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 385
Tabairt ne devait pas être donné comme infinitif de tabraim, mais de
do-be'irim (vieil irl.); 1" pers. sing. do-biur; formes enclitiques : ni
tabair, ou ni tabur; P^ pers. du pi. do-beram; forme enclitique : ni
taibrem.
Réim est donné comme infinitif à retlnm; réimm signifie bien courir,
mais c'est rilh, génit. retho qui est l'infinitif régulier.
E III : us dans guidius est donné comm.e pronom complément accu-
satif plur. Celte composition paraît justifiée par d'autres exemples, mais
la coupe guidsi-us est peu justifiée, comme le montrent des formes
comme gabsus : il n'y a entre ces formes qu'une différence d'orthogra-
phe phonétique, déterminée par les consonnes environnantes : cf. l''®pers.
du sing. de l'aoriste ca7'su à côté de lécsiu ; arriu, pour eux, à côté de
forru, sur eux, etc. Je serais d'ailleurs fort porté à croire, avec mon col-
lègue M. Dottin, que guidius doit s'expliquer comme une .3*= pers. du
sing., relative ou non, en tout cas simple, non composée, ne contenant
aucune espèce de pronom suffixe.
Les mots composés sont coupés en général^ suivant Tétymologie. Je
relève cependant in-dul qni serait composé de l'article met de tul, taul.
On eût eu dans ce cas intul : cf. in tanisiu, en second lieu. La dentale ne
subit jamais, en pareille situation, de mutation {Gr. Celt.^, p. 179, 271,
608), d'après une loi qui joue également un grand rôle en comique et
en breton. Indul doit être coupé ind-ul.
On est étonné de voir traduire avec hésitation sise par sans lait. Le
mot est des plus sûrs : irl. $esc, gallois fiysp, hesp, breton liesp et même
hesc (qui est à sec).
Le mot slat, tentative de viol, eût gagné à être rapproché du terme
gallois légal Uatli-lud, enlèvement de jeune fille, Uathludaw ou llathrud-
daw, violer.
Atnme, traduit par calomnie, est donné sans indication de cas, ou
comme un nominatif, dont le génitif est également ainme. Il faut sans
doute rétablir : nominaLtif ainim [ainimh), génitif ainme [ainmhe) [Tri-
bior-ghaoithe an bhdis, Vocabulary) : le sens est tache, sujet de reproche.
Ar-chor ne signifie pas pose, mais bien action de lancer, jeter, gallois
er-gyr, id.
Attenn, mieux aittenn, gallois eitJùn, signifie non genêt, mais propre-
ment ajoncs, genêt épineux.
Bac-ldm a peut-être un sens plus général que manchotte, comme le
montre l'irlandais moderne baclàmhach ; pour bac, cf. gallois et breton
bac h, croc, crochet, hameçon.
26
386 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
Bandte ne peut être identique phonétiquement à bandha, mais en est
dérivé sans doute.
Bés serait plutôt à rapporter au futur qu'au présent.
Burach. Les glossaire du Cath Ruis na rig donne des exemples iden-
tiques avec le même sens.
Caech : pour le sens de fou, cf. le gallois coeg^ vain, creux, sot, niais;
coegio a un sens curieux dans l'expression coegio cysgu, faire semblant
de dormir. Le composé coeg-lygad a le sensde petit œil, œil un peu clos
;Silvan Evans, Englisk-welsh JJict., au mot eye) ; cf. coeg-ddall, myope,
à moitié aveugle.
Cethrocha. Il n'est pas exact de dire que ce mot soit un dérivé de
cethir, quatre. C'est un composé de cethor {*qetru, vraisemblablement;
cf. gallois, pedry-), et de cha:z:*komt-s : cf. pour la composition le bre-
ton t) e-gont, trente.
67e^7Ae est traduit par poutre dans sen-cleithe qui signifierait vieille
poutre. C'est une sorte de tenancier et en même temps une sorte de te-
nure, d'après la Vie tripartite (p. 72, 1.29 ; 80, 1. 17 : v. Index of irisk
words. L'auteur attribue à tort le sens de poutre à Hogan, p. 189. Ce-
lui-ci traduit par roof, c'est-à-dire voûte, toiture, mais il donne sous
le même mot, sen-chleithe et le traduit par vassal. Atkinson {Tri bir-
ghaoithe) donne cléthi avec le sens de faîte, clef de voûte et, par méta-
phore, chef (cf. le gallois clwyd dans cronglivyd, voûte; ce qui est une
précieuse indication pour la construction des maisons celtiques à l'épo-
que gaidelo-briltonique) .
Comm est traduit par baratte. Il s'agit, en effet, vraisemblablement
d'un vase creux. C'est un mot, je crois, assez rare dans ce sens, et il eût
été intéressant d'avoir à ce sujet des références (pour cowrn, en latin, v.
J. Loth, Mots latins p. 151). Comm a généralement le sens de couver-
cle, couverture, protection. M. Whitley Stokes donne un mot cum et le
traduit avec hésitation par ues^e/ (On the médical glossaries of themedix-
val irish, p. 53, 58).
Croman est traduit par crochet. C'est un mot bien connu ayant le sens
de faucille : cf. gallois cryman, même sens.
Il n'est pas absolument impossible que cuicel vienne de conucula, ou
d'une forme voisine; je serais toutefois assez porté à croire que c'est un
emprunt au brittonique : gall. co^'aîV; bret. keigel, kegil, kigel : ces
mots ne sauraient, en aucune façon, venir de conùcûla : conucula eût
donné en gallois, suivant l'accentuation, soit conogl, soit congol.
Dtorad ne peut être composé de rad. ou de rath, comme le montre
ANALYSES Et'cOMPTES RENDUS '^87
l'irlandais moyen et moderne deoradh (Atkinson, Tri-bir-ghaoithe,
vocab.).
Fidba, serpe : « c'est le latin vidubium » ; si cela veut dire que fidba
est tiré de vidubium, c'est sans doute inexact à cause du gallois
gwyddif, serpe : cf. breton moyen gousifyat, épieu. C'est peut-être la
forme du vieux-breton guedom qui répondrait le mieux au nominatif
irlandais fidhbha ; vidubium parait du gaulois latinisé, comme le dit
M. Whitley Stokes.
Dingbail. Il eût été bon de rappeler rfm^a^im (7V«p. life, II, 1. 6).
Gai, bravoure : di-gal, ne peut être composé de ce mot. Le gallois
dial, vieux-gallois digal, vengeance, est à rapprocher plutôt de galanas
prix du meurtre, et probablement de galar, douleur (irl. douleur, ma-
ladie). Ce serait la même idée qui a donné naissance à éric (cf. iccaim,
je paye).
Inber, rivière : non : embouchure d'une rivière, estuaire ; gallois, yn-
fer.
Lainnin est trdidmtTpar cuiller de gril : c'est, semble-t-il, un dimi-
nutif de /ann, gril.
Lubgort : lub a plutôt le sens de légumes, herbes, qne d'arbrisseau.
Maccru « génitif », ne peut être pour maccrad : le génitif de wac-
crad est maccraide (Atkinson, Homélies ; cf. Hogan, Cath Ruis na rig).
Maccru doit répondre au maccra d'O'Reilly, jeunes gens, collection de
jeunes gens.
Mess est traduit par fruit d'arbre : le sens propre est gland dans
toutes les langues celtiques, gaélique, gallois, comique, breton.
Methle, traduit par moisson, paraît signifier plutôt troupe de moisson-
neurs, nom. methel, meithil, gén. methli, methle (v. Atkinson, Tii-bior-
ghaoithe; Windisch, Wôrterb.; Stokes, Urk. Spr.).
Rinde est traduit par baguettes, sur la foi des Ane. laivs ; mais il si-
gnilie certainement seau de bois, fait d'écoixes (Stokes, Lives of saints;
ef. Windisch, Wôrterb., etc.).
Tel qu'il est, ce glossaire rendra assurément des services.
Il serait à désirer que M. d'Arbois Jubainville le complétât lui-même
ou plutôt nous donnât un vocabulaire complet des Lois. Il n'aurait
qu'à prendre pour type l'excellent vocabulaire d'Atkinson aux Homélies
from the Leabar brec, qui, malgré quelques erreurs inévitables sur les-
quelles on a peut-être trop insisté, me paraît être le meilleur qui ait
encore paru. M. d'Arbois de Jubainville rendrait ainsi aux études cel-
tiques un service inappréciable.
388 REVUE DE L HISTOtRE DES RELIGIONS
Cette analyse ne peut donner aux lecteurs une idée des richesses con-
tenues, je pourrais dire, entassées dans ces deux volumes à' Études sur
le droit celtique. L'historien des civilisations hellénique, latine, ger-
manique y trouvera autant à puiser que le savant livré aux études de
droit historique et que le celtiste lui-même. Je ne puis mieux résumer
mes impressions qu'en disant que les Etudes sur le droit celtique sont le
digne complément d'un des meilleurs livres qui aient paru dans ces
dernières années, dû également à la plume de M. d'Arbois de Jubainville,
les Recherches sur l'origine de la propriété foncière en France.
J. LOTH.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
E. Jacottet. — Contes populaires des Bassoutos (Afrique du sud.) —
Paris, E. Leroux, 1895, in-16, xviii-289 pages.
M. J., qui est depuis dix ans missionnaire dans le Lessouto, a recueilli de la
bouche même des indigènes un grand nombre de contes. Il en fait paraître
aujourd'hui 23, en même temps que 60 énigmes ou proverbes. Tous ces récits
merveilleux ont été contés en sessouto, soit à M. J. lui-même, soit à des amis,
(et entre autres à M. et M™* Dieterlen) de la véracité et du sens critique des-
quels il se tient pour assuré. Ils sont tous inédits. M. J. a en portefeuille les
matériaux d'un autre volume. Le recueil actuel contient quatre contes d'ani-
maux (Le Petit Lièvre, Le Chacal et la Source, Le Chacal, la Colombe et la
Panthère, La Légende de la Tortue) et dix-neuf contes merveilleux. Le volume
se termine par une très bonne bibliographie du folk-lore bantou, que notre
collaborateur M. René Basset a complétée dans le remarquable article critique
qu'il a consacré à l'ouvrage de M. Jacottet dans la Revue des Traditions popu-
laires (t. XI, n° 6, mai 1896 p. 265-270). Cet article contient tous les rappro-
chements utiles entre les contes recueillis par M. J. et les autres contes bantous :
nous y renvoyons le lecteur.
Voici les épisodes et les récits qui présentent au point de vue de la mytho-
logie comparée le plus vif intérêt :
1° P. 7-8, (Le Petit Lièvre). M. J. donne une variante de la légende de Mé-
dée et Jason ou du conte du Magicien et son Valet. (Le fugitif qui jette
derrière lui des objets magiques qui deviennent pour ceux ^qui le poursuivent
des obstacles presque infranchissables.)
2° P. 10-11. L'Avalement des eaux (même conte).
3° Masilo et Masilonyané, p. 47-54 : il y est question d'une vieille femme,
emprisonnée sous un vase ; l'un des héros du conte la délivre. Elle monte sur
son dos et l'oblige à la porter sans cesse. Pour s'en délivrer, Masilonyané la
fait dévorer par ses chiens: ils ne laissent d'elle, sur sa recommandation, que
son gros orteil d'où sortent des vaches merveilleuses. Masilojalouxtue son frère
dont le cœur, transformé en oiseau, le poursuit en lui reprochant son crime. L'oi-
seau redevient Masilonyané^et Masilonyané rentre en possession de ses vaches.
4» Moselantja (p. 78-98). Un jeune garçon Solo est dévoré par un monstre
aquatique, Koyoko qu'il a bravé. Sa mère le venge et fait périr Koyoko sous les
390 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
piqûres des insectes venimeux. Elle s'enferme alors dans sa hutte pour s'y
brûler vive et envoie sa fille Fenyafenyané à sa sœur, la femme de Masilo ; elle
lui recommande de ne pas regarder derrière elle. La jeune fille désobéit et elle
voit aussitôt à côté d'elle un animal étrange, Moselantja, qui l'amène à lui
prêter ses .vêtements, Moselantja réussit à se faire passer pour la jeune fille
auprès de sa sœur et la nuit avec sa longue queue qui s'allonge à volonté elle
dérobe toutes les provisions; toutes ses déprédations sont mises au compte
de Fenyafenyané. Une vieille femme secourable fait découvrir la vérité à Masilo,
le beau-frère de la jeune fille ; il tend à Moselantja un piège où elle tombe et
périt. Mais une citrouille pousse à l'endroit où elle est morte et lorsque Fenya-
fenyané est devenue mère, cette citrouille vient chaque jour la battre. Masilo
la frappe de son assagaie et de sa hache, le sang en jaillit; il la coupe en mor-
ceaux et la brûle. Un chardon pousse à l'endroit où la citrouille a été brûlée
et ses graines s'acharnent contre l'enfant. L'une d'elles surtout semblait impos-
sible à chasser ; Masilo s'empare d'elle, la pile et la brûle ; elle se change en
graine de citrouille plus méchante encore. Il ne réussit à s'en débarrasser qu'en
la moulant en poudre fine qu'il jette au feu.
5" Nyokopatala, p. 99-122. Deux colombes, comme une femme gémissait de
n'avoir pas d'enfant, lui en créent magiquement par le procédé suivant : La
colombe femelle fait à Nyokopatala une incision au sein gauche et en tire un
peu de sang au moyen d'une ventouse et la verse dans une calebasse où il y
avait un grain de sorgho blanc ; le mâle lui tire du sang du sein droit et le verse
dans une calebasse où il y avait un grain de sorgho rouge. Ces deux calebasses
sont placées dans un vase d'argile et un jour la femme y trouve deux enfants.
Les autres femmes du chef n'avaient pour enfants que des corneilles, aussi,
redoutant leur jalousie, cachait-elle son fils et sa fille. Le chef arrive cependant
à les découvrir et il donne sa fille en mariage à Masilo. Les jeunes gens qui la
conduisent à son époux se changent en Mahelethoumas (sortes de loups-garous)
et la dévorent. Nyokopatala en est avertie parce que les vases où mangeait sa
fille se brisent. Le cœur de la jeune femme s'envole sous la forme d'un oiseau
au village de son mari, et grâce à une ruse des oiseaux qui vivent avec Soyané,
Masilo s'empare d'elle et la transforme de nouveau en une belle jeune femme.
6o Dans le conte de ÏOiseau qui fait du lait apparaît un oiseau fantas-
tique qui emporte les enfants de plusieurs villages sur ses ailes pour les sous-
traire à la tempête(p. 129-135).
7° Le conte de Modisa-oa-dipodi est l'histoire d'une jeune fille qui, chassée
de chez ses parents, devient la femme d'un être invisible, qui est le chef d'un
grand pays souterrain et finit par se montrer à sa fille sous sa vraie forme,
avec un corps tout en fer (p. 136-154).
8° CEuf (p. 155-167). C'est l'histoire d'une jeune femme qui avait épousé
un gros œuf dont avait accouché la fille d'un chef, et qui réussit à le transfor-
mer en homme au moyen d'une « médecine » que lui avait donnée son père.
NOTICES BIBLIOGRAPHIOUES 391
Elle garde les fragments de la coquille et lorsque son mari, qui a pris une autre
femme, la repousse loin de lui, elle le change de nouveau en œuf pour se ven-
ger. Elle ne lui rend sa forme humaine que sur la promesse qu'il la traitera
mieux à l'avenir.
9» Polo et Khoahlakhoubedou (p. 168-177). C'est une interprétation à demi
rationaliste de la légende très répandue de la femme-serpent. 11 est à noter
que lorsqu'elle s'est dépouillée de sa peau de serpent, il faut la protéger avec
grand soin contre les rayons du soleil,
lO" Boulané et Senképeng (p. 178-186). Le conte constitue une variante de
l'histoire de Modisa-oa-dipodi. La jeune fille est donnée au maître des eaux,
qui menace^ si on ne la lui accorde pas, de faire mourir de soif toute la tribu.
11° Kotimongoe (p. 187-205). Une jeune fille, Thakané, a fait jaillir de l'arbre
merveilleux Koumongoé, auquel ses parents seuls avaient le droit de toucher, du
lait pour son frère; pour l'en punir, son père l'a conduite à un village de canni-
bales pour qu'ils la dévorent, mais c'est lui qui est mangé. Thakané devient la
femme du fils du chef; elle en a une fille qui, suivant la coutume, doit être
mangée parle chef; elle la sauve en la confiant à une vieille femme qui vit au
fond des eaux. Cette vieille ne consent plus tard à la rendre qu'en échange de
mille têtes de bétail qu'on jette dans le fleuve. Le récit se termine par un épi-
sode où le père de Thakané changé en rocher l'avale ainsi que son mari et tous
ceux qui l'accompagnent. Mais un jeune garçon ouvre avec son couteau le
ventre du rocher, il meurt et tous ceux qui étaient renfermés en lui s'échappent.
12o Seilatsatsi-oa-Mohalé (p. 206-213). C'est l'histoire d'une jeune femme que
sa mère, stérile jusque-là, avait mise au monde après avoir absorbé un breuvage
magique. Il lui était interdit de sortir à la lumière du soleil. Pour avoir enfreint
cette défense, elle est changée en termitière. Un sorcier lui rend magiquement
sa forme première.
12o Monyohé (p. 214-225). Variante de l'histoire de la jeune fille devenue
la femme d'un serpent d'abord invisible. Elle s'enfuit d'auprès de lui et au cours
de sa fuite s'intercalent des épisodes pareils à ceux qui figurent dans les contes
du cycle du Magicien et son Valet. Le serpent est tué. Sa mère briile son ca-
davre et par des charmes en transforme les cendres, qu'elle a jetées dans un
étang, en un beau jeune homme.
14° Khoédi Sefoubeng (p. 226-232). Il naît à un chef un enfant qui porte
comme lui une lune sur la poitrine; les autres femmes du chef, jalouses du bon-
heur de la favorite, donnent ordre de le tuer et de le remplacer par un petit
chien. L'enfant est jeté au fond de la hutte, parmi les pots. Successivement des
souris, un grand bœuf, les crabes de l'étang prennent soin du jeune garçon
que les femmes de son père cherchent à faire périr : il est retrouvé enfin par son
père.
15° Mosimodi et Mosimotsané (p. 233-244). Une mère irritée contre sa fille
parce qu'elle s'est servie pour son usage d'un pot magique qui lui donnait du
392 REVUK DR l'hISTOIKE DES REUf.lONS
beurre, la moud vivante et jette la poussière qu'elle a ainsi produite dans un
étang. Un crocodile refait avec cette poussière une nouvelle Mosimodi, et la
rend à son père moyennant une sorte de rançon.
16° Ntotoatsana (p. 245-252). Une femme a été emportée par un tourbillon
dans une tribu de Ma-tebélés qui n'avaient qu'une jambe, qu'un bras, qu'un
oeil et qu'une oreille. Elle devient l'épouse du fils du chef; elle est retenue dans
sa hutte par la vertu de cornes magiques qu'il y a enterrées. Son frère, que ses
deux filles retrouvent par hasard, lui donne un charme pour briser celte
vertu. Elle s'enfuit, mais aurait été reprise, si un mouton noir qui l'accompagnait
n'avait, à trois reprises, distrait l'attention de ceux qui la poursuivaient, par
ses tours et ses gambades.
17° Séetètèlané (p. 259-262). Une femme sort d'un œuf d'autruche qu'un
pauvre chasseur a trouvé sur le sable et qu'il a rapporté dans sa hutte ; elle
l'épouse et il devient li^. chef d'un grand peuple; mais elle lui avait fait défense
de l'appeler jamais fille d'un œuf d'autruche; il viole cette interdiction, elle dis-
paraît et il redevient misérable comme autrefois.
18° SèMoZomt (p. 265-270). Il faut relever dans ce conte la transformation vo-
lontaire d'un homme en serpent par des artifices magiques.
Ce résumé permet de juger de l'importance du recueil de M. Jacottet qui cons-
titue l'une des meilleures contributions au folk-lore bantou.
L. Marillier.
A. Bastian. — DieDenkschbpfung-umgebender Welt auskosmogo-
nischen Vorstellung-en in Cultur und Uncultur. — Bei lin, H. Diiinm-
1er, 1896, in-8, n-211 pages.
A en juger d'après le titre, ce Uvre traiterait des idées que se font les sau-
vages et les civilisés de l'univers qui les entoure et dont ils font partie; il nous
ferait donc connaître la conception que se fait l'homme à un certain état de civili-
sation et dans un milieu donné du monde ambiant. Et, en effet, on trouve de tout
dans cet ouvrage : croyances et légendes, pratiques magiques et rituelles, théo-
ries métaphysiques et historiques, biologiques et mythologiques, avec, de temps
en temps, une petite excursion sur le domaine de la science psychologique que
M. Bastian paraît chérir tout particulièrement. Mais il est malheureusement ira-
possible de tirer le moindre profit de ce livre : autant il est remarquable par la
quantité prodigieuse de matériaux de toute sorte qui y sont accumulés et par
l'érudition profonde ne son auteur, autant il est mal construit : il lui manque
tout ce qu'il faut à un «livre à consulter ». Pas de chapitres, des sections abso-
lument arbitraires, une table des matières dont les expressions vagues, tleles
que « la femme », « l'éternité », «■ racines », « cellules, » etc., sont au moins in-
suffisantes pour qui veut chercher un renseignement précis, el surtout, c'est là
notre grief principal, aucun ordre, aucune suite dans les idées, un style bizarre
NOTICES RTBLIOfiRAPHTQUES 393
et difficile, des phrases incohérentes et coupées par d'innombrables parenthèses,
des néologisrnes surprenants tels que « etwassig», « Washeit », « wundern • »
— au sens de créer par des miracles (VVunder), — des notes qui ne se rappor-
tent pas toujours à ce qui est dit dans le texte, etc II ressort clairement de ce
que nous venons de dire qu'il est impossible de faire un compte-rendu de ce
livre; nous le regrettons d'autant plus que M. Bastian est certainement l'un
des hommes qui connaissent le mieux les questions d'ethnographie comparée. Il
est vrai que M. Bastian s'excuse à plusieurs reprises de son mauvais style, mais
cela ne peut en aucune façon modifier notre opinion : que, pour écrire un livre,
il faut n'être pas l'esclave de ses matériaux et rester maître de sa pensée et de
sa plume.
A. DlRR.
Marci Diaconi Vita Porphyrii episcopi Gazenzis. Edd. Societatis
Philologae Bonnensis sodales. — Leipzig, Teubner, 1895 ; petit in-8 de 12
et 137 p.; 2 m.
La vieille cité philistine de Gaza a été l'un des derniers refuges du paga-
nisme dans sa lutte contre le christianisme. En l'an 400, alors que Porphyre
était évèque de la petite minorité chrétienne dans cette brillante cité, il y avait
encore huit temples païens, notamment le célèbre Marneion ou temple de
Marnas, le vieux dieu local ; le syncrétisme néoplatonicien s'y associait encore
au vieux sensualisme des cultes cananéens pour combattre la religion des
moines, et l'élément juif de la région faisait probablement cause commune dans
cette lutte avec les païens (cf. Ep. 40 de saint Ambroise, la destruction des
églises chrétiennes sous Julien l'Apostat). En 401 Porphyre put enfin célébrer
le triomphe de sa foi. Avec le concours des troupes impériales il avait fait
abattre le Marneion, fait rechercher dans les maisons les idoles cachées, pavé
le chemin de l'église avec les dalles du sanctuaire païen cher aux femmes de
Gaza, afin de ne leur épargner aucune humiliation.
Les scènes de l'introduction violente du christianisme à Gaza sont parmi les
plus répugnantes de la persécution dirigée contre le paganisme par une Église
qui oubliait que son principal titre de gloire avait été d'enfanter des martyrs et
non des tyrans. Elles nous sont particulièrement bien connues parce que nous
en possédons la description par un témoin oculaire, un diacre de Porphyre,
nommé Marc, qui nous a laissé une biographie de sonévêque, appréciée comme
une des meilleures vies des saints. Jusqu'en 1874 elle n'était publiée qu'en
latin. A cette époque elle fut éditée en grec par M. Maurice Haupt d'après un
seul manuscrit de Vienne. Mais cette édition était difficile à se procurer. Les
membres de la Société de philologie de Bonn en ont publié récemment une
1) Wundern veut dire « s'étonner ».
394 REVUE DE i/hISTOIRE DES REflClONS
nouvelle dans la Bibliothèque Teubnérienne des auteurs grecs et latins, cette
mine si précieuse de textes classiques à bon marché et néanmoins soignés.
Ils ont pu consulter un manuscrit de la Bibliothèque Bodléïenne (Baroccianus
graec. 238) du xie siècle, collationné à leur intention par un maître de Balliol
Collège, M. E. J. Palmer, et le cod. Otlobonianus graec. 92, du xvie siècle, qui
paraît dépendant de celui de Vienne déjà utilisé parHaupl. Leur édition, encou-
ragée et, semble-t-il, patronnée par M. Usener, est appelée à rendre de réels
services aux étudiants qui s'intéressent à l'histoire ecclésiastique. Elle est pour-
vue d'une série d'excellents indices.
J. R.
Renk Basskt. — Les Prières de saint Cyprien et de Théophile. —
Paris, Bibliothèque de la Haute-Science; petit in-8 de 52 p.
C'est ici le sixième fascicule des Apocryphes éthiopiens traduits en français
par M. René Basset, Il contient la traduction des textes éthiopiens des prières
de saint Cyprien et de Théophile, d'après les mss. 57 et 58 du fonds éthiopien
de la Bibliothèque nationale, et du texte arabe de la Prière du même saint
Cyprien d'après le mss. 309.
La Prière de Théophile est une longue formule magique, attribuée sans
aucune raison au patriarche de ce nom; elle semble être originaire d'Ethiopie,
à en juger par les noms des saints invoqués ; elle est destinée à conjurer la
fièvre et la dysenterie et d'autres maux encore et doit être accompagnée d'ablu-
tions, d'exorcismes, de la récitation du Psaume CL. C'est un vulgaire spé-
cimen de superstition éthiopienne.
Les Prières de saint Cyprien sont plus curieuses. D'abord les traductions
de M. Basset prouvent que le texte arabe et le texte éthiopien qui en dérive
ne sont pas identiques aux deux prières en latin qui existent sous le nom de
saint Cyprien [Oratio pro martyribus et Oratio Cypriani Antiochani quant sub
die passionis suae dixit), comme le croyait M. Zahn. Elles nous apportent ainsi
de nouveaux témoignages à l'appui de l'autorité qui s'attachait dans les églises
orientales à cet énigmatique Cyprien le magicien que l'on ne tarda pas à iden-
tifier avec saint Cyprien de Carthage, que d'autres traditions identifient avec
saint Cyprien d'Antioche (cf. Ada SS., 26 sept.), qui a inspiré à Calderon son
Magico prodigioso et fourni plusieurs traits à la légende allemande du Faust,
et qui pourrait bien n'être qu'un doublet légendaire du grand évêque de Car-
thage. Ce ne serait pas le seul des grands chrétiens d'Occident qui serait devenu
en Orient une sorte de héros légendaire de la foi; Clément de Rome, saint
Hippolyte sont devenus aussi chez les Orientaux des autorités en matière de
constitutions et de canons ecclésiastiques. Saint Cyprien personnifiait admira-
blement l'ancien lettré païen devenant chrétien, c'est-à-dire passant du service
>OTICES BIBLIOGRAPHIQUES 393
du diable au service de Dieu. M. Basset n'a pas voulu entreprendre la discus-
sion historique de la légende. C'est grand dommage, parce qu'il n'y en a guère
de plus curieuse et de plus intrigante pour un folklorisle ou un hagiographe.
La Prière éthiopienne de saint Cyprien est une macédoine de morceaux ori-
ginairement distincts les uns des autres. Ont-ils été attribués indépendamment
les uns des autres à saint Cyprien, puis combinés dans un recueil, ou avons-
nous affaire à un recueil de formules magiques el liturgiques destinées tantôt à
écarter les maléfices, le mauvais œil, etc. , tantôt à la consécration de l'eau ou à la
glorification du dimanche, recueil attribué tout entier à saint Cyprien d'après
ratlribution de la première pièce et la plus importante? M. Basset se borne à
de rapides indications des problèmes qui se posent ici. Il a voulu faire connaître
des textes et non disserter à leur sujet. Il faut le remercier de mettre ainsi à
notre disposition des textes inaccessibles pour la très grande majorité d'entre
nous et d apporter sa contribution à celte étude des apocryphes où il y a encore
tant à faire et par où la théologie et le folklore se touchent. La précision de
son esprit et la rigueur de sa méthode scientifique sont de précieux garants de
la fidélité de ses traductions.
Jean Révillb.
Lucien Fournereau. — Le Siam ancien, 1'^ partie. — Paris, Leroux (tome
XXVII des Annales du Musée Guimet).
M. Fournereau a consigné dans ce volume une partie des observations et
des découvertes du plus haut intérêt qu'il a faites au cours d'un long voyage
d'exploration au Siam. Architecte, il s'est tout particulièrement attaché à re-
constituer l'art antique, l'art brahmanique et sa disparition à la suite de l'inva-
sion du bouddhisme, mais l'histoire des monuments et de leurs inscriptions est
la source même de l'histoire religieuse de ce pays. Le vaillant explorateur a
pris un grand nombre de photographies des ruines, qui, sous les ronces et les
lianes, gardent le dépôt d'une belle civilisation artistique. Il nous livre ainsi des
documents certains et des textes précieux.
Ce premier volume est consacré à l'archéologie, à l'épigraphie et à la géogra-
phie. A ce dernier titre il contient une admirable collection de cartes de l'Indo-
Chine et de l'archipel de la Sonde, depuis la carte portugaise de 1517 jusqu'à
celle de l'embouchure du Mé-Nam publiée par le Dépôt hydrographique de la
marine française en 1878. L'illustration du livre avec ses quatre-vingt-quatre
planches en phototypie est digne de tous les éloges et fait de cet ouvrage un
instrument de travail de premier ordre. Sur l'interprétation des documents il
nous faut laisser à de plus compétents la tâche de juger l'œuvre de M. Fourne-
reau, mais en attendant ce contrôle qui ne peut être que le résultat d'une lon-
gue étude, nous avons tenu à signaler le livre, comme il le mérite, dans celles
de ses qualités que tout homme d'études peut apprécier.
396 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Il fait le plus grand honneur à l'auteur et au Musée qui publie les Annales.
J. R.
Raffaele Mariano. — Francesco d'Assîsi e alcuni suoi piu recenti
biografi. — {Memoria letta aW Accademia di Sdenze morali e politiche
délia Société Reale di Napoli). — Naples, 1896, in-8 de viii et 208 pages.
La lecture du travail de M. Mariano m'a causé une grande déception. Une
récension de plus de deux cents pages due à la plume d'un professeur d'Uni-
versité n'est pas chose banale, el, puisqu'il s'agit d'histoire, on s'attend à une
belle séance de critique historique. On est bien vite détrompé.
M. Mariano s'est fait de la vie de saint François une certaine conception qui,
d'ailleurs, ne ressort que d'une manière tout à fait confuse de la lecture de son
travail. Mais celte conception sur quoi repose-t-elle? M. M. ne l'indique pas.
Tout ce qu'il est possible de voir, c'est qu'il a un souverain mépris pour les mi-
nuties de l'érudition et pour la critique des sources historiques.
Il y a cependant une certaine érudition dont M. M. fait étalage; il aime le
détail précis sur la vie privée des gens qu'il critique ou même sur leurs senti-
ments intimes. Il a commis de ce chef des erreurs vraiment regrettables.
Malgré ces graves défauts, la lecture de ce livre présente un très réel intérêt
et si les historiens ne doivent s'attendre à y trouver ni données nouvelles sur la
vie de saint François d'Assise, ni une mise en œuvre originale des anciennes
données, ils y trouveront du moins la profession de foi de M. M. Les philosophes
qui s'intéressent à l'évolution religieuse , de l'heure présente et veulent savoir
comment le monde lettré italien envisage le problème religieux et la situation
ecclésiastique devront à côté des œuvres si connues de M. M. Gaetano Negri et
Giacomo Barzellotti faire une place au présent travail de M. Mariano*.
Lie. S. A. Fries. — Betydelsen of Religionskongressen i Chicago.
— Stockholm. I. E.J. Bohlin, 189.5, in-8, 66 p.
Les actes du Congrès des religions tenu à Chicago en 1893, publiés par M. Bar.
rows, ontété presque entièrement traduits en suédoispar le professeur de théologie
du lycée d'Upsala, M. Bergslroem. Le fait que ces deux gros volumes ont trouvé
un éditeur démontre déjà le très grand intérêt pris en Suède à la célèbre as-
semblée tenue à Chicago. Notre pays n'y avait qu'un représentant, mais plu-
sieurs théologiens suédois ont suivi ses travaux avec grand intérêt. Pour ne citer
1) La Civiltà caltolica (numéro du 16 mai 1893) vient de lui consacrer de
longues pages d'une extrême sévérité.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 397
qu'un exemple, l'ancien professeur d'exégèse à l'Universilé d'Upsala, le doc-
teur Myrberg, prétend même dans sa revue Bibelforskaren « que l'importance,
qui doit être attribuée au Congrès dans l'histoire du monde et de l'Église, ne
peut guère être exagérée ».
M. Pries, pasteur à Stockholm, l'auteur de remarquables travaux sur la reli-
gion d'Israël, a consacré la brochure que nous analysons à une étude sur la
valeur de semblables congrès, en s'efforçant d'éviter à la fois les engouements
et les dénigrements que le Parlement de Chicago a provoqués. Voici les consé-
quences favorables que M. Fries attribue à des assemblées de ce genre :
1° Elles contribuent à répandre la connaissance de l'nisloire des religions et
montrent la place occupée actuellement par la religion dans le monde.
2° Elles servent la cause des missions chrétiennes. Les missions actuelles ne
peuvent que profiter des critiques qui leur ont été faites au Congrès de Chicago.
3° Elles obligent les diverses religions à se développer.
4° Elles font ressortir que le christianisme est appelé à devenir la religion
universelle.
5° Elles favorisent les efforts de ceux qui cherchent à réformer le christianisme,
pour qu'il se manifeste dans toute sa pureté.
6° Elles fortifient et purifient l'influence de la religion sur l'homme.
7° Elles préparent les voies pour l'avènement d'une seule Église œcuménique,
soit qu'elle devienne une réalité, soit qu'elle demeure à l'état d'idée régulatrice.
La devise de cette Église sera : Multitudo in unitate et unitas in multitudine.
Nous ne pouvons pas reproduire ici le raisonnement entier de l'auteur. Nous
nous bornerons à indiquer deux points, qui nous paraissent avoir un intérêt
particulier, d'abord l'idée d'une religion universelle, puis l'idée d'une manifes-
tation plus vraie de la nature intime du christianisme.
Il est évident que l'idée d'une religion universelle a fortement Intéressé le
Congrès de Chicago, mais pour nous comme pour M. Pries quelques formules
abstraites, tirées de l'ensemble des religions actuelles, ne suffisent pas à cons-
tituer une religion. Le Congrès de Chicago a montré à ceux qui l'ignoraient
que les religions ont une tendance à se spécialiser au lieu de se généraliser.
On ne fabrique pas une religion ; elle doit avoir ses racines dans le passé, être,
suivant le point de vue que l'on adopte, une religion révélée ou une religion
historique. Un assemblage d'idées, une association de formules ne constitue pas
une religion.
La nature de cette Revue ne nous permet pas de suivre l'auteur dans ses
considérations sur l'opportunité d'une religion universelle. La création d'une
nouvelle religion lui paraît impossible, à cause du caractère trop critique de
notre société et de notre connaissance trop intime des lois de la nature et de
l'âme. En tous cas M. Fries accorde une grande valeur à l'histoire des religions
pour le développement ultérieur de la religion. 11 cite le professeur Trœltsch
de Heidelberg. «L'histoire des refigions, dit celui-ci, devient de plus en plus la
398 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
base de tout travail Ihéologique ; elle a décomposé et transformé l'organisme
entier de la théologie traditionnelle. » Le travail réformateur qu. ne doit jama^
cesser au sein des Églises aura ainsi dans la suite des '=°"S^«^^^°"\™
espérer que celui de Chicago n'a été que le commencement, une inspiration
un contrôle.
N. SÔDEBBLOM.
CHRONIQUE
FRANCE
L'Mstoird religieuse à TAcadéiuie des Inscriptions et Belles-
Lettres. — Séance du 21 février 1896 : M. Clermont-Ganneau donne l'inter-
prétation d'un cactiet en pierre dure, de très petites dimensions, d'origine israé-
lite, probablement du vi« siècle avant J.-C, destiné à être porté en médaillon ou
en bague. Sous une urseus il porte deux mots hébreux dont les caractères
rappellent l'écriture phénicienne antérieure à l'exil et qui signifient : « Que
Jahvehsoit compatissant» et u OEuvre de Jahveh ».
— Séance du 6 mars : M. CoUignon décrit trois grandes fibules en bronze
trouvées non loin de Thèbes en Béotie, dans une sépulture. Sur deux d'entre
ehes les dessins représentent des animaux dans le style géométrique de transi-
tion qui succède au style mycénien. La troisième représente une scène em-
pruntée à la glyptique chaldéo-assyrienne : deux oranls placés de chaque côté
d'une plante sacrée ; au milieu un disque rayonnant.
M. Maspero annonce la découverte, à Philae, par le capitaine Lyons, d'une
stèle qui porte une triple inscription en hiéroglyphes, en grec et en latin. La pre-
mière, placée au sommet, mentionne les dieux de l'Abaton, Osiris, Isis et Horus,
puis Khaoumou, dieu de la cataracte et de la Nubie, Sothis, dame d'É'éphantine,
et Anoukit, également d'Éléphantine. L'inscription proprement dile est trop
mutilée pour qu'il soit possible d'en donner une interprétation complète; elle
date de l'an 30/29 et se rapporte à des événements du pays de Pouanît et du
pays des Nègres. Le texte latin apprend qu'il s'agit d'une révolte réprimée par
CorneUus Gallus en l'an 1 d'Auguste comme roi d'Egypte, et de la réception
d'une ambassade éthiopienne pour étendre au roi d'Ethiopie la protection de
l'Empire romain.
M. Gralllot, ancien membre de l'École française de Rome, a dégagé au pied
des montagnes des Volsques, à Conca, les restes de plusieurs temples qui
se sont succédé du nie au v^ siècle. Ses travaux, entrepris pour le compte
d'un particulier, ont été arrêtés par ordre du gouvernement italien.
— Séance du i3 mars : M. Op^^erf signale la découverte par le P. Scheil, d'une
inscription rappelant une donation faite par le roi Sin-Sar-ikur; d'après ce
document, ce roi était le fils du grand Sardanapale. Il commente aussi des frag-
ments de textes trilingues, que M. Dieulafoy croit originaires d'Ecbatane,
M. Clermont-Ganneau présente deux stèles de Nerab (près d'Alep), acquises
par lui pour le Louvre, pour le compte delà Commission du Corpus des inscrip-
400 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
lions sémitiques. Elles porlent de longues inscriptions en araméen archaïque
avec le vieil alphabet que Ton retrouve sur la stèle de Mésa et dans les textes
de Zendjirli.
— Séance du 20 mars : D'une communication de M. Blancard, de l'Académie
de Marseille, ii résulte que Fanalyse d'échantillons de pierres pris dans les
carrières de Phocée a prouvé que les stèles à idoles trouvées, il y a une tren-
taines dannées, dans le sol du vieux Marseille, ne sont pas du même grain
que les pierres phocéennes. C'est un argument en faveur de leur origine phé-
nicienne.
Le P. Delattre signale de Carthage la découverte d'une statuette figurant un
personnage accroupi, chaque pied posé sur un crocodile et chaque main tenant
un lion par la queue. La tète manque ainsi que la partie supérieure de l'ins-
cription égyptienne gravée au revers. M. Maspero y reconnaît une amulette de
la série de l'Horus sur les crocodiles et une formule magique contre les ani-
maux nuisibles.
M. Théodore Reinach a reconstitué un papyrus gréco-égyptien, dont un frag-
ment esta Berlin, l'autre au Musée de Gizeh; c'est l'analyse d"un procès jugé
par l'empereur Claude et son conseil, entre le roi des Juifs, Hérode Agrippa, et
les agitateurs antisémites d'Alexandrie, Isidore etLampon. Déjàcondamnés pour
les iniquités commises par eux sous Caligula, ces deux personnages ont cru se
tirer d'affaire en accusant Agrippa. L'empereur ratifie la condamnation à mort
déjà prononcée contre eux. Le contenu de ce document justifie entièrement
le verdict sévère porté contre les antisémites alexandrins par Philon (voir plus
bas dans notre Chronique, p. 402).
— Séance du 1" avril : M. d'Arbois de JubainvUle entretient l'Académie de la
religion des Francs avant leur conversion. Cette religion se rattache au paga-
nisme germanique. Les deux classes de divinités chez les Germains étaient les
Ansis on grands dieux (Odin Scandinave, Wodan germanique) et les Albar ou
génies inférieurs tels que fées ou lutins. Ces dénominations se retrouvent dans
des noms propres francs : Albo fledi, la soeur de Clovis, signifie; «jolie comme
une fée»; Alpheida, la concubine de Pépin d'Héristal et mère de Charles Martel,
signifie : « qui a les qualités d'une fée. » D'après Jordanès les Goths appellent
leurs chefs victorieux ansis, c'est-à-dire demi-dieux. Encore à la cour chrétienne
de Chilpéric P'' on rencontre un seigneur du nom de « Ansevaldus », c'est-à-
dire puissant comme un Ansis.
— Séance du 10 avril : M. E. Le Blant lit un chapitre d'un mémoire intitulé :
720 inscriptions de pierres gravées inédites ou peu connues, relatif aux pierres
servant d'amulettes et portant des noms de divinités païennes, tels que Vénus, Sé-
rapis,Esculape. Le même type est affecté parfois à des protecteurs différents. Ce
qui est Sérapis pour les uns est le génie d'un ancien roi pour les autres. On y
trouve aussi les noms d'Adonaï Sebaoth, Jehovah, Phta, des noms d'ange comme
Gabriel, Michel, ou de patriarches comme Adam, Abraham.
CHRONIQUE 401
M. Fouc/t5/' adresse, par l'entremise de M. Senart, des estampages d'inscrip-
tions qu'il a exécutés durant sa mission en Indo-Chine.
— Séance du 15 mai : M. Léon Dorez analyse le procès-verbal, récemment
découvert par lui, des audiences de la commission pontificale chargée, en
mars 1487, d'examiner les célèbres thèses de Pic de la Mirandole. Deux brefs
inédits d'Innocent VIII sont joints à ce document. Ces pièces seront publiées
prochainement avec d'autres trouvées par M. Thuasne, relatives au second
voyage en France de Pic de la Mirandole.
— Séance du 22 mai : M. Lejeune, conducteur des ponts et chaussées à
Guelma (Algérie), envoie le texte d'une nouvelle inscription chrétienne décou-
verte non loin de cette ville : Hic reliquiae heati Pétri apostoli et saactorum
Felicis et Vincenti martyrum. M . Héron de Villefosse pense que ces martyrs
sont au nombre des habitants d'Abitina qni souffrirent pour la foi à Carthage
le 12 février 304 et qui ont trouvé place dans les Acta Sincera de Ruinart.
— Séance du 5 juin : Le P . Delattre écrit de Carthage qu'il a ouvert vingt-
sept nouvelles tombes puniques dans la nécropole dite de Douïmès à Carthage.
Il y a trouvé, comme à l'ordinaire, des poteries, des figures d'animaux, des sca-
rabées, mais de plus une lampe avec une inscription punique à la pointe sèche,
garantissant son origine.
— Séance du 12 juin : M. Chavannes, professeur au Collège de France, lit
un fragment d'une étude qu'il a l'aile sur les cinq inscriptions chinoises de l'Inde
dont M. Foucher a envoyé les estampages à l'Académie (voir séance du 10 avril)
et décrit, à ce propos, le mouvement religieux qui mit en relation l'Inde et la
Chine vers la fin du x^ et le commencement du ii^^ siècle de notre ère (la Revue
'Je ruistoire des Religions publiera in extenso le mémoire de M. Chavannes
dans sa prochaine livraison).
Publications diverses : Les Fils de Dieu et les filles de ihomme dans la
Bible (gr. in-8° de 64 p., Paris. Lecoffre), par Charles Robert, de l'Oratoire de
Rennes, est le tiré à part de deux articles qui ont paru en 1895 dans la Re-
vue Biblique et qui ont pour but da faire disparaître le scandale de linterpré-
tation courante de Geiièse, vi, 1-4 : le mariage des anges avec les filles des
hommes. Dans une première partie, dite « Exposé des faits », l'auteur étudie le
texte de la Genèse, les interprétations des Pères, le récit du Livre d'Enoch et
les allusions qui se trouvent dans les Épîtres de saint Jude et de saint Pierre.
La très grande majorité des Pères admet qu'il s'agit bien réellement des anges,
sans se laisser arrêter par la difficulté que la nature spirituelle des anges ne
s'accorde pas bien avec des passions charnelles. M. Charles Robert, à son tour,
montre fort bien que l'expression Bené-Elohim ne peut désigner que les anges,
mais il pense que le contexte oblige à reconnaître que les Bénoth-hdâdâm, les
27
402 BEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
filles de rhumanité, ont désigné primitivement les femmes Caïnites. La tradi-
tion verbale primitive aurait raconté l'union de la race de Seth avec celle de
Gain. Mais, plus tard, les Israélites, séduits par les fables païennes, auraient
lait des Sélhiles des anges et des femmes Caïnites les filles des hommes en
général. Le récit primitif se transforma ainsi en mylhe et l'écrivain sacré qui,
plus tard, vint recueillir les traditions d'Israël pour les fixer par l'écriture, fut
obligé de ménager les idées populaires, de même que « l'hagiographe breton
doit laisser nos saints au milieu de l'auréole de leurs merveilleuse léger.des,
s'il ne veut froisser les sentiments de foi de nos vieilles populations « (p. 46).
II y avait en Israël une croyance à une chute primitive des anges, mais elle
fut dénaturée par l'imagination populaire et prit la forme tout à fait mythologi-
que sous laquelle l'a présentée l'auteur du Livre d'Enoch. Dans VÉpître dcJudc
et dans la 11^ de Pierre il n'est pas question de la fornication des anges, mais
de leur chute par orgueil et par apostasie.
On lira avec intérêt la savante dissertation de M. Charles Robert. L'auleur
lui-même ne contestera pas que les préoccupations apologétiques y sont do-
minantes. Au lieu de se donner tant de mal pour faire disparaître de la Bible
un mythe — que l'on est bien obligé d'y laisser tout au moins à titre de con-
cession aux idées populaires — il eût été infiniment plus simple de rechercher
ce qu'il y a dans le texte sacré, sans se tourmenter des conséquences que l'in-
terprétation peut avoir pour la foi. Il faut bien se convaincre, une fois pour
toutes, que l'exégèse, lorsqu'elle est dominée par une conception doctrinale
quelconque, positive ou négative, qui exclut d'avance comme entachée de nul-
lité l'une des interprétations proposées, perd son caractère scientifique, quelle
que soit d'ailleurs l'érudition de l'exégète. Dans le cas présent l'auteur me pa-
raît avoir méconnu le fait que la notion des anges chez les anciens Israélites
n'était pas la même que chez les Pères spiritualistes de TÉglise du iv^ ou v* siècle
et que, par conséquent, la difficulté d'un mariage charnel entre des anges et
des femmes n'existait pas pour les premiers comme pour les derniers. Il est
impossible de contester que dans la chrétienté primitive la chute des anges par
suite de leur passion pour la beauté éphémère des filles des hommes a été l'un
des exemples les plus populaires de la justice divine. Et il y a peu de mythes
aussi beaux, aussi riches d'enseignements moraux que celui-là. Bien loin de
déparer la Bible, il s'y trouve fort bien à sa place. Mais, alors même qu'il en
serait autrement, il faudrait encore l'interpréter selon l'esprit des temps bibli-
ques, et non d'après une philosophie de plusieurs siècles postérieure.
Théodore Reinach. V empereur Claude et les antisémites alexandrins d'après
un nouveau papyrus. (Extrait du t. XXXI de la Revue des Études juives.)
M. Théodore Reinach, combinant deux fragments de papyrus, l'un de Berlin
CHBONlOLli 403
déjà publié par M. Wilcken dans Hermès (t. XXX, p. 485 el suiv.), l'autre du
Musée de Gizeh, découvert et reconnu par M. Pierre Jouguet, membre de l'École
française d'Athènes, a pu reconstituer à peu près le procès-verbal d'une au-
dience criminelle présidée par l'empereur Claude à Rome, dans les jardins de
Lucullus, le 30 avril et le 1''' mai de l'an 40 après J.-C. Nous y voyons une
tentative très curieuse des chefs des antisémites alexandrins, Isidore et Lampon,
déjà connus par Philon, pour échapper à la condamnation capitale qu'ils ont
méritée par leurs exactions et leurs intrigues, en se portant accusateurs contre
Agrippa I^'. L'empereur, lié d'amitié avec le roi juif, repousse énergique-
ment ces accusations dont la teneur ne nous est pas connue.
Plusieurs détails de la restitution proposée par M. Reinach sont douteux; la
provenance même du document n'est pas connue; il semble bien émaner d'un
Juif ou tout au moins d'un rédacteur fort mal disposé pour les antisémites. Mais,
en dépit de ces lacunes, le document retrouvé a une réelle valeur historique,
d'une part, en ce qu'il conQrme le jugement de Philon sur les antisémites
alexandrins, la pire espèce de démagogues de l'antiquité, d'autre part en ce
qu'il confirme l'importance, pour la cause des Juifs en général, de l'amitié entre
les Hérodes, spécialement Agrippa P'", et les empereurs. Ces Hérodes que les
Juifs sectaires et intransigeants considéraient volontiers comme des renégats,
ayant abandonné rÊternel pour le monde, furent à mainte reprise la vérilable
sauvegarde de la liberté juive.
M. A. Sabatier, doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris, a fait
paraître chez Fischbacher la troisième édition revue et augmentée de l'Apôtre
Paul. Quiconque s'occupe d'études sur le christianisme primitif connaît ce livre,
remarquable, incontestablement le meilleur ouvrage que nous ayons en français
sur l'apôtre des Gentils et qui a mérité d'être traduit en plusieurs langues. La
nouvelle édition n'est pas une simple réimpression. Le format est plus grand,
l'impression moins serrée; les subdivisions sont plus clairement marquées; une
table des matières permet de se retrouver plus facilement dans l'ouvrage; une
carte permet de suivre plus facilement l'apôtre dans ses voyages missionnaires.
Sur plusieurs points, enfin. M. Sabatier a complété ou rectifié ses assertions
antérieures, notamment dans le chapitre relatif à l'église de Corintbe. D'accord
avec M. Weizsàcker il reconnaît la succession suivante de la correspondance
avec les Corinthiens : 1° Une lettre perdue, vers l'an 55, à laquelle il est fait
allusion J Coi\, v, 9; — 2" La réponse des Corinthiens, visée / Cor,, vu, 1; —
3° Notre première Épître, apportée par Timothée, lequel ne réussit pas à calmer
les divisions; — 4° Arrivée des émissaires judaïsants de Jérusalem; voyage de
Paul à Corinthe, échec de l'apôtre; — 5» Lettre très énergique de Paul, perdue
pour nous, aoportée d'Éphèse par Tite, visée dans II Cor., vn, 8, 11; cette
lettre assure le triomphe des partisans de Paul ; — 6° Notre seconde Épître.
40i REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
On remarquera aussi une importante étude sur la notion du péché dans la
théologie de Paul. L'ouvrage s'est enrichi ainsi à la fois des résultats acquis
parles historiens postérieurement à la première édition et des produits de l'étude
personnelle et de l'enseignement de l'auteur lui-même. Il réunit à un haut degré
la connaissance approfondie du sujet, la dialectique historique qui met la pen-
sée en étroite connexion avec les événements et les expériences de .l'apôtre,
enfin le sens des réalités religieuses, et c'est la combinaison de ces trois qua-
lités, si souvent séparées, qui en fait toute la saveur.
Vllistoire sommaire des trois premiers siècles de VÈglise chrétienne^ par
M. JV. Lamarche (Paris, Fischbacher, petit in-12 de 91 p.: 0 fr. 60) n'a pas la
prétention d'être un ouvrage scientifique, mais un petit manuel de vulgarisa-
tion à l'usage des cours d'instruction religieuse, avec cette très grande supé-
riorité sur !a phipait des manuels analogues, qu'il est fait par un homme d'es-
prit libre, au courant des principaux travaux scientifiques et qui en expose les
résultats d'une manière généralement objective. Nous entendons parla que l'au-
teur affirme ce qu'il considère comme la vérité historique sans se demander
si la tradition ou les enseignements des dilférentes Eglises concordent avec son
récit. Sa conclusion c'est que la théologie réputée chrétienne est à refaire, mais
qu'en attendant le respect des convictions des autres s'impose à tous les chré-
tiens, au nom de la vérité historique et de la sincérité. En certains passages
il y aurait des réserves à faire sur telle assertion de l'auteur; plus on simplifie,
plus on généralise, plus aussi il est difficile d'être rigoureusement exact. Mais
à notre connaissance il n'y a pas de résumé populaire meilleur que celui-là pour
l'enseignement populaire.
J.R.
*
Dans La Psychologie des sentiments (Paris. F. Alcan, 1896, in-8, xi-443
pages, chap. ix, p. 297-319), M. Th. Ribot a consacré un chapitre au sen-
timent religieux. Il distingue dans toute croyance religieuse un élément
intellectuel et un élément affectif et semble attribuer au second une im-
portance prépondérante. C'est sa présence qui distingue une religion au sens
précis du mot d'une philosophie religieuse. Il distingue dans l'évolution du
sentiment religieux trois périodes : <c 1° Celle de la perception et de l'imagina-
tion concrète, où prédominent la peur et les tendances pratiques, utilitaires;
2° celle de l'abstraction et de la généralisation moyennes, caractérisée par l'ad-
jonction d'éléments moraux; S" celle des plus hauts concepts, où l'élément
affectif se volatilisant de plus en plus, le sentiment religieux tend à se confondre
avec les sentiments dits intellectuels. »
Il rejette la théorie de Max Millier sur l'origine de la religion et comme elle
celle d'Herbert Spencer. 11 fait procéder la période animiste par une période de
CHRONIQUE
405
fétichisme ou naturisme où l'objet adoré est un objet concret, perçu par les sen?
et animé.
En réalité ces deux « moments » de l'évolution relif^ieuse semblent plutôt
deux formes de croyances contemporaines; le culte des morts se trouve partout
où il y a des pratiques et des conceptions religieuses, si rudimentaires soient-
elles.
L'élément affectif caractéristique dans cette première phase, c'est la peur; on
redoute les esprits et les dieux plus qu'on ne les aime, on les aime cependant.
Le sentiment religieux est tout d'abord « rigoureusement pratique et utilitaire;
il est l'expression directe d'un égoïsme étroit. » Ce caractère se révèle dans les
pratiques du culte, mais ce sentiment a en même temps un caractère social et
l'unité du groupe s'exprime par la communauté des rites, on pourrait même
dire qu'elle y réside.
L'évolution intellectuelle de la religion se caractérise : 1° par la conception tou-
jours plus précise d'un ordre cosmique, d'abord physique, puis moral ; 2° par
la marche progressive d'une multiplicité presque sans bornes à l'unité, proces-
sus qui résulte de l'aptitude croissante à généraliser et à abstraire et qui n'est
pas rigoureusement lié au premier. L'évolution afîective est marquée par la
prédominance graduelle des sentiments d'amour envers les dieux sur les senti-
ments de crainte et par la fusion du sentiment moral et du sentiment religieux,
primitivement distincts. L'émotion religieuse qui tend à devenir une émotion
intellectuelle est originairement une émotion complète; elle a les mêmes accom-
pagnements physiologiques, que les autre émotions sthéniques ou dépressives,
elle s'exprime au dehors par des gestes et des actes, les rites. M. Ribot con-
sacre les dernières pages de ce chapitre à l'étude des formes morbides du sen-
timent religieux et s'attache à les mettre en parallèle avec les formes vives, mais
normales encore, l'inspiration et l'extase.
L. M.
La librairie Lecoffre (Paris, 90, rue Bonaparte) annonce la prochaine publi-
cation d'une série de volumes intitulée Les Saints, dont le programme semble
avoir été tracé par M. Henri JoUy. Voici de quelle façon il s'exprime dans une
lettre circulaire à ses collaborateurs : « Les promoteurs et les premiers adhé-
rents de l'œuvre projetée sont des catholiques : ils tiennent donc à ce que cette
œuvre demeure orthodoxe. Mais il leur a paru qu'il était temps de composer
des vies de saints dans un esprit plus critique, plus littéraire, plus historique et
surtout plus social que ce qui s'est généralement fait jusqu'à ce jour. C'est pour-
quoi les choix se sont portés de prélerence sur les saints qui, non contents d'édi-
fier les fidèles, ont agi plus visiblement sur la civilisation, sur les mœurs, sur
les idées, sur la philosophie, sur la littérature même et sur les arts. »
Il s'agit, est-il dit plus loin, de faire rentrer le saint, avec tout l'honneur qui
406 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
lui est dû, dans l'histoire des sociétés humaines, c'est-à-dire de le traiter selon
toutes les conditions que l'histoire exige. La science contemporaine a le devoir
de faire un départ aussi juste que possible entre ce qui est simplement légen-
daire et ce qui est vraiment authentique dans les vies de ceux qu'elle étudie.
Nous répéterions volontiers, à propos de cette tentative très honorable, ce que
nous disions plus haut à propos de l'exégèse : pour faire œuvre scientifique il
faut commencer par se débarrasser de toute préoccupation d'orthodoxie ou
d'hétérodoxie. Si votre jugement est fixé d'avance, votre enquête n'a plus de
valeur. Nous ne doutons pas que la plupart des honorables professeurs qui ont
promis leur concours ne soient tout à fait du même avis. C'est pourquoi on peut
saluer l'œuvre avec confiance.
Nous signalons encore les travaux suivants :
1° Henri Omont. Journal autobiographique du cardinal Jérôme Aleander
(1480-1530), tiré des Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque
nationale et autres bibliothèques, t. XXXV, 1. — Paris, Klincksieck). Alean-
der est également intéressant comme humaniste et comme homme d'Église, à
cause des missions dont il fut chargé par Léon X et Clément VII en Allemague
au début de la Réforme luthérienne. Malheureusement les Diaires d'Aleaniler,
conservés à la Bibliothèque archiépiscopale d'Udine, et le Journal autographe
du même, acquis récemment par la Bibliothèque nationale de Paris, présen-
tent une grave lacune justement à l'endroit où ils eussent été le plus intéres-
sants pour l'histoire de la Réforme, de 1518 au mois de mars 1529.
2" Max Bonnet. Acta Andreae cum laudatione contextaet Màrtyrium Andreae
graece; Passio Andreae latine (Paris. Klincksieck ; xiu et 80 p.), édition origi-
nale reproduite par l'auteur des Analecta Bollandiana, contenant la suite du
« Codex Apocryphus » dont il a déjà publié ce qui concerne saint Thomas, Ce
sont des formes tardives de la légende de saint André, ple'nes d'intérêt pour
l'histoire delà légende.
3o Le premier îaisc\cu\e de l'Histoire de la langue et de la littérature françaises
des origines à 1900 (Paris. Colin) contient, outre une préface de M. Gaston
Paris, un premier chapitre consacré à la poésie narrative religieuse (vies des
saints, contes pieux) par M. Petit de Julleville et le commencement du chapi-
tre II sur les origines de l'épopée nationale, par M. Léon Gautier.
Le onzième Congrès des orientahstes aura lieu à Paris du 5 au 12 septem-
bre 1897. La commission d'organisation se compose de M. Ch. Schefer, prési-
dent; M. Barbier de Meynard, vice-président; MM. Maspero et Henri Cordier,
secrétaires ; .^ymonier, Guimet, Oppert, Schiumberger, Senart, de Vogué,
membres, et M. Leroux, éditeur et trésorier.
CHRONIQUE 407
ALLEMAGNE
Publications : i" H. Zimmern. Bdlracge zur Kenntnis der Babylonlschen
Religion, I : Die Beschwoerungstafeln Zurpu (Leipzig, Hinrichs). Celte première
série de textes relatifs à la religion assyro-babyionienne est consacrée aux
tablettes d'incantation groupées sous le terme Siirpu dans la bibliothèque d'As-
surbanipal. Il y en avait neuf; la première n'a pas encore été retrouvée; la cin-
quième et la sixième ont déjà été étudiées par JVI. Jensen ; les autres sont iné-
dites. Ces testes sont très instructifs pour nous faire connaître les causes du
mauvais sort et des malédictions diviues d'après les croyances assyriennes.
2' G. Jacob. Bas Lehen der vorislâmischen Beduinen (Berlin, Mayer et Millier).
L'auteur, privat-docent pour l'enseignement des langues orientales à l'Université
de Greifswald, a groupé sous des chefs différents (habitation, vêtement, etc.),
les particularités de la vie nomade des Arabes antérieurs à Mohammed, d'après
les traditions énoncées par les anciens poètes arabes ou que l'on peut recons-
tituer d'après leurs données.
3° Le professeur H. L. Strack a pubUé chez Hinrichs, à Leipzig, un Abriss
des Biblischen Aramaisch, contenant à la fois une grammaire, un dictionnaire
et un texte révisé des fragments araméens de la Bible. Le prix n'est que de
I m. 60. Cet ouvrage complète la grammaire araméenne de Kautzsch, publiée
en 1884. L'importance de l'araméen est de plus en plus reconnue, non seule-
ment à cause de l'étendue du domaine où il fut parlé, mais encore par le fait
qu'il n'est pas douteux que Jésus a enseigné dans cette langue. C'est à ce der-
nier point de vue que M. Arnold Meyer, privat-docent de théologie à Bonn, l'a
étudié dans un intéressant volume intitufé : Jesu Muttersprache (Leipzig). Il
examine plusieurs passages parallèles des évangiles en les ramenant à un ori-
ginal araméen restitué. Nous signalons particulièrement ce qu'il dit de l'expres-
sion a Fils de l'homme ».
4° L'éditeur Hinrichs vient d'entreprendre une troisième édition revue, remise
aucourant, augmentée, de la célèbre Realencyclopaedie filr protestantische Théo-
logie und Kirche, de Herzog. Les dimensions seront les mêmes que pour la se-
conde édition : il y aura 18 volumes à 800 pages, qui paraîtront par fascicules
de 80 pages à 1 mark ou de 160 p. à 2 m. On donnera deux volumes par an.
II est inutile de faire encore ressortir l'utilité de cette Encyclopédie théologique.
Elle est devenue l'instrument de travail indispensable pour quiconque s'occupe
de théologie scientiQque. Espérons que la nouvelle édition se montrera aussi
indépendante de 'a servitude dogmatique que la précédente et que le caractère
protestant confessionnel ne prévaudra pas sur le caractère strictement histo-
rique. Le nom d'Albert Hauck comme directeur de la troisième édition est de
nature à inspirer confiance à cet égard. Son grand ouvrage sur 1' « Église d'AUe-
mague sous les empereurs saxons et franconiens » a été généralement bien
accueilli et dénote un véritable tempérament d'historien.
.i08 REVUE DE L HTSTOIRE DES RELtCxlONS
La première livraison que nous avons sous les yeux accuse déjà de grandes
modifications sur l'édilion précédente. Le premier article AQ qui occupait deux
pages en tient près de douze actuellement, ce qui semblerait indiquer que l'ar-
chéologie sera traitée plus généreusement qu'autrefois. Entre ce premier arti-
cle et Aaron, le directeur a inséré un court article Aachen, où il a résumé les
actes synodaux importants qui furent décrétés à Aix-la-Chapelle. Plus loin on a
ajouté un article sur Ezra Abbot, le savant critique américain du texte du Nou-
veau Testament. L'article Abendmahl (Cène), jadis divisé en deux, le premier
relatif à la doctrine luthérienne, le second à la doctrine réformée, est actuelle-
ment beaucoup mieux distribué en deux parties, l'une exégétique, l'autre his-
torique, sous deux signatures différentes (Cremeret Loofs). Mais pourquoi faut-il
que l'auteur chargé de l'exégèse ait cru devoir y mettre lanl de considérations
dogmatiques qui n'ont rien à faire avec l'interprétation historique du texte?
Que les directeurs ne se dissimulent pas ceci : l'autorité scientifique de l'En-
cvclopédie sera en raison directe de l'énergie avec laquelle ils résisteront à la
tentation de se conciHer, en vue du succès commercial, un plus grand nombre
de lecteurs déterminés uniquementpar des considérations étrangères à la science.
Nous avons aussi le regret de constater que l'histoire des religions autres que
le Christianisme et le Judaïsme n'est pas plus représentée dans cette nouvelle
édition que dans les précédentes.
5'^LeTheologischer Jahresbericht, publié sous la direction de M. Holtzmann,
est entré dans sa quinzième année. Le premier fascicule contenant la revue des
travaux exégétiques publiés en 1895 a déjà paru. L'Ancien Testament, traité
par M. Siegfried, le Nouveau Testament par M. Holtzmann, offrent la même
abondance de renseignements que dans les années précédentes. Voilà un bon
instrument de travail.
J. H.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME TRENTE-TROISIÈME
ARTICLES DE FOND
Pages.
Études de mythologie slave, par M. L. Léger :
Svantovit et les dieux en vit 1
Les sources de la mytliologie slave (l'« partie) 273
Lucrèce dans la théologie chrétienne du nre au xiri* siècle et spécialement
dans les écoles carolingiennes (suite et fin), par M. J. Philippe, 19 et 125
Les Apocalypses apocryphes de Daniel, pa^TM. Frédéric Macler, 37, 163 et 288
Les divinités féminines du Capitole, par M. Maurice leitUn 320
MÉLANGES ET DOCUMENTS
Bulletin archéologique delà religion grecque (décembre 1894 à décembre
1895), par M. Pierre Paris . 54
Une nouvelle philosophie de la religion (2« et dernier article), par M. L.
Marinier 177
REVUE DES LIVRES
M. Grùnwald. Die Eigennamen des Alten Testaments in ihrer Bedeutung
fur die Kenntniss des hebrâischen Volksglaubens (M. J. Piepenbnng) . 84
E. Ehrhardt. Das Grundcharakter der Ethik Jesu im Verhaltniss zu den
messianischen Hoffnungen seines Volkes und zu seinem eigenen Mes-
siasbewustsein (M. E. Picard) . 87
J. Curtin. Taies of the faines and of the ghost world collected from oral
tradition in South West Munster (M. L. MariUier) 90
ÏV. JVoîoac/î. Lehrbuch der hebrâischen Archaeologie (M. X. Koenig) . . 96
E. S. Hartland. The legend of Perseus, t. I et I! (M. L. MariUier) ... 99
A. Chiapelli. La dottrina délia resurrezione délia carne nei primi secoli
délia Chiesa (M. Tony André) 101
D. Labanca. Francisco d'Assisi e i Francescani dal 1226 al 1328 (M. Tony
André) 102
410 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Pages.
D. Labanca L'Evangelio di S. Giovanni ed il commento di Antonio Ros-
mini (M. Tony André) 103
D. G. Brinton. The aims of anthropology (M. L. Marillier) ..... 104
E. \yoe//'/?m. S. Benedicti régula monachorum (M. Jpan Béui7/e). . . . 105
L. Thomas. Lejour du Seigneur (M. Jean Redite) 106
.4. Bastian. Zur Mythologie und Psychologie der Nigritier in Guinea mit
Bezugnahme auf socialistische Elementargedanken (M. 3/. Mauss) . . 209
C. P. Tiele. Geschiedenis van dengodsdiensl in de oudheid tôt op Alexan-
der den Groote, II. 1 (M. Jean Réville) 212
S. R. Driver. A critical and exegetical comraentary on Deuteronomy
(M. X Koenig) 219
Raymond Thamin. Saint Ambroise et la morale chrétienne au ive siècle
(M. Jean Réville) 222
H. de Castries. Les Gnomes de Sidi Abder-Rahman El-Medjedoub
(M. Rmé Basset) 231
Oswald H. Parry. Six months in a Syriaa monastery (M. D. M.) . . . 234
A. Laurent. La magie et la divination chez les Chaldéo-Assyriens (M. A.
Quentin) 240
D. G. Brinton. The protohistoric ethnography of Western Asia (M. L.
Marillier) 250
S.Karppe. La Bible, pages choisies (M. J, il^i't'Zie) 251
F. David. Le droit augurai et la divination officielle des Romains (M. L.
Marillier) 252
Bibliothèque de l'École des Hautes-Études (Sciences religieuses), t. VII.
Études de critique et d'histoire (2^ série) (M. Goblet d'Alviella). . . 344
M. Roalfe Cox. An introduction to Folk-lore (M. L. Marillier). . . . 347
Van Hoonacker. Nouvelles études sur la Restauration juive après l'exil de
Babylone (M. G. Pienpenbring) 353
F, ilobioM. L'état religieux de la Grèce et de l'Orient au siècle d'Alexandre
(M. Albert Réville) 359
Sanday et Headlam. A critical and exegetical commenlary on Ihe Epistle
to the Romans (M. E. de Faye) 361
Joseph Jacobs. Barlaam and Josaphat (M. Sylvain Levi) 366
H. d'Arbois de Jubainville . Études sur le droit celtique (M. J, Loth) . . 368
E.Jacottet. Contes populaires des Bassoutos (M. L. Marillier) . . . 389
A. Bastian. Die Denkschôpfung umgebender Welt aus kosmogonischen
Vorstellungen in Gultur und Uncultur (M. A. Dirr) 392
Marci Diaconi Vita Porphyrii episcopi Gazensis (M. Jean Réville). . . 393
René Basset. Les Prières de saint Cyprien et de Théophile (M. Jean Réville). 394
Lucien Fournereau. Le Siam ancien (M. Jean Réville) 395
Raffaele Mariano. Francesco d'Assisi e alcuni suoi piu recenti biographi
(M. Paul Sabatier) 396
TABLE DES MATIÈRES 411
Pages.
S. A. Pries. Betydelsen of religionskongressen i Chicago (M. iV. Sôder-
blom)
396
REVUE DES PÉRIODIQUES
I. Périodiques relatifs au christianisme antique (analysés par M. Jean Réville).
Doctrine de saint Paul (Renouvier) 108
Jean-Baptiste de Rossi (Guiraud) 109
Saint Siméon el les Stylites (Deleiiaye) 109
Le clergé chirétien au début du iv« siècle (Paul AUard) HO
L'Église naissante (P. Batiffol) 110
Origène, la critique textuelle et la Iradition topographique (Lagrange) . 111
La vie future d'après saint Paul (Bruston) 111
L'épitaphe d'Abercius (L. Duchesne) 111
Destruction du Serapeum. 111
Description arménienne de l'Antichrist 111
Baptême chrétien et folklore (Whilley Stokes). ... : 111
État actuel du problème synoptique en Allemagne (Wendt) 112
Eschatologie paulienne (Cône) 112
Le IVe Évangile corrigeant le III^ (Abbott) 112
Les miracles de Jésus dans les synoptiques (Albert Réviile) 112
La pénitence à Carthage sous Cyprien (Karl Mùller) 131
Études de M. Asmus sur Julien l'Apostat 113 et 114
Les sources des Actes des Apôtres (Hilgenfeld, Belzer) . . . . 114et 116
La tradition littéraire relative à saint Athanase (Draeseke) . . 114 et 115
Le « De fide catholica « attribué à Boèce 114
Introduction de l'Évangile de Matthieu à Rome ... 115
Inauthenticité de II Thessaloniciens 115
Traduction syriaque des « Sexti Sententise » 115
La formule £v XptffTw T^a-oO dans saint Paul (J. Weisz) 115
Influence du format des livres antiques sur la composition des écrits de
saint Luc (Riiegg) . 115
L'Évangilede Luc dans ses relations avec saint Paul (Jungsl), avec Jo-
sèphe (Belzer) 116 et 117
Version copte des Petits Prophètes (Sohulte) 116
Saint Augustin : ses connaissances linguistiques (Rottmanner) ; sa doc-
trine de la pénitence (Schanz) 116 et 117
Une fausse lettre de saint Basile coatre Eunomius (Diekamp) .... 116
Du caractère pseudépigraphe des écrits de Denys l'Aréopagite (Koch) . . 116
La christologie de saint Cyrille d'Alexandrie et l'Église romaine (Schaefer). 117
4i2 REVUE DR l'histoire DES RELIGIONS
Pages.
Une source rabbinique de la III* Kp. aux Gor'm'.hiens apocryphe (Vetter). H7
Reconstruction de l'Histoire ecclésiastique de Philostorge (Asmus) . 118
La légende de l'invention de la Croix (Nestlé) 118
Les églises de Saint-Démétrius et de Sainte-Sophie à Thessaloniquo. . 118
Le ch. IX du VI' livre de l'Histoire ecclésiastique de Socrate .... 118
H. Périodiques relatifs aux religio.ns des peuples no.\ civilisés et au
FOLK-LORE (analysés par M. L. Marillier).
La fascination (J. Tuchmann) . 254
La fraternisation (H. Gaidoz et Th. Volkov) 254
L'opération d'Esculape (H. Gaidoz) 254
La légende de saint Éloi (H. Gaidoz) 255
Les noms des rois mages (S. Berger) 255
Les étymologies populaires elles noms des saints (H. Gaidoz). . . . 255
Les mariages célébrés au mois de mai (H. Gaidoz) 255
Les sorciers tchouktchis (P. Boyer) 255
l^^^pin le Bref, Samson,Milhia (H. Gaidoz) 255
Le meurtre rituel du chef (Liotard) 256
Les rites du mariage aux îles Marquises (Toutain). . 256
Les villes englouties (René Basset, G. Doncieux, T. Volkov et V. Yastre-
bov) 256
Les empreintes merveilleuses (R. Basset) 256
La fraternisation parle sang (R. Basset) 256
Les météores (R. Basset) 253
Les ordalies (R. Basset) 256
Le folk-lore dans les écrits ecclésiastiques (R. Basset). 256
Légendes et superstitions arméniennes (É. Lalayantz et E. Haizgazn). . 257
Contes et traditions du Haut-Zambèze (E. Jacottet) 257
Les vêtements des idoles et des statues des saints (G. M. Godden, P. Sé-
billot, A. Harou, L. Morin) 258
Coutumes et superstitions de l'île de Batz (G. Milin) ....... 159
Contes ukraniens et mordvins relatifs au tonnerre et à l'éclair (T. Volkov). 259
Contes et légendes de la Suisse romande (A. Fermé) 259
Usages et rites funéraires (H. Marlot, A. Harou, G, Fouju, G. de Riallf^,
P. Sébillot) 259
Offrandes à saint Antoine (Th. Janvrais) 259
Coutumes et traditions de l'Auxois : culte des fontaines (H. Marlot) , . 259
Traditions et coutumes du Périgord (médecine populaire, pratiques en
usage pour obtenir de la pluie, etc. (P. Bouscaillon) 260
Superstitions relatives aux diverses parties du corps humain (A. deCock). 260
Culte des fontaines, présages, médecine et magie populaire en Lorraine
(Auricoste de Lazarque) . 260
TABLE DES MATIÈRES 413
Pages.
Médecine populaire en Berry et dans le pays chartrain et culte des fontai-
nes (G. de Rialle) 260
Signification magique des feux de la Sainl-Jeati (A. Marguillier) . . . 260
Traditions des îles Fœroœr (R. Pilet) 260
Superstitions relatives à l'âme en Picardie (L. Collot) 260
Folk-lore des montagnes (A. Harou) 260
Théogonie et cosmogonie du peuple ukrauien (de Zmigrodzki) .... 26i
Les sorcières en Belgique, en Ecosse et en Auvergne (A. Harou, W. Gre-
gor, Mil» Brandt) 261
Superstitions relatives aux funérailles, aux sorciers, aux grandes fêtes
chrétiennes dans le Bas-Armagnac (Auricoste de Lazarque) .... 261
Contes de la Haute- Bretagne (R. Le Chel) 261
Lefilleul de la mort (A. Ferrand) 261
La légende du prêtre mort qui revient dire sa messe (P. Sébillot) . . . 261
Notes sur la médecine populaire 26il
Superstitions relatives aux ongles (R. Basset) 261
Le culte du marteau (G. M. Murray-Aynsley) 262
Superstitions relatives aux mégalithes (P. Sébillot et G. Fouju). . . , 262
Contes de l'Extrême-Orient (R. Basset) 262
Contes arabes et orientaux (Gaudefroy-Demonbynes, M*'^=" Pultibaï Wadia,
Sonabaï Wadia et Julibaï Tarachand) 262
Le tabou, la sorcellerie et les croyances relatives à l'autre vie aux Nou-
velles-Hébrides (Boyle T. Sommerville) 262
Les peintures des cavernes en Australie (R. J. Mathew) 264
Les présages, les ordalies, les serments et les rites funéraires à Bornéo
(C, Rose) 264
L'animisme et la sorcellerie chez les tribus australiennes du Nord-Ouest
(N. Bassett-Smith) 264
Les cérémonies magiques et les rites funéraires des tribus riveraines du
Zambèse (L. Dècle) 265
Le shamanisme en Sibérie et dans la Russie d'Europe (V. M. Mikhailovskii) 265
Les tabous sexuels i^A. E. Crawley) 265
Rites el coutumes des indigènes d'Australie (S. Gason, V, H. Willshire,
E. Hamillon, M. C. Mattews, P. Foelsche) 266
Les tribus de la vallée de l'Amazone (Cléments R. Markham) .... 266
La magie, l'animisme, le tabou, le fétichisme, les rites d'initiation et de
fraternisation, les présages et le cannibalisme chez les tribus du Congo
(H. Ward) 266
Les dieux ancestraux des Fijiens (B. H. Thompson) 267
Les cérémonies d'initiation chez les tribus Kamilaroi (P. H. Mathews). . 268
Croyances religieuses des Samoyèdes de la grande Toundra (A. Monte-
fiore) 268
414 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Chpo^nioges, par MM. Jean Réville et Léon Marillier :
Nécrologie : M. de la Villemarquf^, p. 119.
Généralités : Exploration épigraphique de la Syrie septentrionale par
M.. Max van Berchem, p. 119; Catalogue des mss. hagiographiques
grecs delà Bibliothèque nationale, p. 120;V. Henry, Mythes, cultes et
religion, p. 121; Ribot, Psychologie des sentiments, p. 404; Nou-
velle ^série de Vies des Saints, p. 405; Poésie narrative religieuse
dans la littérature française, p. 406; Troisième édition de la « Realen-
cyklopaedie » de Herzog, p. 407.
Christianisme ancien : Les SS. Félix et Vincent, p. 401; A. Sabatier,
L'apôtre Paul, p. 403; Lamarche, Histoire sommaire des trois premiers
siècles de l'Église chrétienne, p. 404; A. Meyer, Langue maternelle de
Jésus, p. 407.
Christianisme dumoyen âge : A. Giry, La Vie de saint Maur du pseudo-
Faustus, p, 270. Max Bonnet, Acta Andreae, p. 406.
Histoire de la Réformation : A. Lefranc, Poésies de Marguerite de
Navarre retrouvées, p. 119; Muntz, Tiares du pape Jules II, p. 120;
Dorez, Picde laMirandoIe, p. 401 ; H. Omont, Jérôme Aleander, p. 404.
Judaïsme : Clermont-Ganneau, Cachet inscrit du vi« siècle avant J.-C,
p. 399 ; Théodore Reinach, Procès d'antisémites condamnés par Claude,
pp. 400 et 402; Gh. Robert, Fils de Dieu et filles de l'homme, p. 401;
Strack, L'araméen biblique, p. 407,
Religion aisyro-habylonienne : Inscription de Sin-sar-ikur, p. 399;
Zimmern, Tablettes d'incantation de Zurpu, p. 407.
Autres religions sémitiques : Inscriptions palmyréniennes, p, 119; Fouil-
les à Collo, p. 120; Stèles araméennes, p. 399; Stèles de Marseille,
p. 400; Fouilles à Carihage, p. 'lOI ; Jacob, Vie des Bédouins anté-
rieurs à l'Islam, p. 407.
Religions de la Grèce et de Rome : S. Reinach, Ploutos, fils de Démêler,
p. 120; Guimet, Isis romaine, p. 121; Fibules en bronze de Béotie,
p. 399; Fouilles à Conca, p, 399.
Religions de l'Egypte i Inscriptions de Philae, p. 399; Amulette trouvée
à Cartbage, p. 400.
Religions de l'Inde : Foucher. L'art à Ceylan, p. 120; Inscriptions chi-
noises bouddhiques de l'Inde, p. 401.
Religion gauloise : S. Reinach, Autels gallo-romains de Sarrebourg, p. 120.
Religion germanique : D'Arbois de Jubainville, Le paganisme des Francs
est germanique, p. 400.
Nouvelles diverses : Conférence de M. Barrovirs à l'Hôtel des Sociétés sa-
vantes, p. 269; Reprise de la publication des « Annales de Bibliogra-
phie Ihéologique », p. 270; Onzième Congrès des orientalistes, p. 406.
Le Gérant : Ernest Lekoux.
ANGERS, IMP. BUKUIN, 4, RUE GARNIEK,
REVUE
DS
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
TOME TRENTE-QUATRIÈME
ANGERS, IMP. A. BURDIN, 4, RUE OARMER.
ANNALES DU MUSÉE GUIMET
REVUE
L'HISTOIRE DES RELIGIONS
PUBLIEE SOOS LA DIRECTION DE
MM. JEAN RÉVILLE ET LÉON MARILLIER
AVEC LE CONCOURS DE
MM. E. AMÉLINEAU, Aug. AUDOLLENT, A. BARTH , R. BASSET, A. BOUCHÉ-
LECLERCQ, J.-B. CHABOT, E. CHAVANNES , P. DECHARME , L. FINOT,
J. GOLDZIHER, L. KNAPPERT, L. LEGER, Israël LÉVl , Sylvain LÉVI,
G. MASPERO, P. PARIS, F. PICAVET, G. PIEPENBRING, Albert RÉVILLE,
C.-P. TIELE, ETC.
DIX-SEPTIEME ANNEE
TOME TRENTE-QUATRIÈME
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, 28
1896
LES
INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYÂ
Lh: BOUDDHISME EN CHINE ET DANS L'INDE
AUX X^ ET Xie SIECLES
I
M. A. Foucher, chargé d'une mission scientifique en
Inde, a récemment envoyé à l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres les estampages et les photographies de cinq
inscriptions chinoises. L'une d'elles doit remonter au milieu
du X® siècle de notre ère ; trois autres sont datées de l'an-
née 1022 ; la dernière, de l'année 1033. Elles ont été décou-
vertes à Bodh-Gayâ, sur l'emplacement du célèbre temple
Mahâbodhi ; les quatre premières sont conservées dans
rindian Muséum à Calcutta ; la cinquième est aujourd'hui
encore à Bodh-Gayà, dans la résidence du Mahant ou supé-
rieur des prêtres çivaïtes. Ces inscriptions représentent, à
quelques fragments près, la totalité des textes lapidaires chi-
nois trouvés en Inde. Quoiqu'elles aient été déjà publiées et
étudiées, il restait encore beaucoup à faire pour les bien
comprendre. Nous avons donc entrepris, avec les secours
que nous fournissait M. Foucher, un nouvel examen de ces
monuments.
1
REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
INSCRIPTION
L'inscription que nous regardons comme la plus ancienne
est gravée sur trois lignes horizontales couchées au-dessous
d'un bus-relief; la sculpture représente les sept Buddhas
(Vipaçyin, Çikhin, Viçvabliû, Krakuchanda, Kanakamuni,
Kaçyapa, Çakya) qui ont déjà fait leur apparition dans le
monde, surmontés de la figure de Maitreya, le Buddha qui
doit venir. Dans le fac-similé de ce monument qu'a donné
M. Beal [Two Chinese-Buddhist Inscriptions found al Hud-
dha-Gaxjâ, ap. Journal of the Boyal Asiatic Society, 1881 ,
new séries, vol. XIII, pp. 552-572 ; et Indian Antiquary,
1881, vol. X, p. 193), Maitreya Buddha a été supprimé ; en
outre, le commencement et la fin des lignes d'écriture sont
invisibles. L'inscription n'a pas encore été déchiffrée, et
pour cause : elle offre en effet des difficultés considérables ;
les caractères, de dimensions fort petites, sont très mal
gravés ; ils sont d'ailleurs placés à intervalles irréguliers les
uns des autres, en sorte que souvent deux caractères se
confondent et semblent n'en former qu'un seul. M. Beal
{op. cit.) a pubhé de cette inscription une lecture extrême-
ment fautive et une brève analyse qui a été reproduite telle
quelle par le général Cunningham [Mahâbodhi, p. 73). Dans
une note récente {Toung pao, décembre 1895, vol. VI,
pp. 522-524), M. Schlegel a suggéré deux corrections heu-
reuses à la lecture de Beal, et a proposé, pour une des
expressions les plus embarrassantes de ce texte, une expli-
cation que je devrai contester.
Cette inscription n'est pas datée; on peut cependant pré-
ciser d'une manière assez rigoureuse l'époque à laquelle il
faut la rapporter. Elle a été gravée par des gens du pays de
ta Han ou des grands Han{iz M H )• Ces mots ta Han
ne peuvent pas désigner les deux premières dynasties Han
(206 av. .L-C.-220 ap. J.-C), sous lesquelles aucun pèlerin
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA S
chinois ne vint jusque dans l'Inde du centre. Il n'est pas da-
vantage possible de penser aux deux royaumes barbares de
Ta-han, dont l'un était situé près du lac Baïkal, tandis que
l'autre paraît correspondre au Kamtchatka (cf. Schlegel,
dans Toung pao, vol. III, p. 161-162, et vol. IV, p. 334). La
seule hypothèse plausible, c'est que l'inscription date des
Han postérieurs, petite dynastie qui ne régna que cinq an-
nées, de 947 à 951 après .l.-C. ; la partie de la Chine qui,
était gouvernée par les -^ff;z postérieurs était appelée, de leur
temps, le pays des grands Han {ta Han kouo), de même que
dans les quatre autres inscriptions, nous verrons la Chine de
l'époque des Song appelée le pays des grands Sojig {ta Song
kouo). D'ailleurs cette hypothèse est confirmée d'une singu-
lière façon par la considération suivante : l'inscription est
contemporaine du bas-relief; or le général Cunningham
[Mahâbodhi^ p. 74) disait déjà en 1892 : « Comme ces sculp-
tures sont décidément de style médiéval, Tinscriplion ne
peut pas, à mon avis, être plus ancienne que l'an 1000 après
J.-C. » Le général Cunningham n'était pas sinologue et ne
connaissait sans doute pas l'existence de la petite dynastie
Han\ mais son sens de l'archéologie l'a bien guidé ; l'ins-
cription n'est antérieure que d'une cinquantaine d'années à
l'an 1000 ; elle date certainement des environs de l'an 950 de
notre ère.
Avant d'aborder l'explication de ce texte, il est nécessaire
de fixer le sens d'une expression très énigmatique qu'il ren-
ferme, c'est l'expression cheng nei t'o^ P^ fib . M. Schlegel
y voit le mot sanscrit sanpiaddha qui est le participe passé
du verbe sani-nah^ et qui signifie « équipé ». Mais cette ex-
plication, quelque ingénieuse qu'elle soit, ne me semble pas
admissible. Les mots qui commencent en chinois par l'articu-
lation ch servent à transcrire une syllabe sanscrite commen-
çant par une sifflante palatale el ne peuvent être l'équivalent
d'un mot commençant par une sifflante dentale (exem-
ples : cha-men iy P^ = çramana ; che-lo-i-to f* ^^Mi ^
4 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
= Çîlâditya ; che-kia S M znÇakya, etc.). En outre, quelles
que soient les bizarreries du style bouddhiste, ce serait un cas
bien extraordinaire que celui d'une phrase chinoise au beau
milieu de laquelle un participe passé, assez banal d'ailleurs,
et n'ayant aucune valeur spécifique dans la langue religieuse,
serait exprimé en sanscrit. Je crois donc qu'il faut chercher
une autre explication.
Lorsque l'expression cheng nei t'o se présente pour la
seconde fois dans l'inscription, elle est précédée du motiï .
Or les deux mots lî ^ se trouvent souvent associés pour ex-
primer le fait d' « aller naître » au paradis. Nous relevons,
dans le catalogue du Tripitaka (Bunyiu Nanjio, n°~ 1513 et
1514), deux ouvrages dont les titres sont respectivement
1Î. Œ.W Ai 'K ® fe =r « Règles rituelles pour la con-
fession et la prière pour aller naître dans la terre pure [Sii-
khâmli) )>,-et# ^ fi ± 9t IS nP r. PI = « Sur
deux moyens d'aller naîlre dans la terre pure, à savoir la so-
lution des doutes et la pratique de la prière ». — Dans le
titre d'un troisième ouvrage (Bunyiu Nanjio, n" 1478), les
mots « terre pure » sont sous-entendus et les mots « aller
naître » restent seuls : le ^ 5E Hl ^ ft ^ ^ est un
« Recueil de prières magiques pour la cause parfaite daller
naître (dans le Sukhâvalî)» . Non seulement ce titre nous four-
nit l'expression '^ 4. sous la même forme isolée sous la-
quelle nous la trouvons dans l'inscription, mais encore il nous
suggère une explication des deux caractères P3 K ; « cause»
se dit en sanscrit nïdâna ; n'est-ce pas une transcription, im-
parfaite sans doute, mais phonétiquement possible, de ce
mot que nous avons dans les deux syllabes neï-t'o ? Wang
cheng nei Co, c'est, comme dans le titre de l'ouvrage sans-
crit précité, « la cause qui fait aller naître » (dans le Sukhâ-
valî) ; d'ailleurs, on peut dire tout aussi bien (comme nous
le voyons dans la première hgne de l'inscription) cheng nei
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 5
t'o, c'est-à-dire « la cause de naître » ou « la cause qui fait
naître » (dans le Sukhâvalî).
Celte explication nous permet de comprendre le sens
général de l'inscription : un religieux nommé Tche-i avait
formulé le souhait d'engager trois cent mille hommes à pra-
tiquer la conduite qui donne la naissance supérieure, c'est-
à-dire la naissance dans le Sukhâvatî, de répandre trois cent
mille chapitres des sûtras qui peuvent conférer au croyant
cette même naissance supérieure, de réciter lui-même ces
trois cent mille chapitres; l'accomplissement de ces œuvres
méritoires devait avoir une efficacité telle qu'elle équivalait
à la cause qui fait naître dans le Sukhâvalî ; en d'autres
termes, si Tche-i réalisait son vœu, il obtenait par là-même
comme récompense la naissance désirée. — Maintenant,
Tche-i est arrivé dans les lieux saints ; il paraît avoir fait
partie d'un groupe de pèlerins dont un certain Koei-pao
était le chef: ce Koei-pao et ses compagnons sont précisé-
ment ceux qui ont obtenu, par leur conduite pieuse, la cause
qui fait aller naître dans le Sukhâvatî ; Koei-pao est donc
mentionné comme le premier des trois cent mille hommes
qui pratiquent la conduite dont la récompense est la nais-
sance supérieure ; Tche4 se nomme lui-même comme le
second ; il cite un certain Koang-fong comme le troisième.
S'il ne donne que trois noms, c'est sans doute que chacun
de ces religieux se considérait comme le conducteur d'un
groupe de cent mille hommes. L'inscription est ici endom-
magée et il est difficile de savoir exactement comment
Tche-i et ses deux compagnons pouvaient espérer entraîner
par leur exemple une telle quantité de personnes ; on voit
cependant par la fin du paragrapVie qu'ils ont bon espoir et
qu'ils croient à leur réussite. — La seconde partie de l'ins-
cription énumère plusieurs religieux qui avaient fait le vœu
de sculpter une image de xMaitreya Buddha. Ils ont mainte-
nant exécuté leur œuvre et ont^ en outre, représenté les sept
Buddhas qui précédèrent Maitreya.
6 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
TEXTE
TRADUCTION
Le religieux Tche-i, du pays des grands Han, avait autre-
afe,tî fois, formulé le vœu d'engager trois cent mille hommes à
^%
pratiquer la conduite qui assure la naissance supérieure, de
répandre au nombre de trois cent mille chapitres les sûtras'
qui procurent la naissance supérieure, de réciter lui-même
ces trois cent mille chapitres; d'un mérite tel que celui qui
^Mr^ vient d'èlre nommé, l'effet en retour * est égal à la cause qui
/S-é§'^' fait naître. Maintenant, arrivé dans le royaume de Magadha,
a iè A il a admiré le trône de diamant, il a passé humblement de"
T%,^\^ vaut le trône du Vijnânamâtra 3. Le maître Koei-paoei une
' 'iSlri
,% ' ^ 4) Il n'y a pas de sùtra qui compte 300.000 chapitres ; il faut
^ ' ^^ donc traduire, non pas « le sûlra en 300.000 chapitres », mais
*^^i^gi « 300.000 chapitres de sûtras ».
sjCi ^ 2) Le sens des mots hoei hiang est nettement fixé dans la langue
^"^ -jr bouddhiste; cette expression désigne l'heureux effet produit par
^ Fè,-M» une bonne œuvre. Dans le catalogue du Tripitaka intitulé Ta ts'ang
i^J=-%. cheng kiao fa pao piao mou (cf. Bunyiu Nanjio, n° 1611), au-des-
^^^ sous du titre de l'ouvrage intitulé "ET ^^ y\ iH| I^J TJC
M-^ i{ (cf. Bunyiu Nanjio, n° 471), l'auteur du catalogue ajoute: 44
f f I iâ: 0 [«) ï?l ^. inS # « l'expression hoei hiang em-
. 5 V. ployée ci-dessus sigiiilie l'heureuse récompense d'un mérite ».
^ ^ V ^) ^ pi'opos de l'expression "l£ pgk i=c. , qui se lit avec netteté
Z '^ les épithèles du Buddha, le diclionnaire de Hemacandra men-
"^^ il. lionne le nom de Vijnâna-mdirka, qui signifie littéralement « qui
V" _ ^ 'i poui" mère le Vijiiàna »; cette expression, si l'interprétation
sur i'i'stampage et la photographie de M. Foucher, M. Sylvain
Lévi a bien voulu me donner les renseignements suivants : Parmi
^■^
^rfe-' ^'^ est juste, ne laisse pas que de choquer; Vijnâna est un mot
^i;/br neutre et le génie hindou répugnerait à lui attribuer un rôle mater-
^' nel. Si on corrige mâtrka en mdlrlka, en substituant à Vr voyelle
,A~^ la liquide suivie d'un i (et cette confusion est très fréquente dans
les manuscrits), l'épithète signifiera « qui consiste seulement en
connaissance », et sera l'équivalent de VijMna-mâtra, restitu-
^■^■^ lion à laquelle nous conduit la traduction chinoise tt pBK (uni-
' ;(.5 quement-connaissance). Le terme de VijMna-mâtra rappelle
• ^-^ directement par sa formation les termes de YijMndkala et
'f^S' Vijndna-kevala doni la. signification littérale est identique; ces
^ -^- deux derniers termes sont employés dans le système çaiva pour
• "° désigner les âmes qui ne sont plus que sous l'influence du seul
iQscription I
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 1
foule debhadantas ensemble [ont obtenu?*] la cause qui fait aller naître;
des trois cent mille hommes, Koei-pao fut le premier ; Icke-i, le second;
^oan3'-/bn(/, le troisième ; au-dessous d'eux s'appuyant sur le rang qui
lui assure un mérite éclatant, Hoei-chan, catégorie'^.,. (?)^ pénétrer
l'œuvre efficace de la doctrine accomplie ; le sens de cela est de jour en
jour plus pioche*. — Hoel-sieou, Tche-yong, Fong-cheng, TsHng-yun
et d'autres avaient tous ensemble désiré s'acquitter personnellement du
soin de sculpter [l'image du] Vénérable Compatissant"; maintenant ils
ont accompli cette excellente œuvre, et, après avoir achevé ces sept
Buddhas, ils ont fait*...
INSCRIPTION I!
L'inscription n° 2 est datée de l'année 1022; dans cette
longue composition littéraire, un religieux nommé Yun-chou
célèbre la statue du Buddha du temple Mahâbodhi ; puis il
loue les trois corps du Buddha, c'est-à-dire la triple forme
sous laquelle le Buddha manifeste son existence; enfin il
chante les trois trônes qui correspondent à ces trois corps.
raala (impureté naturelle), parce que leurs actions ont été annulées par l'abs-
traction, la contemplation, la connaissance, etc., et qui sont dégagées de toute
chaîne (cf. Sarva-darçanasamg raha, trad. Cowell et Gough, p. 120).
1) Deux caractères sont ici elïacés; on ne dislingue plus que la partie infé-
rieure de droite du second : ->^ ; peut-être était-ce le mol i$R?
2) La phrase n'étant pas terminée, la traduction de tout ce passage est incer-
laine. — Au-dessous du mot PP , un Irait horizontal pourrait être pris pour le
caractère chinois " i = un. Mais je crois que ce trait n'est qu'un vestige
de l'encadrement qui entourait l'inscription.
3) Avant le mot :^, cinq caractères font défaut; on distingue encore la
partie de droite du cinquième : Si .
4) En d'autres termes, le pèlerin se sent de jour en jour plus proche de la
réalisation de son vœu.
5) Le Compatissant n'est autre que Maitreya Buddha. L'expression /@ -W-
■=. « le Vénérable Compatissant », se retrouve dans 1-tsing {Les religieux émi-
nents..., Irad. fr., p. 176).
6) Les quelques mots qui manquent devaient sans doute donner un sens
tel que celui-ci : ils ont fait cette inscription commémorative.
8 REVTIF, DE L'ntSTOIRE DES RELIGIONS
Ce monument a été reproduit par M. Beat [Journal of the
Boyal Asiatir Society, 1881, N. S., vol. Xin,p.557); le fron-
ton (cf. Cunningham, Mahâhodin, pi. XXX, fig. 1) qui
TEXTE
#4 '^^K,^4^¥-^^^if^^^^-^ ^^i^'^^:^^â^i'
surmonte l'inscription représente le Buddha assis ayant à sa
droite et à sa gauche la déesse Vajra Varâhî. Ce texte a été
traduit en anglais par M. H. A. Giles (Cunningham, Mahâ-
hodht, pp. 69-71).
LES INSCRIPTIONS CFIINOISES DE BODH-GAYA 9
TRADUCTION
Mémoire sur les corps et les trônes du Buddha par le religieux Vun-
chou, originaire de Si-fw, transmetteur des sûtras et explicateur des
castras, du pays des grands Song.
Yun-chou quitta le territoire impérial pour venir contempler le pays
du Buddha; quand il eut vu les traces merveilleuses et les vestiges saints,
comment aurait-il pu s'empêcher d'être le respectueux panégyriste de
l'heureuse excellence? Yun-chou épuisa tout ce qui lui restait de res-
sources, et, à une trentaine de pas au nord du Bodhidruma, il cisela un
[beau*?] stûpa en pierre des mille Buddhas5;il érigea un monument de
longue durée sur le Heu où trois fois se poseront les pieds'*. Quoique la
hauteur de ses capacités ne fût pas suffisante pour exprimer par écrit ses
sentiments, le bienfait de la Loi dépassait son respect au point de s'im-
poser à son for intérieur'. Il essaya de formuler quelques phrases gros-
sières pour célébrer le non-né.
1) La sous-préfecture de Si-ho de l'époque des Song correspond à la sous-
préfecture actuelle de Fen-yang Vf \W , préfecture de Fen-tcheou w* /jj .
province de Chan-si i-M EH .
2) Entre le caractère f/T ' qui est le numéral des édifices, et le nom de nombre
,manque un caractère qui ne peut être qu'un adjectif qualificatif du stûpa
(beau, grand, etc.).
3) Les mille Buddhas du kalpa des sages qui tous se sont assis sur le trône
du diamant (cf. Eiue.n-tsang, II, p. 460).
4) L'expression •^^^ w^ >C Ac est embarrassante. M* a£ signifie « poser
les pieds à terre » ou « s'appuyer sur ses pieds ». Hoai-nan-tse, cité par le
Pet iven y un /"ou, dit : ^ *b ^ RI t^ tK >5c , «les reptiles, on ne peut
les faire s'appuyer sur leurs pieds ». D'autre part, on retrouve les mots ^^ W
dans l'expression Bb ^F W^ qui désigne les trois occasions dans
lesquelles Maitreya Buddha fera tourner la roue de la loi sous l'arbre aux fleurs
de dragon (cf. I-tsing, Les religieux éminents..., p. 25, n. 1). Je suppose donc
que l'expression ^^^ W^ 5C* ^désigne les trois occasions dans lesquelles
Maitreya Buddha posera ses pieds sur la terre. Peut-être cependant les mots
!5C Ail désignent-ils les empreintes laissées par les pieds du Buddha.
5) Je traduis par <c sentiments » et par « for intérieur » les mots chinois 'Vl
10 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Il loua en ces termes le vrai visage du trône de l'intelligence' :
0 grand? — tu as compassion des êtres et tu maintiens la vérité;
Même quand tu ne te manifestes pas au dehors, — ? existe ton
influence surnaturelle;
Toutes les doctrines erronées s'ouvrent à toi et regardent à toi ; —
tout ce qui est mouvement et connaissance se rattache à toi ;
Vieille de deux mille années*^ — ta face lunaire' se maintient pen-
dant longtemps nouvelle.
et )w, (littéralement : cœur et ventre) qui se trouvent souvent accouplés pour
désigner ce qu'il y a de plus intime dans l'homme.
1) Le vrai visage du trône de Fintelligence M^ >œ i^ -w* désigne sans
doute la statue du Buddiia qui se trouvait dans le temple Mahàbodlii ; on
verra plus loin (p. 56) qu'un çramana de l'Inde apporta en Chine )e vrai visage
du trône de diamant vE" lŒjlJ Ji. ^^ -^ , c'est-à-dire, apparemment, une
image de cette statue. Je signalerai ici une erreur que j'ai commise en tradui-
sant l'ouvrage à'I-tsing sur les religieux éminents qui allèrent chercher la loi
dans les pays d'Occident (p. 16, n. i) : dans ce texte il est dit que le pèlerin
Hiuen-tchao, étant arrivé au temple Mahâbodhi, iJ ;Ui'» -^ //F WJ •^
IR: ■^ù' ; j'ai traduit :« il admira la figure véritable qui a été faite du Compatis-
sant ». Mais la statue qui se trouvait dans le temple Mahâbodhi était une statue
de Çakyamuni Buddha, et non de MaitreyaBuddha; nous savpns, d'autre part,
que cette statue fut faite par un brahmane qui se donna pour une incarnation
de Maitreya Bodhisaltva (cf. Hiuen-tsang, 1, p. 142, et II, p. 467). Il faut donc
comprendre le texte cVl-tsing de la manière suivante : « il admira la figure
véritable [de Çakyamuni Buddha] qui a été faite par Maitreya [Bodhisattva] ».
2) D'après M. Beal (A cafena of Buddhist Scriptures, p. 116, n, i),Jen-tcKao
>— * i^Ji , qui écrivait sous les Song, dit, dans son ouvrage intitulé Fa kie
ngan li t'ou ÏS" ^r- M^ -i-L iMl , que, depuis le Nirvana du Buddha jusqu'à
la première année de Kao-tsong (1127 ap. J.-C), il s'est écoulé 2100 an-
nées; si l'auteur de l'inscriptiou que nous expliquons admettait pour le Nirvana
la même date que Jen-tch'ao, on voit que, écrivant eu 1022, il pouvait évaluer
à 2000 années le temps écoulé depuis le Nirvana jusqu'à lui.
3) La comparaison de la face du Buddha à la pleine lune est fréquente dans
la littérature hindoue : ^ M S ^ • ® ^W ï® >^ • B ^P M
« Le Hoa-yen king dit : Son visage est comme la pleine lune , ses yeux sont
comme les lotus. »
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 4 1
Il fit encore cet éloge :
La contemplation des quatre fois huit' est sans limites; — la foule
(des particularilés) de ton majestueux visage est belle et rare.
La montagne de ton crâne est ronde comme une pièce de jade vert;
— la mer de tes yeux iïeurit comme les lotus bleus.
Ta poitrine qui porte le signe du svastika est comme un amas d'or;
—les poils de tes deux sourcils sont comme un enroulement de nuages.
Très admirables sont tes mains divines et extraordinaires; — (tes
vêtements?) et ta substance sont affranchis de la poussière et de la
fumée.
Ayant ainsi chanté la substance de l'ombre, il entreprit de célébrer
les vrais corps. Les corps du Buddha sont au nombre de trois ; il les célé-
bra tous l'un après l'autre.
Il loua en ces termes le Nirmânakàya :
La profondeur de la compassion est la vérité de ta face lunaire ; —
à plusieurs reprises tu as secouru les hommes du milieu du feu.
Pour tes enfants tu as laissé un moyen de guérison* ; — tu as enfilé
des perles ^ pour en faire les amitiés et les parentés.
Les trois chars* ont ouvert la route de l'intelligence; — les cinq
doctrines ont abattu la poussière aveuglante.
Aux jours oQ l'on est haïssable et submergé (par les passions), — on
ne rencontre point le corps qui est en dehors des êtres.
Il loua en ces termes le Sambhogakâya :
Ayant achevé les dix mille passages à travers les asamkhyeya kal-
1) C'est-à-dire des trente-deux laskanas.
2) « Le Vimalakîrtinirdeça sùtra dit : Il est le grand roi médecin ; il excelle
à guérir toutes les maladies » >PS ^p 'Rx: "ZT ^1 Z^ ^a it W ^^
^<.^
Cf. Tripitaka japonais, ^&- , 9* cahier, p. 13 r°.
3) Peut-être faut-il voir ici une allusion au rosaire.
4) Les trois chars ^^ -^ sont les trois véhicules des Çràvakas, des
Pratyekabuddhas et des Bodhisattvas. D'après le Saddharma Pundainka
(chap. iii.lrad. H. Kern, Sacred Books of the East, vol. XXI, p. 80-81 ; cf. Bur-
nouf, Lotus de la bonne Loi, p. 52 et pp. 369 et 371), le Buddha aurait prononcé
une parabole dans laquelle il comparait les trois véhicules de son enseigne-
ment à trois chars tirés, l'un par des antilopes pour les Çràvakas, l'autre par
des chèvres pour les Pratyekabuddhas, le troisième par des bœufs pour les
Bodhisattvas.
42 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
pas', — il transporte tout être au delà des portes des affections (mon-
daines)'.
La poussière originelle est de toutes parts purifiée de sa souillure;
— une mutuelle harmonie pénètre les fleuves et les montagnes.
De tous Ips Bouddhas le corps n'a point d'obstacle; — de tous les
cœurs' le domaine échappe à toute atteinte.
Pour toujours on abandonne la mer du Trailokya; — l'essence de
l'égoïsme est entièrement supprimée.
Il loua en ces termes le Dharmakâya :
La plaine de la connaissance environne le domaine de la Loi ; — la
subtile excellence pénètre de toutes parts le sable et la poussière.
Très puissant, il est sans naissance et sans extinction; — très mys-
térieux, il est alTranchi des efTets et des causes.
Il demeure en tout temps sans être du monde; — dans sa sainte
place il n'est point véritablement.
Quand les expressions de mon cœur louangeur ont été épuisées, —
j'ai rencontré pour la première fois le corps pur et calme.
Les trois corps ayant été loués, les trônes devaient être à leur tour
exaltés.
Il loua le trône du Nirmânakàya en ces termes :
Les cinq Indes possèdent ses vestiges merveilleux : — à l'intérieur
des six directions il est né au centre.
En profondeur, il a pénétré jusqu'à la base de la roue d'or; — en
1) lÈà nV\ est une expression abrégée pour r'v là ^lt\ •5''. Les asam-
khyeya kalpas, ou kalpas illimités, sont a>i nombre de trois : le premier va de
l'ancien Çakya Buddha M ^^ ?cii à Çikliin Buddha / ^R. ; le second
va de Çikhin Buddha à Dîpamkara Buddha /m -^î ; le troisième va de
Dîpamkara Buddha à Vipaçyin Buddha i=b -^ç- / (cf. Kiao tcKeng fa chou,
à l'expression san a seng k'i).
2) L'expression ^^ wJ peut être rapprochée de l'expression ^^ ^ft^ =: le
filet des afTeclions [mondaines] ; cf. Hiuen-tsang, trad. Julien, vol. II, p. 425.
3) Au-dessous du mot 'va . on lit le caractère — » qui signifie deux; il faut
donc lire deux fois le mot 'v-i ; la phrase commence par '^ ^vll ^ de même
que la phrase symétrique précédente commence par^Fp 'Wv .
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 13
hauteur, il s'est élevé au-dessus de la plane surface de la terre*.
Poussière et peine jamais ne l'atteignent ; — l'eau et le feu, com-
ment pourraient-ils le modifier?
Une fois il terrassa la force de l'armée de Mâra; — pacificateur fut
son rugissement de lion*.
Il loua le trône du Sambhogakâya en ces termes :
Le trône s'élève au delà des trois mondes; — son éclat culmine
jusqu'à la demeure des devas d'en haut.
Le feu du kalpa^ aura toujours de la peine à l'atteindre ; — comment
les artisans de ce monde pourraient-ils aisément imiter ce modèle?
La renommée de la reine des fleurs* est extraordinaire et s'étend au
loin; — (de même), la doctrine de la merveilleuse connaissance est
puissante et glorieuse.
Comme un joyau, il s'est introduit dans le nombre des grains de
poussière et de sable; — doué de longue vie, il pénètre de toutes parts
le grand vide.
Il loua le trône du Dharmakâya en ces termes :
Sans commencement, sans naissance, ni extinction, — ses traces
universellement sont affranchies du passé et du futur.
Immobile, il aspire en lui les cinq voies ^; — silencieux et calme,
1) Cf. Hiuen-tsang, trad. Julien, tome II, p. 460 : -< En bas il descendait
jusqu'à l'extrétnité de la roue d'or; en haut il atteignait aux bornes de la terre »
2) La prédication de la loi est souvent comparée au rugissement du lion.
Dans l'inscription originale, le mot che est écrit sans avoir à gauche la 94^ clef.
3) L'embrasement général qui est la fin de chaque kalpa.
4) M. Giles (Cunningham, Mahdbodhi, p. 70) traduit ^^ Jcl comme signi-
fiant le roi Açoka ; mais je ne connais aucun texte qui autorise cette interpré-
tation. Il ne me semble pas suffisant de dire qu'Açoka put être ainsi nommé
parce qu'il eut pour capitale Pâtaliputra dont le nom en chinois est ^^ J^
>W . Les textes cités par le Pei wen yun fou montrent que cette expression
désigne la fleur considérée comme la plus belle, par exemple la pivoine.
5) En général, on compte six gatis ou voies de l'existence. On trouve cepen-
dant assez souvent les gatis réduites à cinq; tel est le cas dans un passage du
Saddharma PunHarîka {Lotus delà bonne Loi, p. 81), à propos duquel Burnouf
(p. 377) fait la remarque suivante : « Les Buddhistes du sud ont également une
énumération des cinq voies de l'existence que je vois citées dans le Saggîti
sutta du Dîgha nikâya; en voici les termes : Pantcha gatiyô, nirayô, tiratch-
tchdnayôni, pêttavisayô, manussa, dévâ, 11 y a cinq voies, savoir : l'enfer, une
14 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
il absorbe les trois calamités *.
Les gâthâs de la prajfià secrètement se répandent, — et les obsta-
cles de la peine et de la haine mystérieusement sont re poussés.
Même après avoir traversé cent myriades de kalpas, — dans sa
vaste profondeur il reste loin de la poussière immonde.
J'ai choisi ce qui avait la meilleure apparence dans mes expressions
grossières et je m'en suis servi pour louer le beau principe du non-né.
Je suis comme si j'avais pris la vue d'un moustique pour mesurer
la voûte céleste; comment en connaitrais-je la hauteur? J'ai faiblement
manifesté mes sentiments de foi et d'admiration.
Maintenant, je prends l'éloge que j'ai fait de l'excellence merveilleuse
des trois corps, et en même temps les sculptures que j'ai exécutées des
extraordinaires actions d'éclat des mille saints*, et de tout cela je me sers
pour procurer la prospérité au glorieux souverain de mon pays et pour
lui offrir pendant longtemps une sainte longévité.
L'empereur de la grande dynastie Song désirait humblement que sa
destinée fût comme Teau de l'étang céleste qui est très abondante et
jamais ne diminue ni n'augmente, — que sa prospérité fût comme la
montagne du pic divin qui est très élevée et qui reste toujours haute et
toujours majestueuse. — Mon souverain désirait, en outre, que dans
ce pays à l'avenir il y eût continuellement quelqu'un pour occuper la
place de Çankha% — que dans les autres régions il y eût dans les géné-
matrice d'animal, le royaume des Prêtas, les hommes et les Dêvas ». Burnout
suppose que, dans cette énumération, les Asuras sont réunis à la catégorie des
enfers, — On lit de même dans le résumé que donne I-tsing de la Suhrilekhà
de IS'àgàrjuna : « De plus l'épître explique les cinq conditions [gati) : Fantôme
{Fréta), anima.] {Tiryag-yoni-gdta), être humain [Manusya), èlre céleste {Deva),
être infernal (Ndraka) » (trad.Ryauon Fujishima, Journal asiatique, nov.-déc.
1888, p. 423).
1) Les trois calamités sont la maladie, la guerre et la famine (Fa yuen tchou
■zn <«
iin, chap. i, p. 1.3 r°). On remarquera que les deux mots — ■ >^ sont écrits
dans l'inscription sur une même ligne horizontale et se lisent de gauche à droite.
lien est de même dans la vingtième colonne pour les deux mots "^ '"'r .
2) C'est-à-dire les mille Buddhas en l'honneur desquels il a été élevé un
stûpa; cf. p. 9, n. 3.
3) L'expression *^15 est souvent citée par le dictionnaire I tsie king
yn i, qui dit qu'on l'écrit 1^ IS ou llRI 1S ou ^ 1-^ ; c'est la trans-
cription du mot sanscrit Çankka qui signifie coquillage. Il semble que ce mot
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYÀ 15
rations futures une renommée qui rappelât la renommée de Gandra-
chattra, — et derechef que, si quelqu'un faisait l'éloge des traces mer-
veilleuses et des vestiges saints, il eût soin de l'écrire et d'en faire un
mémoire.
C'est pendant la période Tien-hi de la grande dynastie Song, au mois
i-se de l'année yen-.sm', que ceci a été commémoré.
I-ts'ing et J -lin, tous deux religieux de la cour du dhyâna* de l'en-
seignement des règles % dans la rue de droite à la capitale de l'est, étant
venus avec [ Vun-chou] adorer le pays du Buddha, ont apporté ensemble
un kasâya tissé d'or, et, après l'avoir suspendu de manière à couvrir le
trône du Buddha du Mahàbodhi, ils l'ont fait savoir en ce lieu; c'est
pourquoi ils ont écrit ceci.
Le religieux indou Fa-hien (cf. Appendice II, n» V) avait tra-
duit, ou plutôt imité librement en chinois, quelques années
avant le départ de Yim-chou, un éloge en sanscrit des trois
corps du Buddha \ Il n'est pas sans intérêt de comparer cet
éloge à l'inscription qu'on vient de lire.
Dharmakaya :
Je me prosterne maintenant devant le Buddha au Dharmakaya,
Il est la connaissance incomparable, difficile à comprendre, omni-
présente.
Il remplit entièrement le domaine de la loi et ne rencontre aucun
obstacle.
soit ici un nom propre et qu'il en soit de même, dans la phrase symétrique sui-
vante, de l'expression y-i xieu— dais de la lune. J'ai donc considéré Çankha et
Candrachattra (dais de la lune) comme des noms d'hommes, tout en reconnais-
sant que je n'ai retrouvé nulle part ailleurs ces personnages supposés.
1) 1022 après J.«C.
2) On appelait cour du dhyâna 'v^ Ivti les temples bouddhistes où l'on
s'adonnait surtout aux pratiques contemplatives du dhyâna.
3) Ceci est le nom du temple.
4) Dans l'édition japonaise du Tripit^aka que la Société asiatique doit à
M. Ryauon Fujishima, ce texte se trouve à la page 72 du 13« cahier du t'ao
marqué du mot /Sr . Il est indiqué dans le catalogue de M. Bunyiu Nanjio
sous le n° 1066.
16 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Dans sa puissance, il reste immobile et calme et n'a pas de degrés
divers.
Ce n'est pas l'être, ce n'est pas le non-être; sa nature est la vérité
et la réalité.
Il n'a pas non plus de quantité et est affranchi du nombre et de la
mesure.
Uniforme et sans marque distinctive, il est comme le vide.
Il procure le bonheur et l'avantage à lui-même et aux autres, et tel
il est.
Sambhogakaya :
Je me prosterne maintenant devant le Buddha au Sambhogakaya.
Dans sa puissance, il reste tranquille, le grand Muni.
Plein de compassion, il transforme et sauve la foule des Bodhisatt-
vas.
Concentré dans son lieu comme le soleil, il illumine tout.
Pendant les trois kalpas illimités, il accumule et rassemble toutes
les sortes de mérites.
Le premier il a pu achever dans son intégralité la voie du calme et
de l'immobilité.
D'une voix forte il discourt sur la Loi excellente.
Il invite tous les êtres à obtenir le fruit égal (à la bonne action).
Nermanakaya :
Je me prosterne maintenant devant le Buddha au Nirmânakàya.
Au-dessous de l'arbre de la Bodhi, il a accompli la connaissance
parfaite.
Tantôt il se produit changeant et manifeste ; tantôt il est calme et im-
mobile.
Tantôt il va derechef opérer la transformation dans les dix lieux.
Tantôt il tourne la roue de la Loi dans le Mrgavana.
Tantôt il manifeste un grand éclat comme un amas de feu.
Les peines encourues par les trois souillures, entièrement il peut
les supprimer.
Dans les trois mondes il est le grand Muni sans égal.
les inscriptions chinoises de bodh-gaya 17
Effet en retour :
Telle est des corps du Buddha la connaissance sans fuite (dsrava).
Ma foi constante délivre et purifie des trois occupations.
En comprenant sans limites la conduite qui assure le grand bon-
heur,
De tout mon cœur je ferai descendre la compassion sur la foule des
êtres.
En célébrant maintenant les Buddhas aux trois corps,
Ce sera le moyen d'obtenir la semence des mérites sans fuite.
Il est désirable que j'atteste promptement la Bodhi du Buddha,
Et que j'amène tous les êtres à chercher leur refuge dans la droite
voie.
Le Tripitaka chinois renferme, outre l'adaptation très libre
de Fa-hien, la transcription de l'original sanscrit ^ M. Sylvain
Lévi a bien voulu reconstituer, au moyen de cette transcrip-
tion, le texte sanscrit et en faire la traduction ; il m'autorise
à reproduire ici ce travail :
SAN CHEN TSAN
TRANSCRIPTION CHINOISE
yû-nai-koû-nâ-pie-nl-ko \ 1 |
souo-po-lo-hi-to-mho-ô-san-po-nà-t''6-lo-poù-toû \ 2 |
nai-fouô-p6-oû-na-pô-fouo | 3 |
kie-mi-fouo-san-mo-lo-soû-nou-li-\-wei-pô-fouo-souo-pô~fouG \ 4 j
ni-li -f- lî-pang-ni'li -\-wei-kâ-lan-che-fouo-mouo-san-mo-san-mang
|51
mie-pi-nang-gnmgki-po -f- lo-pan-tso \ 6 |
man-nï-po -\- lo-tie-tou -\- mo-weî-nai -\- yang-tan-mo-ho-mo-neou-
po-mang \ 7 |
ta-li -\- mo-kô-ye-ni-nâ-nân \ 8 |
loû-kô-tî-to-mo-tsin-tie \ 9 |
sou-ki-li -\- to-san-mo-p' ouo-lang-mô'tou -\- mo'noû-yû-wei-p'ou'ting
!10|
1) Cf. Bunyiu Nanjio, Catalogue, n° 1072.
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7C
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA l9
po-li-\-cha-nou-\-mo-tî-wei-tsi-tan-{- lân \ 11 |
sa-\- to-po-ye-ti-mo-ho-ti-tî-mo-tdng-pi -}- ii-ti-ld-toû \ 12 |
mou-V 6-nân-sa-li -j- fouo-loû-ko \ 13 |
•po + lo-che -\- li-to-mo-wei-lo-toû-nd-lo-sa-ta-li -\- mo-kiû-choang
|14|
man-nî-san-pou-ngo-kô-yang \ 15 |
tam-mo-ho-ni-lio-mo-hô-ta-li -\- mo-lô-ni -{-yang-po + lo-ti-che -\-
fo I 16 I
sa-touô-nân-pô-ko-hî-toû-kouo-tsi-na-nang-lo-i-foûo \ 17 |
pô-ti-yû-nî-pie-mô-na \ 18 |
san-mao-t'ao-ta-li-]-mo-tso-ki -\- li-kouo-tn-nai-pi-tso-pou-na \ 19 |
lo -\- nai -f- li-cho-tî-i-po + lo-chan-tang \ 20 |
nai-kô-kô-lo-po-lo-mo ■{• li-tang-ti -^-li-p'o-fouo-p'o-ye-ho-laii \ 21 |
wei-ckouo-lou-pi-lou-pô-î \ 22 |
man-nî-ni-li -f- fouô-na-kô-ye \ 23 |
nai-cho-7ii-ngo-neou-ngo-tang-tang-mo-hô-li-\-Vang-mai-nî-'nâ | 24 j
sa-touô-li -\- Vai-ko-ki -{■ li-pô-na \ 25 |
mo-po-li-mi-to-mo-hô-i + yê-na-pen-niû-nai-yê-nâng \ 26 |
kô-yê-nâng-sou-ngo-tô-nâng \ 27 ]
po -|- lo-ti-wei-ngo-to-mo-nou-fouô-kou -\- po-f ô-nâng-tan -{- lo-yê'
ndn I 28 ]
&^' -|- li-touô-p''o-ki -\~ tiê-po + lo-nâ-mang \ 29 |
kou-che-lo-mou-po-tsi-tnng-i-na -\- mo-yê-mao-tH-ivei-jo \ 30 |
ti-\- li-kô-yê-si -\- ti-na-la-mou-\-Cô-jo-ngo-ni-na-mo-k''i'lang \ 31 1
mao-Vi-mô-li -\- i-gning -\- ki-yu-jo j 32 |
fi -|- li-ko'ye-sa -\- tan-fouo-san-nô-po -\- to | 33 |
TRANSCRIPTION SANSCRITE
yo naiko nâpy anekah
svaparahitamahdsampadâdkârabhûto
naivâbhdvo na bhâvah
kham iva samara — vibhâvasvabhdvah \
nirlepam nit^ikâram
çivam asamasamam vydpinam -prapanca{m)
vande pratydtmavedyam
tam aham anupamam dharmakâya(rn) jindndm | j
lokdtîtâm acintydm
sukrtasamaphalâm âtmano yo vibhûtim
20 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
parsanmatte (?) vicitrâm
stabhayati mahatîm -matâm prltiketum \
buddhânam sarvaloka-
prasrtam aviratodàrasaddharmakoçam.
vande sarnhhogakâyam
tam aghanigliamahâdliarmardjâm pratisthâm (J
sattvândm bhdgahetuh
kvacid anoblira ivâbhâti yo dipyamânah
sarnbodhau dharmacakre
kvacid api ca punar drçyate yah praçântam \
naikâkâraprabhrtam
tribhavabhayaharam nicvarûpirûpo yah
vande nirvânakâyam
daçadiganugatam tam mahârtharn. munîndm (|
sattvdrthaikakrpdnâm
aparimitamahâyânapunyânayânâm
kâydnâm saugatànâm
prativigatamanovdkpathânâm trayândm \
krtvâ baktyâh pranâmam
kuçalam upacitam yan maya bodhivijam
trikâyds tena labdhd
jagad idam akhilam bodhimârge niyunje \ \
trikâyastavak samâptah
traduction
Dharmakaya :
Il n'est ni un ni multiple non plus. — Il est le réceptacle de la grande
plénitude du bien d'autrui et de soi-même. — Il n'est pas la non-exis-
tence; il n'est pas l'existence. — Comme l'espace... il a pour nature
l'expansion. — Rien ne le recouvre; rien ne l'altère. — Il est bienheu-
reux, égal et inégal. — Il pénètre tout, il a un développement... — Je
Tadore, lui qu'on ne peut connaître que chacun dans soi-même. — Il
est incomparable ; c'est le Dharmakaya des Jinas.
Sambhogakaya :
Surpassant le monde, inconcevable, — avec des fruits égaux aux
bonnes actions ; telle est sa propre expansion — [qu'il étale], multicolore.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 21
— Il fonde une cause puissante de joie. — Il s'appuie sur tous les
mondes des Buddhas. Il est sans interruption le vrai trésor de la bonne
loi. — Je l'adore, le Sambhogakâya, soutien des rois de la grande loi qui
détruisent le péché.
NiRVANAKAYA :
Cause de bonheur pour les êtres, tantôt comme sans nuages— il brille
resplendissant; — tantôt encore aussi au moment de la Sambodhi, et
(quand il tourne) la roue de la bonne loi, — il se présente à la vue apaisé ;
— rempli de formes qui sont multiples, ôtant la crainte des trois exis-
tences, — sa forme est multiforme ; — je l'adore, ce Nirvânakâya • — qui
suit les dix régions et qui est le grand objet des Munis.
Uniques compatissants au bien des créatures, — amenant les mérites
innombrables du grand véhicule {mahâyàna), — les trois corps des Suga-
tas — ont respectivement efïacé la voie de la parole et de la pensée, —
Leur ayant fait un hommage avec dévotion, — si j'ai ainsi accumulé un
mérite, semence de Bodhi, — par là les trois corps sont acquis; je destine
ce monde entier à la voie de la Bodhi. — L'éloge des trois corps est fini.
INSCRIPTIONS m ET IV
Les inscriptions III et IV sont deux courts ex-voto qui
furent gravés le même jour, l'un par I-ts'ing et I-lin, les
deux religieux dont nous avons déjà trouvé les noms à la fin
de rinscription n° 2, l'autre par un religieux nommé Chao-
pin, qui devait être sans doute leur compagnon. On verra des
reproductions de ces deux monuments dans le Mahâbodhi
du général Cunningham, pL XXX, n"' 2 et 3. 31. H. A. Giles
en a donné une traduction {op. cit.^ pp. 71-72).
1) La transcription cbinoise désigne ici de la manière la plus claire le Nirvâ-
nakâya ; la désignation ordinaire est Nirmânakàya ; tcais la ressemblance du
son et l'analogie du sens peuvent aisément faire confondre les deux expres-
sions.
22 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
fk ^ ^^ TRADUCTION (n» III)
•^'^^Ki ^ Le religieux I-ts'ingei le disciple du maître, I-lin,
^% ^^^Wi de la cour du dhyâna delà Religion prospère dans la
"^ /^ «®- ^ capitale orientale de l'empire des grands Song, s'ac-
^ J:^^"^ quittent du soin d'apporter un kasâya tissé d'or en
^ *^ ^ -^ reconnaissance des quatre bienfaits et des trois indul-
n jji -^ M^ gences *. Après l'avoir étendu et suspendu sur le trône
0 5^^ /^#^ duBuddha de l'Inde, ils ont élevé en même temps un
sfej ^° 'mV> stûpa en pierre. Le quatrième jour du quatrième mois
%» *. 5 >J' delà sixième année {\0'2'2),t'ien-hi, l'upâdhyâya Pien-
^ ^'^ S tchenq étant sçrand maître.
JL J^— i^ TRADUCTION (n° IV) \^l% ^%.
*S Le religieux thao-pm, de la m*, t>^ «--«t
' •• ^ cour de la Sainteté agrandie dans •^^ ^^ '^ ^
^ la capitale orientale de l'empire •^'^I'$r:.'3^
*^ des grands Song, a apporté un ^^^\^%^
Inscription III kasâya tissé d'or; après l'avoir -^ \Si j^^
étendu et suspendu sur le trône du S^ ^ J^^^
Buddha, il a élevé en même temps un stûpa en pierre ; \5) ^ ^;^^^
il s'acquitte de cela pour répondre aux quatre bien- n |^ ij^-^^
faits et aux trois indulgences. En retour de cette bonne ^ v^ '>}- j^s
œuvre, il souhaite se trouver aux fleurs de dragon ^ ^^ tJd- '^' -'•l"
Écrit le quatrième jour du quatrième mois de la
sixième année Vien-ld (1022)
Inscription IV
INSCRIPTION V
L'inscription de l'année 10S3 a été découverte par le
général Cunningham ; elle était encastrée dans un des murs
de la résidence du Mahant et se trouvait dissimulée sous une
couche de chaux et d'huile sèche [Mahâhodhï, p. 57); le gé-
1) Dans cette inscription et dans la suivante, le mot yeou de l'expression san
yeou doit être surmonté de la 40^ clef; sans cette addition, l'expression san yeow
signifierait « les trois mondes » et ne serait guère intelligible.
2) L'arbre aux fleurs de dragon est celui sous lequel s'assiéra le Buddha
futur, Maitreya i3uddha. Chao-jo'in espère que, grâce à la bonne œuvre qu'il
vient d'accomplir, il sera parmi les élus qui entendront les enseignements du
maître sous l'arbre aux fleurs de dragon.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 23
néral Cunningham n'a pas publié le texte de ce monument ;
il avait dû cependant s'en procurer une copie, puisque
M. H. A. Giles a pu en faire la traduction [Mahâbodhi, pp. 72-
73). M. Foucher a remis la main sur cette inscription.
Mettre la main sur l'inscription est une métaphore, car la
pierre est sacrée, et nul, s'il n'est brahmane, n'a le droit d'y
toucher ; il a donc fallu s'adresser à un membre de la caste
pure pour la nettoyer et l'estamper; le résultat n'a pas été
très satisfaisant. Par bonheur, M. Foucher avait un appareil
photographique dont le regard indiscret a su bien voir les
moindres détails de la stèle intangible. D'après la photogra-
phie, nous sommes donc en mesure de donner ici pour la
première fois la reproduction du texte chinois.
Dans cette inscription, un religieux chinois, du nom de
Hoai-wen *fe M , commémore l'érection d'un stûpa auprès
du trône de diamant. Ce n'est pas en son nom qu'agissait
Hoai-wen -.W était l'agent de l'empereur de Chine et de l'im-
pératrice douairière qui avaient voulu élever un monument
en terre sainte pour le plus grand bénéfice d'un de leurs
ancêtres défunts, l'empereur Tai-tsong.
Tai-tsong 3/C ^ avait été sur le trône de 976 à 997. Son
petit-fils, Jen-tsong V^ ^ , qui régna de 1023 à 1063, est le
souverain qui ordonna la construction du stûpa. Jen-tsong
était né en 1010 après J.-C. ; sa mère était la concubine Lï
Chen ^ ^ ^ ; mais il fut adopté par l'impératrice Tchang-
hien Ming-sou'^ ffi ?9 S (cf. Histoire des Song , oh.. ccxiAi)
qui , à la mort de l'impératrice Tchang-mou ^ 9 , en
l'an 1007, était devenue l'épouse principale de l'empereur
Tchen-tsong ^ tjv , père de Jen-tsong. Lorsque Jen-tsong
monta sur le trône, il n'était âgé que de treize ans; aussi sa
mère par adoption exerça-t-elle le pouvoir en son nom pen-
dant onze années : c'est ce qui nous exphque pourquoi, dans
cette inscription, l'impératrice douairière est mentionnée en
même temps que l'empereur. L'impératrice douairière mou-
24 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
rut en 1033, l'aniiée même de l'érection de la stèle ; elle était
âgée de soixante-cinq ans, à la manière de compter chinoise-,
elle était donc née en 969. V Histoire des -So/i^(chap. ix,p. 2
v°) cite les noms honorifiques qui furent conférés, en Tan-
née 1024, à l'empereur et à l'impératrice douairière : W ^
i:^#M0«iiK;#fêi=»^iiM)s. Ce
sont exactement ces litres que nous retrouvons dans l'ins-
cription. V Histoire des Song (cliap. x, p. 1 v°) rapporte
encore qu'en l'année 1033 on conféra à l'empereur et à Tim-
pératrice douairière de nouveaux noms honorifiques ; mais
l'auteur de l'inscription ne put pas en avoir connaissance,
car il écrivait avant cet événement.
Le rehgieux Hoai-iven lui-même n'est pas un inconnu.
J'ai retrouvé son nom dans le xlv'^ chapitre de l'encyclopédie
bouddhique intitulée Fo tsou t'ongki # ffl jfë lE (publiée
entre les années 1 269 et 1271 ; cf. Bunyiu Nanjio, A cata-
logue ofthe Buddhist Tripitaka, n" 1661). A la date de 1031 ,
cet ouvrage nous fournit le renseignement suivant: « Le çra-
mana Hoai-wen avait été précédemment en Inde pour y
élever un stùpa en l'honneur de l'empereur Tchen-tsongk
côté du trône de diamant du Buddha. Maintenant il voulut y
retourner pour y élever deux nouveaux stupas au nom de
l'impératrice douairière et de l'empereur actuel ; il pria qu'on
lui donnât la préface à la sainte doctrine de l'empereur dé-
funt', le texte du vœu formulé par l'impératrice douairière
et l'éloge des trois joyaux du saint souverain (c'est-à-dire de
Jen-tsong)y pour les graver sur pierre au bas des stupas, et
qu'on fabriquât un kasâya pour l'offrir à la statue de Çakya.
Un décret impérial le lui accorda. En outre, on ordonna
aux fonctionnaires que cela concernait d'écrire un mémoire
1) En 998, l'empereur Tai-tsong avait composé une préface à la sainte doc-
trine du Tripilaka; cf. Fo tsou Vong ki, chap. xliv. Les mots>'tj ^ désignent
ici, non une dynastie précédente, mais un empereur défunt.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 25
sur les trois voyages en Inde du çramana Hoai-iven. »
^ iH ft :2: f.L4- m s =tt :© M * )s4 ± H .^
pT .fi ^ fPI s « È> pris M H =a as ^ lE .
L'inscription découverte à Bodh-Gayâ nous permet de
rectifier une inexactitude de ce texte : Hoai-wen n'éleva pas
deux stupas, l'un en l'honneur de l'impératrice douairière,
l'autre en l'honneur de Jen-tsong ; il en fit un seul qui fut
construit en l'honneur de T'ai-tsong sur Tordre de l'impéra-
trice douairière et de l'empereur Jen-tsong agissant en leur
nom commun.
Le Fo tsou fong ki nous a appris la date à laquelle Hoai-
wen partit pour son troisième pèlerinage ; le même livre
nous informe de l'époque à laquelle il revint : « La
deuxième année pao-yuen (1039), au cinquième mois, Hoai-
wen, qui était allé trois fois en Inde, revint, avec les
çramanas To-tsi, Yong-ting et To-ngan, du royaume de
Magadha dans l'Inde du centre. Il apporta des rehques des
os du Buddha, des textes sanscrits écrits sur feuilles de
palmier, des fruits de patra, des feuilles de l'arbre de la
bodhi, des feuilles de l'arbre açoka, des rosaires en fruits de
[l'arbre de] la bodhi, dix-neuf exemplaires d'inscriptions de
r[nde. II fut mandé en audience par l'empereur qui le
réconforta de ses peines ; on lui conféra le titre de grand
maître qui illustre la rehgion ; on lui donna un vêtement
violet et des tissus brochés d'or. » ^ 7C -^ =^ S. ^ »
H # ® ?c 1g M 1^ È> PI # ^ 71^ ^ # ^. ê
26 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Qu'étaient ces dix-neuf inscriptions de l'Inde dont Hoai-
wen rapporta des copies en Chine ? Nous ne le saurons sans
doute jamais, et c'est grand dommage. Nous en sommes ré-
duits à la stèle que grava Hoai-wen lui-même.
En voici la teneur :
'^E^'ï'E TRADUCTION
^ ^, Érection d'un stûpa en l'honneur
^ ^ ^ de l'empereur Vai-tsong par l'ém-
it -*• •''^ -^ pereur et rimpératrice douairière
^ "^^ »I> de la grande [dynastie] Song.
De la grande [dynastie] Song
l'empereur saintement pacifique,
:É.# # i^i^h. MJ& ^ h sagement guerrier, bon et intelli-
"t.^!^"^ :îr^ ^'^"^^ ^^'^*' P^®"^ ^* vertueux, et l'im-
g4-;>^-#" ^ lïJiV ^ ^ ^ i^ pératrice douairière qui est d'ac-
cord avec le principe originel, qui
honore la vertu, qui est bonne et a
une longue vie, qui est bienfai-
sante et sainte, ont chargé avec
respect le religieux Hoai-wen de se
rendre dans le royaume de Magadha
pour s'acquitter du soin d'élever
un stûpa à côté du Vajrâsana en
offrande à T^ai-tsong, l'empereur
parfaitement bon , d'accord avec la
raison, divinement méritant, sain-
tement vertueux, pacifique et guer-
rier, perspicace et illustre, gran-
dement intelligent, profondément
pieux.
L'empereur T'ai-tsong désirait
humblement élever ses pas jus-
qu'aux demeures des devas, —
recevoir personnellement du Bud-
dha les récits qui confirment les
Écritures, — obtenir que la résidence des vrais saints fût pour toujours
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Inscription V
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 27
son habitation, que l'adoration de Çakra et de Brahma * fût sa grande
récompense, que la majestueuse influence surnaturelle élevât à jamais
sa dynastie.
Ecrit le dix-neuvième jour du premier mois de la deuxième année
ming-tao, l'année étant marquée des signes koei-yeou.
(Gravé au jour ping-tse.)
II
Les cinq inscriptions de Bodh-Gayâ ne sont sans doute
qu'une faible partie de toutes celles que durent ériger les pè-
lerins chinois. Peut-être en exhumera-t-on d'autres encore.
Dès maintenant certains textes nous permettent de signaler
quelques-unes de celles qui existèrent autrefois.
Les plus anciennes dont j'aie trouvé mention furent gravées
par Wang Hiuen-ts'e ï SI M . On connaît , grâce à
la traduction que Stanislas Julien^ a faite d'un passage de
Ma Toan-lïn, l'aventureuse carrière de ce personnage.
Wang Hiuen-ts''e avait été chargé en 646 de se rendre en
ambassade auprès du roi Harsa Çîlâditya; il n'arriva en Inde
que vers 655, au moment oii ce souverain venait de mourir;
repoussé par l'usurpateur A-lo-7ia-choen^, il se retira au Tibet ;
le roi du Tibet, Sro?iy-btsan-sgam-po, était mort depuis 650 ;
mais ses deux femmes, la princesse chinoise Wen-tcKeng et
la princesse népalaise fille d'Amçuvarman * maintenaient une
étroite alliance entre le Tibet, la Chine et le Népal : aussi l'en-
voyé chinois put-il recruter, pour venger son affront, une
armée de douze cents Tibétains et de sept mille Népalais avec
1) Çakra et Brahma sont constamment cités de compagnie dans les textes
bouddhiques. CL Hiueii-tsang, trad. Stanislas Julien, tome II, pp. 470 et 487.
2) Mélanges de géographie asiatique et de philologie sinico-indienne , tome I,
pp. 164-166. Le chapitre de Ma Toan-lin traduit par Stanislas Julien est le
338^ du Wen hien fong Kao.
3) Peut-être faut-il lire A-lo-choen-na= « Arjuna », comme l'a conjecturé
M. Sylvain Lévi, Journal asiatique, nov.-déc. 1892, p. 337.
4) Cf. Sylvain Lévi, Note sur la chronologie du Népal {Journal asiatique,
juillet-août 1894, pp. 62-64).
28 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
lesquels il triompha de tous les roitelets de la vallée du Gange.
Il revint en 661 chargé de butin; il offrit à l'empereur ses cap-
tifs parmi lesquels se trouvait K-lo-na-chocn ; on put voir pen-
dant longtemps sur la sépulture de l'empereur T'ai-tsong
(627-649) quatorze statues en pierre représentant des princes
barbares vaincus, et, sur le dos de Tune d'elles, on lisait Fins-
cription suivante : « A-lo-na-choen ^ roi du royaume de Na-
fou-ti, empereur de P'o-lo-men » (c'est-à-dire de l'Inde ou
pays des Brahmanes) ^ M PI "^ ^i^ 1^ "^ H 3E W
Ce n'est pas toutefois, comme on pourrait le croire, à la
suite de cette expédition militaire que Wang Hiuen-ts*e grava
des inscriptions.
D'après le Fo tsou t'ong ki ("Wlâilê^E, encyclo-
pédie bouddhique pubhée entre 1269 et 1271), il l'avait fait
précédemment, lors d'une première mission pacifique dans
laquelle il accompagnait l'envoyé Li l-piao. A la date de la
dix-septième année tcheng-koan (643 ap. J.-C), cet ouvrage
(chap. xxxix) nous donne en effet le renseignement suivant :
« Le wei-weï-tcK eng Li l-piao^ et le hoang-choei-ling Wang
Yuen-ts'e furent envoyés par décret impérial dans les contrées
d'Occident et parcoururent plus de cent royaumes. Arrivé à
la demeure de Wei-mo (Vimalakîrti), au nord-est de la ville de
P'i-lï-ye (Yâiçâlî)', \Wang\ Yuen-ts'e la mesura avec sa
canne; en long et en large, il trouva dix [fois la longueur de
la tablette] hou*; c'est pourquoi il la surnomma fa^ig-
A^ XT ^ :^H
1) Cf. Kin che tsoei pien :^ "l-J ^ /Kw , chap. cxiii, p. 35 vo, notice rela-
tive à l'inscription funéraire de Hiuen-tsang.
2) Ma Toan-lin mentionne la mission de Li I-piao, mais sans dire qu'il fut
accompagné par Wang Hiuen-ts'e (cf. Stanislas Julien, op. cit., p. 164).
3) P'i-li-ye est une faute pour P'i-ye-li : on trouve la transcription P'i-ye-li
RRj ^\) ^ (Jans la relation de Ki-ye (sur lequel, cf. Appendice II, n» II).
4) Le dictionnaire de Kang-hi, au mot ^ , nous apprend que les hauts di-
gnitaires portaient la tablette hou attachée au sommet de leur canne. Cette
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 29
tchangK Puis il monta sur la mo\\[di.gx\Qi Ki-che-kiue (Grdhra-
kûta) et y grava une inscription pour commémorer la gloire
et la vertu des l'ang. »
Ainsi l'inscription du Grdhrakûta aurait été élevée en
643, deux ans avant que Hiuen-tsang revînt en Chine, trois
ans avant que Wang Hïuen-tse fût chargé de sa seconde
ambassade. Nous lisons encore dans le Pien ivei lou ( ^ Wi
^, ouvrage de polémique bouddhique publié en 1291,
chap. Il) : « Sous les Tang^ Wang Hïuen-tse fut envoyé en
mission dans l'ouest. Il arriva dans le royaume de Mo-kie-Co
(Magadha) ; sur la montagne Ki-che-kiue (Grdhrakûta) et à
l'endroit oii le Buddha avait atteint la connaissance*, dans
tous ces lieux il écrivit des inscriptions pour célébrer la
sainte transformation opérée par le Buddha. » j^ ï ^
Une note du Pien wei lou ajoute que le texte de ces ins-
criptions se trouve dans la relation que Wang Hiuen-ts'e
écrivit de son voyage >. Cette relation est aujourd'hui per-
lablette devait servir à noter les ordres donnés par l'empereur. De ce texte il
semble résulter qu'elle mesurait un pied de longueur à l'époque des Tang.
{) Le tchang est une mesure de dix pieds. La chambre de Vimalakîrti était
donc un carré de dix pieds de côté. I-tsing {Les religieux éminents..., trad.
fr., p. 85) nous dit aussi que, dans le temple Nâlanda, les habitations des
religieux étaient des carrés de dix pieds de côté (par inadvertance, j'ai dit dans
ma traduction qu'elles avaient une superficie de dix pieds carrés). Par méta-
phore, l'expression JJ O^en est venue à désigner l'abbé d'un monastère ou
le monastère lui-même.
2) C'est-à-dire à Bodh-Gavâ, près du Bodhidruma.
3) ±z^m^ï^nn^.
30 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
due * ; mais, puisqu'elle existait encore à la fin du xnp siècle,
on ne doit pas perdre tout espoir de la découvrir quelque
jour.
A côté de ces inscriptions qui pourraient avoir un réel
intérêt historique, d'autres stèles de l'époque des Tang ne
furent que de simples monuments élevés par la piété de
pèlerins obscurs. Telle dut être celle qu'érigea le religieux
chinois Tao-hi dans le temple Mahâjjodhi. 1-tsing, qui visita
l'Inde de 673 à 685, arriva dans le temple Mahâbodhi peu
de temps après la mort de Tao-hi et vit sans doute lui-même
l'inscription dont il nous atteste l'existence ».
Trois cents ans plus tard, le religieux Fa-yu^ retournant
pour la seconde fois en Inde vers 982 après J.-C, demanda
à faire une inscription au nom de la Chine auprès du trône
de diamant du Buddha'.
Enfin, si Hoai-wen accomplit toutes les promesses qu'il fit
lorsqu'il partit pour l'Inde en 1031, il dut graver des textes
fort étendus au bas du stûpa qu'il édifia à Bodh-Gayâ *.
1) D'après Stanislas Julien, la relation de Wang Hiuen-ts'e aurait compté
12 livres et aurait été intitulée dt Tu J^™ y^ — L TT IffU {Mélanges de
géographie asiatique et de philologie sinico -indienne, pp. 164, note 1, et
p. 201). — Le Fa yuan tchou lin cite (chap. iv, p. 35 v) un passage de la
relation de Wang Hiuen-ts'e d'après lequel « Wang, ayant été envoyé en
ambassade, arriva la quatrième année hien-kHng (659) dans le royaume de
Po-li-che : le roi fit donner à cinq femmes une représentation en l'honneur des
Chinois 'î.mmmm^mm^mmï%mA
H5C -IL ji\ /g^; ),^ Cette représentation consistait en tours de prestidigitation
faits par les cinq femmes. La citation du Fa yuan tchou lin nous atteste la
réelle existence de l'ouvrage de Wang Hiuen-tse et assigne à l'arrivée de
l'ambassadeur chinois dans le royaume énigmatique de Po-li-che une date (659)
qui est en parfaite conformité avec ce que nous savons de l'époque à laquelle il
se trouva en Inde (de 655 à 661).
2) Cf. I-tsing (Les religieux éminents..., trad. fr., p. 30) : « Il avait du talent
littéraire; il connaissait fort bien les caractères ts'ao et H. Dans ie temple de
la grande Intelligence (Mahâbodhi) il fit une stèle en chinois. »
3) Cf. Appendice II, n» XIII.
4) Cf. plus haut, p. 24.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 31
Par ces témoignages et par les inscriptions mêmes qui ont
été retrouvées, on voit que la plupart des stèles chinoises de
l'Inde ont dû être groupées auprès du temple Mahâbodhi .
De tous les lieux divers où les pèlerins chinois purent
laisser des traces de leur passage, Bodh-Gayâ fut en effet
celui oti elles devaient être le plus nombreuses. Le trône de
diamant qui représentait pour la foi bouddhique le centre du
monde et le siège des mille Buddhas du kalpa des sages,
l'arbre de la Bodhi sous lequel le Maître avait atteint à la
connaissance par excellence, la statue du Buddha, chef-
d'œuvre d'un art vraisemblablement étranger à l'Inde ^ , qui
frappait les dévots de stupeur et d'admiration, tout contri-
buait à faire du lieu oii s'élevaient le temple et le monastère
Mahâbodhi le rendez-vous des fidèles. Des centaines de
Chinois y sont accourus. Les plus célèbres d'entre eux y
séjournèrent. Les biographes de Hiuen-tsang nous informent
que, même après son retour en Chine, Hiuen-tsang resta en
relation avec les rehgieux du temple Mahâbodhi'; une
encyclopédie bouddhique nous a conservé le texte de la
lettre qu'il reçut d'eux et de celle qu'il leur écrivit' ; ces
curieux documents nous montrent que l'illustre voyageur
chinois avait dû s'arrêter longtemps à Bodh-Gayâ pour y
contracter des amitiés si solides qu'elles subsistaient encore
plusieurs années après son départ. 1-tsïng^ qui nous a laissé
d'intéressantes informations sur les pèlerins ses contempo-
rains, nous apprend en plusieurs passages que ses compa-
triotes étaient toujours bien accueillis dans le grand monas-
tère: Hiuen-ichao, Tao-hi, Hoei-ye^ Hiuen-fai^ Hiuen-k'o,
Tao-dieng , Hiuen-hoei^ Moksadeva, K oei-tchong ^ Ta-tcfieng-
teng^ Sanghavarman^ Tao-lin * y vinrent tous, et quel-
1) Cf. Y o\ic\\QT,V art bouddhique dans V Inde {Revue de l'Histoire des Religions
t. XXX), pp. 26 à 30 du tirage à part.
2) Cf. Hiuen-tsang , trad. Julien, t. I, p. 319.
3) Cf. plus loin, Appendice 1.
4) 1-tsing, Les religieux emmenas..., trad. fr., pp. 15, 29,34, 35, 36, 39, 47,
65, 72, 75, 101.
32 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
ques-uns d'entre eux y résidèrent. Tao-fanrj^ Tche-hong^
neveu de l'ambassadeur Wang Hiuen-fse, et Ou-hing ' y
furent tous trois nommés vihârasmmin ou supérieurs, quoi-
qu'il fût très difficile à un étranger d'obtenir ce titre. 1-tsing
lui-même ' ne manqua pas de se rendre à Bodh-Gayâ ; dans
le récit qu'il nous fait de sa visite, on voit qu'il regardait le
trône de diamant comme le but suprême de son pèlerinage.
III
Les inscriptions chinoises trouvées à Bodh-Gayâ furent
érigées, l'une par des rehgieux de la petite dynastie Ha7i
qui ne purent guère revenir en Chine qu'au commencement
des Song^ et les quatre autres par des religieux qui vivaient
sous les règnes du troisième et du quatrième empereur ^So^z^.
Elles attestent ainsi qu'il y eut pour le bouddhisme chinois
une ère de prospérité de la seconde moitié du x° jusque vers
le milieu du xi' siècle. Nous avons cherché à confirmer et à
compléter ce témoignage au moyen d'une série de textes
que nous avons groupés à la fin de cet article '. A vrai dire,
ces textes sont moins nombreux et plus succincts qu'on
n'aurait pu l'espérer ; autant en effet les renseignements sont
abondants pour les bouddhistes de l'époque des Tang, autant
ils sont rares pour ceux de l'époque des Song. Les biogra-
phies de religieux écrites sous les Song ' ne traitent, dans
la section relative aux traducteurs et pèlerins, que de reli-
gieux antérieurs aux Song ; nous en avons été réduits à
glaner les indications éparses dans l'encyclopédie intitulée
Fo (sou t'ong ki et les données que nous fournissent les pages
qui traitent de l'Inde dans l'histoire des Song. Quelque
brèves et clairsemées que soient ces notions, elles sont suf-
1) I-tsing, op. cit., pp. 38 et 145.
2) I-tsing, op. cit., p. 124,
3) Cf. Appendice II.
4) Song kao seng tchoan.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 33
fisantes cependant pour qu'on puisse se faire une idée assez
exacte de l'ampleur et de la durée du mouvement religieux
qui signala les premiers temps de la dynastie So7ig.
Les pèlerins chinois qui se rendirent alors en Inde furent
nombreux. Les Song étaient au pouvoir depuis cinq ans à
peine (964) que trois cents religieux se mettaient en route
pour la terre sainte ; ils restèrent douze ans en voyage ; l'un
d'eux, nommé Ki-ye, nous a laissé une courte relation de
leurs pérégrinations. L'année qui suivit leur départ, le reli-
gieux Tao-yuen revenait des contrées d'Occident, après une
absence de dix-huit années. En 966, cent cinquante-sept
personnes, parmi lesquelles se trouvait un certain Hing
KHn, répondirent à un appel de l'empereur qui voulait
envoyer une mission en Inde. En 978, on voit revenir Ki-
ts ong et ses compagnons; en 982, Koang-yuen\ en 983,
Fa-yu, qui repart presque aussitôt; entre 984 et 987, Tsc-
hoan ; en 989 (990 ?), TcKong-ta^ qui était resté dix ans loin
de sa patrie. Enfin, en 1031, Hoai-wen, qui, à deux reprises
déjà était allé en Inde, y retourne une troisième fois ; il n'en
revient qu'en 1039, et c'est au cours de ce voyage qu'il grave
eu 1033 la stèle aujourd'hui conservée dans la résidence du
Mahant de Bodh-Gayâ.
A côté de ces hommes, il y en eut sans doute plusieurs
dont les historiens ont négligé de nous conserver le sou-
venir. Aucun des auteurs des inscriptions de 1022 n'est
mentionné ni dans le Fo tsou tong ki ni dans l'histoire des
S07ig;û ceux-là furent oubhés, combien d'autres durent
avoir le même sort! Nous savons, en outre, qu'il se trouvait
à la cour de Chine en 982 plusieurs çramanas chinois qui
comprenaient le sanscrit ' ; il est probable qu'ils avaient été
étudier en Inde et qu'il faut ajouter leurs noms sur la Hste
des pèlerins.
Un fait qui mérite d'être signalé, c'est que bon nombre de
ces religieux ne voyageaient pas en simples particuliers.
1) Cf. Appendice II, n» X.
34 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Plusieurs d'entre eux étaient chargés de missions quasi
officielles par l'empereur. Les cent cinquante-sept personnes
qui partirent en 966 furent munies de lettres-patentes or-
donnant à tous les princes de l'Asie centrale et de l'Inde du
nord de leur fournir des guides ; de même, Fa-yu, qui, vers
983, devait suivre la voie de mer en passant par Sumatra,
reçut des lettres de créance pour les principaux royaumes
de la grande île. Arrivés en Inde, les pèlerins avaient sou-
vent à s'acquitter de certains devoirs religieux au nom de
leur souverain: Koançj-yuen^ revenu en 982, put prouver
par une lettre d'un prince hindou qu'il avait offert au Buddha
du trône de diamant un kasâya de la part de l'empereur' ;
Hoai-wen agissait sur l'ordre exprès de Jen-tsong et de l'im-
pératrice douairière lorsqu'il construisait en 1033 une pa-
gode à Bodh-Gayâ; le religieux hindou Kio-kie, qui était
arrivé en Chine en 1010, reçut par décret impérial un
kasâya tissé d'or pour le présenter au trône de diamant*. On
ne voit point qu'à l'époque des Tang les Fils du Ciel aient
confié aux pèlerins de semblables mandats ; les premiers
empereurs Song furent les seuls à mettre ainsi les religieux
au service de leur dévotion personnelle.
Tandis que les bouddhistes chinois se portaient vers les
lieux consacrés par la vénération des croyants, les Hindous à
leur tour affluaient à la cour de Chine oii ils étaient assurés
de recevoir un accueil empressé. On a peut-être trop méconnu
jusqu'ici le rôle considérable que jouèrent les Hindous dans
la propagation de leur foi. L'intérêt qu'ont excité les pèlerins
chinois a rejeté dans l'ombre les travaux accomplis par leurs
corehgionnaires de l'Inde. En réalité, la traduction en chinois
des textes du Tripitaka est autant l'œuvre des uns que des
autres. Ce n'est pas seulement à l'époque des Tang qu'on
peut constater la venue de ces étrangers ; au x' et au xi* siè-
cles le bouddhisme est encore assez florissant dans son pays
1) Cf. Appendice II, no XI.
2) Cf. Appendice II, n» XXIII.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GATA 35
d'origine pour envoyer au dehors des missionnaires qui vont
prêcher la bonne loi ; ce fut peut-être alors le dernier rayon-
nement d'un foyer près de s'éteindre; mais encore est-il que
la flamme divine brûlait toujours et qu'elle faisait sentir sa
vivifiante influence jusque dans la Chine septentrionale. En
972 arrivent à TcKang-ngan les çramanas K'o-tche, Fa-kien,
Tchen-lï, Sou-ko-fo et quatorze autres religieux de l'Inde de
l'ouest; en 973, l'empereur reçoit avec de grands honneurs
un çramana du temple Nâlanda, Fa-fïen, qui prit en 982 le
nom de Fa-him et qui demeura en Chine jusqu'à sa mort sur-
venue en 1001. En 971, xManjuçrî, fils d'un roi de Tlnde de
l'ouest, et, en 977, Ki-siang, çramana de l'Inde de l'ouest,
s'établissent également à la capitale et y restent un temps
plus ou moins long. En 980, on signale la venue de Tien-si-
tsaiy originaire du Cachemire, de Che-hou, originaire de
rUdyâna, et de Hou-lo, çramana de l'Inde du centre; l'empe-
reur Tai-tsong conçut alors le projet d'entreprendre de nou-
velles traductions de textes sacrés et de continuer l'œuvre
qui se trouvait interrompue depuis près de deux siècles'; il
1) Dans la préface au catalogue intitulé Ta ts'ang cheng kiao fa pao piao mou
(cf. Bunyiu Nanjio, Catalogue..., n" 1611), on lit : a De la 10* année yong-ping
de l'empereur Ming des Han postérieurs, l'année étant marquée des signes
ou-tch'en (67 ap. J.-C.), jusqu'à la 18^ année Kai-yuen de Hiuen-tsong de la
dynastie T'ang, l'année étant marquée des signes keng-ou (730), il y eut en
tout 19 générations et 663 années; pendant ce laps de temps les traducteurs
furent au nombre de 176 personnes, tant laïques que religieux ; les textes du
Tripitaka du grand et du petit véhicule qu'ils publièrent formèrent un nombre
total de 968 ouvrages et de 4507 chapitres. — De la 18^ année k'ai-yuen des Tang,
l'année étant marquée des signes Ae/i(;-ou (730) jusqu'à la5« année tcheng-yuen
de Té-tsong, l'année étant marquée des signes ki-se (789), il s'écoula 60 an-
nées; pendant ce laps de temps, il y eut huit traducteurs du Tripitaka, et, en fait
de sûtras et de castras du grand véhicule, ainsi que de méthodes de récitation
127 ouvrages en 242 chapitres. —Delà cinquième année tcheng-yuen des Tang'
l'année étant marquée des signes ki-se (789). jusqu'à la septième année hing'-
kouo de Tai-tsong de la dynastie Song, l'année étant dans les signes jen-ou
(982), il s'écoula 193 années pendant lesquelles il n'y eut aucun traducteur En
cette année yen-OM (982), on institua la cour de traduction; de cette époque,
jusqu'à la quatrième année ta-tchong-siang-fou de Tchen-tsong, l'année étant
marquée des signes sin-hai (1011), il s'écoula vingt-neuf années, pendant les-
quelles a y eut six traducteurs du Tripitaka qui publièrent 201 ouvrages en
36 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
fonda en 982 une cour de traduction à la tête de laquelle il
mil les trois Hindous Fa-ficn, Tien-si-tsai Qi-Che-hou ; c'est
vraisemblablement à leur activité qu'on doit la plupart des
201 ouvrages dont s'enrichit le Tripitaka chinois pendant les
dix-neuf années qui suivirent (982-1011). Les textes sanscrits
sur lesquels ils travaillaient paraissent avoir été nombreux;
si l'on en croit le Fo tsou Vong ki, presque tous les pèlerins
qui arrivaient ou qui revenaient en Chine apportaient avec
eux quelque sûtra sanscrit sur feuilles de palmier ; il est donc
possible qu'on découvre un jour au fond des couvents du
Chen-si certains de ces manuscrits dont nous ne possé-
dons plus que la version chinoise. L'institution de la cour de
traduction et le redoublement d'intérêt que l'empereur mani-
festait pour les études sanscrites ne furent pas sans attirer en
Chine de nombreux Hindous ; on les voit arriver en foule; ce
sont: entre 984 et 987, Yong-che) en 989, Pou-t'o-k'i-to,
çramanadu temple Nâlanda; en ^^^,Kia-lo-chen-ti, de l'Inde
du centre; en 999, Ni-toei-ni, de l'Inde du centre, et Fo-hou,
de l'Inde de l'ouest ; en 1004, Fa-hou, de llnde de l'ouest, et
Kie-hien de l'Inde du nord ; en 1005, Mou-lo-che-ki, du Cache-
mire, et Ta-îïiO'po, de l'Inde de l'ouest; en 1010, Tchong-té,
de l'Inde de l'ouest, et Kio-kie, de l'Inde du centre ; en 101 1 ,
Tsi-hien, du royaume de P^w-m; en 1013, Tche-hien. del'inde
de l'ouest; en 1016, Tien-kio, de l'Udyâna, Miao-té, deCeylan,
Tong-cheou, del'inde du centre, Fou-lsi, du royaume de Va-
rendra dans l'Inde de l'est, et tant d'autres avec eux que l'au-
384 chapitres des textes saints du Tripitaka. De la quatrième année king-yeou
de Jen-tsong, l'année étant marquée des signes ting-lcKeou (1037), jusqu'à
maintenant, vingt-deuxième année tche-yuen de la sainte dynastie des grands
Yuen, l'année étant marquée des signes i-yeou (1285), il s'est écoulé 254 an-
nées pendant lesquelles il y a eu quatre traducteurs du Tripitaka qui ont publié
20 ouvrages en 115 chapitres des textes sacrés du Tripitaka. » — On remar-
quera que, de l'année 1037 à l'année 1285, il s'est écoulé 248 années, et non 254,
comme il est dit ici. Nous ne pouvons cependant pas supposer une faute d'im-
pression, car la même assertion se trouve répétée dans la préface au Tche-yuen
fa pao k'an Cong tsong lou (Bunyiu Nanjio, Catalogue..., n- 1612). Je ne m'ex-
plique pas d'où peut provenir cette erreur répétée deux fois.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYÂ 37
teur du Fo tsoufong ki déclare que jamais il n'y eut autant de
religieux hindous à la cour. Puis ce sont, en 1024, Ngai-hien-
tche, Sin-hou et leurs compagnons de l'Inde de l'ouest; en
1027, cinq religieux, parmi lesquels Fa-kï-siamj \ en 1036,
Chan-tdieng et huit autres çramanas.
Cependant cette ère de prospérité allait brusquement pren-
dre fin. L'histoire des Song termine sa notice sur l'Inde à
l'année 103G, quoique la dynastie 5'ow^ ait subsisté pendant
encore près de deux siècles et demi ; si le chroniqueur s'in-
terrompt, c'est sans doute parce qu'il n'a plus rien à dire et
qu'à partir de l'année 1036 les relations cessent entre l'Inde
et la Chine. L'examen du Fo tsou (ong ki suggère une con-
clusion analogue; cette encyclopédie mentionne l'arrivée,
en 1053, de Tche-ki-siang, çramana de l'Inde de l'ouest;
mais, après cette date, elle ne cite plus aucun pèlerin chinois
ni aucun missionnaire hindou. Enfin, une troisième considé-
ration nous révèle la grave atteinte que subit vers le milieu
du XI' siècle le bouddhisme en Chine : en 1021, on comptait
dansrempire397.6lD religieux et 61. 240rehgieuses; en 1034,
on évalue encore les rehgieux à 385.520 et les rehgieuses à
48.740; mais, en 1068, il n'y a plus que 220.660 rehgieux et
34.030 religieuses».
Si l'on recherche quelles furent les causes de ce revire-
ment de fortune, on n'en trouve pas de très apparentes. Le
bouddhisme ne fut point persécuté en Chine au xi" siècle ; on
ne porta contre lui aucun de ces édits de proscription qui, à
d'autres époques, ont arrêté son essor. Mais, pour être sour-
des et cachées, les influences qui le minèrent alors n'en fu-
rent pas moins puissantes. Si le bouddhisme succomba, ce ne
fut pas devant des ennemis qui se servaient d'armes tempo-
relles; c'est dans un conflit d'idées qu'Use trouva vaincu. Dans
la seconde moitié du xi^ siècle, en effet, se dessina le grand
mouvement ofTensif du rationahsme lettré qui devait être
i) Fo tsou fong ki, chap. xliv, cinquième année Vien-hi, — chap, xlv, pre-
mière année king-yeou, — et première année hi-ning.
38 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
une réaction intransigeante contre tous les principes venus
de l'étranger; Han ICi ^ ^t (1008-1075), l'illustre histo-
rien Se-ma Koang ^ *U -^ {\009-\0SQ). Tclieng Hao
?g IB (1032-1085) et son frère Tclieng / ë ffi (1033-
1107), puis, au xn' siècle, le célèbre commentateur et phi-
losophe Tchou Hi ^ M (1130-1200), en un mot toutes les
gloires de cette forte école qui fut comme la scolastique du
confucianisme, battirent en brèche sans trêve ni merci les
croyances bouddhistes. Quand on voit combien l'esprit de la
classe cultivée en Chine est, aujourd'hui encore, imbu des
doctrines que professèrent les lettrés de l'époque des Song,
on comprend quelle immense autorité ils durent avoir de leur
vivant, et on ne s'étonne plus que le bouddhisme ait été in-
capaft)le de résister à de si rudes assaillants.
Vers le même temps, le bouddhisme passait en Inde par
une crise plus grave encore, puisqu'elle devait avoir un dé-
nouement fatal. L'invasion musulmane n'en est peut-être
pas la cause immédiate ; les conquêtes de Mahmoud le
Ghaznévide (1001-1030) coïncident au contraire avec l'époque
à laquelle les religieux errants furent le plus nombreux
entre l'Inde et la Chine. D'une manière indirecte cependant,
l'islam put avoir quelque influence sur les destinées du boud-
dhisme. En empêchant en effet la constitution de puissantes
dynasties indigènes dans le nord elle centre de l'Inde, il lui
enleva ses protecteurs attitrés qui, pendant tant; de siècles,
l'avaient soutenu de leurs dons princiers et encouragé par
leurs édits bienveillants : sans doute on pourra trouver au
XII* siècle un Açoka-balla, roi de Sapâdalaksa', et un Vidyâ-
dhara, fils d'un conseiller de Gopâla, roi de Gâdhipura *, qui
1) Les trois inscriptions d'Açoka-balIa sont datées des années 1157, 1175 et
1180 de notre ère. Cf. Ciinningham, Mahâbodhi, pp. 78-81.
2) On a longtemps cru par erreur que l'inscription de Vidyâdhara avait été
gravée en 1276 samvat (= 1219 de notre ère) ; cette date ne laissait pas que de
surprendre, puisque Gâdhipura paraît être identique à Kanyàkubja, laquelle
lui prise par les mahométans en 1193; on s'étonnait donc que le bouddhisme
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE RODH-GAYA 39
feront encore des professions de foi bouddhique, mais ce
sont là des exceptions sans importance; en fait, les Pâla, qui
disparaissent dès le commencement du xi' siècle, sont les
derniers grands souverains bouddhistes qui aient régné dans
le bassin inférieur du Gange. De plus en plus, le bouddhisme
fut abandonné à ses propres forces. Pour une religion jeune
et ardente, la séparation d'avec le pouvoir séculier peut
devenir le signal d'une ère de rénovation ; pour un culte
déjà vieux, qui n'est plus qu'une institution vénérable de
l'État, c'est la ruine. Tel fut le cas pour le bouddhisme.
Privé de l'appui des rois, dénué de vitalité intérieure, il entre
vers le milieu du xf siècle dans cette longue et lamentable
décadence où graduellement il devait s'effacer pour laisser
reparaître l'antique organisation sociale des brahmanes.
En cherchant à replacer les inscriptions de Bodh-Gayâ
dans les conditions historiques où elles ont pris naissance,
nous avons été amenés à signaler l'existence, à la fin du
x^ et au commencement du xi" siècle, d'une période pen-
dant laquelle les relations religieuses entre l'Inde et la Chine
furent en recrudescence. On connaissait bien le grand mou-
vement de propagande bouddhique dont le complet épanouis-
sement se produisit au vif siècle avec Hiuen-tsang et I-tsing ;
on n'avait guère fait attention jusqu'ici au réveil de la foi qui
eut lieu trois cents ans plus tard. Pour qui le considère de
haut, les voyages des pèlerins bouddhiques tiennent une place
importante dans l'histoire intellectuelle de l'humanité ; les
çramanas obscurs dont les noms seuls ont surnagé jusqu'à
nous, et ceux plus nombreux encore qui resteront oubliés à
jamais, accomplirent une œuvre noble et haute, car ils
mirent en contact deux civihsations par ce qu'elles avaient
eût pu subsister après la conquête musulmane. Mais M. Kielhorn a montré
récemment que la date avait été mal déchiffrée, et qu'il fallait lire 1176 samvat
(= 1119 de notre ère). Cf. Kielhorn, A Buddhist stone inscnption from Sravasti
of{vikrama-) samvat 1276, ap. Indian Antiquary, 1888, XVII, p. 61, et un
second article de M. Kielhorn rectifiant la date, dans Indian Antiquary, XXIY,
p. 176; cf. aussi Fùhrer, The Sharqui architecture of Jampur (1889), pp. 70-
73, et Hoey, Journal ofthe Asiatic Society of Bengal, vol. LXI, p. 1.
40 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
de meilleur et de plus désintéressé. Emportés par un de ces
irrésistibles courants qui, à de certaines époques, remuent
et soulèvent les foules inconscientes, ils franchissent les
larges fleuves et les montagnes neigeuses, les déserts et les
mers, et, renversant les barrières élevées par les haines de
races, ils réunissent dans une intime communion de pensée
lésâmes des peuples. 11 était intéressant de suivre jusqu'en
sa dernière phase ce choc pacifique de deux mondes.
Avant d'être éclipsé par les doctrines des lettrés chinois,
avant de s'éteindre graduellement en Inde, le bouddhisme
avait donc une fois encore inspiré d'un même zèle pieux les
deux plus vastes agglomérations d'hommes qui soient sur la
terre. Malgré les germes latents qui déjà travaillaient à sa
dissolution, il avait de nouveau fait éclore, des bords du
Hoa?ig-/to jusqu'aux rives du Gange, la fleur sacrée de
l'enthousiasme. Quoique à son déclin, il semblait reprendre
vie ; c'est dans un suprême rayonnement de gloire que
commence le crépuscule de ses dieux. Les stèles de Bodh-
Gayâ sont les vestiges de cette splendeur finale ; érigées pour
célébrer la puissance et la majesté du bouddhisme, elles
sont devenues les pierres tombales sous lesquelles gît ense-
vehe la rehgion qu'elles croyaient éternelle.
APPENDICE I
(/'o tsou II tai Cong tsa! W SB. i^ Tv ÎS K , chap. xiv.)
La cinquième année [yong-hoei] (654 ap. J.-C), un religieux fut en-
voyé du temple Mahâbodhi du pays de l'Inde centrale pour apporter au
maître de la loi Hiuen-tsang une lettre et pour lui offrir en même
temps des objets de ce pays. Le texte de la lettre était ainsi conçu :
« Celui qu'entoure l'assemblée des hommes de grande science au
temple Mahâbodhi, à côté du trône de diamant du merveilleux et bien-
heureux Bhagavat, le sthavira Hoei-t'ien^ envoie une lettre dans le
1) St. Julien {Vie de Hiue7i-tsang , p. 319) croit que /Joei-H^n est la traduction
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 41
royaume de Maliâtchena * à Moksa-àcârya*, qui connaît à fond et qui
pénètre très bien des sùtras, des [textes du] vinaya et des castras in-
nombrables. Il lui souhaite avec respect d'avoir à jamais peu de maladie
et peu de peine. Moi, le bhiksu Hoei-Vien, j'ai maintenant composé un
éloge des grandes transformations divines du Buddha, et [un traité sur]
la connaissance de la mesure comparée des sùtras et des castras, etc. ;
je les remets au bhiksu Fa-tch'ang qui vous les apportera. Parmi nous,
l'âcârya, aux nombreuses connaissances sans limites, vénérable et de
grande vertu [bliadanta), Tche-koang^ (Jnànaprabha), se joint à moi
pour venir vous demander de vos nouvelles. Les upâsakas tous les jours
continuent à vous adresser leurs prosternations et leurs salutations*.
Maintenant, tous ensemble nous vous envoyons une paire de pièces
du nom sanscrit Prajnddeva. Mais cela supposerait que le mot hoei est écrit
i^ ; or nous avons ici le mot ;^ . « Hoei-fien, lisons-nous dans la Vie de
Hiuen-tsang (p. 319), connaissait à fond les dix-huit écoles du petit véhicule;
son savoir profond et sa vertu éminente lui avaient également concilié l'estime
universelle. » A l'époque où Hiuen-tsang était en Inde, il avait eu l'occasion
de défendre les doctrines du Mahàyana contre ce partisan du Hînayàna, mais
ces polémiques courtoises n'avaient point diminué l'estime et la sympathie
qu'ils avaient l'un pour l'autre.
1) Une note qui se trouve dans le mémoire de I-tsing sur les religieux émi-
nents (p. 55, n. 3 ad fin., de la trad. française) nous apprend que les Hin-
dous donnaient le nom de Tche-na à Canton et celui de Mahd Tche-na à la
capitale, c'est-à-dire à Tch'ang-ngan (auj. Si-ngan-fou). Les auteurs musul-
mans appellent au contraire Chin la Chine du nord et Machin la Chine du
sud.
2) Moksa dcânja ou Mok^a deva est le nom qui fut donné à Riuen-Uang par
les religieux du Hînayàna. Cf. Vie de Hiuen-tsang, p. 248.
3) Tche-koang (Jiîânaprabha) était le plus célèbre disciple de l'illustre Kie-
hien (Çîlabhadra). Cf. Vie de Hiuen-tsang, p. 319. Au temps où Hiuen-tsang
était en Inde, lorsque le roi Çîlâditya avait écrit au temple Nàlanda pour faire
venir des religieux dans son royaume, le supérieur de ce temple, qui n'était
autre que Kie-hien (Çîlabhadra), avait d'abord choisi, pour remplir cette mis-
sion, quatre religieux au nombre desquels se trouvaient Hiuen-tsang et Tche-
koang. Cf. Vie de Hiuen-tsang, p. 222.
4) Cette expression est fréquente dans le style bouddhiste; on la retrouve,
par exemple, dans le texte d'un vœu fait en 607 par l'empereur Yang de la
dynastie Soei (Fo tsou t'ong ki, ch. xxxix) :th B ^^ m "t Jl 0H ITP
« je me prosterne devant tous les Buddhas des dix régions et je les salue »,
Sur l'expression ^*' W , abréviation de 4*U ^r ™ -^ , cf. Watters, Essays
on the Chinese language, p. 462.
42 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
d'étoffe blanche pour vous montrer que nos cœurs ne sont pas oublieux :
la route est longue; ne tenez point compte de la petitesse de ce présent;
nous désirons que vous l'acceptiez. Pour ce qui est des sûtras et des
castras qui vous sont nécessaires, quand la liste nous en sera parvenue,
nous vous les copierons et vous les enverrons. Voilà, Moksa-âcârya, ce
que nous désirons que vous sachiez. »
Quand Fa-tcKang prit congé pour s'en retourner [Hiuen-]tsang écri-
vit une réponse au vénérable Tche-lwang (Jnânaprabha) ; cette lettre
était conçue à peu près en ces termes : « Ces dernières années, un en-
voyé est revenu et j'ai appris que le grand maître Tcheng-fa-tsang ^ aLvaLii
cessé de vivre. En apprenant cette nouvelle, j'ai été accablé d'une dou-
leur à laquelle je ne pouvais mettre fin. Hélas ! la barque de cette mer de
souffrance a sombré ; l'œil des hommes et des devas s'est éteint. L'afflic-
tion que nous cause sa disparition, comment pourrait-on l'exprimer?
Autrefois, quand la Grande Intelligence cacha son éclat, Kia-ye (Kâ-
çyapa)continuaetmagnifiasa grande œuvre; lorsque Chang-na{Çan2L\âsa.)
eut quitté ce monde, Kiu-to (Upagupta) * mit en lumière sa belle règle;
maintenant qu'un général de la Loi est retourné au vrai lieu, que les
maîtres de la Loi s'acquittent à leur tour de sa tâche. Mon unique désir
est que les explications pures et les discussions subtiles s'épandent en
flots vastes comme ceux des quatre mers, que la bienheureuse science et
la belle majesté soient" éternelles comme les cinq montagnes. — Des
sûtras et des castras que moi, Hiuen-tsang, j'avais pris_, j'ai déjà traduit
le Yu-kia che ti luen (Yogâcâryabhûmi-çâstra-kârikâ), etc., en tout une
trentaine d'ouvrages grands et petits. — En ce moment, le Fils du Ciel
de la grande dynastie Tang, par sa sainteté personnelle et ses dix mille
félicités guide le pays et donne le calme au peuple : avec l'affection d'un
cakrarâja, il étend au loin la transformation qu'étend un dharmarâja.
Pour ce qui a été publié de sûtras et de castras, nous avons obtenu la
faveur d'une préface composée par le divin pinceau ^ ; les fonctionnaires
1) Tcheng-fa-tsang est le surnom qui avait été donné à Kie-hien (Çîlabhadra);
cf. Vie de Hiuen-tsang , p. 144. Ce Çîlabhadra, qui était à la tête du temple
Nâlanda au moment où Hiuen-tsang se trouvait en Inde, paraît avoir joué un
grand rôle dans la vie du pèlerin chinois; cf. Vie de Hiuen-tsang, pp. 144-147,
211, 217, 221-223 et 233-235. C'est auprès de Çîlabhadra que Hiuen-tsang s'i-
nitia à la doctrine du Yoga.
2) Kàçyapa, Çanavàsa et Upagupta sont le premier, le troisième et le qua-
trième des patriarches.
3) Cf. Vie de Hiuen-tsang, p. 306-307.
LÉS INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 43
que cela concerne ont reçu Tordre de répandre ce texte dans tout le
royaume; même les pays voisins le l'ecevront tous, en exécution de cet
ordre. Quoique nous soyons à la fin de la dernière période des images*,
cependant l'éclatante gloire de la loi de la religion est très douce et très
parfaite; elle n'est point dififérente de ce qu'était la transformation à
Che-lo-fa (Çràvastî) et dans le jardin de Che-to (Jetavana). — Voici ce
que je désire humblement vous faire savoir : en versant dans le Sin-tou
;Sindh)*, j'ai perdu une charge de livres sacrés; maintenant j'en écris la
liste à la suite [de cette lettre]. Si vous en avez l'occasion, je vous prie
de me les faire parvenir. Ci-joint quelques menus objets que je vous
envoie comme offrande, en désirant que vous veuilliez bien les accep-
ter. »
APPENDICE II
N. B. — La lettre A désigne les passages tirés de l'encyclopédie Fo
tsou Vong ki. La lettre B désigne les passages tirés du chapitre 490 de
l'histoire des Song; ces derniers textes, ayant été reproduits par lUa
Toan-lin dans le 338^ chapitre du Wen hien Vong k'ao, ont été traduits
par Stanislas Julien [Mélanges de géographie asiatique.. ., pp. 169-178};
mais nous avons dû souvent nous écarter du sens adopté par Julien.
A, chap. xLiii. d Troisième année [U'ien-té] (965 ap. J.-C): leçramana
Tao-yuen ?s» IMI , de l'arrondissement de Ts'ang )m , avait voyagé
dans les cinq Indes et dix-huit années s'étaient écoulées entre son dé-
part et son retour. Puis il revint, en compagnie de l'envoyé de Yu-t'ien
"4 wl (Khoten) et arriva à ia capitale. Il présenta des reliques du
Buddha et des textes sanscrits écrits sur feuilles de palmier... »
B. « La troisième année A;'zen-?é (965 ap. J.-C), le religieux Tao-yuen,
de l'arrondissement delWang, revint des contrées occidentales. Il s'était
procuré une relique du Buddha, des vases en cristal de roche et qua-
rante cahiers de textes sanscrits écrits sur feuilles de palmier; il vint
1) Une prédiction avait annoncé que, lorsque les deux statues d'Avalokiteç-
vara, près du trône de diamant, se seraient complètement enfoncées dans la
terre, la religion bouddhique s'éteindrait. L'une de ces statues, dit Hiuen-tsang ,
est déjà enfoncée jusqu'à la poitrine ; la fin de la religion semble donc proche.
Cf. Vie de Hiuen-tsang , p. 141 et p. 142, n. 1.
2) Cf. Vie de Hiuen-tsang, p. 263.
44 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
les offrir [à l'empereur], 7'ao ywen était parti pour les contrées occiden-
taies pendant la période t'ien-fou (936-943) des Tsin H ; il était resté
douze nns en route et était demeuré six ans en tout dans les cinq Indes
■3L PJJ J^ ; les cinq Indes ne sont autres que le T'ien-lchou
yC —.. A son retour, il passa par Yu-Ckn (Khoten); il arriva [à la
capitale de la Chine] en compagnie de l'envoyé de ce pays. Tai-tsou
(960-975) le fit appeler et l'interrogea sur les mœurs, les montagnes,
les cours d'eau, les itinéraires des contrées qu'il avait parcourues; il dé-
crivit tout cela point par point. »
Ces textes présentent une difficulté, car, de la période t'ien-fou (936-
943) des Isin jusqu'à l'année 965, il s'est écoulé plus de dix-huit années.
Peut-être faut-il lire : « pendant la période t'ien-fou des Han ». En
effet, le premier empereur de la dynastie des Han postérieurs appela
douzième année Vien-han la première année de son règne effectif; la
période Vien-fou des Han correspond donc exactement à l'année 947. —
Tao-yuen dut se trouver en Inde presque en même temps que les au-
teurs de l'inscription n° 1.
II
De 964 à 976, voyages en Inde de trois cents çramanas; l'un d'eux,
Ki-ye K^ y^ , a écrit une courte relation qui nous a été conservée
par tan TcK'eng-ta 'V^Bi JJXi jK. , dans le premier chapitre de son ou-
vrage intitulé Ou tcWoan lou :^ 7w 3^ (fin du xii° siècle). On trou-
vera le Ou tcK'oan lou dans la XVIIP section du Tche 'pou tsou tchai
Is'ong chou 7^ A^ ^ ^ :^ W (tome XXXV de l'édition de
la Bibliothèque nationale, nouveau fonds chinois, n° 912), et c'est là que
Ma Toan-lin a recueilli le récit de Ki-ye pour l'insérer dans le 338^ cha-
pitre du Wen hien Vong k'ao. La relation de ce pèlerin bouddhiste a
été traduite en anglais par M. Schlegel, sous le titre de : Itinerary to the
Western Countries of Wang-nieh in A. D. 964 [Mémoires du Comité
sinico-japonais^ XXI, 1893, pp. 35-64). Je ne crois pas que M. Schlegel
ait eu raison d'appeler Wang-nieh l'auteur qu'il a traduit : sans doute,
ce religieux avait pour nom de famille Wang, et, d'autre part, dans la
relation il est toujours désigné sous le nom de Ye ; mais il ne s'ensuit
pas que Ye soit son nom personnel; Ki-ye est appelé Ye, de même que
Hiuen-tsang est souvent appelé Tsang (cf. plus haut, p. 42, ligne 7,
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 45
et de nombreux passages du Fo tsou t'ong ki). Dire que ce personnage
s'appelait Wang Ye, c'est comme si l'on prétendait que Hiuen-tsang,
parce qu'il avait pour nom de famille TcKen, doit être appelé Tch'en
Tsang, ou queFa-hien, parce qu'il avait pour nom de famille Kong, doit
être appelé Kong Bien. Si le texte de Ma Toan-lin n'indique pas ex-
pressément le nom de Ki-ye, cela provient d'une des innombrables
fautes d'impression ou de rédaction dont s'est rendu coupable cet ency-
clopédiste trop vanté. Qu'on se reporte au texte original du Ou tclioan
Ion, on y lira ceci : itt # §11 li * H Mff( i^M^
dt yKi o « Ce temple, c'est le [maître du] Tripitaka Ki-ye qui l'a cons-
truit; [Ki-\ye avait pour nom de famille Wang. » Il faut donc mainte-
nir le nom de Ki-ye que Stanislas Julien donnait à ce religieux [Mé-
langes de géographie asiatique, p. 192).
III
A, chap. xLiii : « La quatrième année [k'ien-té] (966 ap. J.-C), un
décret impérial annonça que, puisque les régions de 7's'tn ^^ (auj.
préfecture secondaire de Ts'in, province de Kan-sou) et de Leang 1^
(auj. préfecture de Leang-tcheou, province de Aan-sou) étaient ouvertes,
on pouvait envoyer des religieux en Inde pour y chercher la loi. En ce
temps, cent cinquante-sept hommes, parmi lesquels le çramana Hing-
k'in TT Wl , répondirent au décret. Pour tous les pays qu'ils allaient
traverser, à savoir ceux de Yen-k'i <^ W (Harachar), K'ieou-tse IM
)&^(Kutche), Kia-jni-loTUÎi 7m ^'^ (Cachemire), etc., [l'empereur] leur
remit des lettres-patentes ordonnant qu'il leur fût fourni des hommes
pour les guider ; en outre, à chacun d'eux on donna trente mille sapè-
ques pour la route. »
B. « La quatrième année[k'ien-té] (966 ap. J.-C), cent cinquante- sept
hommes, parmi lesquels le religieux Hing-k^iuen'tT W) , allèrent au
palais et déclarèrent à l'empereur qu'ils désiraient se rendre dans les
contrées d'Occident pour y chercher des livres bouddhiques ; ils y furent
autorisés. Pour tous les pays qu'ils traverseraient, à savoir les arrondis-
sements de Kan ~W , Cha Lv , I 1?** , Sou ^ , etc., et les royaumes de
Yen-k'i (Harachar), K'ieou-tse (Kutche), Yu-t'ien (Khoten), Ko-lou
46 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
'S'J IW^ [Kotl OU Kotldn des écrivains musulmans?), etc., et, plus loin
encore, les royaumes de Pou-lou-cha T|7 Ipo ^ (Pechawer), Kia-
che-mi-lo /St\ Vî^ 5^ kM (Cachemire), etc., (l'empereur) fit des dé-
crets enjoignant à ces États d'ordonner à des gens d'aller à leur ren-
contre et de les guider. »
IV
A, chap. XLiii : Cinquième année k'ai-pao (972 ap. J.-C.) : arrivée à
la cour de trois çramanas de Tlnde de l'ouest, K'o-tche "J ^^ ,
Fa-k'ien ÎK ^ et Tchen-li ^ ^: . — Arrivée d'un çramana de
⣠~^ R*i?
l'Inde de l'ouest, Sou-ko-fo ral^ -^ 1^ ; il offre à l'empereur des
reliques et des fleurs de Mafijûsa 3v ^^ ^f- — Arrivée de quatorze
çramanas de l'Inde de l'ouest, parmi lesquels se trouve le çramana Mi-lo
A, chap. xLiii : Sixième année ' k'ai pao (973 ap, J.-C.) : arrivée du
[maître du] Tripitaka, Fa-Vien (Dharmadeva) ^^^ v^ îS J^ , origi-
naire de l'Inde du centre.
(Fa-Vien, qui prit en 982 le nom de Fa-hien îS" W , était un çra-
mana du temple Nàlanda ; il mourut en 1001. C'est un des plus célèbres
traducteurs de l'époque àesSong. Cf. Bunyiu Nanjio, Catalogue..., Ap-
pendix II, n" 159.)
YI
B. « La huitième année [k'ai pao] (975), en hiver, Jang-kie-chouo-lo
tM 5to BÎl !5w^ (Çankhasvara), fils du roi de l'Inde de l'est , vint
rendre hommage et apporter tribut. »
VII
A, chap. XLiii : Deuxième année [Cai-p'ing-hing-kouo] (911) : arri-
vée de Ki-siang M W , çramana de l'Inde de Touest ; il apporte des
textes sanscrits écrits sur feuilles de palmier.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 47
(A la date de 992, le Fo tsou Cong ki cite de nouveau Kï-siang : ce reli-
gieux avait présenté à l'empereur une prétendue traduction qu'il intitu-
lait le sûtra du recueil des prières magiques du Mahâyana yC ^ Wt
y^ ^ic ; mais Fa-fien (cf. no V) dénonça cet ouvrage comme ne re-
posant sur aucun original sanscrit et l'empereur le fit brûler.)
VIII
A, chap. XLiii : Troisième année [t'ai-p' ing- hing-kouo] (978) : Ki-ts'ong
^Ê. ■Vt , çramana du temple K'ai-pao PQ ^ , revient de l'Inde de
l'ouest avec ses compagnons ; il offre des livres sanscrits, un stûpa d'une
relique du Buddha, des feuilles du Bodhidruma, un plumeau en plumes
de queue de paon. — Arrivée de Po-na-mo W^ m^ ^ , çramana de
l'Inde du centre ; il apporte un stûpa d'une relique du Buddha et un
plumeau en queue de yack. — Man-tchou-che-li ^ Wf^ ^ ^*\
(Manjuçri), fils d'un roi de l'Inde de l'ouest, demande à s'en retourner
dans son pays ; un décret l'y autorise (commentaire : il était arrivé en
Chine la quatrième année k'ai-pao :=: 971 ap. J.-C).
B. c( D'après les lois de l'Inde, lorsque le roi d'un État meurt, l'héri-
tier présomptif lui succède ; tous les autres fils quittent le monde et
entrent en religion; ils ne résident plus dans leur pays d'origine. Il y eut
un certain Man-tchou-che-li (Manjuçrî) qui était un de ces fils de roi ;
il vint [en Chine] à la suite de religieux chinois. T'ai- tsou (960-975) or-
donna de le loger dans le temple Siang-kouo ^m l^ . Il observait très
bien la discipline; il était le favori des gens de la capitale, et les richesses
et les dons affluaient dans sa demeure. Tous les religieux devinrent
jaloux de lui; comme il ne comprenait pas le chinois, ils fabriquèrent
une requête supposée par laquelle il demandait à rentrer dans son pays.
Cette requête lui fut accordée. Quand le décret impérial eut été rendu,
Man-tchou-che-li (Manjuçrî) fut frappé de stupeur et d'indignation. Les
religieux l'avertirent qu'à cause du décret il ne pouvait que se soumettre.
Il tarda encore quelques mois, puis s'ea alla. Il disait qu'il se rendait
vers la mer du Sud pour s"en retourner sur un bateau marchand ; on
n'a jamais su où il était allé. »
48 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
IX
A, chap. XLiîi : Cinquième année \t'ai-p'ing- hing-kouo] (980) : au
deuxième mois, arrivée du (maître du) Tripitaka T'ien-si-isai yC M\
j « ^
^ , originaire du pays de Kia-che-mi-lo (Cachemire)*, dans l'Inde du
nord, et du (maître du) Tripitaka Che-hou WSL ^ (Dânapala?), origi-
naire du pays d' Ou-f ien-nang ^"9 ?^ wk (Udyâna). — Au cinquième
mois, arrivée de Hou-lo ^^ ^"S , çramana de l'Inde du centre.
(Sur Tien-si-tsai -}- 999 et CAe-^ou, deux des plus illustres traducteurs
de l'époque des Song, cf. Bunyiu Nanjio, Catalogue..., Appendix II,
n»^ 160 et 161.)
X
En 982, au sixième mois, institution de la cour de traduction des
livres saints pF 'P:^ IvÛ . Tien-si-tsai (cf. n" IX), avec le titre de grand
maître qui éclaircit la religion ^ ^^ 7C pMJ , Fa-fien (cf. n" V),
avec le titre de grand maître qui transmet la religion 1^ ^^ "T^ pMÎ ,
et Che-hou (cf. n° IX), avec le titre de grand maître qui manifeste la re-
ligion ^ ^r y^ PllJ , sont mis à la tête des travaux de la commis-
sion et sont chargés de traduire chacun un ouvrage. Des religieux
chinois versés dans la connaissance du sanscrit, tels que Fa-tsin îS
*M , Tck'ang-k'in f^ pM et Ts'ing-tchao /R im , sont chargés de
recueillir la traduction par écrit et de rétablir dans les phrases, calquées
d'abord sur l'original sanscrit, la construction chinoise. Les hauts fonc-
tionnaires ïang Vue ^ ^ et Tchang Kl 7H )H ont pour tâche de
polir le style.
(Cf. Fo tsou t'ong ki, chap. xLiii, et Song kao seng tchoan, chap. m,
ad fin.)
i) D'après un autre texte (Fo tsou litai t'ong tsai^V JttK oS îv 5S ^ ,
chap. ixvi, année 982), Tiep-si-tsai aurait été un çramana du temple Mi-lin,
du royaume de Jo-lan-t'o-lo (Jalandhara), dans l'Inde du centre EH JZ Ff*
LES INSCRIPTIONS CFIINOISES DE BODH-GAYÀ 49
XI
A, chap.xLiii :;Septième année [i'ai-p'ijzgr-Am^-A'OMo] (982), au douzième
mois : Le religieux Koang-yuen jtt 3^ , originaire de Tch'eng tou
^ w (auj. préfecture de Tdieng-tou , province de Se-tch'oan],
revint d'un voyage dans l'Inde de l'ouest. Il se présenta au palais et
*)/Z ili:. S*
offrit une lettre de Mo-si-nang iX. \^ Wè , fils du roi de l'Inde de
l'ouest, une empreinte de l'os du crâne du Buddha, des feuilles de
palmier, des feuilles du Bodhidruma. L'empereur ordonna au [maître
du] Tripitaka Che-hou (cf. n° IX) de traduire la lettre qui était ainsi con-
çue : « Humblement j'ai entendu dire que, dans le royaume de Tche-na
(Chine), il y avait un grand Fils du Ciel; parfaitement sage, parfaitement
saint, sa fortune et sa puissance sont souveraines. J'ai honte de mon peu
de chance qui m'ôte le moyen d'aller vous rendre hommage. {Koang) Yuen,
par la grâce impériale, a obtenu d'offrir un kasâya au Che-kia Jou-lai
(Çakya Tathâgata) du trône de diamant ; après l 'avoir étendu et suspendu ,
et après avoir fait son offrande, il a souhaité humblement que l'empe-
reur de Tche-na (Chine) eût une prospérité et une intelligence, accom-
plies, une longévité et une autorité durables, que tous les êtres doués
de sentiment fussent transportés au delà de tous les (lieux) où on est
submergé et où on se noie. Avec respect je remets au çramana Koang-
yuen une relique de Che-kia (Çakya) pour qu'il vous l'apporte. »
Voici le texte chinois de cette lettre, tel qu'on le trouve dans le Fo
tsou t*ong ki :
j^ ii5 M # Ji « ii! îi * ^ ?Ê ft . — w ^ M s
Ce même texte se trouve sous une forme notablement différente dans
l'histoire des So7ig (chap.490) et, par suite, dans Ma 7oan-/m(chap.338);
il y est si altéré que, lorsqu'il est question du kasâya offert par Koang-
yuen au Buddha du trône de diamant, Stanislas Julien fait la traduction
suivante {Mélanges de géographie asiatique..., p. 171) : « A l'arrivée de
Kouang-youen, j'ai eu l'honneur de recevoir une sainte statuette enri-
4
50 KEVUE DE l'histoire des HELIGIONS
chic (Je diamants, repiéseiilaul Çàkyamouni, assis dans l'altitude du
bonheur et du calme divin. Je me suis revêtu du kla-clia et lui ai fait
des offrandes. »
Il est évident que le texte du Fo tsou t'ong kl est le seul qui puisse
être accepté. Koang-yuen déposa auprès du Vajrâsana le même présent
que mentionnent aussi les trois inscriptions de l'année 1022 ; il étendit
et suspendit un vêtement religieux ou kasàya sur la statue du Buddha ;
il fit ensuite des vœux pour la prospérité de son souverain et de tous les
êtres vivants en général. Ce qui ne laisse pas que d'être intéressant (et
l'auteur du Fo tsou fong ki ne manque pas de le faire remarquer),
c'est que Koang-yuen apportait son offrande « par grâce impériale y>,
c'est-à-dire sur l'ordre exprès de l'empereur ; jusqu'alors, les pèlerins
qui étaient allés en Inde s'y étaient rendus de leur propre gré et en
leur propre nom ; ce texte est le premier où nous voyions un empereur
de Chine envoyer dans les lieux saints un religieux, avec mission d'y
accomplir pour lui certaines dévotions. L'inscription de 1033 et, semble-
t-il aussi, la grande inscription de 1022 nous attestent de la même ma-
nière le zèle bouddhique des premiers empereurs Sang.
Il est un point cependant sur lequel il est permis d'hésiter entre la
leçon du Fo tsou t'ong ki et celle du So)ig che. L'encyclopédie boud-
dhique nous dit que la lettre fut écrite par Mo-si-nang^ fils du roi de
l'Inde de l'ouest; d'après l'historien, Mosi-nang était lui-même un roi
de l'Inde ; si ce dernier témoignage est exact, on pourrait, comme le pro-
pose M. Sylvain Lévi, identifier Mo-sl-nang avec le Mahàsena, qui est
mentionné dans le Makdvamso, ou Chronique des rois de Ceylan.
A. la suite de la lettre de Mo-sl-nang, l'histoire des Song ajoute que
Che-hou traduisit aussi une adresse collective des religieux du même
royaume : pour la forme et le fond, cette adresse était analogue à la lettre
de Mo-si-nang .
XII
B. « Che-hou (cf. n" IX) était originaire du royaume d'Ou-hiuen (?)-
nang i^^ î^ ^ (Udyàna); ce royaume dépend de l'Inde du nord. En
marchant vers l'ouest pendant douze jours, on arrive au royaume de
Kan-Co-lo ?£ I*fc j^ (Gandhâra); après vingt autres jours de marche
^ Sïû new
vers l'ouest, on arrive au royaume de Nang-ngo-lo-kia-lo ^m art 5nti
^ ïwi (Nagarahara) ; après dix autres jours de marche vers roues',
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA SI
on arrive au royaume de Lan-po M. -^ (Lampaka, Lamghan) ; après
douze autres jours de marche vers l'ouest, ou arrive au royaume de ÎSgo-
jo-nang n^ ^B» ^ (Gazna?); en continuant à marcher vers l'ouest,
on arrive au royaume de Po-^e ÏK Wï (Perse) et on trouve la mer Occi-
dentale 29 /^ . — A partir de l'Inde du nord, au bout de cent vingt
jours de marche, on arrive à l'Inde du centre. — De l'Inde du centre, en
marchant vers l'ouest, après trois étapes, on arrive au royaume de A-lo-
icei ^rj 5^ /^ ; après douze autres jours de marche , on arrive au
royaume de Wei-nang- lo >lC ^^ ^^•, après douze autres jours de
marche vers l'ouest, on arrive au royaume de Po-lai-ye-kia^^ ?^h
3^4 ?ail (Prayiiga); après soixante autres jours de marche vers l'ouest,
on arrive au royaume de Kia-lo-nou-k' iu-jo xii WÊ^ ^ fcN» ^ (Ka-
nyàkubja); après vingt autres jours de marche vers l'ouest, on arrive au
royaumede Mo-lo-wei ^ D^l ^ (Malva?);après vingt autres jours de
marche vers l'ouest, on arrive au royaume de Ou-jan-nii^ iïU i/E
(Ujjayinî); après vingt-cinq autres jours de marche vers l'ouest, on ar-
rive au royaume de Lo-lo ÎJftŒ ^& (Là^a?) ; après quarante autres jours
de marche vers l'ouest, on arrive au i^oyaume de Sou~lo-ich'a ^^ !*s
^ (Surâstra); après onze autres jours de marche vers l'ouest, on arrive
à la mer Occidentale. — De l'Inde du centre, il faut six mois de voyage
pour arriver à l'Inde du sud. — En marchant encore vers l'ouest pen-
dant quatre-vingt-dix jours, on arrive au royaume de Kong-kia-nou
1^^ ?2E ^ (Kohkana) ; en marchant encore vers l'ouest pendant un
mois, on arrive à la mer. En partant de l'Inde du sud, après six mois
de marche vers le sud, on arrive à la mer du Sud. Tout cela, c'est Che^
hou qui l'a exposé. »
XIII
A, chap. XLiii : Huitième année t'ai-p'ing-hing-kouo (983) : le çra-
mana Fa-yu î^ >fct revient de l'Inde de l'ouest ; il présente à l'empe-
reur une relique de l'os du crâne du Buddha et des textes sanscrits écrits
sur feuilles de palmier. Fa-yu quêta parmi la foule pour fabriquer un
52 'revue de l'histoire des religions
dais précieux orné de dragons et un kasàya tissé d'or dont il se proposait
de faire une offrande au trône de diamant lorsqu'il retournerait dans
l'Inde du centre. Il demanda qu'on lui donnât des lettres pour les divers
royaumes qu'il traverserait : un décret impéral lui accorda des lettres-
patentes pour les royaumes de San-fo-ts'i ^^ 1^ ^^ , de Ko-kou-lo
-^ pF %^ et de Ko-lan t^J I^ ; on l'envoya muni de ces lettres. »
A la date de 989, le Fo tsou Vong là ajoute que, au dire de l'empe-
reur lui-même, le religieux Fa-yu, au moment de se rendre dans l'Inde
du centre, avait demandé à élever une stèle auprès du trône de diamant
du Buddha, au nom du gouvernement chinois : l'^J ™ ^^ IW îSv
B. (( La huitième année [t'ai-p'ing-hing-kouo] (983), le religieux Fa-
yu, revenant de l'Inde où il avait été chercher des livres sacrés, arriva à
San-fo-ts'i ^^^ 1^ ^ë^ et y rencontra le religieux hindou Mi-mo-lo-
che-li im i^ /fi^ ^ <^ (Vimalaçri, ap. M. Sylvain Lévi), qui,
après un court entretien, le chargea d'une requête dans laquelle il
exprimait son désir de se rendre dans le Royaume du Milieu et d'y tra-
duire les livres saints. L'empereur eut la bonté de rendre un édit pour
l'appeler auprès de lui. Fa-yu quêta ensuite des aumônes pour fabriquer
un dais précieux orné de dragons et un kasâya. Gomme il se proposait
do retourner en Inde^ il demanda qu'on lui remît des lettres officielles
pour les royaumes qu'il devait traverser. (L'empereur) lui donna donc des
lettres pour Hia-lclie T^ =^ , roi du pays de San-fo-ts'i ^^^ "W ^r ,
pour Se-ma Ki-viang ^J *^ 1o "t , souverain du pays de Ko-kou-
lo -^ M /pIÊ , pour Tsan-tan-lo RM Is ^H , souverain du pays de
Ko-lan *HI 1^, et pour Mou-t'o-sien SM ©C iW , fils du roi de
l'Inde de l'ouest; ou le fit partir muni de (ces lettres). »
Toute la lin de ce passage de l'histoire des Song a été singulièrement
travestie par Stanislas Julien qui n'a pas vu que tM^ 3È, était un nom
d'homme'.
1) On retrouve le nom an roi Hia-tche dans la nolice du royaume de San-fo-
ts'i de rhistoire des Son^(chap. 489, p. 5 v°) : « La huitième ài\née[t\ti-p''ing-
hing-kouo] (983), le roi de ce pays, Hia-lche, envoya l'ambassadeur P'ou-î/a-i'o-/o
apporter en tribut un Buddha en cristal de roche, de la toile de coton, des dents
LES INSCRIPTIO^S CHINOISES DE BODH'ftAYA 33
XIV
B. « Pendant la période yong-hi (984-987), Ts'e-hoan Wf Wr , reli-
gieux de l'arrondissement de Wei Wi , revint des contrées occidentales.
Avec le religieux turc W^ Mi-ian-lo tP* tË. ^1Ê (Mitra), il vint pré-
senter des lettres du roi de l'Inde du nord et de JSa-lan-Co ^1* '^Wi
r<i , roi qui s'assied sur !e diamant. »
Il est évident que, dans ce texte, il devait être question du roi de l'Inde
du nord, du Vajrâsana ou trône de diamant et du temple Nàlanda. Mais
les noms ont été irrémédiablement confondus et brouillés par le rédac-
teur de l'histoire des Song.
XV
Pendant la période yong-hi, 984-987 après J.-C. . l'histoire des Song
\>»to U-Li ao
mentionne encore qu'un religieux de P'o-lo-men ^t kM \\ (c'est-à-
dire un çramana bouddhiste de l'Inde), nommé Yong-che 7]^ tS! , et
un hérétique de Pose ® M (Perse), nommé A-li-yen l>P) M W ,
arrivèrent ensemble à la capitale. — Yong-che dit que son pays s'appe-
lait le royaume de Li-te ^'J f^ , que le nom de famille du roi était
Ya-lo-ou-te >1 ^^ JL fg= ^ que son nom personnel était A-jo-ni-fo
|>P) P;6 'KR ^^ , que sa femme s'appelait Mo-ho-ni W- ôRl Vh .
A-li-yen dit à son tour que le roi de son pays avait le surnom de Bei-i
^ ->C , que son nom de famille était Tchang /^ , que son nom
personnel était Li-mo Hï: lix- .
Le royaume de San-fo-Wi paraît avoir eu sa capitale à Palembang, sur la côte
occidentale de Sumatra. — Je n'ai trouvé aucun renseignement sur les
royaumes de Ko-kou-lo et de Ko-lan.
54 REVUE DE L'iIlSTOtttE DES RELIGTONS
Ce texte a été traduit intégralement par Stanislas Julien (op. cit.,
p. 175-177).
XVI
A, chap, XLiii : Deuxième année toan-kong, 989 après J.-G. (mais il
semble qu'il y a là une faute d'impression et qu'il faut lire « troisième
année ))rr990) : « Tcliong-ta S; ^E,çramana de T'ai-yuen >WC j^ ,
revient de l'Inde de l'ouest; dix ans s'étaient écoulés entre son départ et
son retour. Il apporte des reliques du Buddhaet des textes sanscrits écrits
sur des feuilles de palmier. » — « Pou-t'o-k'i-fo tW r^ "o ::^ ,
çramana du temple Na-lan-fo (Nâlanda), de l'Inde du centre, vient à la
cour. Il offre des reliques du Buddha et des textes sanscrits. »
XVII
En cette même année 989 (ou plutôt 990), le Fo isou Vongki men-
tionne l'arrivée de Tsing-kie t^ ^W( , çramana du royaume de Tclian-
tch'etig t5 5W [Campa] des mers du Sud ; il se rend à la cour et offre
à l'empereur [un sceptre] jou-i, une cloche et un battant de cloche en
cuivre doré, du parfum de camphre, im^ 3»" ^ azT wM ^ TT fîB
Peut-être ce religieux est-il le môme que celui qui est mentionné dans
l'histoire des Song, à la date de la deuxième année tc/ie-tao (996 ap.
J.-C). Stanislas Julien a traduit le passage relatif à ce personnage de la
manière suivante : « Dans la deuxième année de la période Tchi-tao
(996 de J.-C), un religieux de l'Inde aborda en Chine sur un vaisseau
marchand. Il apportait une cloche destinée à l'empereur, un battant
+zt ^t ^^ ^A
(de cloche) orné do sonnettes, une sonnette de cuivre (I'»f *v ^1 veji
TT %^\ ^Ji ^X ), une statuette de Buddha, et un livre sacré écrit
sur des feuilles de palmier. Il ne comprenait pas la langue chinoise. »
XVIII
A, chap. XLiii : La première année tche-tao (995), Kia-lo-chen-ti ^
^ 0) *V [Kâlaçânti?], çramana de l'Inde du centre, vient à la cour.
LÈS INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYÂ 55
Il apporte des reliques de l'os du crâne du Ruddha et des livres sanscrits
écrits sur feuilles de palmier. »
XIX
A, chap. xLiii : « La troisième année [tche-tao] (997), au neuvième mois,
pm ^^fji P^'^
Lo-hou-lo ^ ^ y?^ (Râhula), çramana de l'Inde de l'ouest, vient à
la cour. Il apporte des textes sanscrits écrits sur feuilles de palmier. »
XX
A, chap. XLiv : Première année hien-p'mg (998) ; « ISi ["^ywei-ni
\m ^ 'f/E , çramana de l'Inde du centre, et ses compagnons vien-
nent à la cour. Ils apportent des reliques du Buddha, des textes sanscrits,
des feuilles de l'arbre de la Bodhi, plusieurs fruits (de l'arbre) de la
Bodhi. — Fo-hou W ^Ê. , çramana de l'Inde de l'ouest, vient à la
cour; il apporte des livres sanscrits. »
XXI
A, chap. xLiv : Première année king-té (1004) : « Arrivée du (maître
du) Tripitaka Fa-liou 1^ ^ , originaire de l'Inde de l'ouest ; il ap-
porte des reliques du Buddha et des textes sanscrits écrits sur feuilles
de palmier. » — « Arrivée de Kie-hien 7^ ^ (Çîlabhadra), çramana
de l'Inde du nord; il apporte des textes sanscrits. » — Sur Fa-hou, cf.
Bunyiu Nanjio, Catalogue..., Appendix II, n» 162.
XXII
A, chap. XLiv : La deuxième année [king-té\ (1005), au troisième
, /PE I/C TB , çramana du royaume
de Kia-che-mi-lo (Cachemire); il apporte des livres sanscrits et des
feuilles de l'arbre de la Bodhi. » — « Le septième mois, arrivée de Ta-
mo-fo ^ ^ Wi , çramana de l'Inde de l'ouest; il apporte des textes
sanscrits. »
XXIII
A, chap. xLiv : Troisième année ta-tchong-siang-fou (1010) :
56 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
« Tchong-té ^ 1^, çramana de l'Inde de l'ouest, vient à la cour. Il
offre des reliques, des textes sanscrits, une empreinte de la Bodhi. » —
« Kio-kie W ^dC, çramana de l'Inde du centre, vient à la cour; il ap-
porte des reliques, des fascicules sanscrits, le vrai visage du trône de
diamant ( wT w\ W. ^ ^ , c'est-à-dire, apparemment^ une image
de la statue du Buddha qui se trouvait dans le temple Mahâbodhi; cf. p.
10, n. 1), des feuilles de l'arbre delà Bodhi... Quand il s'en retourna,
il reçut par décret impérial un kasâya tissé d'or aS' vm :^c :^ pour
l'offrir au trône de diamant; il reçut aussi de l'argent pour la route, du
thé et des fruits. »
XXIV
A, chap. XLiv : Quatrième année ta-tchong-siang-fou (1011) : « Au
cinquième mois, arrivée de Tsi-hien ?1>5C ^ > çramana du royaume de
Pan-nl Wx Pu ; il apporte des textes sanscrits et une empreinte de la
Bodhi. »
XXV
A, chap. xLiv : Sixième année ta-tchong-siang-fou (1013) : « Au neu-
vième mois, arrivée de Tche-hien 7^ W, çramana de l'Inde de
l'ouest, et de ses compagnons. Il apporte des reliques et des textes
sanscrits. »
XXVI
A, chap. xLiv : Huitième année ta-tchong-siang-fou (1015) : « Le
royaume de T chou-lien Ό ^ *, dans les mers du Sud, envoya un
ambassadeur offrir le tribut et apporter des livres sanscrits de l'Inde... »
1) Cette ambassade est également signalée par le Song che dans la notice sur
le royaume de Tchou-lien (chap. 489) : cette notice a été réproduite par Ma
Toan-lin (cf. Hervey de Saint-Denys, Ethnographie des peuples étrangers à la
Chine; Méridionaux, pp. 571-582); elle ne me paraît pas donner des renseigne-
ments suffisants pour qu'on puisse déterminer la situation géographique du
rovatime de Trhnu-lien.
LES INSCRIPTIONS CHINOISES DE BODH-GAYA 57
XXVII
A, chap.xLiv : « La neuvième année [ta-tchong-siang-fou] (1016), au
deuxième mois, arrivée de 7'ien-klo y< Mi , çramana du royaume de
/s i^ -^
Yeou-t'ien-nang ^ -^^ ^ç (Udyâna), dans Tlnde du nord, — de
Miao-té ^^ 1^ , çramana du royaume du Fils du lion (Ceylan), dans
l'Inde du sud, — et de divers çramanas du royaume de Kia-ts'o >2!l
À^ (Kaccha?), dans l'Inde de l'ouest. Chacun d'eux offrit des reliques
et des livres sanscrits. » — « Au quatrième mois, arrivée de Tong-cheou
Ja "P^j çramana du royaume de Sa-fo-lo v^ n^ /Iffi, dans l'Inde
du centre; il apporte des livres sanscrits. » — « Au cinquième mois, ar-
rivée de P'ow-f si 0 4^ , çramana du royaume de Fo-lin-nai'ff^ yw*!^
(Varendra), dans l'Inde de l'est; il apporte des textes sanscrits. »
L'auteur du Fo tsou Vong ki remarque qu'à aucune autre époque de
rhistoire les religieux hindous ne furent aussi nombreux à la cour de
Chine qu'en cette année. Il ajoute que, à l'exception du nom de Ceylan,
il est impossible d'identifier au moyen du Si yu ki les noms des royaumes
qui sont cités dans ce paragraphe.
XXVIII
B. c( La deuxième année Cïen-ckeng (1024), au neuvième mois, des
religieux de l'Inde de l'ouest, Ngai-hien-tche W W ^ , Sin-hou
1^ fec (Çraddhàpâla?) et d'autres arrivèrent; ils offrirent des textes
sanscrits. »
XXIX
B. « La cinquième année [Vien-cheng] (1027), au deuxième mois, cinq
religieux, parmi lesquels se trouvait le religieux Fa-ki-siang î^ pi
ÎI^ , vinrent offrir des livres sanscrits. »
XXX
Les textes du Fo tsou Vong ki (années 1031 et 1039) relatifs à Hoai-
wen TU l«3 , qui alla trois fois en Inde, ont été traduits plus haut
58 REVUE DE L HTSTOIRE DES RELIGIONS
(p. 24-25) dans la notice sur l'inscription de r.innée 10'^;"{ dont ce reli-
gieux est l'auteur.
XXXI
B. « La troisième année king-yeou (1036), au premier mois, neuf reli-
gieux, parmi lesquels se trouvait le religieux Chan-tch'eng »=» -w,
otTrirent à l'empereur des livres sanscrits, des os du Buddha ainsi qu'une
statue du Bodhisattva aux dents de cuivre W\ ^T H^ ^. »
XXXII
A, chap. XLY : « La cinquième année [hoang-yoov] (105?»), arrivée de
de Tche-ki-^lnng ^ M ÏÏ^ , çramana de l'Inde de l'ouest, et de ses
compagnons ; il apporte des textes sanscrits. »
Ed. C HA VANNES.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME
DANS
L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE DE BEDE LE VÉNÉRABLE
Il y a, dans l'hisfoire de l'Europe, une époque qui attire
particulièrement l'attention du chercheur : c'est celle où
le christianisme, arrivant lentement du sud, se heurte au
paganisme celte et germain et l'emporte après une longue
lutte. Cette époque a en effet autant d'importance pour l'his-
toire du christianisme du iv^ au xf siècle que pour celle des
cultes des Celles et des Germains. Le paganisme succomba
dans la lutte, mais une partie des croyances païennes
devait revivre dans le christianisme.
Un pape libéral de ce temps conseilla de ne pas démolir
les temples païens, mais d'en faire des églises chrétiennes,
et derrière les statues de saints et les autels de l'église du
moyen âge se cache encore en effet mainte divinité du pa-
ganisme.
Des deux partis en lutte, le christianisme seul apparaît sous
un jour favorable, non seulement parce qu'il a été victorieux,
mais aussi parce qu'il avait pour lui les lettrés qui ont écrit son
histoire, dans les livres desquels nous puisons nos renseigne-
ments et dont nous avons adopté la manière de voir. Il ne faut
jamais oublier, en étudiant ces questions, que les vieux chro-
niqueurs étaient et devaient être terriblement injustes pour la
religion qui succombait. Nous disons qu'ils devaient être in-
justes, car ils voyaient dans les Germains les fils corrompus
de dieux corrompus, de diables et de puissances des ténèbres,
des hommes souillés par des pratiques païennes qu'il fallait
60 BEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
absolument supprimer. Une lutte entre le Christ et le diable,
entre le Sauveur et l'instigateur de tout mal, voilà ce qu'é-
tait pour eux la lutte entre les chrétiens et les païens. Il faut
nous mettre en garde contre celte partiahté.
Une autre source d'erreurs dans cet ordre d'études pro-
vient de ce que les écrivains chrétiens ne parlent des reli-
gions païennes qu'en passant. Elles ne méritent pas à leur
yeux la moindre attention. Je mets à part un document tel
que, par exemple, le Gylfaginning , mais je maintiens l'exac-
titude de mon jugement en ce qui concerne les écrivains de
l'Europe centrale. Pourquoi parler des œuvres des ténèbres?
Pourquoi vouloir connaître ce que les serviteurs de Bélial
appelaient leur religion * ?
11 est vrai que nous possédons des documents chrétiens
de cette époque qui contiennent des pages célèbres, riches
en renseignements sur le paganisme germanique et dont les
savants se sont toujours servis; mais, dans la plupart des cas,
ces renseignements sont pauvres, donnés au hasard, dis-
persés au milieu de beaucoup d^autres et par là d'un accès
difficile ; on a l'impression que les auteurs les ont laissés
échapper de leur plume bien malgré eux. On les lit avec ce
sentiment de reconnaissance que provoque une bonne au-
baine. On peut se faire une idée du nombre de ces passages
dispersés un peu partout, en parcourant la bibliographie de
E. H. Meyer dans sa Germanische Mythologie' .
C'est de cette même manière que nous trouvons chez les
prophètes et les prêtres, auteurs de l'Ancien Testament, des
renseignements donnés incidemment sur la période païenne
de l'histoire d'Israël, renseignements qu'à notre avis ils n'au-
raient certes pas fournis, s'ils avaient pu se faire une idée
précise du paganisme de leurs ancêtres.
Les difficultés qui s'opposent à nos recherches sont sur-
1) Dans la littérature moderne, postérieure à la Réforme, ce point de vue est
encore celui de Johann Picardt dans ses Antiqiiiteiten. Voir sur lui mon article
dans le Navorscher, 1894, p, 280 etsuiv.
2) Voir sur lui mon article dans la Revue, XXVIII, n°* 1 et 2.
LK CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DAiNS l'hISTOIRK DK BKDE 61
tout considérables, lorsque les auteurs sont des païens con-
vertis, haïssant leurs erreurs de la haine de tous les renégats
et s'efforçant d'éviter jusqu'au soupçon qu'ils pourraient
penser à leurs croyances d'autrefois autrement qu'avec
mépris.
Les meilleures sources que nous possédions, ce sont les
vies des apôtres des païens. J'ai étudié deux de ces bio-
graphies : dans le Theol. T'ijdschrift la Vita Lindgeri et ici
même la Vita S. GaUi\ Mais j'ai reconnu depuis qu'il vau-
drait mieux faire d'abord l'étude critique de toutes les Vitae
avant de publier des conclusions. Ce serait l'œuvre de
longues années.
Le présent article a pour sujet un autre livre qui a sou-
vent été loué comme l'une des sources des études qui nous
occupent. C'est VHistoria ecdeslastka gentis Anglonun qui
a pour auteur le moine anglo-saxon Bède le Vénérable.
Les pages qui vont suivre ont pour but de nous renseigner
sur ce que l'œuvre de l'excellent moine nous apprend du
paganisme de ses compatriotes et contemporains et de la
manière dont la doctrine chrétienne leur a été enseignée.
Nous nous sommes efforcé de laisser le livre de Bède plaider
sa cause tout seul et de n'en donner des commentaires que
dans les cas seulement oii ils sont nécessaires pour l'intel-
ligence duhvre. De cette façon, sa valeur sera dûment mise
en relief. Et c'est un livre d'une grande valeur, quoiqu'il ait
tous les défauts que nous indiquions tout à l'heure.
I
Bède naquit en 673 et mourut le 26 mai 735. Il était donc
contemporain des deux rois Radboud, le père et le fils, qui
luttaient en Frise contre les maires du palais mérovingiens.
1) T. XXIX, n° 3.
62 REVUE DE LHISTOIRIC DES RELIGIONS
Sa patrie jouissait alors du repos, après les guerres sanglantes
auxquelles la plupart des sept États de l'Heplarchie anglo-
saxonne avaienlpris part sous la suprématie de Penda, roi de
Mercie *.
La vie de Bède s'est écoulée dans la paix et la tranquillité,
lia trouvé la paix dans son couvent et la tranquillité dans ses
études que rien n'est venu troubler. Il était né dans la Nor-
thanhumbrie, l'État le plus septentrional de l'Heptarchie.
Nous trouvons quelques renseignements modestes sur sa vie
dans les petites notes qu'il a inscrites de sa main à la fin de son
Historia -, notes trop pauvres quand il s'agit du père de l'his-
toire et de la littérature anglaises. A l'âge de sept ans il entra
au couvent de Saint-Pierre à Wearmouth ^ sur la rive nord
du Wear-Were. Benedict Biscop était le prieur de ce couvent.
Puis il entra au couvent de Saint-Paul à Yarrow \ dont Ceol-
frid était le prieur. C'est là qu'il devint diacre à l'âge de dix-
neuf ans, puis prêtre à trente ans; c'est là qu'il mourut à cin-
quante-neuf ans. Et c'est tout. Bède n'a vu du monde que le
petit coin de terre compris entre ces deux couvents ; peut-être
a-t-il rendu une visite unique à la ville d'Eoforvvye (York).
Les yeux qui avaient remonté et descendu le cours du temps
et qui savaient si bien pénétrer les événements n'avaient vu
des pays terrestres que le petit morceau que traversent main-
tenant les eaux souillées de la Wear et de la Tyne dans leur
course vers la mer, et ce pays, où autrefois les moines de
Saint-Paul et de Saint-Pierre cultivaient leurs jardins et oh
leurs bergers gardaient les troupeaux, subit maintenant la
1) VVerner, Beda u. s. Zeit, p. 81, donne comme date de sa naissance l'an
670, et comme lieu de naissance Monklown. D'autres, 674. La date de sa mort
est également discutée. Browne dans The vénérable Bede, p. 12, note, me pa-
raît avoir fourni des preuves suffisantes pour assigner 735 comme date de la
mort de Bède.
2) Nous empruntons ces dates à VH. E., V, 24, éd. Alfr. Holder, 1882. C'est
l'édition qui sert de base à notre étude.
3) Wiraemuda à l'époque de Bède, Wira mudan, (ad) ostium Winri flumi-
nis.
4) Sur le rivage sud de la Tyne, qui se jette dans la mer du Nord juste au
nord du Wear,
LE CHBISTUNISM. .T L. P.OA.MSME B..S l',„STO,„. OE U,o. 63
maiédiCion de la lumée et delasuie'. Mais, loutcomme Kant
najamais eu besoin de quilter Koenigsberg, ni Spinoza.'
Haye pour acquérirla répu.alion de grands iiommes de mê^e
Bède „ apas dû faire de grands voyages pour de nirTaTu
en' rT JaTs^X 's"' " ^"'" ' ^^'" '^^ '^ '' "^ ^' '
.1. L ^ , ^''' "="™^ forment une sorte d'encv
c opéd,e de la scence de son époque et, pendant âes/èclll'
S" rv'r^""'^-'''°/'^--''«'^''^'<'''eseséc^
gu de ee't eÙ'n" "" T '"^i^''^^^^ ^'admirer l'enver-
sciences s n ' ^"J'"''''"'^'" "^-^ '"^ "^me facilité les
sciences les plus diverses : exégèse biblique lin<.„i,ii
que, histoire, métrique, homilé.ique, chrono ogie ^ ï"
ces naturelles. De nombreux manuscrits nous !ul loZTé
combien a été grande l'estime pour l'auteur pendanT ou!
:Zrjn?T ''^"'""r.--'^ " -^'^ cent* trente.dïx
manuscri s , la première édition date de 1471 ; il v en a en
les rntr ''"'' ''""''""^ ""' "^«-^"^ °^'«^ance de Bède,
Ta^nsit^;""^''^" ' "'-"-■'-Mes générations de
et "ÎSabi' 'r "" ""' »--"•«-' écrit en un latin clair
tout cat n , '? '""'■"" '" J"?^-- '« P"'-«'é' n^ai^ «"
Sid^e^u de"! s:='r,""'' "'"^ ^"'--^'^ ^- -"«
OU ae Jordanes . Ce livre a naturellement ses dé-
1) Keary, Vikingsin Western Christendom, p. 198
3 Edvvin de Northanhumbrie fut baptisé en 627 *
JX Jahrhundert, t. XI, p. 96 et seq. '-"'■unaen, t. I, p. lo et aussi
5) <c Seine StumperhafteHandhabung der lateinisrhpn ^ u
dans son introduction au De origine actihusoTcT ^'''''' "' ^'' ^^''''^''''
Jahrh., t. I p 6 ^^^eac^iow^gue Getorww », m Wattenbach, F/.
64 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
fauls, mais ces défauts, comme par exemple la foi naïve
aux miracles, sont naturels chez un auteur chrétien de son
époque. Chez Bède il n'y a pas l'ombre de critique, pas le
moindre doute, pas même le soupçon qu'on pourrait douter.
Le récit ne se poursuit pas toujours d'une façon bien or-
donnée. La patrie de Bède, la Northanhumbrie occupe du
reste dans \Historia une place démesurée. Mais quelle étude
sérieuse des sources, quelle indépendance dans les jugements
et dans les comparaisons! En écrivant par exemple l'histoire
de l'Heptarchie, Bède consulte toujours les auteurs les plus
compétents, les récits des contemporains et des témoins
oculaires des événements qu'il décrit ; il puise ses dates dans
les pièces authentiques des couvents, dans les lettres em-
pruntées aux archives papales de Rome, il y ajoute ce qu'il
a vu lui-même et tous ces documents, il les met en ordre
et les reproduit avec beaucoup de tact et de pénétration.
Pour écrire l'histoire rehgieuse de Kent il se met en relations
avec l'évêque Albinus de Cantwaraburc (Canterbury), l'élève
de Théodorus, avec le prêtre Nothelm de Londres, qui a
copié pour Albinus des lettres dans les archives pontificales
de Rome; pour l'histoire de la Westsaxonie, delà Suthsaxo-
nie, (du Wessex, du Sussex) et de l'île de Vecta (Whight), il
consulte la bibliothèque du couvent de Daniel de Wessex de
Saxe orientale. Pour l'histoire de laMercie, il est aidé par les
moines de l'abbaye de Laestingaen et pour l'histoire du Lind-
sey (Lincolnshire), c'est l'évêque Cunebert qui lui fournit
les documents nécessaires. Pour l'histoire de la Nor-
thanhumbrie, il trouve des renseignements nombreux dans
son propre couvent de Yarrow^ des actes synodaux, des rap-
ports de témoins oculaires. 11 mentionne consciencieuse-
ment ses collaborateurs dans la dédicace de VHistoria à son
roi Ceohvulf '. Pour les premiers siècles du christianisme, il
se base sur Eutrope et Orose et compare leurs témoignages
à ceux de Gildas. Mais l'œuvre de Bède n'est pas seulement
1) Destitué deux ans après la mort de Bède, en 737.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'iIISTOIRE DE BEDE (îO
consciencieusement documentée, le style en est encore
tantôt sérieux et digne, tantôt vif et aisé, tantôt naïf et
ingénu. Nous trouvons quelquefois, dispersés dans ses récits
sur la vie ecclésiastique de son époque, de petits traits pitto-
resques de la vie du peuple. S'il y en a trop peu, ce n'est pas
de sa faute. Il ne pouvait pas savoir que les générations fu-
tures aimeraient mieux la description d'une ferme des
environs de son couvent que des renseignements sur les
luttes pour la fixation de la date de Pâques entre les chré-
tiens bretons et les chrétiens anglo-saxons. En tous cas VHis-
toria de Bède nous réserve moins de désappointements sous
ce rapport que ses sermons, oii, on ne trouve rien sur la vie
sociale de son temps. Combien plus riches sont à cet égard
les homélies de Chrysostome ! Mais les sermons de Bède
étaient des lectures pieuses, faites aux moines d'un paisible
couvent, loin du monde. Et qu'est-ce qu'il aurait bien pu leur
raconter du siècle?
On trouve dans VHisîoria la description d'une auberge
de village, dont les murs sont faits de branches (« virgis con-
textum ») et d'argile, et dont le toit est recouvert de chaume
(« foeno tectum -»). Les paysans s'y réunissent le soir
(III, 10). Sur l'île de Lindisfarne, dont nous reparlerons
plus loin, l'évêque Finan fit construire en 652 une église
à la façon des Irlandais (« more Scotorum »)*, c'est-à-
dire en planches de chêne avec un toit en roseaux. Ce n'est
que bien plus tard que l'évêque Eadberct remplaça le roseau
par des ardoises (lll, 25). Voilà une observation qui, si tou-
tefois elle est encore nécessaire, nous démontre que les plus
anciennes églises chrétiennes étaient encore loin d'être des
cathédrales.
Ailleurs (IV, 13) il est question d'une famine delà Suthsaxo-
nie, à l'époque où l'évêque Willrid y prêchait l'Évangile (68 1 ).
Pendant trois ans il n'y avait pas eu de pluie et le peuple était
1) Les Irlandais s'appeluienl autrefois Scoli ; voir Viia sancli Galli, Periz, II,
fol. 1, i. 15, Mon. St. Gai. de Gest. Kar., I, 1.
5
66 KKVUE DE l.'llISrOIKE DES RELIGIONS
tombé dans la plus grande misère. Il arriva souvent, nous dit
Bède, que quarante à cinquante hommes s'en allèrent vers
la côte, grimpèrent sur un haut rocher et se jetèrent, en se
tenant par les mains, dans la mer pour y chercher ensemble
la mort. 11 est impossible d'oublier de telles scènes, ni leur
description très sobre. L'assertion qui suit dans Bède et sui-
vant laquelle l'évêque Wilfrid apprit aux Saxons, qui ne con-
naissaient encore que l'hameçon, l'usage des filels, nous
paraît inexacte parce que l'emploi du filet semble remonter
à une époque beaucoup plus ancienne.
Mais la note humoristique ne manque pas non plus dans le
livre de Bède. Il nous raconte par exemple l'expédition du
roi Egfrid de Northanhumbrie en 670 pour châtier les Irlan-
dais. C'est un peuple inoffensif, ajoute-t-il, qui avait toujours
des intentions amicales envers les Anglais (« gentem innoxiam
et nationi Anglorum semper amicissimam », IV, 26). Cette
remarque a pour nous en cette place une saveur particulière.
Certes, il existe aussi des opinions défavorables sur le compte
des Irlandais, Saint Jérôme, l'un des Pères de l'Église, re-
proche à Célestin, compagnon de l'hérétique Pelage, d'être
un gaillard plongé jusqu'au cou dans la bouillie des Irlan-
dais'.
Ailleurs (V, 2) Bède parle d'un garçon sourd-muet, guéri
par l'évêque Jean. L'évêque lui montra la prononciation des
lettres, lui fit dire « gae », ce qui veut dire, d'après Bède, oui
dans la langue des Angles. De cette manière le petit muet
recouvra l'usage de la parole et en même temps la santé lui
revint. Cette anecdote est une singulière contribution à l'his-
toire du traitement des sourds-muets. L'évêque, pour comble
de bonté, proposa alors au petit d'entrer comme moine dans
son couvent. Mais il préféra rentrer chez lui.
Encore une anecdote plaisante. Le prêtre Utta, surpris par
la tempête en haute mer, calmala fureur des flots en y versant
de l'huile. Bède nous explique ce phénomène : l'huile (III, 15)
1) Browne, Christ. Church bef'ore Augusline, d. 80,
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 67
avait été bénite par l'évêque Aidan de Lindisfarne. Rien de
nouveau sous le soleil ; les explications seules changent.
Le style de Bède nous frappe non seulement par sa naïveté
mais aussi par sa vigueur. En parlant de la célèbre bataille
de Loïdis sur le Vinuaed ^ où les pays de l'Angleterre du
nord furent délivrés du joug que leur avait imposé Penda,
Bède nous dit que les eaux du fleuve étaient très fortes,
de sorte qu'il y eut beaucoup plus de fuyards noyés que de
soldats tués par le glaive des vainqueurs (III, 24). On
trouve un pendant à cet épisode dans le livre des Juges^
V, 21 (Cantique de Déborah) : Barak bat les Cananéens et
le torrent de Kison noie beaucoup de soldats dans leur fuite.
Bède n'a du reste pas d'yeux pour les beautés et les forces
de la nature et il partage ce trait de caractère avec la plu-
part des auteurs de l'antiquité. Il est rare que la beauté des
montagnes, des lacs et des forêts éveille en eux une sensation.
César traverse la Suisse comme si elle était un polder mo-
notone. Les yeux des moines qui écrivent des chroniques
dans leurs solitudes ne se sont pas encore ouverts aux beautés
delà nature et ils étaient encore indifférents à la fidélité des
portraits humains. Ils peignaient dans leurs évangiles manu-
scrits les bras du Christ en rouge et les jambes eu bleu, si, à
leur avis, l'harmonie des couleurs l'exigeait *.
Bède commence VHistoria ecclesiastka par une descrip-
tion de l'Angleterre telle qu'il la connaissait. C'est un pays
plein de lait et de miel, dit-il, avec une faune très riche, des
sources d'eau chaude, des pourpriers et des mines abon-
dantes. Il n'a pas un mot pour la beauté de la nature, même
en parlant de son pays natal. Par contre, il mentionne le
fait que les serpents ne peuvent pas vivre en Irlande. Heureuse
Érin! Ils meurent aussitôt qu'ils en sentent l'air, si on les
transporte d'Angleterre en Irlande (odore aeris iUiiis terrae
adtacti^ I, 1). Mais voici plus fort encore : si quelqu'un a été
1) Loïdis, maintenant Leeds ; la bataille a eu lieu à Lhydes-sur-le Winwed dans
la Northanhumbrie méridiori de. .17 décembre 655.
2) Carrière, Kunst, III, ii, 160.
03 REVUE DE LIilSTOlHE DES RELIGIONS
mordu par un serpent, on n'a qu'à lui donner à boire de
l'eau mélangée de raclures de feuilles de manuscrits appor-
tées d'Irlande, et aussitôtle poison perd sa force nocive. Dans
un autre chapitre, nous lisons que le couvent de Columba
s'a^ipe\a.\i Dearmack (« id est campus roborum », III, 4) parce
qu'il y avait autour du couvent de très grandes forêts de
chênes. Là encore pas un mot de la beauté du paysage.
Ce qu'il y a de plus curieux dans le premier chapitre du
livre, c'est qu'il contient des preuves de l'existence du ma-
triarcat à l'époque de Bède. Les Scots, dit-il, qui demeurent
en Irlande, furent envahis par les Pietés. Pour se débar-
rasser des envahisseurs, ils attirèrent l'attention de ces der-
niers sur l'Angleterre. Les Pietés écoutèrent les conseils des
Scots et se fixèrent au nord. Ils demandèrent plus tard des
femmes aux Écossais, qui leur en donnèrent à condition que,
si plus tard des disputes surgissaient sur la succession au
trône, la lignée maternelle serait préférée à la lignée i^Siier-
neWe {magis de feminea regum prosapia quam de masculina
regem sibi eligerent), et Bède ajoute : Jusqu'à ce jour, les
Pietés ont conservé cette coutume. C'est une preuve très
claire de l'existence du matriarcat; l'enfant d'une princesse,
en effet, quel qu'en soit le père, a du sang royal dans les
veines.
Pour achever de caractériser notre moine-auteur, nous
dirons encore qu'il fait preuve dans ses jugements d'une im-
partialité admirable et qu'il parle avec beaucoup de douceur
non seulement des païens, mais aussi des chrétiens bretons,
ses antagonistes dans lalutte ecclésiastique. Cette indulgence
est certainement rare à l'époque de Bède. Il est agréable
de penser que cet homme, qui, comme historien et savant,
n'a pas trouvé son égal pendant de longs siècles, était en
même temps le type du moine doux, moral et pieux des
anciens temps du christianisme.
On ne saurait lui reprocher de n'avoir point réussi à penser
avec amour au roi Penda de Murcie, « païen endurci et san-
guinaire » qui, pendant de longues années, fui un fléau pour
LE CHRlSTIAXrSME ET LE PAP.AN'SME DANS L HISTOIRE DE BEDE G9
les chrétiens. Mais il cite néanmoins avec sympathie un mot
de lui : Ceux-ci sont misérables et profondément méprisables
qui n''obéissent pas aux dieux auxquels ils croient (III, 21)*.
Bède s'était rangé en matière religieuse du côté des Saxons
catholiques romains; il était donc l'adversaire des chrétiens
bretons qui suivaient en beaucoup de points des rites plus
anciens. Mais cela ne l'empêche pas de louer hautement et
impartialement (III, 17) l'un des évêques bretons les plus cé-
lèbres, Aidan de Lindisfarne (mort le 31 août 642, III, 3, 5).
C'est d'après lui un homme qui, il e?t vrai, ne fête pas les
Pâques le même jour que lui, mais qui croit comme lui aux
souffrances et à la mort du Christ ; un homme dontia tonsure
n'est pas faite selon le rite orthodoxe, mais qui fait quand
même tout ce qu'il juge conforme au devoir comme il convient
aux saints de faire ". 11 ne faut pas oublier ici qu'à l'époque de
Bède la dispute entre les diverses sectes chrétiennes sur la
date des fêtes de Pâques et sur la tonsure était très violente,
beaucoup plus violente que nous ne pourrions nous le figurer
aujourd'hui.
La même aimable bienveillance se rrontre dans ce qu'il
dit du roi Sigbert d'Estsaxonie (mort en 660). Bède pense
qu'on doit, il est vrai, considérer la mort de ce roi comme une
punition, que Dieu lui ainfligée pour sa désobéissance vis-à-vis
d'un évêque, mais qu'on peut aussi croire que sa mort n'a pas
seulement expié son péché, mais qu'elle a aussi augmenté les
mérites du roi puisqu'il est mort pour accomplir les comman-
dements du Christ (III, 22). EtdeWilfrid, l'apôtre des Saxons
du sud (mort en 709), Bède dit que déjà à l'époque oii il ne
portait pas encore la tonsure, il se distinguait par des vertus
qui valaient mieux qv.e la tonsure : par l'obéissance et l'hu-
milité. Tant de douceur, tant de largeur d'esprit chez un
1) C'est ainsi que le roi païen Villikiad a dit un mol sur Famour des chré-
tiens pour les pauvres, mot qui couvre Charlemagne de confusion. Mais cer-
tainement le mot n'est pas historique. (Voir Wattenbach sur Petrus Damiani,
qui rapporte cette anecdote, IX.Jakih., [. XI, p. 10!.)
2) Cf. une semblable opinion sur Furseus, III, 19.
70 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
moine de la lin du vri^ siècle, méritent certainement des
louanges. Danslacopie des lettres, par exemple, du pape Gré-
goire à MéliUus, il se présente à nous comme un homme qui
s'élève considérablement au-dessus de ses contemporains et
qui porte dans ses jugements sur son époque beaucoup de
sagesse modérée et d'indulgence.
II
Passons maintenant de la forme au fond. Si l'on se rappelle
que Bèdeest né en 673, on ne s'étonnera point de ce que ses
parents aient encore été païens. Le christianisme catholique
avait fait peu de progrès en Angleterre vers la fin du vn^ siè-
cle et le christianisme britannique avait été relégué au second
plan. Ce qui est étonnant, c'est que l'Europe méridionale
connaissait encore si peu l'Angleterre qu'elle la croyait le
pays des morts. Nous trouvons dans le De hello Gothico de
Procope un mythe d'après lequel les pêcheurs de la côte
française étaient souvent réveillés la nuit par des coups
frappés à leurs portes. En sortant ils trouvaient des bateaux,
vides en apparence, mais pourtant si lourdement chargés
d'âmes qu'ils n'émergeaient de l'eau que de la largeur d'un
doigt. Dans une seule nuit ils passaient alors à la côte de Brit-
tia. Là des esprits invisibles attendaient les bateaux, on en-
tendait prononcer des noms et les bateaux se vidaient peu à
peu ; après quoi les pêcheurs s'en retournaient en grande hâte
au monde des vivants ^ L'Angleterre le pays des morts! Le
pays des Angles, celui des anges % comme on le croyait encore
des siècles plus tard! Rien ne saurait mieux que ce mythe ca-
ractériser le fait que l'Angleterre était bien loin du continent
et lui était restée pendant longtemps inconnue \
1) Procopii De hello Gothico libri quatuor, éd. Hugo Grotius, IV, 20, p. 289.
2) En hollandais Angelen et Engelen.
3) Conf. Keary, p. 8.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 71
Tout cela, soit dit en passant, jette une lumière particu-
lière sur les petites chansonnettes du Hanneton qu'on retrouve
si souvent dans le Folklore européen. Le refrain est presque
toujours :
L'Angleterre est fermée,
La clé est cassée,
L'Angleterre est brûlée.
Mannhardt croit que 1' « Angleterre » de ces chansons est un
pays situé dans les nuages, d'où tombent la neige et la pluie ;
il ne pense pas à la Grande-Bretagne*. J'ai moi-même, il y
a quelques années, parlé des Maikafer liedchen, mais je
n'ai pas osé tirer une conclusion*. Mais depuis que nous
avons appris que le hanneton est un animal en rapport avec
les âmes et que l'âme peut s'incarner dans le hanneton*, le
refrain : Maikafer fîiege et la constatation décevante que
l'Angleterre est fermée et brûlée^ sont devenus très clairs à
la lumière du mythe rapporté par Procope. Ces petites chan-
sons se placent ainsi dans la série des « survivais » qui nous
reportent au culte des âmes de nos ancêtres.
Une autre preuve de l'ignorance géographique des nations
européennes, et cette fois de celle des Normands à l'égard
de la France, nous est fournie par un récit relatif au Vi-
king Ragnar Lodbrog, qui voulait conquérir avec sa flotte une
ville étrangère quelque part dans le monde. Cette ville, le ciel
la protège et il punit les pirates en leur envoyant une maladie
contagieuse, qui fait beaucoup de victimes . Les pirates croient
donc être arrivés à Niflheim, le pays des morts. Les chroni-
queurs chrétiens, par contre, qui rapportent ces faits, mon-
trent que les Vikings étaient arrivés à Paris. Paris, le Niflheim
des Vikings* !
Retournons maintenant en Angleterre. Nous avons vu que
1) Germ. Mythenforschung, p. 347 ss.
2) Cf. mes Holdaynythen, p. 264.
3) E. H. Meyer, Germ. Mythologie, p. 63.
4) D'après Keary, p. 163 ss.
72 RKVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
les historiens de ce pays ne connaissaient même pas leur
époque. Il n'est donc pas étonnant qu'ils connaissent encore
moins l'époque où le christianisme a été introduit en Angle-
terre. Qui a apporté le premier la Bonne Nouvelle aux habi-
tants de la Grande-Bretagne? La légende prétend que c'était
saint Paul lui-même. On a aussi cherché à établir l'identité de
la matrone britannique Martia dont Martialis a chanté les
louanges et de la Marcia de II Timothée^ iv, 21, mais rien
n'est sûr. L'épitaphe du Merionetshire dans le pays de Galles :
(( Ci-gît Poriuss il était chrétien » peut être très ancienne.
Nous savons aussi que, lors de la persécution des chrétiens
par Dioctétien, l'Angleterre avait eu ses martyrs*.
Cependant l'histoire de la mission chrétienne n'entre pas
dans notre sujet. La question qui doit nous occuper avant
tout, c'est de savoir ce que VHistoria de Bède nous apprend
sur la conversion des païens.
Nous choisirons comme point de départ l'arrivée d'Augus-
tin en 595. Envoyé parle pape Grégoire, il arriva à la petite
île de Tanatos (Thanet) sur la côte de Kanlia (Kent). C'est le
même endroit^ oii autrefois Hengist et Horsa débarquèrent
leurs Saxons. Bède nous dit à cette occasion (I, 25) que
Thanet comptait, d'après la manière de compter des Anglais,
six cents familles; c'est-à-dire que le pays pouvait assurer
l'existence de six cents foyers. A cette époque, le pays de
Kent était gouverné par le roi Éthelbert, lui-même païen
encore, mais marié à une chrétienne, à Berthe de la
maison mérovingienne. Nous aurons à parler plus loin de ce
même roi.
Si nous envisageons les choses au point de vue catho-
lique, nous dirons qu'il est très heureux que les Francs
n'aient embrassé le christianisme que sous Clovis, car à
1) Porius hicin tumulo jacet; homo christianus fuit. Voir Hiibner, inscript.
Brit. christ., 1876, n" 131.
2) Winkelœann, Geschichte der Angelsuchsen, II; Browne, Christian Cfiurch
before Augustiîie.
3) Voilà une de ces coïncidences curieuses dont l'Iiistcire est remplie.
LE CHRISTIANISME ET LU PAC.AMSME DANS l'hISTOIKE DE BÈDE 73
cette époque, la puissance de Tarianisme avait déjà considé-
rablement diminué et le roi et son peuple pouvaient se faire
baptiser sur-le-champ selon le rite orthodoxe; de même, on
peut estimer qu'il est très heureux pour l'Angleterre qu'elle
ait encore été presque entièrement païenne à l'arrivée d'Au-
gustin, parce que de cette façon Éthelbert put se faire chré-
tien sans avoir à subir trop d'influences hérétiques. Il fau-
drait chercher l'hérésie dans ce cas chez les chrétiens
irlandais.
Mais les choses ne sont pas aussi simples, si on les envi-
sage à un autre point de vue. Les missionnaires romains en-
voyés par Grégoire prêchaient, il est vrai, le christianisme
d'une façon douce et claire et ils différaient en cela des sévères
moines celtes' de l'école de Patrice. Mais mainte page de
VHistoria produit en nous limpression que la mission irlan-
daise en Angleterre était supérieure à la mission des catho-
liques romains. La formule dogmatique, « Pas de christia-
nisme sans le pape de Rome, » formule dont Boniface, l'apô-
tre des Germains, était le champion zélé, a non seulement
engendré en Angleterre des luttes constantes entre la mis-
sion catholique et l'Église d'Irlande, mais elle a aussi im-
primé aux aspirations catholiques un caractère dogmatique
que n'avait pas le christianisme irlandais, qui était plutôt un
christianisme pratique. Et si la conversion des Anglais a été
retardée par les rudes querelles entre les deux Églises, il
faut l'attribuer au parti cathohque,venu le dernier en Angle-
terre. C'est l'impression qui se dégage du livre de Bède,
et cela démontre une fois de plus sa haute impartialité, car
il était lui-même un catholique zélé et dévot. Mais son catho-
licisme ne l'a pas empêché de prodiguer ses louanges à la
mission irlandaise dans la IVorthanhumbrie, que le roi Os-
wald' avait appelée dans ce pays (III, 3j.
Revenons maintenant à Augustin. Bède a emprunté à la
1) Carrière, o. c, III, ii, 156.
2) Mort en 642.
74 RKVUK DR l' HISTOIRE DES Rf^LTGIONS
correspondance de cel apiMre avec le Saint-Siège la lettre
du pape Grégoire. Cette lettre, devenue si célèbre depuis,
est adressée à l'abbé Mélittuset traite des moyens à employer
dans la conversion des païens. Elle révèle chez le pape
la liberté d'un chrétien évangélique et en même temps
elle le montre comme un homme d'État judicieux et sa-
gace '. Voici ce que dit le pape dans cette lettre si connue ^ :
<( Il ne faut pas détruire les temples païens, il faut en
ôter les idoles, les asperger d'eau bénite, y mettre des re-
hques et les consacrer au vrai Dieu. Il ne faut pas non
plus empêcher les païens de s'assembler autour de ces tem-
ples, mais au contraire les encourager à construire leurs
huttes en branches d'arbres autour du sanctuaire et à y pré-
parer leurs repas riiueh {Taôernaada... de ramis arboriim
faciant et religiosis conviviis soUemnitatem célèbrent). Mais il
faut qu'ils fassent cela les jours des anniversaires des mar-
tyrs, pour qu'ils n'immolent plus leurs animaux au diable
mais à Dieu. Si on leur laisse ainsi leurs joies terrestres, ils
s'abandonneront d'autant plus volontiers aux joies célestes.
On ne peut pas gravir une haute montagne en courant et en
sautant, mais en y montant pas à pas » (I, 30).
On a cru qu'en traitant les païens de celte manière on se
plierait un peu trop aux pratiques païennes. Mais la lettre
nous renseigne sur le programme de conversion de l'excel-
lent pape et elle nous décrit en outre quelques coutumes
païennes. Nous pouvons très bien nous figurer, après la lec-
ture de cette lettre, les Saxons faisant leurs repas rituels dans
leurs huttes en branches, groupées autour du temple avec ses
idoles.
1) Winkelmann, p. 40; Theol. Tijdschr., 1892, p. 474.
2) On peut bien dire qu'elle est « trop connue ». Les innombrables copies et
éditions de cette lettre sont énumérées dans Potthast, Bill., II, 539, sub voce
« Gregorius I, papa Epistolae libri XII ». Voir particulièrement Jaffé, Regesta
Ponlif. Roman., I, 207 (Ir* éd. de 1851, n° 1426, 2« éd. 1888, n» 1848). Elle
se trouve aussi dans Monum. Germ. histor., XI, 56, Maurinorum éd., XI, 7ô,
Gussanvilei éd., IX, 71. En outre la lettre est reproduite ou mentionnée dans
d'innombrables ouvrages récents (Maurer, Grimm, Winkelmann et autres).
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BftOE 7o
Dans d'autres lettres conservées par Bède, le pape Grégoire
se montre sous un jour plus favorable encore. Augustin lui
avait demandé de lui tracer une ligne de conduite dans les
querelles entre les Eglises romaine et celtique. « Choisis-
sez, cher frère, » lui répond le pape, « dans toutes les reli-
gions que vous couDaissez ce qu'elles ont de bon, de pieux el
d'édilîant et implantez-le comme un bouquet dans le cœur de
vos Anglo-Saxons. » Dans une autre lettre, Augustin demande
au pape quelles punitions il fallait infliger aux pilleurs d'é-
glises. Le pape répond (I, 27) : « La punition dépend du
motif du vol ;il faut savoir s'il a été commis par pauvreté ou
par cupidité, mais même si vous punissez sévèrement, l'amour
doit guider votre main, autrement la punition serait immorale
et inutile. » Il y a une ironie délicieuse et un sérieux frappant
dans la réponse de Grégoire à lalettre, dans laquelle Augustin
lui rapporte les miracles qu'il a faits : « C'est certainement très
beau, cher frère, que Dieu montre par vous sa puissance aux
Anglo-Saxons. Mais pensez à ce que Jésus dit à ses disciples,
lorsqu'ils lui dirent que les mauvais esprits leur étaient sou-
mis : « Ne vous en réjouissez-pas, mais soyez contents que vos
noms soient inscrits au ciel. » Tous les élus ne font pas de mi-
racles, mais tous leurs noms seront inscrits au ciel. Les dis-
ciples de la vérité doivent se réjouir uniquement des dons,
qu'ils ont en commun avec tous » (L 31). Certes un homme
comme Grégoire méritait bien d'être mis à la tête de la chré-
tienté.
Bède donne dans son Historia une biographie très complète
du pape Grégoire. Qu'il me soit permis d'en tirer encore
l'anecdote, qui, d'après Bède, explique pourquoi le pape
Grégoire s'était tant occupé du salut éternel des Anglo-
Saxons. Le pape se promenait un jour dans Rome. Il vit des
esclaves qui le frappèrent par la blancheur de leur peau, leur
mine aimable et leurs cheveux bouclés. Comme on lui disait
que c'étaient des païens de Bretagne, il s'écria : « Qu'il est
triste que le roi des ténèbres ait sous sa domination de tels
hommes »! Ensuite il demanda : « Quel est le nom de ce
7G REVUE DE l'histoire des RELIfilONS
peuple?» On lui répondit : « Ce sont des Angles.» — « Eh bien,
dit-il, ils ont des figures d'anges et il est juste qu'ils devien-
nent cohéritiers des anges au ciel. Et comment s'appelle le
pays d'où ils viennent ? demanda- t-il ensuite. — « Deira » *,
lui répondit-on. « Eh bien, dit-il, puissent-ils s'éloigner « de
ira », de la colère de Dieu, et puissent-ils participer à la mi-
séricorde du Christ ! » (. Et comment s'appelle le roi de leur
pays »? — « Aella. » Et le pape de dire : « Que l'Alleluia,
qui loue le Créateur, se chante aussi dans ces pays ! »
Le roi Ethebert de Kent accueillit les étrangers très aima-
blement. 11 était à Tanatos, où il tenait sa cour en plein air,
et c'est en plein air qu'il leur parlait, car, dit Bède (I, 23), il
craignait que les étrangers ne pussent, sous le toit d'une
maison, lui porter dommage par leurs sorcelleries. Mais ils
venaient armés de la seule puissance de Dieu; ils portaient
comme enseigne une croix d'argent et sur une bannière
l'image du Sauveur, et ils chantaient des litanies. Peu après
le roi se fit baptiser (I,i26). C'est à Kent que commence la vic-
toire du christianisme, mais ce fut un triomphe extrêmement
lent. Il fut lent à cause de l'opiniâtreté avec laquelle une
partie des païens restait fidèle à ses dieux beaucoup plus
longtemps que ne le disent la plupart des écrivains, lent aussi
à cause des luttes entre les chrétiens romains et irlandais, lent
enfin à cause des guerres incessantes, que se livraient entre
eux les Etats de l'Heplarchie. Comme les rois mérovingiens
d'après Grégoire de Tours, les princes anglo-saxons dans Bède
se combattent sans cesse et il est difficile de suivre le fil con-
ducteur à travers le labyrinthe de ces complications ^ C'est
en Angleterre une guerre civile sans fin. Les Vikings n'avaient
pas encore entrepris leurs expéditions de piraterie, qui plus
tard devaient établir l'entente entre les Saxons. Il n'y avait
pas encore d'Alfred le Grand qui, comme Charlemagne, au-
1) C'est la partie méridionale delà Nortlianhumbrie.
2) Comparez la liste des rois de l'Heptarchie du vu* siècle, qui est donnée à la
fin de noire article.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS L HISTOIRE DE BEDE / /
rait rassemblé ce qui était dispersé. Bède nous raconte toutes
ces guerres avec beaucoup de détails et nous ne nous éton-
nerons pas d'apprendre, qu'au milieu de tout ce fracas d'ar-
mes la voix des missionnaires, leurs prières et leurs chants
ne pouvaient pas se faire entendre.
Bède nous renseigne du reste moins que nous ne le vou-
drions sur la lutte entre le christianisme et le paganisme.
Comme d'autres sources, les V/fae, par exemple, nous l'ont
appris, les attaques des chrétiens se dirigeaient tout d'abord
contre les idoles païennes. Nous en trouvons la cause indi-
quée dans une lettre du pape Boniface' à Edwin, le souverain
païen de Northanbumbrie. Le pape attachait naturellement
beaucoup de valeur à la conversion du roi et c'est pour cela
qu'il soutenait de loin l'ouvrage des missionnaires par ses
lettres.
Voici ce qu'écrit le pape (II, 10) : « Mû par l'amour, nous
voulons,danscettelettre, encourager VotreMajesté(«gloriosos
vos ») à abandonner les faux dieux et à ne plus les servir ; à mé-
priser lesfoliesdes temples et les flatteries trompeuses des ora-
cles età croire en Dieu le père. .. Gomment ces dieux, qui sont
faits de matières périssables par ceux qui sont au-dessous de
vous, peuvent-ils aider les hommes? i\'est-ce pas l'art humain
qui leur a donné la forme humaine, sans leur donner une
âme? Si on ne les fait pas marcher, ils ne savent pas marcher.
Comment peut-on vénérer des dieux qu'on a créés soi-même?
Détruisez-les donc et tournez-vous vers Dieu! » Avec cette
letire, le pape envoya au roi un vêtement brodé et un manteau
d'Ancyre, pour s'efforcer de gagner aussi par des présents
l'âme d'Edwin. Ici encore la description des idoles fait dé-
1) L'auteur de cette lettre est,Boniface V, comme cela ressort de la liste sui-
vante empruntée à Weidenbach, Calendarium hiat. christ., 213.
Gregorius I, sacré le 3 septembre 590, mort le 12 mars 604.
Sabinianus, sacré le 13 septembre 604, mort le 22 février 606.
Bonifacius III, sacré le 19 février 607, mort le 12 novembre 607.
Bonifacius IV, sacré le 15 septembre 608, mort le 27 mai 615.
Bonifacius V, 619-625.
78 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
faut. Nous dounerions volontiers ces vêtements brodés d'or
pour la description exacte d'une seule idole, du nom et de la
qualité du dieu ou de la déesse qu'elle représente, ou d'un
des oracles que le pape prie le roi d'abandonner.
En même temps, Boniface, connaissant l'influence que peut
exercer une femme, envoya une lettre à l'épouse d'Edwin,
la princesse Ethelberga, originaire de Kent, déjà chrétienne,
dans laquelle il la prie de détourner son mari des faux dieux
et des oracles. C'est elle qui doit lui communiquer le beau
secret de la foi, c'est elle qui doit enflammer son cœur froid.
Ce n'est qu'alors qu'ils s-eront non seulement un seul corps,
mais aussi une seule âme (II, H). Le pape fait accompagner
sa lettre de cadeaux : un miroir d'argent et un peigne d'ivoire
incrusté d'or*. « Que Votre Majesté », écrit-il, « accepte ces
présents avec la même bienveillance avec laquelle ils ont été
doimés. »
iNous retrouvons dans cette lettre les temples, les idoles et
les oracles, bref les trois abominations dont les chrétiens
étaient le plus frappés. Mais ils n'allaient pas plus loin et
n'essayaient jamais de comprendre les idées païennes. Ils
étaient trop convaincus de ce que ces idées étaient l'œuvre
du diable. Du reste il est beaucoup plus facile de détruire des
idoles que des idées, et Bède nous dit régulièrement que tous
les essais de conversion commençaient par la destruction
des idoles. « Les dieux faits par des hommes ne peuvent pas
être de vrais dieux », dit le roi Oswin à Sigbert d'Estsaxonie
encore païen (III, 22). Pourtant en 640 encore l'un des suc-
cesseurs d'Ethelbertà Kent, Earconbert, ordonne expressé-
ment de détruire les idoles... et de jeûner quarante jours
pendant le carême (III, 8).
Il ne faudrait pas croire que le sens du jeûne chrétien soit
entré profondément dans les esprits des païens, surtout des
i) Pectinem eboreum inaumfM/n. Wilden, dans sa trad. (Schaffhouse, 1866),
parle d'an Harfenschlàgel. Pour la reproduction de bijoux et d'ornements an-
glo-saxons, voir Parmentier, Album hist., I, 168.
LE CHRISTtANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE B^,DE 79
gens du peuple. Dans les couvents on en a probablement
compris le but; à Lindisfarne par exemple, les moines jeû-
naient à l'instar de l'évêque Aidan, le mercredi et le vendredi
pendant toute l'année (III, 5). Comme partout la conversion
a commencé aussi en Angleterre par des choses purement
extérieures. Le christianisme au commencement n'a produit
d'impression sur les esprits que par ses cérémonies et ses
sacrements; c'est plus tard seulement qu'il a adouci les
mœurs et transformé les idées. L'histoire de la conversion
de la Norvège et de l'Islande sous les deux Olaf nous en
fournit des exemples innombrables, et de même les Vitae
pour l'Allemagne et la Hollande. Nous en trouvons aussi dans
Bède.
L'évêque Pauhnus baptisa les païens de Northanhumbrie
avec le consentement du roi Edwin. Pendant un séjour dans
l'un des châteaux du roi, il baptisa pendant trente jours des
foules innombrables en plongeant les catéchumènes dans
l'eau de la rivière Glen(près de Yeverin à Glendaleje point le
plus septentrional de la Northanhumbrie). « Aussitôt qu'ils
l'entendaient, ils croyaient; aussitôt qu'ils croyaient, il les
baptisait » (II, 14). Les conversions étaient certainement trop
rapides, autrement tant de païens ne seraient pas revenus à
leur paganisme après la mort d'Edwin. Bède lui-même ne
peut s'empêcher de dire que Paulinus est allé trop vite en
besogne. Il raconte même (II, 9) que l'évêque avait déjà
assez à faire de détourner ses propres compagnons qu'il
avait baptisés à Kent des tentations du paganisme. Ces
petits détails sont certainement très caractéristiques. Il est
vrai que le baptême va quelquefois de pair avec ua acte de
charité chrétienne. Ainsi l'évêque Wilfried baptisa en 681
dans la Suthsaxonie deux cent cinquante esclaves, hommes et
femmes (IV, 13), et leur rendit cette liberté que saint Paul de-
manda autrefois à Philémon pour Onésime. Quelquefois ce-
pendant le baptême fut imposé aux païens avec de véritables
barbaries et cela nous montre clairement qu'il n'était consi-
déré que comme une garantie du salut éternel. Bède nous en
80 REVUE DK l'histoire DES RELIGIONS
donne un exemple (IV, 10). Le roi Ceadwalla de Wessex prit
en fi86 l'île deVecta(Whight). Il avait promis àl'évêque Wil-
friedle quart du pays, qui était encore entièrement païen, ce
qui constituait à l'évêque une propriété de trois cents foyers.
Les deux fils du roi de l'île tombèrent entre les mains de
Ceadwalla, qui ordonna de les tuer immédiatement. Mais
comme un prêtre entendit cette condamnation, il demanda au
prince la permission de les baptiser d'abord. « Et lorsque le
bourreau arriva, ils subirent la mort contents, car ils ne dou-
tèrent plus qu'elle n'était que le passage de leurs âmes à la
vie éternelle ». Mais, ajoute Bède, aucun des habitants de
l'île ne voulait se faire prêtre, le joug qui pesait sur eux leur
causait trop de chagrin. Peut-être qu'une pareille manière
d'administrer le baptême leur paraissait trop effrayante.
Peut-être aussi n'y voyaient-ils rien qui les choquât, car
en général le baptême n'était pour eux que la pratique ma-
gique la plus efficace des chrétiens. Souvent même le bap-
tême était un moyen pour pouvoir fréquenter les chrétiens
et pour faire du commerce avec eux. « Dans ces temps, lisons
nous dans une Saga, le christianisme s'était répandu en Dane-
mark et Gisli et les siens se firent marquer avec la croix
(« prim signaz »), car c'était alors une habitude très en usage
chez les marchands, qui entraient de cette façon en relations
étroites avec les chrétiens*.
La façon dont le baptême était envisagé parles chrétiens et
les païens ressortira clairement de deux anecdotes prove-
nant de deux parties distinctes du monde germanique païen.
L'une d'elles nous vient d'Islande : Dankbrand, le chapelain
de la cour du roi Olaf Tryggvason, arriva en Islande en 997.
C'était douze ans après la mission de ïhorwald Kodransson,
dont la Saga a étépubhéepar feu Lasonder. Dankbrand passa
un hiver chez un notable islandais nommé Hall et essaya de
lui persuader de se faire baptiser. Un jour Hall lui dit : « Tl y
a dans ma maison deux très vieilles femmes, si faibles et si
1) Gisla Saga Siirssym, éd. Konrad Gislason, 1849, p. 96.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DAiNS l'hISTOIRE DE BEDE 81
décrépites qu'elles ne peuvent plus remuer et qu'elles doi-
vent garder le lit. Je veux les faire baptiser et si elles peuvent
marcher après le baptême, ou si seulement elles sont moins
malades, et si ça ne leur fait pas de mal, quand on les plon-
gera dans l'eau, alors je verrai qu'il y a une grande force
dans la croyance chrétienne et je me ferai baptiser avec tous
ceux qui dépendent de moi. » Naturellement tout réussit et
Hall se convertit au christianisme \ Le récit est caractéris-
tique, mais il ne faudrait pas oublier que Dankbrand était un
homme assez inférieur, l'un de ces apôtres qui recourent
plus volontiers aux coups qu'aux arguments (« verberis magis
quam verbis »)" et que sa mission lui avait été imposée parOlaf
en expiation du crime qu'il avait commis antérieurement \
L'autre anecdote a pour théâtre le royaume de Louis le
Pieux, fils de Charles. La ville n'est pas indiquée, mais cela
pourrait être une ville hollandaise, Dorstad, par exemple. Le
moine de Saint-Gall, dont les chroniques* nous ont rendu tant
de services, raconte qu'un jour un certain nombre de Nor-
mands devaient se faire baptiser. Mais les vêtements baptis-
maux blancs que l'empereur fournissait à ses frais ne suffi-
rent pas cette fois pour les catéchumènes qui étaient plus de
cinquante. L'empereur donna alors l'ordre de couper en
morceaux une pièce de toile et de coudre grossièrement ces
morceaux. Mais les vêtements ainsi confectionnées étaient
trop courts et l'un des Normands, furieux de celte économie
1) Olafssaga Tryggv, chap. 216, D'autres exemples dans Maurer, I, 211 ss,,
348 ss., 392.
2) Voir sur lui Maurer, Bekehrung, I, 408 ss.
3) Lasonder, Légende de Thoricald, p. 126.
4) Voir la préface de YEkkehard de Scheffel. L'auteur de cette chronique est
Notker, der Stotterer (balbulus, comme il s'appelle lui-même, II, 17 : Le bègue
sans dents). Goldast et Basnage sont du même avis, mais non pas Pertz.
Watlenbach prouve, en se basant sur Zeuer (1886) que le célèbre maître de
l'École de Saint-Gali, le grand chroniqueur et musicien, est aussi l'auteur des
Gesta Karoli Magni, livre à consulter avec précaution, quand il s'agit d'événe-
ments historiques, mais qui contient des descriptions très exactes des mœurs
et des coutumes. Watlenbach : Introduction à la chronique de Nolker, dans
Xlten Jahrh., t. XI, p. ix ss.
6
82 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
mal placée, s'écria : « C est lu viaglième fois que je me fais
baptiser et toujours on m'a fait cadeau de beaux vêtements,
mais le chiffon qu'on m'a donné aujourd'hui est peut-être bon
pour un porcher, mais pas pour un gentilhomme. Si je n'avais
pas honte d'être nu, je vous rendrais le vêtement à vous et à
votre Jésus. » « C'est tout ce que les ennemis du Christ, ajoute
le chroniqueur en gémissant, comprennent à la parole de
l'apôtre : « Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous
« avez revêtu Christ » {Gai., m, 27)*.
Ce Normand faisait donc de son baptême une affaire com-
merciale ; beaucoup de Danois et de Norvégiens ont ainsi vi-
sité la Hollande en paisibles commerçants avant d'y venir en
pirates saccager et piller les villes. Les marchés de Dorstad,
maintenant Durstede% étaient visités par beaucoup de chré-
tiens nouvellement baptisés, pour qui le baptême n'était qu'un
article de commerce et qui rendaient leurs hommages non
seulement au Dieu des chrétiens mais aussi au dieu des mar-
chands. Quelquefois cependant le baptême lia très étroite-
ment les nouveaux convertis à leurs coreligionaires, comme
par exemple ce Normand dont la Chronique de Xante n nous
raconte le trait suivant. Après s'être fait chrétien en Frise,
il y resta de longues années et commanda les Frisons dans
leurs luttes contre les Vikings païens. Il épousa, d'après les
dernières recherches de Jaeckel, une femme de l'ancienne
famille ducale d'Oostergoo en Frise. Il était le père de Ré-
ginhilde et le grand-père de ]VIathilde,répouse de l'empereur
Henri r'\
Mais quelque extérieur que fût l'effet du baptême sur les
1) Mon. Sancti Gall. Gest. Car., II, i9; Pertz, II, 775; Wattenbach, IXle
Jahrh., Xlter Bd., p. 82.
2) La pieuse Frideburg dit à sa fille Catla : Il y a beaucoup d'églises et de
prêtres et aussi beaucoup de pauvres {indigcntium muUitudo) à Dorstad ; c'é-
tait dans sa bouche et à cette époque une louange. Vita Amcarli, cap. 20.
Wattenbach, IX Jahrh., VII, p. 46.
3) Annales Xanten, année 873; Wattenbach, IX, VIII, 171; Annal. Fuld.,
même année; Wattenbach, p. 70ss.; Jaeckel, Die Grafen von MUtelfriesland ans
dem Geschkch Kônig Ratbods, 1895, p. 39 ss., 64 ss.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS L HISTOIRE DE BEDE 83
païens et même, d'après Bède, sur les Anglo-Saxons, il serait
injuste de juger, d'après nos idées, ces procédés de conver-
sion. « Aux grands maux les grands remèdes ». Il était im-
possible de gagner les païens par d'autres moyens que par
le déploiement du faste dans les églises et par les sacrements
conçus comme pratiques magiques. Les chrétiens de leur
côté étaient fermement convaincus qu'il suffisait de baptiser
les païens pour les sauver de la damnation éternelle. Si leurs
moyens étaient grossiers et extérieurs, leur enthousiasme,
par contre, était ardent et leur amour pour les païens vrai et
sincère.
Il y avait en outre bien d'autres circonstances qui gênaient
l'œuvre de conversion, ou qui l'empêchaient de jeter des ra-
cines profondes.
Bède nous dit que dans sa patrie, ce n'était pas la volonté
spontanée du peuple qui l'amenait au christianisme, mais
l'exemple et les sentiments des rois. Les missionnaires s'adres-
saient à la cour. Dans une sorte de synode où prenaient part
les prêtres et le roi, on délibérait sur les affaires relatives à la
conversion. Le synode était suivi d'une « witenagemota», as-
semblée des « witan » (les chefs de famille et les régis minis-
tri) oiile prince faisait part aux assistants de sa décision dé se
faire baptiser et oii il demandait parfois leur avis aux grands
de la couronne. Nous verrons plus loin un exemple célèbre
de ces assemblées. Il va sans dire, que l'application de la
maxime a cujus regio, ejus religio » faisait bien supposer la
conversion du peuple, mais qu'elle n'en faisait pas un fait ac-
comph.
Les querelles entre les chrétiens étaient naturellement peu
profitables à l'œuvre de la conversion. La faute en était aux
deux partis, les Anglo-Saxons et les Celtes. Les premiers
avaient pour centre Cantwaraburc (Canterbury) et obser-
vaient les rites catholiques, tandis que les derniers recevaient
leurs prêtres de lona et pratiquaient les rites irlandais.
« Jusqu'à ce jour, dit Bède (II, 20), il est en usage parmi les
Bretons de n'estimer à rien la croyance des Angles et dei
8i REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
n'avoir aucun commerce avec eux, pas plus qu'avec les
païens. » Il cite comme exemple l'alliance entre le roi païen
de Mercie^ Penda elle roi breton chrétien Ceadwalla \ qui
attaquent ensemble Edwin et son peuple chrétien. « Penda
qui est païen, Ceadwalla, homme grossier, plus méchant
qu'un païen, Penda, qui sert les faux dieux, Ceadwalla, chré-
tien en apparence, mais païen dans son âme et dans ses
mœurs, tombèrent ensemble avec la même fureur sur les
sujets chrétiens d'Edwin. » D'autre part, les Anglo-Saxons re-
connaissaient à peine les Bretons comme chrétiens et ne
voulaient même pas se mettre à la même table qu'eux.
On sait que cette discorde a porté des fruits amers non
seulement en Angleterre mais aussi sur le continent. L'Église
bretonne, qui refusait l'aide des catholiques anglo-saxons
pour la conversion des Germains établis en Angleterre, com-
mença elle-même son œuvre parmi les Germains du conti-
nent. Mais lorsque plus tard Boniface, l'apôtre rigoureuse-
ment catholique des Germains, prêcha enïhuringe, en Frise
et ailleurs, il eut à soutenir une laite difficile contre les idées
qu'avaient propagées des missionnaires hérétiques, c'est-
à-dire irlandais.
Dans son cinquième livre, Bède donne des détails sur la
mission irlandaise parmi les Frisons et les Allemands (mis-
sion de Victberct, 690, des deux Ewald), la mission de Suid-
berct^ chez les Bructères (V, 9, 10), celle de Willibrod, à
qui Pépin de Héristal fait cadeau du célèbre château de Wilta-
burg (Trajectum en gaulois). « Willibrod, dit Bède (V, il),
vit encore"; c'est un vieillard vénérable qui, après une si
longue lutte dans l'armée du ciel, aspire aux palmes impéris-
1) Il ne faut pas le confondre avec Ceadwalla de Westsaxonie, le conqué-
rant de l'île de Whighl.
2) La protectrice de Suidberct, Plektrudis, épouse de Pépin de Héristal (687-
719) s'appelle dans Bède (V, II) Blithryda. Bède ne parle presque pas de Pépin,
de sorte que nous ne comprenons pas pourquoi Notker dit dans ses Gesta Car.,
II, 16, que « le très savanlBède a écrit tout un livre sur Pépin dans son Histoire
de l'Église. »
3) Willibrod mourut quatre ans après Bède. en 739.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'uISTOIRE DE BEDE 8o
sables des vainqueurs ». Notre moine est du reste très bref dans
la description de cette mission. 11 est évident que nous trou-
verons plus de renseignements sur ce point dans les V?(ae,
que dans Bède.
Retournons en Angleterre. Malgré les défauts de la mé-
thode de conversion, le christianisme gagnait du terrain et
lorsqu'en 655, Penda, le champion entêté du paganisme,
tomba, le christianisme remporta la victoire définitive. Il ne
restait plus qu'à choisir entre le christianisme irlandais et le
catholicisme.
(A suivre). L. Knappert.
Traduit par A. Dirr.
REVUE DES LIVRES
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Th. Achelis. — Ueber Mythologie und Quitus von Ha-waii.
Brunswick. F. Vieweg et fils, 1895, in-8, vi-82 pages. (Tirage à part
d'un article de VAusland, année 1893.)
M. Achelis a eu la très heureuse idée de présenter un tableau d'en-
semble de mythologie hawaïenne, l'une des plus développées et des plus
complexes de l'Océanie. Rien ne saurait être plus utile à la connais-
sance des religions des peuples non civilisés que ces courtes monogra-
phies où sont condensés, coordonnés et systématisés les renseignements
abondants, mais presque toujours épars et sans liens que nous donnent
sur les mythes et les rites des populations avec lesquelles ils ont été en
contact plus ou moins prolongé, les voyageurs, les explorateurs scienti-
fiques, les fonctionnaires locaux et les missionnaires.
M. A. a divisé son mémoire en quatre parties : la première est consa-
crée à la cosmogonie, la seconde à la théogonie, la troisième aux croyances
relatives à l'âme et à la vie future, la quatrième, sorte d'appendice, au
culte et aux institutions religieuses et sociales. Les notes, très amples et
riches en renseignements et en indications utiles, sont rejetées à la fin
du volume. L'auteur a mis très largement à profit les travaux de
M. Bastian ; il a puisé à pleines mains dans cet inépuisable trésor de
faits, que les longues et persévérantes recherches du puissant ethnogra-
phe allemand dans les bibliothèques et ses incessants voyages à travers
le monde lui ont permis d'accumuler, et il a tiré de ces matériaux pré-
cieux un meilleur parti peut-être que n'en eût tiré M. Bastian lui-même,
que ses habitudes de travail rapide et de composition hâtive entraînent à
présenter toujours beaucoup plutôt à ses lecteurs les éléments encore
mal coordonnés d'un mémoire ou d'un livre que le livre lui-même
ou le mémoire.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 87
Ce qui frappe tout d'abord dans la mythologie des îles Havaii,
comme au reste dans les autres mythologies polynésiennes, c'est la
coexistence de fables grossières et enfantines^ où se trahit une concep-
tion des dieux, conforme à celle des sauvages les moins développés.
et de théories cosmogoniques, de doctrines religieuses, qui semblent
l'œuvre d'esprits ingénieux et pénétrants, subtils et raffinés. Mais
il faudrait se souvenir que ce n'est pas là un phénomène isolé : la
mythologie grecque pourrait nous fournir les mêmes motifs d'étonne-
ment, et dans Homère déjà de très hautes conceptions religieuses se ma-
rient à des mythes où les dieux apparaissent tout semblables aux plus
barbares des hommes, tandis qu'Hésiode nous conte des légendes où les
Immortels sont représentés sous des traits où se pourraient reconnaître
les divinités grossières des Australiens et des Hottentots. Des idées
d'âge divers subsistent amalgamées confusément en un vaste ensemble
de mythes et de dogmes, où se mêlent étrangement des conceptions
naïves qui remontent jusqu'à l'enfance peut-être de la race humaine, des
allégories, des ressouvenirs de faits historiques, des tentatives d'inter-
prétation métaphysique et des doctrines empruntées d'ailleurs, trans-
formées parfois et mutilées jusqu'à en être méconnaissables. Il en est
ainsi pour la Grèce, mais plus encore peut-être pour la Polynésie où les
incertitudes de la chronologie, l'absence de documents écrits, la diffi-
culté d'interpréter les monuments figurés, l'action sur des populations
plus qu'à demi sauvages des croyances et des idées des Européens, qui
ont été assimilées assez vite et défigurées par les indigènes, se combinent
pour rendre fort mal assuré l'espoir de pouvoir jamais écrire une his-
toire véritable de la pensée religieuse des Maori. Il faut le plus souvent
nous tenir pour contents de constater l'existence de certaines manières
de penser et de croire et leur action sur la vie sociale et religieuse d'une
de ces petites sociétés insulaires, et sur les institutions publiques et ses
coutumes privées et ne pas nous risquer à esquisser une histoire, que le
manque de points de repère chronologiques suffisants ferait à coup sur
trop conjecturale. A vrai dire^ cette reconstitution du développement
des conceptions religieuses à Hawaii, M. Achelis ne l'a pas tentée et il
s'est heureusement abstenu de suivre M. Fornander dans les aventu-
reuses spéculations où il s'était laissé entraîner. Si prudemment qu'il
ait évité d'aborder les questioLs d'origine, il n'a pu néanmoins fermer
les yeux aux frappantes analogies qui existent entre certains mythes
hawaïens et certaines parties de la Genèse, mais au lieu de recourir,
comme Fornander et le roi Kaméhaméha, à l'hypothèse hasardeuse de
88 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
migrations à travers le Continent asiatique, l'océan Indien et le Pacifique
des ancêtres des habitants actuels des îles Havaii, il préfère s'en tenir à
la manière de voir de son maitre Bastian et expliquer ces multiples et
étroites ressemblances par la similitude de structure des esprits qui ont
enfanté ces légendes et ces conceptions cosmogoniques. Peut-être est-ce
éliminer un peu trop lestement l'hypothèse de l'emprunt; il y a telle des
légendes rapportées par Kaméhaméha, la légende du Déluge par
exemple, dont la ressemblance avec le récit biblique est vraiment trop
étroite pour que l'on ne soit pas presque contraint d'admettre qu'elle
n'en est qu'un décalque, j'ose à peine dire une adaptation ; il faudrait que
l'on eût prouvé que nul emprunt n'a pu être fait aux traditions chrétien-
nes et juives, pour qu'il valût la peine de chercher de ces déconcertantes
similitudes une autre explication. Or cette preuve-là n'est pas faite et
à vrai dire semble impossible à faire. On sait avec quelle surprenante
rapidité les peuples non civilisés ou civilisés à demi adoptent les lé-
gendes, les contes, les mythes qui leur sont apportés d'ailleurs ; ils les
transforment au reste en les adoptant et les amalgament si intimement
à leurs croyances propres qu'au bout de peu d'années la critique interne
serait hors d'état de faire le départ entre ce qui est né de l'àme même du
peuple qu'on étudie et ce qui lui est venu du dehors. L'acceptation facile
des traditions étrangères et leur incorporation dans la tradition nationale,
dans l'ensemble de conceptions mythiques qui sont liées aux institutions
religieuses et sociales, sont rendues plus aisées encore, lorsqu'il existe
déjà dans la mythologie d'un peuple des légendes qui ont quelque analo-
gie avec celles que les immigrants ou les voyageurs apportent avec eux.
Or c'est ce qui semble s'être passé un peu partout en Polynésie. La res-
semblance générale qui existait entre les légendes indigènes et les tradi-
tions bibliques afacilité l'adoption par les Maori, des mythes hébraïques et
chrétiens, des mythes hébraïques surtout; peu à peu la légende juive plus
simple, plus claire, aux contours plus arrêtés s'est substituée à l'ancienne
légende polynésienne dont elle semblait n'être qu'une simple variante,
mais les dieux maori y ont pris la place de Jahvéh et le mythe biblique
s'est coloré d'une teinte nouvelle, qui le rend méconnaissable pour un
observateur superficiel. M. Achelis reconnaît au reste que certaines lé-
gendes hawaïennes sont des légendes bibliques travesties, mais il ne
semble pas accorder à ces emprunts toute l'importance qu'ils paraissent
avoir en réalité.
L'un des traits les plus intéressants de la mytholologie havaïenne,
c'est le caractère abstrait et presque impersonnel des divinités — ou
ANALYSES ET COMPTES REiNDUS 89
plutôt des entités — qui sont placées à l'origine des choses. Il se peut
que ce soit là des créations métaphysiques de date récente, il se peut
aussi que ce soit de plus anciens dieux qui auront été peu à peu dépouil-
lés de leurs attributs personnels et concrets au profit des dieux nouveaux
investis du gouvernement actuel du monde et des hommes, et relégués
jusqu'en ces tem.ps lointains où le regard mal assuré ne démêle qu'à
peine les formes et les contours des êtres. Ces forces créatrices mysté-
rieuses, dont semblent procéder même les dieux, ne reçoivent aucun culte ;
ce sont des figures mythologiques, des principes métaphysiques d'expli-
cation, cène sont pas, au sens religieux du mot, des divinités. Il esta
remarquer au reste que chez les véritables sauvages, (Australiens, Hot-
tentots, etc.), les dieux créateurs ne sont pas adorés d'ordinaire, parce
qu'on les considère comme trop vieux et privés de force et de puissance
par l'âge, et que le culte des ancêtres se limite à un petit nombre de
générations.
Dans la seconde partie, M. Achelis passe en revue les principales
figures du panthéon hawaïen^ Kane, le dieu suprême, Kanaloa, dieu de
la mer, Kii, sorte de Loki polynésien, Wakea et Papa, le ciel et
la terre personnifiés, Lono, dieu des moissons et époux de Pelé, la
déesse des volcans; il étudie ensuite les dieux et les génies protecteurs
des individus et des familles, qui ont d'ordinaire un caractère ances-
tral.
La troisième partie traite de la conception que les Hawaïens se font de
l'âme, de sa forme, de son apparence, de sa destinée, (elle est d'ordi-
naire, après la mort, mangée par les dieux), de sa réincarnation dans
les corps des animaux et en particulier des requins, du sort qui l'attend
dans le Reinga (Paradis) ou dans les domaines du terrible et féroce Mi lu,
qui étend sa domination sur tous les morts du commun, sur tous les
faibles et les débiles, de la seconde mort enfin.
Dans l'appendice, M. A. trace une rapide esquissedes pratiques du culte;
il indique quelles sont les diverses classes de prêtres et quelle autorité
appartient à chacune, de quelles fonctions ses membres ont à s'acquitter.
Il donne sur le tabou, sa signification religieuse et son rôle social quel-
ques indications sommaires et parle un peu plus en détail du traitement
magique des maladies et des sociétés secrètes. Ces sociétés, à demi reli-
gieuses, que l'on retrouve à travers l'Océanie entière, dans l'Océanie
noire comme en Polynésie, constituent, à côté de l'organisation normale
de la famille et de la tribu, une autre organisation et une autre hiérarchie
parallèles, dont la puissance et la cohésion paraissent plus grandes encore.
90 REVUE BV. LHÏSTOIRE DES RELIGIONS
Cette société des Areois est placée sous le patronage immédiat du dieu
Oro et l'histoire de sa fondation se mêle étroitement aux divers épisodes
de sa légende; elle n'a pas le caractère à demi funèbre des sociétés
secrètes mélanésiennes, sociétés dont sont membres au même titre les
vivants et les spectres des morts.
Tel est en ses grandes lignes le mémoire de M. Achelis. Il sera utile-
ment consulté par tous ceux qui s'occupent des religions de l'Océanie,
mais il ne saurait sur aucun point tenir lieu des sources originales.
Leur valeur respective n'y est pas critiquement discutée, et les renseigne-
ments qu'elles contiennent ne sont qu'incomplètement analysés ; ce travail
est plutôt une introduction générale à l'étude de la religion des îles
Hawaii qu'un répertoire critique des données que nous possédons sur les
croyances et les rites auxquels étaient autrefois attachés les indigènes
de cet archipel.
L. Marillier.
Incantamenta magica graeca latiua coUegit, disposuit, edi-
dit RicARDUs Heim. — Lipsiae, in aedibus Teubnerii. MDCCCXCII.
Cet opuscule se compose de trois chapitres d inégale longueur et jux-
taposés plutôt qu'unis en un même ensemble.
1° Dans le premier et le plus long de ces chapitres, M. Heim a groupé
245 formules magiques, extraites des auteurs grecs et latins.
2° L'opuscule se continue par un chapitre intitulé : De forma incan-
tamentorum metrica.
M. Heim y expose les deux opinions auxquelles cette question de mé-
trique a donné naissance. Deux écoles se sont formées : celle de Ritschl
et celle de Duentzer.
M. Heim, qui doit être d'humeur pacifique, garde la neutralité :
« Uterque modum transi re videtur et rectum in medio est.
ce Difficillimum est certis et artificiosis legibus compositas formulas
inveniri. Maxime amat populus carmina aequalibus membris praedita,
quae praeterea adnominatione vel assonantia vincta sunt. »
Des lignes d'égale longueur, des assonances, des rimes même, c'est-
à-dire le trompe-l'œil de la poésie, c'est tout ce que l'on trouve dans ces
formules.
A défaut de réelle poésie on y rencontre, à chaque pas, des fautes de
grammaire.
ANALYSt';S ET COMPTES RENDUS 91
Albula glandula
Nec doleas, nec erescas,
Nec paniculas facias
Sed liquescas tanquam salis in aqua (p. 145).
3» Enfin l'opuscule se termine par un chapitre-appendice : « Anec-
dota incantamenta nonnulla. »
Inscrites, par une main étrangère sur les marges d'un manuscrit du
monastère de Maria Laach, ces formules ne sont pas du domaine de la
magie, mais du domaine de la médecine et des croyances superstitieuses
des X* et xi^ siècles.
Exemples : « Ad febres. Morionis manum unam collige cum oratione
dominica, tere cum aquâ frigidà, bibe, probatum est » (p. 552).
« Ut mures non comedant annonam in horreo. In vigilia Sancti Johan-
nis, post occasum solis, vade ubi \erbena est et gira eam cum cultello
in circuitu ter[rae] et die ter in nomine Patris et Filii et Spiritus
Sancti, etc., etc. » (p. 553).
Gela ressemble, de tous points, aux recettes que l'on rencontre dans
les deux ouvrages apocryphes : Enchiridion Leonispapae et le Grimoire
du pape Honorius. En résumé, le lecteur a sous les yeux une collection
de textes magiques faite par un philologue.
De prime abord ce travail semble ne ressortir que du tribunal des
philologues et je suis assuré que de ce côté l'auteur a reçu force éloges.
Mais cet auteur, ce philologue, demande qu'il soit rendu compte de
son opuscule dans la Revue de L'Histoire des Religions.
C'est^ du même coup, confesser qu'il attribue à son œuvre une valeur
religieuse et magique — et qu'il accepte la critique des gens experts en
ces questions. Or à ce point de vue l'intérêt de ce livre semble beaucoup
moindre.
On pourrait dire en effet à M. H. que ses 245 formules sont pré-
sentées sans ordre et groupées comme au hasard de ses lectures. Ce
qui est grec s'y confond, dans un inextricable mélange, avec ce qui est
romain; ici, la formule la plus récente y a le pas sur la plus ancienne;
là, au contraire et toujours sans motif connu, la plus ancienne reprend
la place qui lui appartient. Et l'on ne sait quels motifs l'ont pu pousser
à faire preuve d'une insouciance aussi absolue de tout ordre?
M. Heim répondrait sans doute que la critique porte juste, et qu'il
avait lui-même compris qu'un ordre logique eût donné plus de valeur à
son travail :
« Itaque facile non est cognitu quid sit romanae, quid peregrinae
92 REVUE DE L'iilSTOTIlE DKS HELlfirONS
originis, quid novum aut antiquum; quid prius, quid posterius; neque
fieri potest, ut tempus quo singula carmina superstitiosa composita sint,
cognoscamus.
« Neque minus saepe difficile est, discerni veram religionem etsuper-
stitionem magicam. »
C'était un long et dur labeur que d'établir un ordre logique dans ces
245 formules. La tâche a effrayé M. H. ; il a préféré citer au hasard.
De quel chef, en effet, pourrait-on ajouter, s'est-il arrogé le droit de
grouper ces 245 formules citées à tout hasard, sous quatorze rubriques
ou chapitres?
Pourquoi quatorze plutôt que vingt, plutôt que cent?
A ne tenir compte que des tablettes connues, on peut constater déjà
que le champ de la magie est sans limites. C'est par centaines que se
chiffrent aujourd'hui les tablettes relatives aux différentes opérations ma-
giques en Chaldée.
Pour les seuls présages atmosphériques, on possède un ouvrage en
vingt-cinq chapitres sur lesquels onze sont consacrés aux présages céles-
tes et quatorze aux présages terrestres (III Raw., pi. 49).
S'agit-il d'incantations contre les maladies? On trouve aux planches 17
et 18 du IP vol. de Rawlinson vingt-huit formules pour vingt-huit ma-
ladies différentes.
Et comme le nombre des maladies est illimité, on trouve dans les dix-
sept premières planches du IV^ vol. de Rawlinson autant de formules
d'incantations qu'il y a de cas de maladies.
S'il vous plaît de conjurer les esprits, vous avez à votre disposition
vingt-neuf petites formules de conjurations dans la collection qui a
pour titre : Kikanlabi-ku.
Contre les sept esprits mauvais vous avez une série de seize tablettes.
Toute inscription historique, et Dieu sait si elles sont nombreuses de-
puis Ur-Nina jusqu'à Nabonid, vous donnera une formule d'invocation
et de malédiction.
Il ne s'est pas rédigé un contrat qui ne contienne, comme le caillou de
Michaux, une formule d'imprécation.
Pas un temple ne s'est bâti, pas un palais ne s'est dressé ni en Baby-
lonie ni en Assyrie sans qu'aux quatre angles les constructeurs n'aient
déposé ou une formule magique d'incantation ou une formule d'impré-
cation contre les violateurs de la pierre angulaire de ces temples ou
palais.
Faut-il citer les innombrables talismans recueillis au Musée du Lou-
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 93
vre, le- étage? Chaque talisman, statuette, amulette ou cachet porte une
inscription magique.
Enfin, car il faut terminer cette trop longue énumération, je mention-
nerai pour mémoire les tablettes relatives à l'envoûtement, aux présages
tirés de la position des astres, de? éclipses de lune et de soleil, aux por-
tenta tirés de la naissance, de la foudre, du tonnerre, du vent, de la di-
vination par les figures géométriques, par les flèches, etc.
Gomment avoir la prétention de faire tenir ces milliers de formules
magiques sous quatorze rubriques ?
Si M. H, n'était pas seulement philologue, il n'eût point écrit, page
4t)7: « Populus Graecorum ipse ter se hanc artem, quae quasi pars
religionis erat, novit et coluit, etiamsi de incantationibus veteribus
paene nihil scimus; postea sane multum ex Orientis populis, eut Ju-
daeis, Ghaldaeis, Persis, Aegyptiis in Graecorum populum penetrabat,
ut demonstrant papyri quae vocantur magicae in Aegypto inventae. »
Il faut du reste adresser à M. H. un reproche plus grave encore : pas
une des formules qu'il cite n'a la moindre valeur au point de vue de la
science magique.
Ge sont des débris sans intérêt, sans lien, sans signification, et dont
personne ne saurait extraire un enseignement quelconque sur la vraie
magie.
On a dit, en parlant d'histoire, « que mille dates ne donnaient pas une
idée ». Autant en dirai-je de ces 245 formules stériles; en aurait-on
groupé 1000, au lieu de 245, que l'on n'aurait pas donné au lecteur une
seule idée sur la magie.
M. Heim pourrait sans doute dire qu'avec les anciens il confesse
l'inanité, le vide de ses 245 formules. De parti pris et avec une intention
bien marquée de mépris, ils ont laissé de côté et condamné à l'oubli des
listes entières de ces stériles formules : « Partim scriptores antiqui
consilio studioque taliacarmina in libris omiserunt veluti Plinius. »
Mais avec la conviction que la magie n'est pas un catalogue banal de
vaines formules, M. H. n'a pas tenté le moindre effort pourarriver à une
synthèse. Il s'est amusé aux détails sans se préoccuper de l'ensemble.
Il a cru que, pour expliquer la force magique des paroles, il suffisait
de recopier les formules d'incantations et les inscriptions : « Gùm his
paginis vim magicam verborum explicare velim, non solum incanta-
menta, quae et pronuntiari et scribi potuerunt, contuli, sed etiam inscrip-
tiones, quae in amuletis insculptae portabantur, quantum necessarium
est, Iractavi. »
94 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Il a toujours oublié ce point essentiel qu'il ne recopiait que des for-
mules sans vie, dépourvues de leur signification primitive et qui ne re-
prennent leur valeur réelle que lorsqu'elles sont remises dans leur
cadre.
Un exemple emprunté à une incantation du IV Raw., pi. 7, mettra
ma pensée en plein relief.
Cette incantation, je suppose, est passée de Babylone, par l'Egypte et
la Grèce jusqu'à Rome.
A ce terme d'arrivée, l'incantation sera libellée, comme le sont les
245 formules : « Contre le mal de tête. — Au lever du soleil, le mage
ira sur les bords de l'Euphrate, de ses mains il puisera l'eau pure du
fleuve, reviendra à la demeure du patient, répandra l'eau pure sur la
tête de ce dernier, disant : Esprit du ciel, conjure-le. Esprit de la terre,
conjure-le. »
Vous avez en ces quelques lignes très exactes, très conformes au texte
original, la déformation la plus complète de l'incantation magique telle
qu'elle se pratiquait en Babylonie.
C'était un drame très vivant, plein de poésie, animé d'un vrai souffle
religieux, débordant de symbolisme et divisé en trois actes.
Au premier acte, le magicien fait le diagnostic du mal, raconte, de
façon saisissante, le travail ténébreux des puissances occultes sur la tête
du patient.
La maladie connue, il s'agit de découvrir le remède : c'est le deu-
xième acte. Éa, dieu de la Sagesse, maître en tout savoir, pourrait indi-
quer ce remède. Mais il habite les profondeurs de l'abîme et sa demeure
n'est pas de facile accès. — Par bonheur son fils Marduk, le dieu so-
leil, qui chaque matin (naît) sort de l'Océan, reste tout le jour visible, est
un dieu de plus facile accès pour l'homme. On se tourne donc vers lui en
cas de détresse, on le députe vers Éa pour connaître le remède à tous
maux. — Touché de cette prière et lorsque le soir arrive, on voit le dieu
pitoyable, Marduk (le soleil), se plonger dans les flots, la demeure d'Éa.
La nuit se passe en consultation entre Marduk et son père. Le lendemain
le soleil (Marduk) quitte la maison d'Éa, l'Océan. C'est l'heure de la
rémission pour toute maladie, c'est l'heure de la renaissance de toute
chose à la vie, à la lumière. — C'est aussi l'heure où Marduk indique au
magicien le secret d'Éa, le remède demandé.
A ce moment, commence le troisième acte. Le magicien, aux premiers
rayons de l'aurore, se rend aux rives de l'Euphrate, il y puise l'eau pure
et, revenu à la demeure du malade, il lui fait les aspersions voulues
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 95
sur la tète, et jette aux esprits mauvais, causes du mal, les impréca-
tions rituelles.
Sous chacune des 245 formules de M, H. se cachait, à l'orig-ine, un
drame du genre de celui que je viens d'analyser.
Pour avoir et pour donner une idée exacte de la magie, il ne suffit
pas de collectionner, fût-ce par milliers, des formules, d'en faire une
étude philologique.
Le plus sûr chemin est de remonter aux origines. Si, en toute ma-
tière, « la science n'est qu'une ignorance dérivée de plus haut », en
magie, de nos jours, il n'est plus permis de dériver notre ignorance de
moins haut que des inscriptions de la Babylonie. C'est véritablement
prendre trop facilement parti de son ignorance que de dire : « Nihilo
magis plaçât sententia virorum doctorum, hune carmmum super stitio-
sum usum ex Oriente in Graeciam importalum esse ».
Aurèle Quentin.
Jaina Sûtras translatée! from Prakrit by Hermann Jagobi.
Part II. The Uttarâdkyayana Sûtra. The Sûlrakrtânga sûtra [The
Sacred Books of the East, vol. XLV), Oxford, 1895.
Le nom de M. Hermann Jacobi est familier à tous les indianistes. Sa
curiosité, active autant qu'heureuse, se plaît à battre les régions les
moins foulées de la philologie indienne; son érudition de spécialiste,
associée à de solides connaissances scientifiques, la classe hors cadre au
premier rang de la science. Astronome, métricien, linguiste, il prodigue
les suggestions audacieuses, les hypothèses hardies, et s'il ne réussit pas
toujours à convaincre, il réveille l'intérêt et provoque la discussion.
Quelle polémique retentissante s'est engagée récemment encore autour
d'un court mémoire sur l'âge du Véda ! Les études religieuses ne doivent
pas moins à M. Jacobi que l'indianisme proprement dit. Sa traduction
allemande du Bouddhisme de M. Kern a mis à la portée de tous les
savants ce magnifique ouvrage trop peu accessible dans sa rédaction
hollandaise. Mais le jainisme devait nécessairement tenter et séduire
M. Jacobi aux dépens de son antique rival. Il y a quinze ans, le jainisme
était encore une terre inconnue; si M. Weber, toujours le premier à
ouvrir les voies, y avait poussé une exploration patiente et féconde, on
96 REVUE DK l'histoire DES RELIGIU.N'S
se contentait en général d'idées reçues, de documents vieillis et de tra-
ductions sans autorité. La recherche méthodique des manuscrits dans
l'Inde avait pourtant fait surgir une littérature considérable qui restait à
défricher. L'entreprise demandait une persévérance à toute épreuve :
les ouvrages sacrés du canon jaina sont écrits dans un dialecte appa-
renté sans doute au sanscrit, mais défiguré par des altérations profondes
et réduit par l'usure des consonnes à une sorte de bégaiement amorphe.
Le mérite littéraire des textes n'est pas fait pour compenser les faiblesses
de la langue; la prolixité, le verbiage, les répétitions en sont les moindres
défauts. L'échec du jainisme s'explique sans peine si on compare sa
littérature sacrée aux Écritures des Églises rivales : une fatalité malen-
contreuse lui a refusé un écrivain de génie. Les Pères de l'Église n'ont
jamais atteint à l'art sublime des maîtres brahmaniques ou à la simpli-
cité attendrissante des docteurs du bouddhisme. Cependant, malgré la
médiocrité de sa fortune, le jainisme n'en tient pas moins une place
considérable dans l'histoire de l'Inde : contemporain du bouddhisme, il
a grandi dans la même région, il a connu les mêmes personnages, il a
sollicité les mêmes patrons, il a combattu les mêmes concurrents. Sa
tradition contrôle et complète la tradition bouddhique; sa dogmatique,
comparée à la dogmatique rivale, éclaire l'état des esprits dans l'Inde au
cours du ïv" siècle avant l'ère chrétienne; son histoire conservée en
partie dans des annales ecclésiastiques, en partie restituée par les
découvertes épigraphiques, donne de précieux repères dans le chaos de
la chronologie indienne.
Nous n'avons pas à énumérer ici la longue liste des travaux de M. Ja-
cobi sur le domaine dujainismo, textes, traductions, analyses, mémoires,
chrestomathie, etc. Il nous suffira de rappeler la traduction magistrale de
l'Acârâtiga Sûtra et du Kalpa Sùtra, publiée dans la collection des 5'acrec?
Books of te East (vol. XXII) en 1884. La traduction de l'Uttaràdhyayana
et du Sûtrakrtânga, publiée aujourdhui dans la même collection, a une
valeur double; les spécialistes de l'indianisme n'y trouveront pas moins
d'intérêt ou de profit que le grand public, car le texte de ces deux ou-
vrages leur est encore à peu près inconnu; la seule édition qui en ait
été donnée jusqu'ici a paru dans l'Inde, aux frais d'un dévot indigène. Les
deux sûtras réunis dans ce volume ne sont pas classés dans la même
section du canon. Le Sûtrakrtânga est le second des douze arigas ou
textes fondamentaux; l'Uttarâdtiyayana est le premier des quatre mûla-
sûtras qui ferment la collection sacrée. La classification des théologien
semble ici correspondre à la réalité; l'anga, comparé au mûla-siitra, décèle
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 97
une rédaction antérieure : le plan en est moins ordonné, la doctrine
moins systématique. L'un et l'autre visent au même objet; ils s'adres-
sent au jeune moine pour l'instruire de ses devoirs, l'introduire à la vie
ascétique et le mettre en garde contre les séductions des doctrines hé-
rétiques. Pour mieux frapper ou pénétrer l'esprit, la forme de la leçon
change sans cesse; elle chante, elle prêche, elle conte, elle discute.
L'hymne alterne avec le dialogue, la parabole avec la controverse. Sou-
vent, il est vrai, le cadre est à peine esquissé, et le commentaire seul
permet d'en restituer les lignes fuyantes. L'humour vertueux des
moines, chez les Jainas comme ailleurs, se plaît à deux thèses ; les
enfers et les femmes. L'austère rédacteur du Sûtrakrta peut se flatter
d'avoir tracé un des plus jolis tableaux de genre que l'Inde nous ait
laissés ; s'il note en observateur exact les coquetteries pernicieuses des
femmes, sa fantaisie triomphe à représenter les misères et les humilia-
tions qu'impose l'amour. L'Inde antique a connu les maris martyrs.
(c Les uns ont à porter des charges comme un chameau; ou debout la
nuit ils bercent l'enfant avec des refrains de nourrice, ou hien ils lavent
le linge comme des blanchisseurs » (I, 4, 2).
Mais c'est surtout l'histoire des doctrines qui doit profiter de ces deux
textes. Ils n'éclairent pas seulement par un exposé dogmatique les idées
fondamentales du jainisme ; ils font aussi défiler les adversaires de l'Église
naissante, et si leur témoignage est trop suspect pour être admis sans
réserve, encore sommes-nous heureux de l'enregistrer sous bénéfice
d'inventaire. Nous sommes d'ailleurs en état de les contrôler sur plu-
sieurs points^, et l'épreuve est généralement favorable. Les dogmes des
matérialistes, des Vedântins, des Akriyâvâdins, des pré-Vaiçesikas, des
Bouddhistes, des Jânayas, des Vainayikas, de Goçâla et son école, des
Agnostiques, des Védistes, des Hastitàpasas sont successivement exposés
et réfutés. Un grand nombre de ces sectes étaient jusqu'ici inconnues.
La besogne du traducteur, aux prises avec des opinions énigmatiques
et des termes incertains, était redoutable. M. Jacobi ne s'en est pas con-
tenté; il a voulu mettre lui-même en œuvre les matériaux qu'il avait
dégrossis. L'Introduction qui ouvre le volume n'a pas moins d'importance
que les nouveaux Sûtras. M. Jacobi y examine tour à tour les hérésies
exposées et réfutées par ses textes; il retrouve la plupart de ces thèses
également exposées et condamnées dans le canon bouddhique. Une fois
de plus, la double série des documents se contrôle et se corrobore. Mais
tandis que le bouddhisme, façonné de bonne heure en système, tire ses
données de son propre fonds, le jainisme demeuré à l'état de masse
7
98 RliVLE DE l'histoire DES RELIGIONS
amorphe subit les intluences de ses rivaux, et leur emprunte pèle-mèle.
La doctrine du Syàd-vàda semble être une réplique aux Ajilàna-vâdins
qui prêchaient l'agnosticisme. La théorie des six leçyâs correspond aux
six classes de Goçàla, et n'en est qu'une adaptation. Les formules, les
usages en pratique chez les Acelakas, au dire des Bouddhistes, se retrou-
vent en partie chez les Jainas. Goçàla, le maître des Acelakas, est un
disciple schismatique de Mahâvira, selon la tradition des Jainas qui met
ainsi les deux écoles en i-apport d'origine. M. Jacobi, qui a restitué ainsi
l'atmosphère intellectuelle où s'est formée la religion du Jina, prétend
remonter plus haut encore, jusqu'au précurseur du dernier Jina, à
Pàrçva. Les sûtras jainas désignent expressément^ et plus d'une fois,
les sectateurs de Pàrçva; dans iUtlaràdhyayana même, le disciple de
Mahàvîra, Gautama, rencontre Keçi, chef de la branche de Pàrçva, et
disserte avec lui. Les sùtras bouddhistes, si exactement informés des doc-
trines jainas, connaissent les quatre vœux de Pàrçva, distincts des cinq
mahà-vratas de Mahàvîra. Il est légitime d'en conclure, avec M. Jacobi,
que l'Eglise de Mahàvîra est une continuation amendée de l'Église de
Pàrçva et que le nom de Nirgranthas a pu s'appliquer aux adeptes des
deux branches.
Le volume de M. Jacobi est un nouveau service rendu à la cause de
l'antiquité indienne. Si ses conclusions, fondées sur le raisonnement, ne
sont pas de nature à convaincre^ les documents qu'il a réunis et juxta-
posés avec un soin si heureux doivent subsister. S'ils ne démontrent
pas encore la haute antiquité du jainisme, ils le rendent de plus en plus
étroitement solidaire du bouddhisme. Les sûtras des deux Églises se rap-
portent bien à la même époque et au même mouvement religieux '.
Sylvain Lévi.
Ernst M.aass. — Orpheus. Untersuchungen zur griechi-
schen romischen altchristlichen Jenseitsdichtung
und Religion. Avec deux planches. — 0. Beck, Mûnchen, 1895.
M. Maass, professeur à Marbourg^ continue, sans se lasser, la série de
ses productions. Le savant critique vient de faire paraître une nouvelle
1) Le vers -44 du chap. ix de VUttarddhyayana, à en juger sur la traduction,
correspond littéralement au vers 70 du Dkainnuipada, Le rapprochement n'est
pas sans intérêt, car le vers en question présente une expression difficile {sarn-
khâtadhammânam) sur laquelle les interprèles sont en désaccord. La traduc-
ANALYSES ET C03IPTES RENDUS 99
étude intitulée Orpheus. Le titre du livre indique déjà par lui-même le
sujet qu'il traite. Nous avons ici une suite d'articles, de recherches de
détail, se rapportant plus ou moins étroitement au thème devenu actuel
de l'orphisme. Les prédécesseurs de M. Maass, MM. Norden, AVilamowitz,
Rohde, Dieterich, Usener, Foucault, s'étaient appliqués plutôt à nous
montrer l'extension et la persistance des idées orphiques, à nous prou-
ver leur influence sur le christianisme, et sur la religion grecque en
général.
Dans son enquête, M. Maas tend à distinguer des phases, à séparer
des périodes dans le cours de la religion orphique, et à déterminer son
évolution.
Le premier chapitre traite d'Athènes et de la religion orphique. C'est
de beaucoup le plus important et le plus étendu; et dans ce chapitre
lui-même, le morceau capital est l'inscription des Jobakchoi. Les fouilles
exécutées par l'Institut archéologique allemand en Grèce ont fait con-
naître l'inscription des lobakchoi, congrégation religieuse privée, se rat-
tachant au culte orphique et datant de l'époque romaine. Cette inscrip-
tion a été publiée et commantée par Sam. Wide (1894), et c'est à cette
édition que M. Maass renvoie le lecteur pour de plus amples renseigne-
ments. Elle renferme les statuts et ordonnances de ladite société, les
conditions pécuniaires et religieuses auxquelles on peut devenir un lobak-
chos; elle réglemente les relations de celui-ci avec l'archibakchos, le
trésorier, le prêtre de Boukolos et les cinq dieux de la congrégation,
Dionysos, Korè, Palaimon, Aphrodite et Proteurhythmos.
M. Maass conteste que les lobakchoi aient quelque chose de commun
avec le culte de Lénée. Par suite, leur chef Boukolicos ne peut pas tirer
son nom de Boukolion; ce nom Boukolicos, M. Maass le dérive d'un dieu
ou d'un héros. Un tel dieu est inconnu, mais l'auteur croit pouvoir le
retrouver dans le Proteurythmos des lobakchoi, qui n'est d'ailleurs pas
autre chose qu'Orphée lui-même. — Dans le deuxième chapitre, M. Maass
suit ce dieu à la trace sur le sol de l'ancienne Grèce. H voit en lui un dieu
d'origine grecque, à moitié apollonique, à moitié chthonique; il va même
plus loin et prétend nous indiquer la race à laquelle appartenait ce vieux
dieu hypothétique : c'est celle des Minyens. Plus ingénieux que solide,
tout cela est insuffisamment étayé de preuves. Au manque de documents,
lion de M. Jacobi confirme celle de M. Max Mûller, — Plusieurs des noms de
pierres que M. Jacobi n'a pas pu identifier (p. 213 et 214) se retrouvent et sont
expliqués dans les Lapidaires indiens de M. Louis Finot (Paris, 1896).
100 HEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
l'auteur remédie trop souvent par des hypothèses subtiles et des remar-
ques hasardées.
Le chapitre m a trait à un recueil d'hymnes orphiques venus un
peu de tous les points de l'horizon religieux. M. Maass s'efforce d'en pré-
ciser la date et d'en déterminer les rapports avec l'orphisme. — L'épi-
taphe bien connue de Vibia, femme d'un certain Vicentius, prêtre de
Sabasios, citée par M. Maass, est intéressante par les idées qu'elle renferme
sur l'au-delà; il y a à ce propos nombre de données justes, de remarques
fines et délicates; mais les preuves fournies par l'auteur pour établir que
l'épitaphe est orphique ne me paraissent pas suffisantes.
Le Culex, poème apocryphe, attribué à Virgile, est l'objet d'un para-
graphe spécial. L'auteur explique à sa façon ce petit poème, et l'inter-
prétation qu'il donne du discours du moucheron au berger endormi n'est
pas pour nous déplaire. La description, par le moucheron, de ce qui se
passe dansleroyaume des ombres,sa réception par trois femmes,Eurydice,
Alceste et Pénélope, le style quelque peu boursouflé et emphatique, le
tout a quelque chose d'un peu ironique et d'amusant tout à la fois.
M. Maass voit dans ce poème une parodie des idées orphiques sur l'au-delà.
Dans le dernier chapitre, M. Maass reprend et complète les études de
quelques-uns de ses prédécesseurs. Il se place à un point de vue parti-
cuher. En opposition avec certains théologiens qui ne veulent voir dans
le développement de l'apocalyptique que l'influence orientale, il s'applique
à montrer l'influence de l'orphisme sur l'apocalyptique chrétienne.
Celui-ci aussi a eu ses descriptions du monde inférieur, ses rêves d'avenir,
dont il aperçoit ia trace dans certaines apocalypses (Paul, Pierre). Eschyle,
Pindare, Philétas nous fournissent le même nombre de traits que nous
retrouvons ici. « L'apocalyptique commence en Grèce avec la religion
orphique. » Cette opinion, dans les termes modérés où elle est exprimée,
est acceptable. M. Maass, quoique helléniste, met le lecteur en garde contre
l'exagération de certains de ses collègues qui veulent voir dans l'apocalyp-
tique entière un produit de l'esprit grec. Pour montrer l'influence grec-
que sur l'Apocalypse de Jean, ils rappellent par exemple qu'un dragon
apparaît au firmament, traînant derrière lui un tiers du ciel étoile et lut-
tant avec une femme tourmentée des douleurs de l'enfantement et entou-
rée du soleil et de la lune ; ce dragon n'est autre que le diable. Or le
dragon (ouïe serpent) appartient aux formes les plus courantes du diable,
aussi dans l'ancienne mythologie grecque. — En homme impartial,
M. Maass reconnaît l'existence des sources orphiques et des sources orien -
taies, mais celles-ci ne viennent cependant à ses yeux qu'à l'arrière- plan.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 401
Le travail de M. Maass est intéressant ; il témoigne de beaucoup de lec-
tures et d'une connaissance très étendue et très exacte de l'antiquité;
il prouve un esprit pénétrant, porté à l'analyse, très enclin à l'hypothèse.
Mais le livre est quelquefois confus et embrouillé ; l'auteur semble se perdre
dans l'enchevêtrement des détails; son œuvre a été conçue et exécu-
tée dans la mauvaise manière de certains érudits allemands ; elle n'a ni
préface ni conclusion qui orientent le lecteur et où soient résumés les ré-
sultats acquis; c'est le lecleur lui-même qui doit les dégager. M. Maass
nous donne plutôt les matériaux d'un livre que le livre lui-même.
Frédéric Macler.
KuNo Meyer ET A. NuTT. — The Voyage of Bran, son of Fe-
bal, to the Land of the Living, an old irish saga now
first edited, with translation, notes and glossary, by Kuno Meyer,
with an Essay upon the Irish vision of the Happy Otherworld and
the Geltic doctrine of Rebirth, by Alfred Nutt. Section I. The Happy
Otherworld. Londres. D. Nutt, 1895, in-18, xvii-331 pages (t. IV de
la Grimm Library).
La courte saga dont le professeur Kuno Meyer publie dans ce volume,
le texte et la traduction nous a été conservée dans sept manuscrits d'é-
poques différentes et de valeur très inégale. Le plus ancien, remonte aux
premières années du xii" siècle où aux dernières du xi^, mais il ne ren-
ferme que la fin du récit ; les six autres datent des xiv^, xv^ et xvi" siècles.
Le Voyage de Bran est en prose, mais de longs morceaux en vers y
sont encastrés en plusieurs endroits; l'étude de la langue où il est écrit
a amené M. Kuno Meyer à placer au vii^ siècle la date de sa première
rédaction. D'après lui, il a dû être fait au x* siècle une copie de cet
original où les parties versifiées, protégées par les lois du mètre et
de l'assonance, n'ont subi presque aucune altération, tandis que les par-
ties en prose ont été, dans une certaine mesure, rajeunies et moder-
nisées; ces remaniements ont porté surtout sur les formes verbales; c'est
de cette copie que dériveraient tous les manuscrits que nous possédons
actuellement. Il est bien entendu que la date du vii*^ siècle est celle de
la rédaction du poème et non pas celle de sa composition ; cette der-
nière peut et doit être beaucoup plus ancienne et il est vraisemblable
que la donnée qui a servi de thème au vieux poète remonte à une assez
102 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
lointaine antiquité, à une époque fort antérieure à l'introduction
du christianisme en Irlande. C'est du moins la thèse que défend, dans
V Essai qui forme la seconde partie du volume, M. Alfred Nutt. Cette
saga appartient au même groupe de récits traditionnels, auquel appar-
tiennent les contes populaires que F.-M. Luzel avait réunis sous le titre
commun de Voyages vers le Soleil. C'est un voyage vers un pays
mystérieux, la terre des Vivants, vers un autre monde tout rempli d'ob-
jets merveilleux et peuplé d'êtres surnaturels, qui se confond à demi
avec l'île lointaine où les traditions d'un grand nombre de populations
de race aryenne ou anaryenne font vivre les âmes des morts, ou du moins
certains morts privilégier, ou certains hommes que la volonté des dieux
a soustrait au sort commun des mortels. Ce poème n'est pas isolé
dms l'ancienne littérature irlandaise: on peut lui citer de nombreux
pirallèles que M. A. Nutt a analysés avec quelque étendue : les Aven-
tures de Connla [Echlra Condla), Oisin dans la Terre de jeunesse, le
Lit de douleur de Cuchulinn^ et tout le cycle des imrama (Voyage sur
mer) dont les meilleurs types nous sont fournis par le Voyage de Mœl-
duin et la Numgatio Sancti Brendani. Ces récits légendaires ne se peuvent
au reste séparer de ceux qui, comme le Tochmare Elaine ou la Visite
de Laegaire Mac Crimthainn au pays des Fées, situent sous la terre ou
les eaux ou dans les tertres funéraires, [Fairy mounds), cette région mys-
térieuse d'immortalité. Dans d'autres formes qu'a revêtues le même thème
originel, dans le Baile an Scail par exemple, ou les Aventures de Cor-
mac, un nouvel élément apparaît : un élément didactique et moral, et
parfois le récit tout entier se transforme en une sorte d'allégorie, tandis
qu'ailleurs, dans certains poèmes héroïques et romanesque du cycle
ossianique, le sens mythique de la donnée primitive semble s'être obli-
téré et ce voyage au pays des morts ou des dieux ne constituer plus
qu'un épisode de la vie aventureuse et brillante d'un héros populaire. Les
descriptions irlandaises du paradis chrétien, telles que la vision d'Adam-
nan, coïncident enfin dans leurs principaux détails avec le tableau que les
anciens chanteurs d'Irlande ont tracé de cet Elysée, situé au delà des mers.
Dans la saga publiée par M. Kuno Meyer figure un épisode qui semble
étranger à la légende primitive, celui de la conception merveilleuse de
Mongan, fils de Fiachna et de Caintigern ; au jugement de M. Nutt,
il doit avoir été introduit dans le récit par le poète même qui lui a
donné au vii^ siècle la forme littéraire sous laquelle il nous a été con-
servé et il n'a eu à subir que des rajeunissements au point de vue de
la langue et du style. M. K. Meyer donne dans un appendice le texte
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 103
irlandais et. la traduction de plusieurs parallèles à cet épisode qui semble
se rattacher à la doctrine celtique de la renaissance ou réincarnation
(p. 42-90). M. Nutt consacrera un second volume à l'étude comparative
des légendes de cet ordre.
Voici maintenant un rapide sommaire du Voyage de Bran et une courte
description de cet autre monde que le héros est amené à visiter.
Un jour que Bran, fils de Febal, se promenait dans la campagne aux
environs de sa forteresse, il entendit derrière lui une très douce musique.
Il se retourna et ce fut encore derrière lui que se fltentendre cette musique
mélodieuse. Il s'endormit et à son réveil trouva à son côté une branche d'ar-
gent toute couverte de fleurs blanches qu'il rapporta dans son palais, et
tout à coup une femme apparut au milieu des hôtes du roi, qui chantait les
merveilles du pays d'Emain, d'où elle était venue un rameau magique à la
main. C'est une île lointaine, l'une des cent cinquante-huit îles qui sont
situées vers l'occident au delà de la mer : tout l'Archipel est sous la garde
de Manannan, fils de Lir, un héros irlandais qui semble n'être qu'une
forme évhémérisée d'un ancien dieu des mers, d'une sorte de Poséidon
celtique. Dans l'île d'Emain, la mort et la vieillesse sont inconnues, et
ses heureux habitants jouissent sans fin de tous les délices parmi les
accents charmeurs d'une musique enchanteresse. La femme engagea Bran
à la suivre. Le lendemain, il s'embarquait avec vingt-sept de ses fidèles
que conduisaient ses trois frères de lait; après deux jours et deux nuits,
il vit venir vers lui sur les eaux un homme monté sur un char, c'était
Manannan, qui le salua et chanta un long chant où figurent de nouveaux
traits qui permettent de se faire une image plus complète du merveil-
leux pays dont la femme mystérieuse avait esquissé le tableau. A sa des-
cription s'entremêlent des prédictions relatives à la destinée de Mongan,
l'enfant que concevra de lui l'épouse de Fiachna et qui sera doué de
mille dons surnaturels, de celui par exemple de pouvoir à son gré re-
vêtir telle forme animale qu'il lui plaît, et des prophéties qui annonce
la venue et la mission du Christ. Bran aborda alors à l'île de Joie où il
débarqua un de ses compagnons qui se prit à rire sans cesse comme les
habitants même de l'île ; il ne pût le décidera remonter sur son vaisseau.
Il atteignit alors l'Ile ou le Pays des femmes, (c'est la terre des Vivants
ou la terre de Promission), et celle qui semblait leur commander lui lança
un fil magique qui se colla à sa main et attira le vaisseau jusqu'au rivage.
Il passa, lui sembla-t-il, un an dans l'île au milieu de tous les plaisirs,
les plats magiques demeuraient toujours remplis et les aliments avaient
le goût que l'on souhaitait; Bran et ses compagnons partageaient la couche
404 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
des belles femmes qui peuplaient cette terre lointaine. Le mal du pays
saisit cependanll 'un des voyageurs, tous repartirent avec lui pour l'Irlande;
les femmes cherchèrent à les retenir et les mirent en garde contre le
danger qu'il y aurait pour eux à poser de nouveau les pieds sur le sol.
En arrivant en Irlande, il s'aperçurent qu'ils étaient demeurés absents
durant des siècles et celui d'entre eux qui oublia l'avertissement qu'on
leur avait donné fut réduit en cendre au moment où son pied touchait la
terre. Bran raconta brièvement ses aventures et disparût de nouveau et
cette fois pour toujours aux regards des mortels.
La question qui se pose, c'est de savoir ce que c'est que cet autre monde,
monde des dieux, des morts où des fées, où Bran a abordé, qu'ont
aperçu les guerriers et les saints, héros des imrama et que d'autres légen-
des situent dans la terre ou sous les eaux des lacs silencieux et quelle
origine il convient d'assigner à ces légendes que nous retrouvons au pays
de Galles et en Armorique comme en Irlande.
M. Nutt, après avoir tracé une esquisse historique du développement de
la légende et de la poésie héroïque et romanesque de l'Irlande en met-
tant largement à profit les travaux de MM. H. Zimmer et d'Arbois de
Jubainville, s'est efforcé de reconstituer par la comparaison des diverses
légendes qui appartiennent à la même famille que le Voyage de Bran, une
image d'ensemble de ce qu'il appelle le paradis idéal de l'ancienne Ir-
lande. C'est de cette conception qu'il faut rechercher l'origine et le seul
fait qu'elle se retrouve en de très nombreux récits qui, en dépit de quel-
ques ressemblances, ne peuvent être considérés comme des répliques ou
des variantes d'un seul et même poème, entraîne à rejeter l'hypothèse
d'un emprunt intentionnel fait à une époque relativement basse par un
poète particulier à telle ou telle œuvre littéraire d'origine hellénique ou
chrétienne ; le fait d'ailleurs que des traditions apparentées à celles-là
ont survécu dans le folk-lore irlandais et peuvent être aujourd'hui en-
core recueillies de la bouche des paysans est un argument de plus à
l'appui de la thèse de ceux qui considèrent ces récits comme la forme
poétique qu'ont prise des croyances, réellement et sincèrement crues
dans la masse du peuple d'Irlande à une époque ancienne. C'est là la
grande importance de cette étude comparative à laquelle s'est livré
M. Nutt avec un soin du détail, une précision, une clarté qui ne laissent
rien à désirer à ses lecteurs.
Mais, d'où viennent ces croyances et aussi que sont au juste les habi-
tants de ces mondes merveilleux ? M. Nutt a répondu à la première de
ces deux questions, partiellement du moins, d'une manière qui nous
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 105
semble, à tout prendre, assez satisfaisante, mais si la solution à laquelle
il s'arrête nous satisfait, c'est beaucoup plus parce qu'elle nie que par
les affirmations positives qu'elle implique; à la seconde question il n'a
pas fourni de réponse très précise, ni très claire. Je dis que M. Nutt n'a
répondu que partiellement à la première question, parce que des deux
conceptions que les anciens Irlandais semblent s'être faite d'un autre
monde, c'est seulement celle qui le situe dans une île lointaine qu'il pa-
raît s'être appliqué à rattacher à ses origines historiques et à étudier
minutieusement ; on peut le regretter, car il est probable qu'une com-
paraison plus étendue et plus précise entre les incidents et les personna-
ges des deux types de légendes où figure soit l'une soit l'autre de ces ima-
ges différentes d'un autre monde aurait permis de déterminer plus exac-
tement la signification de chacune d'elles. Il n'est pas certain, à mes yeux,
à en juger par les faits même qu'a réunis et si adroitement exposés
M. Nutt que ces deux mondes, situés l'un sous terre ou sous les eaux et
l'autre au delà des mers, soient peuplés des mêmes habitants et il ne me
paraît pas établi que les deux conceptions s'excluent nécessairement l'une
l'autre et ne puissent pas coexister dans un même esprit. A mon sens, le
monde souterrain, (ou sous aquatique), est originairement le monde des
morts, ce n'est que plus tard qu'il s'est peuplé de vivants qui n'ont
pas passé par l'épreuve de la mort, de fées, de génies, d'esprits, et cela à
mesure que les cultes naturistes reculaient devant le christianisme ; les
dieux des fontaines, des arbres, des rochers, vaguement confondus dans
la conscience populaire avec les âmes des morts, sont devenus avec elles
les habitants des tertres funéraires et du grand pays qui s'étend sous
la terre et les eaux; moins mêlés depuis l'avènement du christianisme,
à la vie de chaque jour, ils se sont enfermés en ces retraites lointaines,
d'où ils ne sortent qu'à de longs intervalles et souvent pour faire du mal
aux hommes comme faisaient déjà les morts. L'image de ce monde sou-
terrain a dû lentement se laisser modifier par la conception de l'enfer
chrétien, sans que les deux idées se soient cependant confondues, et cette
assimilation partielle a dû contribuer à faire s'établir quelques confu-
sions entre les anciens dieux locaux et les démons et à accentuer ainsi leur
caractère de malfaisance. Le paradis d'au delà des mers nous semble au
contraire n'être devenu que par une évolution postérieure « un paradis »,
un séjour des âmes bienheureuses ; originairement, ce pays magique où
abondent les richesses et les merveilles, dont tous les habitants sont beaux
et joyeux, ce pays peuplé d'immortels dont la vie se passe au milieu des
plaisirs de l'amour, où la lutte, le remords et la satiété sont inconnues,
106 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
et OÙ le temps s'écoule pour les hommes qui ont eu la fortune singu-
lière d'y pénétrer avec une surnaturelle rapidité, c'est, d'après nous, un
Olympe, un séjour des dieux; c'est par une rare et précieuse faveur que
certaines âmes ou plutôt certains hommes, âme et corps, ont pu y être
admis et si l'identification s'est faite avec la terre bienheureuse des morts,
c'est peut-être sous l'action de la conception chrétienne du Paradis,
séjour à la fois des âmes des justes et de la Divinité. Encore cette iden-
tification demeure-t-elle toujours incomplète et le professeur H. Zimmer
attire très justement l'attention sur la singulière conception irlandaise
du quadruple séjour des morts. A côté du paradis et de l'enfer, où se
rendent dès Theure de leur mort les élus et les réprouvés, se retrouvent
deux autres mondes, l'un de joie, l'autre de douleur, où attendent l'heure
du jugement ceux qui ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants.
M. Zimmer voit dans cette sorte de séjour d'attente des justes une sur-
vivance de l'Elysée celtique et ilcroitque c'est par un besoin de symétrie
qu'a été créé cet enfer provisoire et temporaire ; ne constituerait-il pas
plutôt une forme altérée du séjour souterrain des morts?
Quoi qu'il en soit de ce point particulier, il nous semble qu'il eût été
nécessaire de préciser plus que ne l'a fait M. Nutt ou, du moins de tenter
de préciser, le caractère des habitants de ces mondes merveilleux où il
nous conduit à sa suite. Si cette précision avait été atteinte, les compa-
raisons étendues qu'il a instituées eussent été plus fructueuses et la
question des origines historiques des croyances qu'il étudie résolue peut-
être avec plus de clarté et de certitude. Au cours de ce long exposé, si
attachant d'ailleurs,où se révèlentà chaque ligne l'ample et sûre érudition,
l'ingénieuse sagacité de M. Nutt, nous demeurons toujours dans le doute
sur la qualité de ces personnages divins ou semi-divins, qui peuplent
ces mondes mystérieux; nous ne savons jamais si c'est en présence
d'âmes déifiées ou à dcmi-déifiées ou de fées, types altérés d'esprits des
bois, des fontaines ou des mers, de dieux même de la nature, dieux des
eaux ou du soleil que nous nous trouvons. M. Nutt s'en est tenu dans
ce volume à l'examen des monuments littéraires ; peut-être en étudiant
dans son second volume les traditions orales relatives aux légendes de
réincarnation en même temps que les documents écrits sera-t-il amené
à aborder de nouveau le problème et en serrer de plus près la solution.
Ce qui semble à M. Nutt en tous cas établi et mis hors de conteste_,
c'est que pour analogues qui puissent être à certaines descriptions du
Paradis qui figurent dans diverses apocalypses chrétiennes, les tableaux
que font de l'autre monde les poètes irlandais, les éléments dont ils les
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 407
ont composés ne sont pas d'origine chrétienne ou tout au moins n'ont
pas été empruntés dans leur ensemble à des œuvres chrétiennes. Ni les
personnages qui peuplent Tile lointaine ou le monde souterrain, Manan-
nan, le dieu des mers, Lug, le dieu du soleil, qui apparaît en une légende,
Angus, rhabile magicien qui habite, caché dans le tertre hanté des fées,
un palais enchanté, ni la liberté amoureuse qui règne dans ces séjours
où vivent les Immortels dans l'inépuisable abondance de la terre bénie,
ni cet écoulement surnaturel et insensible du temps, qui fait prendre
les années pour des jours, et les siècles pour des années, ne trouveraient
aisément des parallèles dans les traditions chrétiennes, et il semble que
ce soit une entreprise chimérique que de vouloir assigner à ces vieux
poèmes des originaux chrétiens, écrits en langue latine et sous l'inspi-
ration des croyances venues de Rome et d'Orient. Le double séjour des
âmes heureuses n'est à coup sûr pas une conception chrétienne et il est à
remarquer que, dans la tradition orale, les contes se sont graduellement
débarrassés des éléments chrétiens qui s'y étaient glissés, fait d'autant plus
digne d'attirer l'attention en un pays où la foi religieuse et l'attachement
aux croyances et aux rites du catholicisme sont très vifs ; il semblerait
qu'il se soit peu à peu éliminé des contes les incidents et les personnages
qui^ importés d'ailleurs, ne tenaient pas à la trame même du récit et
appartenaient à un autre ensemble de conceptions et de sentiments. Il est
indéniable cependant que dans ses lignes générales la description irlan-
daise de l'autre monde coïncide avec bon nombre de celles que les auteurs
chrétiens nous ont laissées du séjour des élus, et surtout la description de
l'Elysée, situé au delà des mers. Une série d'emprunts partiels ne suffît
guère à expliquer cette étroite ressemblance qu'on ne saurait mécon-
naître en dépit de toutes les divergences secondaires, qui contraignent
à rejeter l'hypothèse d'une imitation systématique de modèles chrétiens
par des poètes chez lesquels nulle conception d'un séjour des bienheu-
reux n'aurait préexisté. Certains traits ont été intentionnellement
puisés à des sources chrétiennes, ils ne font pas corps avec le reste des
poèmes et s'en laissent aisément détacher, telles par exemple les prédic-
tions relatives à la venue du Christ ou les exhortations morales. Mais les
épisodes les plus certainement étrangers à la tradition du christianisme,
les épisodes amoureux par exemple, ne sont pas des épisodes surajoutés;
ils forment souvent la trame même du récit et se sont d'eux-mêmes pré-
sentés à l'esprit du poète qui a donné à la légende la forme sous laquelle elle
nous a été conservée. Il faut donc admettre qu'il existait en Irlande des
traditions où figuraient côte à côte, étroitement amalgamés, des éléments
108 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
étrangers à l'eschatologie chrétienne et des traits légendaires étroitement
apparentés à ceux que nous retrouvons dans la littérature apocalyptique,
et que ce sont ces traditions qui ont servi de matière première aux
poèmes que nous possédons en s'unissant à des conceptions et à des
épisodes légendaires spécifiquement chrétiens et en se dépouillant du
caractère mythologique dont elles étaient à l'origine revêtues, et qui
ont sui'vécu dans le folk-lore actuel de l'Irlande, exemptes ou graduel-
lement débarrassées des idées et des sentiments étrangers que le chris-
tianisme y était venu mêler. Mais la vraie question reste ouverte. Com-
ment expliquer dans la tradition vraiment irlandaise, dans la tradition
non pas ecclésiastique, mais poétique et nationale^ toute pénétrée encore
de paganisme naturiste, la présence d'une conception de l'Elysée, si
visiblement analogue à certaines d'entre les conceptions que s'en sont
faites les chrétiens? Il a semblé à M. Nutt que la seule voie à suivre
pour arriver à une solution du problème, c'était de rechercher d'où
proviennent les traditions relatives à un séjour de félicité et de paix,
séjour du reste terrestre ou céleste, qui se retrouvent dans les œuvres
d'inspiration chrétienne, remontant à une époque antérieure à celle de
l'évangélisation de l'Irlande.
Dans le Voyage de Mœlduin, dont l'étroite parenté avec le Voyage de
Bran ou les Aventures de Connla est évidente, figure un épisode qui
semble une réminiscence de l'histoire du Phœnix, dont nous possédons
une fort belle version poétique anglo-saxonne, attribuée à Cynewulf et
qui nous a été conservée dans VExeter Book. Or le poème, dont la cou-
leur et l'inspiration chrétiennes sont indéniables, s'ouvre par une des-
cription du lointain Elysée oîi habite le Phœnix, qui rappelle à s'y mé-
prendre les descriptions irlandaises de la Terre des Vivants. L'original
latin est attribué à Lactance, depuis Grégoire de Tours. La version latine
du poète chrétien diffère des versions païennes précisément par cette des-
cription du bienheureux pays où l'oiseau sacré vit dans la forêt du so-
leil. Ne pourrait-on penser qu'on a dans cette œuvre à demi-païenne l'un
des prototypes des poèmes irlandais et que c'est par elle et non par les
œuvres dont le caractère religieux et ecclésiastique est plus marqué, que
s'est introduite dans la littérature de l'ancienne Irlande, l'image de ces
pays merveilleux où les héros des imrama abordent au cours de leurs
navigations? L'hypothèse n'est pas telle qu'on la puisse tout d'abord
écarter, mais il faut bien reconnaître qu'il serait étrange que ce poème
ait à lui seul donné naissance à une aussi riche floraison littéraire et,
à mon sens, la probabilité, c'est bien plutôt que l'auteur du Voyage de
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 109
Mœlduin a emprunté au Phœnix de Lactance, l'épisode du rajeunisse-
ment de l'oiseau, précisément en raison de l'étroite ressemblance qu'il
constatait entre la description que le poète donnait des pays élyséens et
la conception traditionnelle qu'on s'en faisait en Irlande.
Examinons maintenant d'où provient cette image d'un monde mer-
veilleux et béni qui a trouvé place dans l'œuvre attribuée à Lactance. On
rencontre des parallèles assez exacts à la description de Lactance dans
les littératuresapocalyptiquejuiveet chrétienne, mais surtout dans la litté-
rature apocalyptique chrétienne. Tantôt il s'agit du séjour céleste, tan-
tôt de la terre renouvelée et rajeunie, d'un royaume de Dieu, fondé dès ce
monde, ainsi que les conceptions millénaires en donnaient le ferme espoir.
Dans l'Apocalypse de Pierre, la vision de Saturus, la Visio Pauli,
V Histoire de Barlaam et Josaphat, se retrouvent des descriptions
toutes pareilles à celles de Lactance et dans des textes d'origine à demi-
juive, à demi-hellénique tels que les Oracles sibyllins apparaissent des
conceptions analogues.
Ce qu'il convient de remarquer, c'est que dans les œuvres où pré-
dominent les influences juives, dans l'Apocalypse de Jean par exemple,
les tableaux de la vie bienheureuse, les images de cet Éden peuplé par
les justes, tiennent une très petite place, que dans les documents chré-
tiens de date ancienne, on a afîaire à des conceptions purement escha-
tologiques et dont la signification morale est évidente et que c'est dans
les œuvres de basse époque, telles que l'histoire du Phénix que l'élément
merveilleux et légendaire prend toute son importance en rejetant au se-
cond plan les idées et les préoccupations spécifiquement chrétiennes. Si
les descriptions du séjour bienheureux des élus ne sont pas d'origine
hébraïque, si néanmoins on en trouve quelques traits dans des œuvres
juives antérieures au christianisme telles que le livre d'Enoch, si elles
prennent une précision et une richesse plus grandes précisément dans
les écrits d'origine chrétienne dont le caractère moral et religieux est le
moins marqué et où abondent les ressouvenirs de l'antiquité hellénique,
on sera naturellement porté à se tourner vers la Grèce pour y recher-
cher les premiers modèles de ces conceptions à demi mythiques, à demi
eschatologiques. Or c'est là ce qui se vérifie et si nous instituons des
comparaisons systématiques entre l'eschatologie hellénique et l'eschato-
logie chrétienne, nous nous apercevrons que celle-ci dérive en o-rande
partie de celle-là et que l'orphisme, ainsi qu'a tenté de le montrer Dietrich
a fourni autant d'éléments que la théologie juive à l'apocalyptique chré-
tienne.
110 KEVUE DK l'hISTOIUE DES RELIGIONS
La conclusion où Ton peut dès lors prévoir que s'arrêtera M. Nutt,
c'est que la croyance à un Elysée situé au delà des mers ou à un
bienheureux séjour souterrain ou céleste, semblable à celui que nous dé-
crivent leis poètes celtiques est une croyance aryenne et que la commu-
nauté de race explique sa présence simultanée dans l'antique Grèce et
l'Irlande ancienne. Une objection se pourrait cependant poser, qui n'est
pas nettement présentée, par M. N. mais à laquelle il se trouve cependant
avoir par avance répondu. Les cultes orphiques ne sont pas sans doute
d'origine purement hellénique et en bien des rites et des croyances se
révèle l'influence exercée par les religions orientales, les mythologies
d'Egypte et de Phénicie, encore que, comme M. Maass s'est récemment
efforcé de l'établir, ces cultes soient bien grecs en leur fond et dans leur
inspiration générale. On pourrait donc se demander si les éléments my-
thiques que nous retrouvons dans le christianisme et qui accusent une
ressemblance marquée avec certains mythes orphiques ne proviennent
pas de sources orientales où l'orphisme aurait lui aussi puisé. Mais, mai-
gré qu'en Egypte et en Assyrie, on retrouve des conceptions analogues
à celles que nous avons examinées, la comparaison minutieuse de l'es-
chatologie grecque et de l'eschatologie chrétienne semble permettre d'af-
firmer que ce qui n'est pas d'origine juive dans l'apocalyptique des pre-
miers siècles est, en très grande partie du moins, d'origine hellénique
et que ce sont bien de vieux mythes hellènes et non pas des mythes orien-
taux adaptés aux habitudes d'esprit des Grecs qui ont conquis droit de
cité dans cette province de la théologie chrétienne. M. Nutt est du reste
remonté, à la suite d'Erwin Rohde, jusqu'à l'âge homérique dans ses re-
cherches sur les croyances grecques relatives à un autre monde et il a
constaté que les conceptions les plus anciennes étaient précisément celles
qui à la fois se rapprochent le plus des idées que se faisaient de la Terre
des Vivants les poètes irlandais et s'éloignent le plus des manières de
penser qui ont prévalu dans la littérature chrétienne de langue grecque
ou latine. L'image que nous a conservée Virgile des Champs Élyséens
est beaucoup moins semblable à celle qu'en ont retracée les auteurs du
Voyage de Bran ou du Voyage de Mœlduin que le tableau que nous en
alaissé Homère. Cet Elysée homérique n'est point aurestele séjour com-
mun des morts, mais beaucoup plutôt un pays des dieux, où sont trans-
portés vivants certains hommes soustraits à la loi fatale du déclin et de
la mort par la faveur des Immortels et par là se révèle une analogie
d'autant plus étroite entre cette terre de joie et l'île merveilleuse où
abordent les héros d'Irlande. Ce serait donc une conception spécifique-
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 111
ment aryenne que cette conception d'un autre monde de béatitude, d'a-
bondance et de libres jouissances amoureuses et sa présence simultanée
en Irlande et en Grèce se laisserait aisément expliquer par une commu-
nauté de race entre les peuples qui ont occupé les deux pays. M. Nutt
s'est efforcé de l'établir plus solidement encore en instituant une série
de comparaisons entre les mythes helléniques et les mythes que l'on re-
trouve chez d'autres peuples de race aryenne, les mythes de la Scandi-
navie, de l'Iran et de l'Inde. Mais il convient de remarquer que dans les
divers mythes les conceptions relatives à cet Elysée lointain ou à ce sé-
jour des dieux sont toutes marquées d'un caractère eschatologique, que
toutes elles sont en connexion étroite avec les croyances qui se rappor-
tent à l'autre vie et à la destinée de l'âme, tandis que les légendes grec-
ques et irlandaises ont plutôt l'aspect de mythes naturistes et que les pays
merveilleux qu'elles décrivent ne sont normalement habités que par des
êtres d'une autre essence que les hommes et dont l'attribut caractéris-
que est l'immortalité.
Nous voudrions seulement faire remarquer que de telles conceptions
ne sont pas spéciales aux peuples aryens, qu'on leur trouverait des pa-
rallèles chez presque tous les peuples non civilisés, chez les Polynésiens
en particulier, et que, par conséquent, la parenté de race peut être ici
hors de cause, qu'il peut s'agir tout aussi bien soit d'emprunts que se
sont faits les uns aux autres au cours de l'évolution historique des groupes
ethniques sans nulle affinité naturelle, soit de croyances analogues en-
gendrées indépendamment dans des conditions semblables de milieu phy-
sique et de civilisation. Il se peut que les Hellènes et les Celtes aient
trouvé déjà vivantes en Irlande et en Grèce les légendes qu'ils ont incor-
porées au trésor de leurs mythes, il se peut qu'ils les aient eux-mêmes
créées, et chacun des deux peu pies pour soi-même, il se peut qu'au cours
de leur histoire, ils les aient empruntées à des sources pareilles, encore
qu'indépendantes. Tout cela est possible comme aussi l'existence pour
toutes les branches de la race aryenne d'un patrimoine commun de tra-
ditions, où ait figuré cette conception d'un Elysée lointain, habité par les
dieux et où ne sont admis que par privilège quelques mortels, favoris des
maîtres de la mer et des cieux. II ne semble pas qu'il y ait à l'heure ac-
tuelle d'impérieuses raisons de choisir, mais pour discuter la question dans
toute son ampleur, il convient cependant d'attendre la publication du
second volume de M. Alfred Nutt où l'étude des conceptions relatives à
la réincarnation lui fournira l'occasion de revenir sur ces questions d'ori-
gine, questions essentielles, mais dont il sied peut-être, si l'on veut de-
112 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
meurer prudent, de ne présenter jamais la solution qu'à titre d'hypothèse
plausible.
Ce que nous avons dit du livre qu'il vient de faire paraître suffira, nous
l'espérons, à attirer sur cet essai magistral de mythologie historique
l'attention de tous ceux qui s'intéressent en France à l'hist oire des reli-
gions. M. Nutt aura rendu un éminent service en portant à la connais-
sance des mythologues des documents dont beaucoup malheureusement
ne sont d'ordinaire mis à profit que dans le cercle étroit des celtisants;
il en aura rendu un plus grand encore en faisant avec tant de sûreté cri-
tique et de solide érudition, l'analyse et l'histoire des conceptions com-
plexes qui y sont contenues.
L. Marillier.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
R. S. Steinmetz. — Endokannibalismus (Separatabdruck aus Band XXVI
[der neuen Folge Band XVI] der MUtheilungen der anthropologischen Gesell-
schaft in Wien). Vienne, 1896, in-4, 60 pages.
Le titre de cet intéressant mémoire pourra sembler obscur aux personnes qui
ne sont pas familières avec la terminologie spéciale que se crée peu à peu
l'ethnologie; M. S. désigne par l'expression d'endocannibalisme, qu'il substitue
à celle d'endo-anthropophagie, adoptée par M. Bordier, l'ensemble des pra-
tiques anthropophagiques où c'est un membre de la tribu qui est mangé dans
le repas cannibale et non pas un étranger ou un ennemi; il donne le nom
d'exocannibalisme àcette seconde forme d'anthropophagie. L'étudede l'endocanni-
balisme présente pour la science des religions un très vif intérêt; bon nombre,
en effet, des pratiques anthropophagiques de cet ordre ont un caractère rituel ou
magique et ne trouvent leur explication que dans des croyances animistes aux-
quelles elles constituent du reste le plus utile commentaire; il y a, d'ailleurs,
et c'est une question que n'a pas abordée M. S., d'étroites relations entre
l'anthropophagie rituelle et les sacrifices humains, l'une des formes les plus
répandues et les plus dignes de flxer l'attention, du culte des dieux et des an-
cêtres. C'est à l'endocannibalisme que se rattache naturellement la coutume,
très fréquemment en vigueur chez les peuples non civilisés, de manger les
cadavres de ses parents et de ses amis, coutume dont la signification, dans les
groupes ethniques du moins que peut atteindre notre observation actuelle, est
nettement religieuse. M. S. s'efforce d'établir que les motifs religieux sont ici
des motifs surajoutés, et que c'est dans un tout autre ordre de faits qu'il
faut rechercher l'origine de ces pratiques; mais que l'on admette ou que l'on
repousse l'interprétation qu'il a donnée de cet ensemble de coutumes, on doit
reconnaître que, chez un grand nombre de tribus, la persistance des habitudes
anthropophagiques ne peut se concevoir que par leur étroite liaison avec des
croyances animistes qu'elles traduisent en actes.
Le mémoire de M. S. se compose de deux parties : la première est consacrée
à l'exposé et à la classification des faits ; la seconde, à une tentative d'interpré-
tation. M. S. a trouvé des exemples d'endocannibalisme sur le continent asia-
tique (Tibétains, Ainos, Samoyèdes, tribus sauvages de la Chine, tribus ana-
ryennes de l'Inde), dans l'archipel Indien, en Polynésie, en Mélanésie, en
114 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Australie, chez les Feaux-Rouges de l'Amérique du Nord, les tribus indiennes
de l'Amérique du Sud et presque toutes les populations africaines; il a rap-
proché de ces faits qui nous sont connus par les voyageurs, les explorateurs
scientifiques et les missionnaires, ceux que rapportent les écrivains de l'antiquité
ou que nous ont conservés les chroniqueurs du moyen âge, et dont quelques-
uns tendraient à établir l'existence en Europe de coutumes de cet ordre à une
époque ancienne.
Il a fait des témoignages une critique soigneuse et serrée, et il résulte de
cette discussion des sources que, sur 161 exemples d'en iocannibalisme qu'il a
réunis, il y en a au moins 92 dont l'authenticité ne saurait être contestée ; il con-
viendrait même, semble-t-il, d'élever à 155 le nombre des cas dont on a nulle
bonne raison pour mettre en doute la parfaite exactitude.
Les faits peuvent être rangés en cinq catégories principales : 1'-'' catégorie :
Tous les cadavres sont mangés par les survivants; d'ordinaire, la famille du
mort peut et doit seule participer à ce repas funèbre, mais parfois tous les
membres de la tribu y sont admis. 2e catégorie : Les vieillards et les malades
sont tués sur leur demande; leurs corps sont mangés par les membres de la
tribu. 3" catégorie : On tue, pour les manger, des hommes, des femmes et des
enfants, qui appartiennent à la tribu, ou tout au moins habitent au milieu d'elle,
souvent des prisonniers de guerre, réduits en esclavage, mais qui sont devenus
avec les années membres véritables de cette société nouvelle où les hasards de
la lutte les ont contraints de vivre, ou des enfants que les guerriers ont eus, pré-
cisément dans ce but, de leurs captives. 4° catégorie : Le cannibalisme est pratiqué
exclusivement comme rite religieux et cérémonie magique. 5e catégorie : L'an-
thropophagie est limitée aux cadavres des criminels.
M. S. a tenté, dans la seconde partie de son mémoire, de déterminer les mo-
tifs qui ont amené les sauvages à pratiquer l'anthropophagie. Il a dressé un
tableau où figurent les raisons que dans les divers groupes ethniques les can-
nibales donnent eux-mêmes de leurs coutumes alimentaires. Ce qui frappe
tout d'abord, c'est la variété et, si j'ose dire, le caractère disparate de ces rai-
sons. La conclusion qu'il en faudrait tirer, à mon sens, c'est que l'on se trouve
en présence d'un ensemble de phénomènes que seules des ressemblances exté-
rieures permettent de rapprocher et qui ne sont pas justiciables d'une interpré-
tation unique. Mais telle n'est point la manière de penser de M. S. Il croit que
les motifs invoqués par les sauvages ne sont souvent que des motifs de seconde
formation et qui leur servent à se justifier leur fidélité à des coutumes qui ne
s'expliquent plus d'elles-mêmes, alors que se sont modifiées les conditions
qui leur ont donné naissance, et qu'il faut en particulier ne considérer que
comme secondaire et subordonnée dans le développement des coutumes an-
thropophagiques l'influence des conceptions animistes. L'appétit ardent de
l'homme primitif pour la viande et la difficulté où il était, dans les pre-
mières périodes de l'existence de notre espèce, à s'en procurer en grande
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES llo
quantité devaient, d'après M. S., conduire nécessairement à l'iiabitude de
manger les cadavres en l'absence de tout sentiment antagonique qui aurait pu
détourner de cette pratique. Il s'attache tout d'abord à demander que l'homme
primitif était vraisemblablement omnivore et non exclusivement frugivore, etque,
par conséquent, il possédait très probablement ce goût très vif pour la viande
dont il est nécessaire, pour étayer la théorie, de postuler chez lui l'existence. Il
s'appuie principalement, pour cette démonstration, sur ce que nous apprend des
sauvages actuels l'observation directe et sur les analogies qui existent entre
leurs goûts et ceux des singes, moins exclusivement amateurs de fruits, qu'on
ne l'affirme de coutume. Il établit alors avec un véritable luxe de preuves
que le sentiment du dégoût, si vif chez nous, n'existe pas ou n'existe qu'à
peine chez les sauvages actuels; il induit fort légitimement qu'il en devait être
de même chez l'homme primitif; la crainte du cadavre, la terreur du mort lui
paraît être aussi un sentiment de date relativement récente, très postérieur eu
tous cas à l'établissement des habitudes anlhropophagiques ; ici, il faut l'avouer,
la démonstration est moins solide. M. S. semble n'avoir pas compris qu'il v a,
pour le sauvage, cadavre et cadavre, et qu'il n'a pas, pour le corps mort de son
père ou de son enfant, des sentiments comparables à ceux que lui inspire le
corps d'un ennemi ou d'un chef méchant et redoutable. Dès une période assez
lointaine, pour que nous ne puissions atteindre que par hypothèse les senti-
ments dont il était alors animé, les conceptions d'ordre religieux et, si j'ose
dire, métaphysique, ont tenu dans le vie du sauvage, ainsi que l'attestent des
monuments et des objets, dont la signification est évidente, une place beaucoup
plus large que ne le veut admettre M. S. Il ne faut pas nier cependant que les
causes toutes physiologiques et économiques du cannibaUsme aient pu,ea bien
des cas jouer le rôle décisif dans la constitution des habitudes anthropophà-
giques. Si l'on se place au point de vue de M. S., il devient évident que
l'exocannibalisme est postérieur à l'endocannibalisme et qu'il ne s'est développé
que lorsque des calculs nouveaux ont fait considérer comme une profanation
l'acte de manger les cadavres des siens, envisagé jusque-là comme une pra-
tique pieuse. Mais il n'est point certain, d'après nous, que l'origine assignée par
M. S. aux pratiques anthropophagiques en soit l'origine unique. Dans bien des
cas, des croyances animistes seules ou des conceptions magiques peuvent rendre
compte des faits que l'observation nous révèle ; lorsqu'il en est ainsi, nulle rai-
son ne nous oblige à admettre l'antériorité d'un des deux types de cannibalisme
par rapport à l'autre. M. S. réfute sans peine la théorie de Golberg qui voit
dans le cannibalisme l'origine presque unique du culte des morts. Il étudie avec
quelques détails l'anthropophagie limitée aux cadavres des criminels et consi-
dérée comme une aggravation de la peine, et il y voit une forme de transition
entre l'endo et l'exocannibalisme. Tel est, dans ses grands traits, ce mémoire
qui, eu dépit des théories exclusives el parfois hasardées qu'il renferme, est des-
tiné par la netteté même avec laquelle les questions sont présentées, et surtout
116 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
par l'ample et sûre information de son auteur, à vendre les plus utiles services
aux historiens des religions comme aux sociologues.
L. Marillier.
C.u.LTNici De vita S. Hypatii liber. Leipzig, Teubner, petit in-8 de
XX et 188 p. — Prix : 3 ra.
Comme la Vie de Porphyre de Gaza, par le diacre Marc, dont nous avons parlé
dans notre précédente livraison, cette biographie d'Hypatius, par son disciple
Callinicus, fait partie de la Collection Teubner des auteurs grecs et latins et a
été édictée par des membres du Séminaire de philologie de Bonn en l'honneur
du vingt-cinquième anniversaire de leur professeur Fr. Buechler. Hypatius, né
vers 366 en Phrygie, mort en 446 à un âge très avancé, fut un des moines cé-
lèbres de cette époque où le monachisme prit un si grand essor et exerça une
si puissante influence dans les controverses ecclésiastiques. Il passa la plus
grande partie de sa vie dans le monastère de Rufinianaj, près Chalcédoine,
fondé par Rufinus et confié par celui-ci à des moines égyptiens qui l'abandon-
nèrent après sa mort et qui eurent pour successeurs le héros de cette histoire et
ses compagnons.
La Vie d'Hypatius a été publiée par D. Papebroch dans les Acta SS. du mois
de juin, vol. III, p. 308-349, d'après le ms. du Vatican (gr. 1667). Les éditeurs
actuels donnent la préférence à un manuscrit de la Bibliothèque nationale (gr.
1488).
Gomme instrument de travail, cette nouvelle édition se recommande surtout
par les indices extrêmement détaillés qui permettent de retrouver rapidement les
renseignements dont on peut avoir besoin .
J. R.
Hermipi'ls. — De astrologia dialogus, edd. G. Kroll et Paul Viereck.
Leipzig, Teubner, petit in-8 de xi et 87 p.). — Prix : 1 m. 80.
«Hermippus à propos de l'astrologie», cette forme de titre, qui n'est pas inu-
sitée, désigne un dialogue peu connu, d'après le nom de l'un des interlocuteurs.
Ce dialogue, déjà publié en 1830 par 0. Bloch, nous a été conservé en plusieurs
manuscrits, tous dépendants du God. Vaticanus grajcus 175, où il a été copié
avec plusieurs autres écrits qui n'ont aucun rapport avec lui. L'auteur anonyme
semble avoir été un chrétien, mais un de ces chrétiens du iv« ou du v° siècle
qui combinaient étrangement des spéculations philosophiques néoplatoniciennes
et des superstitions théurgiques ou magiques avec une profession chrétienne,
dans laquelle le christianisme lui-même ne valait guère mieux que les doctrines
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 117
auxquelles on l'associait. Il s'agit avant tout, pour lui, de justifier, aux yeux
mêmes des chrétiens, la légitimité des données de l'astrologie qui lui paraissent
devoir être conservées. L'étoile des mages et le soleil qui s'obscurcit au moment
de la mort du Christ lui permettent de trouver sans grand'peine des points d'at-
tache pour ses théories astrologiques dans l'histoire sacrée.
L'édition nouvelle, publiée dans la Bibliothèque Teubnérienne, est l'œuvre de
MM. G. Kroll et Paul Viereck. Ils avaient, à l'insu l'un de l'autre, étudié le
même manuscrit du Vatican. Au lieu de faire deux publications, ils ont fort sa-
gement pensé qu'il valait mieux fondre en une seule leurs travaux préparatoires.
M. Viereck a publié le texte, M. Kroll a fait l'introduction et l'index. Il pense
que le dialogue est postérieur à Proclus, à cause de l'emploi de certaines ex-
pressions qui ne paraissent pas avant ce philosophe dans la terminologie plato-
nicienne. Cette conclusion nous semble insuffisamment justinée. La dépendance
à l'égard de Porphyre est certaine; celle que M. Kroll admet à l'égard de Gré-
goire de Nazianze et de Proclus est pour le moins douteuse. La date du Dialogue
reste donc flottante entre le iv^ et levé siècle, mais celte incertitude n'offre pas
d'inconvénients graves. La portée de cet écrit est la même, qu'il ait été composé
cinquante ans plus tôt ou plus tard : il nous apporte un témoignage de cette
transfusion de pratiques et de superstitions païennes dans le christianisme qui
s'opéra parallèlement à la transfusion des doctrines philosophiques ou des prin-
cipes de la morale antique dans la théologie chrétienne, et qui est beaucoup
plus difficile à saisir sur le vif, parce qu'elle s'opéra par l'intermédiaire d'indi-
vidualités inférieures, dont les œuvres n'ont généralement pas subsisté.
J. R.
Alexandri Lycopolitani Contra Manichaei opiniones disputatio, éd.
Aug. Brinkmann (Leipzig, Teubner, Bibl. Teubn. script, graec. et lat.,
petit in-8 de xxxi et 50 p. avec index). — Prix : 1 m.
La courte dissertation dirigée par un certain Alexandre de Lycopolis contre
les Manichéens a été éditée par Combefis dans le deuxième volume de sa Bi-
bliothèque des Pères Gi^ecs, en 1672, et le texte publié par lui, comme la tra-
duction latine qu'il y joignit, ont passé presque sans modifications dans les re-
cueils des Pères de l'Église qui se sont succédé depuis lors. M. Brinkmann ne
fait pas grand cas de ce texte de Combefis; il montre qu'il a été établi avec né-
gligence et que les fausses lectures que l'on y trouve ont provoqué plusieurs
erreurs chez les historiens du Manichéisme. Une nouvelle édition faite avec les
ressources et la précision de la paléographie moderne est donc appelée à rendre
des services. L'étude du Manichéisme, en effet, et l'histoire des sectes dualistes
qui s'y rattachent, sont un des domaines de l'histoire religieuse chrétienne où
il y a encore le plus à faire et où malheureusement les sources sont le plus
118 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
inégalement réparlies entre les divers pays et les diverses époques sur lesquelles
doit porter l'examen. Du moins i'aut-il désirer que ces sources soient le plus
pures possible.
La Disputatio d'Alexandre est malheureusement de date et de provenance
inconnues. Ce qui en fait le principal intérêt, c'est qu'elle n'est pas, comme on
l'a cru, l'œuvre d'un chrétien; Lenain de Tillemont, avec ce merveilleux sens
critique qui lui a permis de déblayer l'histoire littéraire du christianisme anti-
que de tant d'erreurs partout où son jugement de savant n'était pas dominé, à
son insu, par les postulats de sa doctrine, avait déjà mis ses lecteurs en garde
contre cette erreur. Beausobre, dans son llistoire critique de Manichée et du
Manichéisme, l'a réfutée, mais sans parvenir à la détruire. En réalité, cette ra-
pide controverse contre les doctrines manichéennes est l'œuvre d'un philosophe
platonicien, qui n'est rien moins que chrétien, puisqu'il s'exprime d'une façon
assez sévère sur le compte des chrétiens. M. Brinkmann pense que l'auteur
écrivit à Alexandrie, vers la fin du m* ou le commencement du iv« siècle, avant
la reconnaissance officielle du christianisme et peu de temps après que la pro-
pagande manichéenne eût commencé à s'exercer en Egypte. On sait que Dio-
clétien dut prendre des mesures contre les Manichéens avant même de com-
mencer la persécution contre les chrétiens. Cette opinion peut se défendre ; la date,
à condition de ne pas trop vouloir préciser, est vraisemblable; ce qui me paraît
plus sujet à caution, c'est l'origine alexandrine. Je ne vois pas sur quel argu-
ment l'auteur se fonde pour l'affirmer.
L'édition de M. Brinkmann, commode, à bon marché, se recommande comme
instrument de travail. Elle a été faite d'après un manuscrit de la Bibliothèque
Laurentienne, à Florence, de beaucoup supérieur par son antiquité et sa correc-
tion aux copies qui en furent faites aux xv% xvi» et même xvii*' siècles, et qui
figurent dans d'autres bibliothèques. Ce manuscrit florentin se compose de
deux parties originairement étrangères l'une à l'autre; la seconde partie con-
tient divers écrits qui semblent constituer une sorte de recueil antidualiste, que
M. Brinkmann croit avoir été composé pour l'empereur Basile, entre 867 et 871,
à un moment où la controverse contre les Pauliciens battait son plein. Il s'appuie
sur le poème qui se trouve en tète du recueil et qui est intitulé Ejç ^bv BaasXEtov
pa(7tXsa; mais comme les premiers soixante vers manquent, il est difficile
de savoir avec certitude à qui sont destinés les éloges qu'il renferme. L'édi-
teur publie, dans son Introduction, tout ce qui subsiste de ce poème com-
posé en l'honneur d'un Basileios qui y est, en effet, célébré comme un monar-
que puissant. Son hypothèse est donc plausible. Il va même plus loin et soup-
çonne que le manuscrit de Gènes, (du xi^ siècle), qui a conservé les traités de
Sérapion et de Titus de Bostra contre les Manichéens, renferme la première
partie du recueil antidualisle dont le manuscrit de Florence nous aurait conservé
la suite. Pholius énumère, en elfet, parmi les adversaires des Manichéens dont
il a consulté les écrits, à la fois Sérapion et Alexandre de Lycopolis. Les rap-
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES H9
prochements sont ingénieux, mais ils auraient besoin d'être corroborés par des
arguments positifs pour être plus que de simples possibilités parmi d'autres tout
aussi acceptables.
J. R.
L.-J.-B. Bérenger-Féraud. — Superstitions et survivances étudiées
au point de vue de leur origine et de leurs transformations.
Paris, E. Leroux, 1896, 2 vol. in-8 : t. I, xn-543 pages; t. II, 539 pages.
Les deux volumes que fait paraître M. B,-F., et qui seront, nous dit-il,
suivis de plusieurs autres, touchent à des questions fort diverses et que des
liens très étroits n'unissent pas toujours. Elles appartiennent toutes cependant
au même domaine, le domaine de la mythologie populaire et du foliî-lore, mais
les différents chapitres des deux volumes forment autant de monographies dis-
tinctes et qui auraient pu être publiées indépendamment les unes des autres.
En voici la liste : l. Les Esprits de la Maison, t. I, p. 1-138; II. Le roseau de
Saint-Cannat (l'histoire du bâton ou du roseau planté en terre et qui reverdit),
p. 139-152; m. Les Bêtes dévotes, p, 153-206; IV. Les Dragons et les Serpents,
p. 207-304; V. Le Verre incassable, p. 305-312; VI. Les Esprits de la Terre,
p. 313-412 ; VII. Saint Sumlan de Brignolles, (c'est un saint auquel s'adressent
les jeunes gens et les jeunes filles qui veulent se marier et les femmes qui dési-
rent des enfants), p. 413-423 ; VIII. L'immersion pieuse du fétiche dans Veau,
p. 424-450; IX. La punition infligée au fétiche, p. 451-500, (il faut noter que
le mot de fétiche est pris par M. B.-F. en un sens très étendu et qu'il l'applique à
toutes les représentations plastiques d'une divinité ou d'un personnage surna-
turel, d'un saint par exemple); X. Les Libations, p. 501-522 (c'est essentiel-
lement une étude sur le souper de la veille de Noël et les cérémonies tradition-
nelles qui y sont accomplies en Provence); XL Le passage à travers un arbre,
p. 523-540; XII. Les Esprits des Eaux, t. II. p. 1-58; XIII. Le Pèlerinage du Mai
à Toulon (M. B.-F. y voit la survivance d'un culte naturiste gréco-italique), p. 59-
94); XIV. Les Deux qui sont morts (légende provençale où M. B.-F. aperçoit
une réminiscence de la légende d'Étéocle et Polynice), p. 95-112 ; XV. Les Castel-
lets de la Sainte-Baume, (sortes de cairns que les pèlerins élèvent traditionnelle-
ment), p. 113-132; XVI. les Esprits de VAir, p. 133-174; XVII. Mariage et Pro-
géniture, p. J 75-234 (étude sur les cultes génésiques); XVIII La Récompense
de la piété, p. 235-272; XIX. La Punition de Vlmpiélé, p. 213-320; XX. Les
pierres et les rochers, p. 321-430; XXI. Les Statues gui remuent, parlent, etc.,
p. 431-488 ; XXII. Vérhange à la muette (troc de marchandises contre d'autres
marchandises effectué sans parler, que M. B.-F. rapproche de certaines
coutumes de mariage en usage en Provence et dans divers autres pays),
p. 489-516; XXIII. Le s Statues qui choisissent leur résidence, p. 517-536.
M. B.-F. a suivi partout un plan uniforme : il commence en chaque chapitre
120 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
par étudier les croyances, les traditions et les coutumes de la Provence, que les
circonstances l'ont mis à même de connaître plus intimement et par des obser-
vations plus directes et plus prolongées; puis il leur cherche dans le folk-lore
européen, dans les religions de l'antiquité et dans celles des peuples non civi-
lisés, dans la légende chrétienne enfin, des parallèles, et, du rapprochement de
ces faits de multiples origines, il cherche à dégager la signification originelle
et, à ses yeux, d'ordinaire très simple et très claire du rite, du mythe ou de l'u-
sage qui fait l'objet de ses recherches.
M. B.-F. a réuni de cette manière un très grand nombre de renseignements
sur les questions diverses qu'il a abordées, et son livre ne sera pas inutile aux
folk-loristes ni aux historiens de la religion; Usera précieux pour ceux-là sur-
tout qui vivent loin des grandes villes et n'ont pas à leur disposition une biblio-
thèque très bien fournie.
Mais malheureusement M. B.-F. ne semble pas avoir toujours soumis à une
critique très sûre les documents dont il se sert; il puise indifféremment à des
sources de valeur très inégale; il cite inexactement parfois, ou donne des réfé-
rences incomplètes qui ne permettent pas de retrouver aussi aisément qu'il
faudrait le texte auquel il vous renvoie; des fautes d'impression trop nombreuses
défigurent en un grand nombre de pages les titres des livres et les noms des
auteurs. M. B.-F. a le goût des hypothèses hardies, et il tient trop souvent
celles qu'il formule pour des vérités démontrées.
Plus de sévérité critique, plus de prudence dans les affirmations, plus de
soin dans la rédaction des indications bibliographiques et dans l'impression du
livre, auraient permis à M. B.-F. de faire de son ouvrage un très commode et
très utile instrument de travail. 11 aurait pu sans nul inconvénient l'alléger de
bon nombre de dissertations qui aboutissent à des conclusions moins assurées
qu'il ne lui paraît, et ajouter d'autres faits aux faits nombreux et intéressants
qu'il a réunis avec une patience et une ardeur qui doivent lui mériter le res-
pect et la reconnaissance de tous ceux qui s'occupent de ces mêmes études.
L. Marillier,
REVUE DES PÉRIODIQUES
RELIGIONS DES PEUPLES KON CIVILISÉS ET FOLK-LORE
Zeîtschrift des Vereins fur Volkskunde (cinquième année, 1895). —
Max. Bartels, ZJeber Krankheits-Beschivorungen (Heft I, p. 1-40). — M. Bar-
tels, qui avait en 1893 consacré un ouvrage à la médecine des peuples non ci-
vilisés*, complète aujourd'hui son œuvre dans ce domaine par la publication de
ce mémoire sur les conjurations en usage dans les maladies. Les peuples non
civilisés et, comme eux, les paysans d'Europe, se représentent d'ordinaire la ma-
ladie comme un être surnaturel, un esprit à forme démoniaque, humaine ou ani-
male qui tourmente le malade du dehors ou est entré en lui et le possède. Le
traitement médical consistera à chasser loin du malade le démon qui est la
cause de sa souffrance. Plusieurs procédés magiques sont en usage pour at-
teindre à ce but; l'un des plus usités, c'est la conjuration par une formule ré-
citée ou murmurée et quelquefois chantée. La plupart du temps on ne s'en tient
pas à une seule formule, mais on en emploie plusieurs, afin d'avoir plus de
chance de se servir de celle qui est réellement efficace contre l'esprit de la ma-
ladie. M. Bartels étudie les formules de conjuration de la Prusse orientale et
occidentale, de la Poméranie, du Voigtland et de la Souabe, des Saxons de
Transylvanie, des Magyars et des Tziganes, des Esthoniens et des Lithua-
niens. Il les rapproche de celles qui sont contenues dans le Kalewala, des con-
jurations des habitants de l'archipel Malais et des Indiens d'Amérique, des in-
cantations de l'Atharva-Veda, et enfin des formules magiques écrites en
caractères cunéiformes et retrouvés sur les tablettes d'argile de la Bibliothèque
de Sardanapale. Une bibliographie assez ample de la question se trouve à la
page 1 du mémoire.
M. Bartels divise les formules qu'il étudie en trois catégories : celles qui
sont contenues dans la première sont, à vrai dire, plutôt des prières que de véri-
tables conjurations, destinées à contraindre par leur efficacité;'propre le démon
à se retirer. Le sorcier, qui ne se sent pas assez fort pour venir à bout à lui tout
seul de l'esprit mauvais, appelle à son aide un dieu ou un autre personnage surna-
turel. Dans la seconde catégorie viennent se ranger des formules destinées à
convaincre le démon de s'éloigner de son plein gré du tnalade qu'il tourmente.
On lui prodigue les épithètes honorifiques, on le traite avec déférence, on tente
1) Die Medizin der Naturvôlker. Ethnologische Beitrdge zur Urgeschichte der
Medizin. (Leipzig, 1893).
122 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
de le duper en lui faisant croire qu'il ne peut rien sur la victime qu'il a choisi,
ou bien on s'engage à lui faire quelque présent (ce dernier type n'est pas men-
tionné par M. Bartels). On peut même le menacer de ne donner à manger au
malade que des choses dégoûtantes, s'il ne veut point abandonner son corps.
Si cependant il s'obsline, il faut en venir alors à la lutte ouverte et recourir aux
formules de la troisième catégorie. Par la menace, l'injure, et surtout par la puis-
sance magique de certains mots ou de certaines combinaisons de mots, on s'efforce
de chasser de vive force la « Maladie « de l'homme dont elle s'est emparée.
Cette dernière catégorie de conjurations est de beaucoup la plus importante.
C'est grâce aux formules de ce type que les sorciers peuvent se faire obéir des
esprits mauvais ; mais ils n"y recourent que quand ils ont épuisé tous les autres
moyens, parce qu'il est toujours dangereux d'entrer en lutte avec les démons.
M. Lehmann-Filhés. Einige Beifipiele von Hexen-und Aberglauben aus der
Gegend von Arnstadt und Umenauin Thuringen (Heft I, p. 93-98). — M. Leh-
mann-Filhés raconte plusieurs anecdotes qui établissent l'existence actuelle de
la croyance à la sorcellerie et, en particulier à la magie sympathique, dans cer-
taines parties de la Thuringe. Cet article contient des renseignements sur les
superstitions relatives aux diverses fêtes (la nuit de INoël, la nuit du Nouvel An,
la nuit de la Saint-André), sur les présages relatifs au mariage, sur les présages
de mort, les « intersignes », etc.
Karl Weinhold. Beitrag zur Nixenkunde auf Grund schlesischer Sagen
(Heft II, p. 121-133). — M. Weinhold a, pris pour point de départ de son
étude deux légendes qui avaient été racontées en 1846 à sa sœur par un paysan
de Neudorf et qu'il avait publiées en 1851 dans son livre intitulé : Die deut-
schenFrauen in dem Mittelaller. Il en rapproche une autre légende, également
d'origine silésienne, qui a été publiée dans les Germoniens Volkerstimmen
de Firmenich, t. II, p. 334, 339. La nixe est un esprit des eaux, d'ordinaire
bienveillant pour les hommes, qui tantôt apparaît sous une forme humaine,
tantôt sous celle d'un être à demi femme, à demi poisson. L'esprit des eaux,
dans les légendes et les contes les plus anciens de l'Allemagne du Nord et de
la Scandinavie, est conçu sous la forme d'un poisson; puis peu à peu, revêtu de
tous les attributs intellectuels de l'homme, il tend à revêtir aussi une forme
analogue à la sienne, et c'est alors qu'on se le représente comme un être com-
posite à moitié homme, à moitié poisson . On en arrive enfin à une conception pu-
rement anthropomorphique de ces êtres surnaturels, mais les deux types, le type
à demi animal et le type humain, coexistent dans le Folk-lore germanique sans
que l'un arrive à supprimer l'autre. Une semble pas nécessaire de supposer que
cette conception ait été empruntée par les populations germaniques à des sources
étrangères; mais on doit constater qu'il existe de frappantes analogies entre les
nixes et les femmes de la mer de la basse antiquité classique, et que l'évolution qui
a fait passer les Sirènes et les Néréides de la forme animale à la forme humaine
est très exactement comparable à celle qu'ont subie en Allemagne les esprits
REVUE DES PÉRIODIQUES 423
des eaux. Sous l'influence des idées chrétiennes, et tout spécialenaent sous l'ac-
tion directe du clergé, on en est arrivé à se représenter les esprits des eaux
comme des démons; aussi les nixes sont-elles devenues parfois, dans les croyances
populaires, malveillantes pour l'homme, comme l'est presque toujours l'homme
des eaux {Wassermunn). Une nouvelle transformation dans les idées a amené à
concevoir ces démons, par une sorte de confusion avec des êtres surnaturels
d'une autre espèce, les esprits des défunts, comme des âmes captives qu'un
enchantement retient aux fonds des eaux et que l'intervention généreuse d'un
homme ou d'une femme peut délivrer. Dans la première légende étudiée par
M. Weinhold apparaît une autre forme de la nixe. Elle se montre à une jeune
fille sous l'apparence d'un crapaud. Il est à noter que c'est une apparence que
revêtent fréquemment les âmes des morts. Dans la seconde histoire, à laquelle
M. TT. cite un certain nombre de parallèles, un jeune homme, pour avoir violé une
interdiction qui lui avait été faite par la nixe, devient lui-même une nixe. Le change-
ment de sexe apparaît assez fréquemment, dans les traditions populaires et les
mythes, comme sanction de la violation d'une interdiction ou châtiment d'une
offense. On peut même en rencontrer des exemples dans des circonstances diffé-
rentes. M. Weinhold rapproche de ces croyances l'habitude quia survécu, dans
certaines coutumes populaires, d'un échange de vêtements entre les deux sexes.
B. Kahle. Krankheitsbeschwôrungen des Nordens (Heft II, 194-199). —
M. Kahle complète dans cet article l'étude de M. Bartels sur la conjuration des
maladies. Les formules qu'il rapporte ont été pour la plupart recueillies en Suède.
Le procédé de guérison consiste le plus souvent à faire passer la maladie dans
un objet où elle demeure enfermée.
K. Weinhold. Die Widderpi'ocession vo7i Virgen und Pragratten nach Lavant
im Pusterthal (Heft II, p. 205-20S). — Dans les villages de Virgen et Pragratten
a subsisté la coutume de promener processionnellement pendant la semaine de
Pâques un bélier de maison en maison ponr le conduire enfin à l'église où pen-
dant toute la durée du sermon il demeure au milieu de l'église sous la chaire.
La tradition rapporte que cette procession a été instituée à l'occasion d'une
épidémie qui dévastait le pays. L'offrande du bélier fit cesser l'épidémie, mais
il faut que cette offrande soit renouvelée tous les ans, sans quoi l'épidémie re-
paraîtrait. M. W. voit dans cette cérémonie la survivance d'un rite expiatoire
pré-chrétien. Il la rapproche de rites analogues de préservation qui était en
usage dans l'antiquité grecque et qui étaient spécialement en relation avec le
culte d'Hermès. Il pense qu'elle a été introduite en Tyrolpar les Slaves du Sud,
et il mentionne à l'appui de son dire l'existence de cérémonies de même ordre
dans les diverses provinces slaves du sud de l'Autriche, en particulier en Bosnie.
LuDw. Frankel. Feen- und Nixenfang nebst Polyphem's Ueberlistung (Heft
III, p. 264-274). — Étude sur les procédés magiques pour s'emparer des nixes
et des fées. Cet article contient une très riche et très intéressante bibhographie
de la question et des questions connexes.
124 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Otto Heilig. Segen ans Handschuhsheim (Heft III, p. 293-298). — M. Heilig
publie une série de formules magiques qui se trouvent dans un « livre de recet-
tes )> qui a été écrit en 1818 à Handschuhsheim. Ces formules sont pour la plu-
part des conjurations contre telle ou telle maladie de l'homme ou des animaux.
Quelques-unes cependant ont pour but de faire retrouver les objets volés.
Stanislaus Prato. Sonne, Moud und Sterne als Schônheits-symbole in
Volksmarchen und Liedern. Ein Kritischer Beitrag zur vergleichenden
Vôlkerpsychologie (Heft IV, p. 363-383). — Première partie d'un mémoire dont
l'analyse sera donnée lorsqu'il aura paru en entier.
Karl Réitérer. Hexen- und Wildererglauben in Steiermark (Heft IV,
p. 407-413). — M. B. a réuni les superstitions relatives à l'emploi de la rosée
de la Pentecôte et des œufs du Jeudi-Saint comme préservatif contre les sorti-
lèges. II étudie les pratiques des sorcières qui enlèvent magiquement le beurre
du lait de leurs voisines et font envahir leurs laiteries par les vers. Il indique
les procédés à employer pour découvrir les sorcières, l'usage qu'elles font
d'un onguent particulier pour se rendre capables de se transporter d'un lieu
à un autre à travers les airs. Il rapporte aussi les croyances relatives à leur
action sur les phénomènes météorologiques, la grêle par exemple, et à leur
« puissance » qui fait qu'un homme ordinaire ne peut rien contre elles, qu'un
chasseur, par exemple, au moment où il va tirer sur l'une de ces femmes revê-
tues d'une puissance surnaturelle, devient impuissant à presser la gâchette. La
seconde partie de l'article se rapporte à diverses superstitions relatives aux
braconniers et aux animaux sauvages. 11 existe des sortilèges qui peuvent
rendre les chamois immobiles devant le fusil des chasseurs; le braconnier qui
a réussi à se mettre sous la peau une hostie consacrée est à l'abri de toute
blessure et peut se changer à volonté en pierre ou en bois. Mais s'il n'a pas
enlevé cette hostie de dessous sa peau avant sa mort, il appartient au diable.
Certains animaux, tels que le lièvre, portent malheur si l'on les rencontre sur
son chemin. La graisse ou le sang de certains autres est un remède magique
contre diverses maladies ou un préservatif contre le vertige. Le « sjI bénit» du
jour de la Sainte-Stéphanie fournit au braconnier un moyen de s'approcher
plus facilement de son gibier.
K. Wei.nhald. Vom heiligen Ulrich (Heft 4, p. 416-425). — Étude sur la
légende et le culte de saint Ulrich où M. W. insiste particulièrement sur les
rites accomplis aux fontaines qui lui sont consacrées, et qui était déjà, d'après
lui, l'objet d'une vénération superstitieuse et, sans doute, d'un culte dans la
période antérieure au christianisme. Saint Ulrich semble avoir pris la place d'un
esprit des eaux, ce qui explique qu'on le représente souvent avec un poisson
dans la main gauche; le poisson était une forme assez habituelle des anciennes
divinités des eaux. On a imaginé après coup, pour expliquer cet attribut du
saint, une légende où en un jour d'abstinence un morceau de viande se change
en poisson, par la toute-puissance divine, pour confondre un méchant homme
REVUE DES PÉRIODIQUES 125
qui avait tenté de perdre le saint évèque en l'accusant de faire gras en un temps
interdit par l'Église.
Ethnologisclie Mitteilungen aus Ungarn, année 1895. — M. R. v. Sowa
publie, p. H8-123, une variante tzigane, texte et traduction, d'un conte apparte-
nant au groupe dont le type est la légende grecque de la délivrance d'Andromède.
M. Franz Gônczi. Die Croaten in Murakôz. — Étude sur leurs coutumes de
mariage et leurs traditions, particulièrement sur celles qui se rapportent aux
diverses fêtes de l'année, aux phénomènes atmosphériques et astronomiques et
aux présages funéraires.
Journal of American Folk -lore, t. VIIÎ, année 1895. — W. W. Newell.
Théories of diffusion of folk-tales, pp. 7-18. — Étude d'ensemble sur les di-
verses théories relatives à l'origine et la diffusion des contes populaires. M, Nevell
rejette à la fois la théorie de Grimm et celle à laquelle André Lang a attaché son
nom. Il pense que les ressemblances étroites qui existent entre le folk-lore des
divers pays ne peuvent s'expliquer que l'hypothèse que les diverses variantes
d'un conte procèdent d'un seul type original, d'un récit inventé consciemment
par un auteur particulier en un temps déterminé. D'accord avec Bédier, il se
refuse à admettre comme Benfey, R. Kôhler et Cosquin, que l'Inde soit le ber-
ceau de l'universalité, ou même delà majorité, de nos contes d'Europe. II pense
que les emprunts faits par les sauvages au folk-lore des peuples civilisés sont
beaucoup plus fréquents que les emprunts inverses, et que les traits particuliè-
rement grossiers et barbares que nous retrouvons dans les contes des peuples
non civilisés sont des additions postérieures à des récits à la fois plus raffinés
et moins merveilleux, et dont la patrie d'origine est un pays dont la civilisa-
tion a déjà atteint quelque développement.- Il est à peine besoin de dire qu'il
est nécessaire de faire des réserves sur la théorie de M. Newell qui semble
impuissante à expliquer l'élément merveilleux des contes, et qui peut amener
à méconnaître les rapports naturels qui les unissent aux mythes, aux rites reli-
gieux, aux pratiques magiques et aux coutumes traditionnelles. Il est hors de
doute cependant qu'elle rend compte d'une façon satistaisante d'un certain
nombre de cas particuliers -
Fanny D. Bergen, Burial and Holiday Customs and Reliefs of the Irish Pea-
santry, pp. 19-25. — Le mari est d'ordinaire enterré avec sa famille, la femme
avec la sienne, les enfants le sont habituellement dans la sépulture de la famille
paternelle. Les filles cependant expriment souvent le désir d'être placées dans
la sépulture de la famille de leur mère. Les mourants ont soin très fréquem-
ment d'indiquer avec précision dans la tombe de qui ils veulent être enterrés;
ce souci résulte de la croyance répandue dans le pays que les morts causent
entre eux dans leur sépulture. On croit que la dernière personne enterrée dans
un cimetière est contrainte à aller tirer de l'eau pour tous les autres morts
jusqu'à ce qu'il y ait un autre enterrement. Quand les paysans meurent, on met
126 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
de côté, d'ordinaire, leurs meilleurs vêtements pour qu'ils puissent s'en revêtir
lorsqu'ils reviennent pendant la nuit dans la maison qu'ils habitaient, mais ils
s'usent et se détruisent plus vite que ceux qui appartiennent à des vivants. Les
photographies des morts s'altèrent et s'elTacent, elles aussi. La nuit, les défunts
s'amusent à jouer à la balle dans les cimetières; il ne faut jamais, le soir, jeter
d'eau dehors, car elle pourrait tomber sur un être qui appartient à l'autre monde;
il faut toujours la nuit avoir de l'eau propre dans les maisons pour que les morts
puissent venir boire. 11 ne faut jamais boucher une bouteille qui contient de l'eau
bénite ou de l'eau d'une source sainte, autrement cela gênerait les défunts. Il
ne faut non plus jamais combler les vieilles fontaines, les âmes reviennent y
puiser la nuit. M™'^ Bergen donne également des détails sur les croyances rela-
tives à la capacité des sorcières de se changer en animaux, sur l'enterrement
rituel du roitelet, et sur diverses superstitions qui ont trait aux animaux, en
particulier aux chevaux, aux vaches, aux coqs et aux poules, aux gienouilles
et aux abeilles.
J. W. PowELL. The interprétation of Folk-lorc, pp. 97-105.
J. N. D. Hewitt. The Iroquoian concept of thesoul,pp. 107-116. — 1! semble
que les Iroquois attribuent à l'homme, d'une part, une âme sensitive qui anime le
corps, qui a pour siège la moelle des os et qui, après la mort, reste attachée au
squelette, et, d'autre part, une ou plusieurs ùmes intelligentes qui peuvent se sé-
parer du corps et errer loin de lui. Ils se représentent l'âme comme composée d'une
matière assez subtile pour qu'on la puisse enfermer dans une gourWe; elle a la
forme exacte du corps humain, mais la couleur d'une ombre ; à demi aveugle le
jour, elle est douée pendant la nuit d'une vue perçante; elle peut se nourrir des
mêmes aliments que les vivants, mais elle a pour la viande un goût tout particulier.
Elle n'est pas universellement conçue comme immortelle. Après la mort, l'âme,
après être restée quelque temps au voisinage du corps, se rend au pays des morls
où chaque tribu a son village particulier. Le temps s'y passe à pêcher, à chasser,
à danser, etc. Les suicidés et les guerriers tués à la guerre sont contraints de
demeurer dans les quartiers particuliers d'où ils ne peuvent sortir. Les âmes
des vieillards usés par les années et celles des petits enfants trop faibles pour
faire le voyage qui conduit au pays des esprits restent dans les villages des vi-
vants. C'est aux voyages de l'âme hors du corps que sont attribués les rêves
dont plusieurs sont, d'autreparl, inspirés par le Gieldivin, dieu ami des hommes.
Le mémoire se termine par une étude sur les divers noms de l'âme, la psycho-
lo"-ie des Iroquois et les âmes des animaux. A la première page sont indiqués
quelques-uns des rites qui sont en relation avec ces croyances. Il convient enfin
d'indiquer la croyance à l'existence de squelettes cannibales auxquels on ne
peutécnapper qu'en mettant entre eux et soi un cours d'eau.
M"* Zelia. NcTTALL. Anotc OU ancicnt MexicanFolk-Iore, pp. 117-129. — Étude
sur le folk-lore mexicain faite d'après le livre de Sahagun.
J. OwEN DoKSEY. Kwapa Fotk-lore, p. 130-131. — Les Kvvapa sont une
REVUE DES fÉRIODIQUES 127
tribu indienne qui vivait autrefois sur les bords du Mississipi et qui est établie
maintenant au milieu des Osages dans l'Oklahoma. Ce mémoire renferme des
renseignements sur les croyances de cette tribu relatives aux astres (la voie lactée
est appelée la route des âmes ; ils voient dans la lune un homme qui tient à la
main une tète coupée), sur leurs traditions relatives à une race de nains, sur les
Wapinan (les Wakan ou hommes-médecines des Dakota). Les membres du clan
de l'Élan ne peuvent manger de chair d'élan, si on lui donne son vrai nom, mais
si on l'appelle simplement venaison, ils en peuvent manger en toute sécurité.
Quand un Kwapa se croit en danger de mort, il achète un nouveau nom du chef
suprême de la tribu, il croit se débarrasser de sa maladie en abandonnant soa
ancien nom ; c'est là une chose que l'on peut faire quatre fois, la cinquième
porterait malheur.
J. Walter Fewkes. The destruction of the Tusayan monsters, pp. 132-137.
— Les Hopi de l'Arizona possèdent tout un ensemble de légendes qui
racontent les hauts faits accomplis par deux personnages surnaturels, les
jumeaux, qui ont délivré la terre des monstres qui l'occupaient et qui étaient
comme eux-mêmes d'origine céleste. Ces jumeaux étaient nés d'une déesse de
la Terre, la femme-araignée qui les avait conçus sans cesser d'être vierge, l'un,
la Jeunesse, de la lumière, et l'autre, l'Écho, du nuage pluvieux. M. Fewkes
cite à titre d'exemples quatre de ces légendes; les trois premières ont trait à
des combats contre les monstres, la quatrième raconte un voyage des jumeaux
vers le soleil. Il convient de noter l'assistance que les deux héros reçoivent,
pour l'accomplissement de leur tâche, d'animaux bienveillants et, en particulier,
de la taupe.
Edward Jack. Maliscet Legends, p. 193-208. — Les MaUscet sont établis
sur le cours de la rivière Saint-Jean. Le vieillard qui a raconté ces légendes à
M. Jack habite un petit village auprès de l'embouchure de la Nashwook. Il est
absolument digne de foi, au témoignage de l'auteur, et bon nombre des his-
toires qu'il raconte sont familières aux Chippeways d'Odana (sur les bords du
lac Supérieur).
Trois de ces légendes se rapportent à Glooscap. Il y est représenté comme
une sorte de sorcier divin, à forme humaine. Il sait des secrets magiques pour
rendre la jeunesse; il a pour compagnon un homme-médecine aveugle. C'est
lui également qui a donné à l'écureuil, qui était autrefois grand comme un lion
et d'une extrême férocité, sa taille actuelle ; il a pour oncle la tortue et a eu des
luttes à soutenir contre le castor; on montre l'empreinte de son visage sur des
rochers qui dominent la rivière Saint-Jean. Il est maintenant oisif, ne s'occupe
guère qu'à faire des pointes de flèches et a l'apparence d'un homme d'environ
trente ans. Sa vie et ses aventures ont été autrefois mêlées étroitement à celles
des divers animaux: l'oie sauvage, le plongeon, le loup.etc, auxquels il avait réussi
à persuader qu'ils étaient tous des êtres humains. Ses querelles avec le porc-épic,
le crapaud et la tortue, qui tenta de l'assassiner, sont rapportées avec quelque
128 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
détail. M. J. menlionne aussi sa naissance surnaturelle à travers le flanc de
sa mère et ses luttes avec son frère jumeau. Les autres légendes sont des contes
d'animaux ou des histoires qui se rapportent aux guerres avec les Mohawks
L'article se termine par une double série de noms de lieux en divers dialectes.
W. M, Bea.uch\mp. Onondaga Notes, p. 209-216, et ilohawk Notes, p. 217-221.
— Le premier de ces courts mémoires est consacré en grande partie à la des-
cription des rites en usage à la fête du Chien Blanc. L'un des éléments essen-
tiels de la fête, le sacrifice du Chien Blanc, qui paraît du reste s'être venu
postérieurement ajouter aux autres rites, a disparu, ou plutôt le sacrifice n'est
plus que symboliquement accompli : on brûle à la place du chien un panier
blanc. La fête ancienne, c'était la grande fête des songes. Le second mémoire
renferme des détails sur les fêtes et les coutumes diverses des Mohawks, en
particulier sur les danses. L'usage de chasser loin du village l'àme d'un pri-
sonnier mis à mort est mentionné.
W. W. Newell. Folk-lore Study and Folk-lore Societies, p. 231-242. —
J. Waater Fowkes. TTie Oraibi Flûte Altar, p. 265-272, 2 pi. ; The Walpi
Siiake Danee of 18^5, p. 273-295. — Le premier mémoire consiste essentielle-
ment dans la description de l'autel des prêtres des Sociétés de la Flûte brune et
de la Flûte bleue à Oraibi, (ce sont des sociétés religieuses qui existent chez les
Indiens Hopi de l'Arizona et dont les rites secrets sont encore mal connus).
L'idole principale qui figure sur l'autel est celle du dieu Cotakinunwa, le Cœur
du ciel entier, ce qui tendrait à faire croire que ce n'est pas là un dieu d'im-
portation récente et peut-être d'origine chrétienne, comme on l'a pensé. M. F.
établit une comparaison entre cet autel et celui des Sociétés de la Flûte à
Cipaulwi, dont il donne également une reproduction. Les rites accomplis sont
des rites magiques.
Dans le second mémoire, M. F. ajoute quelques détails nouveaux aux descrip-
tions qu'il avait antérieurement publiées de cette danse rituelle, exécutée par les
Hopis de Waipi. C'est essentiellement une cérémonie d'initiation et qui est en
étroite relation avec le culte totémique des serpents ; mais c'est aussi un rite
magique destiné à obtenir la pluie. Les serpents à sonnettes sont maniés par
les prêtres pendant une assez longue partie de la cérémonie.
G. Patterson. ]Sotes on the folk-lore of Newfoundland, p. 285-290. — Étude
sur les superstitions relatives à ce qui porte bonne et mauvaise chance, aux
animaux et aux jours de bon et de mauvais augure, etc., (il est tout particuliè-
rement fâcheux de passer sous une échelle), sur les procédés de divination, sur
les charmes en usage pour détourner de soi ou guérir certaines maladies, sur
les sorts qui sont jetés sur les personnes et les objets. L'article contient aussi
(p. 287-88) une histoire de revenant.
John O'Neill. Straw, p. 291-298. — L'auteur, partant de la pratique, que l'on
retrouve dans le symbolisme judiciaire de bon nombre de pays d'Europe, de
rompre une paille pour dénoncer un contrat ou remettre une ofiense, étudie les
REVUE DES PÉRIODIQUES 129
divers rites où apparaît une tresse ou une poignée de paille comme garant ou
témoin du serment prêté ou de l'engagement pris, comme protectrice d'une
maison contre les esprits, comme charme contre le feu. Il passe en revue les
diverses cérémonies religieuses où la paille et les objets faits de paille jouent
un rôle, (les cordes sacrées du Japon et les bateaux de paille, chargés d'of-
frandes pour les âmes des morts, la danse des brandons, les figurines de paille
tressée jetées dans le Tibre du haut du pont Sublicius, les mannequins de paille
du Carnaval, les roues de la Saint-Jean et les croix de paille, etc.), etcherche à dé-
gager le sens véritable de ces rites en les rapprochant du fait que sur l'autel védi-
que, représentation symbolique de la terre sacrée, était un lit de paille ou d'herbe
qui complétait la similitude. C'est de cet emploi de la paille dans les cérémonies du
sacrifice védique que semblent découler pour M. J. O'N., tous ses autres usages
rituels.
H. Carrington Bolton. Fortune telling in America to-day, p. 299-307. —
Etudes sur les annonces insérées dans les journaux par les devineresses, astro-
logues, somnambules, diseuses de bonne aventures, tireuses de cartes, etc.
Record of American Folk-lore, p. 317-322. — Utile revue des articles qui ont
paru dans les diverses publications périodiques sur les croyances, les rites et
les institutions des Indiens d'Amérique pendant l'année 1895.
L. Marillier.
(A suivi^e.)
MYTHOLOGIE SLAVE
Etnografitcheskoe obozrienie, t. XXV, 1895.
Alexandre Famintsyn. Les éléments aryens et sémites dans les coutumes, les
laites, les croyances et les cultes des Slaves (n" 3).
L'auteur constate d'abord que les idées religieuses des Slaves contemporains
ont conservé sous beaucoup de rapports leur caractère païen. « Le christia-
nisme, dit M. Famintsyn, a fait disparaître dans le peuple beaucoup d'idées
païennes ; il a remplacé les noms des anciens dieux par ceux du Dieu et
des sainls chrétiens. Mais malgré sa domination de mille ans il n'a pu arra-
cher du cœur du peuple les croyances et les traditions païennes profondé-
ment enracinées, ni faire disparaître les coutumes et les rites anciens; ils
existent encore aujourd'hui après s'être liés aux fêtes et aux rites de l'Eglise
chrétienne. » Les fêtes ont dans beaucoup de cas simplement changé de nom;
mais quelques-unes, à côté de leur nom chrétien, en portent encore un deuxième,
païen celui-là. Les saints du calendrier chrétien eux-mêmes n'ont pas échappé
à ce sort; en différents endroits le peuple a ses saints préférés, qui ont simple-
ment remplacé les divinités païennes. Dans la plupart des cas ils sont vénérés
eulyur qualité de représentants de tel ou tel phénomène naturel; on leur donne
9
130 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
des 110013 qui correspondeQL aux saisons de l'année, aux rites, occupations et
coutumes qui y sont liés ; on ne se préoccupe nullement de la question si ces noms
ne sont pas en contradiction avec le caractère des saints auxquels on les donne et
dont on ne se fait, d'ailleurs, presque jamais une idée exacte : en parlant, par
exemple, de saint Nicolas, on pense surtout au saint Nicolas travnik (celui qui fait
pousser les herbes). Les saints sont, pour le peuple slave, les représentants du
printemps, du travail des champs, de la chaleur estivale, de la grêie, etc. De
même les principales fêtes chrétiennes (Noël, Pâques, etc.) sont accompagnées,
chez les Slaves, de rites et de coutumes qui n'ont rien de commun avec les rites
du chrislianisme. Certains sacrements de l'Église chrétienne, le baptême et sur-
tout le mariage ont de même subi l'influence des coutumes païennes. Ainsi le
mariage n'est, chez certains Slaves, entièrement consacré qu'après la fête
{vecillia) qui était autrefois l'élément principal du mariage païen: elle a souvent
lieu longtemps après la cérémonie chrétienne, et ce n'est souvent qu'après cette
fête que les nouveaux époux sont autorisés à exercer leurs droits et à remplir
leurs devoirs conjugaux.
Mêmes observations à faire sur les rites et surtout sur les prières et sacri-
fices funéraires. Les amis et les parents du défunt ne le croient pas mort; ils
se figurent qu'il dort seulement, qu'il pleure de « chaudes larmes « dans sa
tombe, etc.
En résumé : les principales conceptions religieuses des anciens Slaves se
retrouvent et se répètent dans les traditions, coutumes, rites, chansons, dic-
tons, etc., des peuples slaves actuels. Il est évident qu'il faut chercher les racines
de toutes ces manifestations de la vie religieuse des différentes familles slaves
dans cette époque où elles ne formaient qu'une seule vaste famille. Ces croyances
se sont, du reste, en partie transformées, antérieurement à l'introduction du
christianisme, lors du passage des Slaves du climat chaud de la Russie méri-
dionale au climat froid de la Russie septentrionale; c'est ainsi que, par exemple,
les étoiles qui jouaient un rôle si important chez les peuples méridionaux, et
surtout chez les Sémites, ont presque entièrement perdu leur importance my-
thologique chez les Slaves, et que le soleil, chez eux, a pris la place de la plu-
part des autres corps célestes. Mais, en dehors des influences climatologiques, il
y a aussi des conditions politiques, sociales et commerciales, qui peuvent in-
fluencer les idées religieuses d'un peuple. Les Slaves ont eu à subir de mul-
tiples influences de cette espèce, de sorte qu'ils n'ont gardé de leur ancienne
religion que quelques noms de dieux, et cela, parce que ces noms sont liés à des
chansons rituelles, à des légendes, etc.
Une grande partie des traditions, croyances et superstitions des Slaves, dit
M, Famintsyn, sont étroitement apparentées à celles des anciens peuples de
l'Europe et de l'Asie, et non seulement des Aryens, mais aussi des Sémites. Le
REVUE DES PÉR[ODIQUES 131
premier point a souvent été élucidé, le second est moins connu. Voici quelques-
uns des éléments rituels et mytiques communs à ces divers groupes de religions.
1° Feux rituels. Un peu partout en Europe, et surtout dans l'Europe slave, on
allume des feux aux époques des solstices et à d'autres moments de l'année
(cf. la bûche de Noël, le Weihnachtsblock, le Jula-brasa). L'auteur compare
ces feux rituels aux divers sacrifices, coutumes et croyances, où le feu joue un
rôle chez les Sémites, les Assyriens, les Égyptiens (sacrifices humains offerts à
Set), les Gaulois (sacrifices de mannequins colossaux, remplis d'hommes et de
bêtes), etc. Mais si ces feux ont chez les peuples de l'Europe occidentale et de
l'Asie un caractère de sacrifice, ils ont, chez les Slaves, plus oa moins perdu ce
caractère et ont pris une signification symbolique : ils sont en quelque sorte le
symbole du feu céleste, de la chaleur estivale, qui briile et détruit la floraison
du printemps (cf. les Himmelsfeuer en Souabe, le Midsommersbaal en Danemark).
Le feu a, du reste, chez les Aryens un caractère purifiant; de là des coutumes
comme celles de pousser les bestiaux à travers les flammes d'un feu, de sauter
par-dessus, et de porter les enfants à travers un bûcher enflammé. Cette der-
nière coutume se retrouve aussi chez les Sémites.
Une autre qualité du feu, c'est celle de rajeunir, de vivifier, de transformer.
Cette idée a donné naissance à des légendes relatives à certains héros et hé-
roïnes (cf. Héraclès, Didon, Sémiramis) qui, après s'être brûlés, renaissent ou
puisent sur le bûcher de nouvelles forces. Elle nous fournit aussi la clef pour
l'intelligence des feux allumés au commencement de l'année ou du printemps :
le soleil ou la nature, affaiblis à l'époque des courtes journées, par les ri-
gueurs de l'hiver, se rajeunissent, prennent de nouvelles forces et renaissent
par le feu.
2» L'eau vivante, vivifiante {jivaki voda). Tout comme le feu, l'eau a aussi ses
qualités vivifiantes et purifiantes. A citer une coutume intéressante des Slaves' :
une sorte de mannequin qui représente la mort est d'abord dépouillé de ses
vêtements, déchiré en morceaux, et plongé dans l'eau. On abat ensuite un petit
arbre, symbole de l'été renaissant, on le revêt des habits du mannequin, et on
le porte en chantant au village. Des coutumes semblables se retrouvent chez
les Germains (Ffertha), à Hiéropolis, à Rome, etc. (Cf. aussi la légende de la
descente d'Istar dans le monde souterrain, c'est-à-dire de sa mort et de sa ré-
surrection par l'eau).
3° Les colliers {Naouzy); le fil ou ruban rouge. Des colliers, faits de matières
très diverses, d'herbes, de racines, jouant, chez les Slaves, un grand rôle dans la
médecine populaire et dans la sorcellerie. On en trouve aussi chez les Sémites,
où l'on se servait souvent de petits sacs, contenant des formules secrètes et qu'on
pendait aux meubles, et aux vêtements, ou bien on se les mettait autour du
cou pour se garantir des démons, des maladies et des accidents.
1) Elle se pratique au commencement du printemps et s'appelle : Accompagner
la mort et rencontrer le printemps.
432 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Le fil oa ruban rouge est de même très usité cliez les Slaves; il facilite l'ac-
couchement, protège le nouveau-né contre les maladies, etc. Chez les Hébreux,
c'est Moïse lui-même qui recommande le fil rouge pour purifier la maison. Chez
les Égy[)tiens, les prêtres sacrificateurs portaient, d'après Diodore, une plume de
vautour et un ruban pourpre; un ruban pareil fiugrait, à Rome, dans lacoiiïure
de la femme du grand prêtre de Jupiter.
4o Le sang, la graisse et la peau de l'animal immolé. L'auteur nous montre
de quelle façon toutes ces matières ont été utilisées chez les Slaves et les peu-
ples orientaux. Le sang des animaux sacrifiés octroyait au prêtre, chez les Slaves
de la Baltique, le don de prophétiser'; il chasse les méchants esprits des éta-
bles, protège contre les accidents, etc. Sur des superstitions analogues reposaient
les tauroboles des Romains, les sacrifices d'animaux des Juifs, et probablement
la coutume de ces derniers d'oindre le futur prêtre avec du sang. Dans les repas
rituels des Hébreux, on mangeait souvent l'animal sacrifié; encore aujourd'hui
on mange la chair et on boit le sang du Sauveur, de l'Agneau divin, qui a pris
sur lui les péchés du monde.
M. Famintsyu parle encore de nombreuses analogies entre d'autres rites et
d'autres coutumes chez les divers peuples en question, (cérémonies commémo-
ratives, déguisements, l'emploi de la bouse de vache). Nous nous bornons à y
faire seulement allusion, pour pouvoir nous étendre un peu plus longuement sur
les particularités qui rapprochent si curieusement la religion des Slaves baltiques
de celle des Sémites.
Les différences entre les Slaves de la Baltique et les autres tribus slaves sont
assez marquées. Voyez par exemple le caractère violent, belliqueux et même
sanguinaire des premiers, et le caractère doux et paisible des seconds. Mais ce
sont surtout les profondes différences entre les deux cultes qui doivent nous
occuper ici : tandis que les anciens Slaves vénéraient leurs dieux sans temples,
sans idoles et presque sans prêtres, nous trouvons chez les Slaves de la Balti-
que de nombreux temples richement décorés, des idoles et des prêtres. Suivons
l'auteur dans l'exposé de quelques-unes de ces particularités :
1° Le plan de construction général des temples, leur installation intérieure,
leurs ornements (surtout les bas-reliefs sur les murs), leurs trésors, l'usage dans
le culte de trompettes*, les rideaux et les vêtements pourpres en usage dans les
temples, tout cela rappelle des traits analogues qui apparaissent dans les cultes
des Juifs, des Syriens, des Babyloniens, etc.
2° Quant aux idoles des Slaves de la Baltique et des Tchèques', les matières
1) Ulysse offre aux âmes des morts le sang d'une brebis noire; ce sang per-
met aux âmes de connaître la vérité. (Cité par l'auteur.)
2) Chez les Slaves, ce sont des cornes de taureaux sauvages. Mais M. Famin-
tsyn ne sait pas exactement pour quel usage ils s'en servaient.
3) M. Fammtsyn distingue deux sortes d'idoles : idoles domestiques («lieux
lares) et idoles communes. Ces dernières se trouvaient, chez les Slaves, dans les
temples, les furets, sur les collines el les montagnes.
REVUE DES PÉRIODIQUES \ 33
dont elles sont fabriquées, la manière dont elles sont fixées à l'objet qui les
porte, et même leurs attributs permettent à l'auteur de trouver des ressem-
blances très étroites avec les objets de culte correspondants chez les Sémites
et les peuples qui ont subi leur influença religieuse. Mais il ne faut pas oublier,
en constatant ces analogies, que les Slaves possédaient aussi quelques dieux
ayant une particularité très aryenne : celle d'avoir plusieurs têtes. Exemples :
^>iglav à trois tètes, Sviatovit à quatre tètes, Rouïevit à sept tètes (comparez
la déesse thrace Hékaté avec ses cinq tètes, le dieu celte Cernunnos avec trois
lètes et le Varuna des Védas avec quatre figures).
3° Le grand prêtre. 11 séjournait, chez les Slaves de la Baltique, dans le
temple de Sbiatovit Arkonski sur l'île de Rouïane. Sa haute position corres-
pondait à la position qu'avaient, chez les peuples de l'Orient, les prêtres. Une se
coupait, en outre, ni les cheveux ni la barbe (contrairement à l'usage commun),
et il obéissait en cela, dit l'auteur, probablement à de très anciennes traditions,
déjà mentionnées dans la loi de Moïse.
4° Il nous reste à mentionner encore la déesse aux multiples mamelles Isitsa
(= mamelle) qu'on peut comparer à Diane d'Éphèse, et Porenout, dont le nom
dérivé de notronouti, ponoriti, plonger, enfoncer, correspondrait exactement à
Endymion dérivé de èv-ôija). Mais là s'arrêtent les ressemblances, et les fonc-
tions de Porenout diffèrent considérablement de celles d'Endymion.
Nous venons de voir que les analogies dans les cultes des Slaves de la Bal-
tique et de certaines autres nations sont très étroites. Par quelles voies ces
éléments ont atteint les côtes de la Baltique, l'auteur avoue n'en rien savoir; il
croit pourtant que les Slaves auraient trouvé, en arrivant dans les lieux qu'ils
devaient occuper, une population venue là des côtes de la Méditerranée et de
la mer Egée. Cette population aurait fondé en Russie des centres de commerce,
devenus aussi des centres religieux, et c'est à elle que les Slaves auraient em-
prunté, non seulement les éléments étrangers de leur religion, mais aussi leur
caractère national. Cette hypothèse, M. Famintsyn le dit lui-même, aurait
besoin d'être confirmée; il nous promet, du reste, un article sur les précurseurs
énigmatiques des Slaves de la Baltique.
A. DiRR.
CHRISTIANISME ANTIQUE
Mélanges d'archéologie et d'histoire (Paris, Fontemoing; voir déjà
notre t. XXXIIl, p. 111). — F. Cumont. Les inscriptions chrétiennes de l'Asie
Mineure : précieuse collection de textes épigraphiques grecs appartenant aux
diocèses de l'Asie et du Pont et certainement chrétiens. M. Cumont a préféré
laisser de côté toutes les inscriptions dont le caractère chrétien est douteux, ce
qui est malheureusement souvent le cas des plus anciennes, parce qu'elles
remontent à une époque où le style épigraphique proprement chrétien n'était
i34 REVUE DE l'hISTOTRE DES RELtGtONS
pas encore nettement dilTérencié. Les chrétiens orientaux n'indiquaient pas,
comme le plus souvent les occidentaux, le jour de la deposUio. La croix et le
monogramme du Christ n'apparaissent que tardivement (iv" siècle). Les qualifi-
cations spécifiquement ciiréliennes sontégalement tardives; dans les plus antiques
inscriptions chrétiennes, on ne rencontre généralement que les adjectifs les plus
ordinaires du style épigraphique grec (p. 263). « Dès la fin du 11"= et le commence-
ment du in^ siècle les inscriptions d'Abercius et d'Alexandre font à la fin mention
des prières pour les trépassés» (p. 26i). « Depuis la période primitive on trouve
des allusions très claires au jugement dernier et à la vie éternelle. A mesure que
l'on descend le cours du temps, les doctrines du christianisme s'affirment d'une
façon plus explicite, les châtiments et les récompenses d'outre-tombe, la résur-
rection des morts, surtout la rémission des péchés sont le thème de variations
plus nombreuses. D'autre part, on voit les fidèles faire profession d'une orthodoxie
de plus en plus scrupuleuse, invoquer la Trinité homoousios, répéter le Trisa-
gion, appeler sur des délinquants l'anathème des 318 Pères de Nicée, citer des
passages des Livres Saints. Après le triomphe de l'Église, à mesure qu'elle
s'empare plus complètement des âmes, ses dogmes et sa morale se manifestent
d'une manière toujours plus éclatante » (p. 264-5).
Nous citerons encore le passage suivant qui fait ressortir l'une des leçons les
plus instructives de ce recueil épigraphique. « Les documents où nous étudions
l'histoire de l'Église primitive, actes des martyrs, écrits apologétiques, œuvres
polémiques des Pères, tendent en général à accentuer l'opposition qui existait
entre les fidèles et la société contemporaine. On est trop porté à croire en les
parcourant que les néophytes rompaient, en se convertissant, tous les liens qui
les rattachaient à leur passé, s'isolaient en quelque sorte du monde où ils vivaient,
ou ne s'en préoccupaient que pour soutenir contre lui une lutte de tous les ins-
tants. Les inscriptions où se révèlent les sentiments, non du clergé, mais du
peuple, corrigent ce que cette opinion peut avoir d'excessif. Les églises
phrygiennes ne paraissent pas avoir eu beaucoup à souffrir de la police impé-
riale entre l'époque des Antonins et la dernière persécution qui fut terrible pour
elles... La paix relative où vécurent ces communautés n'y laissa pas grandir
comme ailleurs la haine contre l'État romain. On pouvait devenir chrétien et
rester bon citoyen ; on aimait à faire l'éloge de sa ville natale ; on y exerçait
des fonctions publiques, on déposait aux archives la copie de son testament, on
stipulait contre les violateurs de son tombeau des amendes au profit de la
caisse municipale ou du trésor public... » (p. 266-267).
L'inventaire des inscriptions, avec indication des recueils où on les trouve,
mais sans reproduction du texte, est disposé par provinces et par cités, sui-
vant la division administrative et ecclésiastique de Tempire, telle qu'elle a sub-
sisté presque sans changements du iv^ au ix» siècle. Le mémoire se termine
par des notes, la liste des inscriptions datées, l'index des noms de saints, d'ar-
changes, d'évêques et autres dignitaires ecclésiastiques (notamment l'anagnôstês
REVUE DES PÉRIODIQUES 135
fréquent), les noms d'empereurs el de princes et les titres de charges civiles
mentionnés dans les inscriptions. Celles-ci sont au nombre de 463.
Tous les historiens de l'Église ancienne sauront le plus grand gré à M. Cu-
mont du travail qu'il a accompli et attendront avec impatience le Corpus cVins-
aiptions chrétiennes orientales, dont ce mémoire est une préparation. Depuis
longtemps nous soupirons après un recueil qui nous donne pour l'Orient chré-
tien ce que M. de Rossi, M. Le Blant et d'autres nous ont donné pour Rome,
pour la Gaule.
— Dans les fasc. IV-V (décembre 1895) nous signalons un article de
M. l'abbé Duchcsne sur Les anciens évéclu's de la Grèce, où il montre le peu de
valeur historique de la Notice épiscopale publiée par M. de Boor et étudiée par
M. Gelzer.
— Dans les fasc. I-II àe 1896 (Janvier-avril), M. l'abbé Biichesne a résumé
en un seul article des plus instructifs — Les Missio7is chrétiennes au sud de
VEmpire Romain — une série d'études partielles sur la propagation du Chris-
tianisme dans les régions qui avoisinaient la frontière romaine en Afrique et
en Arabie, depuis TOcéan jusqu'au golfe Persique et à l'Euphrate. Il passe en
revue successivement le Sahara, la Nubie, Axoum et Himyar, enfin les Arabes.
Hermès (Berlin, Weidmann). — XXX, 1 (1895) : H. Joachim. Die TJeberlie-
ferung ueber Jésus' leiztes Mahl. Se rattachant aux travaux de MM. Julicher et
Spitta, qui ont montré que le dernier repas de Jésus n'est pas l'institution
de la Sainte Cène et n'est pas le repas pascal, M. Joachim développe de nou-
velles considérations à l'appui de l'historicité plus sûre de la version de Marc,
par rapport à Mathieu, Luc et Paul.
Th. Mommsen. Bas Regenicunder dcr Marcus-Sàule. — Le miracle de la soif
apaisée par une intervention divine, pendant la guerre des Marcomans sous
Marc Aurèle, est chronologiquement mieux attesté que la plupart des événe-
ments de la même époque. Le récit de Dion (dans VEpitome de Xiphilin) n'est
pas interpolé. Le témoignage de la colonne s'accorde avec les récits. Marc
Aurèle, dans sa Lettre, attribuait certainement le miracle à la divinité, sans
préciser laquelle, de telle sorte que les croyants des diverses professions reli-
gieuses purent l'attribuer à leurs dieux respectifs. Ce miracle, où la foudre avait
joué un rôle, fut attaché à la Legio fulminata" qui tenait garnison à Mélitène.
Ceci est légendaire, mais l'événement même est certain.
— 3e Livraison : Th. Mommsen. Bie armenischen Handschriften der Chronik
des Eusebius. Des trois manuscrits N et G de Petermann et E (du couvent
d'Etschmiadzin, n" 1724) qui contiennent la Chronique arménienne d'Eusèbe,
c'est le dernier qui a servi d'original aux deux autres. Quand on aura suffisam-
ment étudié ce dernier, on pourra se passer de Vapparatus critique de Peter-
mann (NGEAZ). A cause de l'importance de l'ouvrage, M. il/ow?w<spn insiste
pour qu'une édition soit entreprise dans ces conditions sans retard.
136 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
J. Blass. Chrêstianio-Christinnoi. La forme Chrêstos a été en usage chez les
païens, comme Christos chez les chrétiens. Justin Martyr emploie la seconde
forme dans le Dialogue contre Ti'ijphon destiné aux Juifs, la première dans les
Apologies destinées aux païens (I, 4, 43, 49; II, 6). La fome Chrêstos se trouve
dans plusieurs inscriptions sépulcrales d'Asie (Cf. G. Add., 2883 d et 3857 g,p),
dans des inscriptions chrétiennes de Syracuse, dans un ancien papyrus magi-
que égyptien (Mém. de /'Ac. de Vienne, 1888, 2, p. 75), dans une inscription
marcionite (Le Bas, III, 582). Les chrétiens ne se faisaient donc pas scrupule
d'adopter la forme en usage chez les païens.
— 4e Livraison : 17. Wilcken. Alexandrinische Gesandtschaften vor Kaiser
Claudius. L'auteur traite de deux textes relatifs à des députations de Juifs au-
près de Trajan et auprès de Claude, qui dénotent la persistance de l'antisémi-
tisme à Alexandrie encore aux environs de l'an 200. Ces textes ont été étudiés
par M. Théodore Reinach dans la Revue des Études juives (voir notre précédente
livraison).
Académie des sciences de Berlin. — Sitzungsberichte der phil.-hist.
Klasse (4 avril 1895) : Hirschfeld. Zur Geschichte des Christenthuins in Lugu-
dunum vor Constantin. Travail dans lequel l'auteur a résumé les observa-
tions que lui a suggérées, sur le développement du christianisme à Lyon, la
révision des inscriptions de Lyon qui figurent dans le tome du C. 1. L. con-
sacré aux trois provinces gauloises. Il n'y a aucune trace de christianisme
avant l'époque de Marc Aurèle, mais il est d'autant plus intéressant de consta-
ter que, dès cette époque, Lyon est un siège épiscopal et que, comme l'a montré
l'abbé Duchesne, il a été pendant longtemps le seul dans les trois provinces de
Gaule. La période de l'épiscopat d'Irénée (dont le martyre est légendaire) et de
ses successeurs ne fut pas troublée par les persécutions. La persécution de Décius
a dû y sévir, mais on n'en trouve pas de trace. M. H. suppose cependant que
le qualificatif Ubellicus qui figure dans une inscription actuellement perdue,
pourrait bien désigner un de ces notables qui devaient être adjoints aux magis-
trats pour la distribution des libelli aux chrétiens.
L'épigraphie, comme les documents littéraires, est muette sur la seconde moitié
du IV* siècle, si pénible pour la Gaule. M. H. croit cependant reconnaître cer-
tains indicés qui dénoteraient ie caractère chrétien de quelques-unes des ins-
criptions trouvées dans le quartier de Trion en 1885 et 1886, sur remplacement
d'un cimetière des étrangers. Au ]ii« siècle, et même plus tard, beaucoup de chré-
tiens ne redoutaient pas d'être ensevelis dans le voisinage des païens, et leurs
inscriptions sépulcrales se distinguaient à peine de celles des païens.
— Le même recueil, sous la date du 30 mai, contient une communication sur le
titre aTpxT07t£Sap-/Y); = princeps peregrinorum, par MM. Mommsen et Harnack,
qui figure dans certaines variantes du passage des Actes des Apôtres, xviit, 16.
REVUE DES PÉRIODIQUES i37
Cette lecture se laisse difficilement résumer; elle a son importance, non seule-
ment pour l'histoire de la captivité de saint Paul à Rome, mais encore pour la
critique du texte des Actes que l'édition publiée l'année dernière à Gôtlingen
par Fr. Blass a fait entrer dans une nouvelle phase.
— A la date du 13 juin nous signalons une importante communication de
M. Ad. Harnack : Tertullian in der Litteratur der alten Kîrche, qui est proba-
blement un chapitre de l'histoire de la lillérature chrétienne pendant les trois
premiers siècles, par laquelle le professeur de Berlin couronnera les deux gros
volumes consacrés aux matériaux de cette histoire. L'auteur s'est proposé de
faire connaître comment les Pères de l'Église ont jugé Tertullien et ce qu'ils lui
ont pris, recherche d'autant plus délicate qu'ils ne le citent guère. Chemin faisant,
M. Harnack relève plusieurs reliques de Terlullien qui ont passé inaperçues
^ans les œuvres d'autres écrivains. En appendice il est donc amené à refaire et
à compléter la liste des lestimonia qui a été dressée par Erwin Preuschen dans
son Altchristliche Litteraturgeschichte.
Dans une note de la p. 550, M. Harnack émet l'opinion que le Terlullien chré-
tien est le même individu que le jurisconsulte du même nom.
— A la date du 20 juin le recueil contient une communication de M. C.
Schmidt : Eine bisher unbekannte christliche Schrift in koptischer Sprache, rela-
tive à un écrit en dialecte d'Akhmim, conservé dans un manuscrit malheureuse-
ment incomplet du iv* ou v^ sièole et qui contient des interrogations adressées
par les disciples au Seigneur. M. Schmidt croit que cet écrit faisait partie du
groupe placé sous le nom de Pierre et qu'il était destiné à confondre ceux qui
doutaient de la résurrection corporelle du Christ. C'est une œuvre antignos-
tique apocryphe, qui ne saurait être postérieure à l'an 160.
Historisches Jahrbuch (Munich, Hei-der). — XVH, 1 : Ed.Arens. Clau-
dian, Christoder Heide? Rét'utatioa de l'opinion soutenue par M. Birt, l'éditeur
des œuvres deClaudiendans les Monum. Germanica Hist., que Claudien, quoique
n'étant pas baptisé, était néanmoins chrétien. Sans doute les manuscrits s'ac-
cordent à lui attribuer un Carmen paschale où il glorifie le Christ, mais leur
témoignage ne leœonte pas plus haut que le ix^ siècle et ne saurait garantir
l'authenticité de tous les carmina minora qui entrèrent dans le recueil formé
après la mort de l'auteur. Il y a dans les écrits de Claudien des passages qui
dénotent évidemment une inspiration païenne. Enfin saint Augustin (De civ.
Bei, V, 26) traite Claudien d'homme « éloigné du Christ ». Il ne reste donc
qu'à reconnaître que le Carmen paschale ne saurait être de Claudien. — On ne
voit pas, dirons-nous, pourquoi Claudien n'aurait pas pu être simplement un
lettré, assez indifférent aux choses religieuses, chantant le Christ à l'occasion et,
en d'autres heures, rendant hommage à la Victoire.
i38 BEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Zeitschrift ftir Kircheng-eschichte (Gotha, Perthes). — XVI, 4 : Vik-
tor Emst. Basilhis des Groszen Verkekr mir den Occvlentalen. L'auteur, dis-
ciple du professeur Loofs de Halle, a tenté ici de corriger la succession des
Épitres de Basile le Grand telle qu'elle est donnée dans l'édition des Bénédic-
tins de Saint-Maur, en limitant pour le moment son enquête aux lettres adres-
sées aux chrétiens d'Occident. Il propose l'ordre suivant : Epp. 66, 69, 67, 82,
90, 91, 50, 89, 138, 156, 68, 243, 92, 214 à 216, 239, 120, 129, 242, 70, 263,
266.
— La même livraison contient une courte étude de M. Ad. Jûlicher sur une
Lettre épiscopale, écrite au vi® siècle en Gaule, relative à Vorganisation des
églises montanistes, et publiée par J, Friedrich dans les Sitzungsberichte der
philos. -philoL und der historischen Klasse de l'Académie de Munich (1895,
II, 207-221). Ce document, que Friedrich assigne par erreur à la fin du iv^ siè-
cle, émane de trois évèques qui figurent au concile d'Orléans de 511 (Mansi,
VIII, 356). On a cru pouvoir reconnaître les cenones (xo-.vwvo-!) qui sont
mentionnés par saint Jérôme et le Code Justinien comme faisant partie de la
hiérarchie montanisle, dans les femmes qui sont dénoncées dans cette lettre.
Cette conclusion est douteuse, mais la lettre nous apporte néanmoins un très
curieux témoignage sur la propagation du montanisme en Gaule au début du
vi^ siècle.
Theologische Studien undKritiken. — 1896, 3« Livraison : Ad. Link.
Die Dolmetscher des Petnis. L'apôtre Pierre a-t-il eu des interprètes pour se
faire entendre des Grecs, comme l'affirment Papias, qui présente comme tel
Marc, et Clément d'Alexandrie, qui cite Glaukias? Question capitale, soit pour
l'appréciation des écrit? grecs qui ont cours sous le nom de l'apôtre Pierre, soit
pour la critique des traditions qui le concernent. M. Link fait d'abord une exé-
gèse très minutieuse du passage bien connu, où Eusèbe cite Papias (H. E.,
III, 3vi) et qu'il traduit ainsi : « Marc, lequel avait été interprète de Pierre,
écrivit avec précision tout ce qu'il se rappelait, aussi bien les paroles que les
actes du Christ, toutefois pas à la suite. » Il s'agit donc bien réellement d'un
interprète et non d'un secrétaire ou d'un rédacteur. Les données de Papias sont
confirmées par Irénée [.Adv. hœr., III, 1, 2; 11, 6). Le témoignage de Clément
d'Alexandrie concernant Glaukias n'est pas moins formel. — La conclusion qui
ressort de cette étude, c'est que l'apôtre Pierre n'était pas maître de la langue
grecque et qu'il n'a, par conséquent, pas pu écrire lui-même les écrits qui figu-
rent dans l'histoire littéraire chrétienne sous son nom.
— Dans cette même livraison M. le professeur F. Blasz, sous le titre Neue Tex-
teszeugen fiir die Apostelgeschichie, étudie le manuscrit latin des Actes que
REVrF. DES PÉRIODIQUES i39
y] Samuel Berger, de Paris, a déjà fait connaître partiellement. On sait que
M. Blasz s'est fait connaître par une hypothèse très hardie, et généralement re-
poussée par les hommes les plus compétents en ces délicates matières paléo-
graphiques, sur la supériorité du texte dit occidental sur le texte dit neutre
et sur la double rédaction des Actes des Apôtres par Luc, que les divergences
des textes permettraient de distinguer.
Archiv fur slavische Philologie (Berlin, Weidmann). — XVIII i et 2 :
Ce volume contient divers textes hagiographiques de valeur : 1° Le texte grec
de la Passio Pionii, publié pour la première fois d'après le Cod. Ven. CCCLIX,
par M. Oscar von Gebhardt, lequel annonce une édition complète avec commen-
taire, vieille traduction latine et versions allemandes des textes slave et armé-
nien. — 2° Le Martyre de Codratus. texte grec, d'après le Cod. Oxoniensis Ba-
roccianiis 2i0, par M. le D"" Schmidt. — 3° Le texte grec du Martyre de S. Sabin,
publié parle P. J. van den Gheyn, d'après une copie du Cod. Venet. 359 que
possèdent les Bollandistes.
Journal of Philology (Londres, Macmillan). — N° 46 (1895) : F. C. Cony-
beare. On the Codex Pamphili and dateofEuthalius. Cette savante étude abou-
tit à la conclusion suivante : Eulhatius copia en 396 (donc notablement plus
tôt qu'on ne l'admet ordinairement) le Codex Pamphilien de saint Paul qui se
trouvait à la bibliothèque eusébienne de Gésarée, et y ajouta des prologues, des
sommaires, etc. Les Pères arméniens traduisirent les Épîtres de Paul au début
du v« siècle d'après la nouvelle é lilion faite p^r Eulhalius. D'autres restes de
cette édition survivent dans le Cod. Euthalien et dans le Cod. H. des Épîtres
de saint Paul, mais ce dernier (du vi^ siècle) n'est pas aussi fidèle que la ver-
sion arménienne plus rapprochée de l'original.
CHRONIQUE
FRANCE
Nous sommes bien en retard pour parler d'un ouvrage de notre collaborateur,
M. Amélineau, Pistis Sophia, traduit du copie en français (Paris, Chamuel ;
1895; in-8 de xxxii et 204 p.). Depuis l'apparition de l'édition de Schwartze,
en 1851, on a beaucoup disserté sur ce livre et on l'a peu lu. En nous en offrant
une traduction française, M. Amélineau rend un réel service à l'histoire religieuse
et philosophique des premiers siècles de notre ère, Est-ce à dire que la signifi;-
cation et la place de cette Pistis Sophia à&ns l'histoire littéraire du christianisme
soit définitivement élucidée? On n'oserait l'affirmer. Le texte est bien obscur,
bien incohérent. Il ne laisse pas l'impression d'un ouvrage complet et qui se
tient dans ses diverses parties. Est-ce la faute de l'auteur? Faut-il en rendre
responsable avec M. Amélineau le scribe ignorant qui copiait un texte dont il
ne comprenait plus le sens? Ou ne faut-il pas plutôt reconnaître dans ce livre
avec les morceaux d'origine étrangère qui y sont intercalés, une compilation de
rêveries gnostiques, originairement distinctes quoique, pour une bonne part,
elles roulassent sur le même sujet? C'est ce qu'une analyse critique pourrait
seule établir.
M. Amélineau n'hésite pas à y voir une œuvre de Valentin lui-même, quoi-
qu'il considère le manuscrit comme tardif (ix'= ou x" siècle). On peut tout aussi
bien soutenir que la Pistis Sophia est l'œuvre d'un ou de plusieurs disciples de
Valentin. Nous ne possédons ici que la traduction d'une traduction ; l'original
était cei'tainement grec. On ne peut donc guère émettre de jugement sur l'unité
de l'écrit d'après le vocabulaire ou le style. Mais la traduction nous semble
avoir bien montré combien l'auteur a puisé de formes et de figures de sa pensée
dans les conceptions et représentations de la tradition religieuse égyptienne.
L'origine égyptienne de l'écrit ne paraissant pas douteuse, il y a là un phéno-
mène facile à s'expliquer, mais que M. Amélineau a le mérite d'avoir fait ressor-
tir par des preuves abondantes.
M. Henri Galiment, bibliothécaire adjoint du Musée Guimet, a publié dans
la livraison de février de la Revue mensuelle de l'École d' anthropoloQie de Paris,
une notice d'iconographie religieuse, intitulée : Le6 divinités à atittude orientale,
dans laquelle il fait ressortir les différences entre l'attitude bouddhique, l'atti-
tude brahmanique et celle que l'on doit, à son avis, appeler simplement atti-
CHRONIQUE 141
tude orientale, parce qu'elle est celle des personnes qiii s'assoient sur le sol, à
la façon de nos tailleurs, sans impliquer aucune influence des représentations
figurées propres aux religions de l'Orient.
— M. Mourlot a publié chez Bouillon une étude très recoinmandable sous le
titre : Essai sur l'histoire de l'Auguslalité dans VEmpire romain. Il a compris
que la véritable métliode pour traiter cette question délicate était de distinguer
entre les diverses régions de l'empire et de ne pas prétendre reconstituer d'une
manière uniforme le rôle et l'importance des Augustales dans toutes les pro-
vinces.
— La France chrétienne dans Chistoire, publiée par la maison Didot à l'oc-
casion du jubilé du baptême de Clovis, a groupé dans une même œuvre de glo-
rification de l'Église catholique une remarquable réunion d'érudits et de lettrés,
tels que MM. Duchesne, de Smedt, Gautier, de Vogiié, de Julieville, Pératé,
Doumic, Ollé-Laprune, etc., etc. Ce livre fait vraiment honneur au talent et à
l'érudition des écrivains qui se sont associés pour dresser un monument à
l'Église du passé. Mais on ne laissera pas de remarquer l'identification tacite de
la France chrétienne avec la France catholique et même catholique romaine. En
dehors de toute préférence dogmatique ou confessionnelle, au point de vue
strictement historique, il n'est pas exact que la France chrétienne ne comprenne
ni les grands chrétiens qui cherchèrent à réformer l'Église au xv^ siècle, ni les
jansénistes, ni même les protestants et il est étrange que le gallicanisme qui a
été jusqu'à ce siècle le caractère distinctif de l'Église catholique de France ne
figure pas dans cette revue à une place d'honneur. Voilà pourquoi, malgré la
distinction de la plupart des mémoires qu'il contient, ce livre ne répond pas à
son titre et met l'histoire au service d'une cause ecclésiastique.
— La Revue historique a publié dans ses livraisons de mars-avril et de mai-
juin deux articles d'un grand intérêt, par M. P. Iinbart de la Tour sur les Les
paroisses rurales dans Vancienne France, du iv« au xi« siècle. L'auteur y décrit,
autant que les documents rares et souvent obscurs le permettent, comment se
sont formées depuis le iv siècle les paroisses rurales de notre pays, quelle a
été leur organisation première, comment le régime paroissial s'est généralisé du
vii[<^ au x^ siècle, et comment du fait que l'église paroissiale était le plus sou-
vent fondée sur un domaine résulta qu'elle fut soumise au système du patronat
féodal. Cette étude a l'avantage d'être très claire quoiqu'elle soit condensée.
— M. E. Doumergue, professeur à la Faculté de théologie de Montauban,
met en souscription chez Bridel, à Lausanne, la Vie de Calvin à laquelle il travaille
depuis de longues années : Jean Calvin. Les hommes et les choses de son temps ,
en cinq volumes in-4°, ornés de plus de 600 gravures. Le prix de souscription
est de 100 francs, payables parannuités de 20 francs à la réception de chaque vo-
lume. Cet ouvrage comblera une lacune de notre littérature historique française,
qui ne possède pas de biographie du principal réformateur français répondant
si peu que ce soit aux exigences des lecteurs instruits.
142 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Nous avons reçu un petit volume intitulé Science et Religion, par Malvert
(Paris, Société d'éditions scientifiques; prix : 2 fr,50) ; c'est un livre de vulgarisa-
tion où sont présentés au public certains résultats de la science des religions dans
le but de montrer que la science est destinée à prendre la place de la religion.
Nous ne pouvons entrer ici dans la discussion de cette thèse. L'auteur présente
dans ce livre un singulier mélange d'observations historiques vraies et ingénieu-
ses et d'hypothèses singulièrement risquées quand elles ne sont pas entière-
ment fantaisistes. Il est de ceux qui, travaillant de troisième et de quatrième
main, recueillent volontiers ce qui s'accorde avec leur système et ignorent le
reste, mais il écrit avec verve. C'est ainsi, pour ne donner qu'un exemple, qu'à
ses yeux « la théorie du Messie, fils de Dieu, venant sauver le monde, a son
origine dans les hymnes védiques d'où elle s'est transmise dans les apocryphes
d'Alexandrie et de la Palestine et chez les sectes juives issues de l'influence aryenne
lors de la captivité » (p. 63-64). Si vous demandez le pourquoi de pareilles as-
sertions, on vous dira que les éléments de la vie de Jésus dans les Évangiles
sont védiques, tout comme la théorie du Christ. L'intermédiaire c'est pro-
bablement quelque prophète initié dans un monastère bouddhique. On voit que
la foi qui connaît les choses invisibles n'existe pas seulement chez les croyants.
ALLEMAGNE
M. le professeur D. H. Millier, de l'Université de Vienne, a publié chez Hôl-
der, deux volumes sur les règles de la poésie chez les prophètes : Die Prophe-
ten in ihrer ursprûnglichen Form. Le sous-titre, avec ses développements,
donne une idée du plan de l'ouvrage : « Die Grundgesetze der Ursemitischen
Poésie erschlossen und nachgewiesen in Bibel, Keilinschriften und Koran und
in ihren Wirkungen erkannt in den Chôren der griechischen Tragœdie ». Le
premier volume (256 pages) expose les thèses, le second donne les textes
hébreux et arabes (144 p.). Prix : 10 m. et 6 m. L'auteur croit avoir trouvé la
solution du problème dans la strophe avec son répons; c'est de la forme de la
strophe qu'il déduit celle des vers.
— M. Adam Mez a publié chez Jaeger et Kober, à Bâle, une intéressante étude
sur le texte biblique dont s'est servi l'historien Josèphe : Die Bibel des Josephus
untersucht fur Biich V-VII der Archœologie. Comme le titre l'indique, l'auteur
a limité son enquête à trois livres des Antiquités juives qui se rapportent aux
événements racontés dans les livres de Josué, des Juges et de Samuel, mais
il a fait porter sa comparaison non seulement sur les textes Vatican et Alexan-
drin des LXX, mais encore sur la Vêtus Itala, la Peshito, et le texte de Lucien.
Il est arrivé ainsi à une conclusion importante pour l'histoire de la Bible, c'est
que Josèphe ne s'accorde jamais avec le Vaticanus contre les autres témoins,
CHRONIQUE 143
qu'il a suivi le texte hébreu en ce qui concerne le livre de Josué, mais que pour
les livres de Samuel et probablement aussi pour le livre des Juges, il a suivi le
texte dit de Lucien, qui serait aussi celui de Théodotion, dont on a constaté
déjà les analogies avec certaines citations dans le Nouveau Testament. De tout
cela résulterait que ce que nous appelons le texte de Lucien doit être un texte
notablement plus ancien.
— M. C. Holzhey a fait une étude approfondie du texte syriaque des évan-
giles récemment découvert : Der neuentdeckte Codex Syrus Sinailicus unlcr-
sucht. Il a porté son attention spécialement sur les rapports de ce nouveau texte
avec les fragments jadis publiés par Cureton, Les deux versions syriaques lui
paraissent indépendantes l'une à l'égard de l'autre, mais ce sont toutes deux
des recensions d'un même original grec. Le texte sinaïtique serait le plus ancien,
et tous deux seraient antérieurs à la Peshito. M. Holzhey croit que le Diates-
saron de Tatien relève de la recension sinaïtique. Son travail confirme la haute
valeur du dernier découvert des textes syriaques des évangiles.
SUISSE
Notre collaborateur, M. Edouard Montet, professeur à l'Université de Genève,
a publié chez Eggimann le texte arabe de la Sourate de Joseph, avec un vocabu-
laire à l'usage des commençants. La brochure sort des presses de l'imprimeur
A. Holzhausen de Vienne.
BELGIQUE
M. L. de la Vallée-Poussin, chargé de cours à l'Université de Gand, a publié
âa.ns le Recueil de travaux de la Faculté de philosophie et lettres (16= fasci-
cule; Gand, Engelcke) une édition de l'unique manuscrit du Pancakrama, qui
sera suivie de la publication d'autres œuvres tantriques et qui doit être consi-
dérée comme une préparation à l'étude du Bouddhisme tantrique encore si mal
connu. Le Pancakrama comporte l'exposé des cinq kramas ou des cinq stades,
des cinq états successifs dont le dernier terme est le salut. Il fait connaître les
procédés mécaniques, les diagrammes magiques, les réciiations de formules
qui affranchissent l'esprit, en anéantissant l'individualité et en procurant l'ac-
quisition du Nirvana. Tout ce que la philosophie Màdhyamikaa de plus subtil, nous
dit M. V.-P., s'y mêle harmoniquement à des conceptions d'ordre pratique savam-
ment élaborées. L'auteur ne serait autre que le célèbre Nàgàrjuna, du premier
siècle de l'ère chrétienne, mais cette attribution n'est rien moins qu'assurée. Ce
qui donne en tous cas à cet écrit une valeur particulière, c'est qu'il nous montre la
technique du salut par le rite se superposant a la technique du salut parla médita-
tion. Le travail de M. L. V. est destiné à des spécialistes ; l'abondance des termes
techniques, dépourvus d'explication, en rend la leeture très difficile pour ceux
qui ne sont pas initiés.
144 REVUE DE l'histoire DES HELIGIONS
— M. Goblet iVAlviella a fait tirera part (chez Hayez, à Bruxelles) la lecture
qu'il a faite le 15 mai 1893 dans la séance publique de la Classe des Lettres de
l'Académie royale de Belgique, sous le titre : Au vvvjt- troisième siècle avant
notre ère. Résumant et combinant les hypothèses fondées sur les découvertes
archéologiques et historiques concernant les mouvements de peuples dans l'Asie
occidentale, il montre comme le xxiiio siècle avant J.-C, comme le Ve siècle
de notre ère, a été une période critique dans la vie de l'humanité, une tête de
chapitre dans l'histoire générale,
— Avec la Mélopée antique dans le chant de l'Église latine (Gand, Hoste ;
n-4), M. F. A. Gevaert a donné un précieux complément à son Histoire de la
Musique dans Vantiquité. La thèse de 1 auteur est résumée par lui en ces
termes : « Le chant chrétien a pris ses échelles modales et ses thèmes mélodi-
ques à la pratique musicale du temps de l'Empire romain, et particulièrement à
la citharodie, genre de musique qui, jusqu'au vi« siècle de notre ère, a tenu dans
la vie privée des Romains une place analogue à celle qu'occupe parmi nous le
Lied avec accompagnement de piano. Vocabulaire et syntaxe sont les mêmes
chez le païen Symmaque et chez son contemporain saint Ambroise : modes et
règles de la composition musicale sont identiques dans les hymnes de Méso-
raède adressées aux divinités païennes et dans les cantilènes des mélographes
chrétiens. )>
HONGRIE
Die Légende vom Mônch Barsîsâ est une charmante plaquette tirée à 100
exemplaires seulement, dédiée par notre collaborateur Dr Ign. Goldziher et par
le comte de Landberg-Hallberger à leur ami Joachim von Levetzau.
Le moine Barsisâ est un type oriental du pieux personnage qui, après de
longues années de sainteté anachorétique, succombe aux pièges du diable ou
d'un démon, qui se sert presque toujours d'une jolie femme pour avoir rai-
son du saint. Avec la connaissance minutieuse qu'ils ont de la littérature rabbi-
nique et islamique les auteurs ont recherché les formes les plus anciennes de
ce conte chez Abou-1-Lejt al-Samarkandi [j; 375 ou 383), chez Qazwînî, etc. Ils
n'ont pas pu lui trouver d'antécédent dans la littérature juive, quoique le saint
delà légende soit représenté comme un Israélite antérieur à l'Islam. Ce qui
ajoute un intérêt particulier à leur étude, c'est qu'ils ont pu comparer les ver-
sions littéraires de la légende avec les versions orales d'Hadramaut, qu'ils ont
recueillies de la bouche même de deux indigènes originaires de ce pays.
J. R.
Le Gérant : Ernest Leroux.
ANGEllfe, IJIP. DE A. BUhDlN, 4, HLE OAKMUiK.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME
DANS
L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE DE BEDE LE VÉNÉRABLE
[Suite.) 1
III
La seconde question à laquelle nous voudrions répondre
est celle-ci : Qu'est-ce que Bède nous apprend sur le christia-
nisme de ses contemporains et des époques précédentes? Sous
quelle forme le christianisme apparaissad-d aux Saxons
païeîis? En répondant à ces questions nous parlerons pres-
que exclusivement du côté extérieur de la religion, c'est
ce qui frappait tout d'abord nos ancêtres païens : les
prêtres dans leurs vêtements blancs ou de couleur, la croix
et les bannières, le son des cloches et les parfums de l'en-
cens. Us voyaient s'élever des églises, oii l'on célébrait le cuite
mystérieux de la messe, oii se trouvaient des idoles, entière-
ment différentes des leurs. Us voyaient les chrétiens cons-
truire des couvents oii hommes et femmes se retiraient pour
jeûner et pour mortifier leur chair. Us assistaient au sacre-
ment du baptême sans en comprendre le sens. Us voyaient
des rehques et ils entendaient parler des miracles que ces
restes sacrés avaient faits, mais pour eux il n'y avait pas de
différence entre ces miracles et ceux qui s'étaient accomplis
au milieu d'eux. Le Christ était un dieu comme Wotan ou
Donar; la question était seulement de savoir lequel d'entre
ces dieux serait le plus fort. Quant h la morale chrétienne,
la première chose qu'ils en aient comprise, c'était l'abolition
de la loi du tahon, le commandement d'aimer son ennemi,
1) Voir p. 59 et suiv.
10
146 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
mais ils ont cru pendant longtemps que c'était là un précepte
indigne d'un homme. Les chrétiens eux-mêmes ne s'étaient
pas encore beaucoup familiarisés avec ce commandement.
Ce n'est que peu à peu que toutes ces formes, d'abord pure-
ment extérieures, ont pu devenir les manifestations de pen-
sées intérieures.
Bède nous fait assister à cette évolution. Le nombre des
couvents mentionnés par Bède est énorme. Chaque roi con-
verti fonde de nouvelles abbayes ou donne au moins le ter-
rain nécessaire pour les édifier; aussi trouve-t-on un grand
nombre d'oasis chrétiennes dans le désert païen.
Cette comparaison peut n'être pas tout à fait exacte, car
les couvents irlandais et saxons reportent plutôt notre pensée
vers les eaux sans fin de TOcéan. Keary, dans son excellent
livre sur les Vikingsduix siècle*, attire notre attention sur
la prédilection des moines irlandais pour la mer. Et les
moines saxons de Bède avaient la même passion pour l'Océan.
<( Ce que le désert était pour le moine de l'Orient, » dit Keary,
p. 80, <( la mer sans bornes l'était pour le moine irlandais;
l'éloignement du monde, la solitude avec Dieu. » Columban
et les autres grands fondateurs de monastères faisaient cons-
truire leurs couvents^ sur l'une des innombrables petites îles
de la côte irlandaise ou sur la grève d'un petit promontoire
baigné par les flots de la mer; le monastère de Bango,
près de Belfast, construit par Corngall, l'ami de Columban,
en est un exemple et comme lui celui de Derry (Doire) sur la
côte septentrionale d'Irlande, construit par Columban '; ou
celui de Hy, aujourd'hui lona, sur la côte occidentale d'E-
cosse, « le Délos du christianisme occidental » ; ou celui de
1) On ne sait qu'adaiirer le plus dans ce beau livre, les riches matériaux mis
en œuvre ou la beauté de la forme. Keary prouve mieux encore qu'Andrew
Lang qu'on peut être « un homme de lettres, doublé d'un savant ».
2) Ces couvents consistaient en petites maisons, une pour chaque moine,
groupées autour d'une pauvre petite église qui renfermait les reliques d'un
saint; le tout était entouré d'un mur de terre.
3) Ce couvent est entouré de forêts de chêne et la vue n'est libre que du côté
de la mer.
LE CHRISTUNISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 147
Lindisfarne à l'extrémité de laNorthanliumbrie; ou bien en-
core les couvents construits par Gormac, le disciple de Co-
lumban aux îles Orkney. Toujours le vent de la mer soufflait
autour de ces couvents, les vagues venaient se briser au
pied des rochers, sur lesquels ils se dressaient, et les
mouettes voletaient autour du clocher de bois de l'église.
Tout ce que le moine voyait du monde, c'étaient des forêts
derrière le monastère et devant lui la mer sans bornes, dans
son étendue rêveuse, dans sa tranquillité agitée; là, son esprit
pouvait se détacher des choses de ce monde et s'envoler vers
le ciel. Rien ne saurait mieux faire comprendre le rôle de ces
monastères où l'on fuyait les péchés du monde et d'où a été
apporté au monde le levain du christianisme.
Bède confirme ce que nous venons d'avancer. En parlant
de la fondation du monastère de Lindisfarne ^ par exemple,
il raconte que le roi Oswald de Northanhumbrie (-j- 642)
avait donné l'emplacement nécessaire à l'évêque irlandais
Aidan, qui devait enseigner l'Évangile dans le pays. Ce pays,
dit Bède (III, 3), se transforme quatre fois par jour : deux
fois, au moment de la marée haute, c'est une île, et deux
fois en vingt-quatre heures on voit l'étroit isthme qui le relie
à la côte. Ailleurs (III, 19) Bède raconte qu'à l'époque où
Sigbert était roi d'Estanglie (ce souverain fut l'une des nom-
breuses victimes de Penda ; III, 8), un saint homme, appelé
Furseus, vint d'Hibernie prêcher l'Evangile. Il construisit un
monastère sur un terrain que lui avait donné le roi à Cnob-
heresbourg (Gnobbersburg, juste au sud du Yarmouth actuel
en Norfolk) S' le monastère était situé dans une grande forêt
et le séjour en était très agréable à cause du voisinage de
la mer [maiis vicinitate amoenum). Dans un autre passage
encore (IV, 13), Bède raconte que le roi Aedilwalch de
Suthsaxonie(f 665) tit cadeau à l'évêque Wilfried d'une pres-
1) Aujourd'hui Holy Isle. Voir, sur le grand norubre de formes de ce nom,
Miller, Place namts in thc English Bede. Strassbuig, 1896, p. 31 ss.
2) Cnobheresburgi.e. urbsGnobheri. Cnoferesburg,acLueliemenlBurghcaslle.
Miller, o, c, p. 56.
148 REVUE DE l'histoire DES KELIOTONS
qu'île OÙ l'on pouvait loger quatre-vingt-sept familles; le nom
de cette presqu'île était Selaeseu (i. e. insula vituH mar'mi^
l'île des veaux marins) *. C'est là que Wilfried construisit un
couvent. Cette presqu'île n'est reliée à la côte que par un
isthme qui d'après l'expression poétique des anciens, a la
largeur d'un a coup de fronde » ijngressum amplitud'mis
quasi jactu.s fundae). Partout la mer, partout la solitude des
vastes eaux.
Ou bien c'est la solitude du désert. Le roi Oedihvald de
Deira, fils d'Oswald, fit cadeau d'un monastère à l'évêque
Gedd, Il y a une certaine monotonie dans toutes ces séries
de rois, fondant des monastères qu'ils donnent aux évêques.
Mais c'était la première manifestation des sentiments chré-
tiens chez les rois baptisés depuis peu. L'évêque choisit un
endroit solitaire, mieux fait pour un repaire de brigands ou
une tanière d'animaux sauvages que pour le séjour d'hommes
honnêtes. Mais il faut que s'accomplisse la prophétie d'Ésaïe *:
que là où vivaient autrefois des dragons et où les hommes
demeuraient comme des animaux sauvages, de bonnes œuvres
seront faites (III, 23). C'est ainsi que saint Gall choisit pour
y demeurer un lieu infesté par les bêtes sauvages, un site
désolée Le monastère construit par Cedd s'appelait Làstin-
gaeu(Lastingham) et avait reçu sa règle deLindisfarne. Cedd
y mourut en 664 (III, 23)*.
La vie dans ces monastères était soumise à des règles sé-
vères. On chantait des litanies le matin et le soir, on célé-
brait la messe chaque jour, on priait aussi la nuit et on jeûnait
1) Ailleurs cette île s'appelle Seolsige, par exemple dans le grand atlas de
Spruner, carte 58. Dans un manuscrit du Bède anglais (B), on trouve aussi
Seolessigge. Miller révoque en doute l'exactitude de l'étymologie de ce nom
donné par Bède. C'est le Selsey actuel dans Sussex.
2) Esaie, xxxv, 7 : « Dans le repaire qui servait de gîte aux chacals, croîtront
des roseaux et des joncs » (Trad. L. Segond).
3) Vita S. G., Pertz, II, 10; Revue de l'Histoire des Religions, XXIX, p. 283.
4) Bède n'a pas donné l'étymologie de Laestingaeu, parce que de son temps
le sens de ce mot était déjà inconnu. Miller (iOl croit y retrouver un mot perdu
signifiant « district ».
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS L HISTOIRE DE BftDE U9
sévèrement. Nous trouvons aussi dans Bède des exemples de
mortitîcation, de cette mortification de la chair, spontanée et
sans but, que nos ancêtres germaniques trouvaient si incom-
préhensible, eux qui sans un signe de douleur supportaient,
s'il le fallait, des tortures atroces. Comment deux conceptions
de la vie si différentes pouvaient-elles se concilier, deux con-
ceptions^ dont l'une impliquait la croyance au bonheur de
vivre et faisait de la mort l'anéantissement, tandis que pour
l'autre, la vie n'était que comme la préparation au salut éter-
nel? Les choses de la terre proviennent du mal, c'est là une
idée qui ne pouvait pénétrer dans le cœur de nos ancêtres.
Pourtant tous les moines saxons avaient été païens, du moins
leurs pères l'avaient été, et la transformation complète qui
s'était opérée dans leurs idées et dans leur manière de vivre
est une preuve de l'influence profonde qu'avait exercée sur
eux la doctrine chrétienne.
Il y avait un moine nommé Drycthelm qui occupait dans
le monastère une cellule isolée qui avait vue sur le bord de la
rivière. Ce moine avait l'habitude de descendre quelquefois
dans l'eau, de s'y mettre jusqu'au cou et d'y chanter et d'y
prier. En hiver il devait souvent faire un trou dans la glace et
il arrivait que les glaçons se heurtaient contre sa tête et sa
poitrine. En sortant de l'eau il n'ôtait pas ses vêtements mouil-
lés et glacés, mais il les faisait sécher sur son corps, tant il
poussait loin la mortification de sa chair (V, 12 in fine).
Saint Cuthbert, le supérieur de Lindisfarne, avait les mêmes
habitudes'; il se refusa quelquefois le sommeil pendant
quatre nuits; il se mettait dans l'eau jusqu'au cou et y disait
des prières pendant de longues heures. Les autres moines
cependant ne poussaient pas si loin leur zèle.
Saint Cuthbert aimait aussi la solitude et à tel point qu'il
quitta son monastère et qu'il s'installa comme ermite dans
une des petites îles Farne en face de Lindisfarne (IV, 28) ^
1) Sa vie est racontée par Bède (cf. IV, 28 in init.).
2) Encore aujourd'hui Farn I. Miller (32) donne comme variantes de ce nom
W arène, Fagene, etc.
150 REVUE DE l'histoire DES RELTCIONS
Jamais personne n'y avait demeuré, mais il y avail Ifi beau-
coup de méchants esprits. Cuthbert s'y creusa un trou, fil
un petit mur de terre autour et le couvrit de paille, de sorte
qu'il ne pouvait voir de là que le ciel. Cependant il construi-
sit, à l'endroit oii abordaient les bateaux, une maison confor-
table pour ceux de ses frères qui viendraient le voir. Il restait
dans son trou des mois et des mois, comme un saint oriental
sur sa colonne dans la Thébaïde et il y prêchait, comme saint
Antoine, la doctrine chrétienne aux animaux. 11 n'était, du
restC;, pas seul à se conduire ainsi. On sait que Cormac, le
disciple de Columban, prêchait l'Évangile aux mouettes sur
les rochers nus des îles Orkney'. A côté de ce zèle pieux, qui
semblerait morbide aux esprits d'aujourd'hui, nous trouvons
chez Cuthbert un amour, puissant et prêt à tous les sacrifices,
des pauvres et des malades.
Bède n'a dans son Historia qu'un seul passage sur la
corruption des moines. Ils sont du reste sous ce rapport bien
loin du clergé français au iemps des Mérovingiens. Pour se
renseigner sur ce point, on n'a qu'à ouvrir le livre de Gré-
goire de Tours. Il y a tout un tableau dans les quelques mots
de ÏHistoria Francoriim, oii il est parlé de Droctigisilus,
« episcopus apud urbem Sessionas » (Soissons), qui perdit la
raison parce qu'il aimait trop le vin. « Mais, dit Grégoire, bien
qu'il ait été un mangeur glouton et un buveur immodéré,
dépassant ainsi des limites que lui imposait la consécration
sacerdotale, personne ne l'accusa jamais d'adultère*. «
Ce que Bède reproche d'ordinaire à ses frères ne peut nous
scandaHser beaucoup, mais il ne faut pas oublier qu'il omet
ou paraît omettre à dessein les plus graves d'entre les vices
dont le clergé de son pays et de son temps ait été atteint. Du
moins dans une lettre à Egbert, archevêque de York, neveu
du roiCeowulf',il fait une sombre description de l'ignorance-
1) Keary, o. c, p. 86,
2) Greg., Hht. Franc, IX, 37, éd. Arndt, p. 391.
3) C'est le même CoowulC, à qui Bède dédie son Historia. Ceowiilf suc-
céda à Osric (mort le 9 mai ; V, 23) ; il fut destitué en 737 et se retira à Lindis-
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'iIISTOIRE DE BEDE 451
des prêtres, de l'avarice des 6vêques, de la paresse des moines
et il dit à la fin que sa lettre serait interminable, s'il voulait
écrire sur leur gloutonnerie, leur ivrognerie et leur luxure '.
Nous trouvons d'abord dans VHistoria des louanges à l'a-
dresse des prêtres contemporains du roi Oswin, un demi-
siècle avant Bède, qu'il oppose au clergé de son époque
(III, 26). Ailleurs, Bède dit qu'il avait connu un frère dans
un illustre couvent, mais qui avait une conduite déplorable. Il
parle probablement de son couvent à lui, de Yarrow. Ce frère
était un forgeron habile, mais aussi un esclave de la boisson
et d'autres tentations. Il aimait mieux rester nuit et jour
dans son atelier qu'aller à l'église avec les autres moines, de
sorte qu'il lui arriva ce que prédit le proverbe : Celui qui
n'aime pas à entrer humblement dans l'église, doit contre son
gré franchir comme damné la porte de l'enfer. A l'heure de
sa mort il la vit donc toute grande ouverte, il voyait Satan
dans les profondeurs de l'abîme, Caïphe et les autres meur-
triers du Seigneur dans les flammes et, hélas! aussi la place
qui lui était destinée (V, 14).
Un pieux moine, Adamnan, a une vision sur un autre cou-
vent, de Coludi iirbs^. En revenant Un jour d'un voyage loin-
tain et en voyant les créneaux se dresser dans l'air («<?rf^/?ck
illius sublimiter erecta) % il commença à pleurer et il raconta
à son compagnon de voyage qu'un ange lui était apparu
et qu'il lui avait prédit la destruction de la sainte maison
à cause des péchés de ses habitants. Car, avait dit l'ange,
a lorsqu'en visitant le monastère je regardais les cellules et
farne — Holy Island — où il paraît avoir installé une cave gigantesque. Voir
l'anecdote citée par W. Scott dans les notes de Marmion, II, 17, n» 31, sur la
« penance vault » de Ceowulf.
1) Cette lettre a aussi été publiée dans Bedac Epistolae (édit, Potthast). Il
existe aussi des éditions à part de cette épître ad Eghc.Hum antistitem par
exemple, éd. Joh. Smith, 1722; éd. Jos. Stevenson, iSil.
2) Coludi urbs, Coliidana urbs, Coludes bitrh. C'est le Goldingham actuel
dans la Northanhumbrie septentrionale. Aebba, la tante du roi Egfrid de
Northanhumbrie (IV, 19), était la supérieure de ce couvent.
3) Les couvents n'étaient donc plus de petites huttes.
152 REVrE DE l'histoire des UELir.IONS
les lits, je ne voyais personne occupé du salut de son âme.
J'y trouvais au contraire des honames et des femmes profon-
dément endormis ou qui commettaient des péchés. Les
chambres, uniquement destinées à la prière et à la lecture
édifiante, sont maintenant des endroits où Ton fait bonne
chère, oi^i l'on boit et bavarde (m comesationum, potationum^
jahulationum cubilia conversae). Les vierges consacrées à
Dieu passent aussi leur temps, au lieu d'observer leurs
vœux, à tisser de beaux vêtements, qu'elles revêtent comme
des fiancées au péril de leurs âmes, et avec lesquels elles
captivent les hommes hors du couvent. C'est pour ces péchés
que le couvent sera dévoré par les flammes (lY, 25). Cela se
passait en 679. Un siècle après, les Vikings réalisèrent toutes
ces prophéties. S'il faut en juger par cet exemple, la vie
dans les couvents n'était pas irréprochable et l'on doit se ré-
jouir de ce que les païens fussent incapables de voir à tra-
vers les murs. VHistoria de Bède cependant ne nous donne
pas le droit d'énoncer un jugement aussi défavorable, si l'on
écarte l'hypothèse que Bède aurait à dessein gardé le silence
sur les désordres qu'il lui aurait été donné d'observer.
S'il faut aussi parler des défaillances des moines irlandais,
en voilà une qui fait penser à la fable de La Fontaine : La
Cigale et la Fourmi. Les moines du monastère de l'île d'Inis-
bowfinde» (i. e. insula vitulae albae) erraient à l'époque de la
moisson à travers le pays [dispersi vacjorentiir), mais en hiver
ils retournaient au monastère et aidaient les moines saxons
à manger les provisions que ceux-ci avaient recueillies (IV, 4).
Le quatrième canon du synode de Herutford, tenu en 673-
sous la présidence de l'évêque Théodore, qui défend aux
moinesde vagabonder de couvent en couvent, de ville en ville,
à moins que l'évêque ne leur en ait donné la permission, est
1) Fondé par l'évêque Coloian. On y observait les règles de Hy (lona). Inis-
boufinda était situé sur la côte occidentale d'Irlande dans le Gonnaught. C'est
le Inisbofîn actuel.
2) C'est l'année de la mort du roi Egbert, la troisième année du règne du roi
Egfrid de Northanhumbrie. Herutford, i. e. Hertford, au nord de Londres.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 153
peut-êtreune conséquence de ceshabitudes de parasites (IV,5).
On sait que les Germains païens subissaient fortement l'in-
fluence de la musique chrétienne, et que les cloches, le
chant et plus tard les orgues exercèrent sur eux une profonde
action*. Il se cache une vérité dans les innombrables légendes
d'après lesquelles les dieux ou, comme disaient les chrétiens,
les méchants esprits des païens s'enfuyaient devant le son
des cloches. Il y a aussi de vieux dessins qui représentent le
diable pris sous une cloche. L'impression produite par la
musique n'était pas chez tous aussi forte que chez cette
femme de l'époque de Louis le Pieux qui, lorsqu'elle enten-
dit pour la première fois l'orgue dans la cathédrale de Metz,
tomba morte d'émotion (Keary, 203). Mais ce qui est sûr,
c'est qu'il faut faire une grande part à l'influence du chant
et de la musique dans l'œuvre de la conversion.
Avant la mission de Grégoire les moines irlandais devaient
se contenter de cloches très modestes : elles étaient à peu
près pareilles à celles qu'en Suisse les vaches portent au
cou. Keary croit que saint Gall introduisit en Suisse pour
l'usage des églises cette sorte de cloches, qu'on trouve mainte-
nant en usage pour les bestiaux. Mais déjà à l'époque de
Bède on avait fait des progrès et son monastère possédait des
cloches au son clair et beau qui envoyaient leur joyeux ca-
rillon très loin à travers les pays des païens. En même temps
le chant se développait. Bède fait mention du diacre Jaco-
bus, contemporain de Paulinus, premier évêque de Hrofes-
ceaster», qui était très versé dans les chants de l'Église et
qui instruisait les autres à la manière des Romains ou Kan-
tuariens*. Son nom, dit Bède (II, 20), a été donné à un vil-
lage dans les environs de Cataracta, nom qu'il porte encore
aujourd'hui. C'est Akeborough (ville de Jacob) près du
Richmond actuel.
1) Voir (pour l'Islande) la Thorivaldssaga, chap. m.Maurer, Bek., l, 207,392.
2) I. e. Rochester. Paulinus mourut le 10 octobre 644 (III, 14).
3) Cet « ou » démontre très bien le fait qu'au fond Kent seul a subi l'em-
preinte de la mission romaine.
154 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
La même gloire échut en partage à un certain Johannes
rarchichantre, qui prit part au synode de Hàthfeld' en 680
(IV, 17). Il élaitsupérieur du couvent de Saint-Martin deTours
et le pape Agathon l'avait joint à la suite de Benedict Biscop
en le chargeant d'enseigner le chant dans les couvents saxons,
d'après la tradition suivie à Saint-Pierre à Rome. Johannes
s'acquitta de la mission. Il entra au monastère de Benedict,
situé à l'embouchure de la rivière de Viuri (le Were), c'était
le couvent de Bède (Wearmouth).
II apprenait aux frères du monastère le chant, les mé-
lodies de Grégoire et la lecture à haute voix". Mais les chan-
teurs [qui cantandi erant perïtï) des autres monastères ve-
naient aussi vers lui pour l'entendre. Bède était au nombre
de ses élèves, quoiqu'il ne fût pas compositeur lui-même.
Bède ne fait pas encore mention d'orgues dans son Hïs-
tor'm^ mais Aldhelm (mort en 709) en parle déjà et l'image
d'un orgue très primitif dans une miniature d'un manuscrit
des Psaumes conservé à Cambridge doit être à peu près de la
même époque. Quatre hommes avec des soufflets à main
fournissent à cet orgue l'air nécessaire».
Le chant sacré était donc déjà connu au temps de Bède : le
fait qu'il mentionne à plusieurs reprises des anges qui chantent
dans l'air nous en fournit une nouvelle preuve. Des moines et
des nonnes entendent des mélodies très douces chantées par
desvoix d'anges, qui viennentdes nuages, s'arrêtent un instant
au dessus des monastères et disparaissent lentement. Ilarriva
par exemple au moine Ovini d'entendre ces voix. Originaire
1) Maintenant Hatfield près de Doncaster,
2) Voir sur la lecture du chant grégorien Liliencron dans Grundr., II, 2,
306 ss.
3) Voir la reproduction dans Winkelmann, p, 79. D'après Liliencron, o. c,
II, 2, 316, on connaissait les orgues à soufflet dès le commencement du
VII* siècle. D'après la tradition, Charlemagne reçut le premier orgue de Byzance,
Le moine de Saint-Gall dit (11,7,) :.. « les ambassadeurs (venant delà Grèce) ap-
portèrent... le plus excellent instrument de musique qui imite le bruit du ton-
nerre par ses sons vigoureux produits à l'aide de réservoirs d'air en cuivre et
de soufflets en cuir, qui envoient l'air à travers les sifflets en cuivre, et qui
égale en douceur le murmure de la lyre et des cymbales. »
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 1 S5
du pays des Estangles, il était venu en Northanbumbrie avec
la reine Aedeltbryd et il demeurait au monastère de Lyccid-
felth. Comme un jour il était dehors occupé à travailler, il
entendit une mélodie très douce qui venait du ciel. Les voix
qui cbantaient cette mélodie paraissaient d'abord venir du
sud-est, c'esl-à-dire de l'endroit oii le soleil se lève en biver,
puis ensuite elles se rapprocbèrent, s'arrêtèrent au dessus du
toit de la salle de prières, pénétrèrent de là dans le monastère
et ses environs et retournèrent une demi-beure après au ciel
avec une douceur inexprimable, cum ineffabili didcedine. Les
moines anglo-saxons ne pouvaient certes pas entendre ces
voix, avant d'avoir connu eux-mêmes les douceurs du chant.
A quel point le christianisme a réveillé chez les Germains
les aptitudes artistiques latentes qu'ils possédaient, c'est
ce que Bède nous démontre dans l'bistoire de Caedmon,
qu'il raconte avec tant d'enthousiasme (IV, 24). Caedmon
était, comme David, pasteur, mais il n'était pas musicien
comme lui. Et môme, comme à un repas, il devait chan-
ter, lorsqu'on lui donna la guitare, il se leva et s'en alla
plein de honte. Mais un jour qu'il était tristement assis dans
l'étable il eut une vision^ et il lui fut dit : Chante ! Il répondit :
Que dois-je chanter? La voix répondit : Chante l'origine
de la création! Et immédiatement Caedmon se sentit le don
du chant et il chanta les louanges du Créateur. Il mit en vers
dans la suite des morceaux entiers delà sainte Bible, comme
un autre poète saxon versifia les Évangiles et fit du Sauveur
(Heliânt) un prince saxon. Citons quelques passages de sa
version poétique de la Genèse^ chap. iv (la guerre entre
quelques rois de Chanaan) ♦ :
Alors les lances se heurtèrent^. Les armées se précipitèrent furieusement
l'une sur l'autre. Le corbeau noir, l'oiseau couvert de plumes, croassa au mi-
lieu des flèches, se nourrissant de cadavres. Les héros coururent, les héros
courageux, en bandes nombreuses, jusqu'à ce que les masses se furent rejointes,
1) Nous ne devons pas nous étonner de trouver l'auteur si familiarisé avec
les sentiments guerriers exprimés dans ses vers, étant donné que c'est un
Anglo-Saxon d'une époque guerrière.
2) D'après Winkelmann, 72.
156 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
venant du sud et du nord, les héros coiffés de casques. Il y eut une lutte terrible ;
des coups de lance mortels, des cris de guerre épouvantables se heurtèrent
avec fracas. De leurs mains les héros tirèrent leurs épées, décorées d'anneaux.
La vision que nous venons de citer n'est pas la seule qui
soit rapportée par Bède. La vie solitaire, contemplative, as-
cétique que menaient les moines dans des îles éloignées du
continent, entourées de la mélancolie de l'Océan, affran-
chissait l'esprit des liens terrestres et le faisait s'envoler
dans le monde de l'inconnu. Bède nous a surtout conservé
des visions du ciel, du purgatoire et de l'enfer, visions
dont on trouve des exemples dans toute la littérature du
moyen âge et dont l'expression la plus élevée et la plus poé-
tique est la Divine Comédie du Dante. Cependant cet état vi-
sionnaire ne résulte pas directement des conceptions et des
sentiments chrétiens. Les Germains païens eux aussi avaient
une idée très nette du bonheur qui attendait dans le Valhôll
le héros tombé sur le champ de bataille et des terreurs dans
le pays souterrain de Hel, et ces idées se traduisaient en
images hallucinatoires.
Bède, qui a si bien observé et qui connaissait si bien son
époque, nous a conservé plusieurs exemples des visions
des hommes de son temps. Un saint homme, Furseus (III,
19), vint d'Irlande prêcher l'Évangile aux Estangles (633).
Dieu le croyait digne de voir les choses invisibles et il fut
« enlevé dans le paradis oii il entendit des paroles ineffables
qu*il n'est pas permis à un homme de faire connaître » '.
Des anges l'emportèrent au haut des airs. La terre était
loin de lui. Et il vit quatre feux dans l'air, qui brûlaient à
une petite distance l'un de l'autre. Il s'informa alors auprès
des anges de la signification de ces feux. Et ils lui ré-
pondirent que c'étaient les feux qui brûlent et détruisent
le monde. Le premier était celui des mensonges, car les
hommes ne tiennent pas les vœux qu'ils ont formulés à leur
baptême, de se tenir loin du diable et de ses œuvres". Le
1) II Cor., xn, 4.
2) Cette réponse correspond littéralement au vœu de baptême des anciens
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BftDE 137
deuxième était celui de l'avarice; car on préfère les richesses
de ce monde aux biens du ciel. Le troisième était celui de k
discorde, le quatrième celui de l'injustice. Les feux augmen-
tent peu à peu et finiront par se rejoindre pour former un
seul feu sans bornes. Furseus eut peur et il dit : a Vois donc,
Seigneur, le feu s'approche de moi. » L'ange répondit : « Ce
que vous n'avez pas allumé ne brûlera point en vous-même. »
Et les anges se mirent à côté de lui et le protégèrent contre
les flammes. Il vit aussi des diables traversant les flammes
et des esprits méchants qui l'accusaient et contre eux de
bons esprits, venus du ciel, le défendirent. Des esprits im-
purs saisirent quelqu'un qu'ils étaient en train de tourmenter,
le jetèrent sur Furseus et il eut l'épaule et la joue brûlées.
Il porta toute sa vie les cicatrices de ces blessures.
La vision de Drihthelm (V, 12) est décrite avec plus de dé-
tails encore. II vit une vallée sans fin où à gauche il y avait un
feu, à droite delagrêleetunetempête déneige, des deux côtés
la vallée était pleine d'âmes. Quand elles ne pouvaient plus
supporter lachaleur du feu, elles sautaient dans le froid atroce
et quand elles n'y pouvaient plus tenir, elles retournaient au
feu inextinguible. Mais ce n'était pas encore l'enfer. « J'étais
très troublé et lorsque mon guide me conduisit plus loin —
ne dirait-on pas que Dante parle de Virgile — l'obscurité de-
vint si dense, que je ne voyais plus rien que son manteau
blanc. » Ensuite on arriva dans l'enfer : « un abîme, duquel
monte une fumée noire, traversée par des flammes qui s'élè-
vent en l'air et redescendent comme la fumée et les étincelles
Saxons, avec la formule d'abjuration qui précède dans le manuscrit du. Vatican
l'indiculus superstitionum. W. Mùller croyait que cette formule était d'origine
thuringienne (voir Altd. Bel, 6), Grimm l'attribuait aux anciens Francs (D. M. ■*,
133); Kôgel a reconnu qu'elle devait être attribuée aux anciens Saxons
{Gruiidr., II, 244). Comparez Bède : « quod in baptismo abrenuntiare nos Sa-
tanae et omnibus operibus ejus proraisimus » avec « end ec forsacho allum dia-
boles uuercum and uuordum, thunaer ende uuoden ende saxnote »; et : « ec
forsacho diabolae end allum diabol gelde ». Il paraît très probable que Bède, le
moine saxon, a pensé à cette formule saxonne et cela en confirmerait encore le
caractère saxon et païen.
158 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
qui sortent d'une cheminée. Les extrémités de ces flammes
étaient pleines d'âmes que les flammes lançaient et qui retom-
baient ensuite dans l'abîme. Avec cette fumée montait une
puanteur terrible, remplissant ce lieu de ténèbres. Drihthelm
entendait les cris de douleur des damnés et les ricanements
des dialîles qui se riaient des âmes, comme le vulgaire — et
ceci est un trait caractéristique de la vie de l'époque de Bède
— se rit des prisonniers de guerre {cachinnum creijitantem
quasi imlgi indocti captis hostibus iiisultantis). 11 vit aussi
une foule de méchants esprits qui traînaient cinq âmes gé-
missantes à travers les ténèbres. L'une de ces âmes était ton-
surée comme un prêtre, une autre était une âme laïque; il y
avait aussi une femme parmi elles. Je les vis descendre dans
la caverne en feu ; d'autres diables vinrent m'entourer, de
leurs yeux, de leurs bouches et de leurs oreilles un feu puant
s'échappait, mais ils s'enfuirent devant la lumière d'une
étoile qui perçait Tobscurité. »
Drihthelm vit ensuite un grand champ, entouré de murs et
plein d'herbe et de fleurs, de fontaines et de bonnes odeurs et
de l'éclat du soleil. Des groupes d'hommes heureux en vête-
ments blancs s'y promènent ou s'assoient dans la béatitude.
Mais ce n'est pas encore le ciel. Ce Dante du vif siècle arrive
encore à un endroit plein de lumières où il entend des voix
douces « d'où il me vint un air sentant si miraculeusement
bon, que toutes les odeurs que j'avais senties auparavant me
parurent alors vulgaires ».
Nous avons dans cette vision — dont quelques traits se re-
trouvent également chez le Dante — une idée déjà très déve-
loppée du ciel, du purgatoire et de l'enfer et aussi la croyance
à la puissance libératrice des messes dites pour les morts. Ce
chapitre est par la forme l'un des plus beaux duhvre. La des-
cription du voyage de Drihthelm à l'enfer est émouvante et
louchante. Au moment du récit où Drihthelm et son guide
arrivent au bord de l'abîme de l'enfer, Bède cite (lui-même)
un passage de V Enéide, la descente d'Énée aux Enfers'. Et
1) « Ibant obscuri sold sub nocte per umbras » {En., VI, 268).
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 159
vraiment la prose de Bède fait une impression aussi forte que
les vers de Virgile.
Nous avons déjà parlé dans les pages qui précèdent de la
vision d'un moine impie. C'est dans l'imagination ardente
des Saxons à peine convertis et dans la fantaisie non moins
ardente des moines irlandais qu'il faut chercher l'origine de
cette aptitude aux visions que nous retrouvons si fréquem-
ment au moyen âge et qui ouvrait aux moines et aux saints,
déjà morts pour cette terre, le ciel et l'enfer. Anscarr, par
exemple, l'apôtre des Danois, voit le purgatoire* : saint
Pierre et saint Jean-Baptiste viennent chez lui, retirent son
àme de son corps et la portent d'abord au purgatoire, ensuite
au ciel où elle entend la voix de Dieu : « Va-t'en maintenant,
mais tu reviendras couronné de la couronne des martyrs. »
C'est cet état visionnaire qui fait voir et entendre aux
apôtres les démons païens, comme cela est arrivé à saint GalP.
Le mélange d'éléments païens et d'éléments chrétiens enfin
produit des visions on les deux éléments se confondent étran-
gement; nous trouvons un exemple de cette sorte dans la saga
de Gisli Sursson que nous avons déjà citée ^ Gish dit : « J'ai
deux femmes qui viennent me voir dans mes rêves (« draum-
konur »), l'une est bonne pour moi, mais l'autre ne raconte
que des choses mauvaises ; ses paroles deviennent de jour en
jour plus méchantes et elle me prédit des malheurs. Mais voilà
le rêve que je fis, il y a peu de jours : j'entrai dans une maison
ou dans une grande salle oii je vis beaucoup de mes amis et
de mes parents assis près du feu et en train de boire. Il y avait
sept feux, dont quelques-uns brûlaient très peu, tandis que
d'autres envoyaient leurs flammes très haut. Alors la bonne
1) Vila Anse, chap. m. Anscarr trouvée dans l'enfer une obscurité inapéné-
trable et des souffrances si terribles que trois jours lui paraissent durer mille
ans. La description du ciel et de ses beautés est beaucoup plus détaillée chez
Anscarr; elle est écrite avec beaucoup de vénération et de naïveté : « Lorsque la
voix de Dieu se fit entendre, toute l'assemblée des saints, chantant ses louanges,
se tut et tous s'inclinèrent en adoration. »
2) Revue de l'Histoire des Religions, XXIX, 277 ss., 286 ss.
3) Saga Gisla Surssonar, éd. Konrad Gislason, p. 41.
160 REVUE DE l'hISTOIKE DES RELIGIONS
femme de mes rêves vint, me dit que c'était une image de ma
vie et me donna le conseil d'abandonner pour toujours le pa-
ganisme et de ne plus employer de formules magiques [at
lata leidhast forna sidh ok nema einga galdra ne forneskju)^
d^être bon pour les sourds et les paralysés, les pauvres et les
faibles [ok vera vel vidh daufan ok haltan ok fataeka ok fârâ-
dha). C'est là une confusion étrange d'idées païennes et chré-
tiennes! Nous avons déjà trouvé des feux dans la vision de
Furseus. Les amis de Gisli qui boivent dans la salle rappel-
lent le Valhôll. L'une des femmes de ses rêves — un ange —
est chrétienne, l'autre — une valkyrie — est païenne*.
IV
Posons-nous maintenant la question de savoir quelle a été
d'après B<kle l'influence du christianisme sur les Anglo-
Saxons païens . Nous voyons que le paganisme est vaincu par
la croix, mais nous voudrions savoir dans quelle mesure la
pensée païenne s'est modifiée dès le début de la conversion,
et cela nous amènera à rechercher ce que Bède nous apprend
du paganisme proprement dit.
En ce qui concerne l'influence chrétienne, la plupart des
auteurs pensent qu'on ne peut observer que des change-
ments extérieurs. Je ne suis pas de leur avis, au moins
quand je lis Bède. Il est vrai que les mœurs restent encore
très grossières pendant les premiers temps du christianisme,
l'épée ne se repose point et le sang coule par torrents. Mais
quand on réfléchit à ce fait que dans l'Angleterre proprement
dite le christianisme n'existait à l'époque de Bède que depuis
1) On trouve dans les Annales de Saini-Bertin (de Prudentius de Troyes)
pour l'année 839 la vision d'un prêtre anglo-saxon. Les ambassadeurs du roi
Aethelvvulf à la cour de Louis le Pieux racontent le voyage visionnaire de ce
prêtre dans un pays inconnu et dans une église, où les ànties des saints, sous
la forme de jeunes garçons, pleurent les péchés du monde et prient pour les
hommes; leurs prières font ajourner le jugement. Wattenbach, IX. Jahrh., IX
Bd., p. 3i ss.
LE CHRISTIANrSME ET LE PAGA>'1SME DANS l'hISTOIRK DE BEDE l6l
un siècle seulement (je veux parler du christianisme grégo-
rien), on sera étonné de trouver dans VHistoria tant de traces
de l'influence chrétienne.
Relevons d'abord un point dont Bède ne nous dit rien, je
veux parler de l'influence du christianisme sur les lois du
pays. Comparez par exemple les lois données par Aethelbert
de Kent, rassemblées en 600, à celles d'ine de Westsaxo-
nie (688-726), successeur de Ceadwalla (V, 7) et vous verrez
que dans ce dernier code ce sont en première ligne les délits
religieux qui sont punis, mais qu'aussi des idées plus humaines
ont remplacé les idées païennes. On ne trouve pas seulement
dans le code d'Ine des dispositions légales pour punir la rup-
ture du jeûne, ou pour punir les parents qui n'ont pas fait
baptiser leur enfant dans les trente jours après la naissance, ou
un article qui défend aux gens de se battre dans un mijnstre
(monastère) sous peine d'une amende de 120 shellings, mais
on y trouve aussi des dispositions comme celle-ci : ce n'est
qu'à partir de dix ans qu'un garçon peul être considéré comme
complice dans un délit de vol (des enfants plus jeunes ne
tombent donc plus sous le coup de la loi) ; un étranger a
autant de droit à la protection de sa vie et de ses biens qu'un
indigène; celui qui vend son compatriote comme esclave
dans un pays situé au delà de la mer sera tenu de payer la
somme entière du wehrgeld; dans un manuscrit plus récent
encore on trouve ces mots : « et qu'il s'en repente profondé-
ment devant Dieu » ; etailleurs que, si un serf doit travailler le
dimanche sur l'ordre de son maître, celui-ci doit être puni
d'une amende de 30 shellings*. Il est intéressant de constater
que ces dispositions relatives à l'esclavage paraissent presque
textuellement empruntées au Livre de l'Alliance [Exode ^ xx,
22-23, 33).
Quant à la vie religieuse elle-même, l'influence du christia-
nisme se manifeste — d'une façon peu réjouissante, il est
vrai — par la véhémente lutte entre les Saxons convertis
1) Voir Winkelmann, p. 81-90.
ii
J62 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
depuis peu et les chrétiens bretons convertis à une date anté-
rieure. La mission dirigée par Augustin prenait une attitude
très arrogante vis-à-vis du christianisme qu'elle trouvait déjà
établi en Angleterre. Peu de temps après l'arrivée d'Augus-
tin, un synode eut lieu oii prirent part le clergé de l'ancienne
Église bretonne et Augustin et les siens. On s'assembla, dit
Bède (II, 2), dans un endroit qui s'appelle encore aujourd'hui
dans la langue des Angles « Augustinaes Ac », i. e. robur
Augustini. Du côté breton il y avait beaucoup de moines
du monastère de Bangor situé dans le pays de Galles septen-
trional \ Augustin prit tout d'abord une attitude de défiance,
ne voulut admettre aucun compromis et lorsque les négocia-
tions furent interrompues à la suite de la conduite d'Augus-
tin, il leur annonça que, puisqu'ils ne voulaient pas vivre
en paix avec leurs frères, ils seraient obligés de faire la
guerre à des ennemis. Bède, qui n'a pas un mot de blâme pour
Augustin, voit l'accomplissement de cette prédiction dans les
événements qui suivirent le synode peu de temps après. En
618^ six ans après la mort d'Augustin, le païen Aedilfrid, roi
des Angles, fil tuer dans une bataille près de Legacàstir, ville
des légions, appelée Carlegion par les Bretons», douze cents
moines de Bangor qui avaient prié pour le succès de leurs com-
patriotes, parce qu'ils « avaient imploré de leur Dieu la vic-
toire surles Angles». Bède (Il,2,m/?/2^) voit dans ce meurtre
la juste punition de l'opiniâtreté des ecclésiastiques bretons.
Bappelons-nous, en face de cet aveuglement, que la mission
d'Augustin a converti seulement Gantwara (Kent) avec les
évêchés de Cantwaraburc (Ganterbury) et de Hrofesceaster
(Rochesler), tandis que la plus grande partie de l'île avait été
catéchisée par les Irlandais de lona (Hy). Cependant il y a
peut-être aussi une part de vérité dans l'observation de Win-
kelmann (38), que les chrétiens bretons ne se souciaient pas
1) II ne faut pas confondre ce Bangor avec Benchor au nord-esl d'Irlande.
Bangor était en face de l'île de Mon, Muenige, qui s'appelle aujourd'hui Angle-
sey. L'île de Man actuelle s'appelait Eubonia.
2) Aujourd'hui Lficester.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 163
fortement de la conversion des Saxons, pour ne pas perdre
l'avantage de posséder seuls le vrai Dieu.
D'après les renseignements détaillés donnés par Bède qui
prouvent du reste quelle importance à sonépoqueon attribuait
à ces luttes, la querelle entre les chrétiens irlandais etlescatho-
liques avait surtout pour objet la date de la fête de Pâques et la
tonsure des prêtres. L'Église irlandaise célébrait Pâques plus
tôt que l'Église catholique; cela avait quelquefois des incon-
vénients. Lejour par exemple oij le roi Oswiu de Northanhum-
brie célébrait Pâques, son épouse catholique Eanfléda en
était seulement au dimanche des Rameaux et devait par con-
séquent encore jeûner (III, 25 in initio). Les Irlandais en
outre se rasaient les cheveux depuis le front jusqu'à l'arrière
de la tête, tandis que les catholiques se les rasaient à l'occiput
et laissaient autour de leur tonsure une couronne de cheveux
comme symbole de la couronne d'épines de Jésus. On appe-
lait cette sorte de tonsure la tonsure de saint Pierre; les ca-
tholiques « being in want of a bad name* » appelaient celle
des Irlandais tonsure de Simon le Magicien. En eflet, elle
venait d'Orient.
Pendant le règne d'Oswiu la lutte fut si violente que le
roi assembla un synode pour amener un accord. En 644, on
se réunit au monastère de Streoneshalch [Sinus pharî)\ ac-
tuellement Whitby. Les Irlandais étaient représentés par le
roi Oswiu lui-même, par Colman, évêque de Lindisfarne;
Hilda, supérieure de Streoneshalch ; Cedd, évêque d'Estsaxo-
nie'; les Saxons avaient délégué Alchfrid, le prince hérédi-
taire, la reine Eanfléda, Romanus, son confesseur, Wilfrid,
plus lard évêque de Suthsaxonie, Agilberct, l'évêque de
1) Browne, p. 59.
2) Streones, strines qui se relroave encore dans Strensall, Slreiisham, était
un mot pour « rivière ». « If fari be frora farus » a lighthouse, « it will not
give a suitable sensé », dit Miller, '69. Halch, haie est, d'après Kemble (cité par
Miller), une « hall, probably originally a stone building ».
3) 11 résidait à Ilhanceaster (111, 22) et mourut en 644 à Lastingeu au nord
de Whitby (III, 23).
164 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
Westsaxonie*. Comme cela arrive souvent, l'opinion du roi
l'emporta. Après de longs discours, que Bède rapporte d'après
les Actes du synode, et où l'on discutait surtout l'autorité de
Columban pour les Irlandais et celle de Pierre pour les ca-
tholiques, le roi Oswiu dit (lil, 25 in fine) : « Si l'apôtre
saint Pierre a vraiment tant de pouvoir, je me dirigerai
d'après lui. Car il est le portier du ciel, et si j'agissais autre-
ment, il pourrait m'arriver de frapper à la porte du ciel sans
qu'on m'ouvre. » Cette considération qui peut-être a été ins-
pirée au roi nouvellement chrétien par l'idée du dieu païen
Heimdallr*, « le gardien des dieux », amena la victoire des
catholiques. Mais nous pouvons être sûr qu'avant qu'on fût
arrivé à un accord, cette tempête dans un verre d'eau avait
dû troubler profondément la paix.
Il est certain que la haine de race s'est fait sentir au
synode. Il était certainement flatteur pour les Saxons, de
pouvoir régner aussi dans le domaine religieux sur leurs vieux
ennemis, les Celtes. Mais les Angles ne s'étaient pas faits
chrétiens, à notre avis, pour participer à de telles luttes, et
il est regrettable que les chrétiens de cette époque aient
montré beaucoup plus d'intérêt pour ces querelles que pour
les missions irlandaises en Allemagne.
Nous trouvons dans le livre de Bède, outre les observations
sur la vie religieuse proprement dite, des preuves aussi de
l'iniluence du christianisme sur les mœurs. Mais il ne s'agit
pas là des mœurs du peuple, dont l'auteur parle seulement
en passant. On sait du reste que dans toute la littérature du
moyen âge le peuple reste pour ainsi dire au second plan,
et même dans la coulisse; les rois seuls, la noblesse et le
clergé s'avancent vers la rampe. Gela s'explique en partie par
le peu d'estime qu'on avait pour le peuple, mais en partie
aussi par le fait qu'à cette époque les princes et les prêtres,
ayant seuls quelque culture, c'étaient eux seuls qui faisaient
1) Açilbert résidait à Dorcesceaster (Dorchester).
2) Heimdallr est « vôrdtir gudha », le gardien des dieux. Gylfag, XXVH.
LE CHRTSTTANTSMK ET LE PAGANISME DANS L'HlSTOrRE DE UftOE 16S
l'histoire. On considérera peut-être comme une exception
le fait que chez Bède les moines jouent un grand rôle et
qu'ils sortent, dans la plupart des cas, des rangs du peuple.
La nouvelle foi se traduit bien vite en bonnes œuvres. Pre-
nons par exemple les pèlerinages à Rome. Un prince a porté
pendant longtemps le manteau royal, mais voici que tout à
coup l'envie le prend de se mettre sur les épaules le manteau
du pèlerin, de voir la Ville éternelle, de faire sa prière aux
lieux sacrés et de recevoir la bénédiction du pape. En voici
des exemples : Sebbi (mort en 694; IV, 11); Offad'Estsaxonie
(709; V, 19); Coenred de Mercie(V, 19); Ine deWestsaxonie
(726; V, 7). Dans beaucoup de cas ces pèlerinages doivent
avoir été faits en expiation de péchés. C'est ainsi que le meur-
trier sanguinaire de l'île de Wight, le roi Geadwalla de West-
saxonie, se coiffe, après avoir abdiqué en 688, du chapeau à
coquilles et meurt l'année suivante à Rome en odeur de
sainteté (V, 7). L'épitaphe flatteuse du roi que Bède a con-
servée dans son livre pour stimuler le zèle religieux des gens
ne peut pas nous empêcher de penser au visage malin de
« Reinaert den peelgrijn » à qui «Belijn die capelaen » met
autour du cou
ene scaerpe van Bruuns velle.
ooc gaf ht den fellen gheselle
den palster in de hant darhi
to sinen ghevoege; doe loas là
al ghereet te siere vaert^.
Quelquefois il ne faut voir dans ces pèlerinages rien d'autre
que l'instinct de migration (Wanderungsîrieb, treklust) des
Germains, ou plus exactement des Anglo-Saxons, qui était
aussi puissant à l'époque de Bède qu'aujourd'hui. Un auteur
de cette époque fait la remarque que l'amour des voyages
paraît bien être dans le sang chez les Anglais *.
Le christianisme fait aussi naître chez les princes païens
le mépris de tout ce qui est de cette vie, il leur donne du
1) Van den vos Reinaerde, éd. Ernst Martin, I, 2983-2991.
2) Vita sancti Galii, II, 47; PerU, II, 30 '\
166 REVUE DE l'histoire DES RILIGTONS
moins la croyance qu'âne vie ascétique est la meilleure pré-
paration à la vie éternelle. Aussi voyons-nous des rois entrer
aux monastères et des princesses se faire supérieures dans
les couvents. Aedilredde Mercie prend l'habit (IV, 12), peut-
être pour expier son invasion dans Kent, où d'innombrables
couvents étaient devenus la proie des flammes. Deux filles
du roi Anna d'Estanglie prennent le voile à Faremoustier en
Biie(III, 8)*.
Bède nous donne ailleurs (III, 24) des détails sur Aelfléda,
fille d'Oswiu, roi de NorthanhumbriC;, le vainqueur de Penda,
roi de Mercie. Avant la bataille décisive Oswiu, autre Jephté,
promit sa fille à Dieu, s'il restait vainqueur. 11 remporte la
victoire et voue alors sa fille Aelfléda, âgée d'un an à ce mo-
ment, à la chasteté éternelle. Elle fut d'abord élevée au couvent
deHeruteu (île des Cerfs, actuellement Hartlepool dans Dur-
ham) \ Deux ans plus tard la petite fille fut amenée à Streo-
neshalch (Whitby) et plus tard les religieuses de ce couvent
pouvaient se raconter que
... in thcir convent cell
a Saxon princess once did divell
the lovely Edelfled^.
La supérieure de ce couvent s'appelait Hilda, et on ra-
conte d'efle qu'un jour
... of ihousand snakes, each one
was changed into a coil of stone
ivhen holy Hilda pray'd...*.
Aedelfled resta à Whitby jusqu'à ÏSige de soixante-deux
1} On trouve dans ce chapitre encore d'autres noms de couvents français où
il y avait des religieuses saxonnes de sang royal.
2) Herutea, Herotea, Heorotea. « The town of Hartlepool lies on a sniall pe-
ninsula north of the estuary of the Tees, w^ith a safe harbour. Tlie ending ea,
in every way appropiate, seems due to the land formation « (Miller, 38).
3) Scott, Marmion, canto second XIII.
4) Scott. Le poète dit un peu malicieusement dans ses notes qu'on peut encore
trouver ces serpents de pierre sur les rochers des environs de Whitby, seule-
ment les paléontologistes protestants les appellent maintenant « ammonites »
(note 26, p. 572).
LE CHRISTIANISME ET LK PAHANTSME DANS l'hISTOIRE DE Rfr.DE 107
ans, où « elle se mit en vierge bien heureuse dans les hras de
son fiancé céleste ». D'après Bède (III, 24 in fine) une sœur de
cette religieuse de sang royal, Alchfléda, se maria avec Peada,
fils de Penda, et elle fit traîtreusement assassiner son mari
le jour de Pâques de l'année 654. Cela nous rappelle l'his-
toire des Mérovingiens et nous comprenons que la vie au
couvent fut considérée comme un moyen préservatif contre
de telles velléités sanguinaires.
Le christianisme et ses tendances ascétiques exerçaient
aussi une certaine influence sur le mariage, comme protes-
tation contre des mœurs conjugales très immorales. Ead-
bald, fils d'Ethelbert de Kent, immédiatement après la mort
de son père en 616 (I, 25), épousa la femme de ce dernier,
malgré l'opposition énergique de l'évêque Laurentius (II, 25).
Il agissait en cela d'accord avec les pratiques en usage dans
sa famille ; deux siècles plus tard encore, en 858, le fils d'un
roi anglais, moderne Absalon, épousa la femme de son père,
Judith, la fille bien connue de Charles le Chauve. Elle avait
été d'abord l'épouse d'Aethelwulf et devint plus tard celle de
son fils Aethelbald.
Aedilthryd, fille d'Anna d'Estanglie, dont les deux sœurs,
comme nous avons déjà vu, étaient religieuses à Faremous-
tier, voulait, elle aussi, prendre le voile, de sorte que, lors-
qu'on la maria au roi Ecgfrith de Northanhumbrie (en 660;
IV, 19), elle refusa de remplir son devoir conjugal. En vain
le prince offiit-il à l'évêque Wilfred, qui avait beaucoup
d'influence sur elle, des terres et de l'argent, s'il arrivait à
lui suggérer d'autres idées. Rien n'y fit et au bout de douze
ans Ecgfrith consentit au divorce. Aedilthryd fonda alors
l'abbaye d'Elge (actuellement Ely au nord de Cambridge) • et
y mena, entre les lacs et les marais, une vie d'abstinence
1) El-ge. £/ est peut-être apl=:aal. Dans Bède ge ^ district, regio. « It is
possible that Elige is an old Teutonic and not a local compound » (Miller, 60).
Bède, IV, 19 in fine : « Elge... regio... in similitudinem insulae vel paludis, ut
diximus, circumdata vel aquis; unde el a copia anguilaratn, quae in eisdem pa-
ludibus capiuntur, nomen accepit »...
168 REVUE DE L'niSTOlRE DES RELIGIONS
sévère donl Bède parle longuement en termes élogieux.
Comme elle soufTrait un jour d'une enflure au cou, elle y vit
une punition du ciel, parce qu'elle avait porté autrefois,
comme elle disait, au cou des ornements superflus (5?y/?er-
vacua monilium pondéra) . Seize ans après sa mort (en 679),
sa sœur Sexburg, qui lui avait succédé comme supérieures
fit exhumer son cadavre et le trouva aussi peu altéré, que s'il
avait été enterré le jour de l'exhumation. Des malades gué-
rirent près de sa tombe. Nous ne nous étonnerons pas, si
Bède, enthousiasmé par tant de sainteté, a fait un hymne en
l'honneur de la reine virginale, hymne qu'il publie dans son
Historia (IV, 20). Deux siècles plus tard, en 870, la furor
Normannorum se déchaîne aussi sur cette célèbre abbaye
et la grande armée des Vikings lalivre aux flammes ^ L'Église
catholique honore la mémoire de sainte Audrey, autre nom
pour Aedilthryd (ou Edeltrude), le 23 juin'.
Le synode de Herutford, qui s'assembla six ans avant la
mort de cette reine virginale (673), a sans doute mieux servi
les intérêts du mariage que la reine dont nous venons de
parler. Nous lisons au dixième chapitre des Actes de ce sy-
node : Personne ne doit contracter une union illégale; per-
sonne ne doit quitter sa femme qu'en cas d'adultère. Si quel-
qu'un a répudié sa femme, il doit en vrai chrétien la reprendre
ou ne plus se remarier (IV, 5).
Ailleurs nous lisons sur cette même Aedelthryd qu'elle
avait une passion pour les reliques et qu'elle n'était pas très
scrupuleuse sur les moyens de s'en procurer. Un jour, elle
vola même à l'évêque Wilfried une petite boîte qui en conte-
nait. Elle la gardait dans sa chambre à coucher ou la suspen-
1) Sexburg était la quatrième religieuse dans celte même famille. Elle avait
été l'épouse d'Earconbert de Kent, tué par Penda, III, 8.
2) Keary consacre quelques belles pages à l'abbaye d'E!y, o. c, p. 340-41.
3) Générale Légende der Heiligen, éd. des Jésuites d'Anvers, 1649, I, 747,
Nork, Festkalender, p 405, donne encore plusieurs légendes d'Aediltliryd ; Wei-
denbach, Calendarium, p. 126. Piper, Kalendarien der Angelsachsen, p. 105,
met sa fête au 20 juin.
. LE CRRISTIANISME ET LE l'AfiANlSME DANS LniSTOlRE DE Bf;DE 169
dait dans sa voiture quand elle était en voyage*. Pour punir
la reine de ce vol, un démon la fouetta jusqu'au sang pendant
un séjour qu'elle fit au couvent de Coldingham, et cette pu-
nition ne cessa que le jour oii elle rendit ce qu'elle avait volé.
Bède, dont la croyance aux miracles n'a pas de bornes, parle
beaucoup des reliques et des miracles qu'elles avaient faits,
mais il ne dit rien de nouveau sur ce sujet.
On peut aussi démontrer l'influence qu'exerçait le chris-
tianisme chez les païens à peine convertis sur les pratiques
morales et les devoirs religieux. En voici un exemple remar-
quable donné par Bède (lY, 12). Lorsque le roi Aedilred de
Mercie en 679 tua dans une bataille sanglante près du Treanta
(Trent) Aelfuini, frère d'Ecgfrid de Northanhumbrie, on
n'exigea pas, à la conciliation qui suivit la bataille, de vie hu-
maine pour expier la mort d'Aelfuini, mais on se contenta du
wehrgeld. Cela fut dû à l'intervention de l'évêque Theodo-
rus. Quelques années auparavant encore la mort du prince
aurait exigé du sang humain (IV, 21).
Il y a dans Bède une autre page (III, 14^ où il raconte avec
horreur le meurtre du roi pieux et aimé Oswin de Deira (le
20 août 642) par celui qui régnait avec lui. Plus tard on
construisit un monastère à l'endroit où ce forfait avait été
commis, c'est-à-dire à Ingetlingum (Ingettingu, actuellement
Gilling près de Richmond) en Bernicie, et on y priait tous
les jours pour le repos des âmes des deux rois; pour l'âme
de la victime, dit Bède, comme pour celle de son meurtrier.
Mais ce qui caractérise le plus les changements produits
chez quelques princes par le christianisme, c'est le portrait
que Bède nous trace du même roi Oswin et d'un roi du pays de
Bède, d'Oswald. On peut ranger ces deux hommes au nombre
de ces nobles âmes païennes chez lesquelles la religion nou-
velle faisait apparaître tout ce qu'elles contenaient de bon.
1) Willehad, l'apôlre de Drent'^, avait une petite pochette avec des reliques
autour du cou. Elle lui sauva un jour la vie, en amortissant le coup dVpée
d'un Drenth païen. Vita VUlehadi, chap. iv; Wattenbach, VIII. Jahrundert,
l. lil, p. 98.
170 REVIE DE l'histoire DES RELIGIONS
Oswin était (III, 14) un membre de la vieille famille royale
de Norlhanhumbrie; il avait la figure belle, la taille svelte et
il était d'abord agréable, de mœurs policées, doux pour les
grands elles petits. Tous l'aimaient pour la noblesse de son
esprit royal. Celte description nous fail penser à un autre
héros chrétien, à OlafTryggvason'. Mais de toutes ses vertus
et ses qualités, courage, modestie, bienfaisance, la plus belle
était sa grande humilité. Un jour, Oswin avait fait cadeau
d'un cheval superbe à l'évêque Aidant Le jour suivant, Aidan
le donna à un mendiant. Le roi lui demanda s'il n'aurait pas
pu lui donner une bête de moindre valeur. Et Aidan de ré-
pondre : Est-ce que ce cheval, ô roi, a pour vous plus de
valeur qu'un enfant de Dieu? Après avoir dit cela, l'évêque
s'assit, car on était en train de se mettre à table, mais le roi,
qui revenait de la chasse, resta debout avec ses ducs devant
le feu pour se chauffer. Pendant qu'il se chauffait, il se rap-
pela le mot de l'évêque. Tout à coup il ôla son épée, la donna
à un serviteur, se jeta aux pieds de l'évêque et lui demanda
pardon. L'évêque le releva et lui dit qu'il lui pardonnait vo-
lontiers. Le roi retrouva sa bonne humeur et se mit à
table. Mais alors ce fut la figure de l'évêque qui se cou-
vrit de nuages. Son chapelain, qui était assis à côté de
lui, lui en demanda la raison, lingua patrïa, dit Bède, quam
rex et domestici ejus non noverant^ en irlandais donc, la
langue maternelle d'Aidan que le roi ne comprenait pas. Et
l'évêque répondit : « Je prévois que le roi ne vivra plus long-
temps, car je n'ai jamais rencontré un prince humble. Il
doit donc bientôt mourir, car ce peuple ne mérite pas un tel
roi. » Peu de temps après, l'assassinat dont nous avons parlé
plus haut eut lieu. Onze jours plus tard (le 31 août 642) l'é-
vêque suivit son roi dans la tombe.
C'est dans ces traits de la vie de cette époque, rapportés
1) Voir l'ancienne version de Olnfssaga Tryggvasonar, chap. i,. Voir aussi
Maurer, I, 317 ss.
2) Un « vir Dei equitans » comme Liurlger {Vita, II) et le supérieur de Rei-
chenau dans ÏEkkehard de Scheffel.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE DÈDE 171
par Bède, que se montre mieux que n'importe où la profonde
transformation qu'ont subie les idées et les mœurs des
païens sous l'influence du christianisme.
Bède nous en donne encore un autre exemple dans ce
qu'il dit du roi Oswald de Northanhumbrie. C'était aussi un
descendant de la vieille famille royale d'Aella. Sa mère était
une sœur du premier roi chrétien de Northanhumbrie, d'Ed-
win ; c'est donc un de ces hommes « qui doivent à leur mère
beaucoup plus que la vie » (Browne, 40). Les deux précur-
seurs d'Oswald, Osric, fils d'Aelfric, roi de Deira et Eanfrid,
fils d'Edilfrid, roi de Bernicie, avaient été tués tous les deux
parGeadwalla(604; III, 1). Oswald leur succéda dans les deux
parties de la Northanhumbrie. Il ne régna que huit ans*,
car en 642 il tomba dans la bataille de Maserfield', qu'il livra
au meurtrier Penda (III, 9).
C'était l'évêque Aidan qui avait converti Oswald. Et quoi-
qu'il fût un roi puissant, il était pourtant [quod mirum dictu
est; III, 6) humble envers les pauvres et les étrangers.
Comme un dimanche de Pâques, on était à table et qu'il y avait
devant le roi un plat d'argent avec des mets royaux, le do-
mestique qui était chargé du soin des pauvres annonça qu'il y
avait dehors une foule de mendiants qui demandaient des au-
mônes au roi. Celui-ci ordonna immédiatement de donner les
mets aux pauvres, de casser le plat d'argent et de leur en dis-
tribuer les morceaux. L'évêque, très touché, prit la main du
roi et dit : « Jamais cette main ne périra. » Cette prédiction
se réalisa; car lorsque, après la mort du roi, on lui détacha le
bras du corps, ce bras ne se décomposa pas. Bède a lui-même,
1) Bè'ie (III, 9 in initia) dit neuf ans, mais il conapte aussi l'an 633 pendant
lequel régnaient Osric et Eanfrid (III, I).
2) Nous ne savons pas exactement où il faut p'acer cette ville. On a voulu
voir dans Maserfeld le Messerfeld actuel près de Richester Lane. D'autres le
cherchent près de Oswertry, ou pensent qu'il faudrait lire Mackerfield ou Ma-
cerfield. Il existe dans l'église de Winwick une vieille inscription où il est parlé
de la mort d'Oswald à Marcelde. On a aussi identifié Maserfield avec Mirfield.
Voir Miller, 30, 31.
172 REVUE DE l'hTSTOIRE DES REMGIONS
à Bebbanbur^», vu ce bras dans une petite châsse en arge nt.
Cet Oswald devint le premier saint national du christia-
nisuie anglo-saxon '.Un proverbe anglo-saxon dit : « Seigneur
ayez pitié des âmes, disait Oswald, lorsqu'il tomba par terre »
[Deus miserere animabus, dixit Oswald cadens in terram
III, 12). La terre de sa tombe fait des miracles. Mêlée à de
l'eau, elle guérit les malades. Et pour cette raison on en
emportait tant qu'il se forma une fosse de la profondeur
d'un homme (III, 9). Il y a encore un autre objet saint
auquel le nom d'Oswald est lié. Au commencement de son
règne il remporta une victoire sur le roi Ceadwalla près de
l'endroit appelé par les Saxons Denisesburna, i. e. ruisseau
de Denisus (III, 1, actuellement Dieston)'. Avant la bataille
il érigea une croix de bois et pria Dieu de lui accorder la vic-
toire. A partir de ce jour, dit Bède, des miracles se produi-
sirent à cet endroit et les éclats du bois de cette croix ti-ans-
formaient l'eau en un remède pour les hommes et les bêles.
Cette bataille eut lieu au Hefenfelth, i. e. campus caelestis
juxta murum ad Aquilonum qiio Romani... praecinxere Brit
tanniam. (III, 2)*. Bède voyait dans ce nom une prédiction
de ce qui devait arriver plus tard, lorsque Oswald y érigea
sa croix. Nous y voyons le souvenir d'un endroit, où autre-
fois des oracles païens ont été prononcés.
1) Bède, III, 6 : « urbs regia, quae a regina Bebba cognomiriatur», et III,
16 : « urbem regiam, quae ex Bebba quondam reginae vocabulo cognonainatur»,
Actuellement Bainborough datis la Norlhanhumbrie septentrionale. La ville
fut (d'après Miller, 33) bâtie en 547 et entourée d'un mur, pour en faire un
« burh ».
2) Sa fête est fixée au 5 août; Weidenbach, Calmdarium, 148. La Générale
Légende, III, 129,1a met à cette date, au lieu de Sainte-Afra et Marie terSneeuw
(comp. mes Holda-mythen, p. 254 s.), Nork, FestkaL, p. 511, place la fête de
Marie au 5 août. Piper, a. c, p. 104.
3) Dieston près de Hexham dans Northumberland (III, 2...) : « fratres Hagus-
taldensis ecclesiae, quae non longe abest »... Hagostaldes, Hagostaldes ea =
Hexham. Miller ne dit pas s'il considère comme exacte i'étymologie de Bède :
« id est rivus Denisi. »
4) C'est également près de Hexham,
LE CnRTSTlAMSME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 473
En nous racontant la vie de ces deux hommes, Bède nous
fait voir l'influence qu'a exercée le christianisme sur des
païens à peine convertis, influence qui est souvent très diffi-
cile à démontrer.
L. Knappert.
(A suivre.)
Traduit par A. Dirr.
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS
ANCIENNES ET MODERNES
LEURS RAPPORTS AVEC LA CIVILISATION'
DE LA RELIGION ET DE SES DIFFÉRENTES FORMES. — PLURALITÉ
DES RELIGIONS NATURELLES
La religion est un lien moral qui rattache l'homme à l'univers
et à la société au moyen d'un ensemble de dogmes, c'est-à-dire
de croyances ou d'opinions collectives sur l'ordre général du
monde et sur la destinée humaine. A cette double série de
croyances se rapportent les deux branches delà religion, la théo-
logie et l'eschatologie. La manifestation des dogmes par des céré-
monies ou pratiques extérieures constitue le culte public ou privé.
Il y a plusieurs religions comme il y a plusieurs races, plu-
sieurs langues, plusieurs étals politiques. Cette diversité impose
à chacun le devoir de respecter dans les autres la liberté de
croyances qu'il réclame pour lui. Cette liberté de la pensée n'im-
plique pas une négation systématique de toute religion: rien
n'empêche un libre-penseur d'adhérer à celle qui lui convient;
seulement, il ne reconnaît d'autre juge que lui-même des motifs
de son choix. J'ai publié dans la Critique philosophique nn caté-
chisme religieux des libres-penseurs. Cet ouvrage^ qui pourrait
1) Leçon d'ouverture du cours sur la Symbolique des religions professa par
M. Louis Ménard à l'Hôtel de Ville de Paris. Ce cours constitue l'une des
sections de VHistoire Universelle que le professeur est appelé à exposer dans
VEnseiynement supérieur populaire créé par la Municipalité parisienne. La Re-
vue de l'Histoire des Rdigions publie cette leçon à titre de documeiit, comme
spécimen de l'importance que l'honorable professeur attache à l'histoire reli-
gieuse générale et de la méthode adoptée par lui pour la faire apprécier d'un
public non universitaire.
[Note de la Liédaction.\
SY3IB0L1QUE DES RELIGIONS 17o
servir de programme à mon cours de cette année, n'est pas l'ex-
posé dogmatique d'une croyance particulière; c'est une méthode
pour se faire des croyances, un résumé impartial des diverses
solutions données aux questions religieuses.
S'il est une étude qui mérite d'être abordée avec respect, c'est
celle des religions. Toutes les civilisations se sont développées
à l'ombre des temples, et on ne saurait sans ingratitude blas-
phémer les formes multiples de l'Idéal.
Au siècle dernier, on rattachait toutes les religions à une source
unique, le déisme, qu'on nommait par excellence la religion
naturelle, et dont les autres, à ce qu'on croyait, étaient des alté-
rations. A cette hypothèse, généralement abandonnée aujour-
d'hui, quoiqu'elle ait encore place dans l'enseignement officiel,
a succédé celle d'un fétichisme primitif, hypothèse qui se rat-
tache, comme celle du déisme originel, à un système préconçu
et ne s'appuie pas davantage sur l'histoire. Le fétichisme ne
répond à aucune vue d'ensemble; c'est moins une religion que
l'expression embryonnaire du sentiment religieux chez les races
inférieures. On le retrouve à toutes les époques chez les indivi-
dus confinés dans les limbes de l'intelligence, non seulement
parmi les paysans, mais dans toutes les classes de la société. Tout
ce qui constitue le fétichisme des tribus sauvages, ces terreurs
vagues qu'on croit conjurer par des pratiques arbitraires, cette
tendance à attribuer à certains objets, à certaines paroles, à cer-
tains hommes, une puissance mystérieuse, tout cela existe aussi,
chez les peuples les plus civilisés, sous le nom de superstition.
Il n'est pas impossible que tel ait été, aux époques préhistoriques,
le point de départ de la religion pour les races les mieux douées;
mais, comme on n'en a aucune preuve, il n'est pas scientifique
de l'affirmer.
La science ne peut résoudre les questions d'origine, parce que
le commencement des choses échappe à l'observation. Ainsi les
linguistes ne sont pas d'accord sur l'origine du langage. Selon
M. Max Muller, qui adopte les idées de Grimm, le monosylla-
bisme, l'agglutination et la fiexion représentent trois phases
successives du développement des langues. M. Renan, au con-
176 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
traire^ refuse d'admettre le passage de l'état monosyllabique à
l'état flexionnel et regarde la diversité des langues comme un
fait originel. La même divergence d'opinions peut se produire
quant à l'origine des religions. On peut soutenir que les systèmes
unitaires ou dualistes sont le fruit d'une réflexion plus ou moins
tardive, et que le polythéisme seul oiïre le caractère spontané
d'une religion naturelle. Les Aryas de l'Inde ont passé du poly-
théisme des Védas au panthéisme brahmanique, et on peut ad-
mettre qu'une évolution analogue s'est produite dans les religions
de l'Egypte et de l'Asie. Chez les Hébreux eux-mêmes, on cons-
tate les vestiges d'un polythéisme primitif. Je n'aborderai pas
une question sur laquelle je ne pourrais que proposer des conjec-
tures. J'admets la diversité des religions comme un fait, sans
chercher si ce fait a toujours existé.
La révélation primitive, c'est-à-dire la première impression
de la nature sur la pensée humaine, revêt des caractères difTé-
rents selon le tempérament des peuples. Chaque race traduit
son génie particulier par sa religion et par sa langue ; on a groupé
les langues en familles, on peut de même établir des familles de
religions répondant aux familles de peuples. Le monde peut être
conçu comme une machine, comme un animal, comme un champ
de bataille ou comme un concert. A ces quatre conceptions ré-
pondent les quatre formes de la religion dans l'antiquité. Le
monothéisme regarde la nature comme une matière inerte
mue par une volonté extérieure; le panthéisme se la représente
comme une unité vivante, ayant en elle-même son principe d'ac-
tion ; le dualisme y voit une lutte éternelle de principes contrai-
res ; le polythéisme, une pondération d'énergies multiples dont
le concours produit l'harmonie universelle.
RELTG103SS ANTIOTJES l PANTHÉISME ÉGYPTIEN, MONOTHEISME DE LA RACE
SÉMITIQUE, POLYTHÉISME DE LA RACE INDO-EUROPÉENNE
La pensée des peuples primitifs est une cire plastique où la
nature laisse une profonde empreinte. Dix artistes de génie, de-
vant le même modèle, feront dix portrails clifTéronls, et pourtant
SYMBOLIOUli; DES RELIGIONS 177
admirables; que serait-ce si le modèle lui-même était multiple,
comme la nature qui se ressemble si peu d'un pays à l'autre?
Cette variété d'aspects contribue autant que les caractères distinc-
tifs des races à expliquer les différences originelles des religions.
La panthéisme devait être la religion naturelle des habitants
de l'Egypte où la vie universelle se révèle dans son unité par
l'action fécondante du soleil^ dans sa diversité par les espèces
animales. Le culte du soleilest associé, danslareligion égyptienne,
au culte des animaux, qui est la forme ordinaire du fétichisme
chez les races africaines. Les inondations périodiques du Nil
éveillent l'idée d'un ordre immuable, avec des périodes alternées
de mort et de renaissance qui, pour l'homme comme pour les
autres êtres, semblent une promesse de résurrection. C'est au
dogme égyptien de la résurrection des corps, plutôt qu'à la doc-
trine grecque de l'immortalité de l'âme, que les chrétiens et les
musulmans ont emprunté leur eschatologie.
Il est difficile de dire si le monothéisme sémitique s'est déve-
loppé peu à peu comme une protestation du sentiment national
des Juifs contre les influences étrangères, ou s'il est né spontané-
ment dans les déserts de sable ou une seule force vivante, le Si-
moun, celui dont le souffle est un feu dévorant, celui qu'on ne
peut voir en face sans mourir, emplit de son immensité les muettes
solitudes. On comprend la terreur humiliée de l'homme sous le
grard ciel d'Arabie, profond, sans nuages, toujours le même,
quand il compare son infinie petitesse à cette infinie grandeur.
Dans cette religion de l'Etre unique, il n'y a pas place pour une
eschatologie : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière. »
Pénétré de son néant devant la toute-puissance divine, l'homme
ne pouvait s'élever à l'idée orgueilleuse de l'immortalité. La re-
ligion chrétienne et la religion musulmane, quoique se ratta-
chant au judaïsme par l'emprunt qu'elles lui ont fait de sa con-
ception monarchique de l'univers, ont en même temps emprunté
à d'autres religions deux dogmes dont il n'y a pas de trace dans
la Bible hébraïque : le dogme du mauvais principe et de la chute
des anges, et le dogme de la résurrection et du jugement der-
nier.
12
178 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Ce n'est pas la crainte qui a révélé aux Aryas, nos lointains
ancêtres, leur religion naturelle, le polythéisme. Baignés d'une
vapeur d'or sur les cimes lumineuses, ils se sentaient près du
ciel et vivaient avec les Dieux. Le Rig-Véda nous a conservé
un écho de leurs admirations joyeuses devant le merveilleux
spectacle des premières aurores. Ce livre, écrit dans le plus an-
cien des dialectes indo-européens, nous fait assister à l'éclosiou
du sentiment religieux dans les races supérieures et à celle de la
langue religieuse, qui est la mythologie. Quoique le Rig-Véda
soit écrit en sanscrit, on peut le considérer comme le dépôt des
archives religieuses de notre race, dont les Aryas de l'Inde sont
la branche aînée. Le polythéisme védique se retrouve, quoique
sous des symboles mythologiques différents, dans les premières
poésies de la Grèce et dans les plus anciennes traditions des
Keltes et des Scandinaves.
Le polythéisme nous est présenté, dansla poésie grecque, sous
une forme moins primitive que dans le Véda, mais beaucoup
plus parfaite. Au-dessus des forces cosmiques, l'hellénisme con-
çoit des lois qui s'enchaînent sans hiérarchie dans un ordre éter-
nel; il cherche le divin dans l'humanité et, parle culte des héros,
prépare cette apothéose des vertus humaines qui devait se résu-
mer plus tard dans le dogme chrétien del'Homme-Dieu. La reli-
gion des Romains et celle des Grecs sont aussi rapprochées l'une
de l'autre que les langues de ces deux peuples ; mais les Romains ,
par la prédominance du culte sur le dogme et par l'importance
attribuée aux fonctions sacerdotales, ont préparé le règne d'une
théocratie en Occident.
TRANSF0RMAT10:<S DE LA RELIGION VÉDIQUE '. LE PANTHÉlSilE DE L INDE,
LE DUALISME IRANIEN
Quoique le Véda soit resté le livre sacré des Aryas do l'Inde,
leur religion a passé du polythéisme au panthéisme. En même
temps s'établit le régime des castes héréditaires dont il n'y a
pas de trace dans les Védas. A la religion spontanée, à la société
patriarcale des Aryas primitifs succédèrent la métaphysique uni-
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS 179
taire et le formalisme sacerdotal des brahmanes. Celte transfor-
mation religieuse et sociale répond à l'époque incertaine où les
Aryas orientaux, qui, dans la période védique, avaient occupé la
vallée de l'Indos, se furent répandus dans la vallée du Gange.
Tandis que le polythéisme de la race indo-européenne était
absorbé dans l'Inde brahmanique par l'unité complexe du pan-
théisme, le rameau iranien de la même race lui faisait subir une
transformation toute différente. Les luttes dont la nature est le
théâtre, et qui tiennent une place importante dans le Véda, dans
la cosmogonie hellénique et dans la mythologie Scandinave, sont
ramenées, dans la religion iranienne, à l'antagonisme de deux
principes, la lumière et les ténèbres, personnifiés dans la mytho-
logie persane sous les noms d'Ormuzd et d'Ariman, un Dieu et
un Diable, dont Topposition se traduit dans l'homme et dans la
société par la lutte du bien et du mal. Le dualisme iranien, que
la tradition a rattaché au nom mythologique de Zoroastre, sert
de passage entre les religions antiques et les religions modernes.
Le monothéisme hébraïque pouvait, sans renoncer à son prin-
cipe, faire des emprunts au dualisme; la doctrine mazdéenne du
Diable et des hiérarchies céleste et infernale, quoique étrangère à
la Bible, finit par s'infiltrer chez les Juifs, et c'est par leur inter-
médiaire qu'elle a passé dans la religion des chrétiens et dans
celle des musulmans.
RELIGIONS MODERNES : LE BOUDDHISME, LE CHRISTIANISME, l'iSLAMISME
Si on étudie les religions dans un ordre chronologique, on
voit que les religions anciennes se sont surtout occupées de l'ori-
gine des choses et de l'ensemble de l'univers, tandis que les re-
ligions modernes s'occupent plutôt de la nature de l'homme et
de sa destinée. On peut donc dire que les premières sont des
systèmes de physique, les dernières, des systèmes de morale.
Après s'être répandue sur le monde extérieur, l'intelligence se
replie sur elle-même ; à la religion de la nature succède la rehgion
de l'humanité, représentée par le bouddhisme en Orient, par le
Christianisme en Occident. L'homme trouve la plus haute exprès-
jgQ REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
sion du divin dans le triomphe de l'âme sur les allractions du
dehors et dans le sacrifice de soi-même pour le salut de tous.
Le dogme unitaire de la vie universelle s'était produit sous sa
forme la plus absolue dans l'Inde brahmanique; c'est de là que
devait sortir la plus énergique protestation, car la pensée oscille
comme le pendule, et, dans l'ordre intellectuel comme dans l'or-
dre physique, la réaction est proportionnelle à l'action. De la
religion du Grand Tout sortit la religion du Vide. Quoiqu'il nous
semble étrange qu'il puisse exister une religion sans Dieu, depuis
qu'on a étudié le bouddhisme, on est obligé d'y reconnaître un
véritable athéisme érigé en religion. L'idée que le mot Dieu
représente à l'esprit des peuples de l'Occident n'existe pas dans
le bouddhisme. Les images qu'on vénère dans les pagodes de
l'Extrême-Orient ne sont pas celles du Créateur qui a fabriqué
avec une férocité ingénieuse les griffes rétractiles du tigre, les
crochets venimeux de la vipère, et le funeste cortège des passions
égoïstes; ce sont les images d'un homme qui n'ajamais fait souf-
frir aucune créature vivante et qui étendait son immense pitié, non
seulement sur tous ses semblables, mais sur nos frères inférieurs,
les animaux. Cette religion athée est loin d'être matérialiste,
mais son eschatologie nous étonne encore plus que le silence des
livres juifs sur la vie future. Au sommet de l'échelle des métem-
psycoses, le bouddhisme, trouvant la vie mauvaise sous toutes
ses formes, place le néant comme dernier terme de la béatitude et
comme suprême espérance de la vertu.
Chassé de l'Inde qui avait été son berceau, le bouddhisme
s'est étendu, par une propagande pacifique, sur le Thibet, l'île de
Ceylan, Flndo-Chine, la Tartarie, la Chine et le Japon. Cette reh-
gion pessimiste est celle qui compte aujourd'hui le plus de fidè-
les : un cinquième au moins et peut-être un quart de l'humamté.
C'est celle aussi qui possède le clergé le plus nombreux et le plus
puissant, qui admet le plus de miracles et qui a le plus multiplié
les pratiques de dévotion; ce qui semblerait montrer que
l'athéisme ne préserve ni de la superstition ni de la théocratie.
Le christianisme n'est pas sorti, comme le bouddhisme, d'une
source unique, mais d'un compromis entre l'hellénisme et le
SYMBOLTOUE DES RELIGIONS 181
judaïsme déjà transformés, l'im par la philosophie, l'autre par
les religions de l'Eg-ypteetde la Perse. De môme que les langues
modernes sont nées de la décomposition des langues anciennes,
le christianisme a puisé ses éléments dans les religions qui
l'avaient précédé et en a formé une synthèse. Il a reçu ses tradi-
tions et sa légende de la Judée; ses dogmes se sont élaborés à
Alexandrie, sa discipline sacerdotale à Rome. A côté du mono-
théisme juif se place le grand symbole qui est la clef de voûte de
l'édifice chrétien, l'adoration de l'Homme-Dieu, dernier terme
de l'anthropomorphisme grec. A l'ordre universel, représenté par
Dieu le Père, est associée dans l'unité du divin, sous le nom de
Dieu le Fils, la loi morale dans sa forme la plus haute, la rédemp-
tion par la douleur. Autour du Rédempteur, type idéal du sacri-
fice de soi-même, se déroule, dans le ciel bleu de la conscience,
la chaîne lumineuse des vertus ascétiques, la pureté des vierges
et l'héroïsme des martyrs. L'apothéose de l'humanité ne serait
pas complète si le féminin n^en avait sa part. Exclu de la Trinité
par l'inflexible orthodoxie monothéiste, il s'est réfugié dans le
culte et dans la légende. Le Sauveur naît d'une vierge, car c'est
la pureté de l'âme qui enfante l'idée du sacrifice. La conscience
populaire a placé la Vierge au plus haut du ciel, et toujours plus
près de son fils. Elle n'a jamais cessé d'être le type de prédilec-
tion de Tart chrétien, et, de nos jours, sa dignité vient de recevoir
une consécration éclatante dans le dogme de l'Immaculée-Gon-
ception.
Le christianisme, pas plus que le bouddhisme, n'a pu prendre
racine dans son pays natal; mais, tandis que les Juifs le repous-
saient, une propagande active l'a répandu dans tout l'Empire ro-
main, puis chez les barbares de race germanique et de race slave,
et il est resté la religion de tous les peuples de l'Occident, parce
qu'il se rattache à leurs plus anciennes mythologies par ses dog-
mes fondamentaux : l'incarnation, le sacrement de l'Eucharistie, la
rédemption de l'humanité par la m.ort d'un Dieu.
Le véritable héritier de la pensée juive, l'islamisme, religion
moderne de la race sémitique, est un prolongement du judaïsme
transformé ou, ce qui revient au même, un christianisme dé-
182 REVDK DE l'histoire DES RELIGIONS
pouillé de ses éléments grecs. En réduisant Jésus au rôle de
prophète inspiré de Dieu, comme Moïse, Mahomet supprima l'in-
carnation du divin dans l'humanité, qui comblait l'abîme entre
le Dieu et l'homme, et ramena le monothéisme à sa rigidité, tem-
pérée seulement par la croyance au Diable et à la vie future, que
les Juifs eux-mêmes, en dépit des lacunes de leurs textes,
avaient fini par accepter. L'islamisme, la dernière des religions
dans l'ordre des temps, n'a pas étendu sa sphère d'action au delà
des limites tracées depuis longtemps par la conquête musul-
mane; toutefois un rapprochement inconscient paraît se préparer
entre des religions longtemps ennemies. Des efforts sont tentés
dans un but d'épuration par quelques églises protestantes et se
poursuivent au nom de la science dans les écoles d'exégèse, pour
ramener le dogme chrétien à sa source juive, c'est-à-dire à sa
phase embryogénique. En essayant de réduire la légende aux
proportions de l'histoire, on ôte à THomme-Dieu son caractère
symbolique et on le rapproche de plus en plus de Moïse ou de
Mahomet. Les rites traditionnels, bien plus que les croyances,
mettent une barrière entre les Juifs, les musulmans et les chré-
tiens rationalistes. Sans leur circoncision et leur répugnance
pour la charcuterie, les musulmans et les Juifs pourraient accep-
ter ce christianisme sans mythologie qu'on nommait déisme au
dernier siècle, et qui a encore des adhérents aujourd'hui dans la
classe lettrée. Un rapprochement avec le bouddhisme semble
plus difficile ; cependant la théorie de l'Inconscient, qui repré-
sente le dernier terme de la philosophie allemande, ne diffère de
la métaphysique bouddhiste que par la forme. Cette alliance des
dernières religions vivantes, qui nous est annoncée par quelques-
uns comme l'œuvre du xx* siècle, ressemble beaucoup aune ré-
conciliation dans la mort.
symbolisme inconscient de la mythologie. — nécessité de
l'herméneutique
On croyait autrefois que les fables religieuses, dont l'ensemble
constitue la mythologie, étaient Toeuvre savante et réfléchie de
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS 183
quelques anciens sages qui auraient habilement enveloppé leurs
doctrines dans les voiles deTallég-orie, comme les idées morales
se cachent sous l'enveloppe de l'apologue ou de la parabole. Il
n'en est rien; ces symboles qui traduisent les croyances reli-
gieuses sont comme elles des œuvres collectives et des créations
populaires qui naissent spontanément avec les idées qu'elles ex-
priment. Los théocraties n'interviennent que pour en arrêter le
développement, comme les académies s'efforcent de fixer les rè-
gles de la grammaire et d'arrêter l'évolution des langues L'ima-
gination populaire a créé la mythologie, langue naturelle des re-
ligions, comme elle a créé la langue grammaticale. Spontané-
ment, comme l'oiseau chante, elle donne aux croyances naissantes
la forme poétique du symbole, com me elle exprime par des images
les idées générales qui s'éveillent dans l'esprit au contact des
apparences. C'est par cette forme concrète et ce caractère spon-
tané que les religions se distinguent des philosophies, qui ne
représentent que des opinions individuelles et les exposent en
termes abstraits.
On ne conteste plus aujourd'hui le caractère symbolique des
religions de l'antiquité, mais on croit à tort que la mythologie
tient moins de place dans les religions modernes. La création
des symboles n'est pas particulière à la jeunesse des races. L'é-
laboration des dogmes bouddhistes et celle des dogmes chrétiens
ont présenté le double exemple d'une métaphysique empruntant
le langage de la mythologie pour devenir une religion. Dans les
'écoles de la Gnose, toutes les traditions philosophiques et reli-
gieuses fournissaient des éléments à la mythologie chrétienne
qui essayait de naître, et qui disparut presque tout entière sous
le niveau uniforme de l'orthodoxie. Il n'en est resté que des lam-
beaux dans les dogmes de l'Eglise. Mais la mythologie chrétienne
s'est enrichie d'un autre côté par les légendes des saints, qui
tiennent, dans la religion du moyen âge, la même place que les
traditions héroïques dans le polythéisme grec.
La mythologie des Juifs et celle des musulmans sont assez
pauvres; aussi ont-elles fait souvent des emprunts aux mytho-
logies étrangères. Les Chiites, qui sont les musulmans de la
484 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Perse, ont adapté des fables mazdéennes au personnag-e d'Ali.
Les Juifs n'ont admis que très tard le dogme égyptien du juge-
ment dernier et de la résurrection des corps et l'ont transmis aux
chrétiens et aux musulmans. La croyance au Diable et à la hié.
rarchie infernale opposée à la hiérarchie céleste, croyance sur
laquelle repose le dogme chrétien de la chute, n'appartient pas à
la religion juive : on ne le trouve ni dans le Pentateuque ni dans
les Prophètes. C'est une croyance mazdéenne, qui s'est infiltrée
chez les Juifs à une époque voisine de l'ère chrélienne. La fable
de la révolte et de la chute des anges reproduit les récils d'Hé-
siode et des poètes cycliques sur la guerre des Titans et des Géants
contre les Dieux. Cette fable, dont il n'y a pas de trace dans les
livres hébraïques, a été développée par Milton dans son Paradis
perdu. Il est singulier que ce protestant, qui devait bien con-
naître la Bible, ne se soit pas aperçu qu'il faisait un poème païen.
Quand les langues vieillissent, l'étymologie s'obscurcit, la
grammaire s'étiole, la floraison des désinences se dessèche, et
les formes analytiques remplacent les formes synthétiques. Les
mythologies ont aussi leur vieillesse et leur décadence. Il reste
encore aujourd'hui des locutions qui rappellent les formes du
langage poétique, mais elles ne trompent personne. Quand nous
disons : Le jour se lève^ ou : Le soleil se couche, ces expressions
ne présentent pas à notre esprit l'idée d'un personnage qui s'ha-
bille ou qui se met au lit. Une phrase que nous employons
souvent : Le hasard a voulu, est encore plus absurde : le hasard,
comme son antithèse la nécessité, n'est qu'une idée abstraite et
ne peut pas vouloir quelque chose. Nous n'essayons même pas
d'accorder cette mythologie dégénérée avec notre monothéisme.
Ainsi, quand il nous arrive un événement heureux, nous en re-
mercions la Providence', mais si un malheur nous frappe, nous
l'attribuons à la Fatalité. Si on parle de la loi de gravitation, on
ne manque jamais de s'incliner devant la sagesse de Y Auteur de
toutes choses; mais si on analyse quelque ingénieuse machine de
meurtre, comme les armes offensives des bêtes carnassières, si
on étudie les poisons, les fléaux et les épidémies, si on constate
les etïets pernicieux de nos attractions instinctives, ce n'est pas
STMBOUQUE DES RELIGIONS 4(So
le Crc'atPi/r qu on accuse, c'est la. Nature, qui se voit personnifiée
pour la circonstance. On se hasarde parfois à dire que la Nature
est immorale; mais on reculerait devant l'audacieuse conclusion
des chrétiens gnostiques qui mettaient le Créateur bien au-
dessous du Dieu suprême. On avoue que la douleur entre comme
élément dans la création; mais on n'ose pas faire de reproche à
Dieu, de peur de le mettre en colère, et on se tire d'embarras
par des euphémismes.
La langue mythologique est si éloignée de nos habitudes que,
le plus souvent, on s'arrête à la lettre du symbole, sans essayer
de le traduire sous une forme abstraite qui le ferait comprendre.
Ainsi, quand la Révolution a célébré dans les églises de France
le culte delà Raison, personne, ni parmi les adversaires^ ni parmi
les partisans de cette mesure, n'a remarqué que la Raison
avait toujours été adorée dans ces mêmes églises sous le nom de
Verbe; il n'y avait qu'un changement de sexe et les idées n'en
ont pas. De même, aujourd'hui, une école de philosophes qui veut
fonder une religion sur la science positive déclare que l'huma-
nité doit désormais s'adorer elle-même. C'est ce qu'elle fait de-
puis bien longtemps; mais il n'y a pas de religion sans culte, et
on ne peut invoquer une de ces abstractions que les mêmes phi-
losophes appellent des entités. S'ils étudiaient le mécanisme de
la langue mythologique, ils reconnaîtraient que le christianisme
a toujours adoré l'humanité dans son type idéal, celui d'un Dieu-
Homme qui s'otfre en sacrifice pour le salut du monde. De même,
dans le bouddhisme, la place du Dieu suprême, éliminé par la
conscience religieuse de l'Orient, est occupée par un homme qui
embrasse toutes les créatures vivantes dans les liens bénis de
Tuniverselle charité.
Dans notre époque de réflexion et d'analyse, les idées parais-
sent plus clairement exprimées par des formules scientifiques que
par des symboles; mais il n'en a pas toujours été ainsi, heureu-
sement pour l'art. Si l'Attraction universelle n'avait jamais été
considérée comme une puissance active, une loi vivante, une
personne divine, nous pourrions avoir le système de Newton,
mais nous n'aurions pas la Vénus de Milo. Si l'abnégation et le
186 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
sacrifice de soi-même n'avaient pas pris un corps dans le symbole
derHomme-Dieu,silapureléderâme,mère dusacrifice, nes'élait
pas incarnée dans le symbole delà Vierge immaculée, nous pour-
rions avoir des traités de morale austère, le Manuel d'Epiclëte ou
lesPensées deMarcAurèle,maisiln'yauraitpas eu d'art chrétien.
Les esprits ne sont pas tous coulés dans le même moule; les
uns acceptent facilement un précepte sous la forme concrète d'un
apologue ou d'une parabole, à d'autres il faut expliquer le sens
de la fable pour en déduire la moralité. Les fables morales ne
sont pas des récits d'événements réels, et cependant personne ne
les rejette comme des mensonges. On ne prend pas à la lettre La
Cigale et la Fourmi, Le Rejiard et les Raisins^ Les Grenouilles qui
demandent un roi. Quand on lit les paraboles de l'Evang-ile, on
ne s'informe pas siY enfant prodigue et le mauvais riche ont réel-
lement existé; on ne s'inquiète que du sens de la fable. Il y a
aussi dans les fables relig'ieuses, dont se compose la mythologie,
un sens à découvrir. L'herméneutique, c'est-à-dire l'interpréta-
tion des symboles, peut seule nous faire comprendre les reli-
gions. En s'arrêtant à la lettre du dogme, on ne serait pas plus
instruit que si on se bornait à regarder les cérémonies du culte.
Sans doute l'herméneutique ne peut pas être une science exacte,
pas plus que toute autre forme de la critique; en voulant déchif-
frer des hiéroglyphes pour lesquels il n'y a pas de dictionnaire,
on risque de s'égarer quelquefois. Je proposerai mes explications,
et je saurai gré à ceux de mes auditeurs qui pourront m'en offrir
de plus satisfaisantes.
Je ne crois pas nécessaire de répondre à ceux qui regardent les
religions comme un amas de sottises puériles indignes de l'at-
tention d'un siècle aussi sérieux que le nôtre. C'est à eux d'ex-
pliquer comment ces sottises ont pu produire les œuvres les plus
merveilleuses du génie humain.
Quant à ceux qui se contentent d'admirer la beauté des fables
sans cherchera les comprendre, ils ressemblent à quelqu'un qui
se laisserait bercer par l'harmonie d'une poésie étrangère et
craindrait de la déflorer s'il en demandait la traduction. La
mythologie est une langue morte ; cherchons quel pouvait être
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS 187
l'état intellectuel et moral des peuples et des époques qui ont
créé les fables relig-ieusos, et nous arriverons à les traduire dans
la langue philosophique de notre temps. Sans cette traduction,
aucune religion n'échapperait au reproche d'absurdité. Ce re-
proche, que les Pères de l'Eglise adressaient à l'hellénisme, est
renvoyé par les philosophes à la mythologie chrétienne. Aujour-
d'hui, comme alors, c'est comme si, en lisant un livre écrit en
langue étrangère, on déclarait qu'il ne contient que des mots
vides de sens. Avant de déclarer absurdes des croyances qui ont
fait vivre l'humanité pendant des siècles, il faut essayer de les
comprendre, et on peut dire de toutes les religions ce que l'em-
pereur Julien disait si justement de l'hellénisme: « L'absurdité
même des fables nous crie qu'il faut en chercher le sens. »
LA RELIGION ET LA SCIENCE
L'intelligence humaine poursuit la découverte du vrai, la réa-
lisation du beau et du juste. La science, l'art et la morale, qui
répondent à ces trois ordres de recherches, se rattachent par des
côtés différents à la religion, qui est la forme spontanée de la
pensée collective des peuples, l'expression de leur idéal. Mais la
morale, la science et l'art ne sont pas des produits de la religion ;
ils sont aussi anciens qu'elle, puisqu'ils remontent comme elle
aux origines de l'humanité. Toutes les énergies de l'intelligence
ayant leur part à cultiver dans le champ de la civilisation, il est
nécessaire de tracer les limites dans laquelle chacune d'elles doit
s'exercer et de fixer les rapports de la religion avec la science,
l'art et la morale.
La sphère de la science est la certitude; elle observe les faits
particuliers pour en déduire des lois générales, elle fixe elle-
même ses bornes et corrige elle-même ses erreurs, La sphère de
la religion est la foi, c'est-à-dire la croyance : elle règne sur le
domaine illimité de l'incertain et de l'inconnu. A mesure que la
science étend ses découvertes, il faut que la croyance lui cède la
place : on ne peut pas croire le contraire de ce qu'on sait. Il est
clair, par exemple, que la fable juive de Josué arrêtant le soleil
188 REVUE DE l'histoire DES RELTGTONS
pour achever le massacre de ses ennemis, la fable grecque d'Hère
faisant coucher le soleil plus tôt pour arrêter le carnage, ne peu-
vent se concilier avec les progrès de l'astronomie. Les sciences
physiques sont fondées sur la fixité des lois de l'univers ; les
sciences historiques, sur le contrôle sévère des traditions. Mais
tout ce que la science a droit de demander aux croyances, c'est
de ne pas la contredire. La connaissance complète de la vérité
est l'asymptote de la science ; on peut s'en approcher de plus en
plus, on ne peut espérer l'atteindre. Il y a des choses qu'on ne
saura jamais, l'origine du monde, la condition de l'homme après
la mort. La science ne peut pas même aborder ces problèmes,
car l'origine et la fin des choses échappent à l'observation. Il y
aura donc toujours place pour la religion qui essaie de deviner
l'inobservable. L'esprit humain est ainsi fait qu'il lui faut des
vues d'ensemble; il s'intéresse aux questions d'origine et de fin,
quoiqu'il sache qu'il ne peut vérifier ses solutions. Chacun croit
ce qui lui paraît vraisemblable et bon à croire. La foi n'est pas la
certitude; mais cela est heureux, car celui qui n'aurait plus rien à
deviner s'endormirait dans l'inertie de l'intelligence. Si l'homme
se désintéressait de ces problèmes insolubles, il perdrait les as-
pirations qui font sa grandeur.
Les sociétés humaines marchent à la conquête de la vérité
comme des aventuriers débarqués sur une côte inconnue. On
s'avance au milieu des rochers, dans les gorges profondes oij
plane une religieuse horreur. Des bruits menaçants sortent des
cavernes, le vent gronde à travers l'épaisse forêt, et la nuit mul-
tiplie les fantômes. Il faut avancer, cependant, à petits pas, en
évitant les fondrières, sous la protection du grand ciel, qui allume
pour nous ses étoiles. On atteint les hauteurs, l'ombre se dissipe,
l'horizon s'élargit, on rit des épouvantes passées. Et pourtant
rimagination n'avait pas menti, mais il faut comprendre sa langue
mystérieuse. Ces spectres qui rugissaient dans la nuit, c'étaient
nos terreurs qui prenaient un corps aux bruits confus de la tem-
pête; ces lumières sacrées qui nous guidaient du haut du ciel,
c'étaient la raison et la conscience ; ces glaives et ces boucliers
invisibles qui nous protégeaient contre tous les dangers, c'étaient
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS 189
la vertu de l'homme et son courag'e : nous ne nous étions pas
trompés, ce sont là en effet des secours divins. La science ne
traite pas la religion en ennemie quand elle en explique les sym-
boles; elle lui offre, au contraire, une forteresse oii le doute et
la raillerie ne l'atteindront plus.
Sous le titre de Commentaire d'un républicain sur V Oraison
dominicale ] d^. publié, il y a quelques années, une traduction de
la prière des chrétiens dans la langue des rationalistes. Cette
traduction est-elle conforme à la manière de voir de telle ou telle
ég-lise, je Tignore et n'ai pas à m'en occuper. La fonction des
prêtres est de transmettre les dogmes, non de les expliquer; ils
ne s'en attribuent même pas le droit, ils s'inclinent devant le
mystère. La pensée libre n'est pas tenue à cette réserve, car elle
est la lumière qui éclaire tout homme en ce monde. Lorsqu'elle
étudie les symboles religieux qui ont fait vivre l'humanité, elle
doit chercher à les comprendre; je propose mes explications per-
sonnelles sans leur attribuer une autorité dogmatique; ceux qui
n'en seront pas satisfaits en chercheront de meilleures.
« Notre intelligence découvre les lois de la nature, notre cons-
cience nous révèle la loi morale. Ces lois d'ordre et d'harmonie
qui produisent, dans le monde physique la beauté, dans le monde
social la justice, sont ce que les Grecs ont appelé les Dieux. La
morale est la loi spéciale des hommes ou, comme dit le chris-
tianisme, le seul Dieu qu'ils doivent adorer. Elle est leur religion^
c'est-à-dire le lien qui les unit dans la mutualité des droits et des
devoirs. Elle fait de l'humanité une seule famille, et il est bien
indifférent de dire, avec les républicains, que tous les hommes
sont frères, ou, avec les chrétiens, qu'ils sont fils d'un père commun,
qui est l'idée du bien et du juste : passez-moi cette métaphore,
puisqu'il est convenu que les idées n'ont pas de sexe. Ce n'est
pas nous qui créons la conscience ; c'est elle, au contraire, qui fait
de nous ce que nous sommes, des êtres moraux et pensants. Si
nous pouvions oublier la loi morale ou la méconnaître, elle n*en
serait pas moins absolue et éternelle, car elle réside au-dessus
des réalités changeantes, en dehors du temps et de l'espace,
dans les profondeurs idéales que les religions appellent le ciel.
190 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Qui donc nous empêche de lui dire : Notre père ^ qui es dans les
cieux ?
« C'est à elle que nous en appelons de toutes les tyrannies qui
nous écrasent ; nous voudrions la voir partout honorée et toujours
obéie, et nous lui disons : Que lonnom soit sanctifié, que tonrègne
arrive, ô sainte Justice! Nous t'aimons par-dessus toute chose,
nous donnerions notre vie pour ton triomphe, et, dût la mort
nous venir de ceux mêmes que nous voulons affranchir, nous le
confesserions jusque sous les bombes lancées contre nous par
nos frères. Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font.
« Cette société idéale que les chrétiens appellent le règne de
Dieu sur la terre, cette république fraternelle que nous voulons
fonder sur la liberté qui est le droit, surl'ég-alitéqui est la justice,
n'est-ce qu'un rêve de notre conscience? Quand les lois de l'uni-
vers ne sont jamais violées, pourquoi la loi morale, qui est la
nôtre, est-elle la seule qui ne soit jamais accomplie? Associons
enfin une note humaine à la musique des sphères, au rythme
sacré des saisons et des heures. Que ton règne arrive, loi d'uni-
verselle harmonie, que tavolonté soit faite sur la terre comme au
ciel!
« Eh ! bien, cela est en notre pouvoir, comme disaient les stoï-
ciens. Pour faire régner la Justice, débarrassons la ruche sociale
des frelons inutiles qui dévorent le miel des abeilles, et que
chacun ait sa part de vie au soleil, car la vie est un droit et non
un privilège. Vivre en travaillant, c'est le cri du peuple dans
toutes ses légitimes révoltes, c'est la protestation du droit contre
la violence, c'est l'appel du pauvre à l'éternelle Justice : Donne-
nous aujourd'hui notre pain de chaque jour,
« Pour que cet appel soit entendu, ilfautque chacun respecte et
fasse respecter son droit dans le droit des autres hommes, ses
semblables et ses égaux. Mais, dans une société mauvaise, toutes
les lâchetés se liguent avec toutes les violences pour étouffer le
droit. Les uns font le mal, les autres en profitent, les plus nom-
breux le laissent faire. La Justice vient à son heure, apportant à
chacun sa part d'expiation, car personne n'est innocent. Sois
clémente, ô Justice, puisque tu es éternelle. Si lu observes les
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS 191
iniquités^ qui soutiendra ton regard? Remets-nous nos dettes
comme nous remettons celles de ?îos débiteurs, pardonne-nous
comme nous pardonnons.
« Ne nous soumets pas aux épreuves ; le fort s'y retrempe, mais
le faible y succombe ; et qai de nous est sur d'en sortir victo-
rieux? Les uns ont déserté ta cause en la voyant vaincue ; les
autres, après avoir conquis leur droit, ont refusé de reconnaître
le droit de leurs frères. L'adversité abaisse et rétrécit les cœurs,
le bonheur les dessèche et les ferme à la pitié. Épargne-nous les
épreuves au-dessus de nos forces, ne nous induis pas en tentation^
mais délivre-nous du mal, de celui qui nous vient des autres et
de celui qui est en nous-mêmes. Que ta pensée toujours présente
nous élève et nous purifie, que nous soyons saints comme tu es
sainte, ô Justice, pour être dignes de marcher sous ton drapeau;
et si nous devons mourir sans avoir vu ta victoire, que nous ayons
du moins la joie suprême d'avoir travaillé à ton œuvre et com-
battu pour toi. »
LA RELIGION ET l'aRT
Le domaine de la science est la réalité, celui de l'art et de la
morale est l'idéal. Le réel n'est qu'une des formes du possible,
l'idéal en est la règle. Il est supérieur au réel, car il représente
la loi et la raison des choses, ce qui devrait exister. La loi, dans
le monde physique, c'est la beauté ; dans le monde moral, c'est la
justice. La beauté ne peut se prouver comme la vérité, mais on
ne lui demande pas de preuves, on ne discute pas, on tombe à
genoux. L'homme conçoit la beauté par une intuition de son
intelligence, il en salue les manifestations dans la nature, et il
cherche à l'appliquer à ses propres créations. Parmi les diverses
formes du travail, il en est, comme les œuvres de l'architecture
et de l'industrie, que l'homme produit pour son usage, mais il
cherche en même temps à les orner, à les rendre plus belles;
d'autres, comme la poésie, la musique, la sculpture, la peinture,
n'ont pour objet que de satisfaire l'aspiration naturelle de l'intel-
ligence vers la beauté.
L'homme étant un animal social, le premier instrument dont
492 REVUE DE l'uISTOIRE DES RELIGIONS
il a besoin est celui qui lui permet de communiquer avec ses
semblables; le langage est donc la plus ancienne des œuvres
d'art. Le langage arrive à sa plus haute expression artistique
dans la poésie, qui est la parole rythmée et qui, à l'origine, est
toujours associée à la musique et souvent à la mimique rythmée,
qui est la danse. Les arts plastiques, qui emploient une matière
extérieure, apparaissent plus tard, quand l'homme, affranchi de
la domination de la nature, peut la faire servir, non seulement
à la satisfaction de ses besoins, mais à l'expression de ses pensées.
Les différentes formes de l'art s'élèvent plus ou moins haut selon
le génie des races. L'art n'est pas né de la religion, comme on le
dit; si les premières poésies de l'Inde sont des hymnes, les pre-
mières poésies de la Grèce sont des épopées héroïques. Les
hommes ont construit des habitations pour eux et leurs familles
avant d'élever des temples à leurs Dieux. Les plus anciennes sta-
tues égyptiennes sont des portraits et prouvent que les arts plas-
tiques ont cherché à reproduire la réalité avant de s'élever à
l'idéal. Ce n'est pas à ses débuts que l'art présente un caractère
religieux, c'est à son apogée ; il commence et finit par la réalité :
l'idéal est au sommet.
L'action de la religion sur l'art a été tantôt bienfaisante, tantôt
funeste, quelquefois nulle. Les religions sacerdotales en ont sou-
vent arrêté le développement ou l'ont fait dévier, tandis que
l'hellénisme a élevé la sculpture à une hauteur qui ne sera jamais
dépassée ; mais les Romains, dont la religion différait peu de
celle des Grecs dans les principes fondamentaux, n'ont jamais eu
d'art religieux. L'islamisme, comme la religion juive dont il est
le prolongement, a proscrit les représentations plastiques ; mais
l'architecture a tiré de cette proscription même un système d'or-
nementation aussi riche qu'original. Le christianisme, que ses
traditions juives disposaient aussi à des tendances iconoclastes, a
fini par y renoncer, et cette heureuse capitulation nous a valu
l'art chrétien ; mais les sectes protestantes, fort attachées à la
Bible, sans condamner, comme les Juifs et les musulmans, toute
représentation graphique, ont certainement arrêté l'essor de la
peinture religieuse.
SYMBOLIQUE DES REL1G[0NS 193
Si la religion a fourni à l'art ses inspirations les plus hautes,
l'art lui a bien payé sa dette, et l'influence a été réciproque. Les
poètes et les sculpteurs ont été les véritables théologiens de
rhellénisme; ce sont eux qui ont donné un corps aux croyances
populaires; la poésie a fixé les traditions mythologiques, la
sculpture a précisé les types divins. Depuis que cette religion est
morte, chaque siècle lui a jeté en passant sa part d'imprécations
et de blasphèmes ; mais, quoique les Dieux de la Grèce n'aient
plus ni temples ni autels, quand après plus de mille ans on
retrouve leurs images sous quelque buisson de la Grèce ou de
l'Italie, l'art les a rendues sacrées, et on les entoure de respect et
d'admiration. Même dans le christianisme, l'œuvre des artistes
a été bien plus grande qu'on ne le croit généralement. Les lé-
gendes des saints sont une véritable littérature populaire, où le
clergé n'a eu qu'une faible part. Le culte de la Vierge n'est pas
sorti tout entier de quelques versets de l'Évangile; à l'idéal
féminin qui flottait confusément dans la pensée du moyen âge,
il fallait une forme définitive; l'art de la Renaissance la lui a
donnée, et le véritable apôtre de la Mère de Dieu, c'est Raphaël.
LA RELIGION ET LA MORALE
La loi morale, qui est la loi spéciale de l'homme, lui est révélée
par sa conscience; elle est sa condition et sa règle, comme les
lois physiques sont la règle et la condition des choses. La nature
est belle, parce qu'elle suit sa loi ; si l'homme suivait la sienne, il
serait juste. Mais tandis que les lois de la nature ne sont jamais
violées, la loi morale est rarement accomplie ; elle reste dans le
possible ; son existence est virtuelle et idéale ; pour passer dans
le réel, il lui faut notre volonté. Parmi les possibles, l'idéal
représente ce qui doit être. Il est supérieur au réel, puisqu'il est
la règle et la loi de ce qui peut exister. Mais, contrairement aux
choses, l'homme peut violer sa loi. De là une différence radicale
entre les sciences physiques et l'histoire. On peut étudier la
marche régulière de la nature, elle ne trompera jamais nos pré-
visions, tandis que Thistoire n'est que la science du passé; la
13
194 REVDE DE l'histoire DES RELIGIONS
prévision lui est interdite : on ne prédit pas ce qui peut égale-
ment être ou ne pas être. Les astronomes annoncent l'heure
exacte d'une éclipse de lune, mais il n'y a pas d'oracle qui
puisse annoncer avec certitude un événement politique.
L'appréciation de la beauté est variable, et nul ne peut repro-
cher à son voisin de ne pas partager ses goûts ; la loi morale, au
contraire, a un caractère obligatoire. Vous trouvez qu'un poète
fait de mauvais vers, qu'un peintre fait de mauvais tableaux, cela
ne lui ôte pas votre estime, tandis que personne, même parmi
les philosophes qui nient le libre arbitre pt la morale, même
parmi les physiologistes qui regardent les criminels comme des
malades irresponsables, personne ne donnera la main à l'homme
qui aura tué son père pour hériter plus tôt ou qui aura vendu à
l'ennemi le secret de la défense nationale. Les révélations de la
conscience sont plus fortes que tous les systèmes. L'idée du
juste, la notion du devoir s'impose à chacun de nous avec l'évi-
dence d'un axiome. Entre les formes possibles de notre activité,
il y en a une que nous savons la meilleure, la seule qui con-
vienne à la dignité de notre nature. Nous ne sommes satisfaits
de nos actes que lorsqu'ils sont conformes à cette règle, et nous
éprouvons une répugnance invincible contre celui de nos sem-
blables qui ne s'y conforme pas. Cette certitude est supérieure à
la certitude scientifique, car elle n'a pas besoin d'être démontrée.
Elle existe chez tous les hommes, et, si un de nous transgresse
la loi morale, les autres sont persuadés qu'il a su ce qu'il faisait
et qu'il aurait pu faire autrement.
Cette persuasion, fondée sur la foi à la libre volonté de l'homme,
entraîne le droit social de punir. Ce droit, la société se l'at-
tribue, non pas, comme on le dit quelquefois, pour protéger son
intérêt, mais par une délégation des victimes, qui réclament
une juste réparation et une légitime vengeance. Mais ce droit
imprescriptible, la société ne peut pas toujours l'exercer, et sou-
vent elle l'exerce mal. La conscience humaine proteste, au nom
de l'éternelle Justice, contre cette impuissance et contre ces
erreurs. Il lui faudrait un tribunal d'appel, dont les jugements
infaillibles s'exerceraient au delà même des bornes de la vie. La
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS 195
morale demande cette sanction suprême à la religion, qui la lui
offre sous différentes formes : le monothéisme punit le coupable
dans sa postérité, solution dont l'insuffisance fut corrig^ée plus
tard par la dogme de la résurrection; le panthéisme conduit
l'homme à travers des transmigrations expiatoires ; le poly-
théisme affirme l'immortalité de l'âme et fait de chacun de nous
l'artisan de sa destinée. Quant aux religions modernes, elles
ont emprunté aux religions antiques leurs croyances sur la vie
future.
La manière dont l'homme conçoit le principe et le caractère
de la loi morale est en rapport avec l'idée qu'il se forme de l'en-
semble des choses, puisque lui-même fait partie de l'univers.
Dans le monothéisme, la morale est la soumission absolue à la
toute-puissance divine : la loi descend du ciel au milieu des
éclairs, l'homme la reçoit à genoux et rexécute en tremblant.
Dans le panthéisme, le monde étant un être unique, les mani-
festations que nous nommons les êtres finis n'ont pas d'existence
propre, et partant aucun droit individuel. Le polythéisme, au
contraire, considère le monde comme une fédération de forces
distinctes et de lois multiples. L'homme sent en lui une force
libre, qui est sa volonté, et une règle, qui est sa conscienct.
Cette règle ne lui est pas imposée par une volonté supérieure,
elle est lui-même et consiste dans le développement normal de
ses énergies; c'est en vivant selon sa nature qu'il accomplit sa
loi et concourt pour sa part à l'ordre universel.
Ce rapport nécessaire entre la religion des peuples et leur mo-
rale n'implique pas une subordination de la morale à la religion,
ce qui serait inadmissible^ caries dogmes religieux ne s'appuient
que sur la croyance, tandis que les affirmations de la conscience
portent le caractère de certitude qui appartient aux axiomes.
On ne peut soumettre la morale à la religion qu'au détriment de
l'une et de l'autre. Les théocraties ont une tendance à reléguer
au second plan les devoirs révélés à chacun de nous par sa cons-
cience individuelle et à exagérer l'importance des prescriptions
du culte, qu'il est facile de placer sous la direction du sacerdoce.
Les conséquences les plus funestes de l'usurpation sacerdotale
196 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
sur les droits de la conscience sont des actes contraires à la mo-
rale et accomplis au nom de la religion. Ainsi les autodafé,
qui sont des sacrifices humains offerts en vue de l'unité du dogme,
et, en général, toutes les persécutions exercées sous quelque
forme que ce soit contre la libre expression de la pensée, sont
des signes de faiblesse dans les religions qui ne peuvent sup-
porter le contrôle de la raison, et annoncent, chez les peuples qui
s'y soumettent, une perversion du sens moral.
CONCORDANCE DES RELIGIONS ET DES FORMES POLITIQUES
Comme les hommes vivent toujours en société, la politique,
qui cherche la loi des relations sociales, est inséparable de la mo-
rale, qui fixe la direction à donner aux activités humaines, La
diversité des systèmes politiques répond à celle des conceptions
religieuses. Le réel étant le miroir de l'idéal, chaque société
s'ordonne selon la manière dont elle conçoit l'ordre général du
monde. Aux religions unitaires répondent les gouvernements
autoritaires, au panthéisme la hiérarchie des castes, au mono-
théisme la monarchie. Le panthéisme conçoit l'unité sous une
forme hiérarchique. La loi n'est que l'expression de la nécessité
des choses; dans la société, comme dans l'univers, comme dans
un corps vivant quelconque, l'ordre résulte de la division hiérar-
chique des fonctions : c'est le régime des castes, appliqué autre-
fois dans l'ancienne Egypte et qui subsiste encore aujourd'hui
dans l'Inde; la royauté n'est que le couronnement d'une pyra-
mide oii le sacerdoce occupe les degrés supérieurs. Le pan-
théisme est fort en faveur aujourd'hui parmi les philosophes,
mais l'école saint-simonienne a seule essayé d'en faire une reli-
gion; or on sait que les saint-simoniensadmettaientle système des
castes : les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.
Les Juifs et les musulmans, qui conçoivent le monde comme
une monarchie absolue, n'ont jamais eu d'autre forme sociale
que le despotisme. La loi est pour eux un commandement venu
d'en haut, la morale une soumission sans réserve aux ordres du
roi, du khalife, du sultan, représentant de la puissance divine.
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS 197
Il n'v a place ni pour le droit, ni même pour le privilèg-e, et l'idéal
politique est l'unité dans laservitude. En France, le déisme, qui
était la croyance de la plupart des philosophes au dernier siècle,
a essayé de devenir une religion : le culte de l'Etre suprême
répond à la dictature de Robespierre, préface du despotisme im-
périal. Le dualisme iranien, qui n'est qu'une atténuation du
monothéisme sémitique, répond à une monarchie féodale très
analogue à celles de l'Europe au moyen âge, époque où dominait
la race germanique, si étroitement apparentée à la race iranienne.
La querelle du sacerdoce et de l'empire rappelle la lutte des
Mages contre les rois Achéménides, et l'importance du Diable dans
les légendes chrétiennes les rattache au dogme mazdéen.
Le polythéisme a pour principe la pluralité des causes, le
balancement des forces, l'équilibre des lois. Sa morale concilie la
liberté avec l'ordre général de la nature. Entre les lois divines
dont raccord produit l'harmonie universelle, l'homme a sa loi
propre, la morale. La forme sociale qui répond à cette concep-
tion religieuse est la république. En Grèce, la loi n'émane pas
d'une autorité supérieure, c'est un contrat mutuel fondé sur
l'accord des volontés libres, une règle de justice réciproque ; chaque
citoyen l'impose à lui-même et aux autres, et, comme elle a été
librement consentie, elle est obligatoire pour la conscience.
Nulle parties principes d'égalité et de liberté n'ont trouvé une
plus complète application, nulle part la réalité n'a été si près de
l'idéal que dans cette glorieuse démocratie d'Athènes, qui avait
dressé au sommet de son Acropole la statue de l'invincible Raison,
née tout armée du large front de Zeus, dans la splendeur de
l'éclair.
Dans les sociétés chrétiennes, la concordance entre les formes
politiques et les croyances religieuses est frappante ; chaque
siècle, chaque pays applique les mêmes solutions au problème
politique et au problème religieux. La diversité de ces solutions
s'explique par la pluralité des affluents d'où est sorti le christia-
nisme. Par une réaction naturelle contre le polythéisme vaincu,
le côté unitaire du dogme devait prévaloir d'abord, et, sur le sol
où avaient fleuri les républiques, Tempire byzantin fut le type des
198 REVUE DE l'fiISTOTRE DES RELIGIONS
monarchies absolues. En Occident, au morcellement féodal et à
l'autonomie imparfaite des communes répond )e culte des saints,
un polythéisme saupoudré d'unité et réglementé par la théocratie.
Ces religions locales disparaissent quand les communes et les
provinces sont absorbées dans l'unité des grandes monarchies ; le
roi dit : « L'État, c'est moi », le prêtre dit : « Dieu seul est grand,
mes frères », et la philosophie cartésienne subordonne à l'ar-
bitraire divin les axiomes de la raison. A la réforme protestante
qui revendique le libre examen des textes sacrés répond, en poli-
tique, le système parlementaire ; l'unité du monde est représentée
par un Dieu presque abstrait, g-ouvernant sans miracles au moyen
d'une charte et assez semblable à un roi constitutionnel ou à un
président de république moderne. Il faut remarquer que notre
système représentatif, même quand le pouvoir central n'est pas
héréditaire, n'a rien de commun avec les républiques de Tanti-
quité, qui avaient pour bases la législation directe et le g-ouver-
nement gratuit.
L'histoire intérieure des sociétés bouddhiques n'est guère
connue, mais ce qu'on en sait suffit pour montrer que des croyan-
ces négatives peuvent s'accommoder du despotisme et de la
théocratie. Le clergé bouddhiste se recrute par l'initiation indi-
viduelle, comme le clergé chrétien. En étendant ce système à
toutes les fonctions publiques, la Chine a réalisé ce rêve des clas-
ses lettrées, une aristocratie de la science, le gouvernement aca-
démique et universitaire des mandarins, et bien au-dessous, à
une distance respectueuse de cette église philosophique, un peu-
ple soumis et docile, obéissant avec une régularité ponctuelle à
une élite de fonctionnairesinstruits. De là un mélange d'enfantil-
lage et de décrépitude qui fait ressembler la Chine à une école
de bambins conduite par des vieillards. Les savants espèrent que
ce sera le gouvernement de l'avenir. C'est possible, mais ce
n'est pas à souhaiter : l'aristocratie d'intelligence n'est qu'une
forme de la théocratie; l'évolution des idées s'arrêterait, le
monde moral serait pétrifié, les vérités d'hier fermeraient la
porte aux vérités de demain.
SYMBOLIQUE DES RELIGIONS 499
IMPORTANCE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
L'histoire des religions est une science nouvelle. C'est un
Français, le conventionnel Dupuis, qui a essayé le premier, dans
son Origine des cultes, de réunir en une vaste synthèse les
croyances religieuses de tous les peuples. Cette tentative était
prématurée; les éléments d'une étude comparative étaient trop
peu nombreux. Le déchiffrement des hiéroglyphes et des cunéi-
formes, la connaissance des langues de l'Asie orientale devaient
transformer entièrement la mythologie comparée. Cette deuxième
étape est représentée par le Génie des religions d'Edgar Quinet.
Ce beau livre n'a pas beaucoup vieilli; quoiqu'il y ait des lacunes
et des erreurs, l'auteur y montre, en général, un véritable instinct
de divination. Aujourd'hui, enfin, l'exégèse biblique, qu'on a la
mauvaise habitude d'appeler science allemande, quoiqu'elle soit
française par ses origines et par ses conclusions, permet d'ap-
pliquer au judaïsme et au christianisme les procédés d'analyse
scientifique qui avaient aidé à comprendre les religions mortes.
L'utilité de l'histoire des religions ne peut être contestée.
Nos possessions coloniales nous mettent en rapport avec les
musulmans de Txilgérie, les bouddhistes de l'Indo-Chine, les
fétichistes du Sénégal et de l'Océanie. Pour initier des hommes
d'une race différente de la nôtre aux principes de notre civilisa-
tion, il faut connaître leurs traditions et comprendre leurs
croyances; c'est le seul moyen de pénétrer dans leur vie intellec-
tuelle et morale. L'histoire des religions mortes n'est pas moins
utile à connaître que celle des religions vivantes. L'art, qui est
la forme la plus haute du travail, a été intimement lié aux
croyances religieuses. On ne peut comprendre le caractère de
l'art grec si on ne connaît pas les principes du polythéisme, de
même qu'il faut pénétrer le sens des symboles chrétiens pour
apprécier l'art du moyen âge et delà Renaissance. Aujourd'hui,
les questions politiques et sociales sont presque toujours com-
pliquées de questions religieuses. Nos principes républicains de
liberté des cultes et de tolérance universelle ne peuvent trouver
200 REVUE DE l'hTSTOIRE DES RELIGIONS
de base plus solide qu'une étude impartiale et comparative des
religions.
Il était donc nécessaire que cette branche importante des
sciences historiques trouvât place dans un cours d'histoire uni-
verselle. A regard de l'enseignement donné ailleurs par l'Etat,
ce cours ne sera ni une concurrence ni une doublure. Une s'agit
pas ici de former des professeurs, ni d'offrir d'intéressantes dis-
tractions au dilettantisme des lettrés. Il s'agit d'initier le grand
public, le peuple, aux derniers résultats de la science. Il n'a que
faire d'une érudition de détails, il lui faut des vues d'ensemble
et des conclusions pratiques. Il veut comprendre le rôle des
diverses religions dans les sociétés anciennes et modernes, leur
influence bonne ou mauvaise sur les autres formes de l'activité
humaine : l'art, la science, la morale et particulièrement la poli-
tique. L'histoire des religions, pas plus que l'histoire de l'art, ne
peut se séparer de l'histoire des questions sociales, et je remercie
le Conseil municipal de m'avoir fourni les moyens d'exposer les
résultats des travaux de toute ma vie.
L'étude scientifique des religions nous donnera peut-être ce
respect de la liberté de conscience que la Révolution a inscrit
dans nos lois, mais qui n'est pas encore dans nos mœurs. Nous
avons de la peine à comprendre que d'autres hommes, ayant une
intelligence comme la nôtre, puissent penser autrement que nous.
Il faut cependant reconnaître que, si on était né dans un autre
temps et dans un autre pays, on croirait autre chose que ce qu'on
croit. C'est bien assez peu d'être un homme sans se condamner à
n'être que de son pays et de son temps. Il faut avoir étudié et com-
paré les opinions pour choisir en connaissance de cause. Chacun
se rendrait un compte plus exact de ses propres croyances, s'il
apportait à l'étude des religions étrangères la justice impartiale
qu'il réclame avec raison pour la sienne; anrès cet examen, si
on s'en tient à celle qu'on a reçue, on sait du moins pourquoi.
Quelques-uns, découragés, renonceront à toute foi religieuse;
c'est leur droit. Peut-être voudront-ils interdire à l'esprit humain
une curiosité qui leur paraîtra stérile; mais, comme la religion
répond à une aspiration de l'âme ou, si on veut, k une circon-
SYMROLI(,U'R Î>F-.S RELIGIONS 201
volution du cerveau, la grande masse de l'humanité ne s'arrêtera
pas à cette fin de non-recevoir.
Je voudrais voir autour de celte chaire des fidèles de toutes
les religions, chrétiens et musulmans, juifs etbouddhisles, même
des matérialistes et des athées. Aucun de mes auditeurs n'en-
tendra une parole blessante pour ses convictions. Je parlerai des
religions mortes avec autant de respect que des religions vi-
vantes. L'étude consciencieuse, l'explication rationnelle des
symboles conduira peut-être l'avenir à la synthèse et à la conci-
liation des dogmes, La civilisation occidentale est arrivée à sa
période alexandrine; l'Orient ouvre de nouveau ses écluses; des
langues fossiles ressuscitent pour nous des sociétés disparues.
Epelons les hiéroglyphes des races mortes, fouillons les ruines
des vieux sanctuaires, évoquons l'esprit religieux de l'humanité
primitive, le Saint-Esprit des symboles, et il descendra sur nous
en langues de feu. Les idées comme les races ne sont hostiles que
faute de se connaître. Préparons l'amnistie universelle des reli-
gions ennemies, la grande paix des Dieux. La valeur des idées
ne dépend pas de leur date, et la vérité n'est pas une question
d'almanach ; elle est aussi nécessaire à la vie des sociétés que
la lumière à la vie des plantes; cessons donc de proscrire les
formes que Tantiquité a données à ses intuitions et de faire dater
de notre siècle l'avènement des lumières. Quand on embrasse
dans leur harmonie les révélations successives du divin, toutes
les religions sont vraies, chaque affirmation de la conscience est
une des faces du prisme éternel, et toute lutte doit finir devant
ce double enseignement de l'histoire : la forme multiple des ré-
vélations divines et la permanence du sentiment religieux dans
l'humanité.
Louis Ménard,
Docîpur es lettres.
LE PIED DU BUDDHA
La première partie du XXVIP volume des Annales du
Musée Guimet^ qui vient de paraître sous ce litre Le Siam an-
cien^ et qui nous donne les résultats de l'exploration de la
vallée du Me-nam par M. Lucien Fournereau en 1891-92,
principalement dans la partie septentrionale, siège primitif de
l'empire, oià se trouvent les ruines des anciennes capitales
Sajjanâlaya et Sukhodaya, est illustrée par 84jphototypies et
42 gravures insérées dans le texte. Deux de ces phototypies,
les planches XXI et LXVIII, sont des reproductions de pièces
conservées dans des monastères de Bang-kok, dont la seconde
est connue pour provenir de Sukhodaya : elles représentent
le Buddha-pâdam (Pied du Buddhd) appelé aussi Çri-pâdam
(pied sacré, pied vénérable), en siamois Phra-bat. Gomme ces
deux curieuses pièces nous apportent quelque chose de nou-
veau, il nous paraît à propos d'en dire ici quelques mots, tout
en traitant sommairement la question du Pied du Buddha.
Parmi les 32 signes du « grand homme » qui se voient sur
la personne du Buddha, il en est deux qui appartiennent au
pied; ce sont le « réseau » [jala) et le « disque *> ou la « roue »
[cakra). Le « réseau » est commun au pied et à la main;
Ed. Foucaux, le traducteur de la Vie du Bouddha Sâkya
Moimi, pensait que ce « réseau » est une membrane réunis-
sant entre eux les doigts de la main et ceux du pied et en
faisant des mains et des pieds « palmés » ; cette interpréta-
tion a été combattue, et nos documents lui semblent défavo-
rables, comme on le verra. Quant au « disque », il est spécial
au pied, sur la plante duquel on le voit imprimé.
Il existe, en plusieurs endroits, dans les pays bouddhiques,
à Geylan au sommet du Pic d'Adam, à Me-day en Birmanie,
au Siam dansle couvent du Phra-bat au sud-est de Lophabhuri,
LE PIED DU BTIDDHA 203
des excavations à la surface d'un rocher que l'on prétend être
des empreintes du pied du Buddha, et qui sont devenues, à
cause de cela, des lieux de pèlerinage, surtout le Phra-bat de
Siam. Ces excavations naturelles ou artificielles, peut-être
l'un et l'autre, n'ont jamais été l'objet d'une description ou
d'une reproduction exacte; mais on a fait des dessins com-
pliqués qui passent pour en être la reproduction et qui ne
ressemblent pas plus à ces prétendues empreintes que ces em-
preintes elles-mêmes ne ressemblent à un pied humain.
Ces dessins, pour s'accorder avec les livres bouddhiques,
devraient figurer un pied avec les deux signes précités : le ré-
seau et le disque. xMais le nombre des signes est bien plus
considérable, et il s'élève au-dessus de cinquante et même
au-dessus de cent dans les listes qui en ont été dressées ou
dans les dessins qu'on en a faits.
Ainsi le major Symes, dans la relation de son ambassade à
Ava, donne sansexplicationundessindupiedbirmandeMe-dai,
où l'on en compte 117. Low a donné un dessin du pied sia-
mois oià il s'en trouve 98 qu'il explique et dont il donne les
noms. Avant lui, Baldœus avait donné sur le rapport qui lui
avait été fait par des voyageurs hollandais, une liste des signes
du même pied au nombre de 68. Eugène Burnouf, réunissant
et comparant les renseignements fournis par Baldœus et Low,
les contrôlant par une liste de 65 signes que lui avait fournie
un ouvrage bouddhique pâli-singhalais, a fait sur le pied du
Buddha un mémoire étendu et important qui forme un des
appendices du Lotus de la Bomie loi. L'écart entre les chiffres
65, 68, 98 et même 117 s'explique par ce fait que plusieurs
signes sont collectifs, représentant, par exemple, les 4 conti-
nents, les 7 rivières, etc., et sont comptés tantôt comme 1,
tantôt comme 4 ou 7, etc. Malgré cela, on ne peut pas arriver
à faire concorder exactement les listes et les dessins.
Depuis Burnouf, Henry Alabaster, interprète du consulat
britannique à Bang-kok, s'est occupé du pied du Buddha. Il a
faille pèlerinage du Phra-bat, mais sans aucun succès pour
l'étude de la fameuse empreinte. Il a publié un dessin du pied
204 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
du Buddha qu'il s'est procuré à Bans^-kok ; ce dessin se com-
pose de 108 signes outre le réseau et le disque central qui s'y
trouvent, mais qui n'entrent point en compte. Alabaster
donne l'explication des signes, qui se trouvent énumérés dans
une Vie du Buddha traduite du siamois et publiée en même
temps que son étude sur le Buddha-pâdam. Il constate l'im-
possibilité de faire concorder les listes et les dessins connus;
la raison en est que certains signes se retrouvent partout,
mais que d'autres sont spéciaux à tel ou tel dessin, telle ou
telle liste, et ne se retrouvent pas dans les autres.
C'est que les bouddhistes, dans leur représentation du pied
du Buddha, se proposent de figurer le monde et d'y faire
entrer un certain nombre d'objets ou de symboles auxquels
ils attachent de l'importance. Or il en est sur l'importance
desquels on n'est pas bien fixé, que les uns négligent, queles
autres adoptent ; de là des différences dans les signes et
même dans le nombre de ces signes,
La planche XXI de M. Fournereau reproduit la disposition
du dessin publié par Alabaster ; elle se divise en deux parties,
l'une supérieure partagée en cinq compartiments figurant les
cinq orteils et remplis par des lignes ondulatoires dans les-
quels Alabaster voit le « réseau » (jâlà), — l'autre inférieure,
ayant la forme d'un rectangle arrondi vers le bas pour figurer
le talon, représentant la plante du pied, avec le « disque » au
milieu. Au-dessus et au-dessous, à droite et à gauche du dis-
que, les signes sont logés dans de petits carrés ; seulement il
est impossible d'en trouver 108 comme dans le dessin d'Ala-
baster, et il l'est presque autant d'identifier chacun d'eux
avec quelqu'un de ceux que cet écrivain énumère ; il y en a
néanmoins un certain nombre pour lesquels cette identifica-
tion se fait sans difficulté.
Mais la planche XXI du Siam ancien se distingue par une
particularité toute nouvelle : deux signes complexes, occu-
pant plus de place que les autres, la place de deux et même
de quatre signes, l'un au-dessus du disque, l'autre au-dessous ;
chacun d'eux représente un personnage central placé entre
LE PIED DU BUDDHA 205
deux autres qui l'adorent ou lui témoignent du respect. Le
signe supérieur indique une situation plus élevée chez le per-
sonnage central. Gomme le roi Cakravartin (Empereur uni-
versel) est cité parmi les signes du Buddha-pàdam, que Ala-
basteracru lui-même, bien qu'avec hésitation, le reconnaître
dans son dessin où il est représenté par un personnage isolé,
il semble qu'on soit fondé à en voir une image plus ample et
plus complète dans l'un des deux dessins complexes de notre
planche. Maintenant, comme le roi Cakravartin est assimilé
au Buddha, qu'ils sont pourvus l'un et l'autre de trente-deux
signes, nous nous croyons autorisé à voir, dans l'autre signe
complexe, le Buddha flanqué de ses deux principaux disciples.
Cette introduction du Buddha parmi les signes du Çrî-pâdam
est quelque chose d'absolument nouveau, de même que le
développement donné à la représentation du roi Cakravartin ;
mais ces deux signes sont eux-mêmes un élément nouveau
dans la composition du Çrî-pâdam ; et l'explication proposée
semble être la plus vraisemblable, pour ne pas dire la seule
qu'on puisse donner.
La planche LXVIII se distingue par deux particularités
différentes. D'abord il y a les deux pieds, non un seul. Leur
apparence générale est la même ; il y a les orteils avec les
hgnes ondulatoires du « réseau » ; et la plante du pied avec le
« disque » au milieu. Mais ici le « disque » a une importance
spéciale ; c'est lui qui renferme les signes au nombre de 108.
Car il se compose de six cercles concentriques dans lesquels
sont logés 32, puis 24, puis 16, puis 12, et enfin 8 signes, en
tout 108. Il faudrait pouvoir identifier ces 108 signes ; mal-
heureusement leur petitesse et surtout l'état dégradé du mo-
nument rend la chose impossible.
De l'existence et de la comparaison de nos deux planches
rapprochées des documents déjà connus, nous croyons pou-
voir tirer cette conclusion :
1° Le nombre de signes du Çrî-pâdam, sans compter le
« réseau » et le « disque » central, est réglementairement de
108; mais on ne s'impose pas la loi de réaliser toujours ce total.
206 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
2° Selon toutes les probabilités, on peut faire entrer le
Buddha avec le roi Cakravartiii parmi les signes en représen-
tant chacun d'eux flanqué de deux ministres ou disciples.
3" Les 108 signes peuvent se trouver, soit en dehors du
« disque » central, soit dans l'intérieur du « disque » lui-
même, qui occupe, dans ce cas-là, une plus grande place.
L. Feer.
REVUE DES LIVRES
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
Allan Menzies. — History of PiCligion, a sketch of primitive re-
ligious Beliefs and practices and of the origin and character of the
great Systems. Londres, Murray, 1895, 1 vol. in-8°de xia-438 pages.
On ne nie plus aujourd'hui qu'il existe une histoire des religions et
qu'elle doive se traiter par les procédés habituels de la critique histo-
rique. On conteste davantage l'existence d'une « science » des religions,
en tant que possibilité de formuler les lois suivant lesquelles les phéno-
mènes religieux se produisent et se modifient. Sans doute, les explica-
tions générales en cette matière sont sujettes à varier avec le point de
vue philosophique. Mais^ sous la seule réserve d'admettre le principe de
continuité qui est à la base des raisonnements scientifiques, on a le
droit de penser qu'en dehors de toute idée préconçue on peut objecti-
vement déduire de la comparaison et de l'enchaînement des manifesta-
tions religieuses les conditions générales de leur évolution, et cela avec
un caractère de certitude ou au moins de probabilité suffisant pour mériter
à ces travaux une place parmi les déductions de la science.
Tout au plus pourrait-il être objecté que notre connaissance des phé-
nomènes religieux est encore bien incomplète. Mais ce n'est là qu'une
objection de fait et elle s'affaiblit à chaque conquête nouvelle de l'his-
toire ou de l'ethnographie. Nul doute que, sur bien des points^, nous
n'ayons encore à réformer nos appréciations relatives à tel ou tel culte.
Néanmoins ce n'est pas trop de dire que les matériaux actuellement à
notre disposition semblent désormais suffisants pour justifier l'élaboration
de manuels^ les uns qui sont consacrés, non seulement à l'histoire des
religions, comme l'excellent traité de M. Tiele si connu en France par la
traduction de M. Maurice Vernes, mais encore à la science des religions
comme les Prolégomènes de M. Albert Réville, les Gi/ford Lectures de
208 REVUE DE l'histoire DES RKLIGIONS
M. Max MûUer, la Religionsphilosophie de M. Otto Pfleiderer, les autres
qui réunissent les deux branches de l'hiérographie, comme le Lehrhuch
der Religionsgeschichtc de M. Ghantepiede la Saussaye et, plus récem-
ment, le remarquable volume qui a pour auteur M. Allan Menzies, pro-
fesseur d'exégèse biblique à l'Université de Saint- Andrews.
L'auteur qui définit la religion : « le culte de puissances supérieures »
ou, en termes plus complets : « l'établissement de relations avec des puis-
sances supérieures et invisibles dont l'homme a conscience d'avoir be-
soin », admet sans réserve « qu'il n'y a pas de solution de continuité dans
le développement religieux depuis les origines jusqu'à nos jours ». La
question est de savoir ce qu'il faut entendre par les origines. A première
vue, la pensée de l'auteur paraît un peu manquer de netteté. Ainsi il ex-
clut de sa définition les phénomènes de spiritisme et de fétichisme « où
le culte paraît s'adresser à des objets que le fidèle méprise ou, un moment
après^ maltraite et rejette » . D'autre part il écrit, dix pages plus loin : « Là
où un sentiment de besoin a amené un homme à établir des relations avec
un pouvoir supérieur, nous estimons que la religion a fait son apparition ».
Or l'esprit, le fétiche, l'animal même, que le sauvage s'imagine pouvoir
agir sur sa destinée par des moyens mystérieux et qu'il vénère ou mal-
traite suivant les circonstances, lui sont toujours censés supérieurs par
un côté quelconque et c'est le sentiment de cette supériorité, toute rela-
tive qu'elle est, qui, joint à Tidée de mystère, engendre les formes les
plus élémentaires de la religion.
Quoiqu'il en soit, ce n'est guère là qu'une querelle de définition. L'au-
teur est d'accord avec nous pour chercher dans le système religieux des
sauvages l'équivalent, sinon la reproduction exacte de la religion primi-
tive. Peut-on bien, à ce propos, parler de système? 11 reconnaît qu'on
trouve là beaucoup de variété et d'incohérence dans les croyances. Mais
toutes ces superstitions, fait-il observer, ont des traits communs, voire
une certaine parenté. Ce sont ces traits communs qui constituent la re-
ligion sauvage; celle-ci est le fruit non d'une révélation primitive, ni
d'une idée innée, mais d'une nécessité psychologique.
Après avoir établi ce dernier point par une excellente analyse des
habitudes mentales propres aux non-civilisés, il énumère, comme les
premiers objets du sentiment religieux, certains phénomènes naturels,
les âmes des ancêtres, les esprits en général, enfin les fétiches (c'est-
à-dire des objets hantés par des espritsj. Il n'y a rien à reprendre dans
cette énumération, sauf que l'auteur me paraît insister plus que de rai-
son sur la distinction, esquissée pur M. Albert Réville, entre les grands
ANALi'SKS ET COMPTES KENDUS 209
et les pelits phénomènes de la nature — d'une part le soleil, la lune,
le vent, le tonnerre, le feu, — d'autre part les arbres, les fontaines, les
rivières, les animaux, etc. — M. Menzies va jusqu'à y voir la source de
deux religions distinctes (p. 48), l'une, où le dieu est regardé comme
présent partout, l'autre où il est lié à une localité déterminée. Cependant
il reconnaît lui-même que la grande distinction à établir parmi les objets
de la vénération populaire est plus spécialement la distinction entre les
dieux et les esprits; le dieu, qui a une personnalité déterminée, reçoit
un culte permanent et inspire des sentiments de sympathie et de con-
fiance; l'esprit, qui reste anonyme et indépendant, n'excite que des sen-
timents de crainte et ne reçoit dhommages que quand on a besoin de
son concours. Or il s'en faut de beaucoup que cette distinction des dieux
et des esprits coïncide avec celle des phénomènes généraux et des objets
locaux. Ne suffit-il pas qu'un grand phénomène de la nature soit person-
nifié sous un nom quelconque et investi d'une individualité mythique,
pour qu'il devienne parfois l'objet d'un culte territorial ou tribal, alors
que chez de nombreux peuples on voit, au contraire, figurer, parmi les
dieux généraux, des simples génies montés en grade?
De toute façon, le dieu n'est qu'un esprit agrandi. Entre eux il n'y a
qu'une question de plus ou de moins dans le degré de puissance. Ou, si
l'on veut absolument un critérium, je définirai le dieu comme un
esprit qui a d'autres êtres surhumains sous ses ordres. C'est ce que
l'auteur perd un peu de vue dans le mal qu'il se donne pour expliquer
la genèse du polythéisme. Ce qui me parait surtout caractériser le poly-
théisme, c'est l'établissement d'une hiérarchie parmi les puissances
surhumaines, et non forcément, comme le laisse entendre M. Menzies, la
superposition d'une religion nationale aux religions tribales. Qu'une su-
perposition de ce genre ait, dans certains cas, amené la subordination
des divinités tribales ou locales au profit de l'une d'elles, le fait est in-
contestable ; mais il semble difficile de maintenir que ce soit là l'unique
source du polythéisme, tel que je l'ai défini plus haut.
Je n'aurais peut-être pas insisté sur celte observation, si la subdivision
des religions en tribales, nationales et individuelles ne formait la clef
de voûte du système de M. Allan Menzies. Il estime, en effet, que ces
trois formes correspondent aux trois grandes étapes du progrès social :
la première où l'homme est absorbé par les préoccupations matérielles
de l'existence; la seconde où l'activité laissée disponible par l'assouvis-
sement des besoins matériels est consacrée à la défense et au dévelop-
pement de la communauté; la troisième où l'homme se rend compte de
14
210 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
sa valeur en tant qu'individu et travaille à développer sa propre person-
nalité. Dans la première période, chaque tribu a son dieu qu'elle regarde
comme son protecteur ou même son ancêtre ; c'est une forme de culte
où prédomine la magie, c'est-à-dire les moyens d'influencer artificielle-
ment la divinité ; la religion y est essentiellement collective; «elle con-
cerne l'ensemble de la tribu, non l'individu, ou du moins elle n'intéresse
celui-ci qu'en tant que membre de celle-là ». Quand différentes tribus
s'unissent pour former une nation, le dieu de la fraction dominante se
place au-dessus des autres. Non seulement il occupe une situation plus
élevée, plus distante; mais, comme les liens du sang qui l'unissaient à
ses anciens adorateurs n'existent plus qu'à l'égard d'une partie de la na-
tion, ils sont remplacés par des rapports généraux de nature moins maté-
rielle, analogues à ceux qui existent entre un roi et ses sujets. Ainsi, placé
au-dessus des jalousies tribales, le dieu devient disposé à écouter les
plaintes individuelles et tend à devenir la personnification de la justice
suprême. Le culte croît en importance, en richesse et aussi en minutie,
en même temps que grandit l'autorité du prêtre. — Cependant, tôt ou
tard, l'individu se révolte contre le formalisme des pratiques religieuses,
il réclame la liberté de ses relations avec la divinité. Celle-ci n'exige
plus que l'accomplissement volontaire de la loi morale. La religion devient
individualiste et par suite apte à se faire universelle, — Sans doute
les trois formes continuent à coexister et même à réagir l'une surl'auti'e.
Toutefois le progrès résulte de l'importance grandissante que prend la
troisième.
Il y a là incontestablement un beau et fidèle tableau de l'évolution
religieuse, mais qui peut-être néglige un peu trop les côtés intellectuels
de la religion pour n'insister que sur son influence sociale. L'histoire de
la religion est le résumé des transformations graduellement introduites,
non seulement dans le lien qui sert de base à l'association religieuse,
mais encore dans l'exposé des modifications apportées aux conceptions
générales sur la nature de la Divinité et sur son rôle dans l'univers.
Peut-être l'auteur s'est-il laissé influencer à son insu — non par ses
croyances personnelles à l'égard desquelles il montre une rare indépen-
dance — mais par ses études favorites qui l'ont porté à formuler surtout
son type d'évolution religieuse d'après l'histoire de la race où le progrès
religieux est le plus attribuable, non à la spéculation métaphysique,
mais à des facteurs moraux. Ce qui ne l'empêche pas, du reste, de rendre
justice à la fonction remplie par les éléments intellectuels, là où il est
amené à s'en occuper, par exemple, quand il montre que le christia-
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 211
nisme, tout en pouvant être considéré comme un prolongement du pro-
phétisme juif, n'aurait pas été en état de conquérir le monde antique,
si celui-ci n'y avait été préparé par les derniers développements de la
philosophie grecque.
La seconde partie de l'ouvrage — qui en réalité devrait être la pre-
mière, puisqu'elle renferme les matériaux d'où l'auteur a extrait sa théo-
rie générale — se compose d'une succession de chapitres respectivement
consacrés à toutes les grandes religions du passé et du présent. Ces ré-
sumés, qui n'ont rien de la sécheresse ordinaire d'un manuel, répondent
fort exactement à l'état actuel de la science, mais, à raison même de
leurs qualités littéraires et méthodiques, ils n'échappent pas toujours à
l'écueil des affirmations hasardées, du moins sur certains poin+s de dé-
tail.
Ainsi l'auteur s'avance heaucoup, quand il écrit que la religion égyp-
tienne procède de la Chaldée ; que les dieux de l'Egypte, comme ceux de
toutes les nations antiques, concernent seulement l'État et non l'individu ;
qu'en Phénicie les Moloch étaient partout supérieurs aux Baalim et ré-
présentaient un état religieux plus développé; que la Grèce ne doit
aucun dieu nouveau aux influences phéniciennes; qu'on trouve annoncée
dans les Gathas la doctrine où le Ciel et l'Enfer seront donnés comme
purement subjectifs. Il abuse du totémisme, de même que presque toute
l'école ethnologique anglaise, à l'exception de M. Edw. B. Tylor, et il
laisse une certaine confusion dans notre esprit sur la façon dont il com-
prend, chez les nomades, les rapports d'origine entre les dieux de tribus
et les dieux de localités. Quelques-unes de ses étymologies sont sujettes
à réserves : lorsqu'il identifie l'Anahita des Perses avec l'Amita des
bouddhistes chinois , qu'il traduit Saturne par le Semeur et qu'il met le
titre de flamen en rapport avec la flamme du sacrifice. Certaines de ses
dates sont dans le même cas : quand il écrit que Menés ne peut pas être
postérieur à 3200 avant notre ère, il laisse l'impression que le règne de
Menés pourrait être de cette date, qui est beaucoup trop rapprochée de
nous. Quand il affirme que les Chinois possédaient l'art d'écrire 3,000 ans
avant J.-C, il s'en remet un peu trop à des renseignements légendaires
et quand il soutient que les premiers traités du bouddhisme furent écrits
cent ans après la mort du Bouddha, il oublie que nous n'avons aucune
preuve positive de leur existence avant les édits d'Asoka vers le milieu
du me siècle avant notre ère.
En dépit de ces quelques passages — à peu près inévitables dans un
recueil de ce genre - l'ouvrage est éminemment conçu de façon à asseoir
212 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
sur des données scientifiques ce qu'on a nommé la suite des religions,
c'est-à-dire le tableau de l'ensemble des cultes étudiés dans leurs rap-
ports de simultanéité et de succession. L'auteur n'a pas hésité à y com-
prendre même la religion qui est la sienne et il l'a fait sans s'écarter un
seul instant du cadre qu'il s'est tracé. S'il maintient la supériorité du
christianisme, c'est parce que celui-ci, tel qu'il a été originairement
enseigné, lui paraît, mieux que tout autre culte, réaliser les conditions
auxquelles se mesure le progrès religieux, — et a le mérite de fournir une
religion d'amour et de liberté, où l'homme apprend « à se réaliser lui-
même». — Mais cette conviction ne l'empêche pas de traiter le christia-
nisme comme une religion dont la genèse doit être expliquée exclusive-
ment par des procédés naturels et dont l'histoire comporte l'application
des mêmes règles que celle des autres cultes.
La Religion, dont tous les cultes indistinctement ne sont que les ma-
festations, a donc son point de départ dans des illusions? « Oui, en un
sens, répond M. Allan Menzies. Mais ces illusions ne sont, après tout,
que la forme extérieure et inadéquate dont s'est d'abord revêtu l'esprit
religieux. La religion doit toujours s'exprimer dans les termes du savoir
qui existe à un moment déterminé et quand ce savoir est défectueux, la
religion doit nécessairement en partager les défauts. Mais, d'autre part,
la religion est quelque chose de plus que du savoir; c'est aussi une foi
et une communion, qui peuvent être profondes et vraies, même quand
les connaissances qui leur fournissent leurs moyens d'expression sont
considérablement erronées. Et quand ces erreurs sont constatées, la
religion a le pouvoir de s'adapter des formes nouvelles, comme l'arbre qui
se revêt de feuilles fraîches, en remplacement de celles qui sont flétries.
D'ailleurs il serait erroné d'admettre que, même en tant que savoir, la
religion primitive n'était rien de plus qu'une illusion. La faculté poétique,
la disposition qui nous mène à retrouver hors de nous ce qui est en nous
et à en affirmer la réalité, a conduit l'homme dans la vraie et non la
fausse direction. Ce qu'il adorait, ce n'est pas la chose qui frappait ses
yeux ou son ouïe, c'est cette chose telle qu'il la concevait. Or il concevait
qu'il y avait là, en dehors de lui, ce dont sa propre conscience portait
témoignage, un idéal, un être qui échappait à l'étreinte des sens, qui
pouvait l'aider, qui se prêtait à des relations, qui possédait un pouvoir
supérieur au sien. C'est là que se trouvait l'élément vivant et grandis-
sant de la Religion. » — N'est-ce pas à peu près la conclusion d'Herbert
Spencer, quand celui-ci proclame que les religions même les plus
rudimentaires ont une ùme de vérité et que cet élément vrai consiste
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 213
dans Tadmission de l'identité entre la force, telle que l'homme la perçoit
dans sa conscience, et la force, telle qu'elle lui apparaît à travers les
manifestations du monde extérieur?
GORLET d'Ai.VIELLA.
J. Halévy. — Recherches bibliques. : l'Histoire des Ori-
gines d'après la Genèse. — (Texte, traduction et commentaire,)
Tome I, Genèse, i-xxv. Un vol. gr. in-8, vi et 496 pages. Paris,
E. Leroux, 189,5.
Le grand ouvrage que vient de faire paraître M. Halévy contient une
traduction et un commentaire des plus intéressants des vingt-cinq pre-
miers chapitres de la Genèse. Quant au texte annoncé sur la couverture
et dans le titre, nous ignorons pour quel motif il n'a point été imprimé,
et nous le regrettons, car rien n'est plus instructif et suggestif que la
correction et la reconstitution d'un texte biblique, lorsque ce texte
revisé se développe sous vos yeux tout au long et sans l'interruption
perpétuelle du commentaire.
En réunissant en un seul volume ses Recherches bibliques., l'auteur
s'est proposé avant tout pour but de montrer l'unité de composition
de la Genèse. « Au sujet des contradictions, écrit-il dans sa Préface, que
les critiques signalent^, soit dans le même récit, soit dans les récits am-
biants, et qu'ils expliquent parla différence des auteurs, une étude con-
tinue et consciencieuse m'a convaincu qu'elles n'étaient qu'apparentes.
Les distinctions les plus saillantes, d'après eux, comme les noms de
Elohim et de Yahwé qui ont donné lieu à l'hypothèse d'un document
yahwéiste et de deux documents élohistes, sans parler des riches subdi-
visions et combinaisons admises pour ces compositions, se montrent fal-
lacieuses à la mûre réflexion, et l'unité documentaire ressort clairement
au fur et à mesura qu'on approfondit la pensée du narrateur. Les rai-
sons qui m'ont conduit à ce résultat sont abondamment présentées dans
chacun de ces mémoires; mes adversaires auront donc la meilleure
occasion de réfuter ce qu'ils appelleront peut-être une hérésie, voire une
monstruosité scientifique, mais j'aime à croire que pas un d'entre eux
ne s'avisera de m 'attribuer un penchant secret vers l'orthodoxie : ce
serait simplement ridicule. » Que M, Halévy se rassure; l'originalité et
la hardiesse des solutions qu'il propose des problèmes les plus difficiles
244 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
que soulève la Genèse empêcheront toujours qu'on le prenne pour un
défenseur du traditionalisme religieux. Quant à le suivre sur le ter-
rain où il cherche à nous entraîner, nous nous y refusons; le cadre
nécessairement très limité de cet article ne nous permet point de refaire
ici, ab ovo, la critique de VHexateuque, et plus particulièrement celle de
la Genèse. Il y aura plus de profit pour nos lecteurs de passer en revue
les résultats les plus remarquables des recherches bibliques de M. Ha-
lévy.
La partie la plus intéressante peut-être du volume de M. Halévy est
celle qui concerne les onze premiers chapitres de la Genèse, c'est-à-
dire qui traite des mythes sémitiques. Là l'assyriologue se donne libre
carrière, et la profonde connaissance qu'il possède de la littérature cu-
néiforme lui permet d'établir les rapprochements les plus précis et les
plus probants entre les mythes bibliques et les mythes du pays d'Assour
et de Babel. L'auteur relève par les observations les plus judicieuses
l'origine étrangère des premiers récits de la Genèse. Il observe avec
raison, par exemple, qu'un mythographe palestinien aurait fait arrêter
l'arche sur un sommet du Liban et n'aurait pas choisi la chaîne de
l'Ararat comme point de départ de la nouvelle génération humaine. Il
donne avec non moins de vérité comme témoin de l'origine étrangère
du récit du déluge ce fait caractéristique que le mot kdpher, « bitume »,
n'est autre chose que le babylonien kupru, tandis que le bitume palesti-
nien ou égyptien est toujours appelé khemâr dans la Bible.
Un autre point sur lequel nous nous sentons pleinement d'accord avec
l'éminent orientaliste, c'est l'historicité du fond même des principaux
récils des temps patriarcaux. C'est la conviction à laquelle nous a con-
duit l'étude des antiquités orientales, en Egypte, en Assyrie-Babylonie,
en Arabie, en Syrie. Aussi nous approprions-nous pleinement cette
déclaration de l'auteur : « L'étude de la littérature sémitique parallèle,
surtout de la littérature babylonienne, m'a obligé à y reconnaître (je ne
parle momentanément que du récit d'Abraham, que j'ai étudié avec
soin) un fond parfaitement historique, bien qu'embelli et animé du
souffle monothéiste. L'époque d'Abraham, le xxii^ siècle avant le Christ,
si reculée qu'elle paraisse, est en réalité le bas moyen âge de la race
sémitique. »
Il est regrettable que sur certaines difficultés exégétiques, que l'auteur
résout hardiment comme Alexandre le Grand tranchait le nœud gor-
dien, il ait été si peu explicite. Tel est le cas pour le célèbre passage
{Genèse, iv, 7) où Jahvéh dirait à Caïn, d'après la traduction de M. Ha-
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 215
lévy : « N'est-il pas vrai que, si lu veux faire du bien à quelqu'un, tu
tiens la tète haute ; mais si tu ne veux pas faire du bien (comme c'est le
cas actuellement), la victime, animée pour toi d'une grande affection,
attend à la porte et tu peux exercer ton pouvoir sur elle. » Je reconnais
volontiers que le texte, certainement corrompu, est énigmatique; mais
la paraphrase qu'en fait M. Halévy mériterait une justification plus dé-
taillée et plus lumineuse que celle qui est donnée à la page 88 et qui
repose tout entière sur la supposition d'un mot sous-entendu, sà'ir,
« bouc ».
L'auteur nous paraît singuhèrement prompt à conclure sur la signifi-
cation et l'antiquité du nom de Jahvéh. D'après lui, ce vocable, qui
remonterait presque au berceau de l'humanité, aurait bien le sens de
« celui qui est d et serait expliqué par la racine araméenne N*in, unique
expression, dans les milieux araméens, de l'idée d'existence. Il ne nous
semble pas que l'étymologie si délicate dutétragramme divin puisse être
aussi péremptoirement résolue, dans l'état actuel des recherches dont ce
nom est l'objet.
L'explication proposée pour le nom divin El n'est pas moins sujette à
caution. Il faudrait tout d'abord songer à la racine iha, source de la
préposition '^x, « à, vers », et admettre avec de Lagarde que les Sémites
concevaient Dieu comme le but vers lequel tendent les pensées humaines,
ou du moins comme l'objet vers lequel on se tourne en priant. Ce n'est
pas cependant cette étymologie à laquelle s'arrête notre savant auteur.
Celle qu'il préconise, en dernière analyse, est la racine Sxi. On peut hési-
ter, dit-il, entre l'hébreu Vn",."!, « vouloir, consentir », et l'arabe Sn'1,
« chercher un refuge, se réfugier y, . Dans le premier cas, Dieu serait
conçu comme la volonté absolue ; dans le second, comme un suprême
refuge.
Si M. Halévy est aussi affirmatif dans ces questions si controversables,
il ne l'est pas moins pour renverser certaines propositions généralement
acceptées par les spécialistes. Tel est le cas du nom de Magog, consi-
déré par les hébraïsants comme terme distinctif des populations scythes,
dans lequel M. Halévy trouve, comme l'on sait, l'Arménie.
La longue dissertation que l'auteur consacre au pays de Gômer est des
plus instructives, grâce aux textes cunéiformes produits et confrontés.
La majorité des exégètes voient dans Gômer les Cimmériens, tandis que
M. Halévy, avec d'autres savants, l'identifie à la Cappadoce. L'origina-
lité et le puissant intérêt des recherches de M. Halévy consistent dans
l'assimilation de ces divers noms. Il résulte en effet de ses investierations
246 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
que le peuple nommé K'.fj.ixépcoi par les Grecs, Gimir ou Kimir par les
Assyriens et Gômer par les Hébreux, a habité la Cappadoce occidentale
depuis une époque qui ne peut pas descendre plus bas que le viii'= siècle
avant l'ère chrétienne. Notons en passant (c'est un point sur lequel-
comme nous l'avons dit au début, nous n'entendons point discuter avec
notre savant contradicteur) que les listes généalogiques de Genèse, x,
d'où sont tirés les noms ethnographiques sur lesquels nous venons de
fixer notre attention, dateraient du temps de Salomon !
Parmi les noms de peuples, plus ou moins énigmatiques, que l'auteur
cherche à identifier, nous citerons Riphat {Gen., x, 3), qu'il lit Phirat et
qu'il considère comme faisant partie de la Cappadoce ; Elichâh, dans
lequel il incline à voir un nom ethnique dérivé de la ville de EXcç en
Laconie, etc. Quant à Tarchich, la colonie phénicienne d'Espagne, il
faudrait le chercher dans l'île de Crète et l'identifier au nom ethnique
Tapaai'oç dérivé de Tappa, ancienne ville Cretoise célèbre pour son tem-
ple d'Apollon Tarrhéen.
M. Halévy étudie dans un long mémoire la langue des Hittites d'après
les textes assyriens ; on sait qu'il la rattache à la branche sémitique. La
démonstration qu'il s'eflTorce d'établir est du plus haut intérêt, et les
rapprochements linguistiques dont les noms propres hétéens sont l'objet
sont vraiment d'une lecture captivante*. La démonstration nous paraît
cependant insuffisante; elle n'impose point la conviction à l'esprit du
lecteur impartial, soità cause du caractère hypothétique d'une partie des
déductions, soit à cause de la forme assyrienne des noms propres allé-
gués. Malgré ces réserves, M. Halévy est peut-être sur la voie de ré-
soudre le problème des inscriptions hétéennes ; en tout cas nous le sou-
haitons vivement dans l'intérêt de la science si embarrassée par ces
hiéroglyphes.
Le chapitre xiv de la Genèse, qui raconte les victoires remportées
par Abraham sur plusieurs rois, est l'objet d'une étude particulièrement
inté-ressante. En effet, presque tous les éléments des noms propres, inu-
sités en Palestine, qu'on lit dans ce document, ont été retrouvés dans
les inscriptions cunéiformes : par exemple Ariok dans la personne de
1) Relevons en passant l'inexactitude d'une note (p. 277) rédigée d'une
manière beaucoup trop générale. A propos d'une quesLion étymologique, l'au-
teur affirme que le palmier ne croît pas sur les montagnes. Si l'auteur avait
parcouru comme nous les hautes montagnes de la région tropicale de l'Amé-
rique du Sud, où abondent les palmiers, il aurait limité, en parlant du palmier,
son champ d'observation.
ANALYSES ET COMPTER RENDUS 217
Eri-Âku, Kedodaomer dans celle de Kiidur-Lawamari, etc. Ces faits
tendent à confirmer Ihistoricité du personnage d'Abraham, dont l'immi-
gration en Palestine doit être placée, d'après M. Halévy, entre les
années 2125 et 2075.
Nous aurions encore à citer bien d'autres pages dignes d'attirer l'at-
tention du public scientifique, comme celles que l'auteur consacre à
l'Arabie des auteurs bibliques; mais nous préférons limiter nos citations
et formuler un jugement général.
Les Recherches bibliques de M. Halévy sont essentiellement un
ouvrage de géographie biblique; c'est là ce qui en constitue la valeur
véritable. A ce point de vue, il y a beaucoup à prendre dans son travail,
fruit d'un long et patient labeur. Quiconque, désormais, voudra étudier
la Genèse devra de toute nécessité avoir recours au livre de M. Ha-
lévy; c'est un privilège dont jouira cet écrit remarquable à côté de la
Genesi'i de Dillmann, à la mémoire duquel M. Halévy a dédié ses
Recherches.
Edouard Montet.
GoDEFROY DE Bloxay. — Matériaux pour servir à l'histoire
de la déesse buddhique Tara. — Paris, Bouillon, 1895.
L'attention des indianistes semble aujourd'hui se porter avec quelque
prédilection du côté du bouddhisme septentrional. Il y a quelques années,
la « tradition pâlie » jouissait d'une faveur à peu près exclusive ; on ad-
mettait comme une vérité évidente que les enseignements du Maître
s'y étaient transmis infiniment moins déformés que dans les écrits cano-
niques du Nord. On commence à revenir de cet engouement. Le carac-
tère tout clérical du bouddhisme méridional n'est pas sans inspirer une
légitime défiance; il se pourrait que son apparente simplicité fût très
artificielle et nullement primitive. Au contraire, le bouddhisme du Nord
est resté populaire et hindou, et, par conséquent, plus vraiment fidèle
à la vieille tradition de l'Eglise.
Malheureusement, l'histoire du bouddhisme septentrional est encore
fort mal connue; elle offre un fouillis presque inextricable de sectes et
d'écoles, représentées par des écrits très longs, très difïus et très insi-
pides. Il faut beaucoup de courage pour s'aventurer dans ces jungles.
Raison de plus pour savoir gré aux savants qui vouent leur temps et leurs
efforts à l'exploration de cette volumineuse littérature. Disons pourtant
218 REVUE DE l'hTSTOTRE DES RELIGIONS
qu'à l'importance historique des documents qu'ils étudient s'ajoute par-
fois l'intérêt littéraire. lien est_, parmi ces textes, qui soutiennent la com-
paraison avec les morceaux classiques de la poésie sanscrite, et qui ne
méritent pas d'être englobés dans la condamnation que Eugène Burnouf
a prononcée sur l'ensemble des textes tantriques.
La monographie que M. deBlonay a consacrée à la déesse Tara mérite
d'arrêter l'attention à ces divers points de vue. On y trouve, à côté d'un
certain nombre de renseignements sur une figure jusqu'ici très mal con-
nue du panthéon bouddhique, trois hymnes en l'honneur de cette divi-
nité, que l'auteur a publiés en faisant suivre d'une traduction les deux
plus intéressants. Tous trois font partie des collections sanscrites du
Népal. La première de ces pièces, le Sragdharà-Sloira, est un petit
poème de 37 strophes en mètre sragdharâ ; c'est un curieux monument
d'une dévotion toute semblable à celle qui a provoqué, chez les vishnouï-
teset les çivaïtes, tant de brûlantes effusions. Eugène Burnouf avait déjà
signalé l'existence et du poème et du commentaire, dont M. de Blonay
nous donne aussi l'intéressante introduction*. Les deux autres pièces
ont une valeur bien moindre : l'une est, pour la plus grande part, rem-
plie par l'énumération des « noms » de Tara, noms mystérieux, secrets,
dont la connaissance, difficile à acquérir même pour les dieux, procure
santé, richesse, intelligence, et lave tous les péchés; l'autre n'est qu'une
suite fastidieuse d'invocations et de louanges adressées à Tara, qui y
reçoit la kyrielle d'épithètes qui sont de tradition dans tous les cas
pareils.
Dans le bouddhisme systématisé qui se rattache au Grand Véhicule, la
déesse Tara figure en qualité d'épouse d'Amoghasiddha, c'est-à-dire de
celui des Bouddhas de la contemplation qui correspond au futur Bouddha
humain, Maitreya. Les autres Bouddhas mystiques ont également des
compagnes, dont le rôle, dans le culte et dans la littérature, est, il est
vrai^ beaucoup moins important que celui de Tara. On a vu, dans l'in-
troduction quelque peu inattendue de divinités féminines au sein d'une
religion aussi misogyne, un effet de l'influence que le çivaïsme a exer-
cée sur le développement du bouddhisme septentrional : Tara et ses
pareilles seraient les énergies, les çaktis, des différents Bouddhas, et
tiendraient là une place analogue à celle qu'occupent, dans l'hindouisme,
1) Inlrod., p. 557 de la l'* éd. ; on ne s'explique pas très bien par conséquent
ce que M. de B. entend, quand il dit, à propos de ce texte, que c'est le hasard
qui l'a nais à sa disposition (p. ix).
ANALYSES ET COMPTES REiNDUS 1219
Lakshmî à côté de Vishnou, ou la Grande Déesse à côté de Çiva. Je ne
crois pas qu'il soit nécessaire de faire intervenir ici l'influence çivaïte.
Du moment qu'on faisait de chaque Dhyâni-bodhisattva le fils d'un des
Dhyâni-bouddhas, il devenait assez naturel de compléter la triade par
l'adjonction d'une épouse*. De plus, dans la formation de ces couples
divins, il ne parait pas jusqu'ici qu'on ait tenu quelque compte du carac-
tère traditionnel des deux conjoints. C'est un personnage très effacé
qu'Amoghasiddha*, et les deux êtres divins qui, danslalégende et le culte,
sont sans cesse associés à notre Tara, ce sont deux Bodhisattvas, Man-
juçrî et Avalokiteçvara.
Il est donc probable que, par ses origines. Tara fut une déesse popu-
laire et non point mystique, et que le bouddhisme l'adopta dès que le
besoin de divinités compatissantes et secourables se fit sentir, comme il
se fait sentir dans toutes les religions qui demeurent vivantes dans le
cœur des fidèles^ Et maintenant la déesse bouddhique est-elle, comme
M. de Blonay le croit, la même que la Tara dont le nom signifie étoile et
qui figure dans les Purânas comme épouse de B/^ihaspati (la planète
Jupiter), et comme mère de Budha (la planète Mercure)? Il est égale-
ment difficile de l'affirmer et de le nier; tout ce qu'on peut dire, c'est
que cette identification se concilierait mieux avec l'hypothèse de l'origine
populaire de la déesse que toute explication qui ferait de son nom un
mot abstrait tiré directement de la racine tai\ traverser.
Dans les textes communiqués par M. de Blonay, la déesse a pour ca-
ractère essentiel de sauver ceux qui implorent son secours, et les légen-
des où elle figure sont toutes remplies des miracles qu'elle a accomplis.
L'auteur du Sragdharâ-Stotra ne se lasse pas d'exalter son infinie com-
passion, sa charité inépuisable. Il l'appelle la mère des malheureux, ou
simplement la mère. Il dit d'elle* : ce Une mèr^même se lasse, lorsque
son fils pleure nombre de fois pour avoir du lait... mais toi... tu donnes
à tous ceux qui te prient des biens. » Par la vertu de son nom elle est
1) Sans doute le Bodhisatlva est poui- son père une proies sine matre creata,
car le Bouddha le crée de sa propre substance, par la force de son dhyâna, de
sa méditation. Les Taras sont souvent appelées « mères », mais il en est de
même des çaktis çivaïtes .
2) Ou Amoghasiddhi ; son nom même ne semble pas avoir été tout à fait fixé
par la tradition.
3) On remarquera que, dans beaucoup de légendes, les adorateurs et les pro-
tégés de Tara sont des laïques et non des moines.
4) Je cite textuellement les traductions de M. de Blonav.
220 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
celle qui fait traverser, et l'océan que franchissent ses protestes, c'est
tantôt la mer même, sans métaphore, tantôt le samsara et son enchaîne-
ment de naissances'. Elle sait tout ce dont ses adorateurs ont besoin,
mais il convient pourtant de lui dire sa souffrance, et, dans la prière
qu'on lui adresse, on trouve déjà un soulagement (str. 35 et 36).
Tara est une déesse du bouddhisme tantrique, c'est-à-dire de cette
forme de la religion qui, aux manifestations d'une piété enflammée,
joint des pratiques obscènes et des rites magiques. La dévotion dont
Tara est l'objet se complaît dans les images voluptueuses; c'est, mais
avec moins de frénésie, le même esprit que celui qui s'est exprimé dans
le lyrisme erotique des vishnouïtes. Quant à la vertu magique attribuée
à son culte, elle éclate surtout dans la deuxième des pièces publiées par
M. de Blonay. En répétant les noms de Tara, les hommes « sont tous
des princes des richesses; ils sont délivrés de toutes les maladies, doués
de toutes les qualités et de tous les pouvoirs ; ils écartent la mort qui
est hors de temps, et, une fois tombés, ils arrivent à Sukhàvatî »...
« Celui qui les réciterait trois fois, intelligent, pur, après avoir pris un
bain » *, aura pour récompense la siddhi, une perfection qui procure la
satisfaction de tous les besoins matériels. Et ces noms sont 108 à cause
de la vertu cabalistique de ce nombre*.
Un autre trait que possède Tara et qui lui est commun avec la plu-
part des divinités de l'hindouisme, c'est l'indétermination de sa nature
et la multiplicité des formes qu'elle peut prendre*. « Elle revêt à son gré
la forme qu'elle souhaite » [Les 1 08 noms, v. 31). Jusque dans ses dévia-
1) Dans une inscription de l'an 1219, on lit encore : « Pour traverser l'océan
des existences, j'adore Tara... » [Matériaux.. . p. 8).
2) ... piacula, quae te
Ter pure lecto poterunt recreare libello.
(Hor., Ep. I, 1, 36 s.)
3) Le 6*= Bouddha surhumain, Vajrasattva, a aussi 108 noms; c'est 108 hommes
q!;e Tara sauva à la requête de Sarvajnamitra [Târdndtha, p. 168 (Scliiefn.)J;
le Kandjour a 108 divisions ; dans le Tibet, la même formule écrite à l'encre
rouge est 108 fois plus efficace qu'écrite à l'encre noire {Ann. du Musée Gui-
rnet, m, p. 76, n° 2).
4) La nature des dieux du bouddhisme est si indécise que leur sexe même et
les relations généalogiques qu'ils ont entre eux varient d'un pays à l'autre. En
Chine, Avalokiteçvara est une jeune fille Kouan-in; dans le Tibet, c'est de l'œil
d'Amilâbha que sort Tara; dans le Japon, elle naît d'un rayon qui jaillit des
veux de Kouan-in.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 221
lions les plus grossières, la pensée hindoue n'est jamais tout à fait
exempte de panthéisme : « Ta forme universelle est semblable au cristal
qui change d'aspect quand les choses qui sont autour de lui changent
{Sragdh., v. 33). « Tu embrasses dans ta propre nature toutes les créa-
tures tant mobiles qu'immobiles » [ibld., v. 3'2). Cependant, si ses formes
sont innombrables, elle a deux aspects principaux. Elle apparaît à ses
adorateurs infiniment belle et bonne; mais elle est furieuse, effroyable
pour ceux qu'elle déteste. On l'appelle très terrible, pleine de grande
fureur, meurtrière de créatures mauvaises, destructrice, nuit, — mais
aussi apaisée, protectrice, douce, etc. C'est ainsi que la çakti de Çiva
s'appelle Pârvati quand elle est bienfaisante, Kàlî (la noire) quand elle
est sanguinaire. Comme la Grande Déesse des Çivaïtes, Tara s'est dédou-
blée et multipliée; double, elle s'incarne dans les deux épouses du roi
Srong-tsan-gampo qui fut, pour le Tibet, le Constantin du bouddhisme,
et l'une des deux reines fut la Tara blanche, et l'autre la Tara verte;
multiple, son nom est devenu collectif et a pu être attribué à toutes les
compagnes des Dhyàni-bouddhas.
On se demandera ce que la déesse Tara a eu de spécifiquement boud-
dhique. Sa qualité d'épouse d'Amoghasiddha tient si peu de place dans
sa légende et dans son culte qu'on peut bien en faire abstraction. Ce
qui reste, après cela, c'est, avec quelques épithètes*, le fait qu'elle fi^-ure
partout en compagnie de hautes personnalités bouddhiques, comme
Bouddha lui-même et Avalokiteçvara, et aussi la circonstance mention-
née par plusieurs inscriptions que des vihàras étaient attachés à certains
de ses temples.
Le mémoire de M. de Blonay fait partie de la Bibliothèque de l'École
des Hautes Etudes. Dans le choix du sujet on peut reconnaître l'influence
de M. Sylvain Lévi^, qui, naguère, recommandait chaudement à ses audi-
teurs l'étude de la littérature sanscrite du Nord. Depuis, M. de la Vallée
Poussin a publié, à son tour, un texte tantrique important, le Panca-
krama. Espérons que cet exemple sera suivi et qu'à force de mono'^-raphies
consciencieuses et érudites la lumière se fera sur cette capitale période
de l'histoire du bouddhisme.
Paul Oltramare.
1) Eii toute première ligne Aryà qui dans le sens de saint est l'épithète cons-
tamment donnée aux BodhisaLLvas et aussi à beaucoup d'écrits canoniques
Hiouen-tsang qualifie Tara de pou-sa (= Bodhisattva). Mais la plupart des autres
épilhiètes n'ont rien d'exclusivement bouddhique. Bha^^àrikà est un surnom de
Durgà, Bhagavatî un surnom de Durgà et deLakshmi; Bhàratî est une épithète
toute brahmanique.
222 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
H. J. HoLTZMANN, — Lehrbuch der neutestamentlichen
Théologie, liv. 1 à 4 (feuilles 1 à 9 du tome I; feuilles 1 à 15 du
tome II). Fribourg-en-Brisgau, Mohr, 1896; 1 m. 50 par livraison.
L'ouvrage dont l'éminent professeur à l'Université de Strasbourg a
commencé la publication chez Mohr dans la Sammlung theologischei^
Lehrbûchei\ est le complément, attendu avec impatience par tous les
connaisseurs, de ce Lelirbucli der hhtorisch-kritischen Einleilung in
das Neue Testament qui a paru dans la même collection et des deux
volumes du Hand-Commentar zum JSeuen Testament consacrés par le
même auteur à l'interprétation exégétique et philologique des synoptiques
et du quatrième évangile. Ce sont là autant de fruits mûrs d'une longue
et belle carrière tout entière consacrée à l'étude scientifique du Nou-
veau Testament et du siècle apostolique, dans un incessant labeur, avec
le souci constant, — et rare chez ceux qui sont devenus des maîti'es —
de se tenir au courant de toutes les publications nouvelles, des moindres
comme des plus retentissantes contributions à la science de la Bible en
tous pays, et surtout avec la sereine impartialité du savant qui n'a pas
de parti pris, pas de sytème préconçu, mais qui n'hésite pas à sus-
pendre son jugement lorsque l'exposé complet de tous les éléments de
la cause ne lui paraît pas autoriser une conclusion ferme. Au lieu d'é-
parpiller ses forces sur toute sorte de domaines éloignés les uns des
autres, M. Holtzmann a eu la sagesse de se concentrer sur une période,
capitale il est vrai, de l'histoire religieuse. Au lieu de se mettre au ser-
vice d'une théorie historique ou d'une doctrine ecclésiastique, il a com-
pris que la véritable manière d'honorer l'Ecriture Sainte léguée par la
chrétienté primitive, ce n'est pas de vouloir y retrouver nos idées ou nos
croyances, ni même d'en écarter ce qui nous semble erroné ou choquant,
mais de rechercher en toute fidélité d'historien et de philologue ce que
les écrivains sacrés ont enseigné ainsi que les événements dont ils té-
moignent. La réunion de ses travaux, dont nous venons de rappeler les
principaux, constitue ainsi l'ensemble le plus complet, le plus sûr, des
connaissances actuelles sur le Nouveau Testament, un incomparable
bilan dont l'équivalent ne se retrouve nulle part ailleurs.
Toute médaille a son revers. Assurément M. Holtzmann déçoit parfois
le lecteur qui aime les solutions nettes, claires, du goût des esprits
simplistes. A force d'être scrupuleux à n'omettre aucun détail, à ne faire
tort à aucune considération, il semble parfois avoir quelque peine à
grouper les matériaux accumulés en une construction dont le plan se
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 223
profile aisément aux yeux des spectateurs ; pour les utiliser ainsi il fau-
drait les tailler; or les tailler, c'est déjà en quelque mesure les changer
ou les dénaturer, et M. Holtzmann est trop consciencieux pour se per-
mettre ces altérations des faits que la composition littéraire rend presque
inévitables. Peut-être rinfluence de son vaste savoir sur les esprits des
jeunes théologiens y perd-elle, mais la valeur scientifique de ses travaux
pour les hommes du métier capables de sa faire leur opinion à eux-
mêmes en reçoit une précieuse garantie. Nulle part on ne trouvera
données plus abondantes, plus sûres et plus] désintéressées sur le Nou-
veau Testament, et lorsqu'il s'agit d'un pareil sujet il me semble que
cette qualité prime toutes les autres.
Le Lehrbuch derneutestamentlichen Théologie^ comme la Einteitung
qui l'a précédé, devra donc être dans les mains de tous ceux qui veulent
étudier le Nouveau Testament et connaître les travaux dont il a été
l'objet. L'ouvrage se composera de douze livraisons à lm.50; nous
ne connaissons encore que les quatre premières ' qui, par une étrange et
fâcheuse disposition, comprennent à la fois la première partie du tome I
et la première partie du tome II. Quand donc les éditeurs allemands
perdront-ils cette détestable habitude de faire paraître le second volume
avant le premier ou, comme dans le cas présent, de mêler sous une
même couverture des feuilles appartenant à deux parties toutes diffé-
rentes du même ouvrage ? Cependant, comme le prix sera élevé après la
publication complète, nous engageons nos lecteurs à se résigner et à
souscrire dès à présent.
La théologie du Nouveau Testament, c'est l'exposition scientifique de
ce qui constitue la religion dans les divers groupes d'écrits du recueil
sacré, en d'autres termes l'histoire des idées religieuses, de la concep-
tion morale du monde et de la vie telle qu'elle ressort de ces écrits. Elle
présuppose l'étude critique des documents et leur interprétation philolo-
gique, c'est-à-dire une introduction qui nous renseigne sur leur nature,
leur origine, leur composition, leur histoire littéraire et un commentaire
qui discute le sens des passages sur lesquels on se fonde pour recons-
tituer la pensée, les dispositions^ la vie religieuse et morale des êtres
dont ces écrits émanent ou sur lesquels ils nous apportent des rensei-
gnements. M. Holtzmann, nous l'avons déjà dit, s'est acquitté antérieu-
rement de cette double tâche. Dans son nouvel ouvrage le premier
1) Depuis la composition de cet article la quatrième et la cinquième ont été
publiées.
224 KEVIJE DE l'uISTOIKE DES RELIGIONS
volume est consacré au judaïsme contemporain de Jésus, à l'enseigne-
ment de Jésus et aux problèmes théologiques du christianisme naissant.
Le second a pour objet la théologie paulinienne, la théologie deutéro-
paulinienne, c'est à-dire émanant de disciples directs ou indirectes de
Paul, et les idées des non-pauliniens, enfin la théologie johannique. Une
introduction résume l'histoire des travaux antérieurs sur le même sujet
et traite de la méthode qu'il convient de suivre en pareille matière.
Les fascicules que nous avons reçus ne donnent complètement que
l'Introduction, la description du judaïsme contemporain de Jésus et la
théologie paulinienne. Le chapitre relatif à l'enseignement de Jésus est
commencé et le deutéro-paulinisme à peine ébauché. Nous ne nous
occuperons ici que de ce qui est complet.
Rien ne prouve mieux la transformation considérable que les études
historiques modernes ont opérée dans le domaine théologique, même
dans ses parties les plus récalcitrantes à toute culture nouvelle, que le
besoin universellement ressenti aujourd'hui par tous les interprètes de
l'Évangile de rattacher Jésus et les apôtres à la société religieuse où
ceux-ci ont vécu. Tandis qu'autrefois, sous l'empire de la tradition
patristique, on se préoccupait surtout de montrer dans l'histoire évan-
gélique la réalisation des prophéties de l'Ancien Testament et que l'on
torturait les textes des deux Testaments pour établir cette corrélation
réclamée par l'idée dogmatique préconçue, aujourd'hui la conviction de
l'action prépondérante des c( milieux > s'est à tel point emparée de tous
les esprits que même les supranaturalistes ne se représentent plus l'in-
tervention divine aux origines du christianisme sans l'intermédiaire du
milieu ambiant, et par conséquent ils se préoccupent de le connaître
scientifiquement. Ce que les Allemands appellent « Neutestamentliche
Zeitgeschichte » est un produit de l'esprit historique moderne.
Le malheur est que les documents dans lesquels on peut puiser la
connaissance de ce milieu religieux et moral où le christianisme est né
sont bien insuffisants et de valeur souvent contestable. L'historien Josèphe
est à chaque instant sujet à caution, surtout lorsqu'il décrit la société
juive de son temps; il s'agit pour lui de la faire bien voir des Romains
et, sans aller jusqu'à inventer des faits imaginaires, il présente la réalité
sous un jour qui n'est pas le vrai. M. Holtzmann ne recourt pas volon-
tiers à son témoignage. Une autre source, fréquemment utilisée par lui,
c'est le recueil des évangiles synoptiques. Cet usage nous paraît légitime,
mais un critique moins persuadé que les évangiles reflètent à chaque
instant l'image de la société juive conteuiporaine de Jésus pourrait
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 225
objecter, non sans quelque raison, que se servir du témoignage des
évangiles pour reconstituer la situation religieuse où la tradition évan-
gélique a pris naissance et déduire ensuite lie cette reconstitution que
les évangiles reflètent le milieu juif où Jésus et les premiers apôtres ont
vécu, c'est tourner dans un cercle vicieux. Bien plus grave encore est
l'utilisation des données du Talmud, à cause de la date très tardive de
sa rédaction définitive et de l'impossibilité où l'on se trouve d'établir une
chronologie quelque peu rigoureuse dans l'immense amoncellement de
traditions orales ou écrites dont il se compose. Ici M. Holizmann me
paraît trop confiant. On peut admettre, dit-il, que là où les traditions don-
néespar le Talmud comme contemporaines de l'ère chrétienne présentent
des analogies frappantes de fond ou de forme avec des passages des
évangiles ou des épitres pauliniennes, elles sont réellement anciennes
et peuvent être utilisées dans la reconstitution de la vie religieuse juive
à l'époque de Jésus. Ce principe même est contestable ; car les analogies
de forme, tout en impliquant une origine littéraire commune, ne
trahissent pas toujours une rédaction contemporaine surtout dans une
littérature traditionaliste qui recourt volontiers aux expressions consa-
crées et dans laquelle la méthode rabbinique n'a pas varié. Quant aux
analogies de fond, elles n'enrichissent guère noire connaissance du milieu
évangélique ; elles me paraissent beaucoup plus utiles pour la critique
littéraire du Talmud que pour celle des évangiles ; elles servent de cri-
tère pour reconnaître les parties vraiment anciennes des traditions tal-
mudiques. Celles-ci n'ajoutent rien aux renseignements des évangiles
qui leur servent de garantie historique, car rien ne certifie l'ancienneté
des données accessoires que ces mêmes traditions talmudiques contien-
nent en sus des données communes.
Il y a, ce me semble, un grave danger à accorder trop d'importance
aux témoignages que le Talmud attribue à des docteurs contemporains
de l'histoire évangélique, c'est d'accentuer outre mesure le caractère
rabbinique du judaïsme antérieur à la destruction du Temple. Après
la catastrophe de l'an 70, le judaïsme, surtout dans les régions où se
formèrent et se conservèrent les enseignements qui devaient être plus
tard consignés par écrit dans la littérature talmudique, se recoquevilla
autour de la Loi et de son interprétation rabbinique ; le légalisme, le
formalisme, la dialectique tout extérieure des docteurs de la Loi se
développèrent de plus en plus et éluullèrent, au moins dans la produc-
tion littéraire, les autres tendances du judaïsme antérieur. Plus on
accorde d'autorilé aux écrits talmudiques dans la reconstitution du
15
226 RKvuE DE l'histoire des religions
milieu religieux contemporain de Jésus, plus on est porté à n'y voir que
le légalisme, le formalisme rabbinique, à l'exclusion de toute autre
tendance. Or, il est incontestable que ce rabbinisme légaliste existait
chez les Juifs longtemps avant la destruction du Temple, mais il est
inexact de se le représenter dès cette époque comme la forme unique de
la vie religieuse juive. Non seulement on méconnaît ainsi l'importance
considérable du judéo- hellénisme, de la diaspora plus nombreuse que
la population juive de Palestine, mais on fait tort à l'influence que ce
judaïsme plus philosophique, plus libéral, a certainement dû exercer en
Palestine même, ne fût-ce que par suite des relations incessantes des
Juifs du dehors avec ceux de la mère-patrie. En outre, il ne faut pas
oublier que la littérature juive depuis l'époque des Macchabées jusque
vers la fin du i" siècle de notre ère ne présente nullement ce caractère
exclusif de légalisme formaliste que les docteurs de la Loi tirent triom-
pher plus tard. Assurément partout la Loi de Moïse est considérée
comme la révélation divine par excellence, comme la charte du contrat
qui unit Israël au Dieu unique, mais la vie religieuse n'apparaît nulle-
ment comme absorbée chez tous par les applications rabbiniques de
cette Loi. Tantôt nous trouvons des enseignements sur la sagesse, où le
moralisme des Proverbes et une saine et libre piété se manifestent bien
plus que le légalisme ; tantôt, au contraire, nous voyons l'imagination
des écrivains se délecter dans des descriptions apocalyptiques auxquel-
les la dévotion méticuleuse des pharisiens demeure étrangère.
Le grand danger en pareille matière est de se représenter l'état reli-
gieux du peuple juif à l'époque de Jésus comme trop uniforme. On dis-
tingue les sadducéens, petite aristocratie sacerdotale concentrée à Jéru-
salem, les pharisiens avec leur légalisme mesquin, et les scribes, avec
leur formalisme scripturaire, et l'on a raison. Mais là où je crains que
l'on sorte de la vérité, c'est quand on groupe tous les renseignements
que nous pouvons glaner sur le pharisaïsme de manière à donner une
image complète du pharisien accompli, et quand on déclare ensuite ce
pharisien accompli le type de la presque totalité du peuple juif. Assuré-
ment le parti pharisien était de beaucoup le plus populaire et comprenait
la grande majorité des Juifs palestiniens ; mais il y avait pharisien et
pharisien, des nuances infinies depuis le dévot mesquin qui perdait le
sens de la religion et de la morale dans les innombrables pratiques de
son légalisme, jusqu'au brave homme qui, tout en admettant sans «con-
teste l'autorité de la Loi, en prenait à son aise avec les prescriptions des
rabbins et qui s'édifiait à lire ses Psaumes plus qu'il ne se cassait la tète
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 227
sur la casuistique des docteurs. J'aurais aimé que M. Holtzmanri fît
davantage ressortir ces mances et ne nous présentât pas un phari-
saïsme uniforme, tout d'un bloc, qui correspond peut-être à l'état d'esprit
des sectaires de Jérusalem, mais qui n'était certainement pas la seule
forme de vie religieuse en Galilée. Le pharisaïsme strict était inapplica-
ble, M. Holtzmann le reconnaît (p. 134 et 1C6); pour la graode masse du
peuple des campagnes il était inappliqué. Bien plus, M. //. quand il
étudie la relation de Jésus avec la Loi, dit lui-même : «. L'esprit juif était
sur la voie de l'émancipation à l'égard du nomisme avec sa réglementa-
tion de devoirs» (p. 444). On ne s'en douterait pas en lisant le premier
chapitre qui traite du judaïsme contemporain de Jésus.
Cette réserve faite, je me hàle d'ajouter que ce chapitre de 82 pages
offre un tableau e.xtrêmement instructif du judaïsme aux approches de
l'ère chrétienne, quil est riche en renseignements de toute sorte et en
observations fines. La part faite au judaïsme alexandrin, théoriquement
très grande, est pratiquement un peu restreinte, mais l'auteur y revien-
dra sans doute dans la suite du second volume. Ici encore j'exprime un
desideratum : j'aurais aimé trouver ici un parallèle entre la théologie de
la synagogue palestinienne et la théologie judéo-alexandrine. Ce paral-
lèle, je le sais, est très délicat à tracer, parce que nous manquons de
renseignements historiques sur les relations du judaïsme palestinien et
du judaïsme alexandrin. Je crois cependant qu'en appelant un peu de
psychologie à .son aide, on peut établir, sinon la filière historique de leur
action et réaction réciproques, du moins la répercussion différente, mais
issue d'une même poussée, de l'esprit grec dans la théologie juive sous
ses deux formes principales : l'idéalisme judéo-alexandrin traduit le
stoïcisme et le platonisme grecs en langage spiritualiste, la théologie pa
lestinienne en langage réaliste. Les premiers connaissent des êtres in-
termédiaires entre Dieu et le monde, qui sont de purs intelligibles,
chez lesquels la personnalité est flottante; les seconds admettent comme
réellement existants dans le ciel, en réserve jusqu'au jour où leur heure
de paraître sur la terre sonnera, les êtres personnels ou les objets ma-
tériels qui servent d'intermédiaires à l'action divine dans le monde. Les
judéo-alexandrins et les palestiniens sont d'accord pour considérer la Loi
de Moïse comme la révélation parfaite, source de toute vérité et de toute
justice; les uns comme les autres l'interprètent au moyen de l'allégorie
et d'une dialectique abstraite, ignorante de l'histoire et des faits con-
crets; mais les alexandrins font parler grec à Moïse et les palestiniens
font parler araméen aux Grecs dans la mesure trè.s impan'aile où ils les
228 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
connaissent; les alexandrins aboutissent logiquement à dissoudre la Loi
et prépi^rent sa volatilisation dans l'universalisme chrétien ; les palesti-
niens enrichissent au contraire la Loi de toute la substance nouvelle que
l'allégorie leur permet d'y introduire. Les éléments de ce parallèle se
trouv^'ent dans l'ouvrage de M. Holtzmann; il est dommage qu'il ne Tait
pas tracé. Cela me parait une préface indispensable à l'intelligence du
développement divergent du christianisme primitif dans le monde pa-
lestinien et dans la société judéo-hellénique (théologie johannique, de
ïÉpUre aux Hébreux, et partiellement aussi de Paul).
L'exposé de la théologie paulinienne est plus détaillé, plus minutieux
encore que celui du judaïsme contemporain. Les notes, dans lesquelles
M Holtzmann a signalé les opinions de ses principaux prédécesseurs
sur les diverses questions traitées, sont plus abondantes. L'auteur ressent
vivement la complexité de cette combinaison de l'hellénisme, du rabbi-
nisme et de la piété spéciOquemenL chrétienne qui constitue la nature
spirituelle de lapôtre Paul et d'où est sortie la théologie chrétienne,
a Paul dit-il fort bien, est foncièrement un fils de la diaspora et a res-
piré dès sa jeunesse, au moins d'une façon temporaire, une atmosphère
hellénique... La question qu'il s'agit de résoudre, c'est l'appréciation de
l'étendue et de l'intensité de cet élément hellénique, ou plutôt hellems-
tique qui modifia son éducation scolaire juive. C'est ici assurément que
convergent tous les problèmes dont l'étude actuelle du paulinisme doit
fournir la solution. En même temps il n'y a pas d'argument plus puissant
contre la critique radicale pour laquelle toutes les épitres da Paul sont
des produits du christianisme hellénique du ii^ siècle, composés d'éléments
philoniens et stoïciens.que cette combinaisonsi originale d'un fond juif et
d'une culture grecque dans la personnalité de l'apôtre » (II, p. 3).
On sait quelles longues discussions a soulevées la question de l'authen-
ticité des Épitres pauliniennes. M. Holtzmann estime, fort sagement a
noire avis, que la théologie paulinienne dans ses éléments fondamentaux
ressort avec une clarté suffisante des épitres sûrement authentiques ou
des parties non contestables des lettres suspectes d'interpolations, pour
que l'on ne soit pas obligé de reprendre sur chaque point les discussions
critioues traitées par lui dans sa Historisch-kntische Einleitung. Il laisse
de côté naturellement les Épitres pastorales, dont l'inspiration est si
évidemment difïérente de celle de Paul, qu'il faut n'avoir jamais saisi
la dialectique inhérente à la pensée de l'apôtre pour les lui attribuer.
Mais il se sert des quatre grandes épitres, de celles aux Phihppiens,
aux Thessaloniciens et même de celle aux Golossiens. De l'Lpitre au.v
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 229
Éphésiens il n'utilise que certaines données dont le caractère paulinien
lui paraît suffisamment garanti.
Il ne se préoccupe pas non plus de la succession chronologique des
Épîtres, ce qui est plus crilicable, car il en résulte qu'il n'a pas tenté de
reconstituer le développement historique de la pensée de l'apôtre Paul,
comme l'a fait notre compatriote, M. A. Sabatier, dans ce beau livre sur
saint Paul qui en est arrivé aujouid'hui à sa troisième édition. Il me
semble cependant que cette méthode est la seule qui permette de saisir
véritablement la pensée si vivante et si active de l'apôtre sans faire tort
à aucun des éléments successifs de son histoire spirituelle. Je préfère
pour la même raison l'ordre suivi par M. Sabatier dans son exposé de la
théologie paulinienne : christologie, anthropologie, philosophie de l'his-
toire, théologie. M. Holtzmann commence par l'anthropologie, et étudie
successivement la notion de la Loi, le péché et la condamnation, la con-
version, la christologie, la réconciliation avec Dieu, la justice et la justi-
fication, la morale, la doctrine des mystères et l'eschatologie. Un dernier
chapitre renferme une appréciation du paulinisme au point de vue reli-
gieux et moral. M. Sabatier, on le voit, e.st parti du fait central, capital,
décisif de la carrière de Paul : la crise au cours de laquelle Paul reconnaît
le Christ en celui qu'il combattait jusqu'alors; il montre ensuite comment
ce fait (incontestable cumme réalité spirituelle de quelque manière que
l'on en explique la genèse) transforme le système théologique du disciple
de Gamaliel. M, Holtzmann, au contraire, se plaçant au point de vue
philosophique, dégage les éléments constitutifs de la doctrine de Paul
sur les rapports naturels entre Dieu et l'homme pour expliquer comment
les problèmes soulevés par cette doctrine dans l'esprit de l'apôtre trouvent
leur solution dans sa conversion. L'inconvénient de ce mode d'exposition,
c'est que l'on ne peut exposer les doctrines de Paul sur la nature humaine
et ses rapports avec Dieu que d'après ses épitres ; or celles-ci nous font
connaître sa pensée longtemps après sa conversion, c'est-à-dire sous la
forme que lui a imprimée sa foi chrétienne. On peut bien déduire de
ces données quelle a dû être sa conception antérieure, mais il ne me
paraît pas légitime de les identifier purement et simplement avec celle-ci
(cf. II, p. 53 au bas de la page : « So wenigstens », etc.). Dans le trop
court paragraphe qu'il a consacré aux « prémisses métaphysiques de la
christophanie y>, M. Eoltzmann a mieux observé cette distinction. A
l'exemple de M. Holsten, dont le remarquable travail Zum Evangelium
des Paulus und des Petrus reste pour nous la meilleure explication de
la conversion de saint Paul, il n'a pas exposé toute la christologie ulté-
230 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
l'ieure de l'apôtre pour montrer quelle fut l'apparition du chemin de
Damas, mais il rappelle les idées admises chez les Juifs alexandrins ou
palestiniens sur l'homme céleste ou sur le Messie en réserve dans le ciel,
ainsi que les représentations que l'on se faisait des êtres surhumains et
nous fournit ainsi les éléments de l'apparition, antérieurs au système
chrétien de Paul.
A suivre M. Hoitzmann dans toutes les parties de sa consciencieuse
restitution de la dogmatique paulinienne, nous nous laisserions entraîner
à écrire, nous aussi, un volume. Quand on arrive au bout de cette ana-
lyse rigoureuse, qui dégage tous les coins et recoins de la pensée pau-
linienne, qui en fait ressortir les contradictions internes et les éléments
hétérogènes en même temps que la puissante originalité et le caractère
profondément individuel, on accorde volontiers à l'auteur que jusqu'à
l'avènement de la critique historique moderne il a été impossible de
comprendre la théologie de Paul. L'immense majorité de ceux qui ont
nourri leur foi de ses écrits n'en ont pas eu une intelligence exacte. Peu
leur importait, sans doute, puisqu'ils y cherchaient un principe de vie
religieuse plutôt qu'un système théologique. Le système de Paul a été
dès le début abandonné par ses disciples. Mais la spéculation dogmati-
que n'a été qu'une petite part de son activité. Son œuvre missionnaire,
condensée en quelques principes simples, populaires, infiniment féconds,
a été autrement importante, et ce sont ces mêmes principes qui ont été
au sein de l'Église chrétienne les ferments actifs de la plupart des ré-
formes. Quelque jugement que l'on porte sur sa doctrine, il est une
chose certaine, que le christianisme n'aurait jamais été ce qu'il a été,
si l'apôtre Paul n'avait pas fait de la foi en Christ, telle que son expé-
rience religieuse personnelle l'avait saisie, le principe actif de l'établis-
sement du monothéisme universaliste dans le monde hellénique. L'œu-
vre commencée par le judaïsme libéral s'est ainsi accomplie dans le
christianisme.
Jean Réville.
A. Malnory. — Saint Gésaire, évêque d'Arles. Paris, Bouil-
lon; gr. in-8 de XXVI et .^16 pages (103" fascicule de la Bibliothèque
de V Ecole des Hautes Études, Sciences philologiques et historiques).
Une bonne biographie de saint Gésaire d'Arles devait apporter un com-
plément d'instruction fort utile à l'histoire troublée des églises de la
ANALYSES F:T COMPTES RENDUS 231
Gaule pendant la période des invasions ariennes^ à cette époque où la
transformation des anciennes éi,dises gallo-romaines en églises propre-
ment gauloises ou (si l'on veut déjà employer ce terme) gallicanes se
prépare. C'est probablement au sentiment général de cette lacune dans
l'histoire ecclésiastique que nous devons l'apparition à peu près simul-
tanée de deux travaux importants sur Tévèque d'Arles : celui de
M. Arnold, professeur à Ereslau, Caesarlus von Arelale und die gallische
Kirche seiner Zeit (plus de 607 pages^ Leipzig, Hinrichs'i, et celui de
M. Malnory, publié dans la Bibliothèque de l'École des Hautes Études.
L'un et l'autre portent le millésime 1894. Leurs auteurs respectifs ont
consigné le résultat de longues études préparatoires, faites dans une
complète indépendance réciproque. Les deux livres peuvent ainsi être
contrôlés l'un par l'autre. Mais il eût été préférable que l'un et l'autre
eussent pu attendre la publication d'une bonne édition des Œuvres de
saint Césaire, promise depuis longtemps par dom Morin. Une pareille
édition est la condition indispensable d'une étude complète et définitive
sur ce personnage.
M. Malnory en fait lui-même en quelque sorte l'aveu dès ses pre-
mières lignes : « Les œuvres émanées de saint Césaire ou relatives à
sa personne, dit il, se trouvent encore au moment où nous publions ce
travail, dispersées dans de nombreuses collections. » Il faut ajouter que
le texte même de ses œuvres, surtout de ses sermons, est dans un état
fâcheux, malgré le zèle déployé par les Bénédictins de Saint-Maur pour
lui restituer les nombreux fragn^nts qui lui appartiennent dans des
sermons attribués à d'autres. M. Malnory se charge encore de nous
expliquer les causes de ce phénomène : saint Césaire avait adopté une
méthode de composition oratoire qui l'exposait tout particulièrement à
ce danger ; il empruntait sans scrupule des morceaux entiers à des pré-
dicateurs antérieurs, tels que saint Augustin ou Fauste; « c'est par le
choix et la disposition des matériaux empruntés que l'auteur leur a
imprimé son cachet » (p. xiii) ; cependant comme il avait l'honnêteté
d'écrire en marge les noms des orateurs dont il utilisait les discours,
ceux-ci ont été restitués à leurs véritables pères et la prédication de
Césaire s'est trouvée dépouillée d'autant.
M. Malnory n'a pas pu entreprendre la reconstitution critique des
œuvres de Césaire, Il déclare qu'il se servira de morceaux bien qua-
lifiés par les manuscrits ou par le style, et se borne à indiquer la mé-
thode à laquelle un bon éditeur devra se conformer. Mais son Introduc-
tion montre qu'il a fait pour lui-même une étude critique sérieuse des
232 REVUE DE l'hISTOIRK DES RELIGIONS
sources et notamment des études paléographiques fructueuses, et c'est
par là assurément que son livide contribuera le plus au progrès des con-
naissances précises sur Gésaire.
Celui-ci est avant tout un homme d'église ; il a le talent de gouverner
les hommes; il aime à faire des règlements et à prêcher. Son développe-
ment intellectuel est des plus ordinaires. Sa piété est celle du moine; il
représente, en face de l'invasion des barbares germaniques, l'invasion
du monachisme chrétien en Gaule, dont les conséquences sociales ne
sont pas moins dangereuses pour l'avenir économique du pays. Quand
les hommes chez lesquels la vie morale est le plus considérable se re-
tirent du monde, le monde se trouve appauvri de ses meilleurs élémenls.
M. Malnory ne cède pas à la tentation d'exalter outre mesure le
héros de son histoire. Les seules sympathies que son impartialité voulue
d'historien ne réussit pas toujours à masquer, ont pour objet, moins
Gésaire personnellement, que l'ancienne Église arlésienneet saprimatie.
Il suit l'ordre chronologique dans son récit : la jeunesse de Gésaire, son
stage à Lérins, les commencements de son épiscopat à Arles, la persé-
cution (terme un peu dur) d'Alaric, l'attribution des Statuta ecclesiae
antiqua à Gésaire avec de nouveaux arguments à l'appui, le concile
d'Agde (11 sept. 506), les rapports avec Théodoric le Grand, les relations
avec le Saint-Siège et le différend avec saint Avit au sujet du privilège
primatial, les conciles provinciaux de Gésaire (ceux d'Arles, de Garpen-
tras, deuxième concile de Vaison, deuxième concile d'Orange, de Mar-
seille), notamment celui d'Orange, où Gésaire fait signer sans discussion
les propositions envoyées de Rome touchant la controverse semipéla-
gienne, après les avoir modifiées d'une façon plus oppoi'tune que lo-
gique. Ensuite M. Malnory nous fait assister aux conciles francs d'Or-
léans (538 et 541). Les deux derniers chapitres, les plus intéressants,
ont pour objet la prédication de saint Gésaire et ses règles monastiques.
La forme, parfois un peu ample et non dénuée de répétitions, est
agréable. Gette biographie se lit aisément et se recommande à l'atten-
tion des historiens ecclésiastiques.
Jean Réville.
Henry Gii.\rles Lea. — A history of aurioular confession
and indulgences in the Latin Ghurch. 3 vol, in 8° : xii-o23,
viii-514et viii-629 pages. Philadelphia, Lea brothers and G°, 1696.
En recevant successivement, dans le courant de cette année, les trois
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 233
gros volumes dont nous venons d'inscrire le titre en tête de cet article,
notre première impression a été celle d'une profonde admiration pour
l'infatigable historien américain. Nous nous sommes rappelé en eiïet
que c'est en 1888 qu'a paru, en trois volumes également, la magistrale
« Histoire de l'Inquisition au Moyen-Age », quia fait la réputation scien-
tifique de son auteur. Or depuis cette date récente, M. Lea a écrit plusieurs
volume {Chapters from the religions history of Spain connected with
the Inquisition, 1890; Superstition and force, 1892, etc.) et de nom-
breux mémoires insérés dans des revues américaines, tous relatifs à l'his-
toire du catholicisme et des institutions de l'Église romaine, et nous
savons en outre qu'il est en train de préparer une histoire de l'Inquisi-
tion en Espagne. Une si étonnante capacité de travail, et d'un travail
nullement superficiel, mais méticuleux et consciencieux, devait être
signalée, avant d'examiner rapidement l'œuvre nouvelle de notre sym-
pathique écrivain.
L' (( Histoire de la confession auriculaire et des indulgences dans l'É-
glise latine» se divise en deux parties. La première (vol. I et II) traite de
la confession et de l'absolution, la seconde (vol. III) des indulgences.
Dans une courte préface l'auteur se défend du reproche, qu'on ne man-
quera pas de lui adresser^ de « battre de la vieille paille », tant le sujet
de la confession et des indulgences paraît être épuisé. Mais comme il le dé-
clare, l'étude qu'il en fait renouvelle en quelque sorte le sujet, car notre
historien, dont l'extrême impartialité n'est point à démontrer, n'a voulu
consulter que les documents originaux, les autorités catholiques et en par-
ticulier les ouvrages de dévotion populaire en usage dans l'Église latine.
Le premier volume renferme quatorze chapitres. L'auteur examine
tout d'abord le christianisme primitif, période pendant laquelle la re-
pentance du pécheur est seule requise pour sa réconciliation avec Dieu.
Dans les siècles suivants (du ii^ au v^ siècle), l'évolution du dogme et du
rite commence. En ce qui concerne la discipline, il faut distinguer d'une
manière très précise à cette époque la réconciliation avec Dieu et la ré-
conciliation avec l'Église; il n'est point encore question du pouvoir des
clefs, et Tévêque ne joue de rôle que dans le forum externum ; l'Église
n'exerce pas encore de juridiction dans le forum de la conscience. Quant
à la pénitence, dans les quatre premiers siècles, elle est publique, et ce
n'est qu'au milieu du V siècle que nous rencontrons une allusion à la
pénitence privée. La pénitence est alors très sévère et l'auteur en décrit
les divers stages. Un fait important sur lequel insiste avec raison .M. Lea
c'est que la pénitence, comme le baptême, ne pouvait avoir lieu qu'une fois
234 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
dans la vie. Quant à la réconciliation, distincte de l'absolution, elle est
une fonction épiscopale. Le salut du pécheur, réintégré dans l'Église par
l'évêque, est par cela même facilité, mais il n'est point assuré.
Après avoir étudié, au point de vue spécial de la pénitence, les héré-
sies montaniste, novatienne et donatiste, l'auteur montre, dans la ques-
tion du pardon du péché, la valeur spéciale accordée à l'Eucharistie et
aux messes votives; il expose ensuite la controverse pélagienne et les
graves problèmes théologiques qui s'y rattachent, et aborde la question du
pouvoir des clefs.
Le chapitre qui traite du pouvoir des clefs est l'un de ceux que l'au-
teur a composé avec le plus de soin; on pourrait presque taxer d'exces-
sive l'impartialité avec laquelle il a dirigé ses recherches et fixé sur le
papier les résultats de ses investigations. L'Église primitive ne sait rien
du pouvoir des clefs, et le silence des anciens Pères sur ce point est des
plus significatifs. La première allusion à un pouvoir de pardonner le
péché se rencontre dans TertuUien, qui proteste énergiquement contre
une telle prétention. Du v^ au vi^ siècle la question déjà si controversée,
d'une pareille puissance, demeure dans un singulier état de fluctuntion
et d'incertitude. Les Fausses Déci^étales tendent à établir le dogme ; nous
y voyons, par exemple, saint Pierre déclarer que « les évêques sont les
clefs de l'Église, qu'ils ont le pouvoir de fermer le ciel et d'en ouvrir
les portes, parce qu'ils sont les clefs du ciel. » Malgré ces faux, la théo-
rie du pouvoir des clefs ne fait que de lents progrès du ix<^ au xi" siècle.
C'est à l'Université de Paris et aux docteurs de l'école que sont dus sa
propagation dans la chrétienté et son établissement. Encore les hésita-
tions demeurèrerit-elles toujours fort grandes, et fut-il nécessaire de for-
muler une distinction entre la remise de la coulpe et la remise de la
peine.
Les six chapitres suivants sont consacrés à la confession, dont l'au-
teur étudie l'origine, le développement graduel et l'évolution dans les
détails les plus circonstanciés. Après avoir constaté que la confession
auriculaire est inconnue de l'Église primitive, au sein de laquelle la
confession publique à Dieu était seule pratiquée^, il montre que l'intro-
duction de la confession privée au prêtre est fort ancienne. Saint Jérôme
y fait allusion à plusieurs reprises et un canon du premier concile de
Tolède en 398 prouve qu'en Espagne la confession privée était une
fonction reconnue aux prêtres, du moins en ce qui concerne les vierges
qui avaient prononcé des vœux. C'est au v^ siècle, sous Léon I^r, que
la confession privée prend en quelque sorte rang et droit de cité dans
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 235
l'Église, mais elle demeura longtemps encore purement volontaire, et
par conséquent peu fréquente. Au xn« siècle l'Église s'efforce de popu-
lariser la confession auriculaire; enfin en 1216 le concile de Latran dé-
crète l'obligation annuelle de la confession. Depuis cette date célèbre,
l'auteur expose les modifications, dans la théorie et la pratique, que le
dogme a subies. Il passe successivement en revue toutes les questions
complexes relatives au droit du prêtre à l'administration du sacrement
de la pénitence, aux cas réservés à l'évèque et au Saint-Siège, à l'histoire
du confessionnal, au secret de la confession, etc.
Avec la fin du premier volume nous arrivons à la question si grave de
l'absolulion. L'auteur montre que l'absolution était contenue en germe
dans le principe du pouvoir des clefs, et que son affirmation n'a été que
la conséquence de la proclamation de ce dogme. « Lorsque le pouvoir des
clefs, dit-il judicieusement, eut été définitivement établi, lorsque la
confession auriculaire eut été élevée au rang de sacrement, et que le
Saint-Esprit et le pouvoir de délier et de délier eurent été conférés au
prêtre dans l'ordination, il ne pouvait plus y avoir longtemps de distinc-
tion entre la réconciliation et l'absolution ; toutes deux étaient également
sacramentales et assuraient également au pécheur le pardon. »
Si l'Église, en élevant le rôle du prêtre, a fini par le transformer en
délégué de la divinité, ce n'est point à dire qu'elle ait libéré le pécheur
de toute responsabilité. C'est par les conditions requises du pécheur par
l'Église pour l'absolution que débute le second volume de M. Lea. L'au-
teur constate tout d'abord que la foi au pardon de ses propres péchés
n'est point exigée du pénitent'pour en obtenir l'absolution. Ce fait établi,
il expose les distinctions classiques de l'attrition et de la contrition, les
querelles du jansénisme et la célèbre bulle Unigenitus, etc. ; il insiste en
particulier sur l'obligation imposée au pécheur de la réparation et de la
restitution, et sur la commutation de la restitution. Ce dernier point lui
fournit l'occasion de donner les détails les plus circonstanciés et les
plus curieux sur la Santa Cruzada espagnole. On entend par ce mot la
vente d'indulgences spéciales, dites de Croisade, qui n'ont cessé d'être
l'objet du commerce ecclésiastique, dans les États espagnols, depuis le
moyen âge jusqu'à nos jours ; l'auteur donne même le fac-similé d'une
Bula de la Santa Cruzada, du prix de una peseta quince céntimos, datée
de 188S, et portant la signature et le sceau de l'archevêque de Tolède.
Voici, en peu de mots, la théorie de ce genre d'indulgences. Le pécheur,
en principe, est tenu à la restitution des biens mal acquis; mais il arrive
souvent que cette restitution ne peut se faire sans porter atteinte à Thon-
2H6 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
neur de celui qui s'y soumet, qu'il est difficile de déterminer le montant
de la somme à restituer, ou la personne qui y ,a droit, etc. Dans de
pareils cas, l'Eglise, qui ne cesse de subir les attaques des infidèles et
des hérétiques, et qui a besoin d'argent pour organiser des expéditions
contre ses ennemis, a pitié du pécheur et le tient quitte à bon marché de
la restitution qu'il devrait faire.
Après cet intéressant chapitre, l'auteur étudie successivement la péni-
tence publique et privée, l'organisation de la pénitence (et plus spécia-
lement les pèlerinages, les aumônes, les messes), le rachat de la péni-
tence et les taxes de la Pénitencerie. Il passe ensuite à l'examen de la
« satisfaction ». La satisfaction, qui est, théoriquement parlant, une
partie essentielle de la pénitence, lacté par lequel le pécheur satisfait
Dieu, aurait dû comme telle n'être ni amoindrie ni réduite : en fait, elle
n'a cessé de se relâcher, en dépit des tentatives de réforme des conciles
et des rigoristes (jansénistes, etc.). C'est ce que l'auteur montre fort
bien dans l'étude qu'il lui consacre.
Après avoir exposé, dans les derniers chapitres, la classification des
péchés, le probabilisme, la casuistique et leur histoire, il conclut la pre-
mière section de son livre par des considérations d'ordre général sur
l'influence exercée par la confession. S'il relève les services que l'Eglise a
rendus à la civilisation par cette institution, qui a contribué à éduquer
les peuples barbares qu'elle a convertis, il n'a pas de peine à en faire
ressortir les abus et les déplorables eftets. Il insiste sur ce point dûment
constaté, et d'une gravité exceptionnelle en morale, que l'objet de la
confession est, non pas l'amendement du pécheur, mais son absolution.
Il en résulte une moralité artificielle, factice, qui a même donné fré-
quemment occasion à des confessions fictives. L'auteur rappelle à ce
propos cet adage espagnol, mis dans la bouche d'un pécheur qui s'in-
flige à lui-même la discipline : « Esto es por la vaca que hurté, y esto
por la vaca que voy â hurtar » (Ce coup-ci est pour la vache que j'ai
volée et celui-là pour la vache que je vais voler). Ces observations amè-
nent l'auteur à établir, en terminant, un parallèle entre la moralité des
peuples catholiques et celle des peuples protestants, comparaison corro-
borée par la statistique. Un index très complet, placé à la fin du tome
second, facilite les recherches dans le contenu si riche de la première
partie de l'ouvrage.
Avec le troisième et dernier volume nous entrons dans la seconde
section de l'ouvrage, celle qui traite des indulgences. Le premier cha-
pitre étudie les origines de cette pratique et expose les théories qui en
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 237
ont été données au sein de l'Église. L'introduction des indulgences est
de date relativement récente, mais elles ont eu pour précurseurs ces
commutations et ces rachats de pénitences, dont l'auteur a parlé dans
ses premiers volumes, et qui remontent en fait, les uns et les autres, au
pouvoir attribué aux évèques, puis aux prêtres, de changer, de mitiger,
etc., l'imposition de la pénitence. Dans sa conception originelle, l'indul-
gence était simplement la substitution de quelque œuvre pie à tout ou
partie de la pénitence infligée par le prêtre après la confession. Il n'y
avait alors, en quelque sorte, que permutation entre œuvres réputées
également pies, et les indulgences les plus anciennes que nous connais-
sons (au XI» siècle) sont toutes fondées sur ce principe. Vers le milieu du
xiii" siècle, une nouvelle conception des indulgences, qui en modifia
profondément la théorie et la pratique, se développa sous l'influence de
la découverte, faite àcette époque, que la Passion du Christet les mérites
surabondants des siints constituent un trésor inépuisable pour la ré-
demption des pécheurs et la satisfaction due à Dieu. L'indulgence devint
ainsi un bon du Trésor de l'Eglise accepté en paiement par Dieu. La
valeur tout à fait exceptionnelle de ce bon exige une seule main pour
l'octroyer, et cette main ne peut être que celle du pape, en sorte que la
promulgatioa de l'indulgence devient le privilège exclusif de la pa-
pauté.
Après ces recherches du plus haut intérêt sur les origines de l'insti-
tution des indulgences, l'auteur examine les discussions relatives à leur
efficacité, leur étendue, leur cumul, etc. Il passe ensuite aux conditions
requises du pénitent pour l'octroi de l'indulgence; le développement de
l'institution est l'objet d'un chapitre particulièrement intéressant, que
l'auteur termine en y joignant les licences accordées pour atténuer la
sévérité des jeûnes, sorte d'indulgence qui remonte au xiV siècle, et
qu'on appela plus tard en Allemagne du nom caractéristique le Butter-
brie fe .
Les chapitres suivants ont pour sujets : les jubilés, les derniers temps
du Moyen-Age (l'église de la Portioncule, les Carmélites, etc.), l'appli-
cation de l'indulgence à la mort (rachat de l'enfer, du purgatoire, etc)..
la réformation;, la contre-réformalion, les pèlerinages et les stations à
Rome, les ordres religieux, les confréries (le rosaire, les scapulaires, etc.),
l'indulgence conférée par la consécration à des objets, l'extension et la
profusion des indulgences dans les temps modernes, les indulgences
apocryphes, enfin l'influence exercée par les indulgences. Le volume se
termine par un appendice où sont reproduites plusieurs pièces juslifi-
238 REVUE DE l'hISTOÏKE DES RELIGIONS
catives; l'auteur y a ajouté toute une série fort curieuse de fac-similé
de bulles d'indulgences, et un index de la seconde partie.
L'aperçu très incomplet et très superficiel que nous venons de donner
de l'ouvrage de M. Lea (il faudrait une brochure pour en rendre compte)
aura suffi toutefois pour en faire ressortir la richesse des informations,
la patience des recherches, et la variété du contenu. C'est une œuvre
d'une vaste et profonde érudition, d'une critique sûre et impartiale,
écrite dans un style clair et précis.
Ce qui nous frappe le plus peut-être dans ce grand travail, c'est son
caractère encyclopédique ; c'est, dans une certaine mesure, une histoire
des dogmes de l'Église catholique. Il ne saurait en être autrement, au
point de vue où l'auteur se place, d'une enquête aussi consciencieuse
qu'étendue, aussi pénétrante qu'enveloppante; il s'agit d'ailleurs de
doctrines capitales dans l'Église, qui touchent à toutes ses croyances, à
toutes ses institutions, à toutes ses pratiques, et, s'il était nécessaire de
le démontrer, il suffirait de rappeler la Réformation et les Églises pro-
testantes, c'est-à-dire une conception religieuse toute différente, une
organisation ecclésiastique diamétralement opposée, un idéal de vie chré-
tienne en absolue contradiction avec l'idéal que l'Église catholique a
proclamé^ nés de l'opposition violente que suscita, au xvi^ siècle, la
vente des indulgences. Le commerce des indulgences ne fut, il est vrai,
que l'occasion de la Réforme, que des causes plus profondes et plus
générales nous expliqueront ; mais si l'opposition contre les indulgences
entraîna inévitablement la dislocation de l'édifice catholique, c'est
qu'elles n'étaient point seulement une plante parasite crue sur le faîte
du monument; elles ressemblaient à ces lierres énormes qui" ont si bien
fait l'assaut des vieilles murailles, qu'on ne peut les en détacher sans
abattre, du même coup;, la maçonnerie qu'ils ont pénétrée.
Edouard Montet.
H. K. Garrol. — The religious forces of the United States,
enumerated, classïfied, and described on the hasis oftlie govermnent
census of 1890. With an introduction on the condition and characler of
American Christianity, by H. K. Carrol, L. L. D., in charge of the
division of Churches, eleventh census. New York, The Christian
Literalure Company_, 1893. Un vol. in-8° de lxi et 449 pages.
Le gouvernement fédéral des États-Unis fait opérer, tous les dix ans,
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 239
le recensement général de la population. En 1890, alors que celte opé-
ration gigantesque se poursuivait pour la onzième fois, il a chargé
M. Carol de dresser la statistique religieuse du pays. Cette statistique
a élé publiée depuis et remplit bon nombre de gros volumes; mais,
avant cette publication officielle, et dès le commencement de 1893,
M. Carol avait fait paraître le résumé dont nous venons de transcrire
le titre et qui a été accueilli avec une juste faveur, parce qu'il offre^ pour
la première fois, un tableau complet, et qui semble dressé avec impar-
tialité, de la situation et de l'importance relative des Églises des P^tats-
Unis.
Avant sa publication on ne savait, ni en Europe, ni en Amérique,
rien de bien certain à cet égard. Les documents étaient rares, incom-
plets, suspects. Certaines Églises, il est vrai, publiaient des annuaires,
des rapports, des relevés où l'on pouvait trouver des renseignements ;
mais, faute d'être contrôlés, ils n'inspiraient pas une confiance absolue ;
en bien des cas, ces renseignements mêmes manquaient absolument, de
telle sorte qu'il n'existait nulle part un tableau général. A défaut de
chiffres méritant confiance, on se trouvait souvent en présence d'infor-
mations singulièrement fantaisistes. Les catholiques eux-mêmes, les
mieux informés parce qu'ils sont les plus centralisés,, variaient de plu-
sieurs millions dans l'appréciation du nombre de leurs adhérents. Le
gouvernement n'en savait pas plus que le public. Il avait voulu faire la
lumière, et en 1850, 1860 et 1870, il avait essayé de joindre au recense-
ment civil un recensement religieux et avait chargé ses employés de
relever le nombre des temples, celui des places qu'ils pouvaient contenir
et la valeur des biens appartenant aux Églises. Le résultat fut nul. En
1880, le gouvernement voulut faire davantage et remit à ses recenseurs
un questionnaire détaillé, comprenant un bien plus grand nombre d'ar-
ticles. L'échec fut encore plus complet. On obtint une masse de rensei-
gnements, mais si étrangement mélangés et présentant un si grand
nombre de lacunes qu'il fut impossible de les débrouiller et d'en tirer
aucun parti. Ceci tenait à diverses causes dont voici, semble-t-il, les deux
principales : Les recenseurs fédéraux ont déjà beaucoup à faire pour la
statistique civile, à leurs yeux la plus importante. Les feuilles imprimées
qu'ils ont à remplir comportent de très nombreuses colonnes ; en leur
demandant de dresser, en outre, sur d'autres feuilles, la statistique re-
ligieuse, on ajoutait à leur travail ordinaii'e, déjà énorme, un travail
supplémentaire auquel ils pouvaient difficilement suffire. En second
lieu, leur qualité de fonctionnaires, ou d'employés du gouvernement
240 RKVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
fédéral, les rendait impropres à la tâche nouvelle qu'on leur imposait.
Aux États-Unis, la liberté île conscience est entière et la séparation des
Eglises et de l'État absolue; la non-ingérence de l'Étal dans toutes les
questions religieuses est, pour tous, une sorte de dogme sacré. Le ci-
toyen américain n'admet pas qu'un fonctionnaire de l'Etat lui demande
ce qu'il croit ou, ce qui revient à peu près au même, à quelle Église il
se rattache. Quand on lui pose la question, il est fort tenté de répondre :
Cela ne vous regarde pas; si l'on insiste, il invoque le premier amende-
ment à la Constitution, lequel interdit au Congrès de se mêler des choses
religieuses, et tout est dit.
En 1890, le gouvernement, éclairé par l'expérience, s'y prit de tout
autre façon; il sépara absolument le recensement civil du recensement
religieux et confia celui-ci à M. Garol, mettant à sa disposition les
employés et les fonds nécessaires et le laissant libre d'agir à sa guise.
Ne pouvant recourir à l'autorité, M. Carol s'est adressé aux intéressés,
aux chefs des Églises, aux pasteurs, aux synodes, aux évêques, soit ca-
tholiques, soit protestants. Il a organisé un immense bureau de corres-
pondance, expédiant dans tous le pays des feuilles, des cadres à remplir.
Pour ne citer qu'un exemple, les protestants luthériens sont fort nom-
breux en Amérique et y sont fort divisés; ils comptent plusieurs synodes,
mais il y a aussi nombre de congrégations isolées qui ne se rattachent
à aucun synode. Pour arriver à les découvrir toutes, de façon à les faire
figurer dans ses tableaux statistiques, M. Carol a fait écrire à chacun
des 4,591 pasteurs luthériens des États-Unis pour lui demander si sa
propre congrégation — ou telle autre dont il aurait connaissance dans
son voisinage — se rattachait, ou non, à un synode. C'est ainsi, à l'aide
d'une immense correspondance qu'il s'agissait ensuite de dépouiller, de
classer, de contrôler, d'analyser, d'apprécier, que le très habile directeur
de cette immense entreprise a réuni les renseignements qui forment la
matière de son volume.
Outre les difficultés matérielles qu'elle présentait, l'œuvre se heur-
tait à des obstacles d'un genre tout spécial; elle soulevait des problèmes
que la vieille Europe ne soupçonne guère. Qu'est-ce qu'une Église? En
Europe, ce mot éveille immédiatement l'idée d'un organisme spécial, dé-
terminé, circonscrit, facile à distinguer de toute autre chose. L'Église
catholique a fourni le moule, le modèle de toutes les autres; les circons-
criptions paroissiales, consistoriales, synodales, des pays protestants cor-
respondent aux paroisses et aux diocèses catholiques. En Amérique, on
est en face d'une multitude d'églises, de sociétés, d'associations, dont
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 241
beaucoup sont nées à des époques relativement récentes, dans le pays
même, dans un pays où toute tradition manquait, où les vieilles habi-
tudes n'existaient point, ou bien étaient vite oubliées par les émigrants,
où, la liberté étant sans limites, la fantaisie de chacun se donne libre
cours. Dès lors le mot Église n'a plus le sens concret, précis qu'il revêt
pour nous. Tel groupe constitue-t-il une Église, ou bien n'est-ce qu'une
association, une société? Tel autre qui prend le nom de société n'ofifre-
l-il pas tous les caractères d'une Église? Même dans les groupes auxquels
ce nom revient incontestablement, l'organisation intérieure varie telle-
ment qu'on se trouve en présence de quantités fort difficiles à compa-
rer, tant elles sont de nature différente.
En Europe, nous disons que dans tel pays — la Suisse par exemple —
il y a tant de protestants, tant de catholiques,, tant d'Israélites, et les
chiffres donnés, qu'ils soient ou non d'une rigoureuse exactitude, ont la
prétention de comprendre la totalité de la population qui se rattache par
sa naissance ou par ses convictions personnelles au protestantisme, au
catholicisme, au judaïsme.
En Amérique, une seule Église — ou pour employer le mot du pays,
une seule dénomination — compte ainsi; c'est l'Église catholique, qui
donne le chiffre total de ses adhérents de tout âge et de tout sexe. Toutes
les autres comptent différemment, et chacune à sa façon. Les unes don-
nent le nombre des personnes qui souscrivent pour les frais du culte ;
d'autres — et c'est le cas le plus fréquent — celui de leurs membres, ne
tenant pour tels que les personnes qui ont formellement adhéré et se
sont inscrites sur les registres. D'autres enfin ne comptent que le nombre
de communiants.
M. Garol avait donc à calculer l'importance comparative de quantités
fort différentes, et, comme les désignations varient autant que la manière
de se compter, il a dû adopter des termes nouveaux, capables de s'appli-
quer à ces groupements qui se ressemblent, qu'il fallait rapprocher,
comparer, mais qui se dénomment chacun à sa façon. Il a rejeté le terme
Église, trop général, trop vague, étranger à certains des groupes qu'il
devait nécessairement comprendre dans ses tableaux statistiques, par
exemple \ai Société des amis (Quakers). Guidé par l'espritpratique de son
pays, il a tout simplement adopté le terme : Organisation. Ce qu'il a dressé
c'est la liste de tous les corps religieux organisés existant aux États-
Unis, quel que soit d'ailleurs leur mode d'organisation. Chaque groupe
de personnes formant une paroisse, une congrégation, est, pour M. Ga-
rd, une organlsalion. il y en avait, aux États-Unis, en 1890, 165,297.
16
242 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Le nombre des organisations n'est pas le seul renseignement que
M. Carol ait essayé de recueillir; sans trop entrer dans les détails, il a
relevé les principaux, ceux qui devaient permettre de se faire une idée
des ce forces religieuses », c'est-à-dire : 1° le nombre des églises et des
temples; 2" celui des places assises qu'ils offrent; 3° celui des autres
lieux de cultes, des salles de tout genre où un service religieux quel-
conque est célébré, et des places qu'elles peuvent fournir ; 4° la valeur
des biens que les organisations possèdent ; 5" le nombre des membres, ou
des communiants; 6" le nombre des pasteurs.
Ces renseignemants obtenus, il s'agissait de les classer et de les décom-
poser; de spécifier où se trouvent ces organisations, de, qui elles se
composent, à quel corps religieux elles se rattachent. Le recensement
fédéral se fait par comté. M. Carol a pensé que, dans un livre destiné à
renseigner lepublic, il pouvait s'en tenir à des circonscriptions plus vastes,
et ses tableaux sont dressés par État. Ils nous apprennent combien il
existe d'organisations et quelle est la valeur de leurs biens, le nombre
de leurs temples, etc., etc., dans l'État de New-York, dans l'Illinois, et
ainsi de suite pour tous les États. Quant aux diverses familles religieuses,
aux dénominations, il ne s'est point risqué à les classer par ordre d'im-
portance; il a tout simplement adopté les désignations qu'elles prennent
elles-mêmes et les a classées par ordre alphabétique. Il en a trouvé 42,
et son premier chapitre est consacré aux Adventistes, tandis que le
42e traite des Universalistes. Mais presque toutes les Églises, les dénomi-
nations américaines, se subdivisent en plusieurs branches, indépendantes
les unes des autres et parfois ennemies. Par exemple l'Église ou Déno-
mination, Baptiste se partage en 13 branches ; toutes sont baptistes, parce
que toutes repoussent le baptême des enfants et ne baptisent que les
adultes ; mais chacune d'elles a ses principes spéciaux et forme un corps
particulier. Ici l'ordre alphabétique ne pouvait guère être suivi , et, comme
en général les branches diverses se sont formées par séparation du
corps principal et plus ancien, M. Carol les énumère par ordre de date.
Ainsi les baptistes primitifs — qui se désignent ainsi, parce qu'ils pré-
tendent professer les principes posés à l'origine par les fondateurs de
l'Église — ne figurent point sur la liste en tête des 13 divisions du
baptisme, mais occupent le 12° rang, parce que leur constitution en église
séparée est de date relativement récente.
Les Baptistes ne sont point, tant s'en faut, les seuls qui soient ainsi
divisés; les luthériens comptent 16 branches; les méthodistes, 17; les
quakers, 4; les mormons, 2; les catholiques, 7. Ici M. Carol ne nous
ANALYSES ET- COMPTES RENDUS 243
semble pas avoir été bien inspiré; il classe comme catholiques des gens
qui ne le sont guère. Son chapitre v, consacré au catholicisme, comporte
les subdivisions suivantes : 1° le^ catholiques proprement dits, debeaucoup
les plus nombreux; 2° les uniates, c'est-à-dire les grecs unis, les grecs
qui reconnaissent l'autorité du Pape (14 communautés ou organisations,
i'3 temples, 10,850 communiants); 3o l'Eglise orthodoxe russe (12 or-
ganisations, dont 11 dans l'Alaska, autrefois Amérique russe); 4° l'Eglise
orthodoxe grecque (1 communauté dans la Louisiane); 5" l'Eglise armé-
nienne (6 communautés) ; 6" l'Église vieille catholique (4 communautés,
665 communiants) ; 1^ l'Église catholique réformée (schisme récent,
8 organisations, 1000 communiants). Cette classification nous semble
singulière; classer comme catholiques les orthodoxes russes ou grecs,
les arméniens, c'est leur donner une qualification qu'ils n'acceptent pas
et que la Papauté leur refuse.
Le spectacle de ces Églises, subdivisées en tant de branches, étonne
parce qu'il heurte nos idées, notre amourde l'unité, mêmede l'uniformité,
et l'on se demande d'où peuvent provenir ces divisions. Les causes en
sont multiples et très variées. Parfois elles tiennent à des questions de
langue et de race. Ainsi les luthériens. Ce sont, pour la plupart, des immi-
grants ou des descendants d'immigrants, venus d'Allemagne, de Dane-
mark, de Suède, de Norvège, d'Islande, de Finlande. Tous luthériens,
mais séparés par les différences de langage, ils se sont constitués en
églises différentes, et ces divisions persistent. D'autres fois, c'est la poli-
tique ou plus encore les questions sociales qui amènent les divisions.
Les méthodistes du nord condamnaient l'esclavage; ceux du sud le
défendaient; d'où rupture. L'esclavage a disparu, mais la division per-
siste. Dans le sud on trouve des Églises de Blancs et des Egli,«es de Noirs,
qu'aucune divergence doctrinale ne sépare, mais entre lesquelles la
question de race creuse un abîme.
Voilà bien des causes de division; la plus fréquente de toutes, c'est le
dogme. Dans toutes les Églises d'Amérique on voit se manifester les
deux tendances qui partout divisent la race humaine ; dans toutes il y a,
à des degrés plus ou moins prononcés, une droite et une gauche; d'un
côté les conservateurs, de l'autre les progressistes. La plupart des Églises,
ayant pour fondement ou pour drapeau un formulaire dogmatique, un
Credo qui souvent date de loin et ne répond guère à l'esprit du jour,
ceux qui voudraient le maintenir dans toute sa rigueur et ceux qui vou-
draient le réviser, ou réclament la liberté de l'interpréter d'une façon
un peu large, n'arrivent pas facilement à s'entendre. En Europe, le même
244 REVUE DE l'hISTOIUE DES RELIGIONS
phénomène se manifeste, mais de vieux souvenirs, des traditions sécu-
laires en neutralisent souvent l'effet ; toute séparation, tout schisme est
considéré comme regrettable, voire même condamnable. En Amérique,
il n'y a ni vieilles traditions, ni vieux souvenirs; les mœurs, l'opinion
n'opposent aucun obstacle à ces séparations ; loin de les blâmer, on est
plutôt disposé à les regarder comme des preuves de la sincérité et de la
réalité des convictions, et l'on ne s'étonne pas de les voir se multiplier.
Quelques dénominations pourtant y échappent. Ce sont celles qui n'ont
pas adopté de Credo, de formulaire doctrinal, de confession de foi. Ainsi
les congrégationalistes, chez lesquelles chaque paroisse, chaque commu-
nauté est chez elle maîtresse souveraine dans toutes les questions d'or-
ganisation, de discipline, de foi, et qui n'ont pas de confession de foi
commune, imposée à tous. Ils comptent 4, 8t)8 or^an^5a<^ons, 4,736 tem-
ples, 512,771 communiants. De même, les disciples (7,246 paroisses,
641,000 communiants); les universalistes (956 paroisses. 49,194 com-
muniants) ; les unitaires (421 paroisses, 424 temples , 68,000 commu-
niants).
Nous avons déjà dit que, en 1890, il existait aux États-Unis
165, 2y7 congrégations, ou paroisses, régulièrement organisées. Le nombre
des églises, temples, salles de culte, était de 142,639. Celui des membres
inscrits, ou des communiants, était de 20,618,307, soit presque le tiers
de la population totale du pays. La valeur des biens des églises, meubles
et immeubles, y compris, bien entendu, les édifices : temples, presby-
tères, etc., est évaluée par M. Carol à 3 milliards 400 millions de francs,
sur lesquels l'État, le budget, l'impôt n'ont pas fourni un centime.
Le système des Églises américaines, de ne compter que les membre?
inscrits, ou même les communiants, a singulièrement compliqué la tâch^
de M. Carol et risque d'égarer l'opinion, surtout en Europe où nous
avons coutume de compter tout autrement. Ainsi il y a, aux États-Unis,
142,000 écoles du dimanche. On nomme ainsi un service spécial destiné
aux enfants, moitié culte, moitié catéchisme, et qui se fait partout le
dimanche, presque toujours le matin. D'après une statistique qui ne date
pas de 1890, mais s'applique à 1895, ces écoles du dimanche comptaient
13,033,175 élèves. Tous ces enfants, qui n'ont pas encore communié et
ne sont pas admis à s'inscrire sur les registres, restent en dehors des
tableaux statistiques. Il faut ajouter que nombre de personnes adultes
qui ne sont inscrites nulle part, n'en fréquentent pas moins le culte.
Des recherches considérables, des calculs comparatifs très serrés ont
amené M. Carol à constater que chaque communiant inscrit représente
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 245
en moyenne 3 adhérents l/^- D'où ce résultat final^ dont l'indication
clôt naturellement notre résumé de son livre : Les Etats-Unis comp-
taient, en 1890, 62,622,250 habitants, qui se partageaient ainsi :
49,630,000 protestants; 7,362,000 catholiques; 500,000 non chrétiens
(Israélites, bouddhistes, etc.), et environ 5,000,000 de personnes ne se
rattachant à aucun culte, soit qu'elles les rejettent tous sciemment, soit
qu'elles vivent dans l'indifTérence, soit qu'il ait été impossible de vérifier
leur religion.
Etienne Coquerel.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
Brede Christensen. — Eg-ypternes forest.llinger om livet efter
doeden i forbindelse med guderne Ra og Osiris. — Christiania. As-
chehoug et C'^.
Sous ce titre vient de paraître en Norvège un livre remarquable sur les idées
des anciens Égyptiens relatives à la vie d'outre-tombe. Comme l'auteur s'est
décidé à en publier une traduction en langue française, on ne veut ici qu'en an-
noncer l'apparition.
L'auteur arrive sur bien des points importants à de nouveaux résultats. Sa
thèse renferme beaucoup d'observations originales, et comme ses affirmations
reposent sur des étuies approfondies des textes, son travail semble devoir être
pris en sérieuse considération. On y trouvera une conception du ka, différente de
cellequiaétéadmisejusqu'àprésent; une interprétation, unpeu osée,derAmenti ;
de nouvelles descriptions des enfers égyptiens et des drames qui s'y déroutent.
L'auleur propose des interprétations nouvelles sur Atef, sur la signification de
la tête d'Osiris et de l'œil de Horus, sur la connexion de l'astrologie égyptienne
avec l'idée d'Osiris, enfin, sur les propriétés d'Osiris en qualité de dieu céleste.
A. Aall.
A. LiNCKE. — Dia neuesten Rûbezalilforschungen, ein Blick in die
Werkstatt der mythologisclien Wissenschaft. — Dresde, v. Zalin et
Jansch. In-S", v-51 pages. 1896.
Dans cette intéressante brochure, qu'il a fait précéder d'une introduction un
peu touffue où il tente d'exposer en un tableau d'ensemble l'état des études de l'his-
toire religieuse, de mythologie comparée et de folk-lore, M. Lincke s'est efforcé
d'établir, à la suite de MM. Cogho et Regell, l'origine germanique de ce per-
sonnage mythique, aux multiples aspects, qui figure sous le nom un peu énig-
matique encore de Riibezahl dans les légendes des Riesengebirge. Il consi-
dère comme inacceptable l'élymologie donnée par Veckenstedt, qui interprète le
mot de Rubezahi par 7'yba cal et le traduit par « Empereur des poissons » ; il se
refuse à admettre l'origine slave du nom de Rubezahi comme de sa légende et
à voir en lui un dieu des eaux ; il ne croit pas non plus qu'il faille le ranger dans
XOTTCES BIBLIOGRAPHIQUES 247
la catégorie de ces êtres surnaturels qui, d'autre essence que les hommes,
n'ont jamais figuré cependant dans l'Olympe germanique, et hantent les mines,
les montagnes et les bois : les kobolds, les elfes, les lutins, etc. D'après lui, ces
légendes ont été importées en Silésie de l'Allemagne du Sud et le personnage qui
y joue le rôle essentiel est un dieu des vents, l'une des multiples formes de Wo-
tan, à demi confondu avec le dieu de l'orage, Donar. Le nom qu'il porte, et qui
est venu sans doute remplacer un nom plus ancien, doit se traduire par « queue de
navet ». Il ne faut point être surpris de cette dénomination bizarre, le navet
joue un rôle important dans un grand nombre de mythes et de pratiques ri-
tuelles; il semble qu'ici il soit un symbole de l'inépuisable force génératrice de
la nature et qu'il donne très naturellement son nom à l'un des nombreux aspects
de Wotan-Donar, qui est fréquemment envisagé comme dieu de la fécondité.
Rùbezahl serait en même temps un dieu des vents, le génie de la végétation,
et on pourrait retrouver dans le nom qu'il porte les traces d'une sorte de sym-
bolisme phallique. Les analogies, d'après iVI. L., sont au reste frappantes entre
ce génie des montagnes silésiennes et l'Hermès grec ; leurs fonctions et leurs
attributs sont presque semblables.
Si M. L. soutient l'origine germanique, et plus particulièrement sud-germa-
nique, de la légende mythologique de Rùbezahl, il admet cependant qu'il a
pu et dû s'y infiltrer des éléments venus d'ailleurs, et surtout des éléments slaves;
il croit pourtant que les tentatives pour établir une sorte d'identité entre Rii-
bezahl et le dieu slave Svantovit n'ont pas été heureuses.
Il étudie les relations qui unissent la légende qu'il a prise pour objet
spécial de son mémoire avec celle du Chasseur de la Nuit ou Chasseur sauvage
[Wildjdger) qui tient une si large place dans le folk-lore allemand, et il
recherche si ce Chasseur sauvage n'est pas lui aussi une forme de Wotan. Il
croit pouvoir répondre par l'affirmative et il examine particulièrement les lé-
gendes saxonnes où le Chasseur de Nuit apparaît sous lo nom de Dietrich de
Berne.
M. L. n'a pas toujours été fidèle à la méthode prudente qu'il recommande avec
juste raison : il s'est parfois laissé entraîner bien loin par de séduisantes mais
périlleuses analogies; il a affirmé bien souvent là où il aurait été sage de ne don-
ner que comme une hypothèse plausible la solution à laquelle il s'arrêtait, il a
trop cédé en quelques passages au plaisir de tout expliquer par la théorie à
laquelle il s'est rangé, même ce qui est en contradiction évidente avec elle, mais
il n'en faut pas moins louer ce mémoire qui dénote une connaissance appro-
fondie de la mythologie germanique et où se révèle, en même temps qu'une
érudition très vaste et de très bon aloi, un sens très subtil, trop subtil quelque-
fois, des multiples liens qui unissent les uns aux autres les divers mythes et
les diverses légendes.
Il faut surtout féliciter M. L. d'avoir résolument renoncé à se servir des ma-
tériaux que lui fournissaient des recueils à demi-littéraires comme ceux de
248 REVUE DE l'hISTOTRE DES RELIGIONS
Praelorius et de Musceus et de ne puiser les faits qu'il s'est assigaé pour tâ-
che de coordonner et d'interpréter que dans l'étude des monuments figurés,
des documents historiques d'une authenticité certaine, et dans des traditions
fidèlement recueillies de la bouche même du peuple.
L. Marillier.
P. WENDLA^D. — Die Therapouten und die philonische Schrif t vom
beschaulichen Leben. — Leipzig. Teubner. 75 p.
La brochure de M. Paul Wendland est le tirage à part d'un mémoire publié dans
le XXIIe tome supplémentaire des Jahi'biicher fui' classische Philologie. C'est un
ardent et incisif plaidoyer en faveur de l'authenticité du traité philonien De Vita
contemplativa et de l'existence réelle des thérapeutes. M. Lucius, qui a jadis
eu l'audace de reléguer l'écrit au iv siècle, le considérant comme un apocryphe
du monachisme chrétien enquête d'ancêtres, est fort malmené. On ne se serait
pas attendu à voir de si vives passions se déchaîner à l'occasion des thérapeutes.
La dissertation de M. Wendland est excellente. Il me semble bien que la
cause de l'authenticité est définitivement gagnée après ce travail et celui de
M. Conybeare, Philo aboutthe contemplativelife (Oxford, 1895). M. Massebieau,
dans deux articles de cette Revue (t. XVI, 1887), a eu le mérite de rétablir le
premier la vérité sur ce point. Les deux écrits récents du philologue anglais et
du philologue allemand achèvent la démonstration. L'étude critique des ma-
nuscrits atteste l'existence du traité de la Vie contemplative dans la plus an-
cienne collection d'écrits philoniens dont on puisse établir l'existence. L'atmos-
phère de philosophie morale dans laquelle se meut l'auteur du traité est péné-
trée des principes cyniques et stoïciens du i" siècle, au contraire tout à fait
étrangère à l'époque où le monachisme chrétien prit son essor. La comparaison
du style et du vocabulaire avec ceux des autres traités de Philon dénote l'iden-
tité d'auteur. L'hypothèse de la rédaction par un chrétien désireux de placer la
vie monastique sous un patronage ancien autorisé est invraisemblable, puisque
Philon ne put être une autorité pour les chrétiens qu'après le iv^ siècle,
lorsqu'il passa pour s'être lui-même converti au christianisme. Dans ce cas, l'é-
crit aurait manqué son but, puisqu'il ne recommandait nullement une vie mo-
nastique du genre de celles qui furent pratiquées par les chrétiens. Au con-
traire, les traits proprement juifs de l'association des thérapeutes sont nom-
breux : ils ont le canon juif, considèrent la Loi de Moïse comme le texte sacré
par excellence et consacrent leur vie entière à l'étudier ; chez eux la prédication
est libre ; leurs usages rituels sont juifs.
Si la description des thérapeutes est de Philon lui-même, il faut bien recon-
naître qu'il ne les présente nullement comme une association imaginaire, inventée
par lui pour servir d'illustration à sa philosophie religieuse. D'après M. Wend-
NOTICES BinUOrTRAPHIQUES 249
land, les thérapeutes ne sont pas des philosophes; Philon présente leurs doc-
trines et leurs pratiques en les interprétant selon son propre système, mais ce
n'est pas ce système qui a donné naissance à l'association ; celle-ci lui est anté-
rieure. Pour notre critique, les thérapeutes sont avant tout des Juifs d'Egypte
qui se consacrent à l'étude de la Loi, à l'écart du monde impur, tout comme,
d'après les papyrus publiés par Brunet de Presle, il y avait des ermites auprès
du Sérapeum à Memphis ou, d'après le stoïcien Chaeremon (Porphyre, De absti-
nentia, iv, 6, 7), il y uvait en Egypte des prêtres menant une vie ascétique qui
offre de grandes analogies avec celle des thérapeutes.
L'interprétation de M. Wendland est ingénieuse, mais elle ne s'élève pas au-
dessus de l'hypothèse. Il peut bien défier ses critiques d'en donner une meil-
leure ; cela ne prouve pas encore que la sienne soit bonne. Je ne vois pas pour
ma part pourquoi on la préférerait à celle de M. Massebieau qui accentue da-
vantage le caractère philosophique de l'association. La seule chose qui paraît
bien établie, c'est qu'il a dû y avoir un groupe de thérapeutes et que l'existence
d'une société de ce genre dans le milieu judéo-hellénique de l'Egypte au i^'' siècle
n'est pas impossible, puisque nous trouvons à la même époque et dans le même
pays des phénomènes analogues. Mais il est imprudent de chercher à préciser
davantage et de vouloir déterminer s'ils étaient plus philosophes que docteurs
de la Loi ou plus docteurs de la Loi que philosophes.
Jean Rkville.
G. KrUger. — Was heisst und zu ■welchem Ende studiert man Dog-
meng-eschichte? — Fribourg. Mohr. ; petit in-8° de 80 p. ; 1 m. 20.
— Die En,tstehung des Neuea Testamentes. — Fribourg. Mohr; 2« édi-
tion; gr. in-8°; 26 p. ; 60 pf.
La brochure de M. Krùger relève plutôt de la pédagogie théologique que de
l'histoire. Professeur de théologie à Giessen, il est frappé de voir combien les
étudiants se désintéressent souvent du cours d'histoire des dogmes et il pense,
non sans raison, que cela tient à la manière dont la disposition de ce cours est
comprise dans les facultés. De ce qui devrait être la reproduction de la vie
même de la pensée religieuse chrétienne dans le passé, on fait une compilation
aride de noms et de doctrines. Il faut, d'après lui, se placer strictement au point
de vue historique et prendre hardiment son point de départ dans la vie et l'en-
seignement de Jésus-Christ, pour étudier ensuite les concepts successifs dans
lesquels les chrétiens ont exprimé l'impression que cet enseignement et cette
vie leur ont faite et l'interprétation qu'ils en ont donnée. La condition première
d'une bonne histoire des dogmes est ainsi de distinguer nettement entre le
do!<me et la relisrion.
230 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
En France, nous n'avons pas à craindre l'indifférence des étudiants à l'égard
de l'histoire des dogmes. L'immense majorité de notre jeunesse ne se doute
même pas qu'il y ait une histoire de ce genre. Au point de vue laïque qui est
celui de la Revue, nous ne pensons pas qu'il y ait une manière spéciale de
faire l'histoire des dogmes. Il faut lui appliquer la méthode historique et critique
comme à tous les événements ou phénomènes du passé. La seule question est
dedéterminer ce qu'il Faut entemlre par « dogmes » et dans quelles limites par con-
séquent il faut en circonscrire l'histoire. Si l'on ne comprend sous ce nom que les
doctrines officiellement consacrées par une autorité ecclésiastique, l'histoire des
dogmes ne traitera que des doctrines qui ont réussi à prévaloir; elle aura une
étendue moindre que celle de la théologie. Mais comment faire l'histoire des
dogmes sans faire aussi celle des hérésies et comment apprécier la valeur et la
signification des doctrines qui, dans chaque confession, sont parvenues à la
dignité du dogme, sans signaler en même temps celles qui n'ont pas eu l'adhé-
sion delà majorité. Une institution comme l'Église est caractérisée à chaque époque
de son évolution aussi bien par ce qu'elle repousse que par ce qu'elle adopte. La
véritable histoire des dogmes tendra toujours à se confondre avec l'histoire de
la spéculation chrétienne.
La seconde brochure de M. Krûger est une conférence pour le public étranger
aux études critiques sur la formation du canon, destinée à le familiariser avec
les résultats acquis à l'histoire en cette matière. Elle s'inspire des travaux de
Holtzmann, Jiilicher et Weiss.
Jean Révili-e.
REVUE DES PÉRIODIQUES
LE judaïsme postbiblique
Revue des Études juives, t. XXXI-XXXII (1895-1896),
I. M. Joseph Lehm.wn termine (n° 61) so:î éln<le sur les Sectes juives men-
tionnées dans la Mischna de Berakhot et de Meguilla. Une de ces Mischna
porte qu'à une certaine époque, au lieu de dire, au temple de Jérusalem, dans
la bénédiction finale : « Béni soit Dieu pour toute la durée du monde » (le mot
olam, qui signifie éternité dans l'hébreu biblique, a pris, plus tard, le sens de
monde), à cause de certains hérétiques, on ordonna de prononcer la formule :
« d'un monde à l'autre ». Ces hérétiques sont les Sadducéens, qui n'admet-
taient pas la croyance en un monde futur, et ceux qui imposèrent dans le
temple même aux prêtres sadducéens cette réforme étaient les Pharisiens, dont
l'autorité, en matière religieuse, était acceptée par leurs adversaires. — Au
dire de la même tradition, il fut décidé qu'à l'avenir les IsraèUtes se salueraient
en prononçant le nom divin. D'après M. Lehmann, cette mesure était égale-
ment une protestation contre les Sadducéens, connus pour leur orgueil et leur
raideur. Les Pharisiens, dit M. Lehmann, qui ajoute une foi entière aux asser-
tions de Josèphe, prônaient la douceur et l'humanité et voulaient faire triompher
leur esprit.
II. La valeur des témoignages qui nous restent sur le service du temple de
Jérusalem et la date de la victoire des Pharisiens dans le temple font justement
l'objet d'un travail très remarquable, bien qu'aventureux en certains points, de
M. Biichler, dont M. Blad rend longuement compte dans le même fascicule
(Die Priester u. der Cultus im letzten Jahrzent des jerusalemischen Tempels).
Pour M. Bùchler, c'est en Tan 63, à la suite de la chute du grand prêtre Anan,
que les Pharisiens devinrent tout-puissants dans le sanctuaire : l'aristocratie
sacerdotale, qui ne s'occupait plus des sacrifices et ne venait au temple que pour
s'emparer des revenus des prêtres ordinaires, fut remplacée par des prêtres
pharisiens. On créa l'emploi de segan, chargé de surveiller le grand prêtre lors
de son service et quand il avait l'occasion de faire prévaloir les rites sadducéens.
Ce segan était lui-même assisté de membres du tribunal choisis parmi les
Pharisiens, Tout ce que les Pharisiens soutenaient contre leurs adversaires
dans le cérémonial fut appliqué, et ces cérémonies furent célébrées avec une
grande pompe. La thèse de M. Buchler aurait besoin d'être plus solidement
252 RFA'UE DE l'histoire DES RELIGIONS
assise, c'est ce que montre, entre autres, M. Epsteiii dans la Monatsschrift fur
Geschichte und Wissenschaft des Judenthums (1895).
III. M, Blau essaie d'établir (n° 62) l'Origine et l'histoire de la lecture du
Schéma et des formules de bénédiction qui l'accompagnent. Le germe du culte
liturgique chez les Juifs serait l'institution de la lecture publique de la Loi.
On ne sait pas quand furent établies ces lectures systématiques, mais on peut
prouver qu'elles furent fixées d'abord aux fêtes, puis aux néoménies, aux sab-
bats et, enfin, aux réunions synagogales du lundi et du jeudi. Mais on voulut
lire la Loi tous les jours, de là l'institution de la récitation du Schéma. Ce
paragraphe du Deutéronome (vi, 4-9) se lisait déjà dans le temple, après le
sacrifice du matin. Or, ce sacrifice ne pouvait avoir lieu qu'après le lever du
soleil. Cette circonstance est, pour M. Blau, un trait de lumière qui révèle les
motifs du choix de cette lecture. Le parsisme était influent alors en Judée :
pour mettre en garde le peuple contre l'adoration du soleil, les autorités reli-
gieuses décidèrent la proclamation quotidienne de l'unité de Dieu. — M. B.
néglige d'apporter les preuves de la vogue des idées perses en Palestine à cette
époque nébuleuse qu'il oublie de déterminer. — On se borna tout d'abord à la for-
mule : « Ecoute, Israël, TÉternel est notre Dieu, l'Éternel est un ! ». A ces mots
le peuple répondait : « Béni soit à jamais le nom de la gloire de son règne ! »
Plus tard on ajouta les quatre versets suivants. Ensuite, ce fut le tour des ver-
sets 13-21 de Deutér., xi. Au lieu de supposer que ce paragraphe ait été joint
au premier parce qu'il en répète textuellement les termes, conjecture des plus
vraisemblables, M. Blau veut qu'il ait été choisi comme une protestation
contre les idées helléniques, parce qu'il traite des récompenses attachées à l'ac-
complissement des devoirs de fidélité et d'amour envers Dieu. Cette explication
permettrait de dater l'introduction de ce morceau dans la lecture rituelle du
temple. Enfin, plus tard, à ce fond vint s'ajouter Nombres, xv, 37-41. Comme
il y est parlé de la délivrance de l'Egypte, on voulait, en évoquant ce souvenir,
entretenir les espérances d'Israël souffrant sous la domination romaine. Tout
cela est bien hasardeux, tout autant que le principe qui guide M. B. dans cette
reconstruction de l'histoire de la liturgie, à savoir que le culte synagogal tire
son origine du culte du temple.
IV. Une tradition, admise sans conteste, veut que Hillel, un des plus fameux
rabbins du i" siècle avant l'ère chrétienne, ou des premières années de cette ère, et
l'ancêtre de la famille des Patriarches, descendît du roi David. M. Israël Lévi
soumet à une critique rigoureuse cette prétendue tradition. Il montre qu'en fait,
ni Hillel ni aucun de ses descendants, ni aucun de leurs contemporains, avant
Juda le Saint, ou Rabbi (fin du u« siècle), ne se doutent de cette extraction
illustre, et cependant en différentes circonstances, surtout dans les luttes des
Hilléiides avec leurs collègues de l'école, l'affirmation de cette origine aurait ré-
primé toutes les oppositions. C'est un rabbin, ami de Juda le Saint, Lévi, qui, le
premier, s'avise du fait enprétendant qu'un rouleau généalogique trouvéà Jéru-
REVUE DES PÉRIODIQUES 253
salem, — lequel contient des noms de rabbins de la fin du nio siècle, — aurait
assigné au Patriarche le roi David comme ancêtre. Et encore cet anoblisse-
ment ne se présente-t-il que timidement, Juda le Saint lui-même n'ose pas
s'en parer sans réserve. M. Israël Lévi croit que cette découverte d'un parche-
min si précieux pour Juda le Saint est due au désir qu'avaient les familiers de sa
maison de fermer la bouche aux rabbins babyloniens, et particulièrement à
R. Hiyya, le contradicteur habituel du Patriarche, qui vantaient la noblesse
de l'Exilarque de Babylonie, lequel s'attribuait une origine davidique.
V. M. Martin Schreiner, Contributions à l'histoire des Juifs en Egypte,
étudie, d'après des textes arabes inédits, la condition des cultes juif et chrétien
en Egypte, selon les théologiens musulmans.
VI. M. G.-A. KoHUT a réuni un grand nombre de versions du chant populaire
Had gadia {\e chevreau mangé par le chat, mordu par le chien, etc.) et des
« 13 paroles de vérité ».
VII. M. W. Bâcher retrace (n" 63) l'activité scientifiquede M. Joseph Derenbourg.
VIII. Dans un mémoire sur l'histoire de la fête de Hanouoca, ou des Maccha-
bées, M. Samdel Kradss avait soutenu que cette solennité fut célébrée tardive-
ment comme une fête des femmes, en souvenir d'une persécution subie par les
femmes juives au temps des Romains. Lucius Quielus aurait établi en Judée le
jus primas noctis, et l'affranchissement de cette servitude aurait été commémoré,
vieilli de plusieurs siècles pour diverses raisons. M. Israël Lévi (n"^ 61 et 62)
avait démonté pièce par pièce l'échafaudage des combinaisons de M, Krauss et
fait voir que toute cette histoire n'est qu'une fable, sans la moindre attache
avec la réalité. M, K. réplique dans le n° 63, avec des arguments empruntés à
une dialectique que M. Israël Lévi n'a pas jugé utile de rétorquer.
TX. M. Abraham Danon (n"« 63-64) commence la publication d'un recueil dé
romances espagnoles chantées encore aujourd'hui en Turquie par les femmes
juives. Ce sont des chansons emportées d'Espagne par les Juifs lors de l'expul-
sion de 1492.
X. La plus ancienne prière du Rituel juif est le Schemonè-Esré, ou Dix-huit
bénédictions, M. Israël Lévi s'efforce de prouver que les auteurs de ce mor-
ceau ont systématiquement voulu ignorer l'existence du temple de Jérusalem
et des prêtres, qu'ils ont laïcisé la bénédiction sacerdotale, que l'éclosion de
cette prière est la manifestation d'un coup d'état religieux : la prière est
opposée au culte des sacrifices, et la synagogue dressée contre l'autel, enfin,
que dans ses parties les plus récentes, elle est dirigée contre les Sadducéens, le
parti aristocratique et hasmonéen. Cette hypothèse est confirmée par les
Psaumes de Salomon écrits au lendemain de l'entrée de Pompée à Jérusalem, et
où se retrouvent les mêmes idées, les mêmes attaques contre les Sadducéens, la
même théologie et les mêmes aspirations religieuses. Les Dix-huit bénédictions
dans leurs parties les plus récentes, ne contenant aucune imprécation contre les
ennemis extérieurs, sont antérieures même au Psautier de Salomon.
254 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
XI. M. BiicHLER recherche les différentes sources des chapitres des Antiquités
de Josèphe qui relatent les événements rappelés par la fête de Hanoucca, les
persécutions d'Antiochus Épiphane et la révolte des Macchabées. Il arrive à
ces conclusions. Dans sa Guerre judaïque, son plus ancien ouvrage historique,
Josèplie n'utilise ni le P' ni le II* Livre des Macchabées, mais puise à une source
qui concorde avec Diodore et Nicolas de Damas, lesquels procèdent de Polybe
ou de Posidonius. Les Antiquités sont indépendantes de la Guerre et ne se
rencontrent avec elle que dans les citations d'un document grec utilisé dans
l'un et l'autre ouvrage; les Antiquités copient des morceaux entiers dul^"' livre
des Macchabées et ne les corrigent que lorsqu'ils sont en contradiction avec le
document grec, qui aurait pour auteur Nicolas de Damas. Le Ile livre des Mac-
chabées est d'accord sur beaucoup de points de détail avec la Guerre et les
ouvrages historiques grecs ; il a donc subi quelque peu l'influence de Polybe et
de Posidonius.
XI. M. Israël Lévi croit avoir trouvé mentionné le nom de la ville de Bari
dans la Pesikta Rabbati. Si sa conjecture était admise, ce serait un témoignage
de plus que le livre aurait été écrit dans l'Italie méridionale et l'on comprendrait
mieux l'infiltration des conceptions chrétiennes dans la théologie de l'auteur,
XII. M. I. L. rend compte, dans le même numéro, de la trouvaille qui vient
d'être faite d'un fragment d'une version hébraïque de l'Ecclésiastique. D'après
M. Schechter, l'éditeur de ce texte, cette version, qui offre des variantes
sérieuses avec le grec et le syriaque, serait l'original même. M. Israël Lévi
doute du bien-fondé de cette conclusion et croit qu'avant de se prononcer, il
faut attendre la publication de neuf autres chapitres de la même version qui
seront édités prochainement par M. Neubauer.
Monatsschrift fur Geschichte und Wissenschaft des Judenthums
(39« et 40e années, 1895-1896).
I. M. J. Théodor (1895, p. 432 et 481) a terminé son examen critique des
versions du Midrasch Bereschit Rabba, le plus ancien commentaire agadique
de la Genèse.
II. M. S. PozNANSKî (Miscellen ûber Saadja, p. 441) recherche quels sont ces
« juifs )) qui, au rapport de Saadia, théologien du x* siècle, croyaient à la
métempsycose et admettaient que les prophéties ont été accomplies durant
l'existence du second temple. Pour Jellinek et M. Kaufmann, ce seraient les
Judgania, disciples d'un certain Juda ; pour Rappoport et SchmiedI, les Caraïles ;
pour MM. Bâcher, Guttmann et Schreiner, ce seraient des Juifs isolés ne for-
mant pas une secte. M. P. combat ces diverses hypothèses et lève la difficulté
à l'aide du témoignage de Kirkisani, auteur caraïte du x^ siècle. D'une part, à
ce qu'il rapporte, les Ananites acceptent la métempsycose, d'autre part, des
Caraïtes du Khorasan et de Médie tiennent pour acquis que le Messie est déjà
REVUE DES PÉRIODIQUES 255
venu et que le temple dout les prophètes annoncent le rétablissement est celui
qu'a bâti Zorobabel. Ce sont donc des sectes caraïtes que vise Saadia.
III. M. H. HiRSCHFELD (p. 460) achève ses additions et rectifications au
texte arabe du Guide des égarés de Maïmonide, édité par Munk.
IV M. J. Bassfreu.nd, dans sa description des mss. hébreux de la Bibliothèque
de Trêves, rend compte d'un rituel de prières ras. type du rituel français au
moyen âge (p. 492).
V. M. Alexandre Kohdt, décédé en 1894, avait commencé la description du
rituel des Israélites yéménites. Il reproduit leurs formules d'actes religieux et
civils (p. 542) rédigés en araméen et en arabe.
VI. On sait qu'il existe un Targoum (traduction araméenne) du Pentateuque
appelé hiérosolomytain et dont des fragments seulement nous sont parvenus.
On a pris longtemps ces morceaux pour de simples variantes à la traduction at-
tribuée faussement à Jonathan ben Ouzziel. M. Ba.ssfrednd consacre à ces frag-
ments une étude des plus complètes et que nous croyons définitive (Bas Frag-
menten-Targum zum Pentateiich, sein JJrsprung und Charakter und sein
Verhseltniss zu den anderen pentateuchischen Targiimim) {l89b-96). Après la cri-
tique des opinions de ses devanciers, M. B. établit que les anciens possédaient
un Targoum hiérosolomytain sur tout le Pentateuque, qui n'était ni le Pseudo-
Jonathan ni le Targoum fragmentaire, mais qui a été utilisé par l'un et par
l'autre. Le Targoum fragmentaire le suit plus fidèlement que le Pseudo-Jo-
nathan. Ces fragments sont, en réalité, des additions au Targoum Onkelos
(babylonien), mais ils reflètent les idées et l'exégèse de ce Targoum. Quant au
Targoum hiérosolomytain, dont ils s'inspirent aussi, il n'a pu être composé
avant la deuxième moitié du vii« siècle. Les fragments et le Pseudo-Jonathan
sont au plus tôt du viii'' siècle. — Les théologiens qui demandent à ces traduc^
lions des renseignements sur les idées juives au temps de Jésus sont maintenant
avertis de la valeur de ces documents.
The Jewish Quarterly Review (t. VII et VIII).
I. On a ici même rendu compte d'une Apocalypse d'Abraham publiée, d'après
deux versions grecques, par M. Montagne Rhodes James. M. K. Kohler
{The Pre-talmudic haggada, n^ 28) y voit l'oeuvre d'un Essénien. Cette apoca-
lypse offre avec les agadot rabbiniques des analogies sérieuses, mais, d'un
autre côté, elle ressemble en tant de points à l'Apocalypse d'Adam, à celle de
Pierre et à divers apocryphes dus à des sectes chrétiennes, qu'il est bien dif-
ficile de se prononcer sur la religion même de l'auteur. A plus forte raison est-
il téméraire d'en faire un Essénien, Feu Jellinek aimait, lui aussi, à retrouver
un peu partout les traces de l'activité littéraire de ces fameux ascètes, qui ne
nous ont malheureusement rien laissé.
256 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
II. M. MiCHÂEL Adler publie un spécimen d'un commentaire critique du
Targoum des Prophètes.
III. M. W. Bâcher analyse un chapitre de Kirkisani sur les sectes juives.
Ce chapitre, édité par M. Harkavy, est une mine de renseignements sur les
nombreuses sectes, particulièrement d'Asie, qui se rattachaient au Caraïsme.
L'auteur est un guide auquel on peut se fier, et, quoique Caraïte lui-même, il
juge ses coreligionnaires avec impartialité. Son témoignage complète ou rectifie
les notions généralement admises jusqu'ici. Les détails qu'il fournit sur les
Magarites méritent d'être relevés. Leur nom « gens de la caverne » vient de ce
qu'ils prétendent avoir trouvé leur livre dans une caverne ou de ce qu'ils vivent
dans ces retraites. Leur livre préféré est celui de l'Alexandrin; il estintitulé Sèfer
Yadoua ou Yaddoua (« connu » ou Jaddua). Ils expliquaient allégoriquement
beaucoup de passages de l'Écriture et croyaient que le monde a été créé par des
anges. D'après M. Harkavy, cet Alexandrin serait Philon, caque corrobore l'en-
semble des caractères de cette secte.
IV. M. G. Sacerdote établit que le poète Emmanuel de Rome, l'ami du Dante,
a imité, dans le neuvième chapitre de son encyclopédie théologique, le Trésor
de Peire de Corbiac, édité par Sachs.
V. M. S. ScHECHTER (t. VIII, nos 29 et 31), Some aspects ofrabbinic theology.
IV. The Law ; V. The Torah in Us aspect of Law, continue d'esquisser à grands
traits la théologie juive, en redressant les idées fausses qui la dénaturent. La
Tora n'a pas, dans l'esprit des rabbins, le sens étroit qu'on lui prête d'ordinaire
et ne désigne pas seulement le légalisme.
Vî. M. G. G. MoNTEFiORE reproduit le discours qu'il a prononcé devant la So-
ciété théologique de l'Université de Glasgow {On some misconceptions of Judaism
and Christianity by each other).
VII. M. F. G. CoNYBEARE (nos 30 et 31) collationne le texte grec du Testament
des fils de Jacob avec la vieille version arménienne.
Revue sémitique (4e année, 1896). — Dans le numéro d'avril, M. Joseph Ha-
lévy expose .son opinion sur Yinjluence du Pentateuque sur VAvcsta. Il nous
confie tout d'abord que c'est lui qui a converti James Darmesteter à sa théorie.
Il se croitdonctenuderépondreaux objections dirigées contre sa conception des
rapports de ÏAvesta avec le Pentateuque et spécialement la Genèse. S'emparant
de concessions faites par M. Bréal {Journal des Savants, décembre 1893 et jan-
vier 1894) à quelques-unes des conclusions de Darmesteter, M. Halévy soutient
que ÏAvîsta ne peut à la fois avoir été emprunteur et prêteur, que « la com-
position du Pentateuque et de VAvesta ne peut s'être faite en même temps et
avec l'entente mutuelle des deux rédacteurs ». Les divergences de VAvesta avec
le Pentateuque s'expliquent facilement, et l'on discerne les raisons des modifi-
cations apportées de propos délibéré par le rédacteur de l'Avesla au texte qu'il
REVCE DKS PÉRIODIQUKS 2o7
utilisait. — On nous permettra de dire, à notre tour, en passant, les doutes que
nous laisse la brillante hypothèse de Darmesteter. Comnaent s'est faite cette
adaptation des récits du Pentateuque'^ Esi-ce au moyen du livre lui-même, que
l'auteur avait sous les yeux ou qui lui était traduit par quelque rabbin? Poser
la question, c'est la résoudre : non, VAvesta ne trahit aucun emprunt scriptu-
raire. Ces fraudes pieuses se reconnaissent toujours à des lapsus, auxquels ne
peuvent échapper les plus habiles adaptateurs. Il faut donc rester dans le vague
et admettre que l'auteur a recueilli des récits oraux. Pour cela, il faut négliger
une considération importante. A l'époque où Darmesteter place les relations du
rédacteur avestéen avec les rabbins, l'Histoire sainte n'était plus réduite au
simple récit de la Bible, elle se compliquait de toutes les broderies produites
par l'imagination des agadistes. Elle aurait donc passé à l'écrivain sous une
forme analogue à celle que Mahomet a acceptée. Or, il n'en est rien. D'autre part,
on ne s'expliquerait pas que l'auteur eût laissé inutilisés tant de traits autre-
ment intéressants pour lui que ceux dont on parle et qu'en particulier, de toute
l'histoire de Moïse, de la Révélation du Sinai et du contenu de la Loi, il n'eiît
gardé que le cadre dans lequel se présente la législation : Dieu parlant à un
homme.
ISKAEL LeVI
17
CHRONIQUE
FRANCE
Enseignement de l'histoire des religions à Paris. - Le cours d'His-
toire des Religions professé au Collège de France, par M. Albert Réville, sera
consacré cette année à V Islamisme.
Al' École ^le$ Hautes-Études, section des Sciences religieuses, ie programme
des conférences pour l'année 1896-1897 est composé de la façon suivante :
I Religions des peuples non civilisés. - M. UarUliev : Les rites du manage
(Amérique du Nord), les mardis, à 9 heures. - Mythes et traditions relatifs a
un déluge (Asie, Afrique, Europe), les samedis, à 1 heure et demie.
II. Religions de V Extrême-Orient et de V Amérique indienne. - M. Léon de
^osny : Les idées religieuses de la Chine avant Gonfucius et les Origines du
Taoïsme. - La religion dite des încas dans la région nord de l'Amérique du
Sud avant le siècle de Colomb, les jeudis, à 2 heures un quart. - Exphcation
de la Chrestomathie religieuse de l'Extrême-Orient. - Exercices pratiques sur
la recherche des termes philosophiques des Chinois dans leurs principaux dic-
tionnaires, les lundis, à 2 heures un quart.
III. Religions de Vlnde. - M. toucher : Explication des Vedànta-Sûtras,
les lundis, à 4 heures et demie.
IV Religions de VÉgypte. - M. Amélineau : Explication des textes gravés sur
le sarcophage de Séti I", les lundis, à 3 heures. - Explication de textes coptes,
les mercredis, à 3 heures,
V. Religions d'Israël et des Sémites occidentaux. - M. Maurice Vernes :
Explication de l'histoire de Joseph (Genèse, xxxvii à l), les lundis, à 3 heures
un quart. - Les légendes locales et leur importance dans l'histoire du peuple
d'Israël, les vendredis, à 3 heures un quart.
VI. Judaïsme talmudique et rabbinique. - M. Israël Lévi : Le messianisme
dans les écrits talmudiques et midraschiques, les mardis, à 4 heures. - Ex-
phcation du Pirké Rabbi Êliézer, les mardis, à 5 heures.
VII. Islamisme et Religions de V Arabie. - M. Hartwig Derenbourg : Explica-
tion du Coran avec le commentaire théologique, historique et grammatical de Bai-
dâwi, d'après l'édition de M. Fleischer, les vendredis, à 5 heures. - Explica-
tion de quelques inscriptions sabéennes et himyarites, les mercredis, à 4 heures.
VIII. Religions de la Grèce et de Rome. - M. André Berthelot : Cultes du
Péloponèse, les mardis, à 1 heure et demie et à 2 heures et demie.
IX. Littérature chrétienne.
1» Conférence de M. A. Sabatier : Histoire de l'Église de Corinthe, les jeudis
en KO MO CE 289
à 9 fleures, — Exiilication des documenls à l'appui, les jeudis, à 10 heures.
2° Conférence de M. Eugène de Paye : Explication des livres III et IV du De
Principiis d"Origène. Examen de sa conception du libre arbitre et de sa théorie de
l'Inspiration des Écritures, les mardis, à 4 heures et demie. — L'École catéché-
tique d'Alexandrie. L'œuvre de C! 'ment, notamment dans ses rapports avec la
philosophie grecque, les jeudis, à 11 heures.
X. Histoire des Dogmes.
{° Conférence de M. Albert Réville : La Christologie dite jo/taumgue dans les
livres du Nouveau Testament, les lundis et les jeudis, à 4 heures et demie.
2" Conférence de M. Picavet : Lelltp\ •l-j-/j,z d'Aristote (1. II), explication et
comparaison avec les versions et les commentaires du moyen âge, les jeudis, à
8 heures. — La métaphysique antique et la théologie chrétienne chez Albert le
Grand, saint Thomas, Vincent de Beauvais, les vendredis, à 4 heures troi
quarts.
XI. Histoire de l'Église chrétienne. — M. Jean Réville : Étude de documents
anciens relatifs à l'apôtre Pierre. Histoire et légende, les mercredis, à 4 heures
et demie. — Histoire de la théologie critique moderne, les samedis, à 4 heures
et demie.
XII. Histoire du Droit Canon. — M. Esmein : La prescription et la coutume
en droit canonique, les samedis, à 2 heures et demie. — L'œuvre canonique
d'Yves de Chartres, les mardis, à 10 heures.
CO0R5 LIBRES
1" Conférence de M. J. Deramey sur VHistoire de l'Église syriaque : Histoire
des Églises nestoriennes depuis le milieu du v'= siècle, les mercredis et les sa-
medis, à 2 heures.
2^ Conférence de M. A. Quentin sur la Religion assyro-hahy Ionienne ; Les
origines de la Religion Babylonienne d'après les documents les plus anciens,
les lundis et les samedis, à 5 heures et demie.
3° Conférence de M. G. Raynaud sur les Religions de l'ancien Mexique :
Les documents écrits de l'ancien Mexique, les vendredis, à 1 heure trois quarts.
Le Rapport annuel de la Section des Sciences religieuses, sur l'exercice
1895-1896, qui vient de paraître (dépôts chez Leroux et chez Fischbacher), con-
tient une étude de M. Picavet sur Roscelin philosophe et théologien d'après la
légende et d'après l'histoire, destinée à rectifier le jugement erroné que l'on porte
généralement depuis Cousin sur Roscelin. Ce ne fut, dit M. Picavet, ni un
héros, ni un martyr, mais un chrétien tenant à rester orthodoxe. Il importe de
ne pas attribuer au nominalisme de Roscelin toute la portée et tout le dévelop-
pement du nominalisme du xiv^ siècle. 11 faut distinguer les temps.
Le Rappporl mentionne la création d'une nouvelle conférence sur l'Histoire
260 REVUE DE L'FiTSTOlRE DES RELIGIONS
du Judaînme talmudiqueet rabbinique confiée à notre collaborateur M. Israël Lévi,
professeur au Séminaire israélite et rappelle en ces termes les motifs qui ont
déterminé cette création : Depuis la disparition de la conférence de M. Joseph
Derenbourg dans la IVe section de l'École des Hautes-Études, le Talmud et
l'histoire du Judaïsme rabbinique n'étaient plus étudiés nulle part dans l'ensei-
gnement public. L'importance du rôle du Judaïsme postbiblique comme inter-
médiaire entre les civilisations de l'antiquité et notre civilisation médiévale a
décidé le Conseil (de la Section) à demander au Ministre de bien vouloir combler
cette lacune en affectant à cet ordre d'études la nouvelle conférence dont la
création avait été décidée, de préférence à d'autres parties de l'histoire religieuse
dont l'adjonction au programme de la Section serait désirable, mais ne peut
pas encore être effectuée, faute des ressources nécessaires. »
Nous relevons dans ce même Rapport quelques chiffres qui témoignent de
la prospérité de l'enseignement. Il a été tenu vingt-huit conférences d'une
heure ou de deux heures par semaine, pour lesquelles trois cent dix-huit élèves
ou auditeurs se sont fait inscrire. La grande majorité (238) appartient à la natio-
nalité française; 80 inscrits sont étrangers et se répartissent entre dix-neuf
nationalités différentes. Ce sont les Anglais, les Suisses, et les Américains qui
sont le plus fortement représentés parmi les étrangers.
La Scolastique médiévale. — M. Picavet et les élèves, diplômés et titulaires,
de sa Conférence à l'École pratique des Hautes-Études (Section des Sciences
religieuses), constituent une Société pour V étude de la scolastique médiévale.
La Société se propose de faire connaître les idées philosophiques, religieuses
et scientifiques du moyen âge, en déterminant ce qui lui vient de l'antiquité,
ce qui lui appartient en propre et ce qu'il a transmis aux temps modernes. Ses
membres publieront des monographies, des revues ou analyses d'ouvrages, des
textes inédits ou constitués avec de meilleurs manuscrits, non encore utilisés.
La cotisation annuelle est de 3 francs. Tous les adhérents recevront, à des
conditions spéciales, les livres, brochures, tirages à part, textes, etc.
Les adhésions et les demandes de renseignements doivent être adressées à
M. Picavet, 3, rue Cretet, Paris.
On a posé, le 24 septembre, une plaque commémorative sur l'humble maison
de Tréguier où est né Ernest Renan. Elle est en granit de Kersanton et porte
cette inscription :
Ernest Renan
de r Académie française
Administrateur du Collège de France
Ancien élève du collège de Tréguier
est né dans cette maison
le 28 février 1823.
CHRONIQUE 2()1
Au-dessous est incrusté dans la pierre le médaillon de Cliaplain.
La cérémonie d'inauguration a été très simple et d'un caractère tout intime.
En présence de la famille de Renan et de quelques amis, M. Guillerm, maire de
Tréguier, a prononcé un bref discours où il rappelait en quelques mots précis
et vigoureux les titres de l'illustre écrivain à l'admiration de ses compatriotes.
M. Ary Renan l'a remercié et avec lui la municipalité trécoroise pour la déli-
bération qu'elle a prise et qui prouve que la ville de Tréguier n'était point
oublieuse de la gloire de ses enfants et sait honorer ses morts; il a exprimé le
ferme espoir que ce premier hommage rendu dans sa ville natale à la mémoire
de son père n'est que le présage d'un hommage plus complet et vraiment digne
de lui; un jour sur la grande place s'élèvera sans doute sa statue auprès de
l'antique cathédrale.
Au banquet qui a réuni le soir quelques-uns de ceux qui ont gardé un culte
pieux à l'homme d'accueillante, cordiale et délicate bonté, d'âme haute et noble
qu'a été Renan, on a rappelé ses premiers succès d'écolier, sa curiosité déjà en
éveil, son avidité de savoir, alors qu'il était encore l'élève docile et appliqué de
ses vieux maîtres du collège de Tréguier, auxquels il avait gardé jusque dans
sa vieillesse une sorte d'affectueuse vénération, et l'on a évoqué le souvenir de
cet autre banquet qu'il avait présidé naguère (en 1884), dans ce même Tréguier
et où il avait exprimé 1® vœu de dormir son dernif^r sommeil dans le cloître
paisible, bercé parle bruit lointain de la mer, en une humble tombe où seraient
inscrits ces seuls mots : Veritatem dilexi. Ce fut en effet la devise de sa vie
entière et c'est pour y avoir été plus pleinement fidèle peut-être qu'aucun autre
qu'il a été accusé par tant d'esprits d'une trop étroite et trop frusta simplicité,
de ne chercher pas la vérité avec toute l'ardente candeur et la sincérité des
hommes qui l'aiment par-dessus toutes choses. La vérité a des aspects multi-
ples, il voulait les embrasser tous, il chercha toujours en toute loyauté à ne
laisser échapper à ses prises nulle parcelle de cette connaissance de l'univers
et de l'homme, de celte intelligence du réel et de l'idéal à la fois, qui seule, à
ses yeux, donnait à la vie sa valeur et sa dignité. C'est cette passion de la
vérité intégrale, de la vérité complète, en la variété infinie de ses modes divers,
qui l'a rendu suspect auprès de quelques-uns qui ne pouvaient le comprendre,
de se soucier plus encore de la beauté des idées que de leur exactitude
rigoureuse. Nul homme cependant n'eut plus que lui le respect des faits, le
respect aussi de la raison et de la dignité de la pensée. Et sa vie entière est
l'éloquent commentaire de la devise qu'il avait choisie.
L. M.
Publications diverses. — M. Leroux a édité en tirage à part Le Livre de
la Chasteté, composé par Jésusdenah, évèque de Boçrah, publié et traduit par
J.-B. Chabot (extrait des Mélanges d'Archéologie et d'Histoire de l'École fran-
262 REVUE DE L niSTOTRE DES REUnTONS
caise de Rome, t. XV!). J'^susdenab, évêiue nestorhn de Boçrah, mort vers la
fin du VIII» siècle, avait composé, au dire de 'Ebedjésus, un ouvrage intitulé Livre
de la Chasteté dans lequel il racontait la vie des fondateurs des couvents de
rOrient. M. Chabot a trouvé, à Rome, entre les mains d'un prêtre chaldéen, une
copie de cet écrit, qui n'était mentionné dans aucun catalogue des manuscrits
syriaques des bibliothèques de l'Europe. C'est cette copie, accompagnée d'une
traduction française, qui forme l'objet de laprésente publication. L'ouvrage con-
tient 140 courtes notices biographiques sur autant de pieux personnages qui
ont ou fondé des couvents ou écrit sur la vie monastique. Tous les noms posté-
rieurs au milieu du V siècle sont ceux de nestoriens. Plusieurs de ces notices
ont une réelle importance parce qu'elles permettent de fixer la date des écrivains
qui en sont l'objet, ou de déterminer exactement la situation de plusieurs cou-
vents dont le vrai site était encore inconnu. G est un utile complément à VHis-
toire monastique de Thomas de Marga, publiée par M. Budge il y a quelques
années.
M. l'abbé Levesque, bibliothécaire du Séminaire de Saint-Sulpice, a trouvé un
manuscrit inédit de Bossuet contenant le second traité sur les États cVoraison.
On sait qu'il n'en avait été publié qu'un seul, qui, d'après les déclarations
mêmes de l'auteur, devait être suivi de quatre autres : le second devait expo-
ser les principes communs de l'oraison chrétienne, le troisième les principes des
oraisons extraordinaires, le quatrième les épreuves et les exercices ; le cin-
quième devait expliquer les sentiments et les locutions des saints docteurs
pour achever la réfutation des faux mystiques, c'est-à-dire du quiétisme. Or ces
quatre derniers traités n'ont jamais paru et l'on croyait qu'ils n'avaient jamais
été composés. Cette conclusion est erronée en ce qui concerne le second.
M. l'abbé Levesque, en effet, établit dans la (}Min:ame(livr. d'octobre) l'authen-
ticité du manuscrit retrouvé par lui, d'une part en retraçant l'histoire de ce
manuscrit et en le comparant avec ceux de la Bibliothèque Nationale, d'autre
part en montrant que le premier traité vise déjà plusieurs passages du second.
Il suppose que la publication fut arrêtée après le premier, par suite de l'appari-
tion des Maximes des Saints de Fénelon. Pour réfuter ce nouveau mysticisme,
moins vulnérable que celui des quiétistes, il fallait d'autres armes et une ar-
gumentation nouvelle. Les États d'oraison furent interrompus et la seconde
partie, déjà composée, ne fut pas publiée.
J. R.
M. Maurice Blondel a fait paraître dans le Rf.vue de Métaphysique et de
Morale (juillet 1896) une intéressante étude sur le Christianisme de Des-
cartiis. Il a mis à profit, avec les documents anciennement connus, le texte pré-
CHRONIOUE
263
cieux du manuscrit de Giittingen publié pir M, Adam dans la R^.vue bourgui-
gnonne de rEnseignemmt supédeur (1893, n° 1). D'après lui, ce ne fut pas
seulement un respect extérieur et de commande que professa Descartes pour
les enseignements et les pratiques de l'Ég'Use; sa foi et sa bonne foi, selon
l'expression de M. Liard, lui paraissent également hors de doute. Il attribue
d'ailleurs aux croyances cbrétienn^s de Descartes un rôle capital dans le déve-
loppement de sa philosophie. Adversaire passionné de la théologie scolaslique,
il rompt toute solidarité entre elle et la foi. Il se refuse à spéculer sur les ques-
tions de pure théologie, mais il n'inaugure pas la philosophie séparée, il affirme
la nécessité de la foi et son christianisme est précisément ce qui permet à son
positivisme scientifique de prendre dans son système le développement presque
illimité qu'il y a trouvé. La conception médiane en laquelle s'équilibrent ces
deux ordres de pensées, c'est une sorte « d'agnosticisme immanent à la méthode
de l'évidence et à la justification absolue de l'entendement. » Les vérités de foi
surpassent la lumière naturelle de la raison et la raison est l'instrument uni-
versel, aussi l'entendement humain est-il hétérogène par rapport à l'entendement
divin. Dieu est nécessairement conçu comme incompréhensible et il peut faire
infiniment plus que nous ne saurions déterminer. Cette critique négative qui
soustrait à notre entendement le domaine de l'infini, réservé à Dieu seul, acces-
sible par révélatio!] seule et pour la volonté seulement, a pour effet de projeter
dans le champ de la connaissance vraiment positive tout le reste. Et nulle con-
tradiction ne demeure possible entre son système rationnel et sa foi positive.
« Mais le réa'isme de la foi le ramène par des habitudes de pensée dont il ne
pouvait se déprendre tout d'un coup au réalisme de la philosophie, après même
que son christianisme à lui l'avait orienté vers une sorte de phénoménisme posi-
tiviste. » C'est là l'explication de ce fait que tour à tour il se dérobe et se prête à
la conciliation formelle de la raison et de la foi.
Dans un autre opuscule intitulé : Lettre sur les exigences de la pensée contem
poraine en matière d'apologétique et sur la méthode de la philosophie dans
Vétude du problème religieux', M. Blondel a essayé de définir les rôles res-
pectifs et les frontières de la philosophie et de la religion (qu'il idmtifie en fait
avec le catholicisme). La fonction religieuse de la philosophie se limite, d'après
lui, à nous faire sentir à la fois l'absolue nécessité du surnaturel pour la pensée
et la vie humaines et son inaccessibilité pour l'homme, purement homme, réduit
à ses seules forces. La raison ne saurait se suffire à elle-même ni donner aux
objets nécessaires de notre foi la réalité et la vie, elle ne saurait nous révéler
les croyances et les maximes qui doivent fournir à nos âmes un aliment et à notre
conduite une direction, mais elle peut et doit déterminer quelles conditions
1) Saint-Dizier. Imprimerie J. Thévenot, 1896. In-8», 86'pages.
264 REVUE DE LHISTOTRE DES RELIGIONS
rioivetil remplir cos croynnops et ces maximes pour satisfaire aux exi^-ences 'Je
notre cœur et de notre pensée. Le domaine de la métaphysique demeure ainsi
distinct à la fois de celui de la science et de celui de la foi et ce rôle de la
philosophie reste essentiel, puisque seule elle peut légitimer une foi qu'elle est
hors d'état de nous fournir. Cette tentative de rénovation de l'apologétique ca-
tholique par le recours aux méthodes de la philosophie critique est extrêmement
intéressante, mais il est étrange de voir ainsi identifier les formules dogmati-
ques du catholicisme avec l'idée même de la religion et l'on est frappé des
changements qu'apporterait dans l'agencement des parties de cet édifice savam-
ment et fortement construit une vue plus historique de la formation et de révo-
lution des dogmes. Il faut noter les remarques très fines et très profondes de
l'auteur sur la conception que s'est faite l'École de la portée de la raison et des
relations du dogme et de la philosophie.
L. M.
L'histoire religieuse à l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres. — Séance du 26 juin : M Théodore Remac/i cherche à montrer qu'une
loi d'Élis, découverte à Olympie sur bronze, frappait de diverses peines le
sacrifice humain. Comme cette loi date de l'an 600 environ, elle témoigne de la
persistance prolongée de ce genre de sacrifices chez les Grecs.
— Séance du 3 juillet : M. de Mas-Latrie consacre un mémoire à prouver
qu'il n'y a jamais eu d'évôché latin à Cérines dans l'île de Chypre.
— Séance du iO juillet : M. Oppert communique la traduction d'un texte cunéi-
forme du Musée Britannique publié par le P. Strassraaier (Nabon. n° 428),
provenant de la trésorerie du temple du Soleil à Sippara. On y trouve des
comptes de loyers des terrains du Soleil, datant du mois d'août 566. Il y avait
là une espèce d'œuvre pie avec ses poids, ses mesures, sa monnaie propres.
— Séance du 24 juillet (c.-r. reproduit d'après la Revue critique d'histoire et
de littérature) ;
M. Le Blant annonce qu'il a reçu de M. Dobrusky, directeur du Musée natio-
nal de Sofia, les estampages de deux inscriptions gravées sur marbre et qui
ont été trouvées en 1894, lors du percement de la rue Positano. -f- Hic positu
est Demetrius diaconus. Decius hic famulus (sancti) Andrae +. — Une
seconde lettre du même savant signale la très récente découverte, entre les
murs de l'ancienne basilique de Sainte-Sophie, le palais de la Sobranié et
l'imprimerie de l'État, de trois tombeaux en maçonnerie qui contenaient une
fiole de verre, des fibules en bronze et quelques monnaies, de Valens à Justin II.
Dans l'enceinte d'une église située près de la même basilique et dont les subs-
tructions avaient été mises au jour en 1888, on a découvert ces trois autres
inscriptions chrétiennes : + Hic requiescit Florentia virgo +• f- Evôaxara
xiTô Mapai TrapÔevo? +. 1- Ev6a xaxaxiTS A[jL(iouxt; aTco SeVovouVTOç -f-. — Ces
CHnoMQUE 2»i5
inscriptions paraissent devoir être classées vers le v» ou le vi^ siècle. L'F du
mot fmnulus de la seconde épitaphe affecte la forme d'un E; M. Le Blant ne l'a
pas encore trouvé ainsi tracé avant l'an 48S. Le même mot famulus suivi,
comme ici, d'un nom de saint au génitif, se trouve sur des marbres du ve ou
du vi^ siècle. — M. Le Blant sicnale enfin, d'une manière particulière, un objet
rencontré en 1893. Il provient d'un tombeau enfoui dans l'abside de la basi-
lique de Sainte-Sophie. Ce sépulcre, que recouvrait une large dalle, contenait
des ossements décomposés, des restes de broderie en or et une petite capsa
d'argent fermée à clef, haute de 7 centimètres sur 8 de large. La première de
ses faces est décorée d'un monogramme constantinien ; celle du revers, d'un
monogramme cruciforme; les côtés portent des ornements géométriques. Cette
capsella contenait de la terre, ou plutôt, selon M. Dobrusky, du terreau prove-
nant de la décomposition de matières organiques. M. Le Blant incline à penser
qu'il s'agit ici d'une boîte à reliques ensevelie avec le mort.
M. Camille Jullian, professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux, expose
que, selon certains historiens, il y aurait eu sous la dynastie des Sévères, au
début du me siècle, un réveil des nationalités, peut-être même de la nationalité
celtique. 11 est de nouveau question des druides; les mesures gauloises rem-
placent les mesures romaines sur les bornes milliaires. Peut-on trouver trace
de cette renaissance nationale dans l'empire gaulois de Postume? On l'a dit et
on a allégué pour preuve le culte particulier rendu par Posthume à Hercule. Ce
culte est manifesté par divers types de fùonnaies. Sur l'un de ces types, Her-
cule est appelé cjmes Augusli : c'est un dieu romain. Sur l'autre, il accomplit
douze travaux : c'est l'Héraklès gréco-romain. Sur le troisième, enfin, il est
appelé Deusoniensis et Macusanus : ce sont des épithètes tirées de localités
des bords du Rhin. Au reste, sur ces monnaies. Hercule est figuré à la romaine.
Donc il n'existerait aucune preuve du culte d'un Hercule gaulois par Pos-
tume. C'est l'Hercule gréco-romain dont Postume, ainsi que Commode, ainsi
que Maximien, remet ta religion en honneur. Jusqu'à nouvel ordre, on n'a
aucune preuve que les influences celtiques aient agi sur l'empire gallo-romain
du lii6 siècle.
MM. Boissier, Perrot et Deloche présentent quelques observations.
M. Clermont-G anneau discute les noms propres et le sens général d'une
inscription bilingue, grecque et palmyrénienne, datée de l'an 21 p. C. qui a été
copiée à Palmyre par divers voyageurs et, jusqu'à ce jour, lue et interprétée
d'une façon inexacte. 11 établit, par la comparaison du texte grec rectifié et du
texte sémitique, que le nom d'homme Bollha doit être expliqué par « Bôl-Ieha »,
« celui dont le dieu Bol efface les péchés » et il traite à ce propos la question
de la date de l'institution de Palmyre en colonie romaine et de la fondation du
sénat palmyrénien.
M. Vabbé Sourice commence la Idcture d'une étude lopographique sur l'an-
cienne Alexandrie.
266 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
— Séance du 14 aoiU : M. Héron de F«7/e/'o5sr communique une curieuse ins-
cription trouvée à Saint-Paulien (Haule-Loire) : Salutl generis humani Sergius
Primus posuit merito.
— Séance du 21 août : Le P. Scheil envoie de Constantinople, par l'inlermé-
diaire de M. Maspero, des extraits de lettres adressées au xxiu'' siècle avant J.-C.
par Hammourabi, roi de Babylone, à son vassal Sinidinnam, roi de Lara. L'un
de ces fragments mentionne les statues divines données à ce dernier pour le
récompenser « de sa vaillance au jour de la défaite deKoutour-Lahgamar ». Ce
document établit définitivement l'historicité du Khodor-Laomer mentionné au
chapitre xiv de la Genèse, que M. Pioches avait déjà cru retrouver sur deux ta-
blettes babylonniennes. Sinidannam avait été détrôné par Koutour-Mabouk, roi
élamile comme Khodor-Laomer, et par Rim-Sin, fils de Mabouk. Réfugié au-
près de Hammourabi, il aida ce prince à vaincre Rim-Sin et fut rétabli sur le
trône de Lara en qualité de vassal.
— Séance du 28 août : (c.-r. reproduit d'après la Revue critique d'histoire
et de littérature) :
M. Heuzey rend compte des résultats de sa mission à Constantinople, d'oîi il
a rapporté au Musée du Louvre les monuments chaldéens que M. PaulCambon,
ambassadeur de France, aobtenus de la générosité du sultan Abdul-Hamid, mo-
numents qui, pour la plupart, remontent aux plus lointaines origines de la civi-
lisation asiatique. En voici la nomenclature : l°un bétyle on galet sacré autour
duquel Eannadou, le roi de la stèle des Vautours, a inscrit la relation de son
règne; 2° une grande lame de bronze ou de cuivre, en forme de fer de lance et
ayant 90 centimètres de longueur, portant un lion gravé avec le nom d'un très
ancien roi du pays de Kish ; 3° une tête de taureau en bronze aux yeux incrus-
tés de nacre et de lapis; 4° deux fragments d'une stèle sculptée, dont l'inscrip-
tion contient le nom de la ville d'Agadé; 5° quatre grandes tablettes d'argile,
delà deuxième dynastie de la ville d'Our; 6° un choix de vingt tablettes plus
petites, mais d'un intérêt historique exceptionnel en cequ'elles fournissent, pour la
première fois, plusieurs dates authentiques des règnes de Sargon l'Ancien et de
son filsNaram-Sin, qui vivaient vers 3800 avant J.-C. Ce fait est établi par un
travail opéré sur plusieurs milliers de fragments, et, à ce sujet, M. Heuzey
prend date en lisant une note dans laquelle M. François Thureau-Dangin, atta-
ché à sa mission, déchiffre et traduit la plupart de ces documents. A côté des cam-
pagnes entreprises contre le pays d'Elam, d'Erech, de Goutti, d'Amourrou (la
Syro-Palesline),ony trouve des faits archéologiques d'un intérêt exceptionnel,
comme « la reconstruction du temple de Bel à Niffer », et surtout « l'édiri cation
du temple d'Anounit à Babylone », première mention historique connue de celte
grande cité asiatique. — Le président, au nom de r.'\cadémie, félicite M. Heu-
zey de l'heureux résultat de sa mission à Constantinople. — M. Oppert fait
ressortir l'importance capitale de ces découvertes qui remontent au xxxviu*
siècle avant J.-C. — S'appuyant sur des texte sprécis, il repousse l'identification
CHRONIQUE 267
avec Sargon 1er du nom d'un roi qu'on ne peut lire que Bingani-San-eres. Ce
dernier a pu être le fils de Sargon I" et le prédécesseur immédiat de Naram-
Sin, 81s du même Sargon. — M. Menant dit ne pouvoir que s'associer au jus-
tes observations de M. Oppert, qu'il avait déjà développées dans un mémoire,
que des circonstances particulières l'ont empêché de publier.
ITALIE
M. Giovanni Mercati a fait connaître dans les Atti délia R. Accademia délie
scienze di Torino (vol. XXXI), sous le titre Un palimpsesto Ambrosiano dei
salmi esapli, l'importante découverte qu'il a faite de fragments considérables des
Hexaples d'Origène avec la disposition originale de i'œuvre. Ce sont les Psau-
mes XVII, 26-48; XXVII, 6-9; XXVIIl, 1-3; XXIX; XXX, 1-10 et 20-25;
XXXI, 6-11; XXXIV, 1-2; 13-28; XXXV, 1-5; XLV ; XLVIII, 1-6 et 11-15;
LXXXVIU, 26-53. La première colonne renfermant le texte hébreu en carac-
tères hébraïques manque, mais comme la seconde qui contient la transcriptioa
hébraïque a été conservée, on peut en partie reconstituer la première. Les
autres colonnes (3o texte d' Aquila ; 4" de Sy mmaque ; 5° des Septante ; 6° de Théo-
dotion) sont conservées, Jusqu'à présent on n'avait retrouvé aucun fragment
complet des Hexaples. C'est dans le texte primitif, en minuscule du x^ siècle,
d'un palimpseste (Cod. 0, 39) duxiiie siècle, que M. Mercati a fait cette belle dé-
couverte.
HOLLANDE
La Société de La Haye pour la défense de la religion chrétienne nous envoie
le programme suivant de ses prochains concours :
I. Mémoires à déposer avant le 15 décembre 1897 :
1° Exposer et apprécier les principes de la philosophie critique et de la phi-
losophie spéculative; indiquer leur portée relativement à la philosophie de la
religion.
2o Exposer ce qui, dans la réforme du xvi^ siècle dans les Pays-Bas, est
national et ce qui est international.
II. Mémoires à déposer avant le 15 décembre 1898 :
Décrire et juger au point de vue religieux, chrétien et protestant, le courant
mystique ou le « nouveau mysticisme » qui depuis plusieurs années se mani-
feste avec force et en diverses manières, non seulement par la fondation d'as-
sociations théosophiques, mais spécialement aussi dans les lettres et les
arts.
Les mémoires couronnés reçoivent un prix de 400 florins, en espèce ou sous
forme de médaille, au choix. La Société les publie dans sa collection. Les
268 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
manuscrits doivent être écrits lisiblement en caraclères latins et peuvent être
rédigés en hollandais, en latin, en français ou en allemand. Ils doivent être adres-
sés franco de port, avec une devise et sans nom d'auteur, à M. H. P. Berlage,
docteur en théologie, pasteur à Amsterdam.
Le Gérant : E. Leroux.
lill'. DE A. liL'RDlS, r.lJE GARNIER, 4.
D'APRÈS UN LIVRE RÉCENT
M. R. Steinmetz. — Ethnologische Studienzurersten EntAvickelung"
der Strafe '.
Le livre de M. S. R. Steinmetz est certainement au nombre des
beaux livres que la science ethnologique et sociale a produits dans
ces dernières années. Peut-être y aurait-il quelque emphase à
voir dans cette œuvre la constitution d'une nouvelle science ou
la révolution d'une science ancienne. Mais tel quel, l'ouvrage est
d'une telle ampleur, un tel nombre de faits y est amassé, une telle
honnêteté scientifique préside à leur groupement, une telle jus-
tesse et un tel bon sens dirigent toutes les inductions, ces induc-
tions sont tellement prudentes et donnent si exactement la phy-
sionomie totale de l'ensemble des faits constatés, que la lecture
du livre entraine l'admiration non seulement du travail, mais
encore de l'ouvrier. Le problème posé est si intéressant, la dis-
cussion est si importante et touche de si près les questions reli-
gieuses, qu'une étude analytique de ce livre s'impose, qu'une
étude critique se justifie.
I
ÉTUDE ANALYTIQUE
i.La méthode. — Tmit l'effort de M. Steinmetz a été et est encore
dans ses plus récents travaux d'instituer une recherche honnête
et exacte; il y a admirablement réussi parce qu'il s'est forgé
1) Ethnologische, etc. nebst einerpsijchologischen Abhandlung iiber Grausam-
keit und Rachsucht. 11^ v., Leyde. S. E. V. Doesburgh, 1892. I" v., Leyde et
Leipzig. 0. Harrassowitz, 1894. (Le deuxième volume, contenant la plupart des
faits proprement juridiques, a paru le premier et a servi à l'auteur de thèse
de doctorat en droit.)
18
270 REVUE DE l'histoire DES RELIGIOISS
lui-même une méthode faite tout entière de conscience et de
scrupules scientifiques, parce qu'il l'a suivie avec la plus cons-
tante application. Il faut, dit-il, présenter la science dans sa nu-
dité, sa simplicité, et quelquefois son aridité, au risque de rebuter
les profanes'. Mais quel est l'intérêt d'une telle recherche, au point
de vue de la science des religions et de la science du droit? Pour-
quoi étudier la peine par « l'ethnologie sociale »? Parce que c'est
la seule façon de Tétudier scientifiquement, dans ses origines et
ses principes réels, La peine était jusqu'ici l'objet de travaux de la
part des théoriciens du droit. Mais le droit n'est pas une science,
c'est un art, ou bien c'est de la sociologie, de l'ethnologie so-
ciale ^ La philosophie du droit prétendait-elle, aussi, découvrir le
principe métaphysique et « mystique » de la peine ^. Mais la
science n'a affaire qu'au réel. Seule Tétude des phénomènes so-
ciaux chez les peuples primitifs permettra d'expliquer les phéno-
mènes juridiques, de les mettre en rapport avec ce dont ils ne
sont pas séparables : les faits religieux, politiques, économiques
et familiaux. L'affirmation d'un tel esprit positif dit ce que vont
être les principes de la méthode de M. Steinmetz.
L'une des branches de la sociologie est l'ethnologie sociolo-
gique. Elle est le premier chapitre de l'étude générale des faits
sociaux, parce qu'elle a pour objet la première étape constatée
de la vie des sociétés, la vie des « sauvages », puisqu'il est im-
possible de trouver un meilleur terme pour désigner ces peuples.
Elle devance ainsi la sociologie générale sur bien des points;
les phénomènes qu'elle étudie sont plus simples*; ils sont
plus près de leur origine; ils sont en rapports plus immédiats les
uns avec les autres. Ainsi le droit criminel et la religion appa-
raissent comme intimement reliés, au lieu que, chez les peuples
civilisés, la division du travail a introduit une telle séparation
entre les faits que les rapports ne sont plus apparents, sans
compter que l'introduction des préjugés philosophiques a
1) I, p. XXXV.
2) I, p. XLIV.
3) I, p. XLv; cf, p. L.
4) P. XIII.
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 271
encore obscurci la vue des connexions réelles et naturelles*.
Tel est le service que peuvent rendre les recherches ethno-
logiques. Mais le but va déterminer la méthode. « L'ethnologie a
pour objet de comparer les phénomènes vitaux sociaux des peu-
ples non historiques, dans le but d'atteindre les lois de l'évolution
et de la destinée de ces peuples, et enfin leur explication*. » De là
suivent immédiatement les différentes articulations du mécanisme
de cette science : son caractère général, ses principes, ses exi-
gences, ses rapports avec les autres sciences. Elle est une
science abstraite, puisqu'elle cherche des lois, et non pas des faits.
Elle s'oppose ainsi à l'ethnographie, qui ne lui fournit que sa
matière, science purement descriptive, et nullement générali-
satrice. Elle s'oppose aussi à la recherche historique * qu'elle
surpasse en portée parce qu'elle généralise, qu'elle trouve des
lois, des séries causales, alors que l'histoire ne développe que
des suites d'événements. Celle-ci raconte, celle-là compare et in-
duit. Mais ces généralisations et ces inductions sont gouvernées
par des principes. L'ethnologie, comme toute science, a besoni
de propositions premières, accordées dès le début. M. Steinmetz
en reconnaît deux, le principe de l'évolution, et le principe de la
conscience sociale [des Volkergedankens, comme on dit en Alle-
magne) *. Nous allons voir qu'ils peuvent se réduire à un seul. La
portée du « principe de l'évolution » est toute négative. Elle con-
siste exclusivement dans le rejet des deux dogmes de l'ancienne
ethnologie : celui de la spécification des races et celui de l'expli-
cation historique des faits par les emprunts qu'un peuple faisait
à l'autre. Il faut rejeté^ l'idée des races séparées, des caractères
ethniques, parce que le transformisme domine toute la méthode
biologique, et par suite la sociologie; et il faut renoncer à ces
hypothèses légères et inutiles sur la transmission d'un peuple à
l'autre de leurs mœurs semblables. L'explication est plus pro-
\) P. XLV.
2) P. xi; cf. p. XXII.
3) P. xxt.
4) M. Steinmetz, p. xxxvii, après M. Bastian : Controversien in der Ethno-
logie (1893), I, p. 63.
272 BEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
fonde, plus commode, plus sûre, qui ne s'arrête pas à de simples
coïncidences linguistiques, à des histoires aussi invérifiables
qu'invraisemblables, à des contes d'indigènes. Le principe de la
conscience sociale a une portée toute positive, ou plutôt c'est le
même principe sous forme affirmative. Nier l'irréductibilité des
races, c'est poser l'unité du genre humain. Ecarter la méthode his-
torique, c'est se réduire, (dans le cas présent), à la méthode anthro-
pologique. Ainsi tout sera dirigé de façon à « considérer les diffé-
rentes mœurs, institutions, pensées, etc., des peuples divers, soit
comme les divers stades successifs d'une série évolutive unique
pour toute l'humanité, soit comme les diverses réactions du
même caractère humain sur les conditions et circonstances di-
verses : naturellement l'un n'exclut pas l'autre » ^ « L'humanité
tout entière sera considérée comme une seule espèce simple , iné-
galement évoluée dans les différentes contrées, et vivant dans des
circonstances diverses * . » On reconnaît aisément dans ces
principes celui de toute l'école anthropologique, celui de l'unité
de fond de l'esprit humain*. Il n'y a de différence que dans la
direction tout intellectualiste que cette école imprime à la re-
cherche et dans le caractère nettement sociologique des principes
formulés par M. Steinmetz.
Pourtant il ne faudrait rien exagérer. L'auteur est trop par-
tisan d'une explication psychologique des faits sociaux pour
qu'on doive revendiquer pour lui une place tout à fait à part.
L'ethnologie, suivant lui, n'arrive qu'à des généralisations, nul-
lement à des lois universelles. Il faut donc de toute nécessité ré-
duire les groupements empiriques de faits à des lois psychologi-
ques, (( plus profondes, plus simples, sans exception » pour les
élever au rang de lois causales, pour en faire des explications \
Tous les phénomènes de la vengeance du sang ne peuvent, en fin
dernière, trouver leur raison que dans le désir individuel de ven-
1) P. XXXVIl.
2) P. XXXVIII ; cf. p. XLi.
3) Cf. L. Marinier, Introduction à A. Lang, Mythes, cultes et religion. Paris,
1896, p. XVI.
4) P. XXIV.
LA RELIGION ET LES ORlfiPfES DU DROIT PÉNAL 273
geance. Sur ce point, M. Steinmetz suit les psycliolog-ues. La psy-
chologie de l'individu forme le fondement de la psychologie so-
ciale, (c parce que ses processus dépendant de communautés hu-
maines ne peuvent arriver à l'existence que dans des individus,
et à l'expression que par eux » *. C'est de celte seule manière que
l'on parviendra à une explication complète des faits, montrant
leur nécessité. La démonstration, poussée aussi loin que possible
dans ses principes , sera « exhaustive ». — Mais il serait à sou-
haiter que la psychologie fournît à l'ethnologie des guides plus
sûrs que l'analyse courante du sens commun : « des lois forte-
ment formulées, prouvées et contrôlées, sont nécessaires ». En
particulier, une théorie mieux faite des sentiments serait requise^
Surtout une science des caractères, « une éthologie », comme
disait Stuart Mill, serait indispensable. Les individus, en effet,
ne sont pas seulement des êtres conscients, ce sont surtout des
caractères. La société, c'est une « constellation de caractères »^
La sociologie est ainsi une sorte de caractérologie à la deuxième
puissance, ilussi la peine doit-elle être expliquée parla science
des caractères. Si nous avons une îhéorie éthoiogique de la
vengeance et de la cruauté, les deux racines psychologiques de
la peine et si le caractère général des peuples primitifs est vindi-
dicatif éternel, la possibilité delà peine est posée, l'explication
générale en est donnée*. Le fond du phénomène n'aura plus
qu'à être affecté par les différents facteurs de la vie sociale,
pour que de cette source ethnologique naissent les différentes
formes de la peine.
Le circuit semble long, qui mènera à l'examen des rapports du
droit pénal et de la religion. Mais outre l'intérêt scientifique de
ces questions de méthode, il fallait marquer la situation occupée
par M. Steinmetz. Lui-même a pris soin d'indiquer l'originalité de
1) P. XXIII. Citât. d'Oswald Ivùlpe : Grundriss der Psychologie, 1893, p. 8.
2) P. xxviit.
3) P. XXVI.
4) Peut-être cet ordre d'idées n'a-t-il pas été celui du livre de M. Steinmetz,
mais la méthode d'exposition est celle de son récent opuscule, Endokannibalis-
mus, Mitthlg. der anthropologischen Gesellschaft (Wien, 1896), XVI, nouv. série
(§§ 16-22), p. 36-47 du tirage à part.
274 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
ses principes*. Son ethnologie sociale ne ressemble ni aux g-éné-
ralisalions philosophiques de Spencer, ni aux catalogues irraison-
nés de Kohler, de Post et d'Andrée. Si elle se rapproche de l'anthro-
pologie de Tylor, de Mac Lennan, de Wilken, elle est « une autre
étape d'une même science » ^ L'anthropologie était trop vaste,
l'étude des survivances, objet propre du folk-lore ', y tenait trop
de place. Elle se rattachait trop directement à la psychologie
générale. Son caractère général la faisait s'attacher plus aux
concordances qu'aux variations. La recherche constante du fait
contraire manque totalement, même dans les œuvres capitales
d'un Frazer ou d'un Wilken*. Seule, une méthode statistique,
dont l'opuscule [baanbrekende opstel) de Tylor sur « une mé-
thode de recherches de développement des institutions ^ » a
montré la voie, enregistrant et chiffrant variations et concor-
dances, peut donner la physionomie exacte des faits rassem-
blés, mesurer l'applicabilité d'une loi, d'une théorie, mener à
des systèmes de plus en plus complets et rapprochés des faits.
L'ethnologie, comme la statistique, a plus à apprendre des
déviations que des coïncidences avec le phénomène typique ^
Par la perfection de la méthode, l'ethnologie sociale s'éloigne
ainsi de l'anthropologie religieuse et juridique, et de Vethno-
logische Jurisprudenz des Allemands. Elle s'en éloigne encore
à un autre point de vue. Elle est plus sociologique : elle est
réellement la première partie d'une science générale des socié-
tés''. Elle n'a pas pour but exclusif de reconstituer l'humanité
primitive, comme l'anthropologie des Nadaillac et des Topinard ;
ni de retrouver constamment, comme l'anthropologie des Tylor
1) P. XXVIII, p. XXXI.
2) Steinmetz. Vooruitgang in Folklore en Ethnologie {De Gids, 1893, 2^ v.,
p. 267).
3) Id, p. 274.
4) Id., p. 279. Cf. Ethn. Stud., p. xxviit. M. SLeinmetz veut que tous les faits
contraires soient mentionnés et expliqués, « aile tegenstelde feiten aangevoerd
en verantwoord. »
5) Tylor, Oti a Method of hivestigating the Development of Institutions {J. An-
thropol. Institute, 1889, t. XVIII).
6) P. XIX.
7) P. XIII ; cf. Endokannibalismus, p. 1, col. 1.
LA RELIGION ET LES ORiGINES DU DROIT PÉNAL 275
et des Lang-, le fonds humain originel psychologique, à travers
les défigurations historiques et géographiques, le g'enre dont les
civilisations ne sont que les variations évolutives. L'ethnologie
sociale se pose dans son entière singularité ; ethnologie, elle
limite le champ des recherches à l'étude du sauvage * ; ethno-
logie sociale, partie déterminée de la science sociale, elle sup-
prime toute cette étude des « survivances », dont l'école anglaise
a fait son terrain favori, et laisse à la science des civilisations le
soin de voir ce que sont devenues les formes premières -de la
peine.
2. Lesfaits^ les théories. — Expliquer totalement un fait social,
c'est surtout en découvrir les motifs*. Quand on aura trouvé les
états psychiques qui aboutiront à la peine, on aura la raison der-
nière et générale de ce fait. Aussi, l'étude psychologique de la
peine précède-t-elle à bon droit toute démarche de l'ethnologie
sociale. Mais en tentant une telle recherche, on ne fera pas de
psychologie sociale [Vôlkerpsychologié)^ ; il n'y a pas d'âme so-
ciale, il n'y a de psychologie que de l'individu. Mais l'individu ne
punit pas, il se venge; aussi M.Steinmetz,dans une analyse fort
complète , peut-être un peu traînante, recheche-t-il dans la cruauté
la condition psychologique de la vengeance; on se venge parce
qu'on a du plaisir à infliger de la peine*. Or la cruauté repose,
soit sur l'ignorance que le cruel a de la souffrance d'autrui, et
c'est alors la cruauté « passive, la cruauté improprement dite »,
soit sur le besoin de manifester sa force, soit sur celui d'avoir
de nouvelles émotions et de sentir son propre bonheur en con-
traste avec la douleur de la victime. La vengeance, c'est le
passage à l'acte de cette cruauté. La détente en est déter-
minée par le dommage subi. C'est cette réaction contre la peine
survenue qui est agréable et qui est l'attrait de la vengeance
1) P. XL à xLii. Les sauvages sont les « Vôlker ohne eigentliche staatliche
Organisation, also ohne absichtliche Gesetzgebung. »
2) Endokannibalismus, § 15, p. 35, col. 1.
3) « Die Vôlkerpsychologie, ein Teiilergeburt » (un avortemenl).
4) I, p. 6.
276 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
non pas parce qu'elle compense la douleur, mais parce qu'elle
satisfait les tendances cruelles, le sentiment de la force, le be-
soin de se prouver sa sécurité, et de rendre la douleur à celui
qui vous l'a causée*.
Or le sauvage est vindicatif, il est cruel d'une cruauté impro-
prement dite, causée par l'absence de sympathie pour le patient.
Il est vain, craintif*, aucun remords ne l'arrête devant les actes
de ce genre. Surtout pour l'ennemi, il n'a pas de pitié. Rien,
donCj de ce qui peut arrêter la vengeance, ne se trouve chez le
sauvage. Tout ce qui peut la produire s'y rencontre. Il est vrai
que, suivant la plupart des ethnographes, le sauvage a peu de
mémoire, mais l'intérêt peut suppléer à l'absence de cette fa-
culté. En fait, M. Steinmetz trouve statistiquement cinquante cas
vindicativité durable constatée contre vingt cas de vengeance
faible, impulsive, momentanée, paresseuse pour ainsi dire ; le peu
d'énergie vitale des peuples chez lesquels on les relève est une
suffisante explication de ce dernier fait^ Et l'on peut dire que la
condition psychologique de la peine est remplie par le caractère
des peuples sauvages.
Mais pourquoi se venge-t-on, quel est le motif fondamental
de la peine primitive? M. Steinmetz répond que c'est le culte des
morts. En effet, confondant crime avec homicide*, il déduit natu-
rellement que ce sera la vengeance d'un mort qui formera le prin-
cipe de tout le droit criminel des sauvages, que, par suite, la con-
ception de l'état de l'âme après la mort, la manière dont la société
doit se comporter vis-à-vis de la victime, seront les causes
principales qui affecteront les conditions psychologiques de la
vengeance, qui la détermineront elle-même et les formes di-
verses qu'elle revêtira. Mais si telle est l'importance du culte
des morts par rapport à la peine, comme celle-ci se trouve uni-
versellement constatée, il faut aussi démontrer, de façon exhaus-
1) II, !• sect., § 1.
2) I, p. 75.
3) I, p. 300.
4) « Das Verbrechen,oder vielmehr die Verletzungwelche in primitiven Ver-
hàltnissen allererst zur Erwiderung herausfordert, ist jedenfalls die Todtung »
(I, p. 141).
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 277
tivo, que le culte des morts existe partout où la recherche peut
s'étendre. Il ne s'agit pas ici de trancher la question de l'origine
des religions, mais celle du fait de l'universelle extension d'un
certain phénomène religieux culte. C'est tout ce qu'il faut pour
admettre, par une preuve complète, qu'il a été partout un des fac-
teurs de la vie sociale, de la peine en particulier. Or le travail est
à faire. Les exemples réunis par Tylor ne suffisent pas. La revue,
déjà très étendue, mais toute systématique, que Spencer a ac-
complie des faits, n'est ni complète ni exacte. Deux lacunes graves,
qui portent sur la Micronésie et les peuples du Caucase, en vicient
les résultats. La contribution de Spencer peut être largement en-
richie en ce qui concerne même les peuples étudiés, surtout pour
la Malaisie. Enfin l'attaque de M. Réville a besoin d'être repous-
sée*. Il faut prouver contre cet auteur que le culte des morts est
originaire, primaire même en Mélanésie et en Polynésie. La
preuve sera presque parfaite, l'expérience sera cruciale. Partout
où il y a peine, sans exception, il y a culte des morts. Un facteur
d'une telle importance aura nécessairement une action propre et
immense sur la peine, la vengeance du sang, qu'il aura contri-
buée à produire*.
Il est impossible de suivre M. Steinmetz dans l'énumération dé-
taillée des faits qu'il nous présente. Il a ajouté des observations
sur 197 peuples aux observations de Spencer. C'est dire toute
l'importance de cet apport à la science des religions. La méthode
strictement géographique, exclusive d'un classement systéma-
tique des faits, ne pouvait permettre une élude explicative du
culte des morts, dans le genre de celles de Wilken et de Frazer.
La chose d'ailleurs n'était nullement requise. Seule l'extension du
culte des morts était en cause. Il s'agissait donc de constater.
Aussi n'avons-nous sous les yeux que des documents classés
selon les régions : Amérique du Nord, Centrale, du Sud : anciens
Arabes, Caucase, Australie, Mélanésie, x\rchipel Indien, Micro-
nésie, Polynésie, peuples de l'Asie centrale et des régions
polaires. Les textes prouvent l'existence universelle d'un culte
i) I, p. 150.
2) P. 280, 251, 259.
278 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
des morts, tout au moins d'une crainte des morts*. M. Sleinmetz
nous les met sous les yeux dans leur intégrité. C'est une méthode
dont on ne saurait trop le louer. Elle rend le travail de critique
plus facile, et permet ainsi d'instituer avec les mêmes matériaux
une nouvelle recherche. Elle laisse le lecteur libre d'interpréter
lui-même les faits, et surtout^ (parce que les choses sont fidèlement
transcrites, qu'aucune des nuances notées par l'ethnographe n'est
négligée par l'ethnologue) le fait ne perd rien de son caractère et
de sa coloration. Rien n'est laissé dans l'ombre et nous n'avons pas
un sec renvoi à vérifier, toujours à vérifier. M. Steinmetz a, le pre-
mier, rompu définitivement avec des manières d'exposer trop faci-
les,avec le sans-gêne dont on faisait preuve. Les textes, d'ailleurs,
sont puisés aux meilleures sources, surtout aux plus récentes. Les
races étudiées l'ont été à travers leurs plus exacts observateurs.
Aucun des grands travaux ethnologiques n'a été négligé. Sauf les
peuples de l'Inde et de l'Afrique, pour lesquels les documents
manquaient encore à M. Steinmetz, tous ceux dont la considération
avait quelque valeur ont été soigneusement observés. Partout les
morts se sont trouvés être l'objet de rites, sinon de cultes. Partout,
ainsi raisonne M. Steinmetz, il y avait donc aussi des croyances les
concernant; ils étaient tout au moins craints, s'ils n'étaient pas
adorés. La crainte des morts, sinon le culte des morts est univer-
selle. Ces deux ordresde faits,M.Sleinmeitzlesdistinguesoigneu-
sement^, encore qu'il n'ait peut-être pas toujours observé, avec
une suffisante rigueur, une délimitation qui apparaît comme ca-
pitale. Le mort divinisé n'est pas identique au mort simplement
redoutable. L'animisme ne mène pas nécessairement à l'évhémé-
risme spencérien. La théorie de Wilken et de Frazer, à laquelle
M. Steinmetz se rattache explicitement', diffère du tout au tout
de celle de Spencer. Les morts sont des esprits, ils ne sont pas pour
autant des dieux; et il suffit qu'ils soient des esprits pour qu'ils
soient craints et qu'ils aient le pouvoir d'exiger vengeance. Mal-
heureusement l'exposé géographique n'a pas permis de séparer
1) P. 256.
2) P. 296, I.
3) Impartie, Ile section, chap. iir, § 4-H.
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 279
les faits qui se rapportent soit an culte, soit à la crainte des morts.
Il s'ensuit que, pendant toute Ténumération, ces deux espèces de
phénomènes religieux: sont confondues. Le départ n'en est pas
fait, et c'est le seul regret que l'on puisse exprimer en présence
d'un tel travail.
Au fond, l'intérêt théorique de ce chapitre repose sur la ques-
tion du culte des morts en Polynésie, enMicronésie et en Méla-
nésie. Gerland' et, après lui, M. Réville', ont nié l'orig-inalité
de ce culte en Mélanésie, son caractère primitif en Polynésie.
Selon eux, le culte des morts serait postérieur à la période
mythique et naturiste chez les Polynésiens; il serait le produit
de circonstances sociales, duféodalisme qui avait iini par amener
la divinisation des chefs ; ainsi constitué en Polynésie^ il aurait été
importé de là chez les Mélanésiens. M. Steinmetz soutient, lui, d'a-
bord que lacraintesinonle culte des morts est réellement primaire,
toujours au moins contemporaine au culte des dieux et do la
nature en Polynésie, Ici encore l'auteur semble avoir fait faire
à la question un pas décisif. Par un simple appel à la psycholo-
gie, il indique la solution possible. Le culte des morts, en tant
que culte constitué, est certainement postérieur à l'institution du
culte des dieux ; il est impossible de le nier. Mais la crainte des
morts est néanmoins primitive *, le simple fait de redouter l'es-
prit qui vient de quitter le corps ne nécessite nullement la concep-
tion de dieux, de puissances surnaturelles et supérieures à celles
de l'homme. Le mort n'a besoin que d'être un esprit, doué des
mêmes pouvoirs que les esprits des sorciers et des hommes, mais
plus errant, plus mobile, pour qu'il soit l'objet d'une crainte mani-
festée par les rites, pour qu'il ait la puissance de forcer à ven-
ger le meurtre dont il a été victime. Or il semble qu'après Wilken
et M. Frazer, il est impossible de douter que l'animisme ne soit
primitif. — I. Les croyances animistes sont explicables par elles-
mêmes ; les apparitions terribles dans le rêve, même dans la veille,
1) Waitz-Gerland, Anthropologie der Naturvœlker, VI, p. 324-340.
2) Histoire des religions, II, p. 88 suiv,
3) « Psychologisch lœsst sich primaere Entstehung der Todtenfurchl auf
Grundlage des Animismus sehr wohl rechtferligen » (I, p. 152).
280 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
les maladies infligées par les morts jaloux, étaient des preuves
suffisantes pour le sauvage de l'existence et du pouvoir des es-
prits. — IL Les cérémonies funéraires, universellement répan-
dues, démontrent que le mort est universellement craint. —
liï. L'identité remarquable de toutes ces cérémonies, la constance
de leur structure démontrent et l'identité des croyances et leur
primitivité. Partout il s'agit d'assurer le départ ou le repos de
Tâme, donc partout l'âme est crainte. Et comme c'est une loi de
la psychologie sociale, que c'est l'évolution qui diversifie, plus on
se retrouve près de l'origine, plus le constant, le semblable, le
simple sont fréquents; si ces croyances sont simples, constantes,
partout semblables, elles sont donc réellement primitives. La
mythologie dérive d'un tout autre développement de l'esprit, et
d'une tout autre organisation sociale. Le culte des morts est donc
réellement antérieur en Polynésie à la théologie raffinée à la-
quelle étaient parvenus les Hawaïens et les Maoris. De l'ani-
misme on peut ainsi voir sortir, d'une part, la divinisation de la
nature d'où naît le fétichisme, puis la mythologie qui, plus déve-
loppée en Polynésie, demeure plus rudimentaire en Micronésie
— et, d'autre part, la crainte des morts qui, par suite de la réac-
tion et du culte des dieux et de l'état social, deviendra le culte
des ancêtres et des chefs divinisés. Ce sont deux processus par-
tant d'un même principe, ce ne sont pas deux faits contraires,
s'excluant l'un l'autre et luttant de priorité. — A vrai dire, une
telle solution rendait peut-être inutile la discussion de l'origine
polynésienne du culte des morts en Mélanésie. Je crois bien que
M. Steinmetz Ta senti*. Mais je crois aussi qu'il a un tel besoin de
donner aux faits leur valeur réelle qu'il a voulu ne pas laisser une
opinion indiscutée. Il a eu d'autant plus raison que, dans son ex-
posé des faits mélanésiens, il a suivi Codringlon ' pas à pas. Or cet
auteur est précisément, d'après M. Steinmetz, d'un avis contraire
au sien. Selon l'un, le culte des morts ne serait nullement im-
porté; selon l'autre, il serait d'origine nettement polynésienne.
i) P. 272, V. 1.
2) R. H. Codrington, The Melanesians, their Anthropology and Folklore.
Oxford, 1890, chap. xv.
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 281
Très répandu, exclusif même aux environs de la Polynésie, aux iles
Fiji, dans l'archipel Salomon,i] n'existerait presque point dans la
Mélanésie occidentale : aux iles Banks, aux Nouvelles-Hébrides.
Ainsi la relig-ion mélanésienne proprement dite ne contiendrait
nulle trace de culte des morts. On comprend que M. Steinmetz se
soit insurgé contre de pareilles assertions, et surtout contre la
contradiction flagrante de Codrington avec lui-même. Il y a dans
toute la Mélanésie des cérémonies funéraires ; celles-ci ont quel-
quefois une importance considérable ; donc il y a, à tout le moins,
crainte des morts. Ces cérémonies sont primitives, alors que la
mythologie mélanésienne, quelque riche qu'elle soit, ne semble
pas avoir une importance théologique bien grande' ; surtout fabu-
leuse, héroïque et poétique, elle ne constitue pas un corps arrêté
de dogmes et de croyances. Si, dans les parties les plus voisines
de la Polynésie, la divinisation des chefs est le fond de la religion,
rien d'étonnant à cela : un chef qui est un dieu sur terre reste un
dieu dans l'autre monde. Il n'y a là qu'une persistance de l'état
social au delà de la tombe. Il n'est pas besoin d'y voir une im-
portation polynésienne. Quant à la forme politique de la société,
origine de telles croyances, elle peut avoir été produite, soit par
le contact avec les Polynésiens, soit par l'évolution sociale où ce
contact les menait. Mais ce problème historique est insoluble ^.
La presque unanimité des ethnologues et des linguistes' n'a en-
core pu et ne pourra pas résoudre une antinomie complète : tous
les Malayo-Polynésiens sont de race identique, tandis que les
Mélanésiens appartiennent à un groupe ethnique absolument dis-
tinct au point de vue anatomique, et d'autre part, la linguistique,
l'observation des mœurs démontrent l'uni té des dialectes, la simi-
litude des institutions. Mais on sait ce que valent historiquement
de tels critériums : des races identiques peuvent avoir des lan-
gues et des coutumes distinctes, des races opposées peuvent en
présenter de semblables. Certainement il y a dû y avoir, en Océa-
nie, deux courants, l'un allant de la Malaisie à la Polynésie et
1) Steinmetz, I, p. 272.
2) P. 269.
3) P. 266.
282 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
l'autre en sens inverse. La pénélralion des races a dû être très
grande. Sur ce point, Codrington etRatzel* ont raison. Quel en
fut le degrés c'est ce qu'il est impossible de déterminer ^ Mais
la question, qui a certes uu intérêt historique, n'a qae peu d'im-
portance psychologique et sociologique. Le culte des morts est
général, de l'aveu des auteurs, dans toute l'Océanie. Qu'importe
si c'est à l'intérieur d'une ou de deux races qu'on l'observe au-
jourd'hui, surtout s'il s'agit de phénomènes aussi primitifs que
la crainte des morts et les rites funéraires simples.
Telle est la démonstration que M. Steinmetz a donnée de l'uni-
versalité du culte des morts. Il a essayé de dégager le caractère de
ces pratiques et de ces idées, au moyen de la méthode statistique.
Sur 191 peuples examinés, M. Steinmetz en trouve 53 chez les-
quels ni les cérémonies ni les opinions des ethnographes ne per-
mettent de dire si c'est l'amour ou la haine du mort qui domine.
144 cas sont précis. Si de ces 144 on retranche ceux que Wilken
a coUigés dans l'Archipel Indien, au point de vue exclusif qui nous
occupe, et oh, parce qu'il les cherchait, il a trouvé un nombre plus
considérable de cas de crainte des morts, nous trouvons 93 cas pré-
cis, sur lesquels 61 sont des manifestations exclusives de crainte
28 des manifestations d'amour, 4 montrent un mélange de crainte,
et d'amour''; 3/7 du nombre total des cas sur lesquels nous avons
des renseignements précis des cas sont donc des cas avérés de
crainte. Et si nous remarquons qu'en Australie, dans la Mélanésie
septentrionale, dans l'Amérique du Sud, nous rencontrons une
proportion presque de moitié de crainte des morts, nous pourrons
dire que la peur est d'abord le motif le plus général, et aussi le
plus primitif du culte des morts. L'amour du mort ne se dévelop-
pera qu'ultérieurement et selon des circonstances socinles qui
resserreront la famille proprement dite. M. Steinmetz ne fait que
signaler la question. La chose mériterait une étude plus complète''.
1) Codrington, p. 1; Ratzel, Vœlkerkunde, H, p. 211 suiv.
2) Surtout comme M. Steinmetz le répète avec raison, après Kern, en pré-
sence de l'insuffisance des éludes faites sur les tribus montagnardes de la
Wouvelle-Guinée et des autres îles (p. 276).
3) P. 282-4.
4) P. 286, note.
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 283
« Le résumé mathématique des faits vient ainsi appuyer de toute
sa précision, de son impartialité mécanique, les résultats de l'ana-
lyse psychologique. Du même coup, il nous révèle comment le
culte des morts agit sur la morale en générai, sur la peine en
particulier. C'est par la crainte que le mort se fait respecter, et
qu'il entoure d'une terreur superstitieuse les lois qu'il a suivies,
dont il peut venger et punir la transgression ; de ce côté le culte
des morts a une influence strictement conservatrice sur la morale' .
D'autre part, la colère du mort est infiniment redoutée ; Tâme con-
tinuant sa vie, douée des mêmes sentiments que lorsqu'elle était
sur terre, crie vengeance; et cette vengeance elle l'exerce - elle-
même, ou bien elle oblige les parents à s'acquitter d'un soin dont
elle est incapable. Il faut que les proches vengent le mort, parce
que celui-ci le veut. L'âme ne sera pas en repos tant que le sang
ennemi n'aura pas été versé, et une âme errante, malheureuse,
jalouse, est terrible aux parents, au clan, à la société tout enlière\
Pénétrons maintenant avec M. Steinmetz dans ce dédale de faits
que présente l'évolution de la peine, et, plus proprement de la ven-
geance. Nul guide n'est plus sûr. A chaque instant nous allons
trouver de ces actions et réactions de la peine sur la religion,
de la religion sur la peine. La vengeance suscitera des rites et
des croyances; les idées produiront à leur tour de nouvelles
formes de peines, ou de nouveaux phénomènes qui s'y rattachent.
L'excellence, au point de vue sociologique, des recherches de
M. Steinmetz, consiste en ce qu'il a prouvé, de manière complète,
la non-finalité de la peine primitive, son caractère impulsif « de
réaction passionnelle » d'un groupe, comme dirait M. Durkheim*.
« La vengeance est surtout inintentionelle". » En second lieu, il a
1) P. 296,287,291. Cf. 11,350.
2) Il eût été bien intéressant à ce propos d'étudier les cas de vengeance de
la victime, vengeance magique consistant à infliger des maladies, et que cer-
tains rites permettent de prévenir, comme de mutiler le cadavre, d'en manger
certaines parties, etc. V. EndokannibaL, p. 45, col. 2,
3) Kovalevsky, Famille patriarcale, n" 361, 367, in Steinmetz, p. 293.
4) Division du travail, 1. I^"", ch. u. Paris, 1893, Alcan.
5) I, p. 117 : Hierin besteht der grosse Unlerschied zwischen der Straft iind
der Rache.
284 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
démontré que rincriminalion, la responsabilité est secondaire
dans rexercice de la peine. La veng^eance est, avant d'être diri-
gée', soit en vue d'un but, soit même sur le coupable. L'évolu-
tion tout entière du droit pénal primitif consiste même pour
M- Steinmetz dans ce passage de la vengeance aveugle et sans
raison, à la peine disciplinaire, tombant consciemment sur le
coupable. Celle-ci ne sera rendue possible que par l'extension
des caractères de la peine familiale, qui, elle, dès l'origine, les
présentait, à la peine publique qui ne les possédait pas^.
Avant tout, c'est le culte des morts qui fait telle la vengeance
primitive. Le crime ou plutôt la lésion qui, dans les relations pri-
mitives, exige le premier réparation, c'est le meurtre... « Sur le
genre de cette réparation, sur la vengeance, la représentation
de l'état de la victime et de ses désirs, de son influence exercera
selon toute probabilité une action profonde : sur la durée, sur l'in-
tensité de la vengeance du sang, sur la possibilité de sa cessation
par la composition, nous verrons, dit M. Steinmetz, le culte des
morts avoir une influence, ou nous serons tentés de lui en
attribuer une\ » La durée de la vengeance dépendra de Timpor-
tance que les morts lui attribueront. L'intensité en variera avec
le mode de représailles qu'exigeront les esprits. On ne pourra
mettre fin à la vengeance du sang que si on peut apaiser le mort
autrement qu'en le vengeant. Le culte des morts va donc domi-
ner toute l'histoire de la vindicte privée. A l'origine, l'ombre
n'exige qu'une chose, la vengeance absolument indéterminée; la
victime ne demande que du sang, peu importe lequel. En même
temps la nature psychique du besoin de punir fait qu'il s'apaise
par le simple exercice de la cruauté. Donc pour satisfaire à la
fois les vivants et le mort, le meurtre de n'importe qui suffira.
C'est une réaction subjective pure. Certaines tribus, à la suite
de la mort d'un des leurs, tuent ainsi le premier venu. La ven-
geance absolument indéterminée est le type primitif de la peine.
1) P. 363.
2) II, p. 17.
3)1, p. 141.
i) I, p. 326; II, p. 119.
LA RELIGION ET LES ORtGINES DU DROIT PÉNAL 285
A ce moment de l'histoire de la peine, M. Steinmetz rattache l'ori-
gine du sacrifice funéraire humain. Telle est la première réac-
tion de la vengeance sur la religion. Elle crée un rite. Ce sacrifice
consiste dans l'immolation d'un homme, esclave ou prisonnier
de guerre, aux mânes d'un mort. Les faits que M. Steinmetz indique
sont surtout empruntés aux Philippines' et à l'Australie. Blu-
mentritt rattachait, avec Wilken, ces faits à la pratique de Tescla-
vage d'outre-tombe oij l'individu immolé devait servir d'esclave
à l'ombre dans le pays des morts. Mais si c'est bien là le
sens donné plus tard au rite, ce n'en est pas l'origine primitive*.
L'institution s'est adaptée à un état nouveau, mais elle avait eu
une autre raison d'être. En effet, en Australie et aux îles Nico-
bars^, il y a sacrifice funéraire et il n'y a pas esclavage : donc
ce n'est pas pour lui fournir un esclave qu'on tue une victime
sur la tombe d'un parent. Voilà le fait décisif. Puis même aux
Philippines, la nature indéterminée, aveugle de ce sacrifice mor-
tuaire, montre bien le caractère de vengeance que manifeste le rite
essentiellement. En Australie, chez les Goadjiros de l'Amérique
du Sud, chez les Papous, chose extraordinaire, la victime peut
même être un parent du mort, le plus faible. D'ailleurs, la cruauté
avec laquelle le rite s'accomplit, le caractère obligatoire qu'il
revêt, tout cela le rapproche de la vengeance indéterminée..
La chasse aux têtes, elle aussi, si répandue dans l'Archipel Indien,
aux Philippines et chez les Papous, a la même origine. Si elle
a pour but actuel de donner un esclave au mort, elle avait en
principe pour objet de l'apaiser*. L'apport de la tête prouve
au mort qu'il a été vengé. A ce sujet, M. Steinmetz se pose une
question qui pourrait peut-être sembler oiseuse, si la science se
composait comme un roman. Puisqu'on craint le mort et qu'on
le venge, pourquoi ne pas craindre aussi la victime de cette ven-
geance elle-même? Comment admettre que celle-ci ne se vengera
1) D'après Blumentritt, Der Ahnenkullus der PhUippinen und ihre reli-
giôsen Anschauungen, 1882.
2) I, p. 341, 342.
3) I, p. 337, p. 350.
4) I, p. 311; cf. II, p. 174-163.
19
286 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
pas à son tour, comme se vengent les esprits, terriblement? Pour-
quoi, parce que la tête a été apportée sur le tombeau d'un membre
d'une famille, l'ombre ne cherchera-t-elle pas à nuire ce clan, à
ces gens? Et surtout, se demande ailleurs M. Steinmetz, lorsque le
sacrifice mortuaire, la haine du criminel, vont jusqu'à le manger,
jusqu'à «l'anthropophagie juridique' », comment ne crainl-on
pas de châtiment de la part de l'esprit ainsi offensé? La réponse
est facile, quand il s'agit de manger un ennemi ou de lui couper
la tête. Le sauvage, n'ayant aucune sympnthie, ne cherche pas les
raisons qui le détourneraient de sa vengeance. Lui-même vindi-
catif, il ne considère pas comme naturelle la vengeance dirigée
contre lui. Puis il ne craint pas le mort, parce que s'il le mange,
l'esprit du mort n'existe plus ; s'il a pris les précautions rituelles,
l'ombre n'est plus redoutable ; s'il a mis la tête sur le tombeau du
parent, le mort est au pouvoir du parent, de la famille entière,
ou du moins on a une action sur lui. Mais si, comme c'est sou-
vent le cas', c'est un parent qu'on a mangé, comment ne le craint-
on pasi Ici M. Steinmetz suit Robertson Smith et M. Trumbull :
il y a eu communion dans ce repas; la victime de ce sacrifice
humain ne peut nuire : son esprit a disparu, il s'est mêlé au sang
de tout le clan_, et ne peut plus se venger de ses frères. C'est ainsi
que M. Steinmetz explique la possibilité et la nécessité du sacri-
fice mortuaire ; c'est un mode religieux de vengeance, rendu pos-
sible par la religion elle-même.
Mais il faut que la peine évolue. Toutes les tribus oii nous
avons rencontré ces faits étaient peu nombreuses; les familles
vivaient isolées. Maintenant la horde se resserre. Les rapports
sociaux deviennent plus nombreux. L'individu acquiert de la
valeur; des restrictions s'imposent à une réaction aussi désor-
donnée. D'abord on a choisi, par des moyens quelconques, des
victimes. Sans divination, sans procédure, on a désigné tel ou
tel pour expier la mort d'un parent. La vengeance indéterminée
fonctionne encore, mais l'objet en est fixé à chaque fois. Puis,
1) Endokannibalimuis, p. 45, col. 2; cf. Elhn. St., II, l(i5. V. résumé des
faits, Endok., p. 32, col. 2.
2) Surtout en Mélanésie el dans l'Afrique centrale.
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 287
comme los familles elles-mêmes se rapprochent' encore ; comme
un pareil état de guerre nécessite une forte concentration, la ven-
detta familiale, la vengeance du sang, apparaît avec ses carac-
tères : absolue, immortelle et indéterminée ^ Elle est indéterminée
comme la vengeance primitive, parce qu'elle ne s'attache pas au
coupable, mais à tout un groupe familial. Héréditaire, car elle est
perpétuelle comme les groupes qui s'en acquittent \ Elle est abso-
lue et indéfinie, analogue à la guerre, parce que la famille et l'État
coïncident. Elle ne se termine que par la victoire brutale et
complète. A l'origine, elle est purement familiale, partout oii la
réalité du clan n'est que lointaine, où les familles dispersées
n'ont que de rares rapports \ Plus développée, elle devient la
vengeance du clan. Arrivée à sa plénitude, elle est « la vengeance
de clan organisée » avec ses caractères bien marqués, dont les
tribus caucasiques nous fournissent le plus complet exemple.
Une pareille coutume a dû avoir le plus vaste retentissement
sur l'évolution sociale tout entière. Or, elle a eu de bons et de
mauvais effets. Elle a abouti dans certains cas à de véritables
extinctions de clans : en Amérique, aux Philippines, dans le
Caucase, Elle a eu aussi souvent de bons résultats. Et cela
était nécessaire'; sinon, comment s'expliquer qu'elle ait pu
être presque universelle, et qu'elle ait pu subsister. Chez les
Indiens, elle exalte les vertus guerrières; elle est aussi la cause
d'une augmentation de moralité : le clan surveille ses membres
pour ne pas s'exposer aux risques d'une guerre. Mais dès que le
clan n'est plus l'objet et le sujet de la vengeance du sang, lui, unité
1) I, p. 365.
2) P. 420.
3) P. 396.
4) P. 369, 380, 281. M. Sleinmetz se plaint avec raison de l'état insuffisant
des matériaux ethnographiques. Peut-être, même avec les textes qu'il cite pour-
rait-on admettre qu'il y a vengeance familiale, mais hors du clan. Une famille
se venge contre une famille d'an autre clan, non pas contre une famille de son
clan. Cf. Dodge sur les Cheyennes, in Steinmetz, p. 381. La chose apparaîtra
comme probable si l'on se rappelle que non seulement le meurtre mais encore
toute mort naturelle est vengée, et que la responsabilité en est toujours attri-
buée à une famille d'un clan voisin.
5) II, p. 130; l, p. 391.
288 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
morale suffisamment forte pour faire respecter les siens et leur
imposer des lois, quand ce sont les petits groupes familiaux
entre lesquels règne une vendetta terrible, alors la vengeance du
sang est funeste, et, sous peine de disparaître, la société doit
imposer aux familles une autre manière de régler leurs diffé-
rends.
En fait, l'humanité a trouvé deux moyens de sortir de la ven-
geance du sang. Puisqu'il fallait faire disparaître les caractères
funestes de la vengeance familiale, on put agir sur elle en faisant
disparaître soit sa perpétuité, soit son analogie avec la guerre :
dans un cas on eut le duel, dans l'autre la composition. — Le com-
bat de vengeance réglé des Australiens est non seulement l'exact
équivalent du duel, il en est encore la véritable origine; celui-ci,
dans son principe, n'était pas une ordalie, c'était une lutte de ven-
geance*. Mais pour qu'une telle coutume ait été possible, il avait
fallu, ou que le culte des morts perdît de sa force, ou bien qu'il
fût combattu par de très forts sentiments sociaux. Or, cette insti-
tution est surtout australienne; là le culte des morts est domi-
nant. Ce n'est donc pas une régression des croyances qui lui a
laissé place. Seulement le sauvage croit que le symbole d'une
lutte peut très bien satisfaire le mort, tout comme la veuve qui
met un de ses cheveux dans le cercueil de son époux n'a pas à le
suivre dans la tombe : aussi beaucoup de ces combats réglés sont-
ils purement symboliques. Mais il y a plus : ces combats réglés
ont lieu entre des individus ou des clans parents, alliés par des
exogamies fréquentes ; ni le mort ni les vivants ne veulent la
mort d'un ami. D'ailleurs, dès lors le groupe local, la tribu est
constituée, elle entre en lutte d'influence avec le clan ; et l'évolu-
tion sociale la rend victorieuse. Devant les sentiments de solida-
rité avec les membres d'un autre clan de la tribu, les sentiments
qui aboutissaient au culte de l'ancêtre et à la vengeance familiale
peuvent succomber*. D'autre part, il n'existe pas de gouverne-
ment capable de faire respecter la loi, ni de richesse permettant le
1)11, p. 67.
2) II, p. 51, p. 34.
L\ RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 289
rachat, la composition* : la rég-lementation de la latte de ven-
g-eance fut donc le moyen naturel de faire disparaître les inconvé-
nients de la vendetta primitive. Le duel ainsi constitué aboutira
chez nous au duel ordalie, chez les Groenlandais*, à cette curieuse
pratique de la lutte du chant satirique, où deux parties vident,
tels des bergers de Théocrite, leurs différends par des moque-
ries publiques, et où le droit reste du côté du vainqueur.
L'explication que M. Steinmetz a donnée de la composition est
véritablement la partie maîtresse de son ouvrag-e. Nulle part sa
science n'a été plus sûre, plus systématique, plus fructueuse. Le
problème était intact avant lui, à peine posé. Aussi a-t-il eu
tous droits de « s'étonner de l'absence d'étonnement des socio-
ethnologues ^ » au sujet de la composition. Dans cet usage, tout
est à expliquer. Sa possibilité même n^est rien moins qu'évidente.
Peu de coutumes furent plus difficiles à instituer que ce rachat
de la vengeance à prix d'argent. Se faire payer la mort d'un pa-
rent! Encore aujourd'hui l'Afghan blâme celui qui agit ainsi :
c'est manquer au culte dû aux morts*, se heurter aux lois
de l'honneur, si fortes chez les non-civilisés. Les résistances des
mœurs furent si grandes que seuls des motifs extrêmement impé-
rieux ont pu rendre possible la composition parce qu'ils la néces-
sitaient : d'abord le besoin de paix qui, condition d'existence
sociale, rendait les guerres éternelles impossibles; il fallait renon-
cer à la vengeance ou renoncer à la vie de la famille au sein de
la tribu^. Ensuite le besoin de remplacer le mort, de garder la
famille intacte et forte, menait à un curieux détour : le groupe a
encore plus besoin de guerriers que de vengeance. Une adoption
peut très bien remplacer des représailles, puisqu'on la considère
comme un véritable retour du mort à la vie. La religion fournis-
sait elle-même ces rites d'adoption, par exemple aux Indiens de
l'Amérique du Nord Est % et il en faut rapprocher cette coutume
1) II, p. 56, p. 87.
2) II, p. 69 et suiv. Cf. I, VU, § 9.
3) I, p. 407.
4) I, p. 409, p. 449.
5) P. 422, l'« partie VIII. § 6.
6) P. 410-4. Cf., p. 439-440.
290 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
circassienne rapportée par Kovalevsky' ; d'après laquelle l'adul-
tère vient prendre dans sa bouche le sein de la femme adultère,
se déclarant ainsi le fils du mari otTensé. De ce besoin de remplacer
le mort naissait aussi ce rite mortuaire qui ouvrira la voie à la
composition : l'usage bien naturel de faire des présents à la
famille du mort, afin d'affirmer qu'on l'assiste*, et aussi de sou-
lager sa douleur, montrait au clan et aux clans apparentés la
puissance de la richesse pour apaiser la colère d'une famille.
Ainsi la composition devenait nécessaire et possible par suite ;
sociologiquement et psychologiquement' possible, il fallut le dé-
veloppement de la richesse pour qu'elle le devînt matériellement*.
Mais déjà une autre institution, à moitié civile, à moitié reli-
gieuse, un des rites du mariage : Tachât de la fiancée, était une
véritable composition. Le rapt était nécessité par Texogamie,
Tobligation d'aller chercher femme hors de son clan. A l'origine
le rapt a dû. être vengé, mais peu à peu les inconvénients mul-
tiples de cette vengeance la firent abandonner : la composition
fut ici naturelle, l'achat remplaça l'échange ancien*. Presque par-
tout oii il y a achat de la fiancée, il y a composition, et sur21 peu-
ples observés sans composition, 15 sont sans achat. Or cette der-
nière pratique est plus fortement organisée, plus naturelle, plus
fréquente chez les peuples les moins civilisés. Il a donc pu y avoir
transfert d'une institution à l'autre, extension d'une méthode
déjà trouvée d'apaiser les querelles. D'autre part, la composition
était un moyen d'obtenir la paix, elle n'alla donc pas sans tout
ce cortège de rites et de garanties qui entourent la paix. Dès
l'abord dans le mariage®, des cérémonies d^alliance en firent
une chose religieuse : repas en commun, échange de présents,
1) Coutume contemporaine et droit coutumier ossétien, 1893, p. 256-66. Cf.
Vorigine du Hevoir {Revue internationale de sociologie, 1894, p. 878), et
S. Hartiand, The legend ofPerseus, t. II, 1896, p. 421.
2) P. 419,416, 418.
3) P. 472-3.
4) P. 423.
5) M. Stoinmetz suit ici fidèlement Wilken : Over de Primitive Vormen van
hct lluwelijk en den oorsprongen van het Gezin {De Indische Gids, 1880, II,
656 et suiv.).
6) I, VII, § 7. Cf. n, I, p. 8, 18, 115, ch. III, § 2.
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 291
mélanges de sang, tous les rites de la communion* furent
rois en pratique. Des fêtes les manifestèrent ou s'ensuivirent.
Mais la lutte fut vive entre la composition et le culte des
morts. Elle se fait encore sentir au Caucase, Le mort, en gé-
néral, n'avait guère satisfaction'; mais il faut observer qu'il
y a souvent des sacrifices funéraires, ou bien des purifica-
tions solennelles des coupables, des offrandes de victimes
humaines, de têtes, puis des sacrifices d'animaux; il faut se sou-
venir que la composition met fin à une guerre privée déjà
ancienne; et puis l'on imagine que le mort, solidaire de sa
famille, finit par l'admettre, quand on croit qu'il en sait l'avan-
tage pour les siens. Enfin les cérémonies de communion, comme
le « tepung sawar bumi» des Malais, qu'a observées Wilken, éta-
blissent entre le criminel et sa victime des liens que celle-ci ne
peut plus rompre. Ainsi la religion primitive prêtait à la compo-
sition elle-même des armes, en même temps que de nouvelles
pratiques religieuses naissaient. Le culte des morts d'ailleurs
ne capitula pas d'emblée, et il est facile d'observer trois phases
dans sa résistance. Jusqu'à l'installation d'un véritable pouvoir
social, d'un gouvernement, jamais la composition ne fut obliga-
toire ; elle ne le devint que longtemps après ; alors non seulement
la composition, mais encore les taux de l'indemnité devinrent
fixes, judiciairement déterminés, ou même codifiés. Telle fut l'in-
tensité de la lutte des croyances religieuses familiales et des né-
cessités de l'évolution sociale.
La composition préparait la voie à la peine véritable, la peine
publique. La douceur de la peine empêchait qu'il se créât une
trop grande tendance de la famille du coupable à se substituer à
lui. La peine commençait donc à tomber sur l'auteur respon-
sable\ D'autrepart, lesraisons qui ont nécessité la composition,le
rapprochement des familles au sein de tribus, la vie plus intense
qui s'ensuivait, ont aussi déterminé l'existence d'un gouverne-
ment qui a pu l'imposer. Celui-ci peut bientôt employer le chàti-
1) I, p. 452 et suiv.
2) I, p. 450.
3) I, p, 449-475.
292 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
ment disciplinaire, sanction intentionnelle d'une règle précédem-
ment établie, épouvante de transgressions à venir. Or une réaction
de ce genre n'existait, à l'origine, qu'à l'intérieur de la famille,
ou plutôt du clan. L'histoire de la peine publique nous ramène à la
peine familiale*. Le pouvoir disciplinaire du parent sur les en-
fants, du mari sur la femme, du chef de famille sur les esclaves,
se développa infiniment depuis la famille primitive, à descen-
dance maternelle, à mesure qu'on tendait au patriarcat. La mé-
thode statistique permet même de saisir les causes de l'absolue
indépendance de la femme et de l'enfant dans le matriarcat, celles
du respect manifesté à l'enfant, de comprendre que l'on ait passé
graduellement à une discipline de plus en plus sévère, militaire
même, chez certaines tribus Peaux-Rouges, et de constater à
chaque moment que l'état des sociétés observées présentait dans
leurs institutions une part de plus en plus grande de patriarcat.
Restent deux ordres de faits à examiner, très distincts des
autres, que M. Steinmetz n'a d'ailleurs rattachés à ceux-ci que par
un lien assez lâche, mais qui font précisément partie de ces actions
et réactions réciproques de la peine et de la religion que nous vou-
lons étudier. Rien n'était plus éloigné de la peine légale comme
nous l'entendons aujourd'hui que la vengeance privée. Celle-ci
n'était qu'une réaction contre la douleur. Ce n'était pas une mani-
festation de l'indignation MMais dès que la société fut fortement
organisée, dès qu'il y eut des crimes épouvantables et terribles, et,
par conséquent, des règles morales strictes, des actes détestés^,
dès lors il put y avoir peine publique. Un crime détestable et dan-
gereux pour tous, dont les conséquences étaient terribles pour
chaquemembreduclan, les ramasse et les concentre contre le cou-
pable. Déjàlapeine familiale avait tendu àla mise hors laioi domes-
tique de criminels invétérés*. Or parmi les crimes qui furent les
premiers punis par l'autorité publique, nous trouvons des crimes
religieux. Le clan rejette hors de lui le sorcier, l'incestueux, le sa-
1)11, p. 165-159-161.
2) II, p. 327.
3) Durkheim, Division du travail, loc. cit.
4) II, p. 169.
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 293
crilèg-e et le traître. Malheureusement M. Steinmetz ne cite que
peu de cas de la punition du sacrilège \ et deux de ces cas seule-
ment sont empruntés à des sociétés vraiment sauvages. Les ren-
seignements sont plus riches sur les deux autres ordres de puni-
tions religieuses. On sait combien la magie, chez les non civilisés,
est étroitement unie à la religion elle-même. Aucun crime ne fut
plus primitivement puni, avec intention, par la société entière,
après délibération sommaire des guerriers (ex. Indiens Ahts,
Wyandots, Hurons, Ojibways, etc.). De plus, l'accusation étant
précise, la peine tombait toujours sur l'individu coupable. La
nature du délit rend compte de la nature de la répression : les
pouvoirs indéterminés du sorcier, devenus trop grands et trop
terribles, font qu'il est dangereux, même aux siens qui l'aban-
donnent* ou le tuent, de crainte d'être eux-mêmes détruits, avec
tous leurs biens. Car rien n'est plus contagieux que Fenchante-
ment, et d'ordinaire l'indignation publique détruit toute la fa-
mille (Babar et autres lieux de la Malaisie, Fiji, Samoa). L'in-
ceste lui aussi est un crime religieux. Certes la colère des dieux
n'est jamais que l'écho de la colère des peuples '. Néanmoins, tou-
jours puni de mort, sauf un seul cas, l'inceste est dangereux, essen-
tiellement parce qu'il soulève la colère des dieux, souille le vil-
lage (Dayaks-Olo-Ngadju, etc.). D'ailleurs, à l'origine, l'inceste
est simplement la violation d'une règle d'exogamie. Tout rapport
sexuel dans le clan était interdit sous peine de mort. M. Steinmetz
constate le fait et ne l'explique pas, avec raison d'ailleurs, la
question de Texogamie étant encore loin d'être tranchée, sauf
sur un point : que c'est une règle religieuse.
Ainsi la religion suscite des peines, parce que c'est elle qui
suscite les premières règles morales, les premières normes sanc-
tionnées par une réaction publique. Mais elle même possède des
peines. Dès que la divinité exerce un pouvoir surnaturel reconnu
sur le cours des choses, et surveille l'accomplissement de certaines
pratiques, religieuses ou non, elle inflige aussi ses châtiments
i) II, p. 340-1.
2) M. Steinoaetz ne trouve qu'un seul cas de résistance de la famille, p. 334.
3) II, p. 335.
294 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
sur terre et au delà. Sur terre les peines divines consistent
en maladies et en malechance. En général*, les faits cités par
M. S teinmetz et qui ont trait sur tout à l'Amérique du Nord , à la Méla-
nésie, tendent à prouver que les esprits, surtout ceux des morts,
sont rarement les gardiens et les champions de la moralité, qu'ils
sanctionnent plus généralement quelques préceptes sociaux, et
enfin, que d'une façon plus fréquente encore, ils se vengent des
offenses qui leur sont faites, soit en négligeant les rites, soit
en violant leur tombe, en les lésant de quelque manière. Ceci est
pi us primitif que cela. Le sauvage imagine les dieux égoïstes comme
il est lui-même. Il faut une longue évolution des mœurs pour
que l'esprit de l'ancêtre devienne le gardien de la vie du clan,
de la tribu, et qu'enfin un dieu devienne le modèle et le type
moral d'une fédération de tribus. Au ciel, les peines divines
consistent en ce qu'après la mort les bons sont séparés des mau-
vais. Les uns ont une existence douce et heureuse, les autres
errent sur la terre ou habitent dans le corps d'animaux, à moins
qu'ils ne soient forcés de demeurer dans un pays triste et sombre.
AinsiM. S teinmetz n'admet décidément pas la « théorie de la conti-
nuité de l'autre vie et de la vie d'ici-bas » . Il se refuse à suivre l'o-
pinion de Tylor, de Wilken, de M. Réville ; la croyance à la per-
sistance de l'âme n'a^, selon notre auteur, jamais été amorale.
La question vaut qu'on suive M. Steinmetz dans l'exposé des faits
qui lui servent de preuve. Il trouve, après Waitz et en général
presque tous les auteurs, la croyance à une justice céleste chez
les Indiens de l'Amérique du Nord^. Plus de vingt-cinq obser-
vations excellentes lui donnent d'ailleurs raison. Puis il retrouve
toujours la même distinction entre la destinée des justes et celles
des méchants, chez 5 tribus de l'Amérique du Sud, chez 3 tribus
esquimaudes, une seule fois en Micronésie, aux îles Andaman;
deux fois en Australie, un peu plus de dix en Malaisie, et autant
en Mélanésie, quelques cas aux Philippines. En tout 60 cas.
1) II, p. 350 et suiv. Cf. I, 296.
2) Tout le monde d'ailleurs est forcé de reconnaître le fait, sauf à y voir un
effet du christianisme. Miss Erminnia A. Smith : Myths of the Iroquois, in the
2d Anniuil Report of the Bureau of Ethnology .
LA RELIGION ET LES ORIGINES DU DROIT PÉNAL 295
M. Sleinmetz regrette* que les documents ethnographiques tou-
jours si pauvres ne mentionnent que cette dislinction vague entre
les bons et les méchants. Qu'est-ce qu'un méchant. On peut bien
supposer que les délits religieux sont entrés en ligne de compte
pour qualifier ainsi un mort devant la divinité. Mais ce n'est là
qu'une hypothèse. L'on se trouve donc, quand on veut com-
prendre rinfluence de ces peines divines, sur la vie morale des
peuples non civilisés dans un pire embarras que si on se posait
la question au sujet de nos sociétés. Psychologiquement, et
peut-être en fait, la crainte de peines divines, terrestres ou
futures, n'a pas dû agir plus qu'elle ne fait maintenant en Italie,
ou ne faisait au moyen âge. Elle n'a aucune prise sur le véri-
table criminel, elle n'agit que sur la masse moyenne qu'elle con-
tient. Quelques observations sur les Indiens Tlinkits, les
Comanches de l'Amérique du Nord, sont en faveur de cette hypo-
thèse. Mais il est scientifique de ne pas conclure. Quelle est en-
fin l'influence de ces peines divines sur l'évolution de la peine pu-
blique?M.Steinmetz croit qu'on ne peutquedifficilementla déceler
à ce stade de l'évolution, la peine publique n'existant que spora-
diquement. Une seule conclusion peut être donnée, négative
d'ailleurs. Il faut rejeter l'hypothèse de Wundt selon laquelle la
peine religieuse aurait été originairement familiale : l'anathème
se répandant sur tout le groupe domestique*. Au contraire, la
peine divine, soit ici-bas, soit dans l'au-delà, n'atteint que le
coupable, elle est strictement individuelle. De ce côté, elle aussi
prépare l'avènement des châtiments juridiques, conscients et
utilitaires que nous pratiquons aujourd'hui.
M. Mauss.
1) II, p. 384.
2) Wundt, Ethik, p. 75-76.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME
DANS
L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE DE BEDE LE VÉNÉRABLE
(3* et dernier article *)
V
Il nous reste encore à examiner ce que VHistoria de Bède
nous apprend sur le paganisme. Bien des siècles encore après
l'époque de Bède, le paganisme se dissimula dans les pays ger-
maniques — pour ne pas parler des pays romans — derrière
le christianisme officiel! Séparer les éléments païens des élé-
ments chrétiens dans les mythes et les légendes, c'est là l'une
des tâches les plus importantes pour la science des religions
germaniques, Etsi de nosjoursencore on peutretrouverparfois
derrière les statues des saints des démons païens, combien la
connaissance du paganisme saxon était-elle plus facile à Bède
qui vivait au milieu des temples et des autels païens et dont
les parents eux-mêmes avaient encore pratiqué le paganisme ;
il était sujet de rois descendant de dieux païens; il s'était
promené sous les arbres et le long des ruisseaux sacrés; il a
dû entendre encore des formules magiques, et c'est dans son
pays que fut achevé le poème du Beowui/ [en 700), au carac-
tère essentiellement païen.
Il aurait donc pu nous dire bien des choses du paganisme;
rappelons-nous en efîet que lorsqu'il avait dix-sept ans, le roi
Victred de Kent (f en 725), de ce Kent, où la mission d'Augus-
tin avait pris pied, a dû édicter des articles de loi contre les
sacrifices aux anciens dieux (690) ; que huit ans après sa nais-
1) Voir p. 59 et suiv., p. 145 et suiv.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 297
sance (en 681), la Sulhsaxonie ne connaissait pas encore la foi
chrétienne (IV, 13), peut-être parce que personne ne se sou-
ciait de ce pays, séparé du reste du monde par des forêts et
des écueils; que cinq ans plus tard on pouvait encore dire
de l'île de Vecta (Whight) qu'elle était « adonnée à l'idolâtrie
(IV, 16) ; que dans sa propre patrie il n'existait avant l'avène-
ment du roi Oswald (trente ans avant la naissance de Bède) ni
une église, ni un autel, ni un signe quelconque de la croyance
chrétienne (III, 2) ; qu'enfin les « Garmani, comme les appelle
Bède, c'est-à-dire les Frisons, les Danois, les Saxons, les Bruc-
lères, avaient encore à son époque des mœurs païennes »
(V,9).
Il aurait diOncpu le faire, mais il n'a pas voulu. Il ne croyait
pas que cela pût en valoir la peine. Pourquoi parler de tous
ces démons, de leur culte diabolique, au moment oii tant
d'efforts étaient à faire pour les remplacer par le Christ et ses
saints? Voilà pourquoi les remarques relatives au paganisme
sont si rares dans ce hvre écrit dans un milieu païen. Mais
au lieu de nous plaindre inutilement, contentons-nous des
miettes, si l'accès de la table nous est interdit. Ramasser ces
miettes, c'est ce qui nous reste encore à faire dans le chapitre
qui suit.
Le christianisme avait encore si peu pénétré les âmes des
hommes de cette époque qu'ils reniaient facilement leur foi
à la première occasion. Lorsqu'en 665 sévissaient en Est-
saxonie la disette et la peste, le roi Sigheri et son peuple
abandonnèrent le christianisme, qu'ils venaient d'adopter;
ils reconstruisirent les temples païens et adorèrent de nou-
veau leurs anciennes idoles, « comme si celles-ci, dit Bède,
eussent pu les protéger contre les maux dont ils souffraient »
(III, 38). L'un des traits les plus piquants de cette histoire,
c'est qu'ils furent ramenés au christianisme par Wulfher (658-
675), fils du roi païen Penda (IV, 3).
Pendant une épidémie grave, beaucoup d'hommes aban-
donnèrent les saints sacrements de l'Église chrétienne et
eurent recours aux erraika idolatrîae medicami?ia^ comme si
298 REVUE DE L^HISTOIRE DES RELIGIONS
celle épidémie pouvait être conjurée par des incanlations
{incantationes)^ des amulettes [fylactena) ou d'autres remèdes
diaboliques [alia demonicae artis arcana) (IV, 27). Souvent le
peuple n'attendait même pas de tels malheurs publics, qu'il
attribuait naturellement à la colère des dieux négligés*, pour
retomber dans le paganisme.
Après la mort d'Edwin, premier roi chrétien de Northan-
humbrie, ses successeurs, Osric et Eanfrid, recommencèrent
immédiatement à « se souiller et à se perdre par la vilenie et
l'idolâtrie d'autrefois ».« Aussitôt qu'ils avaient revêtu la
pourpre du royaume terrestre, ils trahissaient le royaume cé-
leste » (111, l)^ L'évêque Mellitus, de Londres, fut chassé de
son diocèse par le peuple qui s'était laissé exciter contre lui
par les fils, encore païens, du roi Saberct d'Eslsaxonie. Ces
princes étaient irrités contre l'évêque, parce qu'il leur avait
refusé, un jour qu'ils avaient pénétré dans son église, le pain
sacré qu'ils lui avaient demandé pour le manger (II, 5).
L'évêque Justus de Hrofesceaster (Uochester) fut aussi chassé
de son diocèse {ib.).
On aurait tort de ne pas reconnaître dans ces faits ratta-
chement des païens à leurs vieilles croyances. On croit en
général que les Germains se convertissaient sans difficulté au
christianisme. Nous avous d'abondantes preuves du contraire.
Pour la Hollande, nous trouvons à chaque instant dans les
Vitae Boîiifacii, Lmdge?i, Wiliehadi^ Lebiii?ii, etc., des témoi-
gnages de la résistance opiniâtre qu'y trouvait le christianisme
et des phrases comme celle-ci : « Les païens brûlèrent de
nouveau l'église » reviennent à chaque page. En Norvège et en
Islande, le roi Olaf dut employer toute sa puissance pour
planter la croix et on trouve dans les Sôgiir bien des traits
qui démontrent l'attachement du peuple aux dieux païens.
Exemple : le poète Hallfredr Ottarsson qui se fait baptiser
1) D'après la « Vie de Culhbert », il arriva un jour que des moines furent
surplis en pleine mer par une tenapête. Le peuple trouva qu'ils avaient mérité
ce châliment, pour avoir chassé les anciens dieux.
2) On trouve souvent dans le style de Bède de telles antithèses.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 299
parce qu'il vénère beaucoup le roi Olaf, mais qui voudrait
bien retourner aux dieux d'autrefois; il n'aime pas qu'on les
injurie en sa présence et prétend que leur douleur est déjà
assez grande, parce qu'on ne croit plus en eux*.
Le paganisme ne manquait pas de courageux défenseurs,
de rois qui conservaient jusqu'à la fin leurs croyances et
leurs mœurs païennes et dont la résistance opiniâtre ne ces-
sait qu'avec la mort. On songera d'abord à Radboud et à la
célèbre réponse qu'il fit à l'évêque Wolfram, réponse dans
laquelle parlait toute la fierté de la race germanique. Nous
pensons aussi à Wittikind, le champion héroïque des Saxons
dans leurs luttes contre Gharlemagne, à Athanaric, roi des
Visigoths (368-382), qui persécutait les chrétiens dans son pays
et qui envoyait dans ses villages un char avec une idole que
ses sujets devaient adorer, s'ils ne voulaient pas qu'on leur
brûlât leurs maisons', et enfin à Penda, roi de Mercie.
D'après tout ce que Bède nous en ditnousdevons voir dans
ce prince un partisan entêté de la foi païenne. Pendant un
règne de quarante ans environ, sa main pesa lourdement
sur les royaumes anglo-saxons. Dans la Northanhumbrie,
deux rois chrétiens périrent dans la lutte contre lui : Edwin
(12 octobre 633, II, 20) et Oswald (642, III, 9). Toutes ses
guerres nous démontrent son but qui fut de s'opposer au
christianisme et de le détruire, de protéger et de maintenir
par contre le paganisme. Le christianisme ne pouvait naturel-
lement faire aucun progrès dans la Mercie, royaume de Penda
elle plus grand pays de l'heptarchie, tant que Penda vécut.
1) Voir aussi Maurer, II, 280 ss.
2) Isidor., Hist. de rcg. Goth., chap. vi ; Sozomène, 'lo-rop. l-/x).-, 6, 37 ;
Grimm {D. M*, 88) parle du char de Nerthus et de celui de Freyr. Keary,
p, 90, croit que l'idole d'Athanaric était en effet Nerthus. D'après Tacite,
Germ., 40, elle se trouvait chez les Rendigni, les Aviones, les Anglii, Varini,
Eudoses, Suardones, Nuithones, tribus de l'embouchure de l'Elbe, du Sles-
wig, du Mecklembourg et du Jutland (cf. Furneaux, Commentaire, p. 108). Mais
comme la Terra mater esl une déesse adorée par tous les Germains, ainsi que le
prouvent déjà des pierres dressées en 1 honneur des Déesses mères, il est possible
que nous ayons affaire ici à une Nerthus gothique, qui aurait reçu le même culte
que dans le nord-ouest de l'Allemagne.
300 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Bède nous dit que, lorsque Penda périt le 15 novembre 655,
le peuple de Mercie parvint enfin à obtenir la grâce de la
vraie foi, maintenant que son roi perfide était mort {defedo
capite per/îdo\ III, 24). Mais il n'est quo juste de placer en face
de cette perfidie qu'il lui reproche sa foi inébranlable aux
dieux anciens*.
Il n'est pas surprenant qu'Ethelbert de Kent soit un homme
selon le cœur de Bède, puisqu'il ne créa aucun obstacle à
la mission d'Augustin. Il avait déjà auparavant permis à son
épouse Be'rthe, fille du Mérovingien Charibert, de pratiquer
sa religion qui était la religion chrétienne; il ne gênait en
rien l'évêque Augustin et se fit lui-même baptiser sans hési-
ter beaucoup (595; 1, 25-26).
Nous trouvons un autre roi païen qui vient se placer entre
Penda qu'il est impossible de converlir, et le docile Ethelbert ;
c'est le roi Edwin de Northanhumbrie, dont nous avons déjà
fait mention. Edwin hésita beaucoup avant de se faire bapti-
ser et dans l'histoire de la conversion de ce roi, Bède nous
conserve un certain nombre de traits de la vie païenne. Edwin
était un païen qui s'opposa longtemps à la religion nouvelle
et ne se convertit qu'après de mûres réflexions. C'était donc
un converti dont l'Église pouvait se vanter.
De même que Elhelbert avait été amené au christianisme
1) Ajoutons à cette liste des champions du paganisme le nom d'un Irlandais,
Oisin (mieux connu sous le nom d'Ossian), dont la légende renferme des sou-
venirs historiques. Lui seul survécut à cette bataille où tous les Fenois {Fiona,
Fiann, Fena, i. e. les blonds) périrent avec leur roi Fin Gall. Après sa mort il
(Ossian) resta deux siècles dans le monde souterrain, mais la nostalgie de son
pays, delà verte Erin, le prit et il revint sur terre. Il eut ensuite une rencontre
avec l'apôtre des Irlandais, Patrick, qui voulait le gagner au christianisme. Mais
Oisin s'y refusa et, dans un chant alternant où il dialogue avec l'apôtre, il se
pose en défenseur des anciennes traditions et en paladin des dieux païens. Tout
comme Radboud il ne voulut pas se faire baptiser, ni entrer dans le ciel chré-
tien sans ses amis. Il lui semblait plus doux d'entendre aboyer des chiens de
chasse que d'entendre des moines marmoter leurs prières (voir aussi Carrière,
III, II, 96). Oisin (ou Ossin, Oissin, Ossian) est un poète et un héros mythique
(Rhys, Celtic Heathendom, p. 51) et il symbolise la même lutte pour les dieux
païens et la même aversion contre la conception chrétienne du monde que Rad-
boud, Athanaric, Wiltukind, Penda, etc.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 301
par sa femme, de même, Ethelberge, sa OUe, exerçait une
grande influence sur Edwin, son époux. Une des conditions du
mariage, fixée par le père avant de laisser partir sa fille pour
le pays des sauvages Norlhanhumbriens, barbares insoumis et
grossiers [homines indomabiles ^ diirae ac barbarae mentis ; III
5)', ce fut que l'évêque Paulinus l'accompagnât. lien fut ainsi
et la fiancée partit pour le pays de son mari encore païen.
Dans les chapitres qui suivent (II, 9-14), Bède nous com-
munique, sans le vouloir, quelques matériaux pour la con-
naissance de la vie païenne dans l'entourage d'Edwin.
Paulinus, le confesseur de la jeune reine, ne réussit pas
très bien au commencement. Il est évident que Dieu a endurci
le cœur des païens (II Cor., iv, 4). Mais voici que les choses
tournent mieux. Un an après son mariage le roi échappe à
une tentative d'assassinat faite par un homme à la solde du roi
Cuichelm de Westsaxonie. Le jour de Pâques de l'an 626, le
meurtrier vint chez Edwin, qui tenait alors sa cour ^viiia rega-
iis^ près la rivière de Deruventio'. Il aurait certainement tué
le roi, si l'un des ducs, nommé Lilla {régi amicissimus , ce qui
nous fait penser aux frères par le sang des Norses), n'avait
amorti le coup et n'était tombé lui-même victime de sa fidé-
lité. La nuit suivante, la reine mit au monde une fille du
nom de Aeanfled. Et lorsque le roi offrit des sacrifices de re-
mercîment à ses dieux, Paulinus lui parla du Christ. Cette
fois Edwin écouta Paulinus et promit, comme un autre Clovis,
de se faire chrétien s'il l'emportait sur le traître Cuichelm.
Comme gage de ses bonnes intentions, Edwin permit à Pau-
hnus de baptiser Aeanfled. La cérémonie eut lieu à la fête de la
Pentecôte de cette même année 626, la princesse étant /^rima
de gente Nordanhymbrorum. Cependant, même après avoir
vaincu Cuichelm, le roi hésitait encore. Il se faisait initier par
Paulinus aux dogmes du christianisme, il causait de sa conver-
1) C'est ainsi qu'il (Bède) les appelle dans un autre passage. La même ex-
pression est appliquée aux Drenths païens dans Vita Willehadi, chap. iv,
(Wattenbach, Mil Jahrh., t. III, 98).
2) Actuellement Derweal, un bras de la Wharle.
20
302 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
sion avec les hommes les plus savants de son peuple, il médi-
tait pendant des heures et des heures sur la valeur des deux
religions. Il ne servait plus j ses dieux, mais il ne croyait pas
encore au Christ.
L'évêque s'y prit alors d'une autre manière. L'histoire ne
donne pas de renseignements très clairs sur ce point, mais
voici à peu près ce qui s'est passé. Avant son avènement , Edwin
avait dû pendant longtemps errer hors de son pays, poursuivi
par le roi Aedilfrid. Edwin avait fini par chercher la protection
du roi des Ostangles, Redwald, qui l'accueillit bien d'abord,
mais qui ensuite lui dressa des embûches. Edwin avait été
averti par un ami, mais sa longue vie nomade lui avait enlevé
toute envie de se soustraire aux persécutions du roi. 11 était
un jour tristement assis à la porte du palais royal, attendant
son sort, lorsqu'un inconnu se présenta à lui et lui demanda :
«Qu'est-ce que vous donnerez à celui qui non seulement vous
délivrera de vos malheurs, mais qui vous prédira aussi un ave-
nir brillant, qui même peut vous communiquer un plan de
salut pour votre avenir, avenir plus beau que ne l'ont jamais
connu vos père et mère, ni vos autres parents?» Edwin promit
alors qu'il écouterait cet homme en toutes choses. L'étran-
ger mit la main sur la tête du roi et lui dit : « Si vous voyez
de nouveau apparaître ce signe, pensez à notre rencontre
et à votre promesse et n'hésitez pas à accomplir votre vœu. »
L'inconnu disparut ensuite tout à coup, et cela fit croire à
Edwin qu'un esprit lui était apparu. A partir de ce moment,
tout s'arrangea en effet pour le mieux et Edwin monta sur
le trône de Northanhumbrie.
Lorsque Paulinus vit alors que le roi hésitait, il vint un
jour vers lui, lui mit la main droite sur le h'ont et lui demanda
s'il connaissait ce signe. Edwin tomba en tremblant aux ge-
noux de l'évêque et celui-ci le somma de tenir sa parole,
puisque Dieu l'avait si évidemment aidé.
Bèdedit que Pauhnus avait appris du Saint-Esprit l'événe-
ment dont nous venons de parler [didiclt m S/nritu; II, 12 in
initio). H est plus simple de penser ici à la collaboration
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 303
d'Elhelberge, qui a probablement communiqué cet événe-
ment à l'évêque pour qu'il en tirât profit pour son œuvre de
conversion.
L'événement lui-même a évidemment une couleur païenne ;
c'est-à-dire que si la forme en est chrétienne, le fond, par
contre, est plus ancien que le christianisme. Nous retrouvons
dans mainte vieille légende un roi ou un héros qui vaga-
bonde loin de son pays, qui cherche du secours chez d'autres
princes, qui est trahi et averti de la trahison qui le menace,
mais qui est trop désespéré pour y opposer de la résistance.
11 lui apparaît alors un étranger qui lui promet de le sauver
et qui lui donne un signe auquel il le reconnaîtra plus tard.
Dans les mythes norses, c'est souvent Odin qui joue ce rôle*.
Tous ces traits se retrouvent dans la légende d'Edwin, mais
sous un déguisement chrétien. L'étranger qui lui apparut
était peut-être PauHnus lui-même (d'après Keary, 93), étant
donné que celui-ci pouvait bien se trouver à cette époque
dans le pays des Angles. Mais Bède ne nous fournit aucune
des indications nécessaires pour approfondir notre hypothèse.
Pour lui, l'étranger sauveur est un ange envoyé par Dieu; le
rôle que remplissait chez les païens Odin ou un autre dieu, un
ange le remplit chez les chrétiens.
Edwin consentit enfin à embrasser la religion chrétienne,
non sans convoquer d'abord une assemblée de ses amis et
conseillers princiers, pour que ceux-ci se convertissent en
même tempsque lui. La « wite nagemôta » a lieu. Coiû, pr/mtis
mnii/îcum, et si l'on considère son rang élevé, probablement
i ) Grimriir clans Giimnismâl ; comme Gagnrâdhr dans Valhrûdhnismâl ; comme
soldat, os pileo obnubens, Saxo Gramm,, p, 126: comme Grandaevus, altero
07-bus oculo, id., p. 40. D'autres passages se trouvent dans Saxo Gramm., éd.
Millier, II, notes, p. 57. Pour les noms d'Odin comme voyageur, voir Meyer,
D. M., 230-231. Voir aussi la légende de Hakonar (Maurer, II, 400, note
35) où Odin apparaît au forgeron de Nesjar (xiii" siècle) ; voir sur Odin appa-
raissant à Olaf Tryggvas dans la Olafssaga, chap. 196, Maurer, I, 326 ss. ; id.,
I, 613 ss., sur une autre apparition d'Odin comme Gestr au roi Olaf Haraldfs-
son. On trouve aussi beaucoup d'apparitions de Thôrr. Voir par exemple
Golther, G. M., p. 258 sqq. pour Odin 286 sqq., 328 sqq., 342 sqq.
304 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
membre de l'assemblée, parla le premier. Nous ne connais-
sons pas beaucoup de discours de prêtres païens et nous ap-
précierons, par conséquent, pleinement celui qui va suivre,
môme s'il plaide très peu pour le caractère de l'homme qui
le prononça. Voici ce que dit Goifi : « Juge, ô roi, la re-
ligion qu'on nous enseigne actuellement. Je vous certifie, et
j'en suis en vérité pleinement convaincu, que notre religion
actuelle n'a pas la moindre force, pas la moindre utilité.
Personne parmi vous n'a servi les dieux avec autant de zèle
que moi, mais il y a beaucoup d'hommes auxquels vous avez
accordé des bienfaits plus grands qu'à moi et qui ont eu plus
de chances dans leurs entreprises que moi. Si les dieux pou-
vaient réellement quelque chose, ils m'auraient plutôt aidé,
moi, qui les servais avec tant de zèle. 11 ne nous reste donc
rien d'autre à faire, que d'embrasser de tout notre cœur
cette nouvelle doctrine, si, après examen, elle nous paraît
meilleure et plus puissante'. » Bède appelle ce discours verha
prudenlïa. Pour nous, Coih est le type du prêtre rusé, avare,
sans conviction, qui sert l'autel pour qu'à son tour il soit
servi par l'auteP.
Ensuite l'un des ducs du roi {alïus optimatum régis) prit la
parole : <^ Mon roi, dit-il, lorsque je veux comparer la vie
présente des hommes sur cette terre à la vie future que
nous ne connaissons pas, je songe à l'un de ces jours oii
vous étiez assis à table avec vos ducs par les froids d'hiver.
1) Il faut placer bien plus haut Flslandais Thorgeirr, qui à l'Alding de Tan 1000
donne aussi à ses conapalnotes le conseil d'embrasser la religion chrétienne,
mais pour conjurer la guerre civile, afin « que nous soyons tous un seul peuple
sous une loi unique, que nous portions tous un seul nom et que nous vivions
d'après une loi et une morale uniques ». Tout le discours d'après ÏOlafssaga
chap. 229, dans Maurer, I, 430 ss. Cf. Lasonder, o. c. , p. 127 ss.
2) La conduite de Thorolf (dans la Eyrbyggja Saga) est beaucoup plus
louable (cii. ivj. 11 s'agit là des rapports de Thorolf avec son ami {vinr) Thôrr,
dont il écoute les conseils et qui lui montre l'endroit où il faut aborder. Dans
la Viga glumssaga, chap. ix, Thôrrkell appelle Freyr son fulUrui, i. e, son
fidèle ami (c'est aussi l'épithèLe que Gunnar applique à Hogni dans Sigurdharkv.,
Icj, 10], mais il dit aussi : « Vous avez reçu beaucoup de cadeaux de moi, mais
vous m'en avez récompensé. »
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 30S
Le feu brûle dan si 'âtre et chauffe la salle à manger, mais
dehors il y a une tempête de neige et de grêle. Voilà qu'un
passereau entre dans la salle el la traverse rapidement en
passant par deux portes opposées. Tant que la bestiole tra-
verse la salle, elle ne souffre pas du froid, mais comme elle
franchit rapidement l'espace agréable, elle disparaît de vos
yeux et, venant de l'hiver, elle se replonge dans l'hiver. La
vie humaine ne dure, comme le vol du passereaU;, qu'un
instant. Nous ne savons rien de ce qui la précède ni rien
de ce qui la suit. Si maintenant la nouvelle religion nous
donne là-dessus des renseignements plus certains, je suis
d'avis qu'il la faut embrasser. «
Cette comparaison du duc païen est tout d'abord très
belle de forme*, c'est un joyau de la littérature du premier
moyen âge, mais elle n'est pas moins remarquable par son
contenu. Car il nous fait connaître quelque peu la concep-
tion que se faisaient de la vie nos ancêtres germaniques. Ce
qui précède notre vie et ce qui la suit est inconnu. Il n'y a que
le jour présent qui nous appartienne. Et si le duc croit que
la religion chrétienne pourra faire disparaître cette incer-
titude, cela attire notre attention sur ce qui manquait aux
païens et ce qu'ils attendaient de la foi nouvelle. Je ne peux
m'empêcher de faire observer, ne fût-ce qu'en passant, que
ceux qui contestent au Vôliispa son caractère païen ancien,
trouveront ici un argument de plus en leur faveur. Ne paraît-
il pas que l'auteur de la partie eschatologique de ce chant de
1) Elle nous servira d'échantillon rhi latin de Bède : « Talis mihi videtur, rex,
vita hominum praesens in terris ad comparalionem ejiis, quod nobis incertum
est, temporis, quale cum te résidente ad cenam cum ducibus ac ministris tuis
tempore brumali, accenso quidem foco in medio et calido effecto cenaciilo, fu-
rentibus autem foris per omnia turbinibus hiemalium pluvi.rum vel nivium,
adveniensque unus passerum domum citissime pervolaverit; qui cum per unum
ostium ingrediens mox per aliiid exierit. Ipso quidem tempore quo intus est,
hiemis tempestate non tangitur, sed tamen parvissimo spatio serenitatis ad
momentum excurso, mox de hieme in hiemem regrediens tuis oculis elabitur.
Ita haec vita hominum ad modicum apparet : quid autem sequatur quidneprae-
cesserit, prorsus ignoramus. Unde si haec nova doctrina certius aliquid attulit,
merito esse sequenda videtur. »
306 REVUE DE l'hISTOIBE DES RELIGIONS
\Edda lui aussi partage le désir du duc de Bède ? Le nouveau
ciel et la nouvelle terre, le Puissant, le Fort d'en haut, tout
cela ce sont des conceptions avec lesquelles il satisfaisait à un
besoin, qui ne trouvait pas de satisfaction dans le paganisme,
et qui comblaient des lacunes de la foi païenne antérieure.
Alors vint le christianisme avec une doctrine déjà dévelop-
pée sur l'origine des choses, l'avenir des hommes et de la
terre, et les innombrables visions du ciel et de l'enfer nous
prouvent bien avec quel enthousiasme ces idées de ciel et
d'enfer ont été accueillies. Ce duc croit que la vie d'ici-bas
est bonne et belle, il n'y voyait qu'une salle à manger bien
chauffée en hiver ! eh, bien! si le christianisme sait ce qui
était avant et ce qui sera après, il faut l'écouter !
Mais poursuivons le récit de Bède. Coifi reprit la parole :
« Plus d'hésitation ! J'ai vu depuis longtemps, que ce que nous
vénérions n'était « qu'un rien », car plus je cherchais avec
zèle la vérité dans le service des faux dieux, moins je la
trouvais. Et j'avoue franchement que de cette prédication
rayonne la vérité qui peut nous procurer notre salut, la béa-
titude et la vie éternelle. C'est pour cela que je vous conseille,
ô roi, de hvrer le plus tôt possible à la profanation et au feu
les temples et les autels que nous avons vainement tenus pour
saints. » Le roi Edwin se déclara alors franchement et solen-
nellement pour le christianisme « Et qui, demanda-t-il, pro-
fanera les autels des dieux et leurs sanctuaires et leurs enclos
sacrés? » Coifî s'offre lui-même avec tout le zèle qui ca-
ractérise le renégat. Le roi avait autrefois cru et maintenant
il éprouvait des scrupules. Coifi n'avait pas cru et il n'en
éprouvait pas '. « Ce sera moi, dit le grand prêtre, car qui
pourrait se prêter mieux que moi à la destruction de ce que
j'ai vénéré dans ma folie, moi qui ai maintenant reçu la vé-
rité de Dieu? »
Dans son zèle indomptable contre les sanctuaires aban-
donnés et pour faire voir à tous sa conveision par des signes
\) C'est ainsi que s'exprime très bien Browne, p. 31.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 307
extérieurs, il demande au roi des armes et un étalon. Car,
explique Bède (et il est bien informé), un prêtre païen ne
pouvait pas porter d'armes et ne pouvait monter qu'une
jument, tout comme les bardes des Celtes païens ne portaient
qu'un bâton*. Coifi rompt donc aussi avec cette vieille babi-
tude. Assis sur son étalon, ceint de son épée, la lance en
main, il va au temple qui était le moins éloigné. Pour le pro-
faner il jette sa lance par dessus la baie*. Le peuple, qui
était accouru, assistait anxieusement au spectacle que lui
offrait l'incendie du temple et de la barrière brûlés par Coifi,
tout comme ses frères de Thuringe regardèrent plus tard à
Geismar Boniface couper le chêne sacré de Donar. Eiicore
actuellement, dit Bède, on montre l'endroit où s'élevaient
autrefois les statues des dieux à l'est d'Eoforwyc (Yorc), sur
la rive orientale de la rivière de Deruventio et cet endroit
s'appelle maintenant Godmundingaham.
L'importance de ce dernier passage est évidente. A « l'en»
droit de la famille de Godmund » % il y a un temple avec des
statues de dieux, entouré de sa barrière. Un prêtre apostat
chevauchant un étalon en signe d'apostasie et portant des
armes, profane le sanctuaire en jetant sa lance par-dessus
la barrière et en brûlant le temple*.
Il ressort de tout cela que ces chapitres sont en effet très
importants pour la connaissance du paganisme saxon.
1) Donc pas entièrement unberitten (Meyer, D. M., 193). Mais seulement
in equa et non pas in equo equitare.
2) Septa. Dans la version d'Aelfred : hegas = barrière, clôture. Grimm, D. M.,
66, cite à cette occasion le vieux-norse stafgardhr .
3) D'après les renseignements qu'a bien voulu me fournir M, le professeur
Sijmons, Godmundinga est le génitif pluriel de Godmunding, patronyme de God-
mund. Donc cet endroit est nommé d'après les descendants d'un homme appelé
Godmund. Dans certains documents anglo-saxons l'endroit s'appelle aussi
Godmundinges ou Godmundes leah. C'est le Goodmanham actuel.
4) Nous ne trouvons cef, emploi de la lance, pour autant que je sache, que
dans Bède. La lance jetée est aussi un signe de déclaration de guerre et de
victoire; le « Gerwurf » joue donc un grand rôle dans le service des dieux de
la guerre. Voir aussi : Golther, Dpj" Gœtterdienst im Kriege, dans son Hand-
buch der Germ. Myth., p. 550-554.
308 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
En même temps les trois rois que nous avons mentionnés
nous fournissent autant de types de païens. Ethelbert de Kent
se fait chrétien sans beaucoup de façon et avec autant d'in-
différence que Coifi. Penda de Mercie reste jusqu'à la fin
fidèle à la foi de son enfance. Edwin de Northanhumbrie se
fait baptiser, mais seulement après beaucoup d'hésitations
et après de soigneuses recherches. Nous trouverons même un
quatrième type dans la personne du roi Redwald d'Estan-
ghe. Chrétien d'abord, il se laissa éloigner par sa femme —
de nouveau l'influence de la femme, mais dans une autre
direction celte fois — de la bonne et vraie voie. Mais il lui
était impossible de rompre entièrement avec le christia-
nisme, de sorte qu'il sacrifiait à la fois et à Wodan et au
Christ. Il avait dans le même temple un autel érigé en l'hon-
neur du Christ et un autre plus petit [arulam) pour les sacri-
fices païens. Aldwulf, l'un des successeurs de Redwald, de
l'époque de Bède, témoigne que ce temple du «juste milieu »
avait existé jusqu'à son époque et qu'il l'avait vu dans sa
jeunesse (II, 15).
Je n'ai trouvé aucun renseignement direct dans Bède sur
la morale païenne. Certes il aurait facilement pu nous
donner une collection de proverbes, comme celle de Hâva-
màl, mais il ne l'a pas fait. Il y a pourtant un passage d'une
grande importance (III, 22). Sigberct, roi d'Estsaxonie, con-
verti grâce à l'influence d'Oswiu, fut assassiné par ses deux
frères (660). « Questionnés sur le motif de leur méfait, ils
n'ont pas d'autre réponse sinon qu'ils avaient tué le roi,
parce qu'il était toujours trop indulgent envers ses ennemis
et qu'il leur pardonnait généreusement leurs offenses, toutes
les fois qu'ils le désiraient. » « C'est donc, ajouta Bède dou-
loureusement, pour avoir suivi si pieusement [devoto corde)
les préceptes de l'Évangile^ que ce roi a dû mourir ! •>
Il en fut vraiment ainsi: pardonner à son ennemi était
une chose incompréhensible aux païens, cela allait contre
leur nature ; ce n'était à leurs yeux qu'une lâcheté et ils consi-
déraient le précepte : « Bénissez ceux qui vous maudissent»
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 309
comme efféminé. La morale des païens se résume dans ces
vers de VEdda :
L'ami gardera fidélité à l'ami et rendra cadeau pour cadeau.
Des hommes doivent répondre à la haine par la haine
Et à la tromperie par la tromperie*.
Un noble Islandais, Bolli, neveu de Kjorlan Olafsson, parla
un jour d'après le cœur de ses compatriotes païens, en disant :
« Je n'ai pas envie d'embrasser la religion chrétienne, car elle
me paraît trop efféminée » [miùk veykligry. Et lorsque le
poète Halfredr Ottarson, que nous avons déjà mentionné, fut,
dans un voyage à Gotaland, assailli par un ennemi, il s'écria :
Aide-moi, maintenant, ô blanc Christ». Il emploie l'expression
classique, Hvita Knstr\ ce nom trouve peut-être d'une part
son explication dans les vêtements blancs des prêtres, comme
le prétend par exemple Lasonder [p. c, 195, note 1 18), mais
d'autre part elle renferme certainement une allusion au carac-
tère doux, féminin, de la morale chrétienne.
Peut-être pouvons-nous retrouver un autre trait païen dans
l'assurance que donne lévêque Cedd aux moines de son cou-
vent (IV, 3) : « Que le Seigneur viendra sur les nuages, pen-
dant que le ciel et la terre seront en feu » ; c'est une idée que
nous retrouvons dans le Muspilli, ce poème des vieux Bava-
rois qui contient quelques idées païennes*.
Bède cite une seule fois le nom d'un dieu vraiment païen
et cela en nous communiquant l'arbre généalogique de Hen-
gist et de Horsa. Il parle de l'arrivée, en Angleterre, des
Yuttes, des Saxons et des Angles en 449 (I, 15); il dit que les
1) Hdmavdl, 42 :
hlatr vidh hlâtri
skyli hôldhar taka
en lausung vidh lygi
2) Dans la Laxdoela Saga. Voir Maurer, I, 355.
3) Olafssaga, chap. 175, dans Maurer, I, 366.
i) Revue de rHistoii-e des Religions, XXVIII, 49. Kôgel dans son Gnmdr.,
II, p. 210 ss., dit que le mot muspilli seul est païen.
310 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Yiittes s'établirent dans le Kent et dans l'île de Whight, les
Saxons en Estsaxonie, Suthsaxonie et Westsaxonie, les Angles
dans la Mercie, la Northanhumbrie et l'Estanglie'. Il raconte
ensuite que Hengist et Horsa étaient fils de Yicligilsus, fils
de Vitta, fils de Vecta, fils de Wodan. On sait que Grimm a,
dans un appendice à sa Deutsche Mythologie, soumis les
arbres généalogiques des Anglo- Saxons à une étude minu-
tieuse, à laquelle nous ne pouvons cependant pas nous arrê-
ter*. Bède donne seulement l'arbre généalogique du Kent
(I, 15; II, 5), mais on peut croire (Grimm, 378) qu'il a
aussi connu les arbres généalogiques des autres royaumes
anglo-saxons. Pour Kent on a, d'après Bède : Voden, Vecta
(le Vâgdâg de Deira, Grimm, p. SOo"), Vitta, Vihlgils, Hen-
gest, Eoric, Octa, Eormenric, Aethelbert. Grimm donne des
versions concordantes de Nennius, Historia Brittorum^ de la
Chronique anglo-saxonne et de Ethelwerd (voir Grimm,
p. 380). La version anglo-saxonne du roi Aelfred donne
Voden, Vihta, Vihtigisles, Hengist, mais d'après un autre
manuscrit de Bède, dans lequel le nom de Vecta a été omis.
De même que les noms de Hengist et de Horsa sont em-
pruntés au nom du cheval, de la même façon, pense Grimm,
les noms de Victgisl, de Vitta et de Vecta sont dérivés du
mot anglo-saxon v'icg, diuc.-norsevigg « cheval ». En tous cas
le nom d'une fille de Hengist, « Rhonwen ^» signifie « crinière
blanche »; elle était mariée au roi Vortigern, être mythique,
a Brythonk Crames, d'après Rhys(o. c, p. 152-154), roi his-
torique d'après Bède.
Ici également il est impossible de distinguer entre ce qui
appartient à la légende, au mythe ou à l'histoire. Si Ethel-
1) Dans ÏAcademy du 14 mars 1896, p. 221, le professeur Skeat énonce l'hy-
pothèse que la Mercie a été peuplée par des Frisons, qui étaient disp'îrsés parmi
les divers groupes des Angles, et que de cette façon le dialecte de Mercie a été
fortement influencé par le frison. Il appuie sa théorie par quelques exemples,
mais il espère qu'un autre étudiera plus soigneusement la questi^m, pour se
prononcer finalement pour ou contre son hypothèse.
2) D. M.*, III, 377-401 ; Pertz. X, 314.
3) Plus tard Rowena.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS L HISTOIRE DE BEDE 311
bert de Kent descend en quatrième génération de Hengist,
Ethelbert est tellement rapproché de Hengist qu'il faut bien
tenir ce dernier pour historique. Mais son arbre généalo-
gique devient mythique à partir de la cinquième génération.
D'un autre côté Vitta et Vecta sont aussi des noms histori-
ques; au moins nous trouvons sur une pierre tombale l'ins-
cription suivante : Li oc tumulo jacet Yetta fîlius VktiWX
ne faudrait pas non plus oublier, comme le fait très juste-
ment observer Winkelmann (31), que le caractère non histo-
rique d'un personnage n'est pas prouvé par le simple fait
que bientôt après sa mort il est devenu le héros d'un poème
ou le descendant d'un dieu».
Bède ne donne pas d'autres noms de dieux dans son His-
toria à l'exception du seul nom de Wodan. Dans un autre
de ses écrits, De temporum ratione\ on trouve les noms
Hreda et Eostra, pour expliquer les noms des deux mois :
UredmdnatlietEosturmonath, d'après ceux de ces deux dées-
ses. Grimm {D.M.\ 240-41)p]aide pour l'authenticité de ces
noms et compare Eostra à une déesse allemande Ostara.
D'autres auteurs sont plus sceptiques à cet égard*.
La géographie de l'Angleterre de l'époque de Bède nous
1) A Graraond près d'Edinburg. Voir Hiibner, o. c, n" 2H.
2) Tl y a un endroit qui nous rappelle le souvenir d'Hengist, c'est Hengister-
dunhill dans la Cornouailles,
3) Chap. xiii : « eosturmonath, qui nunc pascalis mensis interpretatur, quon-
dam a dea illorum, quae Eostre vocabatur... Hredmônath, a dea illorum
Ereda ».
4) Weinhold, D. Monatsnamen, IV, 52 ; Mannhardt, B. u. F. £.,505, note 5 :
« Die wahrscheinlich von Beda erfundene Gottin Ostara » ; Meyer,D. M., 263 :
« Beda's Eostra-Erfindung » ; Golther, Handbuchder germanischen Mythologie,
1895, p. 488, dit de même : « Dièse Gôttinnen sind von Beda erfunden ». Mogk,
par contre (firundr., I, pag. un), ne supprime pas son nom : « Eine altger-
manische Fruhlingsgottin,... ist aller Wahrscheinlichkeit nach die Austrô
gewesen ». 11 serait inutile de démontrer que quelquefois des noms ont été in-
troduits dans le panthéon allemand sans que cela soit justifié (voir mon article
sur un dieu Crodo: Bijblad Hervorming,i892,55 ss.), Mais nous ne voyons pas
encore très bien pourquoi Bède, qui s'est si peu préoccupé du paganisme, aurait
inventé tout simplement deux déesses. D'après Bède, on célébrait pendant le
mois d'Eostra la fête de Pâques (consueto antiquae ohservationis vocabulo
312 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
fournit encore quelquefois le nom de Wotan dans un nom
de ville : Wodnesbeorg en Westsaxonie, Wodenbryge dans
Estanglia, Wodnesfield en Mercie. Nous trouvons encore un
Thornege et Godmunddingaham dans Deira que nous avons
déjà mentionné.
Je suis arrivé à la fin de ma tâche qui était de passer en
revue le christianisme et le paganisme anglo-saxon d'après
le livre de Bède. Lorsqu'il termina son livre en 781,
quatre ans avant sa mort, il put parler de la douce paix qui
régnait dans la Northanhumbrie, « Puisque les temps sont si
tranquilles [qua adridente pace ac serenitate temporum ; V, 23)
et puisque la paix nous sourit, beaucoup de personnes de
notre pays, des classes supérieures et des classes inférieures,
aiment mieux se faire tonsurer et prononcer des vœux que
de s'adonner au métier des armes; les générations futures en
verront les résultats », telle est l'opinion de Bède.
Hélas ! les générations futures devaient voir la guerre ci-
vile, la peste et la famine, elles devaient voir ce qu'il y avait
pour elles de plus terrible, la fïfror Nonnanorum qui devait
tout détruire par le glaive des Vikings sur le sol d'Angleterre,
tout ce monde de monastères paisibles et d'abbayes majes-
tueuses, tous ces sanctuaires dont les cloches chassaient les
esprits méchants, tous ces évêques à cheval dont le peuple
baisait les vêtements, tous ces moines qui se promenaient
le long de la grève en murmurant des prières, tous ces supé-
rieurs qui remplissaient les manuscrits de leur sagesse et de
leur savoir, tous ces rois et toutes ces reines qui paradaient
devant leurs sujets, tous ces hommes et toutes ces femmes
qui en secret offraient des sacrifices aux dieux d'autrefois,
toute cette société que nous a rendue familière l'œuvre ma-
gistrale de Bède. Tout cela a disparu devant la fureur des
hommes du nord.
Ce fut le commencement de ce ix' siècle qui fut caractérisé
gaudia novae solemnitatis vocantes). On se conformait ainsi au conseil de Gré-
goire de Mellitus [H. E., I, 3) qui recommandait de laisser subsister les fêtes
païennes en se bornant à en changer les noms.
LE CHRISTIANISJIE ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE B^DE 313
par les expéditions de ces loups de mer *. L'Europe occidentale
ne manquait pas d'avertissements. Déjà au commencement du
Vf siècle (en 515), une tlolle de Vikings danois avait envahi le
pays des Francs, avait remonté la Msuse, mais elle avait été
battue encore à temps parle prince ïhéodebert, filsdeThéo-
deric (Thierry), petit-fils de Glovis. Dans cette bataille mou-
rut le roi de mer, Chlochilaich, comme l'appelle Grégoire de
Tours \ La terreur de cette incursion inattendue était à bon
droit très grande, car Chlochilaich était un héros très brave,
dont le poète du Beowulf a chanté la gloire et pleuré la mort.
Le Hygelac, en effet, du poème du Beowidf,c'e»l le Chlochi-
laich de Grégoire.
... Ce ne fut pas le moindre
des combats celui où l'on battit Hygelâc,
l'ami du peuple, en Frise*.
Il y avait eu là un premier avertissement vite oublié, d'au-
tant plus facilement que pendant trois siècles les populations
du nord semblèrent dormir derrière leurs murs de glace et
de neige.
La tradition rapporte que Charlemagne pressentait les
désastres que les Normands devaient déchaîner sur ses États,
qu'il vit un jour entrer dans un port de la Narbonnaise des
navires norses et qu'il s'aperçut immédiatement que ces ba-
teaux ne portaient plus des marchands, mais des ennemis
1) Il est intéressant de constater que les Sôgur norses eux-mêmes parlent
de ces expéditions de pillages aussi simplement que s'il s'était agi de prome-
nades en mer. « Au printemps Sigurd, fils de Hlodver, voulait entreprendre
une expédition de Vikings et Gunnlaug se joignit à lui; ils croisèrent donc
pendant Télé dans la mer des Hébrides et dans les baies de la côte écossaise
et ils livrèrent beaucoup de batailles. » Gunnlaugs SagaOrmstungu, chap. xii.
2) Hist. Franc, III, 3, éd. Arndt^ p. 110. Variantes de ce nom : Chrochilaic,
Chlodilaich, Chlochilaich, Hrodolaic.
3) Nâ thôz. Ifisest vils
hondgemôta, thaer mon Hijgelâc slôh...
fréavmefokes, freslonduin on,
{Beowulf, ô.d. Heyne. 2355, 56, 58).
314 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
dangereux; que les pirates, en apprenant que Charlemagne
séjournait dans cette ville, s'esquivèrent au plus vite. L'em-
pereur eu les apercevant d'une fenêtre donnant sur la mer
se mit à pleurer et dit à ses ducs : « Je suis affligé que ces mé-
créants aient osé de mon vivant visiter ces côtes et je prévois
combien de dommages ils causeront à mes descendants. »
C'est le moine de Saint-Gall qui nous raconte dans sa Chro-
nique que c'étaient des navires norses*. Du fond de son pays
allaman il pouvait facilemeut confondre les corsaires maho-
métans avec les pirates normands-. Mais les pressentiments
qu'il attribuait à l'empereur devaient se réaliser peu de temps
après.
La patrie de Bède a eu sa large part de toutes les misères
qui furent la conséquence des expéditions des Vikings. En
Angleterre aussi des milliers d'hommes s'écrièrent : Délivre-
nous des Normands, ô Seigneur! Après la mort de Bède en
735, la Northanhumbrie fut d'abord déchirée par les guerres
civiles et tourmentée par la famine. Vers la fin du siècle en
793, une flotte de Vikings attaqua Lindisfarne, l'île sainte d' Ai-
dan, l'abbaye-mère de tant de monastères. Les Normands la
brûlèrent et tuèrent les moines, ce qui terrifia toute l'Europe
chrétienne. « Jamais, écrit Alcuin, qui avait quitté le sol
troublé de l'Angleterre pour la cour tranquille de Charle-
magne, jamais pareil malheur n'a atteint les Anglais. Voyez
l'église de saint Cuthbert aspergée du sang des prêtres,
voyez ses trésors pillés ; l'endroit le plus saint de l'Angleterre
devient la proie des païens ! Qui ne serait ému à ce spectacle?
Qui ne pleurerait la servitude de la patrie ^? »
Un an plus tard, en 794, les rois de mer revinrent en An-
gleterre et ce fut le tour du monastère de Bède, Yarrow, de
devenir la proie des flammes. Le couvent oti il a écrit tous
ses livres, qui sont des documents si précieux pour la con-
naissance de son époque, a été pillé et rasé. Heureusement
1) Mon. S. Gall, De Gest. Kar., II, 14; Waltenbach, IX, XI, 71.
2) Voir Keary, 136, note 2.
3) Epist. Aie, n° 22, d'après Keary, 128.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 315
ses manuscrits étaient déjà répandus partout en de nom-
breuses copies. Ilslui ont érigé un monument beaucoup plus
digne que ne léseraient les ruines de Yarrow.
L. Kn APPERT.
Traduit par A. Dirr.
Pour faciliter l'intelligence de ces récits nous donnons ci-contre un tableau
synoptique des rois de l'Heptarchie au vu" siècle, d'après Bède, ainsi que la
liste des principaux évèques oh religieux.
316
REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
NORTHANHUMimiE
MERCIE
ESTANGLIE
ESTSAXONIE
Edwin , fils d'Aella ,
Penda bat Edwin à
Wuffa.
Sigbert III, fils de
marié à fitlielbercfa,
Hathfield en 633 (II,
Tyiilus.
Sigbert le Petit,bap-
baptisé le 12 avril 627
20) ; bat Oswald à
Redmald , chez qui
tis'éen 653(111, 2i)'
(II, 14) ; mort le 12
Maserfield en 642
Edwin cherche un
mort en 660 (111,
octobre 633 (II, 20).
III, 9); tué en 655
refuge (II, 12).
22).
Osric, fils d'Aelfric ,
dans la bataille de
Eorpwald, assassiné ;
Suidhelm, fils de Scr-
rès;ue sur Deira ;
Loidis -s.- Wiuwed
Sigbert, frère de E.,
bald, 660.
Eanfrid, fils d'Edil-
(III, 24).
Egrik régent, tués
Si.7/«en,665(lll, 30),et
frid, règue sur Ber-
Peada, fils de Penda,
tous les deux par
Sebbi, morts eu 694
nicia; morts tous
marié à Alchtlcda,
Penda (111, 18).
(IV, 11).
les deux eu 634
fille d'Oswiu ; tué
Anna, deux filles re-
Off'a, fils de Sigheri,
(III, 1).
en 654 par Alchtl.
ligieuses à Fare-
moine à Rome en
Oswald, frère d'Ean-
(III, 24).
Mouslier, en Brie :
709 (V, 19).
frid, mort en 642
Oswiu, de Norlhau-
Sexburg, mariée à
(III, 9).
humbrie, règue sur
Earconberet, de
Osîmw, frère d'Oswald,
la Mercie (III, 24).
Kent.Aedilthryd,ma-
roi eu 643, mort eu
Wulfher, fils de Pen-
riée à Egfrid,de Nor-
670 (IV, 5).
da, roi en 658 (IV,
thanhumbrie , tué
Osivin , fils d'Osric ,
3); mort en 675
par Penda (III, 18).
mort le 20 août
(IV, 12).
Aedilheri, frère d'An-
642 (III, H).
Aedilred, 675. Que-
na, mort en 655
E^r/^Wd, 670-685 (IV, 5).
relles avec Egt'rid
(III, 24).
Aldfrid, 685-70S (IV,
(679).
26).
Coinred-, moine en 709
Osred, mort en 716
(V, 19).
(V, 1, 18).
Ceolred, fils d'Aedil-
Coenred, 716 (V, 22).
red.
Osrik, mort le 9 mai
729 (V, 23).
Ceolivulf, destitué en
737.
LE CHRISTIANISME ET LE PAGANISME DANS l'hISTOIRE DE BEDE 317
Ethelbert , marié à
Bertha , baptisé en
593 (I, 26) ; mort en
616 (II, 5).
E'adôaW, fils d'E., 616-
640 (II, 5).
Earconbert, fils d'Ead-
baid (640-664), (III,
8).
Ecbert, mort en 673
(IV, 5).
Hloler, frère d'Ec-
bert, mort eu 685
(IV, 26).
Ed/'ik, fils d'Ecbert,
règne un an et demi
(IV, 26).
Victred, fils d'Ecbert,
roi en 688; mort le
23 avril -725 (V, 23).
Aedilberct \ fils
Eadbercl \ de
Alric, ) Victred.
SUTHSAXOME
Aedilwach, baptisé en
681 (IV, 13); tué en
685 par Ceadwalla
de Westsaxonie (IV,
15).
Ceadwalla.
Bercthun, (IV, 13). et
Andhun.
Ini.
WESTSAXONIE
Cidchelm, envoie des
assassins à Edwin
de Northanhumbrie
(II, 9), 627.
Cyniqil, baptisé en
633 (III, 7).
Coinwalch, païen, tué
par Penda (III, 7).
Ceadwalla , abdique
en 688 (V, 7) ; mort
à Rome en 689.
Ine, 688-726.
QUELQUES-UNS
DES ÉVÉQUES LES PLUS
KEMAKQLARLES
Augustinus , 593-607
(II, 3).
Paulinus, évêque de
Ilrofesceaster ; mort
le 10 octobre 644
(III, 14).
Aidan, év. de Lindis-
farne en 633 , mort
le 31 août 642 (III,
3,5).
Einan (III, 27), et
Colman, tous les deux
cvêques de Lindis-
farne.
Cedd , év. de Ithan-
ceaster, dans Est-
saxonie , 653 (III,
22); mort à Laes-
lingaeu, 644 (111,23).
Wilfred, 681 à Wight
(IV, 13).
21
LE UmmU mi m plein DlfELOPPElENî
D'APRÈS LES VINAYAS
La Faculté des Langues orientales de Saint-Pétersbourg a publié, au début
de celte année, pour s'associer aux fêtes du Centenaire de l'École des Langues
orientales à Paris, un volume de mélanges qui porte le titre de Notes orientales.
M. Wassilieff, à qui les études bouddhiques doivent tant de beaux travaux, a
donné dans ce recueil un article sur « le Bouddhisme en son plein développe-
ment d'après les Vinayas «. Les opinions d'un spécialiste, qui apporte à ce dé-
bat une connaissance incomparable des documents chinois, valent d'être exa-
minées avec soin, si fort qu'elles puissent choquer les idées courantes. Il va
sans dire que le traducteur n'entend pas se solidariser avec l'auteur : comme
indianiste, il se voit même obligé d'exprimer les réserves les plus formelles
sur les conclusions hardies de M. Wassilieff.
Quand, des obligations les plus simples et primordiales
du bhiksu^ qui a fait vœu de mendier, ou plutôt qui a été
réduit à cette nécessité, on passe à ces dispositions oii il
nous apparaît au moment que retracent les Vinayas, c'est-à-dire
aux institutions déjà fixées par écrit, involontairement se pose
cette question : En combien de temps s'est produite une telle
évolution, et de plus combien s'est-il écoulé de stades jusqu'au
terme de cette évolution? Et si, dès ces stades, il existait des
prescriptions orales ou bien même écrites, quel fut alors le tra-
vail entrepris par les auteurs subséquents? Au lieu des quatre
niçrayas et des douze dhùtas, nous voyons le bhiksu tenu d'ac-
complir 250 prescriptions, ou 260, ou davantage encore. Il ne vit
plus sous les arbres, ni dans les cavernes, mais dans des cellules
de couvent, quoique plusieurs de ses vœux portent encore le
caractère de l'existence primitive et intermédiaire. L'existence
primitive ne comportait aucune espèce de principe de société, ni
cérémonies, ni supérieurs, ni subordonnés (disciples), et main-
LE BOUDDHISME d'aPRÈS LES VINAYAS 319
tenant il y a pour le bhiksu des assemblées solennelles et des
jours de fête; on a écrit des règlements complets pour l'ordi-
nation, le culte divin, les remèdes, les vêtements, etc. Primiti-
vement tout l'enseignement était renfermé dans la mendicité
même ; on n'avait besoin de rien savoir ; il n'y avait pas matière
à philosopher; mais maintenant, dans les Vinayas, on cite
déjà quantité de livres dogmatiques. On connaissait déjà une
collection des trois pitakas, quoique dans leur composition n'en-
trassent pas naturellement tous les livres actuellement entendus
sous cette désignation dans le Hînayâna : du Mahâyâiia il ne
saurait être question. D'après le Glii-soung-liu-p'i-ni-siu, on
entendait d'abord sous le nom d'Abhidharma simplement la sup-
pression des cinq péchés redoutables : assassiner, voler, boire
des liqueurs enivrantes, etc. Le Vinaya même consistait tout
juste en 4 pàrâjikâs, 5 (et non 13) saiighâvaçesas et 2 aniyatas.
Le terme de Sùtra (comme doctrine) désignait uniquement le
Dharma-cakra-pravartana-sûtra. N'est-ce pas une preuve à l'ap-
pui de ce que nous avons dit plus d'une fois, que les bouddhistes
ne connaissaient tout d'abord qu'un seul Vinaya, et que les Sù-
tras et l'Abhidharma primitifs avaient trait uniquement à des rè-
glements de la vie ascétique ?
Mais dans d'autres Vinayas, nous rencontrons déjà la mention
des quatre vérités et des douze nidânas, c'est-à-dire de l'exis-
tence de livres exposant la doctrine dogmatique, et non la vie
ascétique. Dans le Ghan-kien-p'i-po-cha qui est vraisembla-
blement le Vinaya singhalais, puisqu'il y est fait mention du troi-
sième concile tenu sous Açoka*, sont cités les sûtras [king)
suivants, dont la publication est attribuée à divers personnages :
Madhyântika enseigne le Tou-pi-king (traité des exemples ou
des comparaisons); Mahâdeva, le T'ien-cheu-king (l'envoyé cé-
leste?); Le-k'i-to, le Ou-cheu-king (sans commencement); Tan-
ou-te(Dharmagupta?),le Houo-tsiu-p'i-king (comparaison avec
l'amas en feu); Mahâ-tan-ou-te (Mahâdharmagupta), le Pen-
1) [Le Chan-kien-p'i-po-cha est en réalité la traduction chinoise de la Sâ-
manta-pâsâdikâ, de Buddhaghosa. Cf. Takakusu, Pâli Eléments in Chinese
Buddhism, Jour. Roy. As. Soc, 1896,415-439]. Note du trad.
320 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
cheng-king (biographie); Mahâ-le-k'i-to, le Ka-lo-lo-mo-king- ;
Ma-cheu-lo, le Tchou-tchoen-king ; Siu-na-kia, Fan-wang-
king*.
Le Chi-soiing-liu donne la désignation sanscrite de 18 sùtras
(XXIV, 40) et des quatre vérités (XXVI, 32); le Vinaya des
Mahâsâiighikas énumère tous les quatre Agamas, qu'on peut
appeler le couronnement de la doctrine du Hînayâna! Enfin pour
en venir à désigner Çakyamuni, non plus du nom de çramana,
mais comme le premier des êtres à deux pieds et ensuite le
Bouddha, pour qu'apparût la tradition relative aux 32 marques
et aux 80 signes, il a fallu assurément bien du temps. Ce n'est
pas dès le commencement qu'a pu paraître la fameuse expression
des « trois joyaux », ni qu'ont pu paraître des ordinations à di-
vers degrés.
On croit d'ordinaire que toutes les dispositions du Vinaya ont
été « chantées » au premier concile ; il est bien difficile de l'ad-
mettre, et aussi que les trois Pitakas tout entiers, constituant un
colossal recueil, aient paru dès le temps de Çakyamuni. Tout
ce que nous pouvons admettre, c'est que pourtant, antérieure-
ment au développement des règlements du Vinaya, on avait
commencé à discuter les thèses primitives en les adaptant aux
déviations inévitables avant le passage à la vie monastique. Sans
doute nous ne pouvons croire que, comme le rapporte le P'i-ni-
siu, dans le concile de Vaiçâli, lorsque l'on condamna les dix
violations, on se soit référé déjà aux clauses qui se trouvent au-
jourd'hui insérées dans les Vinayas ; mais il est certain que ces
clauses y furent insérées précisément après la discussion des
violations visées. Nous n'admettons pas sur la foi des indications
données dans le Vinaya et que nous touchons ci-dessous, que
dans la vie primitive des mendiants ait existé un enseignement
théorique quelconque; nous pensons que la prédication n^ap-
parut que dans la suite; c'est pourquoi il nous semble qu'il était
tout d'abord nécessaire d'assurer le respect à la prédication qui
1) [Pour la restauration exacte des noms et des titres, v. le texte de la
Sàmanta-pâsàdikà dans le Vinaya, éd. Oldenberg, vol. III, p. 314-318]. Note du
trad.
LE BOUDDHISME d'aPRÈS LES VINAYAS 321
n'est pas la même chose que Ja vie ascétique, mais qui dans la
suite exige déjà, comme nous le voyons dans le Pràtimoksa, que
le prédicateur ne laisse pas écouter son sermon à une personne
assise en face de lui sur un siège plus haut, ou chaussée, ou bien
à cheval, etc.
Ordinairement pour établir l'ancienneté de la composition des
Vinayas on insiste sur ce trait que, dans toutes les rédactions ou
dans toutes les écoles ils sont à peu près identiques. Cette res-
semblance, nous pouvons l'attester avec plus d'autorité encore,
puisque nous avons sous la main les Yinayas, non pas d'une
seule école, mais de beaucoup, sinon de toutes, conservés seu-
lement en traduction chinoise. Mais à notre avis ce trait mèm.e
prouve que les Vinayas parvenus à nous ont été rédigés à une
époque tardive, quand la question de la vie ascétique ne consti-
tuait plus un sujet de discussion, et que toutes les écoles étaient
déjà fort tranquillement établies dans des monastères, et avaient
pris en conséquence une teinte monotone, parce que pour la vie
en communauté, même dans les autres religions, les règles éta-
blies ne peuvent sortir du cadre connu. Nous savons que, même
si les écoles principales s'étaient séparées à la suite d'une discus-
sion sur la vie ascétique, ces écoles avec leurs ramifications
auraient ensuite porté la question sur un fond dogmatique, c'est-
à-dire théorique. Ces discussions, comme nous le savons
(cf. Bouddhisme , I, 222-238) d'après le récit de Vasumitra,
durèrent près de quatre siècles après la mortdu Bouddha. Cepen-
dant nous savons aussi que l'enseignement en usage dans les
premiers temps était appris par cœur et que l'écriture pendant
longtemps ne fut pas répandue. Primitivement le bhiksu qui
avait commencé à apprendre recevait le nom de çrâvaka (audi-
teur). Fa- bien trouve le Vinaya dit « des Mahâsâiighikas », le
premier qui se présente historiquement et non de façon hypo-
thétique dans le monde littéraire, seulement au commence-
ment du v' siècle de notre ère. Dans la post-face de la traduction
en chinois de ce livre (XL, 23) on lit : « Dans l'Inde centrale, au
temps jadis, il y avait un méchant roi sous lequel tous les bhik-
sus se dispersèrent de tous côtés, et ceux qui connaissaient les
322 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
trois pitakas se disséminèrent. A la mort du méchant roi, il en
vint un bon qui rappela les çramanas dans son empire. Au
moment du repas, dans la ville de Pa-lian-feï (Pâtaliputra),
500 bhiksus voulurent résoudre une question; mais il ne se ren-
contra pas de maître qui connût le Vinaya, ni de texte du Vinaya ;
il n'y avait rien sur quoi on pût s'appuyer. C'est pourquoi on
envoya un homme au Jetavana-vihâra pour copier le Yinaya ;
c'estce Vinaya qu'on se transmet encore aujourd'hui. EtFa-hien,
dans le Magadha, à Pa-lian-feï, au sud d'un stùpa du roi Açoka,
dans le temple du roi des dieux (T'ien-wang), ayant copié le texte
indien, l'a de retour à lan-tch'ou traduit de l'an 12 à l'an 14 de
la période I-hi (416-418) dans le temple de Tou-tchan (avec Bud-
dhabhadra?) ». On voit par là comme l'écriture, même au temps
de Fa-hien, était peu répandue dans l'Inde ; car, s'il y avait eu
des manuscrits du Vinaya en usage courant, il n'y aurait pas eu
lieu de citer comme un fait important à quel moment on trouva
l'original et la copie. I-tsing rapporte que de son temps les Védas
n'existaient pas encore sous la forme écrite. Rappelons encore
que Fa-hien, au commencement du v*" siècle, copie comme une
rareté le Vinaya des Mahâsâiighikas, tandis quelliouen-tsang, au
vii^ siècle, revient avec les Vinayas des Sthaviras, des Mahâ-
sâiighikas, des Sammatîyas, des Mahîçâsakas, des Kâçyapîyas,
des Dharmaguptas et des Sarvâstivâdins. Ne pouvons-nous pas
supposer que la fabrication des codes des Vinayas commençait
seulement au temps de Fa-hien? En outre, il se présente à notre
esprit une autre supposition : Les Vinayas parvenus jusqu'à
nous ne sont-ils pas l'œuvre des seuls Mahâsânghikas, ramifiés
en écoles? Car nous avons laissé par hypothèse leurs adversaires
dans la vie ascétique originelle, laquelle n'exigeait aucun règle-
ment. En dehors de cette hypothèse qui fait sortir de leurs
rangs ces vagabonds (parivràjakas) que les Mahâsânghikas nom-
maient les adeptes de Devadatta, nous apprenons par I-tsing que
des bhiksus se cachaient, de son temps même, dans les forêts et
les montagnes isolées sans connaître la vie en communauté :
or le Vinaya ne porte que sur la vie en communauté. Si on nous
dit que ce ne sont pas les Mahâsânghikas qui portaient le nom
LE BOUDDHISME d'aPRÈS LES VINAYAS 323
de Sthaviras, d'où se sont formés par scission les Sarvâslivâ-
dins dont le Yinaya s'est conservé jusqu'à présent^ du moment
que les Vinayas, quand ils furent composés, devaient se donner
pour la règle du Bouddha lui-même, les schismatiques pouvaient-
ils alors avouer leur manque de légitimité?
Mais ici une question se pose : Quand se passa cette persécu-
tion du boudhisme, mentionnée dans la post-face? On peut dif-
ficilement l'attribuer à Açoka. Il est vrai qu'il régnait à Pâtali-
putra, et sous son règne, selon le Chan-kien-p'i-po-cha, un
fonctionnaire fut envoyé, en son nom, à l'église; pour mettre fin
aux discussions dans le clergé; on trancha la tète aux insoumis.
(Dans cette légende il s'agit manifestement de l'Açoka qui cons-
truisit 8i,000 stupas, et non par conséquent de Kâlâçoka.) Mais
sous son règne, le Vinaya n'aurait pas pu se perdre puisqu'Açoka
aussitôt après le massacre cherche une disculpation. Nous ne
connaissons qu'une persécution de Pusyamitra ou Puspamitra
(cf. Bouddhisme^ III, 88), sous qui les temples bouddhiques furent
brûlés, les moines seuls mis à mort, les autres dispersés. Ce fait
dut, comme nous l'admettons, arriver à peu près cinq cents ans
après le Nirvana du Bouddha, et nous sommes amenés à supposer
{ib.) que la persécution dont il s'agit ici est celle que les Chinois
attribuent dans leur chronologie à l'an 259 ou 269 de notre ère. En
dehors de ces deux dates, l'une de la persécution, l'autre de la
traduction du Vinaya des Mahàsânghikas,, nous ne pouvons pas
indiquer une seule date antérieure sur laquelle on soit en droit
de faire fond. Malgré la mention, dans les fameuses inscriptions
de Piyadasi (Priyadarçin), de son contemporain Ptolémée Phila-
delphe, nous ne pouvons pas en tirer parti positivement, si nous
nous rappelons que l'écriture demeura longtemps cachée dans
l'Inde pour empêcher les hérétiques de savoir ce qui s'enseignait,
étant donné surtout que Priyardarçinnefut pas un titre porté par
Açokaseulement (cf. Le nom propre du roi Ajâtaçatru, Sap. Ak.
N., t. 5o, 122-124). En s'appuyant sur les légendes relatives à ce
prince, on a pu, dans la suite, ériger même après sa mort des
monuments qui lui ont été attribués. Quelle conséquence pouvons-
nous donc tirer de deux dates qui nous ont été conservées pour toute
324 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
l'existence du bouddhisme antérieurement à cette époque? Com-
mença-t-elle auxi% au ix®, au vi^ ou seulement au ni* siècle avant
J.-C? Nous n'avons rien de certain pour confirmer telle ou telle
ère, sauf la dernière (cf. Une nouvelle ère de la mort de Bouddha^
ib., 124-131). Tout ce que nous avons le droit d'affirmer, c'est
que le Yinaya existait dans son étendue actuelle, jusqu'au v'= siècle
de notre ère, et que le bouddhisme subit une persécution en l'an
259 de cette même ère.
Si le Vinaya existait incontestablement sous la forme écrite
jusqu'au v® siècle, il n'est pas possible d'affirmer par déduction
qu'il n'en existait rien deux siècles avant notre ère, ou que le
méchant roi mentionné dans la post-face vivait certainement en
259. Seulement sommes-nous en droit, quand nous trouvons
dans le livre même des données qui indiquent son élaboration
tardive, de les considérer comme des interpolations postérieures?
Les bouddhistes, du moins, n'admettraient pas cette hypothèse,
bien qu'ils assurent avec chaleur que le Vinaya était déjà com-
posé dès la première année après la mort de Çakyamuni. En
dehors des livres énumérés nommément ci-dessus, nous trouvons
encore dans le Vinaya des Mahâsâiighikas, juste après le récit
relatif à la collection du Vinaya en ladite année et à la publica-
tion des dogmes des Mahâkâçyapîyas : « ce qui n'est pas établi,
que l'on ne rétablisse pas ; les lois établies, il faut les apprendre
avec soumission » — la série suivante (XXXII, 17) : « De qui
a-t-il entendu (ce Vinaya)? De Koung-tche (Bhadanta) Tao-li a
entendu le Vinaya, l'Abhidharma, le Tsa-a-han, le Tseng-i-a-han,
le Tchoung-a-han, le Tchang-a-han (les 4 âgamas). Et Tao-li,
de qui Ta-t-il entendu? De Bhadanta Fei-cha-po-to-lo. Fei-cha-
po-to-lo, de qui l'a-t-il entendu? De Fa-chen, etc. » en remontant
jusqu'à Upâli qui l'a entendu ^u Bouddha lui-même. Il en res-
sort que du Bouddha à Tao-li il y a eu 28 transmissions. Dans
le Vinaya Chan-kien-p'i-po-cha que nous avons cité plus d'une
fois, nous trouvons aussi une énumération de 24 transmis-
sions. Quoi qu'il en soit, nous pensons que le livre en question
n'a pu être composé et recevoir une forme écrite qu'au temps de
la dernière transmission mentionnée ou bien même plus tard.
LE BOUDDHISME d'aPRÈS LES VINAYAS 32o
A supposer qu'il existât antérieurement des Vinayas, et même
par écrit, ils ne pouvaient pas comporter une telle ampleur et
ne représentaient pas non plus le bouddhisme d'une époque
déterminée, arrivé au point de développement auquel les données
à notre disposition nous permettent de penser.
Aussi bien, cette arrivée du bouddhisme à l'expansion com-
plète, nous ne pouvons la considérer comme établie chronologi-
quement qu'au moment où s'achèvent soit les 28, soit les
24 transmissions. Et la question se pose de nouveau : « A quelle
date était-ce ? » Du nombre des transmissions nous pouvons
néanmoins conclure qu'elles ont pu se succéder à peu près pen-
dant oOO ans. Mais si on ajoute foi à l'histoire chinoise du boud-
dhisme, le 19' patriarche Gayata, qui d'ailleurs appartient à une
autre transmission et à un autre comput, ne vivait quen 147 après
J.-C. Cette nouvelle donnée chronologique est la première et
la seule qui nous donne un point d'appui. D'après cela, quel
droit avons-nous de supposer que le Bouddha ait vécu au xi% au
ix% au VI® siècle et d'en conclure par conjecture la date de tel
événement mentionné dans le bouddhisme? De telles conjectures
n'ont pour résultat que de provoquer la confusion et d'induire
en erreur. Par une certaine superstition, il nous plaît que le
bouddhisme ait commencé le plus tôt possible, que son dévelop-
pement se trouve achevé bien avant le commencement de notre
ère, et l'on dirait que le monde savant doit être mécontent si
nous exprimons, même sous forme d'hypothèse, l'opinion que
le bouddhisme réel, tel que nous le connaissons par ses livres,
ne les possède — et encore pas tous — pas plus tôt que le iii° ou
le iv^ siècle de notre ère. Vraiment y a-t-il là rien d"* attenta-
toire ?
M. Wassilieff.
Traduit par Sylvain Levi.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE
DE LA
RELIGION ROMAINE
(année 1895)
Les conférences de VOrto botanico', dont j'annonçais, il y a un an, la
création, se sont continuées avec succès en 1895. Elles ont conservé le
caractère qu'elles avaient pris dès le premier jour. Ce sont moins des
discours d'apparat que des causeries familières. M. le marquis Nobili-
Vitelleschi, vice-président de la Commission archéologique, après avoir
rendu hommage à la mémoire de J.-B. de Rossi et de C.-L. Visconti,
s'est surtout complu à louer un dévoué serviteur de la docte compagnie,
J. Venanzi, secrétaire pour la partie administrative. M. F. Azzurri a poéti-
quement parlé du tombeau de Caecilia Metella sur la voie Appienne
{Bull, comun., p. 4-25). Et tel autre article inséré au Bulleltino comu-
nale, bien qu'on ne nous en indique pas l'origine, est certainement, à
en juger par quelques détails de style, le résumé d'une leçon de YOrto
botanico. Ces conférences, appréciées du public romain, sont donc utiles
encore aux lecteurs étrangers, qui en trouvent un écho dans le périodique
municipal.
I
Au cours de l'année dernière, deux des plus importants édifices de
Rome, le Colisée et le Stade du Palatin, ont été l'objet de plusieurs pu-
1) Voir surtout les périodiques suivants publiés en 1895 : Notizie degli scavi
di antichità comunicate alla r.Accademia dei Lincei; Bullettino délia Commis-
sione archeologica comunale di Roma; Mittheilungen des kaiserlich deutschen
archâologischen Instituts, rômische Ahtheilung ; Monumenti antichi pubblicali
per cura délia reale Accademia dei Lincei. Toutes les publications citées sans
date se rapportent à 1895.
2) J'ai donné l'année dernière {Revue de VHistoire des Religions, t. XXXII,
p. 1-4) des indications sur ce nouveau musée municipal. M. Grailiot a inséré
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DK. LA RELIGION ROMAINE 327
blications. Au premier M. Gatti a consacré de substantiels comptes ren-
dus, où il relate les découvertes survenues durant les travaux d'isolement
qu'avait entrepris le Ministère de l'Instruction publique [Notiz., p. 101-
i 03, 201-206, 226-232; Bull, cojnun.,^. 117-127)*. Le déblaiement défmi-
tif du Stade a donné matière à un long exposé de MM. Barnabei, Gozza,
Mariani et Gatti. Ces divers auteurs nous parlent, avec nombreuses
figures à l'appui, des fouilles opérées pendant Ihiver de 1892-1893, et
des renseignements qu'elles apportent sur l'architecture et la décoration
du monument et sur l'histoire du Palatin en général [Monum. antichi,
V, p. 17-81) \
Le Palatin étant à l'ordre du jour, M. Huelsen lui a réservé une de
ces pénétrantes études topographiques dont j'ai déjà, à maintes reprises,
fait profiter les lecteurs de ce Bulletin. Gelle-ci, on s'en souvient peut-
être, nous était promise depuis 1892 ^ Il s'agit moins, cette fois, d'un tra-
vail d'ensemble que d'une série de notices partielles, dont on nous an-
nonce la continuation. L'une d'elles traite des fouilles sur l'emplacement
du Stade en 1552 {Rom. Mitt., p. 276-283); une autre, des recherches
entreprises dans les jardins Farnèse, entre 1720 et 1730, par les ducs de
Parme, dont ils étaient la propriété. Ce bouleversement maladroit d'un
terrain si riche en restes de l'antiquité, s'il a détruit une foule d'objets
ou de vestiges que nous aurions tant d'intérêt à connaître, n'est pas ce-
pendant demeuré sans profit pour nous. Francesco Bianchini a pris soin
en effet de noter les trouvailles dont il fut le témoin pendant cette pé-
riode décennale. Et, malgré ses erreurs et ses faiblesses, son ouvrage, Dêl
Palazzo dei Cesari., a son prix pour quiconque veut étudier la topographie
urbaine. M. Huelsen met bien en lumière tout le parti qu'on en peut
tirer {Rom. Mitt., p. 252-276). Ces deux mémoires ne se rapportent pas
directement à Tarchéologie religieuse ; qu'il me suffise de les avoir si-
gnalés en peu de mots.
Au contraire il conviendra de nous arrêter aux dissertations intitulées :
Le temple de Magna Mater et Le prétendu temple de Vesta.
une sorte de catalogue des collections qu'il abrite dans la Revue internationale
des archives, des bibliothèques et des musées, I, n" 1 ter (musées), p. 40-42. Le
Magazzino archeologico comunale est ouvert trois fois par semaine moyennant
une taxe de 0 fr. 25.
1) Voir encore Lanciani, Bull, comun., p. 110-115.
2) Voir aussi Friedrich Marx, Das sogenannte Stadium auf dem Palatin
(dans le Jahrbuch des kaiserlich deutschen archdologischen Instituts, X,
p. 129-143); cf. Archàologischer Anzeiger, ibid., p. 234 sq.
3) Revue de l'Histoire des Religions, t. XXVIII, 1893, p. 156.
328 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Le premier de ces sanctuaires a souvent changé de place, selon le
caprice des temps et des hommes ; dernièrement encore, dans sa très utile
Topographie der Stadt Rom, M. 0. Richter le marquait au nord-est du
Palatin, près de la Porta Mugonia. M. Huelsen le voit sur le plateau
situé tout à l'ouest de la colline, le Cermalus ou Germains des anciens,
qui domine le Vélabre et l'église Santa-Anastasia. Cette sorte de ter-
rasse est occupée par de vastes ruines dont la forme rappelle surtout celle
des édifices religieux. On a tour à tour cru y distinguer un temple de
Cérès, de Ramnusia, de Jupiter stator, des Lares Praestites, de Victoria,
ou encore V Auguratorium. Seuls MM. Visconti et Lanciani, à qui nous
devons un guide du Palatin, ont émis l'hypothèse que Magna Mater y
avait peut-être été adorée. Cette indication sommaire est reprise par
M. Huelsen qui s'efforce d'en démontrer la justesse. A-t-il réussi? Un
résumé de ses arguments permettra d'en juger.
Il convient de faire tout d'abord une observation importante. Les
objets relatifs au culte de Magna Mater exhumées du sol du Palatin l'ont
tous été dans une même région. Une inscription M[atri) D[eum) M[agnae)
I{daeae), avec la date du 27 mars, jour où l'on portait solennellement la
statue de la déesse pour la baigner dans les eaux de l'Almo (lavatio
Matris Deum) ; un second texte qui mentionne des dendrophori, prêtres
bien connus de la même divinité; un fragment de statue colossale
assise dans laquelle on s'accorde à reconnaître Cybèle ; enfin des débris
de lions en marbre, qui faisaient sans doute partie d'un groupe repré-
sentant encore Cybèle sur son char ; tous ces fragments, outre de nom-
breux blocs architectoniques de pépérin, proviennent des alentours de
l'endroit qu'on a coutume d'appeler scalae Cad. La plupart sont trop
volumineux pour y avoir été apportés de loin. C'est dans le voisinage
qu'était leur place. Or, précisément dans le voisinage sont situées les
ruines auxquelles j'ai fait allusion.
Jusqu'à présent, nous n'avons qu'une présomption en faveur de Magna
Mater. M. Huelsen va la fortifier par de nouvelles raisons. Le gouverne-
ment italien l'ayant autorisé à pratiquer des sondages autour du monu-
ment pour en éclaircir la structure, le savant archéologue s'est livré,
avec l'aide de l'architecte C. V. Rauscher, à un examen des plus minu-
tieux. Les deux collaborateurs ont été surtout frappés de l'épaisseur des
murs; celui qui est derrière la cella atteint jusqu'à 5™,50. Ils expliquent
ces proportions extraordinaires par la nécessité d'opposer une résis-
tance aux poutres du faîtage. Le bois avait donc été introduit en abon-
dance dans le gros œuvre. Et ce fait vérifié avec soin rend très vraisem-
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 329
blables les deux incendies qui ravagèrent le temple en 643/111 et en
753/1.
On constate encore que le sol fut surélevé, à une époque indétermi-
née, d'environ deux mètres. Quant à la décoration en stuc, quant aux
morceaux de caractère plutôt artistique employés dans la construction,
tambours de colonnes cannelées en pépérin, bases sans plinthe inconnues
à Rome sous l'Empire, nombreux fragments de chapiteaux corinthiens
composés de deux parties, débris d'entablement avec tètes de lions for-
mant gargouilles, clef de voûte du fronton encore en bon état, ils trahis-
sent pour la plupart une époque antérieure à la restauration faite par
Auguste à la suite du second incendie.
Le caractère architectural de cet ensemble, les sculptures et les textes
épigraphiques retrouvés aux environs concordentdonc pour justifier l'at-
Iribution du sanctuaire à Cybèle. Nous avons sous les yeux le plus ancien
temple de Rome qui a beaucoup moins souffert des réparations posté-
rieures que la plupart des monuments analogues de la capitale, celui dont
les censeurs M. Livius Salinator et G. Claudius Néron ordonnèrent
l'érection en 550/204, et dont M. JuniusBrutus célébra la dédicace treize
ans plus tard. C'est sur la base dont il subsiste au fond de la cella un
reste informe que dut être placée la pierre sacrée amenée en grande
pompe de Pessinunte.
En tenant compte des données de tout genre qui sont entre leurs
mains, MM. Huelsen et Rauscher concluent que les colonnes de façade
étaient au nombre de six ; il en existait, selon toute probabilité, deux
autres de chaque côté du pronaos ; le monument auquel on accédait par
un vaste escalier mesurait l?"",!© de large et 33™,18 de long; la cella,
9™,42 sur 12^,80.
Pourtant toutes les difficultés ne sont pas écartées ; il faut examiner
encore si aucun témoignage littéraire ne s'oppose à ces conclusions.
Un passage de Dion Cassius* ne laisse pas d'être assez embarrassant.
Parmi les prodiges qui précédèrent la mort de César, l'historien signale
celui-ci : « La statue de la Mère des dieux qui est au Palatin, et qui
regardait auparavant du côté où le soleil se lève, se tourna d'elle-
même vers le couchant. » Le temple de Magna Mater était donc exacte-
ment orienté, ajoute M. Richter; il en résulte qu'on ne peut l'identifier
avec celui dont on s'occupe ici et dont la façade était au sud-ouest.
M. Huelsen riposte que le mot avaA[JLa employé par Dion ne signifie
1) XLVI, 33.
330 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
pas par lui-même une « statue placée dans un temple ». Par conséquent,
M. Richter a décidé trop vite que la statue orientée de Magna Mater
implique aussi l'orientation du temple. D'autant plus que le sanctuaire
en question ne renfermait point de statue de la divinité, mais seulement
la pierre conique de Pessinunte. Ce détail important M. Richter l'avait
perdu de vue.
Toutefois la phrase de Dion est formelle; la statue de Cyhèle se dres-
sait bien sur le Palatin. Puisque sa place n'était pas dans le temple que
j'ai décrit, il ne reste qu'à conjecturer un second édifice consacré à la
déesse sur cette même colline. C'est à ce parti que s'arrête M. Huelsen.
Un bas-relief du tombeau connu des Haterii représente, entre le Coli-
sée et l'arc de Titus, un édicule avec autel et statue de Magna Mater
assise au milieu de deux lions. Sans parler de la forme de l'édifice qui ne
répond guère à l'idée que nous nous faisons d'un temple, il serait étrange
que la fantaisie de l'artiste ait transporté à l'est du Palatin un monu-
ment situé à l'ouest, sans changer rien de plus à la topographie de ce
quartier. Pourquoi ne pas croire plutôt à l'existence d'une chapelle dans
cette région? Martial nous y invite quand, s'adressant à son livre, il lui
dit d'aller trouver son ami Proculus qui demeure sur le Palatin et lui
indique le chemin *. Il devra longer le temple de Castor et la maison
des Vestales ; puis, parvenu à la montée de la Sacravia, au lieu de conti-
nuer devant lui, il obliquera vers la droite.
Flecte vias hac, qua madidi sunt tecta Lyaei,
Et Cybeles picto stat Corybante tholus.
Ce dernier vers confirme de tout point les inductions où nous con-
duisait le bas-relief des Haterii ; car il prouve que^ sur la droite de l'arc
de Titus, Gybèle recevait un culte dans un petit temple rond, à coupole
[tholus), décoréde peintures où figuraient des Corybantes*. PourquoiDion
Cassius n'aurait-il pas eu dans l'esprit ce tholus plutôt que le grand édi-
fice de l'ouest, lorsqu'il signalait le mouvement terrifiant de raya^^ixa?
Sur l'esplanade qui précédait le temple proprement dit se donnaient
chaque année les représentations scéniques des jeux Mégalésiens. On
sait que ces fêtes furent instituées lors de la dédicacer Mais la place^
très resserrée sous l'Empire, ne dut pas être beaucoup plus vaste à l'épo-
1) Epigr., I, 70.
2) L'emplacement de ce tholus serait donc assez voisin de celui que M. Rich-
ter attribue dubitativement sur son plan au sanctuaire de Magna Mater.
3) T. L., XXXVI, 36, 3.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMALNE 331
que républicaine. Faut- il admeltre que les spectateurs de marque avaient
leur siège réservé sur les larges degrés de l'escalier, tandis que le popu-
laire s'installait un peu partout autour de l'édifice et sur les diverses
éminences qui dominent les scalae CacH M. Huelsen n'insiste pas sur
cette conjecture ; il se borne à demander qu'on entreprenne un déblaie-
ment complet du terrain. Cette œuvre dépasse les forces d'un particulier,
car il s'agit d'enlever des centaines de mètres cubes de terre. Si le Mi-
nistère de l'Instruction publique en assumait la charge, il aurait droit à la
reconnaissance des archéologues.
En attendant le résultat de sa requête, M. Huelsen s'en tient pour
l'instant à l'identification du temple fouillé par lui avec celui de Magna
Mater. J'avoue que les arguments qu'il produit ont tous de la valeur ;
néanmoins, après avoir suivi pas à pas son raisonnement, j'attends en-
core la preuve décisive à laquelle on n'a rien à répondre.
La pierre sainte de Pessinunte, apportée à Rome en grande pompe, le
5 avril 549/205, trouva d'abord asile in aedem Victoriae quae est in Pa-
latio\ On l'installa à sa place définitive quatorze ans plus tard. Rencon-
trant sur sa route cette aedes Victoriae, M. Huelsen saisit l'occasion qui
lui est offerte d'en fixer la situation. Divers auteurs, en particulier
M. Rjchter, ayant attribué à Victoria le temple que M. Huelsen reven-
dique pour Cybèle, il y avait intérêt à montrer que Victoria possédait
déjà un abri très suffisant. A en juger d'après les sculptures et les ins-
criptions déterrées vers 1720 près de l'église San-Theodoro, ce sanc-
tuaire était appuyé au flanc de la colline, presque en face de l'entrée ac-
tuelle des visiteurs du Palatin. Cherchant à loger une divinité en quête
d'un gîte, M. Huelsen en pourvoit deux à la fois {Rom. Mitt., p. 3-28
et 269).
Dans son travail sur « le prétendu temple de Vesta », il expulse au con-
traire cette déesse d'un domicile qu'on lui avait indûment attribué. Le
28 avril 742/12 Auguste est nommé grand pontife, ec à cette occasion une
chapelle et un autel de Vesta sont consacrés dans son palais. Il n'en sub-
siste plus rien sur la sol ; mais M. Lanciani a cru découvrir dans quel-
ques dessins de la Renaissance des fragments sculptés qui auraient
appartenu à Vaedicula en question. C'est cette opinion généralement
acceptée que M. Huelsen soumet à une critique rigoureuse. Il démontre
que les sculptures proviennent d'un édifice rond, de proportions plus
petites que le temple de Vesta au Foruiu. sans doute quelque wjm^
1) T.-L., XXIX, 14.
332 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
phaeum du palais des Flaviens, arrangé, dénaturé par l'imagination de
Pirro Ligoriô. En supprimant tous les détails techniques, j'ai tenu à
résumer ce travail qui aboutit à débarrasser le Palatin d'un édifice en-
combrant. Il est d'un bon exemple. Par tous pays les archéologues ne
sont-ils pas beaucoup plus tentés d'inventer des monuments que d'en
supprimer? {Rô7n. Mitt., p. 28-37.)
La controverse entre MM. Lanciani et Huelsen, au sujet du temple du
Soleil bâti par Aurélien, s'est prolongée cette année. Les deux savants
ont fourni de nouveaux arguments à l'appui des systèmes dont ils se
sont constitués les champions. Je dois exposer à mes lecteurs cette se-
conde phase de la discussion, comme j'ai fait pour la première*. A la
fin de mon compte rendu, j'inclinais à admettre la théorie de M. Lan-
ciani, sans considérer toutefois la cause comme définitivement jugée.
La lecture des deux récents articles insérés dans le Bullettino comunale
(p. 39-59, 94-101) n'a guère modifié mon impression précédente.
Le point de départ de lout le débat est la découverte par M. Lanciani,
dans la collection du duc de Burlington, d'un précieux dessin d'Andréa
Palladio. Il représente, à Test du Corso, entre la via délia Vite et la via
délia Mercede, c'est-à-dire à l'endroit de l'ancien couvent de San-Silves-
tro in Capite, aujourd'hui transformé en Poste centrale et Ministère
des Travaux publics, des ruines considérables inconnues jusqu'à présent
des topographes. Après étude minutieuse, M. Lanciani déclara que le
plan donné par Palladio ne convenait en aucune façon à un temple ;
le sanctuaire d' Aurélien ne s'élevait donc point en ce lieu, comme on le
répétait depuis longtemps, mais bien dans les jardins Colonna, au-dessus
de l'église Santi-Apostoli.
C'est ici qu'intervient M. Huelsen. Pour lui, le dessin de Palladio,
loin de détruire l'hypothèse d'un temple du Soleil à San-Silvestro, la con-
firme au contraire de la façon la plus formelle; tandis que, d'autre part,
l'emplacement des jardins Colonna est aussi mal choisi que possible. La
contradiction est absolue. Voyons comment l'auteur la soutient.
Lorsque Aurélien érigea le templum Solls, il avait l'esprit tout plein
des merveilles architecturales de Baalbek et de Palmyre, et sans doute
il voulut en offrir un exemple aux Romains. Cette remarque de M. Lan-
ciani qu'il accepte volontiers amène M. Huelsen à confronter le plan de
Palladio avec celui du célèbre temple de Zeus à Héliopolis. L'un et l'autre
lui offrent même disposition des édifices qui les composent, même dé-
1) Revue de l'Histoire des Religions^ t. XXXII, p. 12-14.
BULLETtN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 333
coralion et, en partie, mêmes dimensions. Dans les deux cas se rencontrent
des propylées, un portique quadrangulaire entourant une vaste cour et
séparé des propylées par un étioit passage, puis le sanctuaire lui-même.
A Héliopolis la superficie de la cour est de 10,816 mètres carrés, de
10,625 à Rome. De part et d'autre on remarque l'emploi de ces fron-
tons triangulaires coupés aux deux tiers, qui sont d'une bizarrerie
fort caractéristique. Le sanctuaire, il est vrai, ne figure pas sur le dessin
de Palladio; mais c'est qu'il n'en subsistait plus rien au xV^ siècle.
L'artiste, ne comprenant pas bien pourquoi le portique restait ouvert d'un
côté, a supposé un écroulement du mur ei l'a rétabli pour la symétrie
de façon arbitraire. En fuit, au nord le portique n'était pas fermé ; c'est
par là qu'on accédait à la demeure même du dieu.
Cette partie du mémoira, que j'appellerai positive, est suivie de longs
développements dans lesquels M. Huelsen s'efforce de détruire la théorie
qui se sert des jardins Colonna. Elle lui semble inacceptable, parce qu'elle
a contre elle l'ordre topographique suivi ou les expressions employées
dans certaines descriptions anciennes de Rome. Au reste, l'édifice de la
villa Colonna dont les architectes de la Renaissance ont laissé le plan
n'avait qu'un rang de colonnes autour de la cella ; on y cherche vaine-
ment les grands portiques du templum Solis ; il eût été impraticable
comme entrepôt des vins. Les inscriptions orientales déchiffrées dans les
souterrains de la villa sont trop peu claires pour qu'on en puisse tirer
quoi que ce soit. Enfin les rares découvertes advenues depuis une dizaine
d'années aux environs de San-Silvestro paraissent assez bien convenir
au temple qu'on propose de restituer à cette région.
La riposte de M. Lanciani est brève, elle n'en a peut-être que plus
de valeur. L'édifice de San-Silvestro, dit-il, ne saurait être le temple
d'Aurélien, car les détails sculpturaux des fragments que nous possédons,
trahissant l'époque de Donatien, sont antérieurs de près de deux siècles
à la date qu'on prétend leur «ssigner . Les fameux frontons taillés, auxquels
M. Huelsen attribue tant d'importance, ne sont nullement une particu-
larité orientale; on les rencontre à Rome même, au forum de Trajan et
dans un columbarium de Tépoque d'Auguste. Quant à la restitution du
sanctuaire au nord du grand portique dessiné par Palladio, rien ne l'au-
torise. Pourquoi supprimer d'un trait de plume toute une partie duplan^
surtout lorsque les mesures et la décoration que lui attribue l'artiste
montrent bien que la symétrie n'a rien à faire ici? Palladio reproduit
donc des objets réels; et c'est parce qu'il a souci de l'exactitude qu'il n'a
point mentionné un temple imaginaire. Jamais en effet le moindre débris
334 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
de cette construction n'a reparu sous la pioche des terrassiers; tandis
que, là où Palladio marque un édifice, les travaux ultérieurs n'ont pas
été stériles. Cette dernière considération sera, je pense, d'un grand poids
pour quiconque sait combien le sol de Rome, en dépit de tant de bou-
leversements, garde avec fidélité la trace des monuments qui l'ornèrent
autrefois.
Ainsi point de temple à San-Silvestro, mais seulement un portique
avec jardin à l'intérieur, analogue à celui qui longeait le théâtre de
Pompée. Aux derniers temps de la République et aux premiers jours
de l'Empire, la mode fit établir au Champ de Mars un certain nombre
de jardins clos et entourés de galeries, commodes en toutes saisons. Les
auteurs romains les mentionnent plus d'une fois. Ce serait un de ces
squares, comme nous dirions aujourd'hui, qui aurait occupé le terrain
de San-Silvestro et dont le dessin de Palladio conserverait la mémoire.
De cette discussion menée avec entrain et non sans une pointe de
malice, çà et là, surtout du côté allemand, une impression se dégage avec
beaucoup de netteté. Chacun des auteurs est fort habile à critiquer le
système de l'adversaire ; les objections qu'ils lancent portent presque tou-
jours. Il n'en va pas de même, à mon sens, quand il leur faut recons-
truire après avoir démoli. Puisque les deux théories sont si aisément
ébranlées, c'est donc quelles reposent sur des fondements peu solides. De
telle sorte qu'on en arrive insensiblement à se demander si le templum
Solis d'Aurélien ne serait pas à rechercher ailleurs qu'à la villa Golonna
et à San-Silvestro. Qui découvrira sa véritable place?
A la fin de son article, M. Lanciani déclare que la discussion est
close, du moins en ce qui le concerne. Espérons qu'il ne tiendra pas
son serment. Si d'aventure M. Huelsen lui décoche quelque nouvelle
dissertation, j'ai peine à croire qu'il supporte l'attaque sans broncher.
Et je fais volontiers des vœux pour que se poursuive cette lutte cour-
toise, où sont remuées tant d'idées utiles, où il n'y a que plaisir pour
le lecteur et profit pour l'archéologie.
L'Am Pacis Augustae, dont je parlais dans mon dernier Bulletin', a
fourni encore à M. Petersen la matière d'une note dans les Rômische
Milthcilungen (p. 134-i-45). Elle ne traite que d'un détail artistique et
1) Revue de l'Histoire des Religions, t. XXXll, p. 4-9. A propos du bas-
relief, dit à tort « des trois éléments », qui décorait l'autel et d'un bas-relief
analogue de Carthage, on lira avec fruit quelques pages de M. Schreiber, dans
le Jahrbuch des kaiser Uch deutschen archdologisclien Instituts, XI, 1896,
p. 89-95.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 335
ne modifie en rien la théorie du savant secrétaire de l'Institut allemand
sur l'ensemble du monument et sur l'ordonnance des bas-reliefs.
Il n'y a pas lieu non plus d'insister sur le mémoire de IVI. A. Schnei-
der, Aus Roms Fruehzeit. Il ne doit pas être sans rapport avec le livre
que l'auteur vient de publier' et que je n'ai pas entre les mains. Les
considérations sur le Pons subliciuSy les Aova et Sacra viae, la Homa qua-
drata, le Septimonlium, etc., qui sont développées dans ce travail, ont
leur intérêt; mais il est d'ordre plutôt mythologique, et je me dois ici à
l'archéologie.
Je ne terminerai pas ce paragraphe relatif à Rome sans signaler aux
historiens et aux épigraphistes les Miscellanea epigrafica de M. Huel-
sen. Chargé de la révision du VP volume du Corpus Inscriplionum
Latinarum qui renferme les textes romains, il profite de l'occasion pour
expliquer certains fragments obscurs, en compléter d'autres, et tirer de
quelques-uns des renseignements fort instructifs . La série commencée
depuis plusieurs années, sous le titre que je viens de rappeler, ne sem-
ble pas près de finir. Aujourd'hui, M. Huelsen commente un texte qui
célébrait au Forum les victoires remportées par les empereurs Arcadius
et Honorius sur l'Africain Gildon; Claudien collabora peut-être à sa
rédaction.
Deux inscriptions archaïques se rapprochent davantage de nos études.
La première, du ii^ siècle environ avant l'ère chrétienne, est votive et
offerte en l'honneur d'une divinité jusqu'à ce jour inconnue, Coronice.
M. Huelsen, en dépit du nom qui semblei^ait grec, ne pense pas qu'une
déesse hellénique ait été à Piome l'objet d'un culte à cette époque; il la
rattache donc au groupe des divinités latines, et cette opinion ne va pas
sans une part de vraisemblance. L'autre est une petite base présentée
avec une offrande à Jupiter Latialis par les habitants d'Ardée. Si l'écri-
ture dénote, ainsi qu'on le suppose, le iii^ siècle avant notre ère, il faut
ranger ce petit monument parmi les plus vieux spécimens de l'épigra-
phie latine [Rom. Mitt., p. 52-66).
II
Les périodiques italiens nous apportent, comme les années précédentes,
un lot de mémoires sur des suj ets bien propres à piquer notre curiosité,
1) Bas allé Rom, Entwichelanij seines Grundrisses und Geschivhte seiner
Bauten,
336 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
mais que je dois très à regret laisser liors du cadre de cette chronique.
M. Pierre Paris en recueillera Lien quelques-uns dans son Bulletin
archéologique de la religion grecque. Le récit des belles fouilles de
M. P. Orsi dans la nécropole del Fusco, à Syracuse, en 1893, forme un
travail de longue haleine {Notiz.,^. 109-192). L'infatigable directeur du
musée de Syracuse a en outre raconté son exploration des catacombes
de San-Giovanni, voisines de la ville {ibid., p. 477-521). Nous devons à
MM. Milani et Falchi une double étude sur Vetulouia, cité et nécropole
{ibid., p. 22-27, 272-317). Les antiquités du territoire falisque, exposées
au musée de la villa GiuHa, sont publiées avec un soin minutieux dans
les Monumenti anlichi (tome IV) par MM. Barnabei, Gamurrini, Cozza
et Pasqui' ; tandis que M. Brizio nous décrit les tombes primitives de
Novilara [ibid., tome V). Ces derniers travaux ne sont du reste que le
développement de procès-verbaux insérés jadis dans les iSotizie degli
scavi, et dont il a été parlé ici même à l'occasion.
L'activité des archéologues pendant la dernière campagne de fouilles
s'est surtout exercée au sud de Rome. Glanons cependant une ou
deux observations au nord.
M. Pigorini, suivant la promesse qu'il nous en avait faite, continue ses
révélations si instructives sur les usages des Italiotes dans l'établissement
et l'orientation de leurs cités'. Elles lui sont fournies par la terramare
Castellazzo di Fontanellato qu'il explore méthodiquement depuis tantôt
huit ans. Après avoir rendu compte de sa forme trapézoïdale, des fossés
qui l'entouraient, du pont t'e bois qui la reliait à la terre, des deux né-
cropoles extérieures protégées elles aussi par un canal, ci lés des morts
semblables à la cité des vivants, il alxirde aujourd'hui des problèmes
nouveaux.
La terramare se divise dans la longueur en deux parties ; celle de
l'ouest n'offre que des traces de pilotis ; au milieu de celle de l'est au
contraire s'élève une haute terrasse en forme de parallélipipède, due à
Il On serait en droit d'appliquer à ce volume ces paroles de M. S. Reinach
(U Anthropologie, VI, 1895, p. 182) : « Les archéologues italiens, chez qui l'on
ne peut trop louer l'habitude de publier des procès-verbaux complets de leurs
fouilles, feraient bien d'épargner à leurs lecteurs la peine d'en tirer eux-mêmes
des conclusions. » Les douze planches de l'atlas in-folio sont d'autre part
excessives. Ces réserves une fois formulées, il faut reconnaître toute la cons-
cience dont les auteurs ont fait montre dans leur important ouvrage. '
2) Voir Revue de l'Histoire des Religions, t. XKVIII, 1893, p. 156-158;
t. XXXII, p. le.
BULLETIN ARCHÉOLOGTQUF DE LA RELIGION ROMAINE 337
la main de l'homme; elle mesure 100 mètres sur 50; un fossé profond la
ferme complètement. C'est, an sens premier du terme, le te7}ipliim;ei, sui-
vant un mot très juste de M. Helbig, « c'est le germe d'où sortit, avec
le temps, l'ara- des cités italiques et le praetorium des camps romains » *.
A l'ouest, un pont joignait le templurn au reste de Varea. Si nous pro-
longeons l'axe de ce pont vers l'ouest, la ligne obtenue rencontre bientôt
et coupe à angle droit le prolongement au nord de l'axe du pont exté-
rieur de la terremare. Celle-ci se trouve donc en définitive séparée en
quatre parties égales deux à deux par deux rues, qui représentent le
kardo et le decumanus des temps postérieurs. Plus tard, dans le camp
romain, le kardo maximus fut le double en largeur du decumanus
maximus ; ici nous releyons déjà le rapport de 15 mètres à 7"", 50.
Pour empêcher les terres accumulées qui formaient le templurn de
s'effondrer peu à peu dans le fossé et de le combler à la fin, on les rete-
nait au moyen d'un système de pieux fichés très avant dans le sol vierge
et formant palissade.
Ces diverses observations, dont la valeur est grande, ne nous appren-
nent pas néanmoins à quel usage était réservée cette esplanade. M. Pigorini
s'est employé avec une sorte d'acharnement à obtenir une réponse satisfai-
sante à cette question. Il n'a relevé qu'un indice vraiment sérieux. Une
fosse de 25 mètres de longueur, divisée en cinq compartiments, existe
au milieu du templurn, oYieniêe est-ouest comme le petit pont. Elle n'a
jamais, croit-on, contenu d'eau. Elle ne doit pas être sans quelque ana-
logie avec le viundus, où l'on déposait, lors de la fondation des villes,
divers objets propres à obtenir d'heureux présages, et que nous retrou-
vons au Palatin devant le temple d'Apollon '. Toutefois la différence
de forme est trop considérable pour qu'on puisse affirmer une identité
absolue. M. Pigorini a donc cherché ailleurs des points de comparaison.
Deux des camps romains, qui jalonnent de distance en distance le li-
mes romanus de Germanie, les lui fournissent. A Zugmantel et à Saal-
bourg (Hesse-Nassau), M. Jacobi a remarqué le long du decumanus de
petits puits d'aspect et de dimensions semblables à ceux de Castellazzo ;
il les tient pour les vestiges d'une des opérations par lesquelles on déli-
mitait l'enceinte et les parties principales du camp. De plus, dans les
deux camps germains, comme dans la terramare italienne, ces puits en
1) Rendiconti délia r. Accademia dei Lincei, classe des sciences morales
5« série, vol. 11, p. 837.
2) Voir Revue de l'Histoire des Religions, t. XXVIII, 1893, p. 155.
338 REVUE DE l'histoire DES RELICtIONS
question contenaient des coquilles marines, des débris de poteries, des
os d'animaux, etc., tous objets qui ne seraient autres, selon M. Jacobi,
que des signa ou symboles pareils à ceux du mundus. M. Pigorini in-
cline lui aussi vers cette théorie. Que l'avenir la confirme ou la détruise,
il demeure vrai dès maintenant que la plupart des usages et rites des
plus anciennes populations italiques subsistaient encore sous l'Empire
Et ce n'est pas un résultat médiocre que celui-là. Rome, qui croyait de-
voir ses dieux et sa religion à Troie, ne se doutait pas de tout ce qu'elle
avait simplement hérité de ses prédécesseurs .sur le sol italien. L'histoire
sera désormais obligée de compter avec les révélations que fournissent
les terramares à ceux qui les interrogent méthodiquement comme
M. Pigorini {Notiz.,^. 9-18).
Quelques pages de M. Gamurrini sur le temple de la déesse Cupra,
dans le Picenum, serviront le jour où l'on entreprendra des fouilles en
vue de découvrir ce monument. L'auteur Pattribuerait plus volontiers
à San- Martine, près de Grottamare, qu'à Cupra Marittima {Notiz.,
p. 18-22).
M. Toraassetti s'occupe de la campagne romaine, surtout des villes de
Laurente, Lavinium, etc., et fait allusion aux sacerdoces qui y étaient
en honneur. Dans ce mémoire, l'érudit topographe s'attache à identifier
ces lieux que la légende des origines de Rome a rendus célèbres {Bull,
comun., p. 13'2-164).
Nemi et son lac, la perle des monts Albains, ont de tout temps attiré
Pattention des archéologues. L'étrangeté du culte qu'on y rendait à Diane
était en effet de nature à les intriguer*. On s'explique aisément qu'ils
aient déployé une réelle persévérance à retrouver le temple, à en dégager
les alentours. Les lecteurs delà Revue de l'Histoire des Religions ont été
tenus par M. Lnfaye au courant des dernières tentatives dirigées dans
cette intention*; elles n'avaient point été sans profit. Mais tant de lé-
gendes s'attachent à ce coin pittoresque, que l'esprit investigateur des
savants ne se tiendra pas de sitôt satisfait des résultats acquis. Il voudra
toiijours en savoir davantage.
L'année 1895 a mis en pleine évidence cette curiosité insatiable. Le
terrain, désormais bien connu, où s'élevait le sanctuaire, entre la berge
et le village actuel de Nemi", vient d'être exploré une fois de plus. En
i) Voir Revue de l'Histoire des Religions, t. XXV, 1892, p. 71-99.
2) Bévue de l'Histoire des Religions, t. XVI, 1887, p. 327; t. XVIII, 1888,
p. 83 sq.; t. XX, 1889, p. 53.
3) On le désigne sous le nom de Prnto-giardino.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 339
maint endroit, on n'a trouvé que les traces des fouilles antérieures; à
peine quelques menus objets d'intérêt fort secondaire sont-ils venus ré-
compenser le zèle des chercheurs (A^otiz., p. 106-108).
On déblaya cependant divers locaux conligus au monument prin-
cipal et dont la destination reste encore problématique Dans l'un d'eux,
comme dans une cachette, des débris de sculptures en marbre étaient
amoncelés, parmi lesquels huit grands vases votifs apparurent presque
intacts. Ils sont ornés de reliefs d'un assez bon travail ; et les inscrip-
tions qui les décorent prouvent qu'ils furent tous offerts à la divinité du
lieu par un seul personnage spécialement dévoué à son culte. La plupart
des fragments qui accompagnent cette série ne méritent guère une
mention. J'en excepte une tête de marbre provenant peut-être d'une
statue colossale de Diane, patronne de la contrée ; des morceaux de la
toiture en bronze doré ; et un texte de l'année 122. où le sénat et le peuple
d'Aricia témoignent leur reconnaissance à l'empereur Hadrien pour les
travaux de restauration qu'il a ordonnés en faveur du sanctuaire par eux
entretenu et vénéré {ibid., p. 424-438).
Des investigations d'un genre moins ordinaire étaient menées parallè-
lement à celles-là. Elles sortent trop, à dire vrai, du cadre de ce Bulletin
pour que je sois autorisé à y insister longuement. Je dois du moins les
indiquer en peu de mots, car elles ne sont pas sans rapports avec les
fouilles poursuivies autour du temple. Pour les détails je renvoie aux
comptes rendus développés comme à plaisir des Notizie degli scavi
(p. 361-396, 461-474).
Une tradition locale veut qu'un bateau ayant appartenu à Tibère soit
submergé au fond du lac ; les pêcheurs de Nemi et de Genzano pré-
tendent même en connaître l'exact emplacement, car les mailles de leurs
filets s'accrochent souvent dans les débris de la coque el s'y déchirent.
Les vieux topographes de Rome et du Latium font allusion à ces récits
dès le xv^ siècle. A plusieurs reprises on tenta de vérifier la légende; les
essais les plus récents remontent à 1827. Ils ont abouti à l'extraction de
quelques pièces de bois déposées au musée du Vatican.
M. E. Borghi, qui avait déjà été autorisé, en 1894, à explorer les
abords du temple, obtint encore de la famille Orsini, propriétaire du lac,
le droit d'y entreprendre des sondages et d'y installer un plongeur.
Avec les moyens perfectionnés dont on dispose aujourd'hui pour étudier
les sous-sols maritimes et renflouer même les gros navires, il n'était
pas présomptueux d'espérer une issue favorable à ces recherches.
On est arrivé à une certitude : le bateau existe réellement. A l'aide
340 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
de bouées fixées inférieurement à son pourtour, et sur les indications
du plonjjeur, on a pu en dessiner l'aspect général. C'était un petit
bâtiment, ponté, à quille ronde, long d'environ 60 mètres, large de 18.
Il ne serait pas impossible, croit-on, de l'extraire d'un seul bloc, car
certaines parties n'ont pas trop souffert d'un séjour dans l'eau. Mais
l'opération exigerait de fortes dépenses. Provisoirement, on s'est con-
tenté de retirer plusieurs poutres encore munies de leurs clous, des têtes
d'animaux et une de Méduse en bronze, garnies d'anneaux, qui per-
mettaient selon toute apparence d'amarrer le bateau à l'appontement.
De plusieurs inscriptions sur tuyaux de plomb, découvertes au milieu
des débris, il est maintenant possible de conclure que Tibère n'est pour
rien dans l'affaire; c'est Caligula qui aurait eu l'idée de se créer une
demeure flottante dans cette solitude, vis-à-vis du célèbre sanctuaire de
Diane ; résolution bizarre, qui concorderait bien avec ce que nous savons
de cet empereur fantasque, sans cesse à l'affût de l'extraordinaire ' .
Suivant la méthode adoptée par mon précédesseur, M. Lafaye, je ne
m'occupe dans ce Bulletin archéologique annuel que des mémoires parus
dans les périodiques de l'année précédente. Sans vouloir désormais me
départir de cette règle ordinaire^, je prends aujourd'hui la liberté d'en-
tretenir mes lecteurs de fouilles inaugurées, poursuivies et publiées de-
puis le mois de janvier 1896. La rapidité avec laquelle on en a fait part
au public en dit assez l'intérêt. D'ailleurs les circonstances qui les ont
accompagnées, autant que l'importance des résultats, me décident à ne
pas en renvoyer l'analyse à ^897^
1) Un second bateau de dimensions plus considérables a été indiqué par le
plongeur; mais il est enfoui à une profondeur plus grande que le premier. On
n'en a extrait jusqu'ici que des morceaux de la carcasse. A la suite de cette
double trouvaille, le Ministre de la Marine a mis à la disposition de son col-
lègue de l'Instruction publique un ingénieur et un scaphandrier pour vérifier
l'état des lieux et donner un avis sur les moyens de relever sans les rompre ces
deux précieux restes. L'examen a été favorable et l'ingénieur prépare ses devis.
Les travaux suspendus pendant la mauvaise saison auront-ils été repris cet
été? Nous le saurons bientôt (cf. Notiz., l. c, et 1896, p. 188490, et Rivista
marittima, XXIX, juin 1896, p. 379-441). Je n'ai pas vu les deux mémoires
de M. C. Maes, Sic vos non vobis. La nave di Tiherio sommersa nel lago
di Neini. Rome, 1895, p. 66, in-4"; et L'originale délia nave di Nemi ritro-
vato nella storia. Appendice i^ all'opuscolo : Sic vos non vobis. Rome, 1896,
p. 42, in-4°.
2) Le compte rendu des fouilles a été donné par M. Graillot, Mélanges d'ar-
chéologie et d'histoire publiés par l'École française de Rome, XVI, 1896, p. 131-
164, et par MM. Barnabei, Cozza, Mengarelli, Notizie degli scavi, 1896, p. 23-48,
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 341
A la limite de VAgro Rornano et des Marais Pontins s'étend la lenuta
di Conca. Ce vaste domaine « comprend la majeure partie de la région
des Pantani, c'est-à-dire des marécages, qui reçoit les eaux venues des
collines de Velletri, du mont Artemisio et en général des pentes méri-
dionales du massif albain ». Terre fiévreuse d'alluvions, que s'efforce
de bonifler le propriétaire du lieu, M. Gori Mazzoleni, « l'un des plus
grands colonisateurs de la campagne romaine ». Sur une petite émi-
nence, au milieu delà plaine, se dresse, à 27 mètres d'altitude, le Casale
di Conca. Son enceinte en gros blocs de luf et les vestiges anciens qu'elle
renferme prouvent que l'endroit fut habité dès les temps fort reculés.
Ces ruines avaient attiré, en 1825, l'attention de Nibby qui prétendit y
reconnaître la cité volsco-Iatine de Satricum, célèbre par son temple de
Mater Matuta. Plus tard, M. de La Blanchère contesta ces conclusions
sans leur en substituer d'autres. Désireux d'éclaircir sur place cette
question controversée, M. Graillot, ancien membre de l'Ecole française
de Rome, se mit à étudier la topographie des collines qui entourent
Conca. Il aboutit, au cours de ses recherches, à la découverte d'un temple
archaïque, sur une hauteur distante de Conca d'environ un kilomètre et
demi.
L'une des plates-formes les plus élevées de la colline montrait par en-
droits des affleurements de tuf. Quelques coups de pioche suffirent pour
mettre à nu les restes d'un mur en « blocs de tuf rougeàtre, taillés avec
soin en forme de parallélipipèdes rectangulaires », et posés sans ciment.
Peu à peu se révélèrent d'autres murs, qui se coupent parfois en sens
divers et parfois demeurent parallèles. Leur direction d'abord, puis leur
épaisseur, leur état de conservation, et surtout la nature des matériaux
dont ils sont formés, tuf rouge et tuf blanc, parfois distincts et parfois
réunis, permettent de cataloguer avec certitude les monuments qui se
sont succédé sur ce plateau.
Le premier est un temple toscan avec cella rectangulaire et large por-
tique antérieur. Il fut remplacé par un temple périplère, tourné de même
à l'ouest, qui paraît avoir subi plusieurs remaniements. Plus tard la
69, 99-102, 167, 190-200. M. Petersen en a parlé longuement. Mmisohe Mit-
theilungen, XI, 1896, p. 157-184. Ces importantes découvertes ont d'ailleurs
été signalées de tous côtés; voir en particulier: Comptes rendus de r Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres, 1896, p. 107 sq.',Revue archéologique, XXIX,
1896, p. 126 sq.; Bulletin critique, 1896, p. 200; La Chronique des Arts, 1896,
p. 130 sq.; Journal des Débats, 24 février 1896; The Academy, 1896, p, 269;
The Classical Review, 1896, p. 172 sq., 266.
349 REVUE DE l'iHSTIORE DES RELIGIONS
cella devint rectangulaire et composa à elle seule tout le sanctuaire dé-
sormais orienté au sud-ouest. Ce ne fut là qu'une période de transition;
la mesure avait été prise pour ne pas interrompre le service du culte
pendant que l'on rebâtirait, à la mode grecque, un nouveau temple pé-
riptère à la place du premier. Dans cette transformation, le stylobate fut
élargi afin de supporter de grandioses colonnes. Là ne se bornèrent pas
les modifications apportées à l'édifice; il en reçut deux encore. Dosantes
prolongèrent d'abord vers la façade les parois de la cella; puis, à une
date plus basse,, l'épaisseur du stylobate fut doublée, et le temple de-
vint sans doute diptère, c'est-à-dire entouré d'un double rang de co-
lonnes.
S'il peut subsister quelque incertitude sur le détail de ces métamor-
phoses, les fouilles ont du moins attesté avec une pleine évidence la
succession de six constructions de caractère différent. Jamais encore on
n'avait aussi bien saisi sur le vif en Italie, et peut-être même en Grèce,
l'aspect d'un monument aux divers âges de son histoire.
Ces résultats surprenants seraient cependant fort incomplets s'ils se
bornaient aux constatations que je viens de résumer. Une évolution de
ce genre n'acquiert tout son sens que si l'on a les moyens d'en fixer par
ordre les diverses phases. Une heureuse fortune a mis entre nos mains
des documents nombreux et d'une authenticité indiscutable, qui permet-
tent de résoudre en grande partie le problème chronologique.
Les anciens, comme chacun sait, avaient l'habitude de débarrasser
de temps en temps leurs sanctuaires des objets votifs que la piété des
fidèles y accumulait. Pour faire place à de nouvelles offrandes, on dépo-
sait les dons antérieurs dans des fosses [favissae) creusées à cette fin. Cette
sorte d'inhumation était surtout pratiquée lorsqu'on changeait les dis-
positions essentielles du temple. On devait donc s'attendre à rencon-
trera Conca, au milieu des bouleversements que le lecteur connaît, quel-
qu'une de ces /avis^ae dont l'archéologue sonde avec joie les profondeurs.
Deux ont été déblayées : l'une d'elles, à cause delà place qu'elle occupe, ne
saurait être postérieure qu'au seul temple toscan dont elle renferme la
décharge ; l'autre est d'une data beaucoup plus voisine de nous. Leur
contenu autorise ces conclusions. Ce sont, des deux côtés, fibules, orne-
ments de bronze et vases déterre cuite, mais d'un style et d'une technique
fort dissemblables. Les objets du premier dépôt rappellent le mobilier fu-
nèbre des tombes de la basse Étrurie et nous reportent aux confins des
viF-vie siècles avant Jésus-Christ. Dans la seconde, nous trouvons en-
core des comparaisons tout indiquées avec l'Élrurie du iii^ siècle. Il y
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 343
a une lacune fâcheuse dans la suite des témoignages ; elle corres-
pond aux ve-ive siècles, où le commerce de l'Italie avec la Grèce était
le plus actif, et elle est caractérisée par l'absence totale de vases attiques .
Cette interruption s'explique sans peine, ou plutôt elle n'est qu'apparente.
Il est fort probable en efl'et que le nombre des favissae est en raison di-
recte des diverses transformations du temple. Nous en possédons deux
aujourd'hui ; une troisième et peut-être une quatrième sont encore cachées
sous terre. Lorsqu'on les aura dégagées, elles fourniront, sans aucun
doute, le complément des séries déjà constituées. Ce qu'on est du moins
en droit d'affirmer dès maintenant, c'est que le temple resta debout et fut
fréquenté du vii^ au in^ siècle avant l'ère chrétienne.
A Tappui de cette assertion M. Graillot produit encore des fragments
architectoniques de terre cuite peinte, qu'il répartit en trois catégories :
« des tuiles plates à ornementation polychrome, — des appliques à re-
lief et des figures décoratives destinées à dissimuler la charpente de l'é-
difice, — des morceaux de la sculpture monumentale des tympans ».
Dans cet ensemble je remarque surtout six antéfîxes à protomes fémi-
nins très archaïques, où la peinture accuse les reliefs et vient au secours
de l'art encore bien malhabile du modeleur ; d'autres, de dimensions
plus grandes, qui représentent un Faune et une Nymphe groupés
suivant un usage cher aux artistes étrusques et étrusco-campaniens ;
une tête virile d'une facture énergique et dont la technique dénote un
art déjà maître de soi ; elle appartenait à la décoration du fronton ; enfin
une admirable petite tête de guerrier casqué provenant de la frise du
portique ou de la cella. Tous ces morceaux décorèrent tour à tour le
temple renouvelé depuis le vue siècle jusqu'au ve ; ils indiquent autant
d'étapes dans son histoire. Sans parler de leur style qui ne laisse guère
d'incertitude sur leur âge, l'endroit précis où chacun d'eux a été rencon-
tré, entre les murs des temples successifs, achèverait de lever tous les
doutes s'il en subsistait encore.
De ces trouvailles se dégagent de vives lumières sur div ^rses questions
archéologiques d'un très haut intérêt. Les influences ioniennes, par
exemple, se trahissent à maintes reprises dans le travail des terres cuites
ornementales et fournissent la preuve des relations artistiques en même
temps que commerciales qui unissaient la Grèce à l'Italie. Il e^t facile
d'y suivre, d'autre part, le recul progressif de la polychroaiie devant le
perfectionnement du modelage. On lira dans le mémoire de M. Graillot
d'excellentes réfl 'xions sur tous ces sujets.
Les fouilles de Conca n'éclairent pas seulement d'un joui- tout nouveau
344 BEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
une période presque inconnue de l'histoire de la plastique étrusque,
elles apportent encore des points de comparaison pour l'étude générale
des édifices religieux de l'Italie. Bien souvent, surtout en Eirurie, les
savants italiens avaient été embarrassés par la quantité d'antéfixes de
tailles très diverses qu'ils recueillaient autour des temples. L'exemple de
Conca leur apprend qu'elles doivent être réparties entre les formes suc-
cessives de l'édifice, au lieu qu'on s'évertuait jusqu'à présent à les placer
tant bien que mal à une seule époque. — L'abondance des pièces de va-
leur exhumées de ce sol confirme pleinement ce que l'on savait déjà,
mais d'une façon peut-être moins sûre, c'est-à-dire que la statue de la
divinité était la seule dont se préoccupaient réellement les desservants du
temple, la seule qu'ils eussent à cœur de conserver dans les destructions
volontaires ou violentes. Du reste ils faisaient bon marché, laissant tout
pêle-mêle dans les favissae ou dans les décombres sur lesquels se léédi-
fiait le nouveau sanctuaire. L'archéologie bénit cette insouciance qui lui
vaut de temps à autre, et aujourd'hui en particulier, de recouvrer des
trésors. — De la seconde des fosses à ex-voto on a retiré plusieurs
petits temples en terre cuite ; ils indiquent combien répandu parmi les
fidèles était l'usage, entrevu déjà en d'autres endroits de l'Etrurie et du
Latium, de donner à leurs désirs ou à leur reconnaissance une expres-
sion concrète, en les représentant sous l'apparence du temple même où
ils venaient les offrir.
Que d'autres problèmes encore artistiques ou religieux dont les fouilles
de Conca permettent d'espérer la solution prochaine ! J'aurai l'occasion
d'en reparler en 1897, car le déblaiement de la colline est loin d'être
achevé, et l'on nous assure que les travaux seront poussés vigoureusement
cet hiver. Pour terminer cette première analyse, je ne veux ajouter que
peu de mots sur la divinité même qu'on adorait en cet endroit.
Les soupçons de Nibby se sont trouvés justes. Le sanctuaire est très
vraisemblablement celui de Mater Matuta ; ce qui entraîne par voie de
conséquence lidentification de Conca et de Satricum. Un fragment
d'inscription votive qui gisait devant la façade a permis de restituer son
nom sans trop de hardiesse. D'ailleurs un indice permettait déjà des
conjectures à ce propos. Dans la plus récente des favissae, parmi les
débris d'ex-voto, s'étaient rencontrées beaucoup de statuettes représen-
tant une déesse assise et drapée, souvent seule, parfois tenant assis sur
ses genoux un enfant avec une colombe dans la main. Ce groupe justifie le
titre de mriterK
1) Voir Preller-Jordan, Romische Mythologie, I, p. 56, n. 2.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA BELIGIOX ROMAINE 345
La forme des lettres et la langue de l'inscription, autant qu'on est arrivé
à s'en rendre compte, ne dénotent pas un âge très reculé. On a chance de
ne pas faire erreur en lui assignant comme date le ii* siècle avant l'ère
chrétienne. Ce texte est donc précieux, non-seulement parce qu'il nous
livre le nom de Mater Matula, mais aussi parce qu'il prolonge pour nous
l'existence du temple. Tite-Live, qui cite le monument à plusieurs re-
prises, en parle pour la dernière fois en 206, pour dire qu'il fut alors
frappé de la foudre' ; et les terres cuites extrailes des favissae ne four-
nissent pas de données postérieures à ce temps. L'inscription nous atteste
qu'une centaine d'années plus tard le temple était encore debout. De
même, à Paieries, Junon Curitis était encore vénérée au commencement
de l'Empire, tandis que la ville n'existait plus depuis le iii^ siècle avant
Jésus-Christ.
A qui servait ce temple, puisque la ville même de Satricum, deux fois
incendiée par les Romains au cours du iv'' siècle^ était bien déchue en
2U6 de son ancienne splendeur'et s'acheminait rapidement vers laruine '?
Pour comprendre cette anomalie apparente, il faut se rappeler que toutes
les populations latines avaient voué à Mater Matuta un culte ardent *.
Tel était le renom de la déesse que Rome, en détruisant la cité, ne toucha
pas au temple. Satricum tombé, les citoyens d'Antium, de Velitrae, de
Lanuvium, de Circei et des autres villes de la région, n'en continuèrent
pas moins à se rendre au sanctuaire; le duumvir Cornélius qui dédia
rinscription que nous possédons était sans doute magistrat municipal
dans une des cités environnantes.
Ce culte commun à toute une confédération permettrait-il de hasar-
der une hypothèse sur l'emplacement du temple? Jai dit qu'il est
distant de Conca, c'est-à-dire de Satricum, d'un grand kilomètre ; peut-
être la source qui jaillit au pied de la colline a-t-elle été la cause déter-
minante de son érection en pareil endroit ; sans diminuer la valeur de
cette raison qui a été mise en avant, je me demande si, en écartant l'édi-
i)xxvin, 11, 2.
2) Elle était encore habitée cependant, carTile-Live (/. o.), après avoir parlé
de la foudre qui tomba sur le temple de Mater Matuta, poursuit en ces termes :
« Satricanos haud minus terrebant in aedem Jovis foribus ipsis duo perlapsi
angues. »
3) Pline, H. N., Ill, 5, 9, raconte qu'au premier siècle de TEmpire la ville
avait si complètement disparu qu'on n'en soupçonnait même plus la trace. La
destruction remontait donc déjà fort loin.
4) Voir Preller-Jordan, Rômische Mythologie, l, p. 323.
346 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
fice sacré de Saîricum, les premiers constructeurs n'ont pas entendu
montrer qu'il n'était pas sa propriété particulière, mais qu'il appartenait
au peuple latin tout entier.
La plupart des renseignements que je viens de fournir sur les fouilles
de Conca, je les ai puisés dans les comptes rendus de M. Graillot et de
MM. Barnabei, Gozza, Mengarelli^ Ces derniers ont traité surtout la par-
tie topographique; M. Graillot s'est occupé presque exclusivement des
terres cuites et des questions d'art qui s'y rattachent. Il n'a pas tenu qu'à
lui de nous exposer tout au long la suite et les résultats de ses recherches.
Des obstacles imprévus se sont dressés sur sa route, qui l'ont mis dans
l'impossibilité d'achever le travail si heureusement inaugu.'é.
Les fouilles commencées le 4 janvier 1896, en vertu d'une autorisation
régulière du Ministère de l'Instruction publique italien, furent suspen-
dues officiellement le 8 février; et M. Graillot se vit contraint d'aban-
donner le terrain. Gomment expliquer une mesure aussi sévère? On
atfirma, paraît-il, que M. Graillot avait violé les règlements en vigueur.
Je ne suis pas dans le secret des dieux, et j'ignore quel crime a bien pu
commettre le jeune savant français. Mais je remarque que les rapports
officiels des Nolizie degli scavi n'en soufflent pas mot; M. Petersen,
dans les Rômische Mittheilungen (p. 157), se borne à parler d'une infrac-
tion aux arrêtés relatifs aux fouilles. Devant un pareil mutisme, je suis
porté à tenir pour vraie la version de la Revue archéologique (p. l'26 sq.) :
« Ces fouilles... ont été brusquement interrompues, sous un prétexte
qui ne supporte pas l'examen, dès qu'il a été démontré par les résultats
qu'elles seraient fructueuses. Une seule chose pourtant importe : c'est
qu'il soit fait le plus possible de découvertes et qu'elles soient portées à
la connaissance des hommes compétents par des érudits capables de les
exposer clairement et de les bien interpréter. C'est à ce point de vue
que se placent, en Allemagne et en France, tous les esprits cultivés ; c'est
ce que l'on a compris en Grèce, où, pour l'exhumation de l'antiquité, on
accepte tous les concours. Il est profondément regrettable qu'en Italie,
oîi il reste tant à faire, je ne sais quel mesquin esprit de chauvinisme
vienne entraver les recherches que voudraient entreprendre les étrangers,
au profit commun de tous ceux qui poursuivent un même but scienti-
fique et désintéressé. »
Dans sa lettre au Ministre de la Marine, au sujet des sondage.s entre-
pris au lac de Nemi, le Ministre de l'Instruction publique déclare ne pas
vouloir qu'on puisse dire que le gouvernement « exerce la rigueur des
lois seulement quand les recherches commencées par les particuliers ob-
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 347
tiennent un heureux succès »'. L'affaire de Gonca est le meilleur com-
mentaire de ces paroles.
Les règlements d'ailleurs sont assez élastiques pour qu'on les inter-
prèle, suivant les cas, des façons les plus diverses. A Nenii, défense est
faite à l'entrepreneur, M. Borghi, d'employer pour extraire de l'eau les
débris des bateaux antiques aucun moyen violent, aucun instrument tran-
chant ou contondant. Il fut constaté qu'une fois au moins les ordres
avaient été transgressés; les travaux continuèrent cependant'. La permis-
sion de commencer les sondages est du 8 octobre, et les sondages avaient
lieu depuis le 3'. Qu'est-ce là, sinon des infractions aux règlements? Mais
à Nemi la dépense risquait d'être forte, les résultats demeuraient incer-
tains; on laissa faire. A Conca, l'effort devait être modéré, les résultats
apparaissaient déjà magnifiques *; on saisit le moindre prétexte pour se' ir.
L'affaire n'en est pas restée là. M. Barnabei, directeur au Ministère
de l'Instruction publique, annonçant à l'Académie des Lincei et à
l'Institut allemand les découvertes de Gonca (séances des 16 et 21 fé-
vrier 1896), oublia de nommer M. Grailîot, à qui en revenait tout l'hon-
neur, et M. le comte Tyskiewicz, qui en faisait les frais ^, et obligea
M. l'abbé Duchesne, directeur de l'École française, à rétablir la vérité ^
On peut à la rigueur épiloguer sur l'interdiction de continuer les fouilles
dont M. Grailîot a été victime. Mais l'attitude de M. Barnabei ne saurait
en aucun cas se justifier. La politique se complaît peut-être à de pareils
procédés; la science les répudie avec énergie ; et aucun homme impartial
1) ^otiziedegli scavi, p. 469.
2) JSotizie degli scaci, p. 375-377.
3) Nolizie degli scavl, p. 370 sq.
4) Je cite les propres paroles de M. Barnabei : w Scoperte di straordinario
valore » {!^otiz., 1896, p. 23); « une scavo di altisssima importanza » (ibid.,
p. 29); « questa scoperta imporlantissioia » (ibid,, p. 45). M. Pelersen écrit
de son côté : « Eine der hervorragendsteii Eatdeckangen, welche letzter Zeit
in Italien gemacht worden, ist diejenige des Tempelsvon Conca » (Huin. Mitt.,
1896, p. 157;.
5) Dans les divers comptes rendus publiés avec MM. Cozza et Mengarelli,
M. Barnabei cite une fois (avec une erreur) le nom de M. Grailîot, en ces
termes : « Attendeva a questi scavi il prof. H. Grailîot délia Facoltà di lettere
di Bordeaux » {Notiz., 1896, p. 29). Ailleurs, quand il parle des fouilles anté-
rieures au 8 février, il se contente de dire : « nel primo période délie esplora-
zioni » {ibid., p. 190).
6) L'incident est relaté dans les Rômische Mittheilungen, 1896, p. 102, en ces
termes plus que discrets : « Barnabei iiber den Tempel von Conca. Dazu per-
S'jnliche Bemerkung von L. Duchesne und Erwiderung von Barnabei. »
348 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
ne les approuvera. Je connais trop de bons esprits en Italie pour avoir le
moindre doute à cet égard.
Est-il encore temps de parler du trésor d'argenterie de Bosco Reale?
Cette précieuse collection, dont le Musée du Louvre est redevable à la
générosité de M. Edmond de Rothschild, a tellement défrayé l'année der-
nière la presse de tout ordre, journaux politiques et revues spéciales,
que je risque fort de ne rien apprendre à mes lecteurs en venant à
mon tour leur en dire quelques mots. Cependant « la publication com-
plète et définitive » que nous en a promis M. Héron de Villefosse ' n'a
pas encore paru. L'examen du trésor n'est donc pas tout à fait clos. Je-
tons-y un coup d'œil".
Les quatre-vingt-dix-sept pièces qui sont aujourd'hui réunies dans les
vitrines du Louvre offrent un intérêt tout spécial pour l'élude de lart à
l'époque hellénistique et au commencement même de l'ère chrétienne.
.M. Héron de Villefosse^ dans les divers mémoires qu'il leur a consacrés, a
fort bien mis en lumière les ressources nouvelles que nos orfèvres et nos
sculpteurs trouveront dans la contemplation de ces modèles. Ils n'offri-
ront pas moins de sujets d'étude aux archéologues ; et déjà, on en a tiré
la preuve que le centre de fabrication de la vaisselle d'argent, au com-
cement de l'Empire romain, était à Alexandrie d'Egypte. D'autres déduc-
tions suivront peu à peu. Mais ce qui est plus inattendu, c'est que ces
objets nous fournissent des renseignements pour l'histoire des idées mo-
rales et philosophiques de Tépoque.
Au milieu des phiales avec emblema^ des coupes décorées d'animaux
de tout genre, des scyphi dont les flancs portent grues et cigognes, des
canthares où se joue une troupe d'Amours, des œnochoés, des miroirs
et de tout l'attirail de toilette d'une dame romaine, on distingue deux
gobelets que l'on peut regarder comme les morceaux les plus curieux de
la série. Ils sont ornés de guirlandes de roses, au-dessous desquelles ap-
paraissent des squelettes dans les postures les plus diverses. « Ces sque-
lettes, dit M. Héron de Villefosse' à qui je me plais à laisser la parole,
1) Gazette des Beaux-Arts, 3® période, t. XIV, p. 101.
2) Héron de Villefosse, Gazette des BeauX'Arts, l. c, p. 89-104; et Comptes
rendus de V Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, p. 257-276, 471-482,
575-587; L'Ami des monuments et des arts, X, 1896, n° 54; Edmond Boiinairé,
Gazette des Beaux-Arts, 3« pér., t. XV, 1896, p. 112-120; F, Winler, Der SU-
berchatz von Boscoreale (Archdologischer Anzeiger, IX, 1896, p. 74-87);
A. Michaëlis, même titre; Preussische Jahrbûchcr, LXXXV, 1896, I (juillet),
p. 17-56.
3) Comptes rendus, p. 584 sq.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA. RELIGION ROMALNE 349
sont ceux des grands hommes de la Grèce; auprès de chacun, poète
célèbre ou illustre philosophe, un nom est inscrit en toutes lettres.
« Quatre squelettes principaux se détachent sur la panse de chaque
gobelet, et l'artiste a su donner à chacun une physionomie particulière
et expressive. Sur le premier gobelet, Euripide est représenté debout^
appuyé sur un thyrse^ le regard tourné vers un masque tragique; Mo-
nimos, célèbre acteur athénien, est placé près de lui. Ménandre, portant
dans la main droite une torche allumée, tient de l'autre main un masque
de femme qu'il contemple avec amour; Aîx kilo que joue de la double
flûte à ses côtés. Sur le second, Zenon, appuyé sur un bâton noueux et
chargé de sa maigre besace, invective avec violence Épicure, accom-
pagné d'un petit cochon et préparant sur un trépied un ragoût succulent.
Sophocle est debout, dans une pose pleine de dignité, tandis que Mos-
chien tient, comme Ménandre, une torche allumée, et, comme lui, con-
temple une tête de femme aux cheveux bouclés. Des squelettes plus
petits, jouant de la lyre ou de la flûte, applaudissant, portant des fleurs,
maniant des crânes, remplissent les vides entre les principaux person-
nages. C'est le public, c'est la foule des disciples et des admirateurs. Un
papillon, pareil à l'âme fugitive, se débat et expire entre les mains de
l'un d'eux. Partout domine Tidée de l'anéantissement complet après la
mort. Il faut profiter joyeusement du temps présent ; les plaisirs sensuels
sont les seuls vrais et les seuls appréciables ; il n'y a rien au-delà de
cette vie. De tous ces grands hommes qui ont fait la gloire de la Grèce,
il ne reste plus maintenant que des os décharnés. Sois pieux pour ce
fumier, dit ironiquement la légende placée au-dessous d'un squelette,
qui apporte des offrandes funèbres et verse des parfums sur un cadavre
à demi enfoui. Voilà ce qu'est Vhomme, murmure un autre en exami-
nant un crâne placé dans sa main ; c'est déjà la scène du cimetière dans
Hamlet. La volupté est le but suprême de la vie, s'écrie Épicure. La
vie est une comédie; jouis de la vie, car le lendemain est incertain,
disent d'autres personnages. Ce sont là des exclamations bien connues,
empruntées au code de la sagesse épicurienne et que l'on retrouve à
chaque instant sur les monuments antiques. Le poète des épigrammes
n'a-t-il pas dit aussi :
Sera nimis vita est crastina : vive hodie. «
Le savant académicien a si clairement mis en lumière le caractère de
cette sorte de danse macabre d'un nouveau genre et le sens des excla^
mations et des légendes qui l'accompagnent, qu'il n'y a guère à ajouter
23
350 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
à son commentaire. Des objets d'art comme ces deux gobelets sont une
révélation piquante de l'état d'esprit d'une société, et nous aident à mieux
comprendre certains mots historiques, certaines scènes littéraires fa-
meuses. Auguste mourant demande à ses amis s'il a bien joué son rôle
sur terre ; la vie est une comédie^ s'écrie l'un de nos personnages. Tri-
malcion au milieu de son banquet, lorsque des vins généreux ont déjà
produit leur effet sur les convives, se fait apporter un petit squelette
d'argent articulé qui exécute des mouvements variés et prend des pos-
tures diverses. Après avoir ainsi amusé ceux qui l'entourent : < Hélas !
hélas! s'écrie Trimalcion, malheureux que nous sommes! l'homme
n'est rien. Combien fragile est la trame de la vie! Voilà ce que nous
deviendrons tous lorsque le Tartare nous ravira. Vivons donc aussi long-
temps que nous pouvons jouir. » La conclusion à laquelle tendent les
maximes gravées sur nos deux gobelets est exactement semblable. Voilà
quelles pensées voluptueuses, quels désirs sensuels agitaient cette so-
ciété d'épicuriens des premiers temps de l'Empire. Les classes riches, qui
sont alors exclues de toute participation directe aux affaires et à la poli-
tique, essaient de se consoler des tristesses du temps en se réfugiant
dans le plaisir. Jouir, telle est leur devise : Ergo vivamus, dum licet
esse bene^. La vie présente est tout, et la croyance à l'immortalité de
l'âme est presque effacée. Il n'en subsiste qu'un pâle reflet, figuré par
ce petit papillon qu'un des squelettes tient entre ses doigts et qui est dé-
signé par ce mot significatif, ày/j.o^).
Par une heureuse coïncidence, au moment même où M. Héron de
Villefosse expliquait la signification de ces gobelets d'argent, M'"'' la
comtesse E. Caetani Lovatelli publiait une pièce curieuse découverte en
1875, à Pérouse, et demeurée jusqu'à présent inédite. Il s'agit d'un
petit squelette en bronze, analogue à celui de Trimalcion. H appartenait
à la docte plume qui écrivit Thanatos de faire connaître ce nouveau mo-
nument. On lira avec plaisir dans ce travail des réflexions analogues à
celles que je viens d'emprunter à M. Héron de Villefosse. L'auteur y a
fort bien mis en lumière l'usage de ces squelettes, les idées plutôt gaies
que leur vue suggérait aux anciens.
D'ingénieux rapprochements avec plusieurs figurines semblables en
métal et quelques fragments de vases de la fabrique d'Arezzo donnent
un prix tout particulier à ce mémoire. Il servira de très utile complé-
ment à ceux de M. Héron de Villefosse {Monum. anticlii, V, p. 5-16).
1) Satyricon, 34.
BULLETIN ARCnÉOLOGIQUE DE LA HELIC.ION RO.MALNE 351
J'en aurais fini avec les découvertes relatives à la religion romaine
advenues en Italie, si je ne devais encore faire à mon Bulletin de 1895
une légère addition. M. Petersen, depuis 1891, a pris Thabitude d'insérer
dans les Rômische Mittheilungen, sous le titre de Funde, une revue des
fouilles les plus remarquables et des résultats qu'elles produisent. L'au-
teur, qui habite Rome, a l'avantage de pouvoir aller souvent contrôler sur
les lieux les rapports insérés dans les Notizie degli scavi. Ses résumés,
fondés de la sorte sur un examen personnel des ruines_, acquièrent une
valeur toute spéciale. Par exemple, le compte rendu qu'il consacre au
temple de Gonca* doit être pris en sérieuse considération ; M. Petersen
s'est rendu trois fois sur place avant de l'écrire.
C'est aussi afin de vérifier ce qui avait été dit sur le temple de Jupiter
Anxur dans les Notizie qu'il a visité Terracine. Son examen est assez
défavorable. Après recherches très attentives, il n'a pas réussi à voir ces
deux grottes où M. Borsari pense que se cachaient les prêtres, pour en-
voyer les soi-disant réponses de Jupiter*. D'ailleurs, est-ce bien Jupiter
qui recevait un culte sur le Monte-Sant'-Angelo?Les deux inscriptions
votives en l'honneur de Venus obsequens, qui proviennent de cette hau-
teur, ne prouveraient-elle pas plutôt en faveur d'un sanctuaire de cette
déesse ? Quant au ménage de poupée, il conviendrait de le tenir simple-
ment pour une offrande déposée sur l'autel par quelque pieuse fillette.
Vénus, adorée sur le mont Eryx, l'eût été aussi naturellement sur ce pla-
teau qui domine Terracine [Rom. Mitt., p. 89-90).
M. Petersen a-t-il raison contre M. Borsari? Avant de le décider, il
est juste d'attendre la réponse de ce dernier. Ne nous étonnons pas du
reste de ces hésitations et de ces doutes dans la dénomination d'un monu-
ment. Les fouilles aussi claires que celles de Gonca sont rares. Le plus
souvent on n'arrive à la vérité qu'après de longs tâtonnements.
III
Si nous restreignions notre examen à la seule Italie, nous risquerions
d'omettre de temps à autre des découvertes précieuses pour la connais-
sance du culte romain. Une classe entière de documents nous échappe-
rait même tout à fait, j'entends ceux qui trahissent la pénétration de
jour en jour plus complète des peuples englobés dans l'Empire, par les
1) Voir oi-ilessus, p. 338, n. 2.
2) Voir Revue de l'Histoire des Heligions, t. XXXII, p, :^1.
352 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
idées, les mœurs, la religion, en un mot par la civilisation de Rome.
Ces témoignages, on ne les rencontre guère que dans les provinces. Ils
projettent sur l'histoire de si vives lumières, que nous ne devons point
passer à côté d'eux sans leur accorder au moins un regard.
Aucune contrée peut-être n'a produit autant que l'Afrique, depuis
quelques années, des inscriptions d'un intérêt capital dans cet ordre
de faits. Aussi ai-je accordé, à diverses reprises, une large place à
l'Afrique dans ce Bulletin. La trouvaille dont je voudrais dire aujour-
d'hui quelques mots, vaut, pour l'importance des conclusions qu'elle per-
met de tirer, les stèles à Saturne d'Ain Tounga et du Djebel Bou
Kourneïn, les dédicaces à Pluton Variccala de Tabarka, à Magna
Mater de Makteur ' .
M. Lecoy de la Marche, lieutenant d'artillerie, chargé de reconnaître,
dans le sud de la Tunisie, la voie romaine qui devait relier le golfe de
Gabès à Cidamus (Ghadamès), rencontra un tombeau de dimensions
considérables, au lieu dit El Amrouni ^. Cet endroit situé sur les con-
fins de la Tripolitaine, à deux jours au sud de Tatahouine, à un jour
au nord de Remada, est l'un des points les plus méridionaux où l'on
ait jusqu'à présent constaté des traces certaines de l'occupation ro-
maine*.
Du monument il ne reste debout que le soubassement carré dont les
1) Voir Revue de l'Histoire des Religions, XXIV, 1891, p. 87-91; XXVI,
1892, p. 170-179.
2) Le rapport de M. Lecoy de la Marche a paru dans le Rulletin archéolo-
gique du Comité des travaux historiques, 1894, p. 389-413 (distribué comme
d'ordinaire très tard en 1895). Le mausolée d'El Amrouni a donné lieu à de
nombreuses études. J'ai eu recours aux suivantes : Ph. Berger, Revue archéo-
logique, XXVI, p. 71-83 ; Comptes rendus de VAcadémie des Inscriptions et
Belles-Lettres, 1894, p. 272-273; Héron de Villefosse, ibid., p. 469-481;
Ciermont-Ganneau, ibid., 1895, p. 325-327; L'Inscription d' El- Amrouni et les
Dieux Mdnes des Sémites (dans les Études d'archéologie orientale, I, p. 156-
164, Bibliothèque de l'École des Hautes-Études, fasc. 44) ; Gsell, Chronique
archéologique africaine (Mélanges d'archéologie et d' histoire publiés par l'École
française de Rome, XV, p. 323 sq.) ; P. Gauckler, L'archéologie de la Tuni-
sie, Paris, Berger-Levrault, 1896, in-S", p. 56-58.
3) Sur cette question controversée des progrès de Rome dans le désert, on
lira avec fruit un récent article de M. Toutain, Les Romains dans le Sahara
{Mélanges d'archéologie et d'histoire publiés par l'École française de Rome,
XVI, 1896, p. 63-77). L'auteur pense que le gouvernement romain « n'essaya
pas de conquérir le désert ». Les preuves sur lesquelles il appuie sa théorie me
paraissent très solides.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 353
côtés mesurent plus de 4 mètres à la base. Les parties supérieures gi-
saient enfouies dans le sable. Cette circonstance explique que les sculp-
tures qui les décorent soient dans leur ensemble admirablement con-
servées. Renversé par quelque entreprise violente peu de temps sans
doute après avoir été achevé, plusieurs parties de ce mausolée nous sont
rendues intactes. « Les pierres de taille, dit M. Lecoy de la Marche,
sont pour ainsi dire neuves et l'on y voit distinctement la trace de l'ou-
til de l'ouvrier. » Malgré l'écroulement, on arrive donc sans trop de
peine à reconstituer l'édifice. « II devait avoir environ 16 mètres de hau-
teur, selon M. Gauckler. Il se composait de deux étages, surmontés
d'une pyramide et reposant sur un soubassement à quatre assises avec
caveau voûté. Le caveau, de 2°>,15 sur 2™,25 et 2«',40 de hauteur, con-
tenait quatre niches. Le mausolée était quadrangulaire, les façades est et
ouest étaient un peu plus larges que les façades nord et sud. Les deux
premières étaient les façades principales. » Cette description fait songer
aussitôt à d'autres tombeaux de Tunisie, puniques ou romane-puniques,
tels que ceux de Dougga, de Sidi Aïch, de Kasrin » ; M. Clermont-Gan-
neau en rapproche encore ceux qu'il a retrouvés aux environs de Khoms,
l'ancienne Leptis Magna, à deux jours dans l'est de Tripoli*; par ses
traits généraux le mausolée d'El Amrouni se classe dans la même fa-
mille.
La façade antérieure présente, au rez-de-chaussée, une petite porte
qui donne accès dans le caveau. Elle est surmontée d'un bas-relief
représentant le défunt et sa femme. Au-dessus de ces personnages s'étale
une inscription bilingue, latine et punique. Les trois autres côtés offrent
à leurs deux étages des bas-reliefs symétriquement répartis formant
un double registre. Cette inscription et ces six bas-reliefs sont l'essentiel
de la découverte.
Le texte néo-punique et le texte latin sont la traduction l'un de l'autre ;
avec de légères divergences d'expression, ils nous apprennent que là est
la sépulture de Quintus Apuleius Maximus, surnommé Rideus, fils de
ludzalan, petit-fils de lurathan; sa femme, Thanubra, et ses fils, Pudens,
Severus et Maximus le lui ont élevé. Rien de plus simple en apparence
que cette formule ; rien de plus instructif pour peu qu'on y prête at-
tention.
1) Voir 'Recherche des antiquités dans le JSord de l'Afrique, Paris, Leroux,
1890, in-8, p. 90 sq., 137-139; P. Gàuc.kler, L'Archéologie de la Tunisie, p. 12-
15, 56-58.
2) Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, p. 326.
354 REVUE DE l'h1ST(i1HE DES PEUGIOMS
Si l'on dresse en effet l'arbre généalogique de la famille, on s'aperçoit
que l'aïeul du défunt et son père portent des noms indigènes ; sa femme
de même. Quanta lui, il a pris les tria nomina, en conservant toutefois
un surnom qui, malgré sa terminaison, trahit une origine locale. Au
contraire, les noms de ses fils se rattachent directement à l'onomastique
latine. Qu'est-ce à dire? sinon que nous assistons là à l'introduction pro-
gressive de l'esprit et des habitudes de Rome au fond des solitudes afri-
caines. Cette évolution, attestée déjà par nombre de témoignages épigra-
phiques, u'a peut-être jamais été aussi bien saisie sur le vif et dans son
accomplissement même. Les gens d'un certain âge n'abandonnent pas
encore tout à fait les vieux usages, ni le parler des ancêtres; mais les
jeunes générations se tournent vers l'Italie et manifestent des aspirations
nouvelles. Elles connaissent la langue des vainqueurs_, pas encore assez
cependant pour ne pas la défigurer çà et là. Elles savent l'existence des
Du Mânes. Elles sont, en un mot, en train de prendre une âme romaine.
M. Glermont-Ganneau signale en outre dans le texte néo-punique une
formule essentielle. Le début, dit-il, « doit se lire le-elonê Rephaim
« aux dieux Rephaïm » ; c'est la traduction littérale de la contre-partie
latine: Diis Manibus « aux dieux Mânes ». Cette équivalence avérée des
dieux Mânes et des Rephaïm, mentionnés plusieurs fois dans la Bible,
est un fait de la plus haute importance pour la question, encore si obs-
cure et si controversée, des idées des Sémites sur l'immortalité de l'âme et
la vie d'outre-tombe. » Les savants spécialistes feront leur profit de celte
observation que j'ai tenu à transcrire. Elle dépasse ma compétence et
je ne saurais y insister. Aussi bien convient-il de réserver quelque dé-
veloppement aux sculptures disposées sur les quatre faces.
Le bas-relief qui surmonte la porte d'entrée représente Apuleius et
Thanubra. « Ils ont l'air de sortir du tombeau, pour continuer à vivre
au milieu des leurs. C'est bien le monument au sens antique du mot,
le « cippe parmi les vivants» , oulecc nom», comme l'appelaient les
Hébreux, destiné à perpétuer la mémoire et en quelque sorte la vie du
défunt à la lumière du soleil » (Ph. Berger).
Les six autres bas-reliefs, qui courent en manière de frise sur les
flancs et la face postérieure du mausolée, se divisent en deux catégories.
Trois d'entre eux décorent le rez-de-chaussée ; ils sont d'une clarté
parfaite. Les trois autres, séparés des précédents par une moulure,
ornent le premier étage ; ils s'entendent moins aisément. Au registre
inférieur se déroulent trois scènes mythologiques célèbres : Orphée
charmant les animaux par les accords de sa lyre ; Orphée ramenant
Rr LLETIN ARCHEOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 3.'>0
Eurydice des Enfers et la perdant de nouveau pour jamais par sa
tendre mais fatale impatience ; Hercule enlevant Alceste du royaume
d'Hadès. Une même idée reparaît dans cette triple représentation, l'es-
pérance d'une réunion au-delà de la tombe et la foi dans une vie
future accompagnée d'un éternel repos.
Les sculptures de la rangée supérieure nous offrent d'abord un per-
sonnage dont le corps se termine en bas par deux appendices en forme
de queue de poisson ; il est entouré de rameaux entrelacés, au milieu
desquelles émergent quatre animaux dont l'arrière-train n'est pas figuré
et qui paraissent sortir d'une espèce de fleur. Puis vient un homme nu,
barbu, vigoureux, luttant, une hacbe à la main, contre une panthère
qui se précipite sur lui; enfin un autre homme nu, marchant à grands pas,
que suit à la même allure une femme à moitié vêtue. Des ceps de vigne et
des branches d'olivier se déroulent autour de ces deux scènes dans la
même disposition que les rameaux du premier bas-relief de cette série. La
sagacité des érudits s'est exercée sur cette triple représentation. M. Ph.
Berger, d'accord avec M. Gauckler, propose d'y voir une répétition très
libre, ou, si l'on veut, un arrangement artistique et fantaisiste des sujets
traités dans le registre inférieur. Peut-être le sculpteur, les « adaptant
aux nécessités architectoniques, a-t-il mêlé ses personnages,, plus ou
moins transfigurés, aux rameaux qui faisaient, le long de la corniche,
comme un enroulement de volutes. Peut-être aussi a-t-il subi l'influence
d'autres idées, et peut-être faut-il reconnaître, dans les scènes du haut,
si étrangement modifiées, la trace de conceptions religieuses très diffé-
rentes de celles dont les bas-reliefs inférieurs nous ont conservé l'ex-
pression. » Cette correspondance entre les bas-reliefs ainsi groupés
deux à deux me semble fort ingénieuse, et je serais très porté à l'ad-
mettre. De même en effet que le texte latin traduit l'épitaphe néo-
punique, les sculptures du premier étage seraient la stylisation, sorte
d'équivalent ou de traduction artistique, des scènes du rez-de-chaussée.
Quoi qu'on pense d'ailleurs de cette identification*, un fait demeure
constant et attesté par les trois sculptures du premier groupe ; c'est la
connaissance à El Amrouni des mythes d'Orphée et d'Hercule. Ces lé-
gendes fabuleuses, chantées par les poètes tant grecs que latins, et dont
l'une avait inspiré de si beaux vers à Virgile et à Ovide, s'étaient insi-
nuées peu à peu en Afrique. On a des mosaïques de Tanger, de Cher-
1) M. Gsell {loc. cit.) la rejette, mais il ne la remplace par aucune autre
explication.
356 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
chel, d'Hadrurnète, où Orphée apparaît au milieu des animaux qu'il
apprivoise par ses chants ^ Saint Augustin d'autre part, ainsi que le rap-
pelle fort à propos M. Héron de Villefosse, mentionne pour s'en plaindre
le rôle que jouait Orphée dans les cérémonies païennes des funérailles*.
Ces pratiques qui semblent naturelles dans les villes de la côte oîi
l'élément romain était nombreux, deviennent tout à fait surprenantes
si l'on songe à l'énorme distance qui séparait El Amrouni des centres
lettrés de la Proconsulaire ou delaByzacène. Un seul fait précis comme
celui-là nous indique, mieux que de longues dissertations, combien pro-
fondément s'était exercée l'action de Rome sur les populations de l'in-
térieur dont faisaient partie Q. Apuleius et sa famille.
« Ce Liby-Phénicien, dit très bien M. Gauckler, dont les ancêtres
menaient probablement la vie nomade, s'était donc empressé, en se
fixant au sol, d'adopter, au moins en apparence, les mœurs et la langue,
les croyances religieuses et les goûts artistiques des maîtres du pays.
Son ambition devait être d'arriver à leur ressembler si exactement qu'il
pût être pris pour l'un des leurs. En cela, il ne faisait que suivre le mou-
vement général qui entraînait spontanément ses compatriotes vers la
civilisation latine. »
Cette constatation aurait tout son prix si nous étions en mesure de dire
à quelle époque mourut Q. Apuleius Maximus. Mais aucune date n'ac-
compagne Tépitapheet j'ai en vain cherché, dans les auteurs qui ontétudié
le mausolée, une hypothèse sur l'époque à laquelle il remonte. Je devrais
sans doute imiter le silence prudent de ces savants expérimentés, car ni
l'architecture du monument, ni le style des bas-reliefs, ni l'écriture des ins-
criptions, indices parfois suffisants dans les régions plus fréquentées par
les Romains, ne sauraient entrer en ligne de compte lorsqu'il s'agit d'un
pays où la civilisation s'infiltrait pour amsi dire goutte à goutte et ne se
renouvelait pas sans cesse. Si l'on me permet néanmoins une conjecture,
je ne serais pas éloigné de croire que les noms Apuleius, Pudens et
Severus se rapportent à la fin du ne siècle ou au commencement du iii^.
C'est d'ailleurs l'époque où Septime Sévère inflige de sanglantes défaites
1) M. Héron de Villefosse {loc. cit., p. 478, note 2; 479, note 1) a donné la
liste des représentations analogues aux bas-reliefs d'El Amrouni.
2) Be Civitate Bei, XVIII, 14. Ces habitudes païennes n'ont pas empêché les
chrétiens de représenter le Sauveur sous la figure d'Orphée dans les peintures
des Catacombes et sur leurs sarcophages. Il devint un des types de l'art
chrétien primitif. Voir Le Blant, Comptes rendus de V Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres, 1894, p. 118-119.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGtON ROMAINE 337
aux tribus du désert et où la domination de Rome s'affirme le plus net-
tement dans le sud de ses possessions africaines!.
Le mélange des éléments puniques et romains, que nous venons d'ob-
server à El Amrouni, se remarque de même sur les stèles d'Enchir
Tebernok {municipium Tubemuc), mais dans des proportions fort diffé-
rentes. Tandis que le mausolée précédent indique la conquête en voie
d'achèvement, elle commence à peine à Tubernuc.
Ces pierres votives découvertes par la Compagnie des eaux de Tunis et
publiées par M. Gauckler dans le Bulletin archéologique du Comité des
travaux historiques, (1894, p. '295-::503\ étaient presque à fleur de terre,
serrées les unes contre les autres, sans trace aucune aux environs de
temple, ni de construction de quelque importance. De cette première
observation, il faut déduire, avec M. Gauckler, que le sanctuaire de Tu-
bernuc, analogue à ceux de Khangat el Hadjadj, du Djebel Bou Kour-
neïn et d'Aïn Tounga, se composait d'une enceinte sacrée à ciel ouvert
ou temenos, avec un autel autour duquel les stèles étaient fichées en
terre. C'est le type du sanctuaire oriental ' fidèlement conservé jusque
sous l'Empire par une population qui n'a encore subi qu'à la surface
l'influence romaine, et qui demeure attachée à ses croyances et à ses
usages d'autrefois. Pour ces raisons, le temenos de Tubernuc offre un
sujet d'étude plus curieux encore que les trois autres dont j'ai rappelé
le nom.
La barbarie des dessins au trait, qui ornent la pierre à peine dégrossie,
nous est un premier indice que les praticiens qui les exécutèrent n'a-
vaient reçu aucune éducation artistique. Ils ont représenté des figures
pour le moins aussi frustes que celle de la stèle d'Abizar et des autres
produits de la sculpture indigène ^
De plus, la divinité adorée en ce lieu n'est point romanisée comme
le Saturne d'Aïn Tounga, de Khangat el Hadjadj et du Bou Kour-
neïn. C'est Tanit, la « grande dame », qui a pris d'ordinaire à cette
époque les traits de Caelestis, mais que nous voyons ici telle que sur les
stèles antérieures à la chute de Carthage. Si le nom de la déesse n'est
écrit nulle part, son symbole si caractéristique, ses attributs se retrouvent
sur chaque ex-voto e* excluent toute possibilité d'erreur.
Que reste-t-il donc de romain dans ces monuments? Les formules
1) Voir Toutain, Les Romains dans le Sahara, p. 66, 73-75.
2) Voir Toutain, Les cités romaines de la Tunisie, Paris, Fontemoing, 1896,
in-8, p. 84 sq.
3) Voir Doublet, Le musée d'Alger, pi. IH-VI,
3.^8 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
d'abord, tellement réduites que la plus développée ne va pas au-delà
de ces quatre mots, votum solvit libens animo; les noms ensuite, qui ont
une allure latine. Encore faut-il réserver Imilcho, fils de Nisazru. Cet
emploi de la langue latine dans l'onomastique de Tubernuc et dans la
rédaction des dédicaces ne témoigne pas d'une transformation bien com-
plète de l'esprit de la population. La forme du sanctuaire et l'aspect des
stèles ont une signification beaucoup plus précise. Et nous concluerons,
avec M. Gauckler, que ces dernières «. sont dédiées à une divinité pure-
ment nationale, Tanit, dont le culte semble s'être maintenu longtemps à
Tubernuc dans sa forme primordiale. C'est là ce qui fait l'originalité de
ce nouveau sanctuaire et ce qui lui assigne une place à part dans l'his-
toire des cultes africains. »
Depuis deux ans, le déblaiement d'un autre temple a été entrepris en
Tunisie, celui de Caelestis à Dougga. Les résultats définitifs ne sont pas
encore livrés à notre légitime curiosité. Nous savons seulement que
M. Pradère, conservateur du musée du Bardo, qui dirige les recherches,
a constaté l'existence d'une cella au centre d'une cour en terrasse en-
tourée d'un portique semi-circulaire*, alliance remarquable du temple
gréco-romain et de l'enclos consacré propre à la religion phénicienne^.
Espérons que M. Pradère nous communiquera bientôt de plus amples
renseignements sur les fouilles qu'il a dirigées avec un soin digne de tous
éloges. Les inscriptions exhumées au cours de ces travaux sont funé-
raires et ne se rapportent en rien au culte de Caelestis ^
Je ne veux pas omettre l'interprétation fort ingénieuse, donnée par
M. Toutain, d'un fragment de bas-relief provenant d'Hadjeb el Aïoun
{Mnscltanae'T) en Tunisie*. Cette sculpture qui décore le sommet d'une
stèle votive représente, comme sujet principal, un serpent enroulé autour
du tronc d'un palmier et dévorant un oiseau qu'il a fasciné. Ce motif
symbolique est d'origine orientale. Chez les Phéniciens en particulier le
serpent personnifie les puissances malfaisantes, dont il est utile d'apaiser
le courroux ; de là naquit le culte qu'on lui rendait en diverses régions
de l'Orient, Les oiseaux au contraire, habitants du ciel, sont l'image des
divinités tutélaires. Ces deux principes, l'un mauvais, l'autre bon, qui
correspondent chacun à quelqu'un des nombreux Baalim, issus du Baal
1) Comptes rendus de V Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, p. 7.
2) Voir des exemples analogues dans Toutain, op. cit., p. 85 sq.
3) Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, 1894, p. 352-
354.
4) Revue archéologique, t. XXVII, 1895, p. 298-304.
BULLKTTV AncnÉOLOGrQUF T)F. LA HKLTGinN ROMAINR 359
primitif, sont en guerre perpétuelle et l'emportent tour à tour. De cette
conception religieuse dérivent les nombreux monuments figurés où tantôt
un aigle emporte le serpent dans ses serres et tantôt le serpent engloutit
un oiseau. Deux dédicaces Draconi Augusto, trouvées en Tunisie', nous
apprennent sous quel titre le génie du mal, symbolisé par le serpent, était
invoqué en Afrique. Il est fort vraisemblable que l'inscription, aujourd'hui
perdue, qui accompagnait le bas-relief d'Hadjebel Aïoun, s'adressait, elle
aussi, à ce Draco, afin de détourner sa colère. Nous avons donc sous les
yeux une « imao^e symbolique du Baal phénicien. Mais ici Baal n'est plus
le dieu bienfaisant qui répand la richesse et la fécondité, le dieu céleste
qui trône dans l'éther lumineux ; c'est le génie des ténèbres, l'auteur
des maux qui accablent ou qui menacent les mortels, le terrible Moloch,
auquel jadis on immolait des enfants ».
Ce raisonnement appuyé sur des faits paraît logiquement conduit, et la
compétence toute spéciale de M. Toutain en matière de symbolisme reli-
gieux nous est une garantie qu'il a bien démêlé le sens de ces obscures
représentations.
On doit encore ajouter une remarque au sujet de cette découverte
d'Hadjeb el Aïoun. La ville de Masclianae dont cette bourgade occupe pro-
bablement la place, n'existait pas avant l'occupation romaine. Elle se
fonda, croit-on, à la fin du V-^ siècle de l'ère chrétienne, au plus tard
dans le cours du ii^. Par conséquent la religion punique dont notre
bas-relief est un vestige n'y pénétra que sous TEmpire. Ce fait démontre
une fois de plus que les Romains, colonisateurs habiles, non seulement
laissèrent subsisterle culte antérieur là où il existait, comme à Tubernuc,
mais qu'ils en favorisèrent l'introduction dans les cités créées par eux.
Cette vérité historique, mise en pleine lumière par MM. Ph. Berger et
Cagnat^ dans leur mémoire sur les stèles d'Aïn Tounga*, reçoit chaque
jour par les trouvailles archéologiques une éclatante confirmation. Les
bas-reliefs et l'inscription d'El Amrouni ne sauraient y contredire; car
ils indiquent simplement, on l'a vu plus haut, la tendance d'une partie
de la population à imiter en tout ses vainqueurs. Rome ne s'opposait pas
à cette espèce de conversion volontaire. Mais, d'un autre côté, elle n'y
contraignait personne et tolérait partout le maintien des traditions et
des cultes locaux, lorsque les indigènes entendaient les conserver. Ces
1) Corpus inscriptionum latinarum, VIII, 15247, 15378.
2) Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, 1889, p. 264-
265; Revue de l'Histoire des Religions, XXIV, 1891, p. 87-91.
360 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
faits mis en regard les uns des autres signifient donc, pour tout dire en
un mot, que Rome établit dans ses possessions d'outre-mer un régime
de liberté, autant du moins qu'elle le jugea compatible avec la sécurité
de l'Empire.
Avant de quitter l'Afrique, je signalerai encore deux inscriptions de
Lamta [Leptis minor), gravées par les soins de curies locales en l'honneur
de deux personnages qui étaient leurs patrons. Ils sont qualifiés l'un et
l'autre antistes sacrorum^ ce qui équivaut à peu près à sacerdos. L'un
d'eux même est désigné comme desservant le culte de Liber Pater. Jus-
qu'à présent les seules divinités adorées dans les curies étaient, à notre
connaissance, Jupiter, Tanit-Caelestis et Baal-Saturne. Le texte de Lamta
nous apporte donc un fait nouveau ; il est malheureusement trop concis
pour jeter beaucoup de lumière sur l'organisation religieuse des curies.
Il paraît en ressortir par contre que les curies se divisaient en deux caté-
gories d'adhérents : les vieux et les jeunes. Les seniores figurent dans
un texte de Lambèse* ; ici nous rencontrons IdLJuventus curiae. Notons
ce trait avec soin ; une organisation de ce genre n'a pas encore été ob-
servée en dehors des provinces africaines. Doit-on supposer qu'elle cor-
respond à un état de choses préexistant à l'occupation du pays par les
Romains'?
Sans fournir une aussi riche moisson que l'Afrique, les autres parties
du monde romain ne sont pas cependant demeurées stériles. En Gaule,
je relève deux ou trois monuments qu'il y a avantage à faire connaître,
La colline de Fourvière, au-dessus de Lyon, si abondante en débris
antiques, a rendu, au milieu des ruines d'une petite construction en
briques de l'époque romaine, un autel de marbre avec une inscription,
simple ex-voto aux Matrae Augustae. Ce qui augmente l'intérêt de la
découverte, c'est que les quatre faces de l'autel portent en bas-reliefs
des représentations de Mercure, de Silvain, de la Fortune et des Déesses
Mères. Ces dernières sont « assises de face; la première, dont la tête a
disparu, tient des fruits sur ses genoux ; la seconde, des gâteaux ; la der-
nière porte un petit enfant emmaillotté ». Autel et inscription sont au-
jourd'hui déposés^ parles soins de M. Dissard, au Musée de Lyon'.
Tandis que reparaissait à Lyon l'autel des Matrae, deux inscriptions
i) Corpus inscriptionum latinarum, VIII, 2714.
2) Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, p. 69 sq. Voir
Toutain, Les cités romaines de la Tunisie, p. 278, n. 10; 284, n. 1.
3) Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, p. 21-23.
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 361
aux Proxumae étaient également signalées : on sait que ces deux groupes
de divinités ont été parfois rapprochés. Le premier texte, que publie
M. le capitaine Espérandieu% est gravé sur un petit autel de Nîmes.
Il n'a de remarquable que le chiffre XVIII tracé sur la face opposée
à la dédicace et dont on n'aperçoit pas d'explication plausible. Le second,
qui est à la partie supérieure d'une stèle de Vaison, donne lieu à quelques
réflexions utiles de M. l'abbé Beurlier*.
Le caractère des Proxumes n'a pas encore été nettement établi. On
s'accorde toutefois généralement à dire, avec M. Aurès, qu'elles sont « les
Mânes des aïeules considérées comme les Génies protecteurs de la fa-
mille et de la maison ». Cette nature féminine est cependant tout hy-
pothétique; on se fonde pour l'admettre sur ce double fait « que trois
des monuments qui leur sont dédiés sont ornés de bustes de femmes
dans l'attitude des Matrae » , et que, d'autre part, la plupart de ces mo-
numents sont élevés par des femmes. La conclusion semble quelque
peu prématuréee. En effet, dit M. Beurlier, plusieurs dédicaces sont dues
à des hommes; par exemple, celle de Vaison qui nous occupe est ainsi
conçue : Proxumis votumT. Atilius Felix^;et comme le nom de ces di-
vinités n'a encore été rencontré qu'au datif, il y a donc peut-être autant
de raisons pour dire les Proxumi que les Proxumae. Il conviendrait de
même d'écrire les Suleii au lieu de les Suleiae, pour dénommer un
groupe de divinités analogues, puisqu'on possède une inscription dédiée
par une famille Suleiis suis qui curam agunt.
Si l'on n'est pas en présence d'un solécisme du lapicide, ce dernier
argument est décisif en faveur de la forme Suleii. Pour modifier Proxu-
mae en Proxumi, M. Beurlier ne s'appuie que sur des probabilités.
Sans doute l'analogie des deux groupes de divinités donnerait à réfléchir,
et le retour des prétendues Suleiae au sexe masculin sei'ait de nature,
sans parler des autres arguments, à entraîner aussi un changement
d'état civil pour les Proxumae. Toutefois les bas-reliefs féminins sub-
sistent et demandent explication. Le raisonnement de M. Beurlier, s'il
n'est pas sans réplique, aura du moins l'avantage d'attirer à nouveau l'at-
tention sur ce problème et de forcer les partisans des Proxumae à dé-
fendre leur système qui est exposé, lui aussi, on vient de le voir, à
diverses critiques.
1) Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, 1894, p. 431.
2) Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, p. 287 sq.
3) Dans celle de Nîmes, il ne subsiste rlu nom que le groupe de lettres
Janua; on peut donc supposer aussi bien Januarius que Januaria.
362 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Les deux nouvelles dédicaces aux Proxumes, provenant de Nîmes et
de Vaison, ne dépassent pas les limites de la région du bas Rhône, où
ont été trouvées presque toutes celles qu'on possédait jusqu'à ce jour.
Cette circonstance fortifie encore Topinion déjà accréditée que le culte
de ces divinités demeura circonscrit dans un pays d'assez faible étendue.
Les archéologues se donnent souvent beaucoup de peine pour aller
découvrir au loin, à grands frais, quelques nouveautés. Il n'en manque
pas cependant à portée de leur main. Que d'inédit dans tous les musées!
Par une bizarrerie peu explicable, ce sont parfois les monuments les
plus maniés par les gens du métier qui sont le plus ignorés. Témoin
les sculptures gallo-romaines deBrumath, dont parle M. Salomon Rei-
nach dans la Revue celtique^. k\x mois d'août 1869, le musée de Saint-
Germain fit faire des moulages en plâtre de ces cinq bas-reliefs. Pendant
le bombardement de Strasbourg, les originaux, déposés à la bibliothèque
de cette ville furent détruits (nuit du 24 août 1870) ; les moulages les
remplacent donc aujourd'hui. Trois d'entre eux seulement ont été pu-
bliés ; l'un des deux autres offre une énigme à déchiffrer.
11 représente un personnage barbu, entièrement nu, les bras pendants,
debout entre deux colonnettes qui supportent une arcade et figurent
un temple en raccourci. On lit au-dessous dans un cartouche : Erumo.
M. Reinach voit dans ce groupe de lettres le nom d'une divinité mas-
culine au datif ou au nominatif; et cette conjecture est plausible à
cause de l'édicule où s'abrite le personnage. A part cela, nul emblème,
nul attribut, nul indice même qui nous apporte le moindre éclaircisse-
ment. Contentons-nous jusqu'à nouvel ordre d'inscrire un nom de plus,
Erumus ou Erumo, au catalogue des divinités gauloises.
A l'occasion d'une étude de M. Huelsen sur quelques inscriptions ro-
maines relatives aux soldats prétoriens, j'ai été amené à parler dans mon
Bulletin de 1894* du Deus Héros, honoré d'un culte particulier en
Thrace. Je rappelais qu'en dépit des savantes recherches d'Albert Du-
mont ' le caractère de ce dieu restait encore obscur. Mais ces recherches
mêmes ont permis aux savants de la Thrace actuelle de mieux appré-
1) XVI, p. 369-373.
2) Revue de l'Histoire des Religions, t. XXX, 1894, p. 179-182.
3) Son mémoire, publié d'abord dans les Archives des Missions scientifiques
et littéraires {2' série, t. II, 1871, p. 447-515; 3e série, t. III, 1876, p. 117-
200), fut réimprimé et complété après sa mort par M, Homolle dans les
Mélanges d'archéologie et d'épigraphie (Paiis, Tiiorin, 1892, in-8o, p. 186,
287, 307-581).
BULLETIN ARCHÉOLOGIQUE DE LA RELIGION ROMAINE 363
cier les monuments qu'il ont à leur portée et de constater qu'ils offrent
de nombreux éléments de discussion, jusqu'alors inaperçus, M. Do-
brusky, directeur du musée national de Sofia, s'est surtout distingué par
l'ardeur de ses investigations. Toutefois les résultats en demeureraient
peu accessibles à la plupart des érudits, publiés qu'ils sont dans une revue
locale', si M. Dobrusky n'avait eu l'heureuse pensée de communiquer à
M. Salomon Reinach des informations très détaillées sur ses trouvailles,
avec des photographies. Le Bulletin archéologique du Comité des tra-
vaux historiques^ a profité de celte libéralité. Je puise dans le mémoire
qu'y a inséré M. Reinach les renseignements qu'on va lire, en tenant
compte aussi d'une note de M. Michon sur le même sujet'.
Le musée de Sofia possède trente-quatre bas-reliefs au type du cava-
lier thrace ; cependant cette abondance de documents serait d'une uti-
lité médiocre, s'ils n'étaient accompagnés d'inscriptions qui les éclairent.
En combinant textes et figures nous obtenons des résultats nullement
négligables.
Le Deus Héros est assimilé tantôt à l'un des Dioscures, tantôt, par un
dédoublement qu'explique l'emploi exclusif du pluriel A'.ôr/.opc, aux
deux Dioscures réunis^. Ailleurs, il prend le nom d'Apollon, mais avec
une épithète locale, Ginkisènos, Skodrènos, Starâskènos; puis il est iden-
tifié à Eros. On le rencontre aussi avec des noms tout à fait étrangers
au panthéon gréco-romain, tels que Purouméroulos ; il est alors qualifié
de Kûp'.oç. Enfin, il conserve parfois l'anonymat, et le marbre porte des
dédicaces comme : 'Eî:rjy.é(j) Osw cw-^p'., ou "Hpwi-
M. Reinach voudrait ajouter à cette liste d'autres inscriptions qui
sont offertes simplement : Au Héros Manimazos ; A Teigon ou AGeigon.
Avec M. Michon, je crois que ces dernières mentionnent simplement le
défunt héroïséounon. Si le cavalier figure dans le bas-relief, il n'en faut
pas conclure dans tous les cas qu'il soit également désigné dans le texte.
Pour nous en tenir à ce qui est certain, nous constatons que le Héros
thrace est assimilé aux divinités gréco-romaines qui portaient le car-
quois ou s'adonnaient aux occupations de la chasse et à l'équitation
1) Sbornih du Ministère de l'Instruction publique bulgare, XI (1894), XII
(1895), XIII (1896).
2) 1894. p. 414-429.
3) Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1896,
p. 66-69.
4) M. Michon [l. c.) rapproche avec raison de ce type le monument funé-
raire d'Eunous et de Hermeros, au Louvre.
364 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
(Apollon, Éros, les Dioscures). Il devait donc être à l'origine un dieu
chasseur. Et cette idée s'accorde avec le caractère plutôt sauvage et in-
dépendant que l'on connaît aux anciens Thraces. Le musée de Sofia
renferme deux bas-reliefs curieux où Artémis est figurée comme une
chasseresse, assise sur un cerf au galop. Ils ont été offerts par des femmes.
« Le dieu cavalier avait probablement une parèdre féminine, écuyère et
chasseresse, qui a été identifiée à l'Artémis grecque. » De toutes façons
ces deux morceaux sont à rapprocher des sculptures au cavalier ; ils en
précisent et en affirment le sens.
Quand Rome étendit sur le monde sa religion en même temps que
ses armes, le Deus héros subit les transformations et assimilations qu'on
a vues. On se tromperait néanmoins en admettant qu'aux yeux des in-
digènes il n'était plus le même qu'autrefois. Sous les figures d'emprunt
dont on le revêtait, le peuple distinguait toujours son dieu à lui, le pro-
tecteur de son pays, et, cette idée, il la traduisait par les épithètes locales,
Ginkïsènos, Skodrènos, Staraskènos, qu'il lui décernait.
Mais le dieu héros n'était pas le seul au nom duquel fussent accolées des
épithètes géographiques. Au musée de Sofia, sur un petit socle de
bronze, Zeus et Héra sont qualifiés d'A/aaié?7ènoi, et, Zeus encore, de
Zbelthlourdos . Ils avaient donc sous leur protection particulière tel can-
ton, telle localité.
C'est de la même façon que le Mars gaulois porte un grand nombre
de noms locaux, ou bien qu'en Afrique reparaît, non pas un seul
Saturnus, transfiguration romaine de Baal, mais toute une pléiade de
Saturni, le Balcaranensisy le Sobarensis, \e Neapolitanus, etc. Cette ha-
bitude des désignations géographiques se retrouve donc dans les contrées
les plus diverses de l'Empire. Les peuples soumis à Rome y voyaient,
semble-t-il, un moyen de sauvegarder, dans une certaine mesure, l'an-
cienne indépendance de leurs dieux.
AUS. AUDOLLENT.
REVUE DES LIVRES
ANALYSES ET COMPTES RENDUS
A. Maury. — Croyances et légendes du moyen âge. —
Nouvelle édition des Bées du moyen âge et des Légendes pieuses,
puljliée d'après les noies de l'auteur par MM. Auguste Longnon,
membre de l'Institut, professeur au Gollèg-e de France, et G. Bonet-
Maury, professeur à la Faculté de théologie protestante, avec une
préface de M. Michel Bréal, membre de l'Institut, professeur au
Collège de France. — Paris, H. Champion, 1896, in-8, lxii-459 pages.
Les deux Essais qu'Alfred Maury avait fait paraître en 1843 sur les
Fées et sur les légendes pieuses du moyen âge étaient depuis longtemps
épuisés ; MM. Bonet-Maury et Longnon ont eu la très heureuse idée d'en
donner une nouvelle édition dont l'auteur lui-même avait préparé de
longue main les matériaux. On a retrouvé parmi ses livres un exemplaire
tout couvert de notes qui ont pu être utilisées pour la publication
actuelle ; les nouveaux éditeurs les ont intercalées, accrues de quelques
indications bibliographiques, au bas des pages parmi les notes anciennes,
à l'exception de celles qui étaient vraiment trop étendues pour qu'on pût
commodément les disposer ainsi et qui constituaient plutôt des excur-
sus, de petites dissertations sur des points spéciaux, que des notes véri-
tables ; elles ont été réunies en un appendice placé à la fin du volume.
M. Longnon a fait subir à l'Essai sur les Fées des remaniements impor-
tants en s'inspirant surtout d'un article de V Encyclopédie moderne, pu-
blié par Alfred Maury en 1868. Une longue étude de M. Longnon sur
la vie et l'œuvre de Maury et sur l'histoire de la chaire qu'il occupa pen-
dant vingt-neuf ans au Collège de France, une précieuse et très complète
bibliographie, due à M. Bonet-Maury, où sont indiqués en grand détail
les nombreux articles qu'Alfred Maury donna à presque tous les recueils
de son temps où l'histoire, la mythologie, la psychologie ethnique, l'ha-
366 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
giographie, l'étude des altérations morbides de l'esprit avaient accès, et un
très copieux index viennent compléter ce volume, auquel M. Michel Bréal
a mis une préface où il résume heureusement en quelques phrases nettes et
concises les idées qui ont guidé dans ses recherches l'auteur des Légendes
pieuses et qui avaient à l'heure où il écrivait une originalité et une har-
diesse véritables.
Quand on relit ces deux Essais et que l'on songe à la date où ils ont
été publiés pour la première fois, on ne peut se défendre d'une réelle
admiration pour l'homme qui, en possession, à vingt-six ans, d'une aussi
ample et aussi sûre érudition, faisait preuve en ces difficiles matières
d'autant de sagacité critique et savait, tout en ne se départant point du
respect que l'on doit aux croyances d'autrui^ apporter dans l'étude de
délicates questions d'hagiographie la même liberté d'esprit, la même
indépendance de jugement que s'il se fût agi du culte de Jupiter ou de
la légende d'Apollon. Ce que l'on pourrait peut-être reprocher à la mé-
thode qu'il a adoptée, c'est de sembler parfois rejeter au second plan la
critique proprement historique des documents, la recherche de leur
origine et de leur provenance, l'examen des altérations et des transfor-
mations qu'ils ont pu subir au cours du temps, leurs relations avec d'au-
tres documents antérieurs qu'ils reproduisent ou copient partiellement.
La critique de M. Maury plutôt encore qu'historique est surtout psycho-
logique et philosophique ; c'est le document pris en lui-même qu'il exa-
mine et étudie, c'est de l'état d'esprit de l'auteur tel qu'il lui sera révélé
par cet examen qu'il aura tendance à conclure à l'acceptation ou au
rejet des faits qu'il rapporte.
Il a lui-même indiqué sans doute la place qu'il convenait de faire,
dans l'étude des Vies des saints, à la critique externe, mais il est évi-
dent cependant que c'est aux procédés de critique interne qu'il donne
instinctivement, dans la détermination de la valeur d'un document_, l'im-
portance prépondérante. Or il nous semble qu'il y a là un danger et
comme un vice de méthode; l'esprit sagace et judicieux d'Alfred Maury
l'a mis en garde contre les erreurs, mais d'auti'es y pourraient tomber
en suivant la même voie. Ce qu'il importe de faire avant tout, c'est l'his-
toire de chaque document et des sources où son auteur a puisé les élé-
ments dont il l'a composé : on ne doit s'arrêter dans cette recherche
que lorsqu'on est parvenu au témoignage le plus voisin des événements;
c'est sur celui-là seul que la critique interne peut s'exercer utilement,
parce que celui -là seul a historiquement une valeur, et encore son auto-
rité doit-elle être contrôlée partons les procédés de critique externe dont
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 3G7
nous pouvons user. Il n'est pas douteux qu'un bon nombre de Vies de
saints ont été écrites sur les modèles que fournissaient les Vies de saints
plus anciens; que des miracles ont été attribués fréquemment à un per-
sonnage vénéré, à la légende duquel elles n'appartenaient pas primitive-
ment, tandis qu'elles faisaient partie intégrante des actions merveilleuses
que la tradition rapportait de tel ou tel autre saint; déterminer avec
précision dans chaque cas l'étendue et la nature de ces emprunts, c'est
là, en matière hagiographique, la première et l'essentielle démarche. C'est
seulement sur un document, dont on s'est assuré qu'il n'est pas le décal-
que ou la refonte de documents antérieurs et qui ont trait à la biogra-
phie d'un autre personnage, que pourra avec profit s'exercer un examen
critique qui permettra de déterminer l'état d'esprit de l'auteur.
De cet état d'esprit, nous pourrons alors conclure au degré de con-
fiance que nous pouvons donner à ses affirmations. Mais, pour nous ren-
seigner, encore faut-il qu'il ait été en mesure d'être renseigné lui-même
— et je ne veux dire seulement de bien comprendre ou de bien inter-
préter les faits. Les Vies des saints, rédigées pour la plupart très posté-
rieurement aux événements quelles rapportent et d'après des traditions
orales ou des documents où ont été conservées des traditions de cette
sorte, par des écrivains demeurés le plus souvent inconnus ou sur lesquels
les renseignements l'ont défaut, (je ne parle pas des compilateurs des
recueils), ne présentent pas, dans nombre de cas, de garanties d'authen-
ticité suffisantes pour que l'exactitude des faits qu'elles rapportent puisse
être admise sans conteste; si elles nous instruisent, c'est en réalité
beaucoup plutôt sur l'état d'esprit de ceux qui les ont composées, sur
les idées, les croyances, les mœurs de leurs temps, que sur les événe-
ments dont elles contiennent le récit.
Tout cela, M. Maury l'admettait, et il le dit expressément, mais il n'y
insiste point, et c'est à l'analyse des conceptions et des sentiments des
auteurs des Vies des saints, à l'étude de celles de leurs manières de penser
et de leurs croyances qui ont pu et dû influer sur leur interprétation
des faits, à l'examen aussi des idées dominantes dans le milieu où ils
vivaient et das superstitions populaires, qu'il a consacré le meilleur de
son effort. Il ne faut pas s'en plaindre en réalité : le travail de la cri-
tique des textes est une tâche indispensable à accomplir, mais tout
homme en possession des instruments et des méthodes de l'érudition
moderne sen peut acquitter, et il était besoin sans doute, pour cette
délicate analyse des causes qui pouvaient et devaient conduire les' écri-
vains du moyen âge à ne pas percevoir exactement et à déformer par
368 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
leurs interprétations les faits qu'ils racontaient, d'avoir toute la vaste ins-
truction mythologique, toute l'ample connaissance de l'histoire religieuse,
toute l'intime familiarité avec les tails de la psychologie normale et de la
psychologie morbide que possédait Alfred Maury. La liste de ses cours,
de ses articles, de ses livres, publiée par M. B.-M., semble, ainsi que
l'écrivait M. Jallifier dans le Journal des Débats, le catalogue d'une bi-
bliothèque.
Nul homme à cette époque et dans notre pays n'eut de l'histoire et
de la psychologie une plus large, une plus philosophique et en même
temps une plus précise connaissance, nul surtout n'eut avec les questions
délicates et subtiles où se plaisait son esprit sagace et chercheur une plus
précoce familiarité ; aussi son oeuvre est-elle comme l'avant-courrière du
grand mouvement de critique philosophique qui devait marquer d'une
si forte empreinte la seconde moitié de notre siècle, et, comme l'a pu dire
avec toute l'autorité qui lui appartient M. Bréal, a ce n'est pas un mé-
diocre honneur pour un homme d'avoir préparé à la fois et plus qu'à
demi annoncé Ernest Renan et Hippolyte Taine ». La Magie et l'Astro-
logie au mogen âge (1860), Le Sommeil et les Rêves (1861) comptent
encore au nombre des plus utiles travaux de psychologie morbide, et nous
y trouvons déjà appliquée la méthode à laquelle nous devons l'immortel
chef-d'œuvre de la littérature psychologique en France, le livre de Taine
sur l'Intelligence. Les idées que développera Renan dans les divers
essais, réunis dans les Etudes d'histoire religieuse, elles sont déjà en
germe et par fois même explicitement exprimées.dans ces premiers travaux
de Maury que l'on vient de rééditer. Nous ne saurions oublier enfin que
l'un de ceux qui ont ouvert la voie féconde où se sont si heureusement
engagés Mannhardt, Robertson Smith, A. Lang, J.-G. Frazer et leurs
émules, c'est Alfred Maury lui-même qui, dans sa belle Histoire des
religions de la Grèce antique (1857-1859), a indiqué tout le profit que
l'on pouvait retirer pour l'intelligence des mythes grecs de l'étude com-
parative des croyances et des rites des peuples non civilisés.
Le mémoire consacré par Maury aux fées du moyen âge est de
beaucoup le plus court des deux essais que renferme le volume que vien-
nent de publier MM. R.-M. et L. : il ne contient que 67 pages ; c'est aussi
celui des deux auquel le temps écoulé a retiré une plus large part de son
intérêt. Les études de folklore ont trouvé de nombreux adeptes, etnous
disposons de matériaux singulièrement plus abondants qu'à l'époque où
écrivait Maury; les i"echerches d'exégèse hagiographique, dont les résul-
tats, encore que de moindre portée, ont cependant une importance
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 369
extrême dans le domaine historique, n'ont suscité dans notre pays que
bien peu de vocations et, en dépit des beaux travaux de la vaillante con-
frérie des BoUandistes, d'éminents érudits comme MM. Gaidoz et Du-
chesne, il faut reconnaître que la voie qu'ouvrait si hardiment, il y
a plus d'un demi-siècle, l'auteur des Légendes pieuses, est encore bien
délaissée. Aussi cet ouvrage est-il encore riche pour nous en enseigne-
ments de toute sorte, tandis que l'intérêt qui s'attache à Y Essai sur
les Fées résulte surtout de ce qu'il marque un moment important
dans l'histoire du développement des études de mythologie comparée en
France.
Les fées sont pour M. Maury d'anciennes divinités gauloises, les
déesses-mères {matne), qui, confondues avec les Parques ou Fata\dX\nQ&,
auxquelles elles ont emprunté leur nom, ont survécu dans la conscience
populaire sous une forme altérée. Leur culte a persisté chndestin en
des rites superstitieux, après que l'avènement du christianisme a amené
la chute des autres divinités païennes, et leurs légendes se sont enrichies
de mille traits empruntés aux multiples traditions où figuraient les es-
prits des fontaines, des montagnes, des arbres et des forêts, qu'on en
était arrivé à mal distinguer d'elles et qui appartenaient au reste origi-
nairement au même groupe d'êtres surnaturels. M. Maury cherchait dans
l'étude comparée des légendes germaniques une confirmation à sa thèse,
et il montrait en s'appuyant sur les travaux des mythologues allemands
que les êtres « fantastiques», les elfes, les kobolds, les nains, les nixes,
etc., quiapparaissent dans les contes populaires de l'Allemagne et les pays
Scandinaves, ne sont que des formes altérées et dégradées d'anciennes
divinités Scandinaves ou germaniques, ou bien encore des esprits dont le
culte a précédé celui des dieux et lui a survécu. La mythologie Scan-
dinave et germanique ne nous apparaît plus avec la même unité et la
même originalité qu'autrefois; les travaux les plus récents de la cri-
tique ont contraint d'admettre que bien des légendes d'origine gréco-la-
tine avaient réussi à trouver place parmi les traditions germaniques et que
certains des traits les plus caractéristiques des mythes septentrionaux
n'étaient que des emprunts déguisés faits au christianisme. Cela enlèverait
aux rapprochements tentés par Alfred Maury une bonne part de leur
intérêt, mais il convient de ne pas oublier que la plupart des mytho-
logues allemands reconnaissent à l'heure actuelle que Bugge et ses dis-
ciples sont allés beaucoup trop loin dans la voie où ils s'étaient engagés
et que les critiques queMullenhoff adressait à leur théorie sonten grande
partie fondées; telle est l'opinion formelle de M.Mogk, de M. Chantepie
370 REVUE DE L niSTOinE DES RELIGIONS
de la Saussaye, de M. Knappert, M. Meyer lui-jnème, bien qu'il accepte
un certain nombre des conclusions de Bugge, admet que le système
qu'il a défendu ne saurait être adopté dans son intégralité et que dans
la Voluspa même figurent en grand nombre des éléments qui sont
d'origine purement Scandinave.
Il faut d'ailleurs remarquer, d'une part, que la plupart des critiques,
soulevées contre l'authenticité des mythes germaniques, étaient dirigées
contre les poèmes légendaires d'origine Scandinave et n'atteignaient pas
les traditions proprement allemandes, et, d'autre part, que ces critiques,
en supposant même qu'elles fussent fondées, portent bien plutôt sur la
mythologie supérieure, sur la mythologie divine, que sur cet ensemble de
croyances et de pratiquesdont ont été l'objet ces multiples génies locaux,
ces esprits des eaux, des montagnes et des arbres, qui semblent avoir
précédé dans la conscience humaine, aux époques du moins que nous
pouvons atteindre, l'apparition des dieux. Or c'est parmi les croyances
relatives à ces divinités locales, bien plus encore que parmi les dieux
communs à de vastes régions de la Germanie, que M. Maury cherche
des parallèles aux contes où figurent des fées, et c'estdans l'ample trésor
des traditions allemandes qu'il puise de préférence. Il est au reste pro-
bable que si les érudits et les philologues qui ont abordé Tétude de ces
délicates questions de mythologie germanique avaient eu une plus habi-
tuelle familiarité avec les religions des peuples non civilisés, ils auraient
été moins surpris de ressemblances qui, à ce stade de l'évolution des
croyances et des rites, se retrouvent entre les cérémonies et les tradi-
tions de toutes les races, et ils auraient eu moins volontiers recours à
cette hypothèse des emprunts, qui cesse d'être vraiment une explication,
lorsqu'il faut pour toutes choses et en tous les cas y recourir, sans pou-
voir cependant préciser les conditions où les emprunts ont été faits ni
indiquer avec quelque certitude les sources mêmes où ont puisé les
créateurs des mythes, auxquels on refuse l'indépendance et l'origina-
lité.
Il n'est pas certain que les Nomes Scandinaves ne soient qu'un
décalque des Parques latines; ces divinités, protectrices de la naissance
et gardiennes de la destinée des hommes, se peuvent retrouver dans les
groupes ethniques les plus divers, et le rapprochement fait par Maury
n'a perdu ni sa valeur ni son intérêt. Ce qui est beaucoup plus contes-
table, c'est la thèse même qu'il soutient, c'est l'assimilation des fées aux
matrse gauloises, aux Parques ou aux /^a^a d'Italie. Qu'il se soit fait une
identification dans l'esprit des populations gallo-romaines entre ces deux
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 371
catégories de divinités, que d'autre part les Fata aient été souvent con-
fondues avec les divinités champêtres, les nymphes, les Fatuae^ les
Junones, formes féminines des Genii, et qu'enfin ce soit de ces Fata que
les fées dérivent leur nom, c'est là ce qui semble clairement établi.
Mais de là à faire du culte des dées?es-mères ou des Parques latines
l'origine de la croyance aux fées, il y a fort loin, et c'est au reste ce que
M. Maury ne soutient pas explicitement, bien que, à ne considérer que
les lignes générales de son argumentation, cette opinion semble tout
d'abord être la sienne. Il fallait distinguer soigneusement entre l'ori-
gine du nom que portent les fées et l'origine de la croyance à leur exis-
tence et du culte qu'elles ont reçu et dont il subsiste encore des traces
en certains rites superstitieux. Ce sont les Fata qui ont imposé à toute
la classe des fées leur nom, mais elles ne sont par rapport aux fées que
ce que l'espèce est au genre. Dans les fées survivent ces divinités mul-
tiples et parfois anonymes, qui ont été au nombre des plus anciens
objets de culte de l'humanité et qui habitaient les fontaines, les rivières,
les forêts, les arbres, les pierres, les montagnes, les huttes des hommes
et jusqu'aux outils grossiers dont ils se servaient. Nous les retrouvons
d'un bout du monde à l'autre, et partout elles nous apparaissent avec
les mêmes caractères : ce sont les esprits qui ont précédé les dieux et
qui peut-être étaient adorés sur le sol de la Gaule bien longtemps avant
les invasions aryennes et aux lieux mêmes où ont été établis les sanc-
tuaires des divinités gauloises, où se sont dressés en l'honneur des
dieux de Rome des autels et des statues, où les saints du christianisme
enfin ont reçu les prières et les offrandes des fidèles. En pays germa-
niques, on les retrouve comme en pays romanisés; ils sont honorés par
les mêmes rites propitiatoires, et l'on conte d'eux les mêmes traits, bien
qu'on ne les appelle pas du même nom. Ce sont avec lésâmes des morts,
les êtres surnaturels auxquels s'est tout d'abord, dans la période de
temps du moins que nos documents et nos méthodes de recherche nous
permettent d'atteindre, adressée l'adoration des hommes, en quête
d'assistance contre les périls environnants ; très souvent ces deux caté-
gories d'esprits se sont dans les traditions populaires confondues en
une seule, si bien qu'ils sont devenus les uns et les autres les objets
d'un culte pareil. La coutume que cite M. Maury (p. 21) d'offrir dans
la maison un repas aux fées à certaines époques prescrites présente tous
les caractères d'un rite funéraire ; c'est de leur confusion avec les âmes
divinisées des ancêtres tout aussi bien que de leur identification avec
les Parques que peut résulter le rôle prépondérant qu'elles jouent à la
372 BEVUE DE l'hISTOIBE DES RELIGIONS
naissance des enfants, et c'est là aussi ce qui explique la protection
qu'elles exercent sur certaines familles. Les traditions qui fixent le sé-
jour des fées aux limites du monde, en des îles enchantées, semblent
dériver de celles qui assignent aux âmes heureuses une demeure pareille.
Si donc la croyance aux Parques a pu influer sur le développement
dans notre pays des traditions relatives aux fées^ si elle a contribué
puissamment à les faire fréquemment représenter par groupes de trois
comme les Fata latines ou les matvce gauloises et à leur faire attribuer
le plus habituellement le sexe féminin, ce serait exagérer beaucoup que
de faire de cette croyance la source principale de tout ce vaste ensemble
de rites et de légendes. M. Maury sans doute n'a pas commis l'erreur de
croire que les matrœ ou les Parques étaient les seules aïeules des fées ;
il a nettement indiqué quelle avait été la part^ dans la formation des
traditions où elles jouent un rôle, des cultes adressés aux esprits des
bois et des eaux; mais cette part, il n'a guère fait que l'indiquer, et un
lecteur inattentif pourrait se méprendre sur sa pensée. Si du reste cette
conception, qui domine toute la mythologie comparée, de l'uniformité et
de la presque universalité des croyances animistes l'avait plus constam-
ment guidé, il ne se serait pas laissé entraîner à admettre comme chose
démontrée l'origine phénicienne des traditions celtiques et Scandinaves
où figurent des nains *.
Dans son Essai sur les Légendes pieuses du moyen âge M. Maury s'est
surtout attaché à mettre en lumière l'action dans les nombreuses alté-
rations qu'ont subies les traditions relatives aux saints de trois causes
principales : « 1° l'assimilation de la vie du saint à celle de Jésus-Christ;
20 la confusion du sens littéral et du sens figuré, l'entente à la lettre des
figures de langage; 3° l'oubli de la signification des symboles figurés et
l'explication de ces représentations par des récits forgés à plaisir ou des
faits altérés. » Ce sont là à coup sur des causes réelles et qui toutes ont
agi à des degrés divers pour faire éclore cette prodigieuse floraison de
récits merveilleux qui caractérise l'hagiographie du moyen âge, mais
leur action n'a pas été peut-être aussi profonde ni aussi générale que
cherchait à le démontrer M. Maury. Il faudrait d'ailleurs distinguer soi-
1) P. 47. Il s'est glissé une erreur assez grave dans l'avant-dernier para-
graphe. On a imprimé, sans doute par inadvertance, Livonie pour lAisnce :
Zittau est en Lusace et non en Livonie, et le livre auquel renvoie la note 4 est
un recueil de traditions de la Lusace (Lausitz) et non de la Livonie [Liefland).
Les dernières lignes se rapportent bien à la Livonie qui semble ici étrangement
identifiée avec la Lusace : « On croit aussi dans le même pnys. »
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 373
gneusement entre ces trois causes : la seconde, en dépit des apparences,
n'a pas eu Fimportance qui appartient, à n'en point douter, aux deux
autres. M. A. Maury a été le collal)orateur de Guigniaut pour la belle
traduction qu'il a donnée de la Symholique de Creuzer, et il a subi pro-
fondément l'influence des idées de Creuzer et de son interprète, l'in-
fluence aussi des conceptions qui prévalaient alors en Allemagne en ma-
tière d'exégèse biblique. Il ne voit partout qu'allégories, que symboles,
et, lorsqu'il est de toute évidence que dans un document l'événement
merveilleux n'a pour celui qui le raconte aucun caractère symbolique et
qu'il lui apparaît comme un fait réel qui s'est réellement passé, il tend
à expliquer cette croyance, qui lui semble étrange, par une méprise sur
le sens d'une métaphore, par l'interprétation grossière et littéra'e d'une
parabole. Que des confusions de celte nature aient en certains cas donné
naissance à des mythes, c'est ce qui est indéniable, mais c'est précisément
la grave erreur de l'école philologique d'avoir tiré de l'étude des faits de
cette espèce des lois générales qui dépassaient infiniment la portée des
conclusions partielles que l'on pouvait légitimement formuler, et d'avoir
érigé cet oubli du sens des métaphores en une méthode d'herméneuti-
que qui pourrait partout s'appliquer.
Cette méthode d'interprétation n'est pas plus légitime dans le domaine
des croyances sémitiques ou chrétiennes que dans celui de la mythologie
indo-germanique. La vérité, c'est que l'allégorie et le symbole ne trou-
vent guère place dans les premières phases d'une évolution religieuse, et
que c'est surtout, lorsque les croyances qui s'incarnent dans les mythes
ne peuvent plus être acceptées par les fidèles dans leur sens littéral,
lorsque les traditions et les dogmes arrivent à être en contradiction
avec des idées scientifiques, morales, métaphysiques ou sociales d'origine
différente, que, pour ne rien sacrifier de conceptions et de récits légen-
daires auxquels ils sont fortement attachés et qui ont au reste revêtu
pour eux un caractère sacré, les interprètes de la foi traditionnelle cèdent
à la tentation de transformer en allégories ce qui n'était jusque-là que
la narration d'événements considérés comme réels ou l'expression naïve
de la forme sous laquelle on se représentait les dieux ou de la manière
dont on concevait leurs rapports avec l'homme et l'univers.
Ce n'est pas à dire que les symboles n'aient joué aucun rôle dans la for-
mation des premières conceptions reliKieuses; le langage, chargé de mé-
taphores, presque dénué de mots abstraits, a'iquel les hommes ont été
longtemps réduits, les a contraints à ne rien se représenter que par analogie
avec eux-mêmes ou avec les objets dont ils avaient la connaissance la plus
374 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
immédiate et la plus sensible, mais ces symboles naturels n'étaient
point d'ordinaire pour eux des symboles ; lorsqu'ils disaient que le soleil
était un animal, ils se le représentaient bien comme un animal. Que
parfois ce qui n'était qu'une métaphore se soit au cours des âges trans-
formé en un mythe, c'est ce dont les disciples de Max Muller ont, à la
suite de leur maître, accumulé de nombreux exemples ; mais cette mé-
prise, cet oubli du caractère métaphorique d une expression n'est intel-
ligible que dans une société où d'autres mythes existent déjà, à l'analo-
gie desquels on soit conduit à transformer en renonciation d'un fait ou
d'un caractère réel ce qui n'était tout d'abord qu'une comparaison ou un
symbole. Qu'il existe d'autre part à côté des mythes originaux, où les
croyances d'un peuple ont trouvé leur forme appropriée, des mythes de for-
mation secondaire qui résultent de la nécessité de donner une interpréta-
tion plausible d'une cérémonie, dont la signification véritable s'est graduel-
lement effacée de toutes les mémoires, (les rites survivent d'ordinaire
aux croyances qui les ont engendrés), ou d'un symbole figuré dont le
sens ne peut plus être aisément pénétré par ceux qui le regardent, les
recherches de mythologie comparée et d'iconographie religieuse de la
seconde moitié de ce siècle l'ont mis en pleine lumière, et M. Maury
lui-même a donné de cette classe de faits quelques-uns des plus curieux
et des plus intéressants exemples qui en aient été réunis. Mais, ici
encore, il faut remarquer que c'est à l'imitation d'autres mythes que
ces mythes nouveaux sont créés, de mythes auxquels est donnée à ce
moment une foi entière et qui sont acceptés comme l'expression adéquate
et littérale des dogmes qu'ils énoncent ou des événements qu'ils racon-
tent. Il faut ajouter que ces rites qui ne sont plus compris, ces monu-
ments dont le sens a été oublié n'ont eu, à l'origine, que dans un très
petit nombre de cas une valeur symbolique, qu'il s'agit presque toujours
de rites qui ont été crus doués d'une puissance efficace;, de monuments
qui figurent des scènes à la réalité historique desquelles on a ajouté foi.
Les peintures des catacombes sont bien, et au sens précis de ce mot, des
symboles; elles constituent une sorte de langue secrète, intelligible pour
les seuls initiés, où des idées chrétiennes s'expriment au moyen d'objets
invention nel s et où des épisodes empruntés aux livres sacrés sont allé-
goriquement signifiés par certaines scènes traditionnelles en lesquelles
figurent des personnages de la mythologie grecque ou romaine. Mais
les idées et les scènes ainsi représentées n'étaient pas d'ordinaire
elles-mêmes des symboles, et nous ne sommes pas, même dans les ca-
tacombes, en présence de ces allégories d'allégories dont le système de
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 375
M. Maury conduirait rapidement à affirmer la nécessaire existence.
Lorsque M. Maury vient parler, comme d'allégories ou de métaphores
mal comprises, de tous les événements merveilleux de l'histoire biblique
et de bon nombre des dogmes fondamentaux du christianisme, il devient
impossible de le suivre sur ce terrain. Les événements se sont ou ne se
sont point passés, mais ils ont été considérés et dès le premier abord
comme des événements réels par ceux qui les racontaient, et les éléments
merveilleux qui y figurent ont été jugés aussi réels que les autres ; les
dogmes expriment ou n'expriment point des vérités, mais au moment
où ils sont nés, c'est dans leur sens littéral qu'ils ont été compris. Sans
doute, on ne trouverait guère dans les discours de Jésus de ces grands
mythes aux contours arrêtés, qui sont comme la substance même de la
théologie, mais c'est que nul enseignement ne fut moins dogmatique
que le sien et qu'on pourrait se demander à bon droit si, au sens exact
du mot, il y a des dogmes dans l'Évangile : le contenu de sa prédication est
tout moral, tout spirituel. On ne saurait vraiment cependant accepter que
les guérisons attribuées à Jésus n'ont été à l'origine que des symboles
de la vie nouvelle et de la force morale qu'il avait introduites dans le
monde, et qu'on n'y ait vu qu'après coup des guérisons au sens propre du
mot, que les aveugles guéris n'aient été aveugles qu'à la lumière de
l'Évangile, les sourds, sourds seulement à la voix de Dieu, les lépreux,
atteints d'une lèpre morale, et que la multiplication des pains ne soit
qu'une allégorie signifiant « la rapidité de la propagation de la parole de
Dieu ». C'est la même tendance d'esprit qui aconduit M. Maury à trans-
former en emblèmes, et d'une manière tout aussi peu justifiable, les
animaux qui recevaient en Egypte un culte divin.
11 faut, en revanche^ louer sans réserve l'étude approfondie qu'a faite
l'auteur des Légendes 'pieuses de cette assimilation à demi volontaire,
à demi inconsciente, que les rédacteurs des Vies des saints se sont sou-
vent laissés entraîner à faire entre la personne du saint ou de la sainte
et celle du Christ, des personnages sacrés de l'Ancien et du Nouveau
Testament ou de la Vierge Marie ; ce chapitre est un modèle de critique
pénétrante et solide, et il met admirablement en lumière quelques-unes
de ces grandes et importantes lois de l'imitation qui dominent la psycho-
logie religieuse comme la psycholoori'^ sociale tout entière.
Dans le chapitre consacré aux légendes inventées pour expliquer des
symboles figurés dont le sens s'était perdu, il convient de signaler sur-
tout les pages où Alfred Maury a traité avec une véritable maîtrise des
mythes qui ont eu leur origine dans des méprises commises sur le rôle
376 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
que jouaient divers animaux dans des scènes représentées sur les monu-
ments; ici encore, cependant, il a trop fréquemment cédé à la tendance
qui le portait à donner toujours aux êtres et aux objets figurés en un
bas-relief ou une peinture une valeur ou une signification allégorique.
Le christianisme a été l'héritier de toutes les mythologies antérieures,
et les cultes zoomorphiques ont tenu dans les religions de l'antiquité une
très large place ; bon nombre de superstitions ou de traditions relatives
aux animaux ont été un legs direct des théologies et des cultes que la
foi nouvelle est venue abolir et remplacer. Le serpent, la colombe, le
poisson en ont été réduits à n'être plus que des symboles ; mais, à
l'origine, ils n'avaient pas seulement cette signification figurée, et, à leurs
représentations, des croyances païennes demeuraient sans doute atta-
chées; l'existence des cultes ophites semble en fournir une preuve i.
Dans le dernier chapitre de son livre, M. Maury étudie, avec une péné-
tration et une compétence qui font prévoir déjà l'éminent psychologue
qu'il a été plus tard, le rôle capital qu'ont pu jouer dans la formation de
certaines légendes les diverses maladies mentales et nerveuses, les hal-
lucinations, l'extase, les formes variées de possession. Il est plus à l'aise
dans ce domaine peut-être qu'en aucun autre, et, là encore comme ail-
leurs, il a ouvert une voie nouvelle ; il a montré quelle aide puissante la
science des religions pouvait trouver dans l'étude des états anormaux
de l'esprit, mais il n'a pas indiqué que les services que se pouvaient
rendre les deux sciences étaient réciproques, et que nulle lecture n'est
pour le psychologue plus fructueuse que celle des écrits des mystiques qui
nous ont laissé de la vie intérieure et surtout de cette vie, toute d'images
et de sentiments, d'où disparaissent presque les processus habituels du
raisonnement et du jugement, les meilleures descriptions et les plus mi-
nutieuses analyses qui existent. Il s'est laissé parfois aussi entraîner à dé-
passer singulièrement dans l'expression ce qui devait être sa pensée; pour
être halluciné, on n'est pas nécessairement aliéné, et un état nerveux
anormal n'entraîne pas inévitablement à sa suite un trouble des facultés
mentales abstraites. Ce sont là des distinctions qu'il est essentiel de faire
explicitement, quand on est destiné à n'avoir pas pour lecteurs seulement
des gens qui, habitués à cet ordre d'études, peuvent apporter à des affir-
1) Il convient de rappeler ici que M. Gaidoz a donné récemnaent de ces
monuments où Samson est représenté luttant avec un lion, dont parle A. iMaary,
à la page 246, une interprétation nouvelle qui semble très plausible ; il y voit la
représentation déformée d'un sacrifice mithriaque.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 377
mations, qui sembleraient étranges à les prendre dans toute leur rigueur,
les précisions et les rectifications nécessaires.
On nous pardonnera d'avoir aussi longuement parlé de ce beau livre ;
il est pour la mythologie^, l'hagiographie et la psychologie, d'une impor-
sance capitale, et, en le rééditant, M. Champion a rendu à tous ceux qui
s'intéressent aux études d'histoire religieuse un service signalé.
L. Marillier.
Buddhism in translations, by Henry Clarke Warren. —
Cambridge, Muss.^ 1S9G, in-8, xx-520 pages.
Le recueil de morceaux traduits du pâli, que M. H. C. Warren vient
de publier sous le 'itrede Buddhism in translations, forme le troisième
volume de la Harvard Oriental Séries, qui parait depuis 1891 sous la
direction du professeur Lanman. La nouvelle collection a eu d'heureux
débuts et s'est placée d'emblée, dans l'estime du monde savant, à côté
des grandes collections oxoniennes : les Sacred Books et les Anecdota
Oxoniensia. Matériellement, elle ne laisse rien à désirer : le papier
est magnifique, le caractère agréable, l'impression correcte et le prix
très modéré '. Le fond est digne de la forme, et les ouvrages admis aux
honneurs de l'impression ont été aussi heureusement choisis que soi-
gneusement publiés : M. Kern a donné l'édition princeps de la Jàtaka-
mdld, un des joyaux de la littérature sanscrite ; M. Garbe a consacré
sa profonde connaissance de la philosophie indienne à la préparation
d'un texte définitif du Sdmkhya-pTavacana-bhdsya de Vijiiàna Bhiksu;
enfin les prochains volumes nous apporteront la traduction, si long-
temps attendue, de VAtharoaveda, œuvre posthume de l'illustre et
regretté Whitney.
Entre ces astres de premièi-e grandeur, le florilège de M. Warren
brille d'un éclat atténué. Au moins a-t-ii ce mérite de briller pour
tout le monde : le grand public, auquel il s'adresse spécialement, y
trouvera des renseignements sûrs; et les indianistes, l'occasion de ra-
fraîchir de vieux souvenirs. C'est un de ces travaux de bonne et saine
vulgarisation qu'une collection savante peut accueillir à titre exception-
1) Il est toutefois un peu surprenant que des deux ouvrages sanscrits im-
primés jusqu'ici, l'un le soit en devanàgari, l'autre en romain.
378 REVUE DE L^HISTOIRE DES RELIGIONS
nel, et sans perdre de vue que son objet propre doit être le progrès plutôt
que la difTusion de la science.
Le dessein de présenter un tableau général du buddhisme unique-
ment au moyen d'extraits des Écritures canoniques peut se justifier
par de sérieuses raisons. Sans doute une simple mosaïque de textes frag-
mentaires ne suffit pas à donner une idée exacte de la religion. Les
canons buddhiques sont formés d'éléments divers, inégaux en antiquité,
en originalité, en importance : il est nécessaire qu'une main experte en
fasse le départ et les place dans une juste perspective. Nous possédons
d'excellents livres où ce travail de reconstruction a été accompli avec
une admirable dextérité. Mais, pour admirable qu'elle soit, cette habi-
leté n'est pas sans risques : trop souvent l'instinct de l'artiste apporte à
la conscience du savant sa périlleuse collaboration ; on sollicite les textes
qu'on croit interpréter, et, de retouche en retouche, les faits et les dis-
cours prennent une apparence nouvelle, plus familière à notre esprit,
plus conforme à notre goût, mais sensiblement différente de la réalité.
La lecture des textes seule corrige ces inévitables erreurs d'optique ; à
défaut des textes, de bonnes traductions peuvent rendre le même ser-
vice. En traduisant les morceaux les plus instructifs du canon pâli,
M. VVarren a donc fait une œuvre utile. Les personnes qui n'ont pas
directement accès aux sources pourront recourir avec confiance à ce re-
cueil : elles y puiseront une connaissance juste et précise du buddhisme
méridional.
Je dis du buddhisme méridional^ bien que l'auteur ait eu Tintention
de donner une description du buddhisme pur, antérieur à la formation
des sectes. S'il a borné son étude aux textes pâlis, c'est d'abord que, avec
la plupart des pdli scholars, M. Warren considère le canon singhalais
comme le seul témoin autorisé des origines buddhiques; c'est ensuite
que ses préférences personnelles l'inclinaient au même parti, ainsi
qu'il l'explique lui-même en quelques lignes caractéristiques qu'on nous
permettra de reproduire :
« Après m'être longtemps cassé la tète [hoikering mij head) sur le
sanscrit, je trouvai bien plus de satisfaction quand j'entrepris l'étude du
pâli. Car la littérature sanscrite est un chaos; le pâli_, un cosmos. En
sanscrit, chaque nouvel ouvrage ou auteur était un nouveau problème;
et comme, chez les Hindous, une chronologie digne de foi et une his-
toire authentique n'existent pour ainsi dire pas, et qu'il y a de nombreux
systèmes de philosophie, tant orthodoxes qu'hétérodoxes, les données
nécessaires pour la solution du problème faisaient ordinairement défaut.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 379
J'entends par là les données telles que celles-ci : qui était l'auteur; à
quelle époque il vivait et écrivait; quelles étaient les croyances et les
conceptions qui avaient cours de son temps, et quelle était sa position
à leur égard ; en un mot les données qui sont nécessaires pour savoir
que penser dun auteur et pour comprendre pleinement ce qu'il dit.
Par contre, le sujet de la littérature pâlie est presque toujours le même,
savoir : le système précis de religion proposé par le Buddha. Effective-
ment, le Buddha est en scène dans une grande partie des Ecritures.
Nous avons des volumes et des volumes de sermons, de discours, de
contes moraux, qui lui sont attribués ; des centaines d'incidents sont
rapportés, à propos desquels il prononça quelque sentence. Et le lieu de
ce discours est ordinairement spécifié. Donc, bien qu'il reste un large
champ pour la critique des textes — champ où je n'ai pas cru dési-
rable d'entrer ici, — il y a en général et par rapport au sujet une con-
sidérable unité dans la littérature pâlie. »
Je ne crois pas plus désirable que M. Warren d'entrer ici dans le champ
de la critique : le lecteur apercevra sans peine les objections qui s'élè-
vent contre cette manière de concevoir l'histoire en général et l'histoire
du huddhisme en particulier. Au reste, que ces idées soient plus ou
moins justes, la valeur documentaire de l'ouvrage reste la même. Com-
posé de textes habilement choisis et bien traduits, il survivra sans doute
aux théories qui l'ont inspiré.
L'auteur a rangé ses extraits en 103 paragraphes distribués en 5 chapi-
tres : I. The Buddha. ii. Sentient exislence. m. Karma and reblrlh.
IV. Méditation and i\irvda.a. v. The Order. Lechapilre i^"" est consacré à
la légende duBuddha, le chapitre v à l'organisation de la communauté, les
trois autres à la doctrine du Buddha sur l'homme, le monde et le salut.
Voici l'indication des sources, avec le nombre approximatif de paragra-
phes empruntés à chacune d'elles.
A. Livres canoniques. — \. Vinayapiiaka : Mahâvagga[8); Culla-
vagga (3). — II. Suttapi/aka : Uhjhanihhja (4); Majjhimanikdga (4); Sa-
ïnyutta7iikdya [10); Angutlaranikdga{<o\; Dhammapada (6); Uddna (1);
Jâtaka{\S).
B. Livres extra-canoniques. — Milindapanha (14) ; Sumangalavi-
Idsinî, commentaire de Buddhaghosa sur le Dlghanikdga (1); Visuddhi-
magga, traité généi'al du même auteur sur la doctrine buddhique {oO} ;
Andgatavamsa (1) ; Abhidhammatthasamgaha, petit traité philosophique
du xiF siècle (1); Upasampadd-katnmaodcd, cérémonial des ordina-
tions, actuellement en usage à Geylan (1).
380 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Mentionnons enfin, pour être complet, une pièce «: reprinted from
Mrs. Piozzi's (Thrale's) Autobiography ».
On éprouve quelque surprise à constater la part excessivement large
qui est faite au Visiiddhimagga, ouvrage de basse époque et terriblement
scolastique (l'impitoyable docteur énumère, par exemple, quatre-vingt-
neuf états de conscience !) : on ne peut guère l'expliquer que par la natu-
relle bienveillance d'un éditeur envers son auteur. Espérons que M. War-
ren nous donnera bientôt une édition de ce traité qui, à en juger par
les extraits donnés ici, n'est pas dépourvu d'intérêt. Parmi les autres
textes, il en est un qui bénéficie également d'une faveur particulière, mal-
gré sa qualité d'intrus : jene parle pas de l'Autobiographie de Mrs. Piozzi,
mais du Milindapanha. Ce curieux dialogue entre Ménandre et Nà-
gasena a bien été revêtu de l'uniforme singlialais, mais il vient incon-
testablement du Nord, M. Warren y a largement emprunté, non sans
quelque remords : « Le Milindapanha, dit-il, est, à proprement par-
Ici', un ouvrage du buddhisme septentrional ; mais il est tellement ortho-
doxe aux yeux des buddhistes du Sud que je me suis senti la hardiesse
d'y puiser librement. » Personne ne songera à faire à M. Warren un
grief de sa hardiesse, car les extraits du Milindapanha sont, par leur
tour vif et ingénieux, un des attraits de son livre, qui en a beaucoup
d'autres. Peut-être est-il permisderegretter que M. Warren ait cru de-
voir consacrer tant de pages aux technicalities doctrinales, qui ont bien
pu alimenter des querelles de moines, jamais la vie religieuse des mas-
ses. Simple question de proportion, après tout, et qui ne compromet
point l'utilité de Fouvrage. Il se débite couramment sur le buddhisme
tant d'absurdités que ce modeste travail sera pour beaucoup un véri-
table bienfait. L'auteur a les deux qualités maîtresses du vrai savant ; la
sympathie et la sincérité. Bienveillant pour la religion du Buddha,
comme il convient de l'être envers tous les grands efforts de l'àme hu-
maine^ il a voulu et su demeurer impartial. Son livre donne une image
réduite, mais fidèle, du système, avec ses grandeurs et ses faiblesses :
ce mérite suffit à le recommander.
L. FiNOT.
DiLLMANN.— Handbuch der alttestamentlichen Théologie
herausgegebenvonKiTTEL. — Leipzig, Hirzel, 1895, in-8,viii-5b5 pages.
Quand nous avons appris la publication posthume de la Théologie de
ANALYSKS ET COMPTES RENDUS 381
l'Ancien Testametit de Dillmann, nous en étions fort réjoui. Car il est
toujours intéressant de voir ce qu'un maître comme celui-ci a pensé et
enseigné sur un tel sujet. On connaît les ouvrages exégétiques fort esti-
més de ce savant et les nombreux articles, non moins appréciés, qu'il a
publiés dans diverses revues de théologie, ainsi que dans plusieurs en-
cyclopédies. Il s'y est révélé comme un esprit méthodique et un érudit
consciencieux. On pouvait être sûr que les mêmes qualités se retrouve-
raient dans le nouvel ouvrage.
Mais une question s'imposait tout aussitôt à nous. Nous nous deman-
dions jusqu'à quel point l'éminent critique se rapprocherait, sur ce ter-
rain, de l'école critique moderne et dans quelle mesure il suivrait l'an-
cienne ornière. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la table des matières
et la division du travail, pour se convaincre que Dillmann cherche, à cet
égard, comme dans son commentaire sur le Pentateuque, à marcher de
préférence sur les traces de l'ancienne école critique. Dans les paragra-
phes préliminaires, il dissipe en outre tout malentendu à ce sujet. Il
commence par déclarer qu'il ne s'occupera nullement du point de vue
auquel Kuenen, Duhm, Wellhausen et Smend se sont placés touchant
notre discipline. Il déclare que ce point de vue s'écarte trop de l'ensei-
gnement de l'Ancien Testament. Il va jusqu'à prétendre que la date des
divers documents bibliques est fixée, par ces savants, d'après leur opi-
nion préconçue sur l'histoire religieuse d'Israël.
Ces affirmations nous ont fait de la peine, parce qu'elles sont injustes.
Nous pouvons fort bien comprendre que, dans un ouvrage de ce genre,
on se laisse plutôt influencer par la théologie systématique que par l'his-
toire, comme Dillmann le fait en grande partie, conformément aux vieux
modèles. Mais reprocher à l'école moderne de se laisser guider par l'es-
prit de système, tandis qu'on s'attribue à soi-même le mérite de suivre
la méthode strictement historique, voilà une prétention qui est fort dé-
placée sous la plume de notre auteur. La vérité est plutôt que celui-ci,
tout en prétendant suivre la méthode de l'école exégétique et historique,
s'est arrêté à mi-chemin, au lieu que l'école moderne, avec laquelle il
ne veut rien avoir de commun, a appliqué cette méthode d'une manière
conséquente. Cette école, dans son exposition de la religion d'Israël, ne
s'écarte de l'Ancien Testament qu'en tant que celui-ci nous donne une
idée conventionnelle de cette religion. Elle s'en écarte pour des raisons
purement historiques et pour donner une conception d'autant plus his-
torique de cette religion. Dillmann reproche aux savants mentionnés
d'être des constructeurs de l'histoire. Il ne semble pas voir que les vrais
382 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
constructeurs de l'histoire, ce sont les rédacteurs bibliques, qu'il se plaît
à suivre plus ou moins aveuglément, et que le grand mérite de la criti-
que moderne est d'avoir mis, à la place de cette construction fictive, la
réalité historique, en tant que nous pouvons encore la saisir.
Ce que nous venons de dire trouve sa confirmation dans les détails de
notre ouvrage. Après avoir exposé les questions préliminaires, l'auteur
cherche à saisir le principe fondamental de la religion d'Israël. Dans ce
but, il expose les conceptions les plus élevées de la Bible hébraïque sur
Dieu, sur l'homme et sur le monde. Est-ce là procéder historiquement?
Les anciens Hébreux n'ont-ils pas été bien loin d'avoir ces conceptions,
que nous ne rencontrons, au fond, en Israël que vers l'exil? L'idée de
Dieu et de sa sainteté n'a-t-elle pas son histoire, n'a-t-elle pas passé par
une série d'évolutions, avant d'arriver à ce que Dillmann nous présente,
de prime abord, comme le principe fondamental de l'Ancien Testament,
principe qu'il fait remonter jusqu'à Moïse? N'en est-il pas de même de
l'idée de l'homme et du monde? Assurément. Et ceux qui s'appliquent
à suivre et à exposer cette évolution, en se laissant guider par la suite
historique des documents bibliques, ne procèdent-ils pas d'une manière
plus satisfaisante que Dillmann? Encore une fois, la méthode plus sys-
tématique ou plus synthétique de ce dernier peut se justifier. Mais nous
n'admettons pas qu'elle soit présentée comme la seule bonne, en oppo-
sition à celle que Kuenen a suivie dans son ouvrage magistral sur la
religion d'Israël et, après lui, d'autres théologiens de valeur, dont Dill-
mann méconnaît les grands mérites, surtout le sens profondément his-
torique.
Notre savant est-il donc aveugle pour les imperfections de l'ancienne
religion d'Israël? Non pas. Mais comme, à l'instar de la théologie tradi-
tionnelle, il cherche à établir d'abord la réalité d'une révélation surnatu-
relle, il est obligé d'attribuer déjà à Moïse les principes supérieurs de
la religion des prophètes du vine et du vii^ siècle. Et, pour concilier les
faits avec ce point de vue si peu historique, si artificiel, il soutient ensuite
que le peuple d'Israël, sous l'influence de son passé naturaliste et des
religions étrangères et inférieures, n'a pas été capable de s'élever aux
conceptions supérieures du mosaïsme ou n'a pu y arriver que peu à peu,
par une longue éducation. Dans l'intérêt du dogme de la révélation,
compris à sa façon, il est en outre obligé de méconnaître les nombreuses
ressemblances qui existent entre la religion dlsraël et les autres reli-
gions sémitiques. Au lieu de constater impartialement ces ressemblan-
ces, qui sautent aux yeux, Dillmann, partant des fictions des documents
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 383
récents de la Bible, d'après lesquelles Moïse aurait déjà donné une reli-
gion très perfectionnée à son peuple^ trouve des différences énormes en-
tre l'ancienne religion hébraïque et les religions païennes, différences
qui plaident naturellement toutes en faveur de la première et la présen-
tent comme unique en son genre.
Pour attribuer à Moïse la religion des grands prophètes écrivains, il fait
ressortir que ceux-ci déclarent eux-mêmes que la religion qu'ils prê-
chent remonte plus haut. Ce dernier trait est parfaitement juste, mais ne
prouve nullement que le mosaïsme et le prophétisme postérieur soient
identiques. Nous savons que tous les législateurs d'Israël, jusqu'aux
plus modernes, ont attribué leurs lois à Moïse, aussi les lois qui sont in-
dubitablement de très basse date. Même si les prophètes avaient fait dé-
river tout leur enseignement de Moïse, ilspourraient avoir été^ à cet égard,
dans une illusion semblable à celle des législateurs. En réalité pourtant,
c'est d'une révélation directe qu'ils font généralement découler leur en-
seignement et non de la tradition mosaïque ou autre. Nous sommes
donc en droit de dire qu'ils ont principalement puisé leurs idées dans
leur propre cœur.
Dillmann affirme également que les prophètes n'auraient pas pu accen-
tuer l'essence éthique de Dieu, autant qu'ils l'ont fait, si l'idée ne leur
en avait pas été transmise. C'est là de sa part un raisonnement fort
singulier. Il pense que les anciens Hébreux étaient adonnés au natura-
lisme et que la religion éthique d'Israël fut surnaturellement révélée à
Moïse. Pourquoi cette révélation n'aurait-elle pas pu être faite aux pro-
phètes, comme ils l'affirment à chaque page? Évidemment parce que
cela dérange le système traditionnel de l'histoire sainte. On voit que
Dillmann se laisse à la fois dominer par le dogmatisme et le traditiona-
lisme. Libre à lui ; mais à la condition qu'il ne condamne ou ne dédai-
gne pas ceux qui se laissent de préférence guider par des raisons pure-
ment historiques et qu'il n'ait pas la prétention d'être un meilleur
historien qu'eux.
Toutes ces critiques se rapportent à la première partie de notre ouvrage,
qui traite de l'essence et du caractère de la religion d'Israël en général.
La seconde partie expose les grandes lignes de l'histoire de cette reli-
gion, depuis l'dge des patriarches jusqu'à l'avènement du christianisme.
Nous sommes aussi peu satisfait de cette partie que de la première, et
cela pour les mêmes raisons, c'est-à-dire parce que Dillmann s'arrête
partout à mi-chemin. Son point de vue est, en somme, encore celui
d'Ewald. Aussi son ouvrage est-il au moins de trente ans en retard, et
384 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
l'on n'y apprend à peu près rien de nouveau. On y saisit nettement le vice
radical d'une histoire du peuple d'Israël et de sa religion, quand l'auteur
attribue au Code sacerdotal une antiquité relative et un certain caractère
historique. Dillmann, en partant de là, croit pouvoir affirmer une foule
de choses sur l'époque patriarcale et le séjour des Israélites en Egypte,
au sujet desquelles nous ne savons rien de certain. Sur les temps de
Moïse et de Josué, en particulier, il pense que nous sommes fort bien
renseignés dans l'Hexateuque. Il reconnaît que celui-ci n'est pas un ou-
vrage contemporain ni purement historique, mais il n'affirme pas moins
que c'est un reflet assez fidèle des faits qu'il raconte. Il semble même
admettre l'historicité de la grande fiction des 48 villes lévitiques^ villes
censément accordées au sacerdoce Israélite, après la conquête de Canaan.
Pour les périodes suivantes, Dillmann suit la même méthode superfi-
cielle. En lisant ces pages, comme les précédentes, on ne se douterait pas
du travail critique qui s'est fait depuis trente ans, de la démarcation fort
détaillée qu'on a réussi à établir entre différentes couches rédactionnel-
les dans la plupart des livres historiques de l'Ancien Testament, dont
les unes sont plus anciennes et plus dignes de foi, les autres plus moder-
nes et plus fictives. Dillmann mêle tout cela, comme si tout était égale-
ment historique, à l'instar de ce que nous voyons dans les histoires saintes
vulgaires. Aussi pensons-nous que les amis qui ont poussé à la publica-
tion de cet ouvrage ont rendu à l'auteur un mauvais service. Jusqu'ici,
Dillmann était connu comme un exégète éminent. La nouvelle publica-
tion prouve, au contraire, qu'il était un historien médiocre.
La troisième et dernière partie de notre ouvrage, de beaucoup la plus
étendue, est plus satisfaisante que les deux précédentes, parce que là
l'auteur a pu se livrer à beaucoup d'études de détail, où il excelle, en sa
qualité d' exégète. Cependant les fausses prémisses historiques et criti-
ques dont il est parti se font également sentir ici d'une manière fort
regrettable. C'est ainsi qu'il s'appuie sur Exode, wi, 3, emprunté au Code
sacerdotal et datant par conséquent de l'époque de la Restauration, pour
éclaircir l'usage antique du nom de Jahvé. Des défectuosités du même
genre pourraient être relevées presque à chaque page. Le livre de Joël
est généralement cité pour faire connaître la pensée primitive des pro-
phètes écrivains, comme si l'origine ancienne de ce livre n'était pas très
contestable et contestée. Dillmann trouve, dans Ife deuxième commande-
ment du Décalogue, la preuve que le mosaïsme primitif professait déjà
l'invisibilité de Dieu, alors que ce document ne date peut-être que du
vue siècle avant notre ère. Le premier récit de la création, dans Genèse, i,
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 385
lui paraît plus ancien et plus primitif que celui de Genèse, ii, bien que
le contraire soit si évidemment le cas.
Nous pourrions continuer ainsi et écrire encore de longues pages sur
ce thème. Mais ce que nous avons dit suffît pour orienter le lecteur.
Cet ouvrage est une nouvelle preuve qu'il faudrait montrer moins d'em-
pressement à publier des écrits posthumes qu'on ne le fait trop souvent
dans les pays d'outre-Rhin. Les cours de Dillmann, qui y paraissent, fu-
rent évidemment écrits, quant à leur principal contenu, il y a de lon-
gues années, avant l'apparition des travaux de Kuenen, Wellhausen,
Stade, etc.^ qui ont profondément modifié la théologie de l'Ancien Tes-
tament. Dillmann n'a pas su ou voulu faire aux nouvelles idées la place
qu'elles méritent. Son ouvrage est, par suite, tout à fait suranné. Il
n'ajoute rien ni à la science ni à la mémoire de l'auteur. Il aurait
encore été fort apprécié il y a une trentaine d'années, mais il n'a main-
tenant plus qu'une valeur très relative, parce qu'il est de beaucoup dé-
passé par d'autres ouvrages vraiment modernes.
G. PlEPÈNBRING.
Texts aDd Studies, edited by J. Armitage Robinson, R. D.; vol.
III, n° 2, The fourth Book of Ezra, the latin version edited from
the mss., by the late Robert L. Rensly, M. A., ivith an introduction
by MoNTAGUE Rhodes James, Litt. D. — xc-107 pages, Cambridge,
University Press, 1895.
Voici un livre bien utile et que l'on attendait depuis vingt ans : une
édition complète de la version latine du célèbre recueil apocalyptique
connu sous le nom delV Livre d'Esdras.
Il ne sera peut-être pas inutile de rappeler sommairement l'histoire
du texte de cet apocryphe. L'original grec est perdu : l'ouvrage n'a été
conservé que grâce aux traductions qui en avaient été faites : nous en
avons une en arménien, deux en arabe, une en éthiopien, une en
syriaque, enfin une en latin, que les savants sont unanimes à recon-
naître pour la plus fidèle. Tous les manuscrits latins connus avant 1875
étaient cependant fautifs sur un point : au chapitre vu ils présentaient,
comparés aux autres versions, une lacune longue de plusieurs pages,
lacune qui se trouvait naturellement aussi dans les éditions imprimées
du texte latin faites avant cette date. Dès 1865, Gildemeister indiqua la
386 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
vraie cause de ce phénomène : il reconnut que dans le plus ancien des
manuscrits connus, le Sangermanensis (S, de 822), à l'endroit où
aurait dû se trouver le passage absent, des pages avaient été coupées ;
que, par conséquent, tous les autres manuscrits latins dépendaient de
cet unique exemplaire mutilé et n'avaient par suite aucune valeur pour
rétablissement du texte,
La preuve fut faite définitivement en 1875, lorsque Bensly découvrit
à Amiens un manuscrit {Codex Ambianensis, A, du ix« siècle), qui con-
tenait le passage si longtemps perdu et pouvait servir à compléter et à
à contrôler le S. Il publia sa trouvaille dans un ouvrage devenu classique :
The misdng fragment of the Fourlh Book of Ezra, Cambridge, 1875.
Depuis lors on a découvert quatre autres manuscrits renfermant le
fragment perdu : ce fut d'abord une Bible d'Alcala [Cod. Câmplutensis,
G, à Madrid, ix^-x* siècles), d'après laquelle Palmer avait dès 1826 copié
le passage en question ; mais cet extrait de Palmer ne fut publié qu'en
1877 par M. Wood ; puis ce furent un manuscrit de la Bibliothèque
Mazarine (M, xi^ siècle), un autre de Madrid (la Bible d'Avila, Abulen-
sis, V, XIII» siècle), un enfin de Léon {Legionensis, L, 1162). 11 était
désormais possible de faire une édition critique du texte latin du
IV" Esdras. Le principal honneur en revient à un de nos compatriotes
M. Samuel Berger : c'est ce savant, bien connu chez nous et à l'étranger
par ses beaux travaux sur les versions latines et françaises de la Bible,
qui a découvert les trois derniers manuscrits. Et l'éditeur anglais,
M. James, rend pleinement hommage à l'obligeance et au désintéres-
sement avec lequel, sachant que Bensly préparait cette édition critique,
M. Berger lui a aussitôt communiqué ses trouvailles.
Bensly tarda longtemps ; il était trop difficile pour lui-même. La
mort vint l'empêcher de mener à bien son œuvre. C'est un jeune savant,
M. James, qui l'a reprise. Nul n'était mieux qualifié : il a fait preuve
dans ce dernier ouvrage de la même compétence, du morne jugement à
la fois sobre et hardi qui ont fait apprécier ses précédents travaux sur la
littérature apocryphe et apocalyptique.
Le livre est divisé en deux parties : une introduction, tout entière de
M. James; le texte avec notes critiques, reproduit d'après les papiers
de Bensly, sauf quelques retouches de M. James, surtout dans la Con-
fession d' Esdras (viii, 20-36).
Dans l'introduction, M. James parle d'abord des manuscrits. Une
bonne partie du chapitre est consacrée au Codex L, le dernier découvert.
Le lecteur est informé malheureusement que ce manuscrit, n'ayant pas
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 387
encore été collationné, n'a pu être utilisé dans cette édition : il est
bien regrettable que dans un travail si soigneusement et si longuement
préparé on ait à constater, dès son apparition, l'absence d'un des prin-
cipaux témoins du texte. — On apprend, en revanche, que l'éditeur a
pu encore faire usage, dans un appendice, d'une autre découverte de
M. Berger : un manuscrit de Lyon (du commencement du ix^ siècle), le
plus ancien texte contenant la Confe&sion d'Esdras, ce fragment
de notre Apocalypse fréquemment extrait au moyen âge dans un but
liturgique.
M. James résume ensuite ce que l'on sait sur les autres versions, sur
le titre primitif de notre apocryphe. Puis il indique les auteurs anciens
qui paraissent avoir connu le IV° Livre d'Esdras : autant il est sévère
(et avec raison) dans l'appréciation des allusions à notre livre « décou-
vertes » avant lui, autant il est hardi à proposer des rapprochements
nouveaux : il admet, par exemple, comme possible que déjà Irénée et
Justin aient cité des passages du chapitre ii (les chapitres i et ii, ainsi
que les chapitres xv et xvi, sont unanimement regardés comme des addi-
tions chrétiennes bien plus jeunes que le reste du livre). Un pointbien
intéressant signalé par M. James, c'est qu'un passage attribué expres-
sément à Esdras dans les Actes de la dispute de Sylvestre avec les Juifs,
et qui n'avait pu être identifié jusqu'à présent, se trouve dans un des
nouveaux manuscrits (i, 33).
Dans le chapitre suivant, M. James classe et apprécie les textes des
divers manuscrits, en s'attachant aux parties du livre où ils diffèrent le
plus : les chapitres additionnels i, ii, xv, xvi. Sa conclusion est que nos
exemplaires se répartissent en deux familles : une famille française re-
présentée par Set A, une espagnole constituée parles derniers exemplai-
res découverts, G, M, V, et probablement L ; les deux textes sont indé-
pendants et méritent d'être consultés ;pour les chapitres i et ii, M. James
donne résolument la préférence au texte espagnol. Peut-être dans ce
dernier jugement s'est-il un peu laissé influencer par cette tendresse in-
volontaire que l'on éprouve pour ce qu'on a mis au jour; mais dans son
ensemble l'appréciation solidement motivée de Téminent critique doit
être maintenue.
Un exemple seulement : il s'agit d'un passage qui a son importance
pour la critique des chapitres i et ii. On admettait communément, d'a-
près IV Esdras ii, 11, que l'auteur de ce morceau avait vécu en Oc-
cident; le texte connu jusqu'à présent portait en effet : et in oriente
prouinciarum duaruni populum, Tijri et Sidonis, dissipaui. «. En
388 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Orient » : c'est donc un Occidental qui parle. — Mais le texte espagnol
donne : el ad meridianum duas ciuitates Trjrum et Sydonem igni cre-
mabi. La leçon plus difficile ad meridianum doit évidemment être pré-
férée. Elle s'explique quand on songe que xpoç ix£(jr,[x6piav (et ad meri-
dianum de même) signifie à la fois « au midi » et « à midi » ; le sens
primitif était : Tyr et Sidon ont été détruites en plein midi {Soph. ii,
4 j — cf. Jér. VI, 4; xv, 8; xx, 16). Un copiste, croyant trouver là une
erreur géographique, a corrigé in Oriente.
L'introduction de M. James est extrêmement riche, voire même un peu
touffue. Elle contient encore une caractéristique des chapitres addition-
nels I et II, XV et XVI. L'auteur paraît disposé à voir dans le premier
groupe (i et ii) un fragment ou tout au moins de larges extraits de l'Apoca-
lypse de Sophonie : cette hypothèse nous semble bien hasardée, surtout
avant la publication intégrale des débris de cet apocryphe.
Puis viennent une étude sur la Confession d'Esdras, où le manuscrit
M présente un texte à part ; — une liste des autres ouvrages apocryphes
attribués à Esdras : M. James démontre (et il est le premier, croyons-nous,
à l'avoir fait dans le détail) les rapports étroits qu'il y a entre IV Esdras
et l'Apocalypse grecque d'Esdras (publiée par Tischendorf, Apocalypses
Apocryphae, pp. 24 33). L'introduction se termine par une courte ana-
lyse de l'hypothèse de M. Kabisch sur les sources de notre Apocalypse.
A la suite du texte critique, on a eu la bonne pensée de mettre deux
index dus à M. Thackeray : l'un pour les mots latins, l'autre pour les
noms propres. Ils sont plus complets que ceux qui accompagnaient l'é-
dition Hilgenfeld (1867).
Ce texte critique apportera-t-il quelque lumière sur les questions si
obscures que soulève le IV» Livre d'Esdras, unité, âge, patrie, etc. ? On
peut l'espérer : quiconque a essayé de déchiffrer des visions apocalypti-
ques sait de quelle importance peut être un seul mot ou un chiffre pour la
solution de ces énigmes. M. James n'a pas entrepris cet examen de fond.
Ce n'était pas son devoir strict. Sa tâche d'éditeur lui a suffi, et il s'en
est acquitté avec un rare bonheur, on dirait volontiers avec virtuosité.
Une petite erreur s'est glissée à la page xxiii : ce n'est pas en 1865,
mais en 1863 qu'Ewalda pour la première fois publié les deux versions
arabes du IV Livre d'Esdras.
Adolphe LoDS.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 389
Hugo Willrich. — Juden und Griechen vor der makka-
baïschen Erhebung — In-8. x-t76 pages. GOtlingen, Vanden-
hœck et Ruprecht, 1895.
L'ouvrage que nous annonçons roule sur la période la plus captivante
peut-être de l'histoire d'Israël, celle qui s'étend depuis le règne d'A-
lexandre le Grand jusqu'à celui d'Antiochus Épiphane; c'est du moins
celle que nous avons étudiée nous-mème avec le plus d'attachement et
qui a fait le sujet de plusieurs de nos publications. C'est dire tout l'in-
térêt que nous avons mis à lire le travail de M. Willrich.
Avant d'en donner l'analyse, nous devons toutefois exprimer un regret.
Nous eussions désiré une rédaction plus soignée ; il est fâcheux que les
savants allemands prennent si peu de soin de la forme littéraire. Le livre
de M. Willrich en est un exemple frappant; ce ne sont guère que des
notes groupées par chapitres et paragraphes. Aussi la lecture de ces
fragments à peine soudés les uns aux autres est-elle fatigante et fasti-
dieuse, et faut-il un certain courage pour aller jusqu'au bout.
Un autre déficit de la composition est son caractère hypercritique. Ce
n'est point, à proprement parler, un exposé historique du Judaïsme dans
ses rapports avec l'Hellénisme avant le soulèvement national des Macca-
bées; c'est un écrit de pure critique historique et littéraire des sources
de cette histoire, où la polémique, très courtoise d'ailleurs, contre les
contradicteurs des thèses de Pauteur, surtout contre Schûrer, occupe
trop de place. Il est vrai que l'auteur a beau jeu dans l'examen des sour-
ces de l'histoire qu'il cherche à éclaircir d'un jour nouveau; la plupart
des anciens écrivains qu'il fait passer sous sa loupe appartiennent à cette
littérature suspecte et frelatée des Eupolème, des Hécatée, des Aristée,
des Artapan, etc. Bien plus, sa bête noire, qu'il perce et transperce de
ses coups, c'est l'historien Josèphe, auquel on est tenté d'appliquer ce
sévère jugement, qu'on ne saurait en dire trop de mal. Au fond, c'est sur-
tout à Josèphe qu'en veut M. Willrich, et il aurait fort bien pu mettre
le nom de cet auteur, rendu célèbre autant par ses détracteurs que par
ses admirateurs, sur le titre même de son ouvrage.
Le livre de M. Willrich est divisé en trois chapitres. Dans le premier
(d'Alexandre le Grand à Antiochus le Grand), l'auteur étudie d'abord la
légende d'Alexandre dans Josèphe ; après l'avoir fait passer au laminoir
d'une critique impitoyable, il expose ce que l'on peut en tirer pour
éclairer le sujet qui l'intéresse. Il se livre ensuite à un examen aussi
scrupuleux du Pseudo-Hécatée, qu'il place après les luttes qui ont signalé
390 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
les débuts de l'insurrection maccabéenne, repoussant ainsi Topinion qui
en fait un écrivain du iii« siècle; il n'a pas de peine à montrer le peu de
valeur de son témoignage. Vient alors le procès du Pseudo-Aristée, qui
a vécu à la même époque, en Egypte, et dont le caractère suspect est non
moins évident.
Le paragraphe suivant intitulé : Les Juifs chez les liistoriens grecs
jusqu'à Antiochus Épiphane, est la partie du livre qui nous a le plus
intéressé et qui nous a laissé la meilleure impression. L'auteur y passe
successivement en revue, en faisant preuve d'une grande érudition et
d'une étude vraiment approfondie des écrivains qu'il énumère, Héro-
dote, Hellanicus, Aristote et le curieux fragment sur les eaux de la
mer Morte, dont les étranges propriétés paraissent bien douteuses au
célèbre philosophe ; Cléarque de Soloi, Théophraste, Hécatée d'Abdère,
auquel il consacre quelques pages excellentes, Évhémère Mnaseas,
Manéthon, Bérose, Hermippos Agatharchidès et Polybe. Il y a beaucoup
à prendre dans les vingt pages où chacun de ces auteurs est l'objet d'un
examen très spécial.
Le second chapitre a pour titre : Antiochus Epiphane et les Tobiades.
Il est composé de six paragraphes . Le premier traite de Jason de Cyrène ;
le second, de la tradition relative aux Onias dans sa forme originelle; le
troisième, du remaniement et du développement de cette tradition. Dans
le quatrième, l'auteur aborde la légende des Tobiades ; dans le cinquième^
il dresse et examine la liste des grands-prêtres de Jaddua à Ménélas (un
point délicat de cette histoire), et, dans le dernier, il cherche à retracer
les faits qui ont précédé le soulèvement national.
Le dernier chapitre sur «c la fuite d'Onias en Egypte et sur ses consé-
quences » est consacré à ces trois sujets : Onias et Philometor, les Juifs
et Physcon, date de la traduction des Septante. L'auteur y étudie les
écrivains suivants : Eupolème, Démétrius, Aristobule et Artapan. Dans
un appendice, il se pose la question de savoir si Apion était égyptien , et
la tranche par la négative ; Apion était grec.
Tel est sèchement résumé le contenu si riche de l'ouvrage de M. Will-
rich. Tout en rendant hommage à la science de l'auteur, ce nous est
un devoir de protester contre une affirmation de sa préface. M. Will-
rich regrette que, jusqu'au moment où lui-même a pris la plume, seuls
des théologiens se soient occupés des rapports entre l'Hellénisme et le
Judaïsme ; il accuse les savants auxquels il fait allusion de tout considé-
rer à un point de vue théologique, ce qui implique dans sa pensée une
fausse manière de voir, et de donner une valeur historique beaucoup
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 391
trop grande à la tradition juive. Audiatur et altéra pars, s'écrie-t-il,
c'est-à-dire les philologues, qui n'ont point le jugement altéré par
l'exégèse et la critique bibliques. Qu'il y ait des théologiens et des his-
toriens d'Israël auxquels s'applique la condamnation de M. Willrich,
nous ne le contestons pas. Mais prononcer ce verdict sur un savant d'une
impartialité absolue comme Schûrer, voilà qui nous paraît dépasser les
bornes. Schûrer n'est d'ailleurs pas le seul à avoir étudié et exposé
cette histoire avec l'absence la plus grande possible de tout préjugé, et,
pour ne citer qu'un nom très connu, au delà tout aussi bien qu'en deçà
du Rhin, ne serait-il pas grotesque de lancer accusation semblable
contre l'un des plus grands historiens d'Israël, contre Renan?
Edouard Montet.
The Book of the Secrets of Enoch, translated from the Sla-
vonic by W. R. Morfill, M. A., and edited, loith introduction, notes
and indices by R. H. Charles, M. A. — xlvii-100 pages, Oxford,
Clarendon Press, 1896.
Le livre slave d'Hénoch, que publient MM. Morfill et Charles, n'est
pas simplement, ce qui serait déjà précieux, une nouvelle traduction de
l'antique livre d'Hénoch connu jusqu'à présent par une version éthio-
pienne et quelques fragments d'une version grecque; c'est réellement
un livre nouveau.
Le thème général se rapproche du reste beaucoup de celui de l'autre
livre, que nous appellerons, avec M. Charles, « l'Hénoch éthiopien )>.
Le patriarche Hénoch, dans la dernière année de sa vie terrestre, est
enlevé par les anges ; il traverse avec eux les sept cieux, visitant au fur
et à mesure ce que chacun contient. Dans le septième il voit Dieu lui-
même, qui lui révèle les mystères de la création et de la chute, et ceux de
l'avenir. Hénoch a ensuite la permission de retourner pour un mois sur
la terre ; il emploie ce délai à raconter à ses fils ce qu'il a vu et à leur
faire toutes sortes de recommandations morales ; il leur confie les 366
livres qu'il a écrits dans le ciel sous la dictée de l'ange Vretil ( mUriel ?).
Après quoi il est définitivement enlevé dans le ciel suprême en présence
d'un peuple immense, en un lieu nommé Achuzan.
On peut dire que c'est M. Charles qui a découvert ce nouvel apo-
cryphe. Un des manuscrits slaves, il est vrai, avait été imprimé dès
1880 par M. Popov, un autre en 1884 ; mais qui lit l'ancien slave, parmi
392 REVUE DE L*HISTOTRE DES RELIGIONS
les critiques d'Occident? En 1892 encore, M. Kozak, qui signalait l'Hé-
noch slave, croyait qu'il contenait une traduction du livre déjà connu.
M. Charles en a deviné le véritable intérêt. Il s'est fait traduire les ma-
nuscrits par M. Morfîll, professeur de russe à Oxford ; et ils ont ensem-
ble établi le texte. Ne sachant pas la langue, nous ne sommes pas à même
de contrôler cette partie du travail; au jugement d'hommes compétents,
il a été accompli aussi bien que possible, étant donné l'état malheureuse-
ment déplorable du texte.
M. Charles a joint à la traduction une introduction et un commentaire
d'une érudition vaste et sûre, et dont nous allons sommairement rendre
compte.
Il signale toute une série de témoignages qui doivent attester l'exis-
tence de ce livre d'Hénoch pendant les cinq premiers siècles de l'ère chré-
tienne. Beaucoup des passages cités attestent simplement la connaissance
de certaines idées contenues dans ce livre ; mais encore faudrait-il prou-
ver, ce que l'éditeur ne fait pas toujours, que l'auteur de « l'Hénoch
slave -» est le premier à les avoir émises. Les passages qui ont le plus de
chances de renfermer effectivement des citations sont : Origène, De prin-
cip. 1, m, 2; Testament des XII -patriarches. Dan. v, et Naphtali iv.
{:=. Sim. v; Benj. ix; Juda xviii).
Il reste, en tous cas, toujours de nombreuses citations d'Hénoch qui
ne se rapportent ni à l'Hénoch éthiopien ni à l'Hénoch slave, et qui prou-
vent qu'il circulait dans les premiers siècles un grand nombre de livres
attribués au patriarche, outre ceux qui sont soudés dans les ouvrages
actuellement connus : cela nous permet d'espérer qu'on en retrouvera
encore.
La critique interne fournit heureusement des données plus précises
que la critique externe sur l'origine de l'Hénoch slave. — Il a été écrit
primitivement en grec : voici, en effet, comment est expliqué le nom du
premier homme (xxx, 13) : « Et je lui donnai un nom d'après les quatre
substances : Orient, Occident, Nord et Midi ». 'Aoa[ji.estun acrostiche sur les
mots àvaxoXïjjOÛfftç, àpy.Toç, |j,£3Y;[;.6p{a(cf. Or. Sibyll. ; DemontihusSinaet
Sion; Bède). L'auteur, de plus, ne paraît connaître les Livres saints que
par la version grecque des LXX ; il suitleur chronologie, leur orthographe
des noms propres (Gaidal et non Irad, i, 10; cf. Gen. iv. 18); on peut
ajouter qu'il admet avec eux que, avant l'œuvre des six jours, le monde
existait déjà, invisible.
M. Charles veut cependant qu'une partie de l'ouvrage ait été écrite
primitivement en hébreu; mais il n'en donne qu'une preuve qui aurait
ANALYSES ET COxMPTES RENDUS 393
elle-même besoin d'être démontrée : que les Testaments des XII -pa-
triarches, qui utilisent notre apocryphe (?), ont été écrits en hébreu.
L'auteur est un juif. La partie parénétique est^ il est vrai, traversée
par un souffle presque évangélique qui la distingue avantageusement des
portions analogues de l'Hénoch éthiopien. On rencontre même des pas-
sages qui rappellent de très près certaines paroles de Jésus, par exemple
plusieurs séries de béatitudes où on lit: « Heureux ceux qui procurent la
paix » (lu, 11 ~ Matth. v, 9) ; ou encore : « Je ne veux pas jurer par un
serment particulier, ni par le ciel, ni par la terre, ni par aucune autre
créature que Dieu a faite... S'il n'y a pas de vérité chez les hommes,
qu'ils jurent par un mot oui, oui, ou non, non » (xlix, 1 zz: Mattli. v,
34-37) ; ou encore : « Dans le monde à venir il y aura plusieurs de-
meures préparées pour les hommes » (lxi, 2=i:/É;an xiv, 2), Cependant
il est impossible que l'auteur soit chrétien. Il parle à plusieurs reprises
d'une venue glorieuse de Dieu, jamais de l'apparition d'un Christ. Il re-
commande l'obéissance à la Loi (lu, 9.10 et non 8. 9). M. Charles aurait
pu citer encore le chapitre lui, où l'auteur combat ceux qui disent :
« Notre père se tient devant Dieu et prie pour nous » ; le chrétien compte
sur l'intercession du Christ ou des saints, ses frères ; le juif, sur l'interces-
sion de ses pères, surtout Abraham : les premiers lecteurs de notre livre
étaient donc des Juifs. Enfin l'auteur croit à l'efficacité des sacrifices san-
glants et les recommande souvent; ce qui prouve en même temps que
l'ouvrage a été écrit avant ladestruction du temple (70 ap. J.-C).
D'autre part, le livre doit, d'après M. Charles, avoir été composé après
l'ère chrétienne; car l'auteur connaît l'Ecclésiastique, le Livre de la Sa-
pience (?) et THénoch éthiopien, y compris les additions les plus récen-
tes, dont il adopte la démonologie (je n'ai pourtant pas relevé d'emprunts
aux Paraboles). M. Charles croit les parties hébraïques (?) de l'Hénoch
slave antérieures à notre ère.
L'auteur est donc un juif à peu près contemporain du Christ, très
certainement un juif hellénistique, ayant des idées assez spiritualistes et
pratiquant, à la manière de Philon, un certain syncrétisme philosopliique
et religieux; probablement un juif d'Egypte : il doit avoir emprunté à la
mythologie égyptienne ces êtres à tête de crocodiles qu'il met dans le
cortège du Soleil.
Les ressemblances que l'on constate entre la morale de notre livre et
celle des Évangiles prennent dès lors une grande portée : elles montrent
(si toutefois elles n'ont pas été introduites par des interpolateurs) que
certains des préceptes de Jésus étaient déjà dans l'air de son temps.
394 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Il suffira, du reste, pour faire apprécier la valeur du nouveau docu-
ment pour J 'histoire d'une foule d'anciennes idées juives et chrétiennes,
d'énumérer quelques-unes des croyances exprimées dans ce curieux
petit livre. Il y a sept cieux, où circulent les sept planètes. Le Paradis
se trouve dans le troisième (comme dans II Cor. xn, 2.4). Les cieux ne
sont pas exclusivement le séjour des justes et des bienheureux : Hénoch
voit des anges coupables dans le deuxième ciel ; d'autres, dans le cin-
quième_, qui pleurent ; dans le troisième, il y a même un enfer. M. Char-
les montre que cette idée est supposée Col. i, 20 : sans quoi pourquoi
« les choses qui sont dans les cieux » auraient-elles besoin d'être récon-
ciliées avec Dieu? Il compare encore Eph. vi, 12; m, 10; il aurait pu
citer aussi Luc x, 18 : èOewpouv xov aa-uavav wç àffxpaTïYjv è/, tou cjpavoû
xeaôvTa.
Dans le récit de la création, l'auteur corrige la Genèse : il admet, par
exemple, que Dieu a formé avant le premier jour les choses invisibles
et la lumière * ; il intercale comme œuvre du deuxième jour la créa-
tion du feu et des anges. — L'homme a été formé de sept substances
par la Sagesse. — Toutes les âmes ont été créées avant la fondation du
monde; et la place à venir de chacune est marquée d'avance. — Dieu a
créé l'homme libre et lui a fait connaître le bien et le mal; mais, étant
ignorant de sa propre nature, celui-ci a dû pécher et par suite mourir.
De même que la création a pris une semaine, le monde durera six jours
de mille ans chacun ; après quoi viendra un grand sabbat de mille ans
auquel succédera un huitième jour où le temps ne sera plus : nous avons
là, d'après M. Charles, la forme primitive et l'explication de la croyance
au millénium. — Le livre, qui ne parle nulle partde résurrection, annonce
un jugement qui s'exercera en toute rigueur sur tous les coupables, hom-
mes ou anges : pas d'intercession des morts pour les vivants ; pas de re-
pentance possible après la mort. — Les hommes auront à répondre du
mal fait aux animaux. — Les justes jouiront d'un bonheur éternel dans
le Paradis.
M. Charles croit à l'unité du livre, sauf quelques interpolations occa-
sionnelles. Il y a pourtant des divergences assez graves, par exemple,
1) Il regarde la formule : « et ce fut le soir; et ce fut le matin; premier (ou
2% 3®...) jour », comme marquant, non la fin, mais le commencement d'une jour-
née. En expliquant ainsi, on n'a pas besoin, comme M. Charles, de supposer
une interversion des chapitres xxix et xxviii, qui du reste ne lève pas les diffî-
cullés, puisque le chapitre xxix (v, 3) suppose la séparation des pierres et de la
mer racontée au ch. xxvm.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 395
entre le récit des voyages de Hénoch (ch. iii-xxiii) et la relation que celui-
ci en fait à ses fils(ch. xl, 1-xlii, 5); dans la partie parénétique, on ne
sait jamais si le patriarche s'adresse à Mathusalem seul ou à tous ses fils,
ou au peuple entier. Le nouveau livre d'Hénoch ne serait-il pas, comme
l'ancien, une compilation ?
Il y a ainsi encore bien des questions à élucider; qu'était-ce, par exemple,
que ces livres des ancêtres d'Hénoch, tout au moins d'Adam et de Seth
(ms.B), qui sont cités xxxiii, 10. 12 (B);xxxv, 2? On pourra faire de nou-
veaux rapprochements : ainsi lxvi, 6, rappelle beaucoup II Cor. vi, 4-10.
Mais ces remarques de détail n'enlèvent rien à la valeur du travail de
M. Charles, qui, par sa réelle érudition, fait dignement suite aux édi-
tiorïB que le même critique a déjà données de l'Hénoch éthiopien et du
livre des Jubilés. Nous ne saurions assez l'en remercier. Nous le remer-
cions surtout de sa découverte même : c'est, nous semble-t-il, l'une des
plus importantes qui aient été faites dans ces dernières années sur l'épo-
que du Christ.
Une traduction allemande de notre apocryphe par M. Bonwetsch vient
de paraître dans les Ahhandlungen der K. Gesellscliaft der Wissenckaften
zu Gôtti7igen, phil.-histor. Klasse, nouv. série, vol. I, n° 3.
Adolphe LoDS.
Biblical and Patristic relies of the Palestinian syriac
literature, edited by G. H. Gwilliam, F. Crawford Burkitt and
J. F. Stennig. — Anecdota Oxoniensia, semitic séries, vol. I, part IX.
— Oxford, Glarendon Press, 1896, petit in-4, 114 pages, avec 3 fac-
similé.
On sait qu'il existe plusieurs versions syriaques de la Bible qui doi-
vent être placées au premier rang parmi les moyens de critique textuelle
surtout pour le Nouveau Testament, car nous ne possédons malheureuse-
ment pas toutes ces versions pour la Bible entière, et, d'ailleurs, il en est
qui ne comprirent jamais que le Nouveau Testament, voire même les
Évangiles seuls. En résumé, on peut ranger en trois catégories les tra-
ductions syriaques de la Bible : 1° La. Peschithta ou version Simple, qui
fut toujours employée par les Nestoriens ; c'est en quelque sorte la Vul-
gate syrienne ; 2" les versions jacobites (monophysites) comme celles de
Philoxène de Maboug (508), de Paul de Tela (616), de Jacques d'É-
desse ■ 705), qui sont ou des recensions de la version Simple ayant pour but
de la rapprocher du grec, ou des traductions directes du grec faites (à
396 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Texception de celle de Paul de Tela) sous rinfluence de la Peschithta ;
3° enfin la version dite Palestinienne qui fut faite pour l'usage des chré-
tiens de l'Église grecque melchite de Palestine, dans leur langue propre,
un dialecte araméen très voisin de celui du Talmud.
Cette dernière version est sûrement antérieure à l'an 600; elle peut
remonter au iv* siècle. Elle a été faite sur le grec; mais on discute sur
quelle recension. Land assurait que le texte qui lui avait servi de base
nous était inconnu. Certains passages favorisent l'opinion qu'elle repro-
duit la recension de Lucien d'Antioche, d'autres simplement les LXX.
Mais ces passages ne sont pas assez étendus, nous semble-t-il, pour qu'on
puisse prononcer un jugement définitif. Il est possible que la récente
découverte d'une partie notable des Hexaples comprenant des Psaumes
qui existent également dans la version Palestinienne modifie les opinions
et permette de donner une solution définitive à cette question. De plus,
il se peut que l'Ancien et le Nouveau Testament proviennent de sources
difi'érentes. Toujours est-il que la Palestinienne reproduit un texte an.
cien et intéressant. Nous ne la possédons point en entier. M. Gwilliam
a donné dans les Anecdota Oxoniensia (Sem. ser., vol.I, p. v, 1893) la
liste des passages alors connus. La voici : V.T. : Nombres, iv, 46, 47,
49-v, 4, 6-8; —Deut., vi, 4-16; vu, 25, 26; xm, 6-17;— P^. (selon les
LXX), xLiii, 12-27; xliv-xlvi; xlviii, 15-xlix ; lv-lvi, 7; lvii; lxxxi-
Lxxxii, 10; lxxxix;xg; — Prov., ix, 1-11.; — haie, xi, 6-10; xiv,
28-32; XV, 1-5; xl,1-12; — ^oô, xxi, 1-9. — N. T. : les quatre ^uan^i/es
(environ les deux tiers) ; — Actes, xiv, 6-13'; — Épitres aux Gai., 11 ver-
sets; CoL,i\, 12-18; I Thess., i, 1-3; iv, 3-15; II Tim., i, lO-ii, 7;
fit., I, 11-11, 18.
Cette liste (à laquelle il convient d'ajouter un Lectionnaire renfermant
des extraits des Prophètes, du Pentateuque, des Hagiographes et des
Épîtres découvert par M. Smith Lewis, qui doit le publier bientôt), vient
déjà de s'accroître par la publication très soignée et élégante du présent
volume. Chacun des collaborateurs a édité sous sa responsabilité propre
la partie dont il s'est occupé. C'est donc en réalité quatre travaux dis-
tincts réunis en un seul fascicule. En voici les titres particuliers : Exode,
xxviii, 1-12^; Sac, ix, 8^-x, dans la version Palest. d'après deux feuil-
les palimpsestes récemment acquises par la Bodléienne, transcrites et
éditées par MM. Gwilliam et Stennig ; — III Reg. , ii, 10^-15% et ix, 4, 5a,
selon la recension de Lucien, dans le dialecte syro-palestinien, d'après
le ms. arabe 558 de la bibl. du couvent de Sainte-Catherine au mont Si'
naï, transcrit et édité par M. J. Stennig ; — Le texte des Septante de Job,
ANALYSES ET -COMPTES RENDUS 397
XXII, 3''-12, dans le dialecte syro-palest. d'après le 7ns. syriaque /.5 du
mont Sinai transcrit et édité par M. F. Crawford Burkitt.
Enfin, à la suite de ces fragments scripturaires, le même volume nous
offre trois fragments (très curieux à cause des nombreuses citations d'a-
pocryphes) d'anciennes Homélies en dialecte syro-palestinien, également
transcrites d'un manuscrit du Sinai, par W^^ Agnès Bensly, et publiés
avec une traduction et des notes critiques de MM. Gwilliam et Crawford
Burkitt. Ces fragments viennent enrichir la littérature encore fort pauvre
de ce dialecte, dont les restes (en dehors de la traduction biblique) ont
été publiés par Land {Anecd. syr., t. IV). Cette découverte permet égale-
ment d'espérer qu'on trouvera de nouveaux documents écrits en syro-
palestinien, documents qui pourront jeter un jour nouveau sur la littéra-
ture chrétienne et le développement des idées théologiques au sein de
l'Église grecque, en Palestine. La troisième homélie, anonyme comme la
seconde (la première porte le nomd un certain Jean) contient une curieuse
interprétation du passage évangélique.lia;iA.,xvi, 18. L'auteur s'exprime
ainsi : « Il ne lui a pas dit [à Pierre] : « Sur toi je bâtirai l'Église y> ; mais
il a dit : « Sur ce roc, qui est le corps qu'a revêtu le Seigneur, je bâtirai
mon Église. »
L'édition des fragments bibliques, aussi bien que celle des homélies, est
accompagnée de notes critiques. A la transcription en caractères syria-
ques est jointe une traduction anglaise. Trois fac-similé nous mettent
sous les yeux un spécimen de la paléographie des manuscrits. Enfin un
index des nouvelles formes propres au dialecte palestinien, destiné à com-
pléter les travaux antérieurs, termine le volume. On voit que les éditeurs
n'ont rien négUgé pour faire de leur publication une œuvre d'érudition
et en même temps pour en rendre l'étude aussi facile que possible.
J,-B. Chabot.
Texts and Studies. Contributions to biblical and pa-
tristic literature, edited by J. Armitage Robinson (Cambridge,
University Press; Londres, Clay and sons).
1° A. E. BuRN. The Athanasian Creed and its early com-
mentaries, 1 vol. in-Sdexcix et 58 p. ; prix,5sh. (vol.iV, tasc. 1).
2» F. C. Burkitt. The Old Latin and the Itala, 1 vol. in-8 de
VIII et 9t) p.; prix, 3 sh. (vol. iV, tasc. 3).
On éprouve une véritable satisfaction à voir le bel essor qu'ont pris à
Cambridge les études critiques sur la littérature chrétienne antique et
398 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
dont témoigne le recueil des Texts and Studies publié sous la direction
de M. J. Armitage Robinson. L'esprit clair, positif, de la race anglaise,
avide de faits et de réalités plutôt que de théories, dès qu'il est émancipé
des préjugés confessionnels dans lesquels il a été si longtemps et de-
meure encore si souvent emprisonné, fournit ici des contributions en
général excellentes.
Le premier des deux fascicules du quatrième volume que nous men-
tionnons ici est une nouvelle enquête sur les origines du Symbole
« Quicumque » ou Symbole d'Athanase. La solution qui prévaut aujour-
d'hui chez les historiens indépendants est celle que M. Harnack a ex-
posée dans le second volume de sa Dogmengesckichte (p. 299j : le sym-
bole est composé de deux parties originairement indépendantes ; la
première partie, trinitaire, est une règle de foi utilisée dans le sud de la
Gaule dès le milieu duv* siècle^ probablement élaborée dans cette même
région en vue de 1 instruction du clergé; elle prit sa rédaction définitive
au cours du vi" siècle; la seconde partie, christologique, d'origine indé-
pendante, ne fut associée à la première qu'au viii^ ou ix" siècle dans
l'Église franque, où celle-ci avait passé à la dignité de profession de
loi. Cette thèse, avec des variantes de détail qui n'en altèrent pas le ca-
ractère essentiel, a été soutenue en Angleterre parle D' Swainson, dans
sa History of creeds^ et y a provoqué une vive discussion, non seule-
ment à cause de l'intérêt historique de la question, mais encore parce
qu'elle est impliquée dans les controverses suscitées par l'usage du
symbole dans la liturgie anglicane. Le Kev. G. D. W. Ommaney, no-
tamment, l'a combattue avec de solides arguments dans deux ouvrages
consacrés à l'histoire dudit tSymboie {^Htstory of the Athanasian Cretd
et Early hisloryy etc.).
M. Burn s'est proposé tout d'abord de grouper et de condenser les
témoignages des manuscrits et des commentaires, déjà invoqués de part
et d'autre par ses prédécesseurs. Son groupement est établi par ordre
géographique. 11 démontre ainsi que le Symbole complet était en usage
dès le VIII'' siècle. 11 cherche ensuite à montrer que la thèse d'après la-
quelle les deux parties trinitaire et christologique sont primitivement
indépendantes, ne se justilie ni par les manuscrits invoqués ni par les
argumenta e silentio que l'on fait valoir. C'est ici la partie la plus faible
de la démonstration. Les explications de M. Burn aboutissent à ceci : il
n'est pas impossible qu'Alcuin et que Paulin aient connu le Symbole
complet; celui-ci a pu exister sans avoir l'autorité d'un symbole; on a
tort de supposer que les adversaires de l'adoptianisrae s'en seraient servi
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 3îj9
s'ils l'avaient connu, car les adoptianistes auraient fort bien pu en inter-
préter les termes dans le sens de leur hérésie. Autant d'assertions dont
les preuves paraissent insuffisantes. Il s'en dégage du moins cette con-
clusion que, même si l'on admet l'existence du Symbole complet dès
cette époque, celui-ci ne jouissait alors d'aucune autorité.
Un second chapitre contient une étude des commentaires sur le Sym-
bole datant du ix" et du viii® siècle. L'un de ces derniers, celui qui porte
le nom de Fortunatus, est retenu comme particulièrement instructif.
M. Burn n'estime pas « déraisonnable » de l'attribuer à un évèque
d'Autun, du v^ siècle, Euphronius, en se fondant sur le fait qu'un ma-
nuscrit de Saint-Gall, aujourd'hui perdu, en attribuait la paternité à
un certain « Euphronius presbyler ».
Dans le troisième chapitre l'auteur entreprend la critique interne du
Symbole lui-même : le contenu dénote la période immédiatement anté-
rieure au développement du nestorianisme ; la forme est d'un auteur
gaulois très familiarisé avec les écrits de saint Augustin. La thèse des
deux parties originairement distinctes n'en est pas atteinte. Plus impor-
tantes sont les traces du Symbole que M. Burn relève dans les canons
du concile de Tolède en 633, dans les sermons de saint Césaire d'Arles.
dans un traité d'Âvitus de Vienne et chez les écrivains qui se rattachent
au monastère de Lérins. Elles conduisent l'auteur à rapporter l'origine
du Quicumque à quelque moine de ce monastère entre l'an 4'25 et l'an
430.
Gomme recueil d'arguments et de faits le livre de M. Burn est com-
mode. 11 revient, on le voit, à l'icée généralement admise qui rattachait
au diocèse d'Arles et au monde littéraire de Lérins la paternité du Sym-
bole, mais il ne me semble pas avoir établi qu'il n'y ait pas eu primiti-
vement deux résumés dogmatiques qui ne furent réunis que plus tard
sous le nom d'Athanase, le second participant, par cette association
même, à la qualification de Symbole « d'Athanase » qui, à l'origine du
premier, avait été donnée le phis naturellement du monde à un résumé
de la doctrine trinitaire de Nicée.
Le fascicule 4 contient en deux essais connexes le développement d'une
conférence faite par M. F. G. Burkitt, à Oxford, sur les anciennes ver-
sions latines de la Bible. L'auteur les a enrichies de précieuses notes qui
occupent plus de la moitié du volume. Le premier essai fait ressortir
400 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
tout d'abord l'intérêt plus grand que présentent les anciennes versions
latines de la Bible, depuis que les travaux de M. Hort ont réduit la
grande masse des manuscrits grecs à un petit nombre de textes anciens
pouvant faire autorité. Ce que l'on peut appeler les anciens textes occi-
dentaux acquiert une beaucoup plus grande valeur, du moment que l'on
peut y reconnaître un témoignage indépendant, antérieur à la revision du
texte grec opérée par les docteurs d'Antioche. Mais il est inexact de
parler de la vieille version latine. Il faut étudier séparément daus les
manuscrits chaque groupe de livres bibliques; on constate alors qu'il y
a eu des versions partielles et qu'elles ont une histoire très variée. Ainsi
le Livre de Daniel est traduit taniôt d'après le grec des LXX, tantôt
d'après celui de Théodotion; de même le Livre de Job a été traduit, an-
térieurement à la Vulgate, d'après trois originaux grecs différents. Pour
ce qui concerne les Évangiles, l'auteur cherche à caractériser le texte
africain et les textes dits européens. La partie la plus curieuse de cette
étude est développée dans le second essai, où l'auteur montre que le texte
des Evangiles employé par saint Augustin dans la seconde période de sa
vie, et qu'il appelle Vltala, n'est pas un texte antérieur à la version
de saint Jérôme, mais que c'est le texte même de la Vulgate. Il résulte,
en effet, d'une étude attentive du Contra Felicem (de l'an 404) qu'à
cette époque, à Hippone, on lisait les Évangiles dans la version de Jé-
rôme et les Actes des Apôtres dans une vieille version latine. Ce n'est
pas à dire que l'on ne rencontre plus de citations des Évangiles d'après
le texte latin africain, à côté de celles de la Vulgate, même dans les der-
niers écrits de saint Augustin; mais c'est justement ce mélange qui est
curieux. Il n'y a pas pour saint Augustin une version type, Vltala^
mais des versions différentes; autant les Évangiles lui agréent dans
celle de saint Jérôme, autant il préfère conserver des textes antérieurs
pour d'autres livres.
Le travail très intéressant de M. Burkitt pose quelques bons jalons
pour l'histoire des versions latines antérieures à la Vulgate, mais cette
histoire elle-même doit encore être faite.
Jean Réville.
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES
Edwin Sidney Hartland. TheLegend ofPerseus, a study of tradition,
in story, custom and belief. Tome III. Andromeda, Médusa (xxxvii-
225 pages. — In-18, Londres, D. Nutt, 1896).
Le troisième et dernier volume du bel ouvrage de M. Hartland sur la légende
de Persée vient de paraître. Il est consacré aux deux derniers épisodes de la
.( saga » : la délivrance d'Andromède et la victoire du héros sur la Gorgone. M. H.
passe tout d'abord en revue (chap. xvi-xvii) les divers types de contes {màrchen
et de légendes (sagas) où apparaît l'incident de la délivrance par le héros d'une
jeune fille abandonnéeà la férocité d'un monstre ; il étudie spécialement les formes
ibéro-celtiques du conte et montre que, dans la plupart des versions populaires,
c'est grâce à l'intervention d'animaux secourables,et non pas, comme dans la lé-
gende grecque, au moyen d'armes magiques, que le héros réussit dans son en
treprise; il indique que très souvent, et particulièrement dans les contes bas-
ques ou celtiques, le principal rôle est dévolu à un domestique du roi, à un
berger, qui délivre la fille de son maître et devient ensuite son époux. Il exa-
mine les variantes où se mêlent à l'action principale les aventures multiples
du héros dans un monde souterrain et celles où il lui faut échapper aux em-
bûches que lui tend une soeur traîtresse de complicité avec ses ennemis, et rap-
porte certaines versions où c'est en pénétrant dans l'intérieur du monstre qu'il
réussit à le tuer. M. H. insiste sur l'importance que prend, dans la plupart des
formes populaires de ce conte, l'épisode de l'imposteur, souvent un charbonnier,
parfois un seigneur, qui s'attribue le mérite de la victoire, apporte au roi
comme preuve de son exploit les tètes du monstre et se voit confondu par l'appa-
rition du véritable vainqueur, qui a gardé les langues de la bête ou un mor-
ceau du vêtement de la jeune fille, il passe en revue les diverses versions où la
légende s'est transformée sous l'influence des idées chrétiennes en légende pieuse
d'édification (le meilleur exemple en est la légende de saint Georges) et analyse
enfin les types aberrants où un jeune homme a été substitué, dans la tradition,
à une jeune fille et ceux où la jeune fille a réussi à s'affranchir, seule et sans
aide, du péril qui la menaçait.
D'après M. Hartland (ch. xvin), la légende de la délivrance d'Andromède a
pour origine première le ressouvenir de l'abolition des sacrifices humains offerts
aux dieux thériomorphiques. Aussi est-ce une légende qu'on ne peut trouver à
l'état indigène que là où a existé un culte des animaux, impliquant l'offrande
à ces dieux de victimes humaines, et où ce culte a disparu ou bien s'est trans-
402 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
formé; on ne saurait donc s'attendre à en rencontrer des variantes chez les sau-
vages, demeurés à leurprimitif état de sauvagerie. C'était très fréquemment à des
crocodiles ou à d'autres animaux redoutables, habitants des fleuves ou de la mer,
que ces sacrifices étaient offerts; aussi ne faut-il pas s'étonner que dans la plu-
part des cas le dragon soit représenté vivant dans un lac ou sur le rivage de la
mer, et qu'on le conçoive souvent comme le maître jaloux d'une source dont il
se refuse à laisser couler les eaux, à moins qu'on lui livre la victime qu'il ré-
clame. Peut-être même, et certaines cérémonies expiatoires qui ont persisté
dans les traditions populaires tendraient à le faire croire, est-ce au lac, ou au
fleuve ou à la mer, que le sacrifice était offert, et le dieu zoomorphique n'était-il
que la représentation figurée de l'esprit des eaux. Mais ni les rivières ni la mer
n'ont été conçues comme l'habitat exclusif des dragons et des autres monstres
surnaturels, qui demeurent souvent aussi dans les cavernes et les tumuli. C'est
d'ailleurs, d'après M. H., dans les sacrifices offerts aux animaux vivants, aux-
quels un culte était rendu, bien plutôt que dans les offrandes de victimes hu-
maines à leurs images, qu'il faut rechercher l'origine de la légende.
M. H. passe ensuite (chap. xix-xx) à l'examen de l'autre épisode légendaire
dont l'élude fait l'objet de ce volume. C'est un incident qui se retrouve fréquem-
ment dans les contes et les sagas que cette transformation du héros en une sta-
tue de pierre ou de marbre, ou un bloc de rocher, ou tout au moins une lutte,
d'oii il ne sort pas toujours vainqueur, avec un être surnaturel ou un sorcier
doué de ce pouvoir magique. C'est tantôt par la parole qu'il s'exerce, tantôt
par le contact avec un des cheveux de la magicienne, tantôt par un coup dont
elle frappe celui qu'elle veut changer en pierre, tantôt par le regard. Très sou-
vent la transformation en un rocher ou une statue de pierre est le résultat de
la violation d'un tabou, parfois aussi de la vengeance divine, ou d'une malédic-
tion. M. Hartland rattache les diverses légendes qu'il analyse, comme à leur
origine commune, à cette croyance au mauvais œil et à la fascination que de-
puis plusieurs années M. J. Tuchmann étudie si magistralement dans Mè-
lusine.
Dans le dernier chapitre (chap. xxi), il expose les conclusions auxquelles l'ont
amené l'examen comparatif des contes et des sagas qu'il a réunis. Il constate
que, si les divers épisodes qui constituent la légende de Persée se peuvent ren-
contrer isolément dans le monde entier, à l'exception toutefois de l'épisode de la
déUvrance d'Andromède, la légende elle-même, c'est-à-dire l'enchaînement en
un tout défini de ces épisodes, n'a qu'une aire de diffusion limitée, encore
qu'extrêmement vaste; on la retrouve en Europe, en Asie et dans l'Afrique du
Nord. Les versions populaires ne dépendent pas de la légende classique,
elles n'en sont pas des variantes altérées et déformées , certains des traits
qui les caractérisent, l'intervention par exemple des animaux secourables, nous
font remonter à un état de civilisation beaucoup moins avancé et à coup
sûr plus ancien que celui où la « saga » grecque a pris la forme sous laquelle
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 403
elle nous est parvenue. Elle n'a trouvé place dans la littérature classique qu'à une
époque où les Grecs et les Romains étaient parvenus à un degré de culture
très élevé : une sorte de sélection, résultant du développement rapide du goût
artistique en Grèce, a éliminé et fait disparaître les formes les plus grossières
de la légende ; mais des allusions, des traits épars dans les auteurs classiques
nous fournissent la preuve que ces versions moins poétiques et plus brutales
existaient, elles aussi, en Grèce. Presque toutes les variantes populaires que
nous possédons sur ce thème, qu'il s'agisse de contes ou des « sagas », ont
donné place à l'incident capital du gage de vie {life-token), qui ne figure
point dans la version classique, et l'épisode de l'imposteur, qui esl absent, lui
aussi, de la légende de Persée, se retrouve dans la plupart des contes qui ap-
partiennent à ce type.
M. H. a joint à son livre une nouvelle liste d'ouvrages utilisés au cours de
son travail, aussi riche et aussi précieuse pour les folk-loristes que celle qui
accompagnait le premier volume.
II donne en appendice quatre tableaux qui faciliteront beaucoup les recherches :
1° un tableau des versions où apparaissent des animaux secourables ; 2° un
tableau des versions où des armes magiques sont données au héros pour lui
permettre de mener à bien sa difficile entreprise ; 3° un tableau des versions où
intervient l'incident de l'imposteur et où le véritable vainqueur emporte avec
lui, en quittant le lieu du combat, une partie du corps de l'animal ou tout
autre objet qui lui permettra de prouver qu'il est bien celui qui a triomphé du
monstre ; 4° un tableau des versions où, avant de combattre le dragon, le hé-
ros s'endort auprès de la jeune fille; les moyens divers par lesquels elle réus-
sit à l'éveiller sont indiqués. Ces tableaux permettront de grouper et de classer
beaucoup plus aisément les diverses formes sous lesquelles on rencontre la lé-
gende.
Le volume se termine par un index général très copieux et très soigneuse-
ment dressé.
Nous ne voulons point aujourd'hui discuter les conclusions de M. Hartland,
dont nous nous proposons d'examiner en détail dans un prochain article les
diverses théories.
L. Marillier.
G. H. Lamers. Der Wetenschap van den godsdienst. — Utrecht, Breyer
La Hollande est la patrie par excellence des manuels généraux d'histoire des
religions. Quand elle ne fournit pas le manuel, elle en fournit du moins l'au-
teur, comme dans ce Lehrbuch der Religionsgeschichte, dans la collection alle-
mande des Theologische Lehrbiicher de l'éditeur Mohr, qui est l'œuvre du pro-
fesseur d'histoire des religions à Amsterdam, M. Chantepie de la Saussaye.
404 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
C'est que depuis nombre d'années la science de la religion figure sur les
programmes des Facultés de théologie comme l'un des éléments essentiels des
études universitaires, à double titre, soit comme histoire, soit comme philoso-
phie des religions. Les besoins d'un enseignement aussi complexe ont provoqué
les manuels. A côté des ouvrages plus connus en Europe parce qu'ils ont été
rédigés ou traduits en des langues plus répandues que le hollandais, le manuel
de M. Lamers, professeur à l'Université d'Utrecht, mérite d"être signalé. C'est
celui qui a le plus le caractère de « manuel universitaire », c'est-à-dire de
canevas destiné à être complété et développé par l'enseignement oral. L'auteur
lui-même lui a donné comme sous-titre : Leiddraad ten gebndke bij het hooger
onderwijs (fil conducteur pour l'enseignement supérieur).
Plus d'une fois déjà nous avons signalé dans les Chroniques de la Revue les
fascicules de cette publication, à mesure qu'ils nous parvenaient. Ils paraissent,
en effet, dans un Recueil de travaux relatifs à la théologie et à la philosophie
publié par les professeurs Lamers et Cramer (Nieuwe Bijdragen op het gebied
van godgeleerdheid en wijsbegeerte). Ce mode de publication a l'inconvénient
d'entraîner de grandes lenteurs. Le manuel de M. Lamers comprend deux
parties, historique et philosophique. Or le premier fascicule de la partie histo-
rique a paru en 1891, le septième et dernier seulement en 1898. Il est vrai
qu'entre temps les trois premières livraisons de la seconde partie ont également
été livrées au public.
La partie historique ou l'histoire des religions {Geschiedenis dtr godsdîens-
ten), maintenant achevée, constitue un gros volume de 957 pages, terminé
par un index dont il convient de féliciter l'auteur. Il comprend d'abord une
longue introduction destinée à déterminer ce qu'est la religion, ce qu'il faut
entendre par science des religions, quels sont ses rapports avec la théologie et
de quelle manière cette science doit être traitée au point de vue chrétien. L'au-
teur examine ensuite quelles en sont les subdivisions, quel en est le passé, et il
se préoccupe particulièrement de la place qu'elle occupe dans l'enseignement
des Facultés de théologie hollandaises. Un premier chapitre a pour objet la
Religion sans histoire et se subdivise en deux sections: 1° la religion chez les
non-civilisés (Afrique, Amérique, Asie et Australie) ; 2' chez les demi-civilisés
(Finnois, Mexique, Pérou). Le second chapitre est consacré aux religions des
peuples qui sont en dehors de la sphère des purs Sémites ou Indo-Germains;
il comprend trois sections : la Chine, le Japon, l'Egypte. Dans le chapitre troi-
sième, M. Lamers s'occupe des religions des Sémites: Sémites méridionaux
ou arabes, septentrionaux de l'est (religions d'Assyrie et de Babylonie), septen-
trionaux de l'ouest (notamment des Phéniciens, des Philistins, etc.), enfin
l'Islam, Avec le quatrième chapitre commence l'étude des religions des Indo-
Germains, qui sont étudiés dans l'ordre suivant : Indejusqu'à nos jours, Perses,
Letto- Slaves, Celtes, Grecs, Romains et Germains.
L'auteur a laissé de propos délibéré en dehors de ce vaste cadre le Judaïsme
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 405
et le Christianisme. Il n'est pas le seul à avoir pratiqué cette exclusion. Elle
me paraît fâcheuse. L'un des principaux avantages de l'histoire générale des
religions est de nous apprendre que le Judaïsme et le Christianisme ne sont
pas nés et ne se sont pas développés en dehors des conditions générales qui
régissent le développement de toutes les autres manifestations de l'activité
religieuse de l'esprit humain. II est fâcheux, à mon sens, de continuer à leur
faire faire bande à part, quelque opinion que l'on puisse avoir d'ailleurs au
sujet de la supériorité spécifique de ces deux religions. En outre, ni le Ju-
daïsme ni le Christianisme ne se peuvent comprendre si l'on ne tient compte
de l'apport qu'ils ont reçu des autres religions. Assurément le champ ouvert à
l'historien des religions est déjà bien assez vaste sans qu'il se risque encore
sur les terres juives ou chrétiennes. Mais il ne s'agit pas dans un manuel gé-
néral d'histoire religieuse de donner autre chose qu'une esquisse sommaire
de leur développement, en s'arrêtant de préférence aux périodes où l'une et
l'autre de ces deux religions ont été en contact avec des influences religieuses
ou philosophiques venues du dehors. Un manuel de ce genre — il faut bien le
reconnaître — ne peut être dans la plus grande partie de son contenu qu'une
œuvre de seconde ou même de troisième main ; le même homme ne saurait être
spécialiste en tout. Du moment qu'il en est ainsi, on ne voit pas pourquoi il
tiendrait à l'écart les deux religions qui, pour notre évolution religieuse euro-
péenne, sont les plus importantes, à moins que ce ne fût pour des raisons
d'ordre dogmatique qui ne seraient pas à leur place dans un ouvrage scien-
tifique.
Les trois fascicules déjà publiés de la partie philosophique du Manuel traitent
des systèmes de philosophie religieuse modernes, de la religion et des phéno-
mènes religieux, de la psychologie religieuse. Il restera encore à traiter la Mé-
taphysique religieuse. Cette seconde partie est une véritable encyclopédie
religieuse, où l'auteur est amené à toucher à toute sorte de questions morales,
philosophiques, voire même politiques et sociales. Nous ne pouvons pas le
suivre sur ce terrain. Il suffira de dire que l'attachement très sincère pour le
christianisme traditionnel ne l'empêche pas de témoigner d'une grande largeur
d'esprit et qu'il ne se départit jamais du ton de la discussion libre et impar-
tiale.
Jean Réville.
Grutzmacher. Pachomius und das aelteste Klosterleben. — Fribourg,
Mohr; in-8 de 141 pages.
On lira avec intérêt le travail de M. Grutzmacher sur saint Pakhôme et les
origines du monachisme chrétien en Egypte. L'auteur a tiré profit des docu-
ments coptes et arabes mis à la disposition des historiens par M. Amélineau
dans le tome XVII des A nnales du Musée Guimet, et cherche à compléter la
406 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
critique de ces textes telle que l'a donnée le traducteur français. Il admet que
la tradition orale sur la vie et les instructions de saint Pakhôme fut mise par
écrit peu de temps après la mort de ce saint homme, mais que cette rédaction
première fut l'objet de retouches différentes, soit dans le texte copte en dialecte
Ihébain, soit dans le texte arabe, où l'on en retrouve cependant les versions
les plus anciennes.
L'étudedes sources est la partie la plus délicate d'une pareille étude. Elle a été
renouvelée par l'apport des textes égyptiens qui sont évidemment antérieurs
à ceux des historiens grecs et latins et aux Vitae étudiées par les Bollandistes.
M. Grùtzmacher dépend de M. Amélineau dans l'utilisation de ces documents
coptes et arabes ; il opère sur les traductions françaises et non sur les originaux.
Sous réserve des corrections qu'une nouvelle étude de ces originaux pourrait
apportera la traduction existante, la critique exercée par M. G. paraît judi-
cieuse.
Un second chapitre est consacré à la chronologie de la vie de saint Pakhôme.
11 place sa mort en l'an 345, donc en la même année que M. Kriiger avait déjà
proposée (Theal. Littzeitung, 1890, p. 620 sqq.), mais il arrive à ce résultat
par des calculs différents qui ne nous paraissent pas reposer sur des interpréta-
tions bien assurées des concordances entre certains événements de la vie de
saint Athanase et certaines dates de la vie de Théodore, l'un des successeurs
de Pakhôme (cf. pp. 26-29).
Dans les chapitres suivants nous nous trouvons sur un terrain plus solide.
L'auteur y décrit lajeunesse de Pakhôme, reclus auprès d'un temple de Sérapis
avant de devenir chrétien, ermite ou plutôt rattaché à une de ces colonies éphé-
mères d'ermites chrétiens qui se groupaient autour d'un anachorète distingué,
avant de devenir le fondateur de la vie monacale dans une maison commune,
sous la direction d'un chef et d'une règle. Pakhôme fut dès l'abord convaincu de
la supériorité de la vie en commun et consacrée au service les uns des autres
sur l'individualisme anachorétique. Il se trouve être ainsi le véritable ancêtre
du socialisme chrétien. De là pas mal d'opposition à son œuvre de la part du
clergé. Tous les évêques ne furent pas capables, comme saint Athanase, de
comprendre le parti que les chefs des églises pourraient tirer de ces armées spi-
rituelles, casernées dans les monastères.
Un chapitre bien intéressant sur les miracles et les visions de Pakhôme et de
Théodore résume quelques-uns des principaux épisodes que M. Amélineau a
déjà exposés tout au long dans ses publications sur les moines coptes. Un autre
nous fait connaître la théologie, assez pauvre, de ces premiers moines, chez
lesquels l'angélologie, la démonologie, l'eschatologie jouent un rôle tout à fait
prépondérant. Ici encore, comme en décrivant l'organisation delà vie monastique
telle que l'institua Pakhôme, M. Grùtzmacher a utihsé, mais aussi mis au point,
les analogies avec les représentations et les coutumes d'origine égyptienne que
M. Amélineau a relevées avec une grande abondance. Mais il a su se garder
NOTICES HIRLIOGRAIMIIOUES -^O"?
du danger de déduire des ressemblances de détail, accidentelle^, que l'institution
monastique chrétienne elle-même, qui se répandit bientôt dans toute la chré-
tienté, ait été une simple imitation de mœurs et de pratiques égyptiennes.
Jean Réville.
R. Basset. Les Apocryphes éthiopiens : VIL Enseignement de
Jésus-Christ à ses disciples et Prières magiques ; — VIII. Les
Règles attribuées à saint Pakhôme. - (Paris, Librairie de l'Art indé-
pendant; 1896, petit in-8 de 36 et 49 pages).
Deux fascicules nouveaux de la traduction des Apocryphes éthiopiens par
M. René Basset ont paru depuis que nous avons annoncé Les Prières de saint
Cyprien et de Théophile (t. XXXIII, p. 394). Le n° 7 offre moins d'intérêt que
les précédents. Il comprend des textes magiques en grande partie incompréhen-
sibles, et qui doivent être, au moins partiellement, des déformations de formules
plus anciennes auxquelles ceux qui leur ont donné la forme actuelle ne com-
prenaient déjà plus rien eux-mêmes. On ne saurait s'en étonner ; un texte magique
est par nature incompréhensible; quand on le comprend, il cesse d'être magique
et n'opère plus. Rien de plus plat que ces instructions qualifiées d' « enseigne-
ments de Jésus-Christ à ses apôtres ». Une vision de l'enfer, très sommaire et
sans originalité, représente Téiément apocalyptique dans ce texte qui, si Ion
pouvait lui assigner une date, n'aurait d'autre intérêt que de faire voir le degré
prodigieux de niaiserie auquel les chrétiens d'Egypte ou d'Ethiopie ont pu arriver.
Le 8= fascicule nous ramène à ce saint Pakhôme dont nous venons de parler
à propos du livre de M. Grutzmacher. Après avoir résumé d'après cette publica-
tion récente et d'après M. Amélineau la biographie de Pakhôme, M. Basset
traite dans l'Introduction des trois règlements de rédaction et d'ordre différents
qui sont attribués par la version éthiopienne au fondateur du monachisme égyp-
tien et dont sa plaquette contient la traduction. Le premier correspond aux
deux paragraphes de l'Histoire Lausiaque consacrés par Palladius à la vie du
saint et à celle de son disciple Aphthonios. Le second s'accorde, à quelques
modifications près, avec le texte grec publié par Migne et par les Bollandistes.
Le troisième n'a pas de contre-partie dans les rédactions grecque, latine, arabe
ou copte. II contient, outre quelques préceptes, le récit fort original d'une
vision, dans laquelle Pakhôme voit cinq catégories de mauvais moines et cinq de
bons moines, figurées par autant d'espèces animales. Celte troisième règle doit
être la plus récente; l'emploi du mot purement éthiopien mamhèr au lieu
de abbds, semble dénoter qu'elle n'a pas été traduite comme les précédentes
sur un original grec. La première, au contraire, que l'on retrouve chez Palladius,
dans la Vita grecque traduite par Denys le Petit et dans la version arabe de la
Vie de Pakhôme faite sur la rédaction thébaine, semble remonter à un texte
BEVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
copte antérieur; c'est la plus ancienne. M. Basset ne pense pas avec M. Grûlz-
macher qu'elle puisse remonter à Pakhôme lui-même sous la form-e où elle nous
est parvenue, parce qu'elle suppose la connaissance de l'alphabet grec, alors
que Pakhôme ne savait pas le grec. Mais si la rédaction nest pas de lui, il
semble en avoir été tout au moins l'inspirateur.
Il est bien difficile de se prononcer en pareille matière. Cette règle reflète
bien le libéralisme de Pakhôme en fait d'observances, mais l'encadrement du
récit n'est évidemment pas de lui. La règle s'est modifiée, comme le prouvent
les rédactions dilîérentes qui en ont été conservées. Les textes qui nous en don-
nent des versions sont tous postérieurs à Pakhôme, et il est vraisemblable que
le document initial lui-même contenait la règle telle qu'elle était au moment
où il fut écrit plutôt que la règle première. Étant données les dispositions de
Pakhôme, on peut, en effet, se demander si la rédaction d'un règlement n'a pas
été primitivement le simple enregistrement de coutumes ou d'usages introduits
par lui dans la pratique avant d'être formulés en préceptes théoriques.
Jean Rkville.
Robert Falke. Euddha, Mohammed, Christus, P« partie. — Gùtersloh,
Bertelsmann ; in-8 de vi et 211 pages.
M. R. Falke s'est proposé de tracer un parallèle entre les trois fondateurs
des trois plus considérables religions de l'humanité ; cette comparaison du Boud-
dha, de Mohammed et du Christ sera suivie, dans un second volume, d'une
étude comparée sur la valeur même des religions fondées par eux. Le dernier
chapitre du présent livre sert de transition entre les deux parties de l'œuvre,
en donnant un aperçu de l'histoire des trois Églises qui se réclament de ces
grands initiateurs pour propager dans le monde les religions dénommées d'a-
près eux.
L'auteur déclare lui-même qu'il ne présente pas le fruit de recherches scien-
tifiques originales. Dans son exposé du Bouddhisme il s'est inspiré de MM. 01-
denberg, Kôppen,Bastian, Neumann, etc. Il traite de Mohammed et de l'Islam
d'après MM. Sprenger, Weil, von Kremer, Geiger, Pischon et autres. Aussi
bien n'écrit-il pas pour les hommes de science ; il a voulu faire œuvre de vul-
garisation à l'adresse de tous les lecteurs cultivés qui désirent se faire une opi-
nion sur la valeur respective des grandes religions de rhumanité et qui n'ont
pas à leur disposition les éléments d'une appréciation personnelle.
L'entreprise est louable assurément. J'ai déjà mainte fois défendu l'utilité de ces
travaux de vulgarisation pour lesquels les savants de profession témoignent trop
souvent du dédain. Rien n'est, au contraire, plus difficile que de faire de bonne
vulgarisation, et je sais peu de sujets plus dignes de tenter un homme instruit,
ayant quelque esprit philosophique, que la comparaison de ces grands maîtres
NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 409
de l'âme humaine qui ont marqué leur empreinte sur l'humanité plus profondé-
ment qu'aucun philosophe ou qu'aucun homme d'État, Mais encore faut-il ahor-
der un pareil sujet avec toute la liberté de l'esprit philosophique, et non avec
la conviction préconçue qu'il n'y a qu'une seule révélation divine, en Jésus-
Christ. Sinon, au lieu de faire de l'histoire, on est amené nécessairement à
faire de l'apologétique.
Il suffît de jeter un coup d'oeil sur le livre de M. Faike pour constater qu'il
s'est proposé d'écrire une gioridcation du Christ et de la religion chrétienne,
bien plus qu'une étude impartiale sur le Bouddha, Mohammed et Jésus. C'est
son droit, mais c'est aussi le droit de la critique de signaler ce caractère de
son entreprise et d'affirmer que l'autorité d'une enquête dont la conclusion est
ainsi établie par avance s'en trouve singulièrement affaiblie.
En huit chapitres M. Falke étudie successivement : les documents, les don-
nées historiques, les traditions relatives à la naissance et au développement des
trois fondateurs, leurs doctrines et leur activité, leurs relations réciproques,
leur mort, leurs caractères, et enfin les destinées sommaires de leurs trois
églises. Les dernières pages témoignent que pour l'auteur l'avènement de l'em-
pire allemand ne rentre pas moins dans le plan providentiel que la Réforme et
l'incarnation même du Verbe. Le tout est écrit avec verve, d'un style clair, mais
nous n'avons su y reconnaître ni l'esprit critique ni la méthode scientifique.
C'est l'œuvre d'un ardent protestant et d'un bon patriote allemand, plutôt que
d'un véritable historien.
Jean Réville.
REVUE DES PÉRIODIQUES
RELIGION DES PEUPLES JNON-CIYILISÉS ET FOLKLORE
Internationales Archiv fur Ethnographie. Tome VllI, année 1895.
1° D' H. Ten Kate. Beitrage zur Ethnographie der Timorgruppe (2e partie),
pp. 1-15. — Ce mémoire se rapporte aux îles de Florès, de Timor et de Rôti.
La première partie qui a paru dans le tome VII, p. 242, se rapportait à l'île de
Sumba. C'est la description d'une collection ethnographique. Les objets classés
dans le douzième groupe se rapportent à la religion. Ce sont des tombes, des
fétiches ou statuettes grossières, otï'ertes en olTraudes au mort, des fétiches
ityphalliques, protecteurs des récoltes, des vases à olfrandes, des idoles repré-
sentant des génies gardiens du village, des poteaux protecteurs des villages ou
des maisons, surmontés de figures sculptées, de poules ou de coqs, des appa-
reils magiques pour faire pleuvoir, des sortes de dais sacrés en forme de losanges
{Opfersddrm). Jacobsen relie l'usage de ces dais au culte du serpent surnatu-
rel Naga. Il croit ce culte d'origine indienne, Pleyte {Die Schlange in Vulks-
glauben der Indonesier. Globus, t. LV, n°^G et 11). Wilken et Ten Kate, tout
en reconnaissant que le mot de Naga est un mot sanscrit, regardent le culte du
serpent comme un culte indigène dans l'archipel Indien.
2° S. K. KussNEZow. Ueber den Glauben von Jenseits und den TotenkuUus
der Tscheremissen. V' partie, t. VI, 1893, pp. 409-415; 2' partie, t. VllI, 1895,
pp. 18-23. — M. K. donne une description détaillée du séjour souterrain des
morts. Il comprend deux régions distinctes, lune éclairée par une lumière
pareille à une lumière du jour, l'autre où règne une éternelle obscurité. Tandis
que dans le séjour lumineux la vie des âmes est une continuation de la vie
terrestre, qu'elles peuvent s'y livrer à leurs occupations habituelles, au contraire,
dans l'autre séjour, l'obscurité rend toute activité impossible. Cette obscurité ne
s'éclaire qu'à la flamme des cierges qu'allument les parents des morts le jour
delà messe des âmes, ou plutôt qu'ils l'ont bénir le jour où ils offrent aux âmes
de leurs morts un repas funéraire. Les âmes, au moment où elles quittent le
corps, subissent un interrogatoire devant un tribunal où siègent des dieux ou
esprits funéraires, Tamuk-wai, Kjamat, etc. Après cet interrogatoire elles doivent
s'engager sur un mince bâton, (chez les Tatares sur une épée tranchante).
REVUE DES PÉRIODIQUES 411
qui forme une sorte de pont au-dessus d'un abîme profond, au fond duquel se
trouve un chaudron plein de soufre et de poix en ébuUition. (Jeux dont la
conscience est pure subissent l'épreuve sans encombre, mais les mécbants,
étourdis par les vapeurs sulfureuses, tombent iniailliblement dans l'abîme et
bouillissent dans le chaudron jusqu'à ce qu'ils aient expié leurs fautes, lis sont
relégués ensuite dans le séjour sombre. Les Tchérémisses ne considèrent du reste
comme coupables que les actes qui causent à autrui un dommage direct. Les
âmes peuvent en Uberté se promener sur terre pendant la nuit de la Semaine
Sainte à la Pentecôte. Le Kjamat peut du reste accorder de temps à autre à
certaines âmes l'autorisation de revenir voir leurs parents. Les morts reçoivent
un culte qui consiste surtout en offrandes d'ahments. A côté des âmes, les
Tchérémisses reconnaissent l'existence de diverses classes d'esprits : le Hujurscii-
Jumo qui veille sur la vie humaine ; l'ange de la mort, Asyren, qui tue les hommes
à l'heure fixée par Dieu, etc. C'est à l'action des mauvais esprits que sont aitri-
buées le plus souvent les maladies ; parfois aussi elles souL causées par les ma-
lélices de sorciers. Quelle que soit leur origine, elles suiu toujours jusuciables
d'uu traitement magique que M. K.. décrit longuement. Des qu'un liomme a
rendu le dernier soupir, les Tchérémisses éprouvent la plus vive terreur de sa
présence. Le cadavre est considéré comme impur et on évite tout contact inu-
tile avec lui. Autrefois on transportait les morts jusqu'à l'heure de l'enterrement
dans une hutte hors du village.
J, G. RiEDEL. AUe Gebrduche bei Heirathen, Geburt und Sterbefdllen beiden
Toumbuluh. — Stamm in der Minahassa {Nord SeLebes), pp. 89-109. — M. R.
décrit des rites magiques en usage pour éloigner les esprits méchants lors de
la célébration du mariage. 11 publie les prières adressées aux esprits et spé-
cialement aux esprits des ancêtres (^Empanys) afin d'obtenir leur protection
pour les nouveaux époux. Les cérémonies même du mariage consistent essen-
tiellement en repas rituels. Lors de la grossesse, entre le quatrième et le cin-
quième mois, des que la jeune femme « se sent être deux », une nouvelle cérémo-
nie est célébrée qui consiste encore essentiellement en invocations et en prières
adressées aux âmes des ancêtres. Le î;a/taH(lemembredela tribu qui se charge
spécialement, bien qu'il ne soit pas revêtu d'un caractère sacerdotal, de l'ac-
complissement de ces cultes familiaux) invite dés son arrivée les parents a se
boucher les oreilles avec du coton, ahu que ied mauvais esprits n'y puissent pé-
nétrer pendant la durée des cérémonies. Après qu'ont été prononcées les prières,
(M, H. en donne le texte en langue indigène en même temps que la traduction),
on sacrihe un petit poulet sur lequel on a récité des invocations rituelles, et on
recueille son sang dans un bassin. S'il coule en ligue droite l'enlanl sera un
tils ; s'il fait des méandres sur le fond du bassin, ce sera une tille. Four con-
naître la destinée de l'enfant, on consulte le ioie de la victime. Le valian remet
alors a la mère une ceinture et un couteau qui ont joué un rôle dans toute la
cérémonie et dont elle ne doit point se séparer jusqu'au jour de sa délivrance.
412 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Le couteau écarte d'elle les mauvais esprits. M. R. donne, pp. 95-96, la liste des
interdictions diverses auxquelles le père doit se soumettre pendant la durée de
la grossesse de sa femme.- Le mari quitte sa maison durant l'accouchement. Des
formules magiques de protection sont prononcées pendant qu'il a lieu et des of-
frandes faites aux esprits. D'autres formules rituelles sont en usage lors de la
section du cordon ombilical. Pendant le temps qui s'écoule jusqu'au rélablisse-
ment de l'accouchée, des prières sont dites et des cérémonies magiques ac-
complies pour assurer la santé et la vigueur de l'enfant; on consulte sur sa
destinée le foie de poulets rituellement sacrifiés. Une fête religieuse est alors
célébrée où l'on donne un nom à l'enfant, et, si c'est un fils, une nouvelle fêle
a lieu lorsqu'il atteint l'âge de cinq ou six mois. M. R. décrit assez longuement
les rites funéraires en usage dans la tribu qu'il étudie. Dès que la mort est
survenue on construit pour l'âme une petite maison qu'on munit de provisions.
Si l'âme ne trouvait pas tout de suite une demeure, elle pourrait en effet com-
mettre contre les vivants des actes d'hostilité. Dès que cette maisonnette est ter-
minée on quitte la maison du mort. Les guerriers qui rendent visite aux cadavres
ont soin pour éloigner les mauvais esprits de faire du bruit en frappant sur
le sol avec leurs boucliers. Cinq ou neuf jours après l'enterrement, on se rend au
lieu de sépulture, et on s'efforce d'effrayer l'âme par tous les moyens afin qu'elle
se décide à quitter la terre pour l'autre monde et qu'elle n'ose plus errer parmi
les vivants. On offre communément aux guerriers morts des têtes coupées afin
que l'âme de la victime leur tienne compagnie dans l'autre monde. Les céré-
monies funéraires consistant en danses, en offrandes et en prières, qui sont
célébrées au cours du deuil dans la maison du mort, sont également décrites
par M. R. Il indique aussi les rites qui marqueut la fin du deuil; ce sont sur-
tout des rites de purification et en particulier des bains. Lors de la première
récolte de riz qui est l'aile dans le champ d'un mort, on construit une petite
maisonnette dans laquelle on dépose des offrandes.
G. W. W. G. Baron van IIoevell. Einige iveitere Notizen ûber die Formen
der Gôtterverehrung auf den Sùdwester und Sùdoster Inseln, pp. 133-i37. —
M. V. H. donne, à propos d'une statuette provenant du pays des Negari Olihit
(côte sud-ouest de l'île de Jam Denaou ïimor-laut),des renseignements sur les
génies locaux, le culte du soleil et le culte des dieux domestiques dans celte
région de l'archipel Indien. A l'île de Wetter il n'existe, dit-il, ni idole ni culte
des âmes des morts, mais seulement un fétichisme qui coexiste avec l'adoration
d'un être supérieur, Baibe-wavaki, qu'on invoque surtout dans les maladies.
Les fétiches les plus révérés sont une vieille épée et une pointe de lance, (c'est
un morceau de fer météorique) qui passent tous deux pour être tombés du
ciel. M. V. H. publie la légende relative à leur origine. Ges deux fétiches
servent à se procurer de la pluie. Il suffit pour cela de les frotter avec le sang
des victimes qu'on a immolées en leur honneur dans un sacrifice solennel. S'il
pleut trop, on peut arrêter la pluie en les blanchissant avec de la chaux. On
REVUE DES PÉRIODIQUES 413
retrouve dans cette île des traces de la légende si répandue de la conception
surnaturelle d'un dieu.
0. Frankfcrter. Trdume uni ihre Bedeutung nach einem siamesischen
Traumbuch mitgeteilt, pp. 150-153.
D"^ C. Sapper. Die Gebràuche und religiôsen Anschauungen derKekchi-India-
ner (Guatemala) pp. 195-207. — Lesivekchis sont chrétien s, mais ils sont restés
attachés à la plupart de leurs anciennes pratiques et de leurs anciennes croyan-
ces. Le culte du dieu païen Tsultacca a persisté chez eux à côté de celui du
Dieu chrétien. Dans les passages de montagnes où il y a une croix, les Kek-
chis invoquent le Dieu chrétien: dans ceux où il n'y a pas de croix, ils invoquent
Tsultacca. Ils possèdent pour les deux cas des prières rituelles dont M. Sapper
donne le texte et la traduction. Tsultacca est un dieu des bois, des eaux et des
animaux. Il préside en réalité à la vie entière de la nature. C'est à lui qu'on
s'adresse pour obtenir du gibier et aussi pour obtenir de bonnes récoltes de
maïs. Il a sous sa protection tous les travaux agricoles, et c'est lui qui cause
des tremblemen's de terre et les inondations, lui aussi qui est le maître de
l'éclair. Il habite le plus souvent au fond des cavernes et a pour serviteurs les
serpents qu'il emploie à châtier les péchés des hommes. On lui fait des offrandes
de résine de copal qu'on brûle sur de petits autels en son honneur. Son rôle est
beaucoup plus important que celui du Dieu chrétien, auquel il est cependant
subordonné. A côté de leur culte à tous deux existe aussi le culte du soleil. M. S.
donne également des détails sur les voyages de l'âme après la mort. On place
dans les tombes tout un approvisionnement d'objets qui doivent servir à l'àme
le long de sa route vers l'autre monde. Les Indiens ne mettent pas d'aliments
dans la tombe, parce qu'ils croient que les âmes sont dépouillées dans l'autre
vie de leur corps terrestre et qu'en conséquence elles ne prennent plus de nour-
riture terrestre. Ils croient que Tsultacca donne aux morts des aliments, mais
ils ne savent pas en quoi ils consistent. Malgré cette idée, on offre aux morts
dans les maisons des repas funéraires le jour de la Toussaint. Ces Indiens
croient que les âmes doivent refaire tous les voyages que les corps qu'elles
animaient ont fait de leur vivant. Durant ce temps elles sont les sujettes de
Tsultacca. Elles se rendent alors auprès du Dieu chrétien (Kacvua Cruz) pour
expier leurs péchés. Les Indiens considèrent les fautes fqu'iis 'ont commises
comme une sorte d'avance, prise par eux, une sorte de dette qu'ils ont contractée
et qu'il leur faut payer par leur travail personnel. Aussi les âmes abattent-elles
des arbres, travaillent-elles la terre, etc., jusqu'à ce que leurs dettes soient
entièrement acquittées. Elles peuvent alors s'installer sous la véranda et écouter
la musique que les anges font à Dieu dans l'intérieur de la maison avec des
harpes, des violons et des guitares. M. S., entre autres superstitions, rapporte
que les Kekchis plumant bien les petits oiseaux, mais ne les vident point; ils
vident les animaux déplus grande taille; mais après avoir nettoyé les intestins,
ils les mangent dans la conviction que, s'ils jetaient quelq ^ e partie de l'animal
27
414 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
qu'on puisse manger, Tsultacca ne leur accorderait plus de gibier à l'avenir.
M. S. donne aussi quelques détails sur les conceptions et institutions sociales
de ces Indiens. Ils considèrent le mariage comme un contrat de vente. M. S.
publie le texte et la traduction des prières en usage chez les Kekchis à la suite de
son mémoire (pp. 207-215).
1. W XhTER F EVfKES.Provisional lis t of annual cérémonies at Walpi, pp. 215-
236. — M. F. publie le calendrier religieux des Indiens Tusayans de Walpi. Il
indique les cérémonies qui ont lieu à chaque époque de l'année et leurs rela-
tions avec les divers phénomènes astronomiques et météorologiques. Le mémoire
se termine par un index bibliographique de ses publications antérieures où
sont décrites les cérémonies, dont il s'efforce d'établir ici la chronologie
annuelle.
H. Dehnincx. Die Volksanschauung betveffs einiger erratischer Blôche in der
Provinz Hannover, p. 245,
Globus; illustrierte Zeitschrift fur Laender- und Volkerkunde,
vereinigt mit der Zeitschrift « Das Ausland ». 1895, t. LXVII.
Lehmann FiLHES. Islàndischer Hexenspuck im 17. Jahrb., pp. 12-14.
G . M . Pleyte Wzn . Zur Kenntnis der religiosen Anschauungen der
Battaks, pp. 69-72 (c'est la suite d'un mémoire paru dans le Globus, 1891,
t. LX, n°s 19-20). — M. Pleyte publie une légende relative à l'institution du
Parmanuhon. C'est une cérémonie en usage chez les Battaks de la côte
ouest, dont il donne une inscription détaillée. Voici en quoi elle consiste
essentiellement. On met dans une corbeille à riz, au fond de laquelle est placée
une écuelle à riz peinte, une poule à laquelle on a coupé le cou. On l'y laisse
mourir, et on tire des présages de la position qu'occupe l'animal au moment
de sa mort. On a recours au Parmanuhon spécialement pour retrouver des
objets perdus, mais on l'emploie aussi pour savoir si un malade guérira ou si
une guerre aura une issue heureuse.
M. N. VON Stenin. Die Kalmiicken im europdischen Russland, pp. 85-91. —
Ce mémoire contient des détails sur les rites du mariage {einerelne Kaufehe), la
constitution de la famille, les cérémonies en usage lors de la naissance, les
rites funéraires.
D. P. H. Brincker. Zur Pyrolatrie in Sùd-Afrika, pp. 96-97.
M. Sartori. Die Sitte der Alten- und Krankentôtung, pp. 107-111 et 125-130
— M. S. étudie d'abord un premier groupe de causes qui ont pu donner nais-
sance à la coutume de tuer les vieillards et les malades ; la disette, l'encom-
brement produit par ceux des membres de la tribu qui sont devenus incapables
de travailler, le dégoût de la vie. Il examine ensuite l'action des croyances
superstitieuses ; les maladies sont attribuées dans la plupart des cas à l'action
d'un esprit. Aussi le malade est-il un objet de crainte et les gens bien portants
cherchent-ils autant que possible à éviter les contacts avec lui ou à se dé-
barrasser de lui, de manière à empêcher l'esprit qui a causé la maladie de
REVUE DES PÉRIODIQUES 415
produire de nouveaux ravages. C'est ainsi que s'explique la cruauté dont les
sauvages font souvent preuve à l'égard des malades et surtout à l'égard de
ceux qui sont atteints de maladies infectieuses, chez lesquels l'action des mau-
vais esprits se manifeste plus clairement. Le motif qui fait mettre à mort le
vieillard ou le malade dont on n'espère plus la guérison, est souvent aussi le
désir d'abréger ses souffrances et en même temps de permettre à l'àme de se
rendre au séjour des morts qu'elle habitera désormais avant d'être encore tout
à fait affaiblie. C'est une coutume fréquente de manger ceux qu'on a tués dans
de telles circonstances au lieu de les enterrer. On est ainsi à l'abri de la
vengeance possible de leurs âmes, en se les incorporant à soi-même, et en
même temps on bénéficie de leur force vitale qui réside, suivant les croyances
habituelles, dans les parties molles. M. S. termine son mémoire en décrivant
le cérémonial en usage dans ces meurtres rituels et en indiquant l'évolution
qu'a subie cette coutume et les survivances qu'on en peut encore retrouver,
A. H.PosT. Ueber die Sitte, nach xoelcher Verlobte und Ehegattenihre gegen-
seitigen Venoandteii meiden, pp. 174-177.
Th. AcHELis. Die Stellung Tangaloa's in devpolynesischen Mythologie, pp. 229-
231, 249-251, 270-272. — iM. A. cherche à déterminer quelle est la place que
doit occuper Tangaloa dans les généalogies divines de la Polynésie. Il étudie
son rôle comme démiurge et retrace les conceptions diverses qu'on s'est faites de
sa nature dans les différents archipels.
D. P. H. Brincker. Heidnisch-religiôse Sitten der Bantu, speciell der Ova-
Herero und Ova-Mbo, p. 289. — M. B. décrit les mutilations d'origine reli-
gieuse que l'on retrouve chez les peuples Banfcou. Les Ova-Héréro taillent dans
les incisives supérieures un V renversé; les Ova-Mbo, un V dans les incisives
inférieures. Il décrit aussi des cérémonies d'expiation en usage lorsqu'on a tué
un homme ou un lion, et celles qui sont accomplies au moment d'une entrée en
campagne.
D'C. SjEFFE^is. Negeraberglaube 4k den Sùdstaaten der Union, pp. 321-322.
— Superstitions relatives à diverses animaux et pratiques qui impliquent la
croyance à la magie sympathique.
K. VON DEN Steinen. Die Sdiamakako-Indianer, pp. 325-330. — Superstitions
relatives aux maladies, (elles sont engendrées par de mauvais esprits); traite-
ment magique des maladies ; tabous alimentaires ; rites funéraires et pratiques
en usage pendant le deuil.
K. Rhamm. Der heidnische Gottesdienst der finnischen Stammes, pp. 341-350
et 361-368. — Étude sur les cultes finnois d'après l'ouvrage de Julius Krohn :
Suomen suvun pakanallinen jumalan palvehis (1894) . — Renseignements
abondants sur les sanctuaires et les bois sacrés, les idoles, les cultes domes-
tiques, les chants et formules magiques, les sacrifices et en particulier les
sacrifices humains.
R. R. Kaindl. Die Seele und ihr Aufenthaltsort nach dem Tude im Volksglau-
416 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
ben der Rutenen und Huzulen, pp. 357-361. — Très important article sur la
conception que les Ruthènes et les Houzoules se font de l'àme, sur son
voyage vers l'autre monde, sur les aliments qu'on dépose pour elle dans la
tombe, sur les provisions qu'on lui confie pour les membres de la famille morts
plus anciennement, sur la forme animale qu'elle revêt parfois et les offrandes
qu'on lui fait. L'auteur donne de nombreux détails sur la destinée des âmes
méchantes, condamnées à errer sur la terre, sans pouvoir trouver un lieu de
repos, pendant une certaine période de temps, et sur le vampirisme; les Hou-
zoules ont une tendance à croire que c'est à eux seuls, aux paysans, que Dieu
a réservé son paradis ; cette croyance trouve son expresssion dans la légende
des Trois frères que publie M. K. en même temps que le très beau récit du
voyage d'une âme vers le ciel. Cet article renferme aussi des renseignements
sur l'idée que se font les Ruthènes et les Houzoules du ciel et de l'enfer, (pour
les Houzoules, il y a deux enfers, un enfer brûlant et un enfer glacé pour ceux
qui ont violé les règles du jeûne), jet sur les croyances relatives aux étoiles et
aux liens étroits qui unissent leurs destinées à celles des hommes.
Cons.Grube. Die Indianer des Chanehamayo (P^rou), pp. 44-46. — L'auteur
constate chez eux l'existence du culte du soleil. Ils croient à l'immortalité de
l'âme et pense que l'âme du père survit chez ses enfants. Renseignements som-
maires sur leurs fêtes religieuses.
— Bemalte TotenscJiddel aus Oberôsterrelch und Salzburg, pp. 90-91.
W.voN BuLow. Samoanische Sag'en, pp. 139-141, 157-159 et 365-368. — Lé-
gendes relatives à la création de l'homme, àla création des porcs, à la disposition
des volcans et à l'atténuation de la violence des tremblements de terre aux îles
Samoa, à l'abolition de la coutume de manger de la chair humaine par le roi
Mahetoa,au dieu de la guerre, Nafanua, au lieu de réunion des âmes des morts,
au culte de Mahetoa pour le hibou, à la grande sécheresse (c'est un mythe ana-
logue aux mythes diluviens), etc. Dans le troisième article, il y a un bon résumé
(pp. 366-367) des principales conceptions religieuses des Samoans.
Krahmek . Schddelamulette und die Trépanation der Schàdel in Russland in
alten Zeitcn, pp. 172-174.
W. Deecke. Geologische Sagen und Legenden, pp. 197-199 et 221-224. —
Travail intéressant sur les interprétations mythiques qu'ont ordonnées des prin-
cipaux phénomènes géologiques les traditions des divers peuples.
D, P. H. Brincker. Das Zaubergift derBantu, pp. 210-211.
Igdchi. Wenig bekannte japanische Hochzeitbraiiche, pp. 270-272.
H. Seidfx. Die Ephe-Neger, pp. 328-332. — Exposé rapide, et en grande partie
d'après l'ouvrage classique d'Ellis : The Ewe-Speaking peoples ofthe Slave Coast
of West-Africa, des croyances religieuses des populations noires de la Côte des
Esclaves. Le panthéon èphè : Mawu, le démiurge; Khebiaso, dieu du tonnerre
et de l'éclair; Legba, dieu de l'amour sensuel; Sapaian, dieu des feuilles; Dso,
dieu du feu ;Anyi-ewo, dieu de l'arc-en-ciel; Aisan, dieu des marchés, des places
REVUE DES PÉRIODIQUES 417
des tours et des portes; Hoho, dieu protecteur des jumeaux; les dieux locaux
et les dieux des tribus {tribal gods). M. Seidel donne de noaibreux détails sur
le culte de Legba. II parle aussi assez longuement du dieu serpent Danhgbi et
de son culte.
E, ScHMiDT. Die Nairs der Malabar-Kiiste, pp. 341-348. — Renseignements
sur les coutumes en usage lors du mariage, pendant la grossesse, à la naissance,
sur les rites funéraires, sur la constitution de la famille.
F. Tetzner. Die Litauer in Ostpreussen, pp. 368-371. — Note sur la survi-
vance dans les superstitions et les coutumes populaires des Lithuaniens d'au-
jourd'hui de leurs anciennes croyances païennes.
Folk-lore. A quarterly Review^ of myth, tradition, institution
and custom. Tome VI, 1895.
A. J. Evans. The Rollright stones and their Folk-lore, Y>p. 6-51. —M. Evans,
après avoir décrit les monuments mégalithiques de Rollright (Oxfordshire),
passe en revue les diverseslégendesquis'y sont attachées. Les pierres dressées,
disposées en cercles sur le sommet de la colline, sont regardées comme l'armée
d'un roi, qui a été changé en pierre avec ses compagnons par une sorcière qui
se transforma elle-même en sureau; le grand menhir situé en dehors du cercle
et qu'on appelle King's stone, c'est le roi lui-même. Lorsqu'on coupe un mor-
ceau de ce sureau magique le soir de la Saint-Jean, il saigne, et le roi remue
la tête, parce que le charme qui le tient captif est momentanément rompu.
M. E. rappelle à ce propos les superstitions diverses qui s'attachent, dans les
traditions germaniques, au sureau qui était considéré anciennement comme un
arbre dieu.
Toutes les nuits les fées dansent autour de la pierre du roi; la possession
d'un éclat de cette pierre porte chance, mais il est dangereux de frapper soi-
même ces blocs de rochers ou de les malmener de quelque manière. Tout l'em-
placement qu'ils occupent est du reste considéré comme sacré. Toutes les nuits
la pierre du roi et celles qui forment un dolmen, connu sous le ;nom des Whis-
pering Knights, descendent de la colline pour aller boire à une source voisine,
et, à minuit, les pierres disposées en cercle redeviennent pour un instant des
hommes et dansent dans les airs en se prenant par la main. On ne peut réussir
à les compter, alors même qu'elles sont plantées dans le sol et immobiles. La
table du dolmen des Whispering Knights a été, suivant une tradition, descen-
due dans la vallée pour faire un pont sur un ruisseau, mais chaque nuit elle
quittait le ruisseau et on la retrouvait au matin dans la prairie. On se décida à la
reporter à la place qu'elle occupait autrefois. Ce dolmen est doué d'un pouvoir
prophétique et les jeunes filles viennent le consulter. M. E. rapproche ces di-
verses légendes des légendes parallèles qu'on retrouve en plusieurs pays et en
particulier des légendes celtiques et germaniques. Il estime que les monuments
mégalithiques sont essentiellement des monuments funéraires, et qu'ils doivent
leur caractère sacré à ce qu'on les a considérés comme les demeures ou
418 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
même les incarnations des âmes des morts. Les pierres disposées en cercle re-
présenteraient et incarneraient les victimes humaines immolées au mort en-
seveli dans le. dolmen. M. E. explique le nom que portent les mégalithes et les
deux villages voisins: Roioldrich,Rollright, en ramenant ce nom à Rolandrych,
c'est-à-dire le domaine ou le royaume de Roland. Il rapproche ces monuments
des colonnes de Roland (Rolandfidule) qu'on trouve dans une partie de l'Al-
lemao-ne du Nord et en particulier dans la Basse-Saxe et la marche de Bran-
debourg. Ce nom de Roland a été attaché par les Saxons d'Angleterre à ce
vieux monument celtique qui leur paraissait ressembler aux grossières images
de pierre des anciens dieux germaniques, que la conquête franque et l'intro-
duction du christianisme avaient transformées en colonnes de Roland, c'est-à-
dire en colonnes portant l'effigie d'un chevalier tenant une épée nue, et qui
étaient le symbole des villes libres dépendant directement de l'empereur. Les
mêmes superstitions s'attachent du reste à ces monuments qu'aux mégalithes
de l'Oxfordshire.
T. Watters. Some Corean Customs and Notions^ pp. 82-84. — M. W. rapporte
certaines superstitions coréennes relatives aux moyens de se préserver des dou-
leurs dans les jambes, (passer le 14 et le 15 du l^"" mois de chaque année trois
ponts de Séoul à la suite; ce so'it trois ponts particuliers), et à ceux de prolon-
ger et d'assurer sa vie contre tout risque de mort pendant dix ans, en fabriquant
de petites images de paille que l'on habille, où l'on enferme autant de pièces de
cuivre que l'intéressé a d'années et qu'on abandonne sur la voie publique; mais
pour pouvoir recourir à ce moyen, il faut être né sous l'étoile « Jen >> ou « Man « ;
ces images doivent être faites le 14 du 1"" mois de l'année. La petite vérole est
attribuée à l'action d'un démon malfaisant. Quand un enfant meurt de la petite
vérole, son corps enveloppé de paille est attaché au mur de la ville ou à un
arbre; on pense qu'il y a chance que l'esprit qui l'a abandonné y rentre et le
ranime. M. W. donne aussi des détails sur les présages que tirent les Coréens de
l'aspect qu'offre la lune le 15 du l*"" mois. C'est le jour spécialement consacré
au culte des ancêtres; au repas rituel qui a lieu ce jour-là, le plus jeune membre
de la famille doit boire le premier, cela le préserve pour un an des maux d'o-
reilles. L'auteur passe enfin en revue les croyances relatives aux diseurs de
bonne aventure, aux chiromanciens, aux exorcistes et aux sorciers.
Ilotes sur la religion populaire, les coutumes et le folk-lore de l'Inde septen-
trionale réimprimées desNorth Indian Notes and Queries (pp. 95-lOi, 207-212,
407-411.
W. WoLLASTON Groome. Suffolft Leechcruft (pp. 117-127). — Recueils de re-
cettes médicales magiques en usage dans le comté de Suffolk. Il convient de
relever le traitement de la hernie qui consiste à faire passer l'enfant qui en est at-
teint à travers un jeune frêne qu'on a fendu en deux, et le transfert à un ani-
mal, à un chat par exemple, de la maladie dont on souffre; la cure du goitre
par l'application rejetée de la main d'un mort, et tout un ensemble de pratiques
REVUE DES PÉRIODIQUES 419
qui se rapportent à la magie sympathique. M. G. donne aussi quelques détails
sur la sorcellerie et sur les présages de mort.
A. E. Crawley. Taboos of commensality , pp. 130-144. — Étude sur les règles
qui interdisent chez les peuples non civilisés, à des personnes de catégories
différentes, de participer aux mêmes aliments. Le principe de tous les « tabous»
sociaux, c'est l'idée que toutes les propriétés dangereuses ou déplaisantes qui
appartiennent à un être que l'on redoute, que l'on méprise ou que l'on a en dégoût,
peuvent vous être communiquées par simple contact avec lui. Les sauvages
ne veulent point goûter aux aliments que les Européens ont touchés; il est inter-
dit aux hommes des classes inférieures de manger dans un vase qui a servi aux
chefs; on ne peut, à Samoa, prendre aucune nourriture dans une maison où
il y a un cadavre, les non-initiés ne peuvent boire à la même coupe que les
sorciers; d'une façon très générale, les chefs se cachent pour manger et pour
boire, ils mettent aussi leurs aliments et leurs breuvages à l'abri des contacts
impurs et des maléfices dangereux. C'est la même raison qui fait prononcer
des incantations magiques sur ce que l'on doit manger avant de commencer un
repas.
R. C. Macla.ga>-. Notes on folklore objets collected in Argyleshire, pp. 144-
161. — Superstitions relatives à l'envoûtement (Corp c/ire ou Corp chreadh,
corps d'argile ou cadavre); survivances des cultes agricoles (cornwaiden, esprit
du blé); charmes pour se préserver du mauvais œil (snaim ou amulette à trois
nœuds); divination au moyen des omoplates de mouton; emploi des bas ou des
grains de blé placés sous la tête pour provoquer les rêves; recettes magiques
pour guérir le mal de dents et faire tenir les vaches tranquilles, tandis qu'on les
trait; divination au moyen de la jarretière, etc.
Rev. m. Mac Phail, Traditions, customs and superstitions of the Lewis,
pp. 162-170. — Traditions relatives à la formation des Hébrides. C'est un morceau
de la terre de France que les Northmen ont emmené avec eux en Scandinavie,
attaché à leurs vaisseaux avec un câble fait de chanvre, de laine, de cuir et do
cheveux de femme. Mais les tempêtes détachèrent de cette île flottante un
premier fragment, c'est l'Irlande, et le reste s'émietta pour former l'archipel des
Hébrides, l'île Lewis et les îles adjacentes. Sacrifice d'un mouton ou d'une
chèvre au bord de la mer pour obtenir bonne pèche, (le sang de la victime
était versé dans la mer) ; libations d'ale, brassée par les femmes, au dieu
marin Shoni pour obtenir de lui que la mer soit libérale en goémon d'épave
(on invoque saint Brianuilt dans le même but); divination au moyen d'une
omoplate de mouton; traitement de l'épilepsie et des maladies du bétail par le
sacrifice d'un coq noir; recette magique pour guérir le mal de dents; super-
stitions relatives aux fées; coutumes funéraires; le poui du ciel et les animaux
qui le défendent, etc.
W. H. D. RoijsE. Notes from Syria, pp. 172-175. — Les arbres sacrés et
le culte (les arbres; les cairns; le mauvais œil; recettes magiques pour guérir
420 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
les morsures des scorpions, recettes contre la stérilité ; usage de l'exorcisme
coQtre les maladies.
J. P. Lewis. Folk-lore from North Ceylon, pp. 176-185. — Superstitions
relatives aux charmes et à la sorcellerie.
W. E. T. Morgan, pp. 202-204. — Incantations en usage dans le Shropshire
pour la guérison des blessures et des maladies.
Miss G. M. Godden. The sacred marriage, pp. 225-234. — Addition à un mé-
moire de l'auteur publie dans le tome IV de Folk-lore, p. 142, et qui a trait aux
rites religieux où était célébré le mariage d'un dieu avec un arbre et aux cou-
tumes nuptiales où trouvait aussi place ce mariage du fiancé ou de la fiancée
avec un arbre ou une plante.
J. E. CnOMBiE. Shoe-throwing at Werfdmg'S, pp. 258-281. — L'auteur explique
la coutume de jeter de vieilles chaussures aux mariés le jour des noces par le
désir de leur donner à ce moment grave de leur vie un surcroît de force et de
vitalité; un peu de la vie de ceux qui ont porté les chaussures reste attaché à
ces chaussures et se communique aux mariés. C'est un exemple de plus du
caractère contagieux qui appartient à toutes les qualités dont est doué un être
et en particulier à sa force ou à sa faiblesse. La chaussure a avec la vie de
celui qui la porte, avec sa force, une liaison particulièrement étroite, d'après
les croyances populaires.
Charles J. Billson. Folks-songs compiised in the Finnish jKaZeua/a. pp. 317-
352.
W. A. Craioië. Donald Ban and the Bocan, pp. 353-358. — Très curieuse
histoire de lutin.
The witch-burning at Clonmel, pp. 373-384. — - Compte rendu détaillé du
procès criminel intenté à plusieurs paysans du comté de Tipperary qui avaient
en mars 1895 torturé et mis à mort la femme Bridget Cleary qu'ils accusaient
d'être une sorcière ou qu'ils considéraient plutôt comme un changelin substitué
par les fées à la véritable Bridget Cleary.
L. Marillier,
CHRONIQUE
FRANCE
Enseignement de l'histoire des religions à Paris. Nous avons déjà
reproduit dans notre précédente Chroniquele programme des conférences qui se
tiennent, pendant l'année 1896-1897, à la Section des Sciences religieuses de
l'École des Hautes-Études. Nous complétons ces indications en notant sur les
programmes des autres établissements d'enseignement supérieur les cours et
conférences auxquels l'histoire religieuse est directement ou indirectement in-
téressée :
I. Au Collège de France : i° Le cours déjà mentionné de M. Albert Réville
sur l'Islamisme.
— 2° M. Jacques Flach étudie les Coutumes et les Institutions des peuples
de rOcéanie.
— 3° M. Gagnât étudie la Topographie antique de la ville de Rome et com-
mente les principales inscriptions romaines découvertes depuis deux ans en
France et à l'étranger.
— 4° M. Foucart explique les Inscriptions grecques relatives aux premiers
Ptolémées et les inscriptions les plus importantes pour l'histoire d'Athènes au
rv° siècle.
— 5° M. Clermont-Ganneau explique les Inscriptions araméennes de Syrie
et d'Arabie, en particulier les inscriptions nabatéennes, et étudie divers monu-
ments sémitiques récemment découverts.
— 6° M. Maspero continue l'étude des Textes relatifs à l'ancienne religion de
l'Egypte et l'Histoire des plus anciennes dynasties égyptiennes.
— 1° M. Philippe Berger explique les Livres de Samuel et traite de l'état de la
Palestine avant la conquête hébraïque.
— 8° M. Barbier de Meynard étudie la Poésie arabe des deux premiers siècles
de l'hégire et commente le Livre des Chansons (Aghany).
— 9° M. Rubens Duval fait l'histoire de la Littérature syriaque et explique
le poème de Jacques de Saroug sur Alexandre le Grand.
— 10' M. Sylvain Lévi expose la Théologie des Bràhmanas et explique les
Jâtakas.
— 11° M. Maurice Croiset étudie le Mouvement des idées dans la littérature
grecque, païenne et chrétienne, depuis Lucien jusqu'à Philostrate.
— 12° M. Paul Tannery étudie les Fragments des poésies orphiques.
422 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
— 13° M. Thamin expose l'histoire de la philosophie morale en France au
xix" siècle et étudie le Traité de Morale de Malebranche.
— 14° M. Gaston Paris étudie le Cycle de Guillaume d'Orange.
— 15° M. A. Chuquet explique le Nibelungenlied.
IL A la Faculté des Lettres :
— 1° M. Brochard expose la Philosophie de Platon.
— 2° M. Boutroux trdÀle de Pascal.
— 3° M. Collignon étudie Olympie, les monuments et les fêtes.
— 4° M. y. Henry explique des textes védiques.
— 5" M. Lafaye explique la « Consolation à Helvia » de Sénèque.
III. A la Faculté de théologie protestante :
— 1° M. Ménégoz traite de l'histoire de la Dogmatique et explique l'Epître
de Jacques.
— 2° Mi Sabatier étudie l'Enseignement de Jésus et explique les Discours de
Jésus.
— 3° M. Ad. Lods fait l'histoire de la Religion d'Israël à partir du Prophé-
tisme et explique le Deutéronome.
— 4° M. Stapfer donne l'Introduction aux Épîtres de saint Paul.
— 5° M. Bonet-Maury expose l'Histoire de l'Église au xvii^ siècle et l'His-
toire de l'Église grégorienne d'Arménie,
— 6° M. Samuel Berger enseigne l'Histoire de l'Église dans les trois premiers
siècles.
— 7° M. Jean Réville expose l'Histoire de la littérature chrétienne depuis le
commencement du ive siècle et explique des textes relatifs au Montanisme.
— 8" M. Allier traite du Problème religieux au xix« siècle.
IV. A la Section des Sciences historiques et philologiques de V École des Hautes-
Études :
— 1» M. Roy étudie les principales règles monastiques du moyen âge.
■ — 2° M. Sylvain Lévi explique les lois de Manou.
— 3" M. A. Meillet explique des textes tirés de l'Avesta,
— 4° Le P. Scheil étudie la nouvelle inscription de Nabonide et explique des
textes juridiques et rehgieux inédits de Abbou-Habba et de Tellohi
— 5" M. Clei'mont-G anneau étudie les Antiquités orientales dé la Palestine,
de la Phénicie et de la Syrie, ainsi que l'Archéologie hébraïque»
Publications récentes. Le cinquième A^inuaire de la Section des Sciences
historiques et philologiques de l'École pratique des Hautes-Études, pour 1897,
a été publié au commencement de novembre. En dehors des renseignements
CHRONIQUE 423
sur l'activité passée et présente de la Section, il contient une très intéressante
étude de M. G, Maspero intitulée : Comment Alexandre devint dieu en Egypte,
et une notice bibiographique sur M. Joseph Derenbourg par M. A. Carrière.
M. Maspero montre comment les descriptions de la visite faite par Alexandre
le Grand à Zeus-Amon dans l'oasis Libyenne, telles qu'elles nous sont rappor-
tées d'après des témoins oculaires, s'accordent avec le cérémonial égyptien et
semblent par conséquent être bien authentiques. Il rappelle par des exemples
qu'il ne pouvait y avoir de rois légitimes en Egypte que s'ils étaient membres
de la famille solaire, fils directs ou indirects d'Amon-Rà. Comme Alexandre, aux
yeux des prêtres d'Amon, devait être reconnu comme roi légitime, puisqu'il
était incontestablement le maître de l'Egypte, il devait donc appartenir d'une
façon quelconque à la famille solaire. L'origine hellénique d'Oiympias n'était
pas un obstacle à ce qu'Amon pût s'unir à elle; « le fait seul qu'Alexandre sié-
geait sur le trône de l'Horus des vivants était pour les prêtres une preuve suffi-
sante que cette union avait eu lieu et que le fils putatif de Philippe et d'Olym-
pias était en réalité le fils d'Olympias et d'Amon ». Alexandre devint donc
dieu en Egypte naturellement et sans effort, par le seul jeu des institutions et
par la seule vertu des croyances particulières au pays.
La notice de M. Carrière sur Joseph Derenbourg que nous venons de signaler
nous apprend que l'éminent talmudiste avait déjà conçu sur les bancs de l'Uni-
versité le projet de publier un traité de ce Saadia Gaon qu'il considérait comme
le père de la science juive. Ce ne fut qu'à la fin de sa longue et laborieuse car-
rière qu'il put réaliser ce projet de jeunesse, en entreprenant avec le concours
de plusieurs orientalistes une édition complète des œuvres du savant exégète
et commentateur du x^ siècle. Nous avons signalé en 1893 l'apparition du pre-
mier et du sixième volume des Œuvres complètes de R, Saadia ben Josef al-
Fayyoumi (t. XXVIII, p. 226 sq.). La suite de cette vaste publication parut un in-
stant menacée quand la mort enleva Joseph Derenbourg avant qu'il eut pu mener
l'entreprise à bon terme. Mais les collaborateurs qui lui avaient promis leur
concours n'ont pas abandonné l'œuvre après la disparition du maître qui en
avait été l'inspirateur. Une commission réunie en novembre 1895 à Paris, sous
la présidence de M. Zadoc Kahn, grand rabbin du Consistoire central, décida
de confier à M. Hartwig Derenbourg, professeur à l'École des Langues orien-
tiales et directeur-adjoint à l'École des Hautes-Études, le soin de présider aux
destinées de cette grande édition. Le fils achèvera ce que le père avait si bien
commencé. MM. Mayer Lambert et Broydé, anciens élèves de l'École des
Hautes-Études, lui prêtent un concours actif. MM. Wilhelm Bâcher, Moïse Bloch,
J. M. Bondi, S. Fraenkel, J. Guttmann, A. Harkavy collaboreront à l'œuvre
dans la mesure des engagements déjà pris. Dès maintenant le troisième volume
a été publié chez l'éditeur Leroux. Il est l'œuvre de MM. Hartwig Derenbourg
424 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
et Mayer Lambert et contient la Version arabe d'Isaeî, accompagnée d'une tra-
duction française.
La Bibliothèque de vulgarisation du Musée Guimet s'est enrichie d'un très
intéressant volume de M. Emile Senart : Les Castes dans l'Inde. Les Faits et le
Système (Paris, Leroux; in-12 de xxu et de 257 p.). C'est la réimpression des
études qui ont été justement remarquées dans la Revue des Deux-Mondes.
M, Senart y a ajouté un Avant-Propos dans lequel il rattache l'histoire des
castes de l'Inde telle qu'il la comprend aux idées générales qu'il professe sur le
développement de la civilisation et de la religion dans l'Inde. La différence entre
les conclusions de M. Senart et celles qui ont, ou plutôt qui avaient générale-
ment cours, est résumée par lui-même en ces termes :
« Quelle est en raccourci la manière courante, je dis chez les mieux informés »
d'en envisager les destinées (i. e. des castes)? L'existence n'en est pas men-
tionnée dans les hymnes védiques; elles n'étaient donc pas à l'époque où ils
furent composés. La littérature des bràhmanas en montre les commencements.
Après eux, les souvenirs de la légende épique ont gardé la trace contemporaine
des modifications successives qui des quatre castes primitives ont dérivé l'état
que constatent et consacrent les Livres des lois. C'est par des transformations
ultérieures, par le relâchement des règles anciennes, que s'explique enfin l'écart
qui s'accuse entre le témoignage des livres et l'aspect actuel du régime.
« J'arrive, pour ma part, à des conclusions singulièrement différentes, Si je
vois juste, les castes n'ont jamais existé exactement telles qu'elles nous sont
présentées dans les Dharmaçàstras, pas plus aux époques plus récentes que dans
la période à laquelle correspondent les hymnes; aucune preuve, en revanche,
ne nous force à admettre qu'elles n'aient pas existé dès les temps védiques,
quoique dans une phase sans doute moins avancée de leur histoire... Entre les
Hymnes et les Livres de lois, elles ont pu prendre d'elles-mêmes une con-
science plus nette, développer logiquement certaines conséquences de leurs prin-
cipes générateurs; elles n'ont pas été créées de toutes pièces. Ce qui est nou-
veau, entre les deux époques, c'est l'achèvement du système brahmanique qui,
jusque dans le présent, domine théoriquement tout l'édifice de l'hindouisme »
(p. Vl-Vlil).
Pour M. Senart, la caste s'est, dans ses diverses dégradations, substituée
lentement au régime familial dont elle est l'héritière. Comme aucune constitu-
tion politique centralisatrice ne s'est dégagée, la classe sacerdotale, la seule
qui ait un solide esprit de corps, use de son pouvoir moral pour affermir et
étendre ses privilèges et pour étabUr, sous sa suprématie, une sorte d'ordre et
de cohésion, en généralisant et codifiant l'état de fait en un système idéal
qu'elle s'efforce de faire passer en loi. La caste se présente ainsi comme le prolon-
gement normal des antiques institutions aryennes se modelant à travers les vi-
CHRONIQUE 425
cissitudes que leur préparaient les conditions et le milieu dans Tlnde (voir
t. XXIX de cette Revue, p. 59 à 63, le résumé des idées de M. Senart par
M. Barth dans le dernier Bulletin des religions de Vlnde).
M. Edmond Stapfer, professeur à la Faculté de théologie protestante de
Paris, a publié chez Fischbacher, le second volume de l'ouvrage intitulé : Jésus-
Christ, sa personne, son autorité, son œuvre. Nous avons déjà consacré un ar-
ticle au premier volume qui traite de a Jésus-Christ avant son ministère » (voir
t. XXXII, p. 330 etsuiv.). Depuis lors ce premier volume a été traduit en an-
glais et pubhé simultanément en Angleterre et en Amérique. Le volume que
nous annonçons ici est intitulé : Jésus-Christ pendant so7i ministère (in-12 de
XXXV et 352 p.). Un de nos collaborateurs en donnera prochainement une
analyse détaillée. Le troisième volume ayant pour objet la mort et la résur-
rection de Jésus-Christ est en préparation.
Les anciens élèves et les amis de M. Gabriel Monod lui ont dédié, à l'occasion
de son élection à la présidence de la Section des Sciences historiques et philo-
logiques de l'École pratique des Hautes-Études, un Recueil d'études d'histoire
du moyen âge (Cerf et Alcan; gr. in-8 de 463 p.) renfermant un grand nombre
de mémoires qui attestent la fécondité de son enseignement. L'histoire reli-
gieuse est intéressée aux suivants : Des immunités commerciales accordées
aux églises du vir au ix<= siècle, par Imbart de la Tour; Principes du pape
Nicolas P'' sur les rapports des deux puissances, par M, Roy; La Pologne et le
Saint-Siège du x® au xmo siècle, par M.Faèî'c; La messe grecque de saint Denys
au moyen âge, par M. Omont; Un nouveau récit de l'invention des patriarches
Abraham, Isaac et Jacob à Hébron, par M. Kohler; Le traité des reliques de
Guibert de Nogent et les commencements de la critique historique du moyen
âge, par M. Lefranc; Les échevinages ruraux aux xii^ et xiiie siècles dans les
possessions des églises de Reims, par M. P. Thirion; Les prédications populaires,
les Lollards et le soulèvement des travailleurs anglais en 1381, par M. Petit-
Dutaillis ; Un auteur de projets de croisades, Antoine Marini, par M. Jorga.
L'histoire religieuse à l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres. — Séance du 4 septembre : M. Clermont-Ganneau fait une étude
critique sur des textes arabes relatifs à une ville de la Décapole, Gadara, com-
parés avec des textes de Pline le Jeune.
— Séances des 11, 18 et 25 septembre : M. Clermont-Ganneau fait des com-
munications d'ordre géographique sur des fiefs, des apanages, des châteaux
forts de Croisés en Terre sainte et sur diverses localités où se déroulèrent les
luttes des Croisés avec les Musulmans.
426 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
— Séance du 2 octobre : M. Clermont-danneau entrelient l'Académie de la
patrie du prophète Élie.
M. Oppert présente une reproduction chromo-lithographique du manuscrit
du Vatican n» 3773, contenant un rituel Nahua. Cette magnifique reproduction,
due à la générosité du duc de Loubat, est d'autant plus utile que celle de 1840,
faite par Aglio pour Lord Kingsborough, ne donne pas les pages dans l'ordre
régulier, ainsi que l'établit M. del Paso y Troncoso, directeur du Musée de
Mexico, dans une des brochures qui accompagnent la reproduction récente.
— Séance du 9 octobre : M. Mûntz étudie les illustrations de la légende de
Virgile au moyen âge par des artistes travaillant en France à la fin du moyen
âge et dans les premiers temps de la Renaissance. L'amour malheureux de
Virgile pour la fille de l'empereur de Rome est rapproché par eux de la légende
d'après laquelle Aristole servit de monture à la belle Gompaspe. Et les artistes
qui illustrèrent les « Triomphes » de Pétrarque ont représenté Virgile, ainsi ac-
coutré, au nombre des victimes de l'amour dans leurs compositions sur les triom-
phes de Cupidon, quoique Pétrarque ne l'eût fait figurer que parmi les chantres
de l'amour. La même légende a été reproduite par des sculpteurs sur des édifices
religieux et sur des tombeaux. Ou la trouve même sur le frontispice des OEuvres
complètes de Virgile dans une édition parisienne de 1529.
M. Pau^Meyer* communique une notice de feu M. Hauréau sur quelques doc-
teurs en théologie qui adressèrent une supplique à Philippe le Bel.
M. Oppert montre que les dates des éponymes annuels de Ninive, telles
qu'il les a calculées, s'accordent seules avec la chronologie biblique. L'assas-
sinat de Sennachérib par ses fils est du mois de janvier' 680 avant J.-C. ; l'abdi-
cation de son successeur Assar-Adon est du mois de mai 668.
— Séance du 16 octobre : M. Delisle communique une lettre de M. l'abbé
Urseau annonçant la découverte de la tombe d'un évêque d'Angers au xii" siècle,
Ulger. On y a trouvé la crosse, le sceau et l'anneau en or de l'évêque, le tout
muni d'inscriptions.
— Séance du 30 octobre : M. de Vogiié communique diverses inscriptions :
1" Une inscription nabatéenne de Pétra relative à des fondations pieuses ins-
crites dans un registre spécial (maisons, jardins, etc.). Elles étaient placées sous
la protection des dieux locaux : Dutara, Moutebah, Harisha. Cette inscription
n'était connue jusqu'à présent que par une transcription défectueuse, —
2oLa traduction d'une inscription syriaque trouvée sur la porte d'un baptistère
chrétien du vi» siècle par M. Waddington et par M. de Vogué dans les ruines
de Delhes, à une journée d'Alep. — 3" Diverses inscriptions grecques recueil-
lies parle P. Julliendans le Liban; l'une est dédiée au dieu Hadaranes par une
vierge qui s'était privée de pain pendant vingt ans; une autre est dédiée à Ju-
piter Alexitychaeos = qui préserve des accidents.
— Séance du 6 novembre : M. Alexandre Bertrand lit une étude sur les
Druides et le druidisme. 11 cherche d'abord à établir que les superstitions at-
CHRONIQUE 427
tribuées aux Druides sont antérieures à leur arrivée dans les Gaules. Elles
sont en grande partie étrangères à leurs doctrines ; ils ont dû les subir. Le drui-
disme représente le groupement de forces intellectuelles et morales au sein de
la barbarie, analogue aux abbayes irlandaises des v° et vi" siècles ou aux hima-
series du Thibet. L'influence des communautés druidiques fut diminuée par
l'invasion des tribus guerrières du groupe Kimro-Belge.
— Séance du 13 novembre (séance publique annuelle). M. H. Wallon, secré-
taire perpétuel, lit une Notice historique sur la vie et les travaux de M. Abel
Bergaigne, membre de l'Académie.
Parmiles sujets mis au concours nous relevons les suivants : A.Prix ordinaire
pour 1899 : Étudier les vieilles épopées grecques autres que V Iliade et l'Odys-
sée, particulièrement celles qui ont pu fournir des sujets, des incidents et des
personnages à la tragédie. Rechercher ce que les poètes tragiques ont em-
prunté à ces poèmes et comment ils ont modifié les données qu'ils y trouvèrent.
— B. Pria? Bordin pour 1899 : 1° Iconographie des vertus et des vices dans
l'Europe latine antérieurement à la Renaissance. — 2° Rechercher les sources
de la Légende dorée de Jacques de Voragine.
Le sujet suivant, déjà proposé pour le prix Bordin de 1896, est prorogé à
l'année 1899 : Études sur les vies des saints traduites du grec en latin jus-
qu'au x« siècle.
— Séance du 4 décembre : MM. Salomon Reinach et Giry sont nommés
membres de l'Académie. — M. D. Gomparetti est élu correspondant étranger.
A la séance publique annuelle des cinq Académies, le 24 octobre, M. G. Lar-
roumet, délégué de l'Académie des Beaux-Arts, a lu une communication inti-
tulée : Au théâtre de Bacchus, où il a exposé les résultats des travaux de
M. Doerpfeld, directeur de l'Institut archéologique allemand d'Athènes, sur
l'organisation matérielle du théâtre grec et signalé les principales différences
entre cette organisation telle que la révèle le théâtre de Bacchus du m" siècle
après Jésus-Christ, déblayé parles soins de la Société archéologique d'Athènes,
et celle du théâtre à l'époque classique. M. Larroumet a commencé par rap-
peler comment le théâtre d'Athènes était une partie essentielle du culte de
Bacchus.
M. Dieulafoy, délégué de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a lu
une étude sur le Prophétisme, ses origines et sa nature. Distinguant les esprits
éminents qui sont la gloire du prophétisme (Osée, Amos, etc.), des modestes
représentants de l'armée prophétique, M. Dieulafoy montre que ces derniers,
tout comme le roi Saùl, présentent tous les caractères des désordres nerveux
que l'on étudie aujourd'hui sous le nom de « Grande Hystérie ». « Durant leurs
accès d'ivresse mystique, les initiés parcouraient le pays en longue file, en
corde, pour employer l'expression biblique, hurlant, sautant, gesticulant en-
428 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
semble au son des cithares, des flûtes, des cymbales et des tambourins, pré-
disant l'avenir, devinant les pensées secrètes, parlant au nom de Dieu quand
une illumination subite leur révélait sa volonté. Dans cet état ils s'exprimaient en
une sorte de vers paraboliques et, si l'on en juge par les morceaux parvenus
jusqu'à nous, il semble que leurs chants composés d'après des règles presque
invariables alternaient et se répondaient, analogues à la strophe et à l'anti-
strophe des lyriques grecs. Outre l'agitation fébrile et le besoin de vociférer,
outre l'exaltation religieuse et poétique, outre la véhémence et l'éloquence
même des discours et le désir irrésistible de prêcher et d'annoncer l'avenir,
l'inspiration prophétique avait pour caractères distinclifs l'éclat des yeux, les con-
vulsions du visage et des membres allant chez certains, au dire de la Bible,
jusqu'à l'apparence de la folie et, dans l'ordre moral, la malédiction des plaisirs
innocents, l'horreur de la parure et des vêtements aux couleurs vives ». Après
avoir expUqué les origines et les caractères distinctifs de ce prophétisme par
les données de la pathologie moderne des maladies nerveuses, M. Dieulafoy
allègue l'exactitude même de certains détails fournis par la Bible pour confir-
mer l'authenticité de passages dont la critique sacrée a contesté l'antiquité et
la fidélité.
Nous nous bornons ici à rendre compte de ce mémoire sans entrer dans la
discussion des idées émises.
ALLEMAGNE
A. Dieterich. Die Grabschrift des Aberkios (Leipzig, Teubner, in-8 de 35 p.).
Nous avons déjà signalé la controverse entre M. l'abbé Duchesne et M. A. Har-
nack, au sujet de cette inscription d'Abercius que le premier tient pour chré-
tienne, le second pour païenne (t. XXXIII, p. Ui). M. Dieterich vient à la
rescousse pour appuyer, en la corrigeant, l'explication de M. Ficker reprise par
M. Harnack. Pour lui, Abercius était membre d'une confrérie du culte d'Atys ;
il fut délégué à Rome pour assister au mariage entre la pierre noire symboli-
sant le dieu Elagabal et la Juno Caelestis de Carthage, que l'empereur Hélioga-
bal fit célébrer avec pompe. L'inscription rappelle son voyage à Rome à cette
occasion et les expressions auxquelles on a attribué un caractère nettement
chrétien ou bien sont mal lues ou bien s'appliquent au culte d'Atys, La repro-
duction de cette inscription dans la Vie de saint Abercius dénoterait alors que
la légende du saint se forma autour de l'inscription mal interprétée, au lieu que
la légende puisse éclairer l'origine de l'inscriplion. La controverse prend ainsi
des proportions beaucoup plus générales. Il ne s'agit plus seulement d'un
épisode de la vie d'un saint, mais d'un exemple très caractéristique éclairant,
d'une part, les analogies que Je langage mystique païen du ni» siècle présente
avec la terminologie chrétienne, d'autre part, les origines des légendes de saints.
Elle mérite à tous égards d'attirer l'attention des historiens de la religion.
CHRONIQUE 429
Philonis Alexandrini opéra quae supersunt edidenint L. Cohn et P. Wend-
land, t. I (Berlin, Reimer; in-8 de cxiii et 298 p.). L'édition depuis long-
temps attendue des OEuvres de Philon par MM. Cohn etWendlanda commencé
de paraître. Le premier volume est dû à M. Cohn. Elle comprend le traité De
opifLcio mundi, les livres I-III Legum Allegoriarum, les traités De Cherubim,
De sacrificiis Abelis et Caini, Quod deterius potiori insidiari soleat. L'ordre suivi
est donc le même que dans Tédition Mangey, quoique les recherches modernes,
notamment celles de M. Massebieau, aient définitivement établi que cet ordre
n'est pas historique. Les éditeurs ont sans doute obéi à des raisons de nature
pratique.
L'éditeur Teubner a mis en vente le tome VI des Œuvres de Josèphe publiées
par M. S, A. Naber (in-8 de li et 374 p. ; prix, 4 m.). La grande édition entre-
prise par M. Naber est ainsi achevée.
M. N. Bonwetsch a publié dans les Abhandlungen de la Société royale des
Sciences de Gôttingen (nouvelle série, I, 3) et à part, chez Weidmann, à
Berlin, une traduction allemande du Livre d'Hénoch slave dont MM. Charles
et MorBU, d'Oxford, ont fait paraître une traduction anglaise que notre colla-
borateur, M. Ad. Lods, étudie plus haut. 11 donne séparément les deux recen-
sions slaves, assez différentes l'une de l'autre.
ANGLETERRE
M. J. Rendel Harris a publié chez Clay, à Londres : Fragments of the corri'
mentary of Ephrem Syrus upon the Diatessaron (in-8 de vu et 101 p.). Avec
la patience et l'érudition auxquelles il nous a de longue date habitués, l'auteur
a réuni dans ce volume une série de fragments du commentaire original
d'Ephrem sur le Diatessaron, qui ne subsiste plus que dans une version armé-
nienne. Le grand intérêt de ce travail, c'est qu'il permet de retrouver dans les
fragments du commentaire quelques passages authentiques du Diatessaron lui-
même.
— Le tome IV des Studia biblica et ecclesiastica, publiés à la Clarendon
Press par des membres de l'Université d'Oxford, renferme une série de mé-
moires très intéressants : !<> Une conférence de M. Hicks, S. Paul and Helle-
nism, où il affirme plus qu'il ne prouve que la méthode suivie par l'apôtre est
tout à fait hellénique; — 2° Un travail de M. Ramsay, The Galatia of S. Paul
28
430 REVUE DE L*HISTOIRE DES RELIGIONS
and the Galatic territory of Acts, où l'auteur développe avec beaucoup de con-
victioa la thèse énoncée jadis par M. Perrot que les Galates de saint Paul sont
les chrétiens de la Lycaonie et de la Pisidie, parce que les limites variables de
la province romaine de Galatie ont compris parfois ces territoires; — 3° Une
étude de M. Conybeare sur des manuscrits arméniens des ActaPilati; — 4° Une
longue étude de M. Watson, The style and language of S. Cyprian.
J.R.
TABLE DES MATIERES
DU TOME TRENTE-QUATRIÈME
ARTICLES DE FOND
Pages.
Les inscriptions chinoises de Bodh-Gayâ, par M, E. Chavannes. ... 1
Le christianisme et le paganisme dans l'Histoire ecclésiastique de Bède
le Vénérable, par M. I. Knappert 59, 145 et 296
La symbolique des religions anciennes et modernes. Leurs rapports avec
la civilisation, par M. Louis Mênard 174
Le pied du Buddha, par M. L, Feer • 202
La religion et les origines du droit pénal (ler article), par M. M, Mauss . 269
Le Buddhisme dans son plein développement d'après les Vinayas, par
M. W. Wassilieff. 318
MÉLANGES ET DOCUMENTS
Bulletin archéologique de la Religion romaine (année 1895), par M . A. Au-
dollent 326
REVUE DES LIVRES
T^. Achelis. Ueber Mythologie und Quitus von Haw^aii (M. L. MariUier). 86
jR. Heim. Incantamenta magica graeca, latina (M. A, Quentin) .... 90
H. Jacobi. Jaina Sûtras (M. Sylvain Lévi) . 95
E. Maass. Orpheus (M. P. Macler) 98
Kuno Meyer et A. Nuit. The voyage of Bran (M. L. MariUier) .... 101
B. Steinmetz. Endokannibalismus (M. JL. MariUier) 113
CaUinici De vila S. Hypatii liber (M. J. RéviUe) 116
G. Kroll et P. Viéreck. Hermippus. De astrologia dialogus {M.J. Réville). 116
R. Brinkmann. Alexandri Lycopolitani contra Manichaei opiniones dis-
putatio (M. J. Révîlle) 117
L.-J.-B. Bérenger-Féraud . Superstitions et survivances (M, L. MariUier) 119
A. Menzies. U'isiory oï rdigion {M. Gobletd'Alviella) 207
J. Halévy. Recherchés bibliques (M. E. Montet) 213
432 BEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Pages.
G. de Blonay. La. déesse hnàdhique Tirai (M. P,Oltramare) 217
H. J. Holtzmann. Lehrbuch der neutestamentlichen Théologie (M. J. Ré-
ville) 222
L. Malnory. Saint Césaire d'Arles (M. J. Réville) ........ 230
H. Ch. Lea. History of auricular confession and indulgences (M. E. Montet). 232
H. K. Carrol. Religions forces of Ihe United States (M. E. Coquerel) . . 238
Brede Christensen. Egypternes forestellinger om livet efter doeden (M. A.
Aall) 246
A. Lincke. Die neuesten Rûbezahlforschungen (M. L. Marillier) . , . 246
P. Wendland. Die Therapeuten (M. J. Réville) 248
G. Kriiger. Washeisst Dogmengeschichte?Die Entstehung des neuen Tes-
tamentes (M. J. Réville) 249
A. Maury. Croyances et légendes du moyen âge (M. L. Marillier) . . 365
H. C. Warren. Buddhism in translations (M. L. Finot) 377
A. Dillmann. Handbuch der alttestamentlichen Théologie (M. C. Piepen-
bring) 380
L. Bensly et James. The fourth book of Ezra (M. A. Lods) 385
H. Willrich. Juden and Griechen vorder MaccabaischenErhebung(M. E.
Montet) 389
W. R. Morfill et R. H. Charles. The book of the Secrets of Enoch (M. A .
Lods) 391
C. H. Gwilliam, F. G. Burkitt et J. F. Stennig. Biblical and patristic
relies of the Palestinian Syriac literature (M. J.-B. Chabot) .... 395
A. E. Burn. The Athanasian Creed and its early commentaries (M. J. Réville). 397
P. C. Burkitt. The old Latin and the Itala (M. J. Réville) 399
E. S. Hartland. The Legend of Perseus, t. III (L. Marillier) . .r . . 401
G. H. Lamers. De Wetenschap van den godsdienst (M. J. Réville) . . 403
Grûtzmacher. Pachomius und das àlteste KIosterleben (M. J. Réville). . 405
R. Basset. Apocryphes éthiopiens, fasc. VII et VIII (M. J. Réville) . . 407
R. Falke. Buddha, Mohammed, Christus (I" partie) (M. J. Réville) . . 408
REVUE DES PÉRIODIQUES
I. Périodiques relatifs ad christianisme antique (fin) (analysés par M. J. Réville),
Les inscriptions chrétiennes de l'Asie Mineure (F. Gumont) 133
Les anciens évêchés de la Grèce (L. Duchesne) 135
Les missions chrétiennes au sud de l'empire romain (L. Duchesne) . . 135
La tradition sur le dernier repas de Jésus (H, Joachim) 135
« Le miracle de la pluie » de la colonne de Marc-Aurèle (Th. Mommsen). 135
Les manuscrits arméniens de la Chronique d'Eusèbe (Th. Mommsen). . 135
Chrêstftinoi-Christianoi (J. Blass) , 136
TABLE DES MATIÈRES 433
Pages.
Les députations des Juifs d'Alexandrie auprès de Claude (U. Wilcken) . 136
Le christianisme à Lyon avant Constantin (Hirschfeld) 136
Sur le titre de aTpaxousBàpxriî (Mommsen et Harnack) 136
Tertullien dans la littérature chrétienne ancienne (Harnack) 137
Un écrit chrétien inédit en dialecte copte (Interrogations adressées par les
disciples au Seigneur) (Schmidt) 137
Claudien était-il chrétien? (E. Arens) 137
Relations de Basile le Grand avec les Occidentaux (V. Ernst) .... 138
Lettre épiscopale du vi^ siècle relative à rorganisation des églises mon-
lanistes (A. Jùlicher) 138
L'interprète de Pierre (A. Link) 138
Étude du manuscrit latin des Actes (F. Blasz) 138
Passio Pionii{0. v. Gebhardt). — Martyre de Codratus (Schmidt). — Mar-
tyre de S. Sabin (J. van den Gheyn) 139
Sur le Codex Pamphili et la date d'EuthSlius (F. C. Conybeare) . . , 139
n. Périodiques relatifs aux religions des peuples non civilisés et au
FOLK-LORE (suite et fin) (analysés par M. L. Mar illier).
Sur les conjurations en usage dans les maladies (M. Bartels) .... 121
La sorcellerie et les superstitions en Thuringe (M. Lehmann-Filhès) . . 122
Les nixes dans les légendes silésiennes (K. Weinhold) 122
Sur les conjurations en usage contre les maladies en Suède (B. Kahle) . 123
La procession du Bélier dans le Pusterthal (K. Weinhold) 123
Les procédés magiques pour s'emparer des nixes et des fées (L. Frankel) 123
Formules magiques recueillies à Handschuhsheim (0. Heilig) .... 124
Le soleil, la lune et les étoiles comme symboles de la beauté (S. Prato) . 124
La sorcellerie et les superstitions en Styrie (K. Réitérer) 124
La légende et le culte de saint Ulrich (K. Weinhold) 124
Variante tzigane de la légende de la déhvrance d'Andromède (R. v. Sowa). 125
Coutumes de mariage et croyances diverses des Croates de Murakôz
(F. Gônczi) 125
Sur la propagation des contes populaires (W. W. Newell) 125
Coutumes funéraires et croyances relatives aux morts des paysans d'Ir-
lande (F. D. Bergen) 125
L'interprétation du folk-lore (J. W. Powell) 126
L'âme d'après les Iroquois (J. N. D. Hewitt) • . 126
Le folk-lore mexicain d'après Sahagun (Z. Nuttall) 126
Le folk-lore Kwapa (J. Owen Dorsey) 127
Légendes tusayannes relatives à la destruction des monstres (J. W.
Fewkes) 127
Légendes des Maliscets (E. Jack) 127
434 BEVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Pages.
La fête du Chien blanc chez les Onondaga (W. M. Beauchamp). ... 128
Fêtes et danses des Mahawks (W. M. Beauchamp) 128
Les études relatives au folk-lore (W. W. Newell) 128
L'autel des prêtres de la Flûte à Oraibi (J. W. Fewkes) 128
La danse des serpents à Walpi en 1895 (J. W. Fewkes) 128
Le folk-lore de Terre-Neuve (G. Patterson) 128
Les croyances relatives à la pailie et son rôle dans les rites (J. O'Nell) . 128
Les diseuses de bonne aventure en Amérique (H. Carrington Bolton) . . 129
Revue des articles relatifs aux Indiens 129
Objets religieux, fétiches et idoles de Timor, Flores et Rôti (H. Ten Kale). 410
Croyances des Tchérémisses relatives au séjour des âmes et culte qu'ils
rendent aux morts (S. K. Kussnezow) 410
Coutumes en usage lors du mariage, de la naissance et de la mort chez
iesToiimbuluh de Célèbes (J. G. Riedel) 411
Cultes et pratiques magiques de Tlmor-laut et de Wetter (V. Hœvell). . 412
L'interprétation des rêves au Siam (0. Frankfurter) 413
Coutumes et conceptions religieuses des Kekchis du Guatemala (C. Sapper). 413
Calendrier religieux de Walpi (J. W.Fewkes) 414
Superstitions relatives à des blocs erratiques dans le Hanovre (H. Dehning). 414
Légendes de sorcières islandaises (Lehmann-Filhés) 414
La divination chez les Battaks et la légende relative à son institution
(C. M. Pleyte Wzn) 414
Coutumes des Kalmouks de la Russie d'Europe (V. Stenin) 414
La pyrolalrie dans l'Afrique australe (D. P. H. Brincker) 414
La coutume de tuer les malades et les vieillards (Sartori) 414
Sur les coutumes qui obligent les fiancés et les époux à éviter la pré-
sence de leurs beaux-parents (A. H. Post) 415
Coutumes religieuses des Bantous (D. H. P. Brincker) 415
Superstitions des nègres des États du Sud (C. StefTers) ^ 415
Rites, coutumes et superstitions des Indiens Schamakoko (v. den Steinen) . 415
Les culies païens des Finnois (K. Rhamm) 415
Croyances des Houzoules et des Ruthènes relatives à la destinée et au sé-
jour des âmes (H. R. Kaindl) 415
Les Indiens de Chanchamayo (Pérou) (Grube) 416
Têtes de morts peintes en Haute-Autriche et dans le pays de Salzbourg . 416
Légendes de Samoa (v. Bulow) 416
Les os du crâne employés comme amulettes (Krahmer) 416
Interprétations mythiques des événements géologiques (V. Deecke) . . 416
Le poison magique des Bantous (D. P. H. Brincker) 416
Coutumes de mariage du Japon (Iguchi) 416
Croyances religieuses des Ephé. (H. Seidel) 416
Les Naïrs de la côte de Malabar (E. Schmidt) . 417
TABLE DES MATIERES 435
Pages.
Coutumes populaires et superstitions des Lithuaniens (F. Tetzner) . . . 417
Légendes attachées aux mégalithes de Roll-right (A. J. Evans) .... 41 7
Coutumes et superstitions de la Corée (T. Watters) 418
La médecine populaire dans le comté de Suffolk (N. Wollaslon Groome) . 418
Les tabous de commensalité (A. E. Crawley) 419
Procédés de divination, recettes magiques et survivances des cultes agri-
coles dans l'Argyleshire (R. C. Maclagan) 419
Traditions, coutumes et superstitions des îles Lewis (M. Mac Pharl) . . 419
Le culte des arbres, le mauvais œil, la médecine populaire et les recettes
magiques en Syrie {W. H. D. Rouse) 419
La sorcellerie à Ceylan (J. P. Lewis) 420
La médecine populaire dans le Shrapshire (W. E. T. Morgan) .... 420
Mariage symbolique avec un arbre ou une plante (G. M. Godden) . . . 420
Sur l'usage de jeter de vieilles chaussures aux mariés le jour des noces (J.
E. Crombie) 420
Chants populaires contenus dans le Kalevala (Ch. J. Billson) .... 420
Une légende celtique de lutin (W. A. Craigie) 420
La sorcière brûlée vive à Clonmel en 1895 420
in. Mythologie slave (analyse faite par A. Dirr).
Les éléments aryens et sémites dans les coutumes, les rites, les croyan-
ces et les cultes des Slaves (A. Framintsyn) 129
IV. Périodiques relatifs ad jddaisme postbiblique (analyses
par M. Israël Lévi).
Les sectes juives mentionnées dans la Mischna de Berakhot et de Me-
guilla (J. Lehmann) 251
Les prêtres et le culte dans les dernières années du temple de Jérusalem
(Buchler) 251
Origine et histoire de la lecture du Schéma et des formules de bénédic-
tion qui l'accompagnent (Blau) 252
Critique de la tradition qui fait descendre Hillel du roi David (I. Lévi) . 252
Contributions à l'histoire des Juifs en Egypte (M. Schreiner) .... 253
La randonnée du chevreau mangé par le chat, mordu par le chien, elc .
(G. A. Kohut) 253
M. Joseph Derenbourg (W. Bâcher) 253
Sur la fête de Hanouca ou des Macchabées (S. Krauss) 253
Romances espagnoles importées en Turquie par les Juifs (A. Danon). . 253
L'origine et la date du Schemonè-Esré (I. Lévi) 253
Sur les sources de Josèphe (Buchler) 254
436 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS
Pages.
Origine du nom de la ville de Bari (I, Lévi) 254
Version hébraïque de l'Ecclésiastique (I. Lévi) 254
Examen antique du Midrasch Bereschit Rabba (J. Theodor) 254
Sur les sectes juives auxquelles Saadia attribue la croyance à la métem-
psychose (S. Poznanski) 254
Additions et rectifications au texte arabe du « Guide des égarés » (H. Hirsch-
feld) . 255
Le Targoum fragmentaire du Pentateuque (J. Bassfieund) 255
Rituel de prières hébraïques de la Bibliothèque de Trêves (J. Bassfreund) . 255
Rituel des Israélites Yéménites (A. Kohut) 255
Origine essénienne de l'Apocalypse d'Abraham (K. Kohler) 255
Commentaire critique du Targoum des prophètes (M. Adier) .... 256
Les Garaïtes d'après Kirkisani (W. Bâcher) 25G
Emmanuel de Rome et Peire de Corbiac (G. Sacerdote) 256
Études de théologie rabbinique (Conception rabbinique de la Tora) (S.
Schechter) 256
Méconnaissance mutuelle du christianisme et du judaïsme (C. G. Monte-
fiore) 256
Collation de la version arménienne du Testament des fils de Jacob avec le
texte grec (F. C. Conybeare) 256
L'influence du Pentateuque sur l'Avesta (J, Halévy) 256
Chroniques, par MM. Jean Réville et Léon Marillier.
Enseignement de l'histoire des religions : à Paris, p. 258 et 421.
Généralités : H. Galiment, Divinités à attitude orientale, p. 140; Malvert,
Science et religion, p. 142; Goblet d'Alviella, Au xxrn« siècle avant
notre ère, p. 144; Blondel, Exigences de la pensée contemporaine en
matière d'apologétique, p. 263,
Christianisme, Généralités : La France chrétienne dans l'histoire, p. 141;
Concours de la Société de La Haye pour la défense de la religion chré-
tienne, p. 267.
Christianisme ancien : Araélineau, PisLis Sophia, p. 140; C. Holzhey, Der
neuentdeckte Codex Sinaïticus, p. 143; Gevaert, Mélopée antique dans
le chant de l'Église latine, p. 144; Le Blant, Inscriptions trouvées à
Sofia, p. 264; G. Mercati, Fragments retrouvés des Hexaples d'Ori-
gène, p. 267; Stapfer, Jésus-Christ, p. 425; Dieterich, L'inscription
d'Abercius, p. 428: Rendel Harris, Commentaire d'Ephrem sur le Dia-
tessaron, p. 429; Studia biblica et ecclesiastica, t. IV, p. 429
Christianisme au moyen âge : Imbart de La Tour, Paroisses rurales de
l'ancienne France, p. 141; Picavet, Roscelin, p. 259; Société pour
l'étude delà Scolastique médiévale, p. 260; Chabot, Livre de la Chas-
TABLE DES MATIÈRES 437
teté, de Jesusdenah, p. 261; Mas Latrie, Évêché latin à Cérines,
p. 264; Études dédiées à G. Monod, p, 425; Clermont-Ganneau, Fiefs
et châteaux des Croisés, p. 425; Hauréau, Supplique à Philippe le
Bel, p. 426; Urseau, Tombe d'Ulger, évêque d'Angers, p. 426.
Histoire de la Réformalion : Doumergue, Calvin, p. 141.
Christianisme moderne : Levesque, États d'Oraison de Bossuet, p. 262 ;
Blondel, Christianisme de Descartes, p. 262.
Juda:isme : D. H. Muller, Règles de la poésie des prophètes, p. 142; A.
Mez, La Bible de Josèphe, p. 142; Joseph Derenbourg, OEuvres de
Saadia Gaon, p. 423; Clermont-Ganneau, Gadara, p. 425, et patrie
d'Élie, p. 426; Dieulafoy, Prophétisme, p. 427: Cohn, OEuvres de
Philon, t. I, p. 429; Naber, Josèphe, p. 429; Bonvyretsch, Hénoch
slave, p. 429.
Islamisme : Ed. Montet, Sourate de Joseph, p. 143.
Religion assyro-babylonienne : Oppert, Trésorerie du temple du Soleil à
Sippara, p. 264; Scheil, Khodor-Laomer dans des lettres de Ham-
mourabi, p, 266; Heuzey, Antiques monuments chaldéens donnés au
Musée du Louvre, p. 266; Oppert, Chronologie assyrienne, p. 426.
Autres religions sémitiques : Clermont-Ganneau, Inscriptions de Palmyre
(dieu Bol), p. 265; de Vogué, Inscriptions nabatéennes, p. 426.
Religions de l'Egypte : Souries, Topographie de l'ancienne Alexandrie,
p. 265; Maspero, Gomment Alexandre devint dieu en Egypte, p. 423.
Religions de la Grèce et de Rome : Mourlot, L'Augustalité dans l'Empire
romain, p. 141; Th. Reinach, Sacrifices humains en Grèce, p. 264;
Héron de Villefosse, Inscription (Saluti generis humani), p. 266; Lar-
roumet, Théâtre de Bacchus, p. 427.
Religion gauloise : C. Jullian, L'Hercule gaulois dans l'empire de Pos-
tume, p. 265; Bertrand, Druidisme, p. 426.
Religions de Vlnde : De la Vallée Poussin, Pancakrama, p. 143; Senart,
Castes dans l'Inde, p. 424; Wallon, Notice sur Abel Bergaigne, p. 427.
Religions de l'Amérique : Oppert, Rituel Nahua, p. 426.
folk-Lore : Goldziher et Landberg, Le moine Barsîsa, p. 144; Muntz,
Légende de Virgile au moyen âge, p. 426.
liouvelles diverses : Cérémonie en l'honneur d'Ernest Renan à Tréguier,
p. 260 ; Concours de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
p. 427.
438 REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS
ERRATUM
Page 124, ligne 33, au lieu de Weinhald, lire Weinhold.
P. 128, 1. 16, au lieu de Waater Fowkes, lire Walter Fewkes.
P. 133, 1. 7, au lieu de Friglav, lire Triglav.
— 1. 12, au lieu de Sbiatovit, lire Sviatovit.
— I. 17, au lieu de Isitsa, lire Tsitsa.
— I. 19, au lieu de notrouti, lire poronouti.
— 1. 31, au lieu de les, lire ces.
P. 136, \. i, au lieu de Chrestianio-Ghristinaoi, lire Chrêstiaaoi-Chrislianoi.
P. 138, 1. 2, au lieu de mir, lire mil.
Le Gérant : Ernest Lerodx.
ANGKRS, IMP. DE A. BUl'.DIN, RUE GARNIER, 4.
nuinu î^èlct. AUb z « 19(9
BL Revue de l'histoire des
3 religions
R4
t. 33-34
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY