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REVUE
DE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE COMPARÉE
RECUEIL TRIMESTRIEL
VVBUi PAR
M. GIRARD DE RIALLE
AVEC LB CONCOURS DB
MM. EMILE PICOT ET JULIEN VINSON
ET LA COIXABORATIOM DB DIVERS SAVANTS FRANÇAIS ET ÉTRANGERS
TOME NEUVIÈME
1er Fascicule — Juillet 1876
Jl
PARIS
MAISONNEUVE ET G", LIBRAIRES - ÉDITEURS
25, QUAI VOLTAIRE
1876
ORLÉANS, IMP. DE GEORGES JACOB, CLOITRE SAINT-ÉTIENNE, 4.
DE LA DÉRIVATION VERBALE SPÉCIFIQUE
DE L'EMBOITEMENT ET DU POLYSYNTHÉTISME
DANS LA LANGUE DAKOTA.
J'entends par dérivation verbale spécifique un procédé
lexique consistant à former, à l'aide de particules pré-
fixées, des verbes dans lesquels le mode de l'action est
spécifié; par polysynthétismey un procédé lexique et
grammatical consistant essentiellement à exprimer en un
seul mot des relations de cause à effet ou de sujet à
régime ; par emboîtement, un procédé phonétique consis-
tant à souder ensemble les diverses parties d'un mot au
moyen de l'ellipse.
Les mots polysyllabiques, abstraction faite des parties
servant à l'expression des relations grammaticales propre-
ment dites, se forment, en dakota, par redoublement^
flexion vocalique, dérivation simple^ dérivation verbale spé-
cifiqu^f composition simple et composition poly synthétique.
D'autre part, les relations grammaticales proprement
dites s'expriment dans cette langue, analytiquement par
postpositiony synthétiquement par préfixation, infixation ou
suffixation, polysynthétiquement par préfixation.
FORMATION DES MOTS.
4» Le redoublement est un procédé primitif dont on
trouve des traces dans plusieurs idiomes. Il est employé
— 4 —
dans les adjectifs, les adverbes et les verbes, pour exprimer
l'intensité, la répétition, la pluralité. Exemple : sda c nu >,
sdasda € tout à fait nu ^^ sapa c noir 9, sap-sapa c trés-
noir x> ; sanpa a plus :^, sam-sanpa c plus encore > ; ksapa
€ sage », ksa-ksapa < les sages > ; t(;a5f6 € bon >, k;»^^-
^^ i les bons » ; tankinyan < grand 9, tankifirhin-yan c les
grands » ; tAa c rire », iha-ha t rire souvent ^ ; yahtaka
c mordre », yahla-htaka € mordre souvent > ; nonpa
c deux », nomnonpa < par deux » ; hmi-hma c aller en
rond :», hmunhmun c bourdonner »,^etc.
On voit que le redoublement est total ou partiel ; initial,
médial ou final.
Le redoublement est, en outre, simple (sda-sda, ksar
ksapa, waste-ste)j ou emboîtant (sam-satipa, sap-sapa)^ ou
flexionnel (hmi-hma).
2<> La flexion vocalique consiste dans la mutation de la
voyelle a en la voyelle e. Exemples : akahpa « couvrir »,
akahpe c couvertujre » ; ayata c prophétiser », ayate
€ prophète » ; mdaya € plat », mdaye « la plaine », etc.
On ne trouve, en dakota, que deux cas de flaxion voca-
lique analogues à ceux du mandchou : hapan a nom donné
au second enfant s'il est du sexe féminin », h&pan et nom
donné à ce même enfant s'il est du sexe masculin » ; dn
i frère aine », cun c sœur aînée ».
3<> La dérivation simple consiste dans la suffixation ou
la préûxation d'un élément déterminatif ayant perdu l'exis-
tence autonome qui lui a été propre.
Suffixation. — Kapo-ia î léger » ; ksi-ia « courbé » ;
kvrza « paresseux ».
htà-ia <k faible x> ; cuwi-ta < froid ».
Co^e-ca « malpropre »; ^ahe-cai rude »; hpe-ca a épuisé ».
— 5 —
Mde-dan a petit lac i> ; wakpordan c petite rivière >.
Ma-ste c chaud ^ ; worste < bon ^ ; hdu^ste c en-
gourdi ».
Cink-ài « fils » ; de&-5i « oncle » ; ice-d c le cousin
d'une femme 1^ ; ice-pan-si « la cousine d'une femme x>.
De-han « ici » ; he-han «là » ; ka-han « là ».
Waste-ya « bien » ; tanka-ya « grandement », etc.
Préfixation. — l-yumdu « charrue », yumdu cr^labou-
rer > ; i-cape « lance », copa « piquer, enfoncer ».
Wa-ihangye « destructeur » , ihangya « détruire » ; ti;a-
yawaste c bénisseur », ya-waste « bénir ».
Wo-ihangye « destruction » ; wo-waste « bonté » ; ti;o-
wayazan « maladie », wa-yazan c être malade » (i).
0-apa « coup », apa € frapper » ; o-owa « marque »,
(n«;a c marquer » ; o-maste « chaleur », mo^^e « chaud ».
On forme des verbes causatifs en préfixant la particule
yU' aux verbes neutres, aux adjectifs, à quelques noms et
à un certain nombre de radicaux verbaux existant à l'état
de participes ou d'adjectifs. Exemples : yu-naUn c faire
se tenir » ; yu-kakiia a faire souffrir » ; yu-akihan « faire
mourir de faim » ; yu-waste c faire du bien, bénir :» ;
yu^teca « renouveler » ; yu-hdoka € faire un trou :& ; yu-
sdeca < fendre » ; yu-psun € extraire » ; yu-mdeca « bri-
ser » ; yu-mdu « broyer, labourer », etc.
A^ La dérivation verbale spécifique consiste à former,
au moyen des six préfixes pa-, na-, yor^ ba-, ho-, ka-
et de radicaux verbaux existant à l'état de participes et
d'adjectifs, des verbes dans lesquels on spécifie soit
(1) Le verbe dakota ne peut être employé sans régime, soit prono-
minal, soit nominal, qu'à la condition de lui préfixer wa^.
— 6 —
l'instrument servant à l'action et le mode de cette action,
soit la cause naturelle de l'action.
On peut également préfixer ces mêmes particules à quel-
ques verbes neutres, à quelques adjectifs et à un petit
nombre de noms.
Les radicaux susceptibles de recevoir la qualité de
verbes par la préfixation des particules spécifiques sont
au nombre de quatre-vingts environ.
Pa- indique que l'action se fait en poussant ou en frot-
tant et avec la main.
Na- indique que l'action se fait en pressant et avec le
pied.
Ya- indique que l'action se fait avec la bouche, mais
non en soufQant.
Bor indique que l'action se fait en coupant ou en sciant
t avec un couteau ou une scie.
Bo' indique que l'action se fait en perçant , soit avec une
flèche, soit avec une balle.
Ka- indique que l'action se fait en frappant avec un
bâton ou avec une hache.
Exemples :
Ksa-han, ksa, séparé, brisé en deux.
Pa-ksaf rompre avec la main.
Na-ksa, rompre avec le pied.
Ya-ksa^ rompre avec la bouche.
Barksa^ séparer en coupant avec un couteau ou une scie.
B(hksa, séparer en perçant ou en tirant.
KarksUy rompre en frappant avec un bâton ou avec une
hache.
Ktan, courbé, plié.
Pa-ktatif courber avec la main.
— 7 —
Na-ktan^ courber avec le pied.
Ya-ktariy courber avec la bouche.
Ba-ktariy courber une chose pendant qu'on la coupe.
Bchktan, courber une chose en la perçant.
Ka-ktan, courber une chose en frappant dessus.
èicdy mauvais.
Pa-sica, détériorer avec la main.
Na-sica, détériorer avec le pied.
Ya-sica, détériorer avec la bouche, médire, maudire.
Ba-stca^ détériorer en coupant, etc.
Hdokay trou.
Pa-kdoka^ faire un trou dans, percer avec la main.
Na-hdokay faire un trou avec le pied, etc.
Les trois préfixes pa-, noh, ya- représentent la main,
le pied et les dents, c'est-à-dire les armes que la nature
a données à l'homme ; les trois autres, fra-, fro-, kor^
représentent les premières armes que l'homme s'est
faites : le couteau, la flèche, le tomahawk. Or, par eux-
mêmes, ces six préfixes sont sans aucun rapport avec les
noms des objets représentés.
Main, nape. Couteau, t^an, minna.
Bras, isto. ^ Flèche, itazipa.
Pied, siha. Arc, wanhinkpe.
Jambe, hu. Tomahawk, canhpi.
Bouche, t. Hache, onspe.
Dents, hL
D'un autre côté, outre qu'ils indiquent d'ordinaire
l'emploi du pied, de la flèche ou du tomahawk, les pré-
fixes na-, kory bO' servent parfois à indiquer l'activité de
certaines causes naturelles :
— 8 —
Na- indique les actions involontaires des choses comme
les effets de la gelée, de TébuUition ; un fusil qui
éclate, une planche qui se déjette^ une poutre qui
craque, etc.
Ka- indique l'action du vent ou de l'eau courante.
Bo* indique l'action de la pluie, de la grêle ou du soufQe
de la bouche.
Exemples :
Norftuza^ craquer, se fendre sous l'influence de la
chaleur ou du froid.
Na-hha, tomber, se dit par exemple des pennes d'une
flèche.
Ka-duzay couler, courir, se dit de l'eau.
Ka-^ariy ouvrir, passer à travers, se dit du vent passant
au travers des vêtements.
Bo'hinta, écarter en soufflant.
Bo-kisapay tirer dans (de la neige) et mettre à nu le sol.
La dérivation verbale spécifique est un mode de forma-
tion inconnu aux langues des familles aryenne, sémitique,
ouralo-altaïque, dravidienne et basque. Elle ne se ren-
contre pas non plus, à ma connaissance tout au moins,
dans aucun des idiomes de l'Afrique, de la Malaisie (1) et
de rOcéanie. D'autre part, elle est étrangère à un grand
nombre de langues américaines. Enfin, elle n'est point
spéciale au groupe sioux dont le dakota fait partie, car on
la trouve développée quasi à l'infini dans les langues des
groupes algonquin et déné, où la spécification se fait au
moyen de suffixes. La dérivation verbale spécifique par pré-
(1) La dérivation verbale spécifique parait exister en Dayak. (Voir
Vôlkerkûnde von Oscar Peschel, p. 122.)
fixes parait donc constituer l'un des caractères distinctifs
des langues siouses.
La composition consiste dans la réunion en un seul
mot de plusieurs radicaux ou mots ayant conservé l'exis-
tence autonome qui leur est propre ; elle est simple quand
l'un des éléments du composé ne se trouve pas vis-a-vis
de l'autre ou de l'un des autres dans un tel état de dépen-
dance qu'il soit son régime. Exemples : Sk., dam-pati
9
€ l'épouse et l'époux > ; m^ihârbahu « au grand bras "» ; tri-
guna € les trois qualités :^ ; nil-ambuda € le nuage bleu ^ .
Dak., hu-nonpa < bipède » ; canha-san « érable ^^ de
canha c écorce » et san « blanc ».
Q^ La composition est dite polysynthétique quand l'un
des éléments se trouve, vis-à-vis de l'autre ou de l'un des
autres, dans un rapport d'effet à cause, de régime à sujet
Exemples : Sk., ambvrdâ < nuage ^, de ambu <l eau » et
dâ a donner ]) ; vasu-dâ c terre i>, de vasu <c richesse i>
et dâ ^ donner » ; indra-loka (l le monde d'Indra » ; dêva-
datta c donné par un dieu 9 ; hfcc aya « amour i», de
hrd (L cœur i> et ci a reposer ».
Dak., can-kaska « palissader, fortifier », de can a bois »
et kaska « lier » ; can-hanpi a sucre », de can et hanpi
« sève ».
La composition, soit simple, soit polysynthétique, esijuco'
taposante quand les radicaux ou les mots composés ensemble
conservent leur intégrité au point de rencontre ; emboîtante ,
quand il se produit, à ce point, une ellipse par apocope
ou aphérèse, et aussi quand l'un des éléments est syncopé.
Tandis que la composition est juxtaposante dans sk.
ambur-dâ, niça-kara et dans dak. hu-nonpay can-kaska,
can-hanpi, elle est emboîtante dans sk. râjorkula « palais
— 10 —
royal », de râja^n f roi » et kiUa f maison > ; mahêndra
c le grand Indra », de maha-t c grand » et indra; et
dans dak. askan c veine de la poitrine >, de a^e « poitrine »
et ftan c veine >.
Composés simples juxtaposants. — Mini-wakan c eau-
de-vie », de mtm c eaa > et wakan € saint, sacré ».
Maza-ska c argent » , de maza € métal » et ska c blanc » .
Can-zi c sumac », de can c bois » et zi « jaune ».
Hi-naiin « venir et demeurer », de hi c venir » et
naiin c se tenir droit ».
Canhanpi'tndu c sucre en poudre », de canhanpi c sucre »
et mdu € fin ».
Canhorsan c érable ».
Composés polysynthétiques juxtaposants. — Can-ha
c écorce », de can i arbre » et Aa c peau ».
l'ha f lèvre », de i « bouche » et Aa <x peau ».
Porha c scalp », de pa c tête » et Aa c peau ».
Can-hanpi a sucre », de can c arbre » et hanpi f sève ».
Can-sin c gomme, résine », de mn « arbre » et sin
c graisse ».
Ista-he^hin a sourcils », de ista c œil », he € colline » et
hin € poils ».
Cante-kiya < aimer », de cantet cœur » et kiya t faire ».
Horyuza f peler », de Aa c peau » et yuza c prendre ».
Corehde c marcher », de ca < pas » et ehâe a placer sur ».
Hihnorton c être mariée », de AtAna < mari » et ton
€ posséder ».
Mini-wakanrtipi < cabaret », de mini-^akan c eau-de-
vie » et tipi « maison » .
Mini'huha « papier » , de mini « eau » et AuAa c raclure,
copeau ».
— 11 —
Maza-ska-mini'kuha <e billet de banque i, de maza-ska
€ argent i et mini-huha c papier i.
Ce^a-tezi-ton-na c théière T>y de ce§a «t chaudron », tezt
€ ventre )», ^on < posséder :» et -na^ suffixe diminutif.
Can-pahmihmO'hvrnonpa (k voiture à deux roues i, de
can ( bois :», pahmihma c rouler :», At^ c jambe » et
nonpa <e deux >•
Il importe de noter que généralement les composés
renfermant trois radicaux sont formés d'un composé
binaire et d'un second élément /can-/kinpt + mdu); que
des composés polysynthétiques se combinent avec un
second élément, de manière^à former un composé simple
(canrha + san) ; que des composés simples se combinent
avec un second élément, de manière à former un com-
posé polysyntbétique (mini-wakan + tipi) ; que des com-
posés se combinent avec des composés (maza-ska + mini-
huha) ; enfin que les composés renfermant plus de trois
éléments sont très-peu nombreux et tous de formation plus
ou moins récente.
La composition est devenue relativement indéfinie depuis
que la tribu des Dakotas est entrée dans la période histo-
rique, c'est-à-dire depuis que les blancs ont apporté à ses
membres des idées et des besoins nouveaux. Antérieure-
ment, la composition n'allait pas au delà des types can-
ha + san et ista-he^hin. Â l'heure présente, le dakota n'en
est pas encore arrivé à forger des conglomérats de la
taille du mot ^zxiîkni çaraédandrânçunirmala < sans tache
comme les rayons de la lune d'automne », de çara < eau »,
dâ € donner i>, éand-ra <e lune i, ança € rayon >, nir
€ non », mala a tache ».
Composés emboîtants. — L'emboîtement se produit dans
— 12 —
un nombre assez considérable de composés simples et de
composés polysyntbétiques :
1® Par apocope vocalique ;
2^ Par apocope vocalique avec mutation de la consonne
qui précède;
S^ Par apocope de foute la syllabe finale ;
40 Par aphérèse de tout ou partie de la syllabe initiale
du second, du troisième ou du quatrième élément;
5® Par apocope et aphérèse ; *
6® Par syncope.
i^ Après avoir formé de can c arbre > et de inkpa
€ bout, extrémité >, le composé juxtaposant can-inkpa
« bourgeon' x>, encore aujourd'hui usité sous cette forme
première, on a dit, pour abréger, c-inkpa « bourgeon »,
en apocopant la voyelle nasalisée an. Cet exemple, joint
à plusieurs autres, ne laisse aucun doute sur l'existence
antérieurement aux composés emboîtants cant'^§an a péri-
carde », ist-oiuha a paupière », najhcoka a paume de la
main » et hanp-ohan < porter des mocassins », des com-
posés justaposants cante-ojan, de cante c cœur » et o§an
«. enveloppe » ; ista*ozuha, de ista a œil » et ozuha c gaine » ;
nape-cokay de nape- c main x> et coka a le milieu » ; hanpa-
ohan, de hanpa a. mocassins » et ohan < porter ».
2<> Quand la syllabe finale s'ouvre par l'une des consonnes
^y §> K Pj ^9 y y h ^9 il peut y avoir apocope vocalique
avec mutation de consonne.
c se change en n. t se change en d, g y n.
^ se change en h. y se change en n.
k se change en g, z se change en s.
p se change en m. z se change en s.
— 13 —
Exemples :
Ashan, de axe € poitrine » et kan « veine ».
Cehpo, * vapeur de chaudron », de ce§a « chaudron »
etpo c< vapeur ».
Mahdnca <ic oison », de ma()fa c oie » et cinca n jeune ».
Anogpaska a aigle à tête blanche 2», de anoka € des deux
côtés i>, |>a c tête » et ska a blanc ».
Samkiya € noircir », de sapa a noir i> et A;tj/a
( faire x>.
Yunkiya < faire manger »^ de j/u^a « manger » et &tj/a
c faire », etc.
Ce double accident est loin de se produire régulière-
ment ; ainsi l'on trouve des composés comme aze-p-inkpa
a mamelon, trayon », de aze, pa a tète » et inkpa <x bout » ;
ce^a-iha « couvercle de chaudron », de ce§a et iha « cou-
vercle » ; ista-wicayazan-wi « la lune du mal d'yeux »,
de ista <! œil » + wicayazan « maladie affectant les
hommes » , [wica « homme » + yasan « être malade »] et
wi « lune » ; masa-kaga « forgeron », de masa a métal »
et kaga « former » ; maza-sa « cuivre » , de mata et sa
c rouge » ; sinte-sda a opossum », de sinte € queue » et
sda < nu, pelé », etc.
3<> La syllabe finale est apocopée dans un petit nombre
de composés. Exemples :
Kan-su m plum-stone » , de kanta € plum » et m <ic bullet » .
Hchtanka < esturgeon >, de ho§an € poisson » et tanka
c grand ».
Si'Cokadan c nu-pieds », de siha « pied » et coka-dan
c vide, nu ».
Hanye-côka < minuit », de hanye-tu € nuit » et coka « le
milieu ».
L'apocope n'atteint les deux dernières syllabes que dans
les noms dérivés en -yetu. Exemples :
Hanrm € lune i, de han^yetu a nuit ^ et wi € soleil ».
Hta-cusni <e le froid du soir i, de hta^etu c soir i et
cumi c froid ».
Wani'tipi € quartiers d'hiver i, de wani-yetu < hiver i
et tipi c maison ». * .
L'existence du composé hanye-doka c minuit > montre
qu'on a commencé par dire hanye^, htaye-cusni, waniye-
tipi, etc.
¥ Les cas d'aphérèse de la première syllabe sont peu
fréquents. Exemples :
Ahdi'zu € porter & la maison et empiler », de ahdi et
esu.
Hdi-yotanka c venir à la maison et s'asseoir », de hdi
et iyotanka.
Ho§an-stinna a petit poisson », de ho§an c poisson » et
dstinna c petit ».
Ho^an-mna « sentir le poisson », de ho§an et omna
c sentir ».
Ca-hde c marcher », de ca c pas » et ehde c placer sur ».
Parallèlement à ces deux derniers composés, on dit encore
aujourd'hui, sans aphérèse ; ho^an-omna et coréhde.
5<> Lés cas d'emboîtement par syncope et aphérèse sont
loin d'être nombreux en dakota. Exemples :
As-anpi « lait », de aze a poitrine » et hanpi € sève ».
MasUinca c lapin » , de maste c chaud » et hinca c beau-
coup ».
HO'Wa-sapa < the cat-fish » , de ho§an, owasin <e tout » et
sapa <E noir ».
Ce spécimen d'un composé trinaire, dans lequel le secoQd
— 15 —
élément subit tout ensemble Tapocope et l'aphérèse, me
parait être unique.
60 Je n'ai trouvé non plus qu'un exemple de formation
par syncope : ca-^ia c parler et crier », de ceya c crier i et
ta € parler i.
Il résulte de la coexistence de formes juxtaposantes et
emboîtantes que l'emboîtement est un procédé d'abrévia^
tion et un simple accident de dégénérescence lexiologique,
se produisant dans le redoublement comme dans la com-
position; nous le verrons se produire également dans
Taffixation.
DE l'expression DE LA RELATION.
lo La relation s'exprime analytiquement par postposition
dans les cas suivants :
L'article défini kin et l'article indéfini wan se postposent
au nom. Exemple : wicasta kin < l'homme », wicasta wan
c un homme i.
Les pronoms démonstratifs Aon, he, hena se postposent
lorsqu'ils sont simplement qualificatifs. Exemples : wicasta
hon € cet homme-là » ; wicasta kin hena < ces hommes » ;
isan kin he iwacu < j'ai pris ce couteau i (couteau le ce
j'ai pris).
Le futur se forme par la postposition de kta, kte € dé-
sirer, vouloir ». Exemple : mani kta « il se promènera ».
L'impératif se forme par la postposition de wOy po et
de ye, pe, miye, suivant que l'ordre est donné par un
homme ou par une femme : kaska wo a \iel p^ kaska po
a liez ! » ; ceya ye « crie I », cepa pe « criez ! », ceya miye
( criez! 9.
— 16 —
Le genre s'indîqiie eommmiémeiil par la postposition
de wica pour les hommes, mdoka pour les animaux mâles,
winyan pour les femmes, wiye pour les animaux femelles.
La possession s'exprime par la postpositîon du nom du
possédé à celui du possesseur : wicasta ote f la parole de
rhomme » ; quelquefois le nom du possédé est suivi d'un
pronom possessif: tatanka woyute tawa c la nourriture du
buffalo I (buffalo nourriture sa).
Le nom étant indéclinable, les différents cas sont indi-
qués ou par la place que le nom occupe dans la phrase,
ou par des postpositions, ou encore par des prépositions
préfixées au verbe qui régit le nom, ce qui constitue un
mode polysynthétique.
2o La relation ne s'exprime point ] analytiquement par
préposition.
S^ La relation s'exprime synthétiquement pal* préfixation
et infixation dans les cas qui suivent.
Le pronom sujet se préfixe ou s'infixe au verbe actif
d'après des règles, dans le détail desquelles ce n'est pas le
lieu d'entrer.
Exemples :
Workaska, je lie ; un-kaska, nous lions tous deux ;
yorkaska^ tu lies ; un-kaska-pi, nous lions ;
kaskay il lie ; ya-kaska-pi, vous liez ;
ketëka-^, ils lient.
Baksa, couper avec un couteau :
i ba-iva-ksa;
2 borya-ksa;
3 baksa, etc.
— 17 —
Samkiyay noircir :
1 sam-wchkiya;
2 sam-yonkiiia ,
3 samkiya, etc.
»
ùpa, suivre :
1 (Hjuorpa ;
2 o-ya-pa;
3 opay etc.
L'infixatioii du pronom personnel, difficile à expliquer
dans opa et dans un certain nombre d'autres verbes, n'a
rien que de normal dans baksa et samkiya, lesquels sont
formés : le premier, du radical ksa et de la particule
spécifique ba ; le second, du verbe kiya et de l'adjectif
sapa apocope en sam. Dans ces deux cas, le pronom se
préfixe au verbe proprement dit, conformément à la règle
générale.
Les verbes dont la syllabe initiale est yu,^ yo ou ya
forment les deux premières personnes du singulier et la
seconde personne du pluriel, en préfixant md, d, d après
aphérèse de la semi-voyelle y ; ils forment le duel et la
première personne du pluriel en préfixant un, après
aphérèse de la syllabe initiale.
Ymtafj, finir :
duel, un-stanj
1 md'iistan ; pi., 1 un-stan-pi ;
2 d'tcstan; 2 d-ustan-pi;
3 yustan; 3 yutsan-pi.
Généralement, les pronoms possessifs to, ta, tij t se
— 18 —
préfixent au nom de la chose possédée : Dawid tcHinpetu
« les jours de David », Dawid ti-wanhinkpe a la flèche
de David », Dawid t-ipahin .t. ToreiUer de David ».
Les nombres ordinaux sont formés des nombres cardi-
naux par la préfixation de i, wici, ici : nonpa « deux »,
i-nonpa, wid-ncnipa, ici-nonpa « second ».
Les pronoms possessifs mi f mon », ni < ton » se pré-
fixent : .1<> aux noms des diverses parties du corps réputées
avoir une action indépendante : mi-tezi c mon estomac » ,
mi-siha « mon pied i> ; 2® aux noms de parenté : mi-cinca
(K mon enfant » , ni-deksi < ton oncle » .
Le pronom possessif ma € mon » se préfixe aux noms
des parties du corps réputées n'avoir pas d'action indé-
pendante : mu'pa « ma tête », TOOrpo^e < mon nez », morwe
a mon sang ».
¥ La relation s'exprime synthétiquement par suffixation
dans les cas suivants :
On indique le plus souvent le genre féminin, dans les
noms de femmes, par la suffixation de winyan raccourci
en win. Exemple : to-ti-éuta-win « la femme de la maison
rouge A [sa maison rouge femme].
La particule impérative miye^ apocopée en m, se suf&xe
au verbe : ceya-m t criez I ».
La pluralité s'exprime dans les noms et dans les verbes
par la suffixation de pi : sunkapi c les chiens », kaska-pi
€ ils lient ».
Les pronoms possessifs de la troisième personne kuy
tku se . suffixent aux noms de parenté : sunka-ku « son
jeune frère », hihna-ku « son mari », deksi-tku < son
oncle ».
Les postpositions yata, ata, ta « à, sur » se suffixent
-19-
aax noms de manière à former une sorte de locatif.
Exemples : tinta-ta « à, sur la prairie », ma^a-ta k au
champ, sur le champ >, can-yata c aux bois^ sur les bois i.
Les postpositions en, n <i dans », kiyandan « auprès
de )» se sufflxent à un petit nombre de noms : ti-n a dans
la maison », ti-kiyadan e: auprès de la maison ».
L'article défini kin peut se sufflxer sous la forme
apocopée de g. Exemple : oyate-g « le peuple », pour
oyate kin,
 part la formation du pluriel, le procédé par suffixation
est en dakota d*un emploi relativement récent. On voit en
effet winyaUy miye et kin, d'abord postposés sous cette
forme, se suffixer en s'apocopant par l'effet de la loi
d'abréviation. D'autre part, le pronom possessif de la
troisième personne pour les noms de parenté n'est autre
chose qu'un nom ayant donné naissance à un verbe :
taku c parent », takuya « avoir pour parent », d'où t-ku
par syncope et hu par aphérèse. Enfin les postpositions
sont en grande majorité séparables, et en, n ne se sufiixent
qu'àiun petit nombre de noms. Au contraire, l'expression
de la relation par préfixation est visiblement un procédé
organique, puisqu'il est constitutif du verbe et qu'il est
seul employé dans les formations poly synthétiques.
5© La relation s'exprime polysynthétiquement par préfixa-
tion, dans neuf cas différents :
L — Union au verbe actif du pronom personnel régime
direct.
II. — Union au verbe de particules indicatives du régime
indirect.
III. — Union au verbe du pronom personnel régime
indirect.
-• 20 -•
IV. — Union au verbe du pronom démonstratif régime
direct.
V. — Union au verbe neutre, à l'adjectif et au nom, du
pronom démonstratif régime direct.
VI. — Union au verbe actif, du pronom possessif régime
direct.
VII. — Union au verbe actif, du pronom personnel
réfléchi.
VI [I. — Union au verbe de certaines prépositions.
IX. — Union à la préposition, du pronom personnel.
I. — On préfixe au verbe actif ou on lui infixe, suivant
des règles dont il a déjà été parlé, les pronoms-régime
direct ma € moi >, ni (x toi », t^n «c nous », ni € vous »,
wica a eux ». Sauf à la première personne du pluriel, le
pronom-régime se place avant le pronom-sujet. Exemples :
haska a lier ». [Au contact de la voyelle i, le k initial
sç chuinte en c. Ni « toi » et t(;a < je » se contractent
en ci.']
Ma-ya-kaska, tu me lies ; d-caska, je te lie ;
ma-kaska, il me lie ; ni-caskay il te lie ;
ma-ya-kaska-pi, y oxx^meXiQz; wicorya-kaska, tu les lies ;
ma-kaska-pij ils me lient ; ni-caska-pi, ils te lient ;
un-ya-kaska-pi, tu nous lies ; un-ni-caska-pi, nous te lions ;
un-kaska-pi, ils nous lient ; wica-wa-kaska, je les lie.
II. — Le verbe actif devient datif, causatif ou ablatif
par la préfixation des prépositions ki € à », kici cr pour »,
kica a from » : ki-ca^a « faire à... », kid-ca^a « faire
pour... »; ope-kid'ton « acheter pour... », ope-kica-ton
« acheter de... ».
Quand on conjugue ces verbes, wa et ki se contractent
— 21 —
en we; ya, et ki en ye, d'où : we'Ca§a, we-ci'Ca§a, ope-we-
ci'tm, ope-we-ca-ton, au lieu de wa-ki-ca^a « je fais à... »,
wa-kici-ca^a « je fais pour... î, ope-wa-kid-ton a j'achète
pour... >, ope-wa-kica-ton « j'achète de... ».
Il y a également contraction quand on préfixe à ces
verbes les pronoms-régime ma, ni. Ainsi, au lieu de
rm-ki'Ca§a^ ma-kici-ca^a, ni-kici-ca^ja, on dit : mi-ca§a
i il fait à moi », mi-ci-ca^a t il fait pour moi », ni-ci-ca^a
c il fait pour toi ».
Ces contractions sont autant de cas d'emboîtement :
ma-i- ki= m-i; ni + ki = n-i.
On peut se servir des formes dative et causative pour
indiquer que l'action s'exerce sur un objet appartenant à
autrui. Exemples : stinka ki-kte « il a tué le chien de lui » ;
sunca kici-kte « il a tué un chien pour lui » ; ptezicadan
cemyapi kin he ye-ci-cafa « tu as tué le veau gras pour
lui » [veau gras le ce tu-pour-lui-as-lué].
Cet emploi a sa raison d'être dans ce fait qu'à la
troisième personne le verbe actif contient implicitement
le pronom-sujet et le pronom-régime. Il faut donc ajouter
aux formes de la conjugaison objective :
*
wa-kdska^ je le lie ;
ya-kaskay tu le lies ;
kaska^ il le lie, etc.
m. — On peut, sans recourir à la forme dative, pré-
fixer au verte actif le régime pronominal indirect. Exem-
ples : wowapi kin he ma-ya-ku kta « tu me donneras ce
livre » (livre le ce à moi-tu-donner vouloir) ; unkan
woyuha kin yuakipam wica-ku « et il leur partagea les
biens » (et biens les divisément à-eux-il-donna).
- 22 -
ly. — Les propoms démonstratifs de, he, ka se pré-
fixent, avec emboîtement, à titre de régime direct, aux
verbes econ « faire », eya « dire », ecin « penser ».
Deœn pour derecon « faire ceci », heœn pour he-econ
a faire cela », kecon pour ka-econ c faire cela ».
Z)62/a pour de-eya a dire ceci », decon pour de-econ, etc.
On peut unir polysynthétiquement au verbe actif le
pronom démonstratif régime direct, le pronom personnel
régime indirect et la préposition ki a k ». Ei^emple : tuka
atkuku kin taokige kin he-wica-ki-ya € mais son père dit
ceci à ses serviteurs » (mais père-son le serviteurs les ceci-
eux-à-dit).
V. — Le dakota présente cette particularité qu'il con-
jugue les verbes neutres (et aussi quelques verbes actifs),
les adjectifs et les noms en leur préfixant ou en leur
infixant, non pas les pronoms-sujet, mais bien les pro-
noms-régime. Au lieu de dire : wa-ta « je meurs », wa^
waste <L je suis bon », ya-sunka c tu es un chien, il dit :
ma-tUy ma-^aste^ ni-sunka, qui signifient au propre : il
meurt-moi, il est bon-moi, il est chien- toi.
Les. pronoms ma, ni subissent dans certains cas une
apocope vocalique, et dans certains autres une tnétathèse :
m, n ; am pour ma et an pour ni, ce qui indique un
primitif na. Exemples :
Un « user de » : 1 mrmi, 2 n-un.
Econ « faire » : 1 ec-am-on, 2 ec-an-on.
Le verbe eya « dire » se conjugue exceptionnellement
en syncopant la semi-voyelle médiale et en infixant p, h
au lieu de m, n : e-p-a « je dis », e-h-a « tu dis », eya
c il dit ».
- 23 —
Le verbe neutre ecin « penser » et le verbe actif in
a porter » se conjuguent plus exceptionnellement encore
à l'aide des pronoms possessifs suffixes. En outre, ecin
subit aux deux premières personnes une flexion vocalique,
et in se préfixe l'aspirée h.
Ecan-mi, je pense ; eain-mi, tu penses ; ecin, il pense.
H'in-mij je porte; h-in-ni, tu portes ; m, il porle.
Il est permis de voir dans ces formations anormales le
poiat dô^ départ d'une évolution qui pouvait aboutir
à la conjugaison par suffixes telle qu'elle se pratique
dans les langues aryennes sémitiques et ouralo-altaïques.
• VI. — Pour exprimer que l'action s'exerce sur un
objet appartenant à son auteur, on préfixe ou on infixe
au verbe le pronom possessif Ai, /û. Exemple : dnca waste-
ki'daka « il aime son propre enfant ». .
Les- verbes commençant en j/w, yo, ya forment le
possessif par la préfixation de h-d, après aphérèse de
la semi-voyelle ^initiale. Exemple : suktanka wa-hd-uha
« j'ai mon propre cheval * ; yuha « posséder, avoir » ,
hdruha.
Les verbes dont la consonne initiale s'ouvre par un p
forment le possessif par la préfixation de t. Exemple :
owasin witaya t-pahi « il réunit le tout ensemble » ; pahi^
t-pahi.
Le préfixe possessif A-d se décompose en h pour ki + d
pour y, semi-voyelle initiale du thème. De même le
préfixe personnel sujet m-d se décompose en m pour
ma + d. Quant au préfixe t, il est le substitut de k
pour ki.
Vil. — Pour exprimer que l'auteur de l'action agit sur
— 24 —
lui-même, on préfixe ou Ton infixe au verbe les pronoms
réfléchis m-id, n-ici^ i-cty unk-ici {ici employé comme
préfixe signifie c ensemble >). Exemple : waste-ici-daka
e il s'aime lui-même i.
Les verbes commençant par j/u, yo, ya deviennent
réfléchis par la préfixation de t à la forme possessive:
yuiaza « laver », h-duzaza a laver le sien », i-h-duiaia
< se laver soi-même ».
Vlll. — On peut pçéfixer au verbe, au lieu de les
postposer au nom régi, les quatre prépositions a < sur »
(apocope de akan)^ g < à » (apocope de ékla)y o a dans »
(apocope de ohna), i a avec, pour » (apocope de ici).
Exemples :
Mani « marcher », armant c marcher sur ».
Yuhpa « déposer », e-yuhpa « déposer à ».
Hnaka « placer », o-hnaka « placer dans ».
Cekiya « prier » , i-cekiya « prier avec, prier pour » .
èina kin a-ni'Cahpa'pi « ils te couvrirent avec le man-
teau » (manteau le sur-toi-ils-couvrirent) ; mini pa a-ma-
kastan a il versa de l'eau sur ma tête (eau tête sur-moi-
il-versa).
IX- — On peut préfixer ou infixer les pronoms-régime
à certaines prépositions :
Itokam c devant », mritokam <c devant moi ».
Ikiyedan « près de », n-ikiyedan a près de toi ».
Etanhan « de, from », e-nitanhan « de toi ».
Ici m avec, ensemble », mi-ici « avec moi ».
En somme, le dakota est un parler agglutinant carac-
térisé : leodologiqtiementy par la composition tant simple
J
— 25 —
que polysynthétique et par la dérivation verbale spécifique ;
grammaticalement y par la préfixation et le polysynthétisme.
J'ajoute que l'incorporation (Einverleibung), telle que
la pratique le nahuatl lorsqu'il infixe soit le nom-régime,
soit un régime pronominal entre le pronom-sujet et le
verbe, est un procédé absolument étranger à la langue
dakota.
Au lieu de dire comme un Mexicain : ni-schotschi-teoma
« je cherche la fleur » {ni « je », schotschi-tl « fleur »,
tem4)a < cherche »), ou : ni-k-miktia se totolin c j'ai tué
un coq [rd € je >, /^ € ce », miktia c tué », se « un »,
totolin « coq »), le sioux dira: hca kin o-wa-de {hca < fleur >,
kin « la > o-wa-de c j'ai cherché >) ; anpaohotonna wan
wakte {anpao-hoton-na < coq > de anpao a aube » + hoton
€ chanter > + na diminutif; wan < un », wakte < j'ai
tué >). L'incorporation qui, au dire de linguistes d'ailleurs
éminents, constituerait un procédé commun à toutes les
langues américaines, répugne à ce point aux dakotas que
le pronom-objet se place avant le pronom-sujet : ma-ya-
kaska a tu me lies > , et non : ya-ma-kaska.
Je n'ai point fait de l'emboîtement l'un des traits carac-
téristiques du dakota, par cette double raison qu'il n'y est
ni organique, ni normal, et qu'en »i ce procédé purement
abréviatif n'est qu'une altération phonétique sans aucune
importance.
Lucien Adam.
— 26 —
LES LANGUES DES NÈGRES D'AFRIQUE
ET LES LANGUES DU GROUPE BANTOU.
. La seconde édition de la Linguistique, de notre collaborateur
M. Hovelacque, est sous presse. L'auteur nous communique deux des
chapitres inédits de cette nouvelle édition.
§ L - LANGUES DES NÈGRES D'AFRIQUE.
L'Afrique est occupée au nord par un idiome sémitique,
l'arabe, et un idiome khamitique, le berber. A Test, en
Abyssinie, Ton trouve également des langues sémitiques
plus particulièrement alliées à l'arabe, et plus au sud,
c'est-à-dire immédiatement au nord de l'équateur, quel-
ques langues khamitiques classées sous le nom général de
langues éthiopiennes. Tout le sud-est de l'Afrique et une
forte partie de la côte sud-ouest est occupé par les idiomes
des Cafres qui forment un groupe bien distinct. Au sud
se trouvent les langues des Bochimans et des Hotténtots.
Au centre même de la péninsule, de l'est à l'ouest en
partant du midi de Ig Haute-Egypte, on rencontre les
dialectes nubiens et le poul, qui n'ont rien de commun
avec les langues que nous venons d'énumérer.
Le reste de l'Afrique, c'est-à-dire la partie moyenne de
la côte occidentale et une grande partie du cenlre, appar-
tient aux idiomes parlés par les nègres, par les véritables
nègres que l'anthropologie ne confond pas avec les
Cafres.
Le nombre des idiomes parlés par les nègres d'Afrique
— 27 ^
est assez important. Quelques-uns de ces idiomes se
rattachent d'assez près les uns aux autres, et forment
ensemble des groupes bien distincts ; mais on ne peut
assurer, avec preuves scientifiques en* mains, que ces
différents groupes soient tous issus d'une seule et même
souche. Ces différentes langues, sans doute, appartiennent
les unes et les autres à la classe des langues aggluti-
nantes, mais cela ne préjuge en rien une communauté
d'origine. Malgré bien des emprunts, le lexique de ces
différents groupes d'idiomes est fort varié, et, par dessus
tout, leur grammaire est très-diverse. Dans l'état actuel
de nds connaissances, nous pouvons dire que l'on ren-
contre chez les nègres d'Afrique un certain nombre de
langues ou de groupes de langues tout à fait distincts les
uns des autres, tout à fait indépendants.
M. Frédéric Miiller les met au nombre de vingt-un. Ce
chiffre est-il trop élevé, et des recherches ultérieures le
feront-elles réduire? N'est-ce là, au contraire, qu'un
chiffre minimum, et découvrira-t-on quelque jour parmi
ces populations des idiomes encore inconnus et qui ne
rentreront point dans ces vingt-une familles? C'est ce que
nous ne pouvons prévoir. Contentons-nous d'insister sur
ce fait que cette expression de <r langues des nègres
d'Afrique », qui forme le titre du présent paragraphe, est
purement géographique et qu'elle n'éveille aucune idée de
parenté entre les langues en question.
Nous procéderons à leur énumération en nous confor-
mant autant que possible à leur position géographique, du
nord au sud et de l'ouest à l'est.
Le wolof. — On possède une certaine quantité d'écrits
sur la grammaire du wolof. Les formes de cette langue
— 28 —
sont bien connues, et son lexique l'est suffisamment ;
cependant, tous les travaux auxquels elle a donné lieu
manquent de méthode et de critique. On a les éléments |
d'une grammaire wolofe scientifique ; mais cette grammaire
est encore à rédiger, et on ne peut guère la demander
aux missionnaires qui habitent les contrées où cet idiome
est parlé. Leurs nombreuses publications sont marquées
au coin de la plus complète ignorance des procédés de
la science moderne du langage, et ils ne paraissent
point se douter de ce que c'est qu'une langue agglutinante.
Le système de voyelles du wolof est assez riche. A
côté des voyelles brèves a, é (notre « é > fermé), i, o,
u (notre voyelle « ou »), è, il possède des d, i, ô, iî, è
prolongés et un é fermé également long. Il connaît de plus
un e qui parait équivaloir à notre voyelle c e > de a que,
je, te, le » et un a bref et sourd, qui, aux oreilles de
ceux qui l'ont entendu, parait intermédiaire entre notre
< a » et notre a: e > ; c'est vraisemblablement notre ce»
prononcé d'une façon étranglée. Certains auteurs le rendent
par € 8e », mais ce procédé est manifestement défectueux.
Dans un petit nombre de mots, le wolof possède un € a :»
nasal correspondant à notre voyelle € an » de < grand,
sang > ; mais en général la voyelle suivie de < n » se
prononce sans nasalisation. Le wolof possède le son € ù i
(notre a u » de « tu, lu »), mais ce n'est que dans des
mots qu'il a empruntés au français. — Le wolof est éga-
lement riche en consonnes. Outre les trois paires d'explo-
sives simples (k et g, i ^\. dyf eXh)^ il a un € t > et un
<r d » mouillés, que nous transcrirons V et d' ; les nasales
m, n, ^ (« n » mouillé, notre c gn > de < bagne, vigne »)
et il, qui peut se trouver au commencement des mot&
— 29 —
tout comme au milieu ou à la fin; une aspirée très-
douce, h, et une gutturale A« répondant au < ch » alle-
mand de « nacb, noch i^\ y^ r, l; la sifflante s dure et un
z pour les- mots empruntés au français ; la sifflante f et
un w assez difficile à saisir pour nos oreilles européennes.
Les groupes mp, mb, nt, nd, ng sont très-fréquents, mais
ce ne sont que des groupes de consonnes, non point des
consonnes particulières.
Les mots correspondant à nos noms, soit substantifs,
soit adjectifs, sont naturellement indéclinables comme
dans tous les idiomes appartenant à la classe de Taggluti-
nation, et les désinences du latin, du grec, des autres
langues à flexion, sont remplacées par des particules, par
des prépositions. Cependant, lorsqu'il s'agit d'indiquer un
régime direct et un régime indirect : « donner un vête-
ment à Pierre » , notre « à » ne s'exprime pas ; on a
recours ici au procédé purement syntactique, au procédé
des langues isolantes, en un mot à la façon de placer le
mot dans la phrase : ici on pose le régime indirect avant
le régime direct. S'agit-il d'un nom qui est eii état de
dépendance vis-à-vis d'un autre nom (par exemple « roi,
maître » dans ces propositions « le fils du roi, l'œil du
maître i), ce nom est placé à la suite du nom principal,
mais entre les deux est intercalé le conjonctif u, que par-
fois, cependant, l'on sous-entend.
S'agit-il de désigner expressément le genre d'un nom,
on lui adjoint un autre nom signifiant a mâle :» ou
c femelle », en rattachant ce qualificatif au mot qualifié
par l'intermédiaire d'une particule exprimant la relation.
La forme du mot est d'ailleurs invariable et ne trahit en
rien l'idée de singulier ou celle de pluriel. C'est une parti-
— aï-
eule, i, qui rend l'idée de ce dernier nombre. S'il est
question de mettre au pluriel un nom ayant un complé-
ment, cette particule est intercalée entre les deux mots et
remplace la particule u dont nous avons parlé ci-dessus et
qui est réservée au singulier.
Le nom wolof est très-souvent accompagné d'une parti-
cule qui lui est suffixée et qui joue le rôle d'un détermi-
natif. Cette particule est composée d'une consonne et
d'une voyelle. La consonne varie d'après une loi eupho-
nique, selon que le mot à déterminer commence par telle
ou telle consonne ; ainsi l'on dit bay-bd < le père >, fds-
va € le cheval », kdr-gd € la maison h. Quant à la voyelle
qui termine cette particule, elle varie selon que le mot
déterminé est présent fi), qu'il est proche, mais non pré-
sent (u), qu'il est éloigné fd), qu'il est très-éloigné (a).
Ainsi le mot kdr-gd, que nous venons de citer, laisse
entendre que l'on parle d'une maison déterminée, mais
que cette maison est éloignée ; s'il s'agissait de la maison
contre laquelle on se trouve, l'on dirait kdr-gi. S'il faut
indiquer le pluriel d'un nom déterminé, la particule
suffixée est, suivant les quatre hypothèses du plus ou moins
de distance, j/i, j/w, etc. (en certains cas ^i, nUj etc.,
avec a n ]» mouillée) : kdr-yi c les maisons près desquelles
on se trouve ». Cette particule yi, yd, yu, indice du
pluriel, contient évidemment le signe pluriel i dont nous
avons parlé ci-dessus, et nous pouvons en conclure que
dans les particules du singulier gij bd, ku et autres, le
seul élément déterminatif est la voyelle ; mais quel rôle
y joue la consonne initiale, c'est ce que nous ne savons
pas encore.
Grâce à ce qui vient d'être dit dans ces quelques lignes,
— 31 —
nous pouvons déjà nous rendre compte des propositions
élémentaires telles que celles-ci^ fds u bûr < cheval de
roi »; fds u bûr-bd « le cheval du roi j> ; fds u bûr-yd
a le cheval des rois » ; fds i bûr « chevaux de roi » ; fds
i bûr-bd a les chevaux du roi » ; fds i bur-yd « les che-
vaux des rois ». Si l'on fait abstraction de Télémeiit
déterminatif de cette particule finale, on voit que ce
procédé est très-élémentaire. Le premier nom ne prend
pas le signe déterminatif; naturellement, si le second
nom n'est point déterminé, ni l'un ni l'autre ne le pren-
nent : fds u bûr, dah^ u nag « beurre de vache ».
Il y a en wolof une façon de déterminer le mot de plus
près encore ; c'est de placer la particule déterminante
avant ce mot, non plus après : bi-bây, bd-bây, bu-bây
« ce père » ; ou encore de suffixer au mot déjà déter-
miné par le procédé habituel {bây-bi, bây-bu, etc.) la
particule lé : bây-bi-lé, bây-bu-lé, etc. « ce père ». On
peut même dire bi-U-bây, bu-lé-bây, etc. Au pluriel, on
a, comme de juste, yi-^ây, bây-yi-lé, « ces pères ».
Il va de soi qu'à proprement parler il n'y a pas plus
de verbe, en wolof, qu'il n'y a de nom, en d'autres
termes, que le mot ne s'y conjugue pas plus qu'il ne se
décline. Les formes dites verbales que présentent dans
leurs tableaux sans fin les grammaires vsrolofes, rédigées
sur le modèle des grammaires latines et des grammaires
grecques, ne consistent qu'en une agglomération de mots
indépendants juxtaposés les uns aux autres. C'est le fait
de toute langue agglutinante. La racine conserve toujours
sa valeur tout à fait générale et des particules dont le but
est d'exprimer l'idée du passé, celle du futur, celle du
conditionnel, celle du subjonctif, etc., enfin les différentes
— 32 —
idées des^temps et des modes des langues à flexion vien-
nent s'adjoindre à cette racine, tantôt la précédant, tantôt
la suivant. Rien ne varie dans cette agglomération, tous
les mots juxtaposés restent les mêmes; il ne s'agit dan:
cette soi-disant conjugaison que de substituer les uns aux
autres les pronoms dje, tu, il», etc.; ces pronoms, d'ail-
leurs, se placent selon les circonstances en différents
endroits de cette agglomération de mots.
Le nombre de ces combinaisons est considérable : les
deux tiers de toute grammaire wolofe sont ordinairement
consacrés à la prétendue conjugaison. En somme, il ne
s'agit ici que d'apprendre à conn^aitre la valeur d'un
certain nombre de mots accessoires, de particules, et la
place à laquelle on doit les poser dans l'agglomération
qui constitue les mots. Ainsi la particule on, qui exprime
l'idée de notre imparfait, se place après le mot principal
et avant le pronom personnel : mas-nâ « j'ai », mas-on-nâ
« j'avais ». Mais ceci n'est qu'un exemple isolé, un
exemple des plus simples ; à première vue, les formes
sont ordinairement très-compliquées, et elles comprennent
souvent six, sept, huit éléments et plus : mas-agurnu-
won-sopa-sopà-hi « nous n'avions pas encore fait semblant
d'aimer » n'est qu'une seule et même forme composée de
différents mots agglutinés de façon à n'en faire plus
qu'un, et ayant tous un rôle fixe, une position fixe dans
cet assemblage. Les trois derniers éléments ont le sens
de <r ne pas faire semblant d'aimer » ; le premier indique
l'action elle-même ; le second dit qu'une action n'est pas
encore commencée ; nu est l'élément personnel ; won est
signe de l'imparfait. Ajoutons que ce mot n'est pas des
plus compliqués ; nous pourrions en citer une foule
— 33 -
d'autres qui semblent bien autrement touffus, mais le
procédé de formation est toujours le même.
De toutes les langues des nègres d'Afrique, le A/volof est
une des plus importantes au point de vue des intérêts de
la civilisation européenne. Les établissements français au
Sénégal sont en contact journalier avec les Wolofs, et
ceux-ci ont emprunté à notre langue un certain nombre
de mots.
Le long du fleuve du Sénégal, le wolof confine à la
langue arabe parlée sur la rive droite de ce cours d'eau,
et il s'étend au sud sur une grande partie de la Séné-
gambie ; le wolof est la langue du Dyolof, du Kayor, du
Walo, du Dakar, et on le parle également dans le Baol,
le Sine et la Gambie.
Groupe mandé. — Le mandingue occupe la moitié
méridionale de la Sénégambie et le territoire de la Haute-
Guinée ; le bambara est parlé un peu plus au nord, à
Test de la Sénégambie ; le somou, le véi, le téné, le
gbandi, le landoro, le mendé, le gbé$éy le tonuiy . le mano
font partie de la même famille.
Le GROUPE FELOUP occupe également la Sénégambie
méridionale et les régions situées un peu plus au sud ; il
est en contact de divers côtés avec le mandingue dont
nous avons parlé ci-dessus. Cette branche comprend de
nombreux idiomes : le feloup, sur la Gambie ; le filham,
sur le fleuve Casamanze ; le bola; le sérère; le pépel, dans
les îles Bissagos ; le biafada^ sur le fleuve Géba ; le
padjadéy le baga^ le kalloum, le iemnéy le boullom, le
cherbro, le kissi.
Le GROUPE SONRAÏ cst isolé. Il occupe la région du
fleuve Niger, dans la partie de son cours située le plus au
3
— 34 —
nord-esl (au sud-est de Tombouctou), vers le 45« degré
de latitude septentrionale. Le sonraï est donc parlé dans
une partie du Sahara du sud, et son territoire confine
à celui des Touaregs qui s'étendent plus au nord. On
peut dire d'une façon générale qu'if est parlé de Tom-
bouctou à Âgadès.
Le haousa, dont les dialectes sont nombreux, est en
quelque sorte la langue du' Soudan. Aucun autre idiome
de l'Afrique centrale n'est aussi répandu que le haousa ;
son territoire, au sud-est du sonraï, entre le Niger et le
pays de Bornou, est fort étendu ; c'est la langue com-
merciale de l'Afrique du centre. Le haousa est assez bien
connu, grâce notamment aux écrits du missionnaire anglais
James F. Schôn.
Les voyelles du haousa sont assez nombreuses. Outre
les a, ii u (le son « ou » du français) et leurs correspon-
dantes longues, un o et un e, il possède un e et un i
excessivement bref (qu'il est assez difficile de distinguer
l'un de l'autre) ; une labiale tenant le milieu de « a > et
de « » et qui peut être prolongée ; enfin un a et un
e sourds et gutturaux. Cette échelle des sons est assez
nuancée et donne au langage une certaine variété. Quant
au système des consonnes, il n'a rien de compliqué. A
côté des trois paires d'explosives ordinaires (p, t, k et b,
d, g), à côté des nasales m, n, des vibrantes r, l, des
sifflantes /*, s, z, s (le « ch » français, le « sh » anglais),
i (le « j » français), des chuintantes que nous transcri-
rions en français par « tch » et « dj », il possède une demi-
voyelle w (dont le son paraît être celui de notre « u »
dans c< nuit, fuite »), et une nasale analogue à celle de
l'anglais « king ».
— 35 —
Le genre, en haousa, peut être distingué non seulement
par l'annexion au mot' principal d'un mot accessoire dont
le sens est celui de « mâle i ou de « femelle »
(enfant + mâle = garçon, enfant + femelle = fille, et ainsi
de suite), mais encore par une terminaison ta ou nia dont
le sens n'est pas bien éclairci : sa « taureau », sania
« vache i. L'origine de celte terminaison doit évidemment
être la même que celle de l'autre procédé. Le pluriel
fun nom est indiqué de même par l'annexion d'une
particule (il y en a de plusieurs espèces), et parfois on
redouble la dernière syllabe du mot. Dans la pratique,
cette formation du pluriel présente certaines diftîcultés,
mais au point de vue de l'anatomie de la langue, il n'y a
rien ici que de très-simple et de très-compréhensible.
Point de déclinaison véritable, point de cas, ainsi, d'ail-
leurs, que dans toutes les autres langues agglutinantes.
C'est par sa position dans la phrase ou à l'aide de parti-
cules qui lui sont adjointes que le mot indéclinable prend
la valeur des dififérents cas du grec et du latin : morsa
« à lui », ma-ta « à elle », gare-sa « de lui, venant dé
lui ». Quant au mot qui est sujet de la phrase {<l dominus »)
et quant à celui qui est régime direct (c domintim »), ils
se trouvent désignés par leur place même : le dernier
est naturellement posé après le premier. S'agit-il, enfin,
d'exprimer la dépendance d'un mot par rapport à un
autre mot (< le nom du pays, la sœur du père » et
ainsi de suite, en un mot, la notion du génitif grec et
latin), le mot principal précède immédiatement l'autre
mol, ou bien l'on place entre les deux mots la particule
na, n au masculin, ta au féminin.
Comme dans toutes les autres langues agglutinantes^
— 36 —
c'est par raccumulation de mots passés à l'état de parti-
cules que se forment les prétendus temps et modes du
haousa. C'est affaire aux grammaires spéciales que d'énu-
mérer ces particules et d'expliquer leurs différentes ma-
nières de s'apposer les uns et les autres au mot principal.
A première vue, tout ce système semble un peu compliqué,
mais il n'offre point de difficultés dont une analyse uii peu
méthodique n'ait aisément raison.
Le GROUPE BORNou OU boumou est situé aux alentours
du lac Tchad, dans l'Afrique centrale, à l'est du haousa
dont nous venons de parler. Il comprend une demi-dou-
zaine d'idiomes, parmi lesquels le kanem et le téda, langue
des Tibbous, au nord et au nord -est du lac, le kanori, le
mourio, le ngourou.
Le GROUPE KRou (krou et grebo) nous ramène sur la
côte de l'Atlantique, près du fleuve Saint-Paul.
Le GROUPE EGBÉ OU ewé occupe les régions situées vers
la partie occidentale du golfe de Guinée, par le septième
degré de latitude et encore un peu plus au nord. On y
compte quatre idiomes apparentés les uns aux autres :
Yegbéy le yorouba, Vodjiy le ga ou akra.
L'iBO, autre rameau guinéen, est parlé dans le pays des
embouchures du Niger. Vibo est plus au sud, le nupé plus
au nord.
Un peu plus à l'est, par le septième degré de latitude,
se trouve le mitcw, idiome isolé.
Plus à l'est encore, au sud du groupe bornou et du
lac Tchad, est situé le groupe mosgou : mosgou, batta,
logcmé. '
Le BAGHiRMi, encore plus vers l'orient, au cœur même
de l'Afrique, s'étend au sud-est du lac Tchad.
— 37 —
Le MABA est parlé plus avant encore dans la même
direction et ne se rattache pas davantage aux idiomes qui *
Tenvironnent.
Enfin^ à l'est de l'Afrique centrale, placé au sud de la
Nubie et à l'ouest de l'Abyssinie, se trouve un autre
groupe de langues parlées également par des nègres, le
groupe des langues du haut-nil : le chilouk, sur la rive
gauche du Bahr el Âbiad ; le dinka^ sur la rive droite du
même fleuve ; le nouer, immédiatement au-dessous du
chilouk ; le barij vers* le cinquième degré de latitude et
encore plus au nord.
Répétons-le avant de terminer, les différents groupes
de langues parlées par les nègres d'Afrique, par les
nègres de ''la Sénégambie, du Soudan et de la* Guinée
supérieure, sont indépendants les uns des autres. Nous
avons cité la plus grande partie des vingt el un groupes
qui ont été reconnus jusqu'à ce jour : ces différents
groupes ne constituent pas autant de branches, autant de
ramifications d'une seule et même souche linguistique. A
la vérité, tous ces idiomes sont agglutinants, mais cette
analogie, ainsi que nous l'avons déjà dit et comme nous
le redirons encore, n'établit aiicun lien de parenté entre
les langues qui la possèdent. Pour tout dire, le wolof et
le hcumsa, le sonraï et le bari ne sont pas plus parents
les uns des autres que le basque n'est parent du japonais
et le magyar du tamoul.
§ II. - LANGUES DU GROUPE BANTOU.
Le domaine dé ces langues est considérable : on peut
dire d'une façon générale qu'elles occupent tout le sud de
- 38 —
TAfrique, abstraction faite des contrées où l'on rencontre
les Bochimans et les Hottentots. Au sud, elles atteignent
les environs du Cap ; au nord, elles confinent au groupe
éthiopien des langues khamitiques, aux langues des nègres
de Guinée, et dépassent un peu la ligne équatoriale. Leur
étendue en longueur correspond ainsi à la moitié de la
longueur totale de l'Afrique.
Un quart environ des Africains parlent les différents
idiomes de cette famille.
Les dialectes du groupe bantou sont nombreux et
remontent tous à une origine commune. Nous avons vu
qu'il était loin d'en être ainsi pour les langues parlées par
les vrais nègres africains au centre et à l'ouest de la
péninsule. La langue mère qui a donné naissance aux
différents idiomes de ce groupe est tout à fait inconnue,
mais il n'est nullement impossible que l'on arrive un jour
ou l'autre à en reconstituer les traits essentiels. Cette
reconstitution portera aussi bien sur le lexique que sur le
système grammatical.
Le nom général de langues des Cafres que l'on donne
parfois aux idiomes du groupe bantou est un nom con-
ventionnel. Ce mot de « cafre >, qui est d'origine sémi-
tique et veut dire « infidèle >, après avoir été appliqué
à toutes les populations du sud-est de l'Afrique, s'est
trouvé limité de plus en plus. On ne le donne guère
aujourd'hui qu'aux tribus qui s'étendent du nord-est delà
colonie du Cap jusque vers la baie de Délagoa.
Il y a donc lieu de faire quelque réserve lorsqu'on
donne le nom d'idiome cafre soit au kisoualiili dans le
pays de Zanzibar, soit au dialecte de Fernando-Po dans le
golfe de Guinée.
- 39 —
Le mot de < bantou > est préférable. C'est le pluriel du
mot qui signifie a: homme i^ ; il a le sens d' < hommes »,
de a population ]d, de <r peuple », et peut facilement
s'appliquer par extension à la langue elle-même.
La phonétique de toute cette famille est des plus riches
et ne manque pas d'harmonie. En principe, les mots y
sont formés par la préfixation t— et non la suffixation —
des éléments destinés à indiquer les relations et les modes
d'être de la racine principale.
On divise en trois branches les langues du groupe
bantou : une branche occidentale, une branche centrale,
une branche orientale ; et ces trois branches se divisent
à leur tour en différents rameaux. Voici leur énumération
sommaire d'après la classification adoptée par M. Frédéric
Mûller et M. Hahn (1) :
Branche de l'est : langues du pays de Zanzibar ;
langues de la région du ^mbèse ; [groupe cafir-zoulou. '
Branche centrale : sétchouana et tékéza.
Branche de l'ouest : congo, héréro, etc.
Les principales langues du groupe nord-est (région de
Zanzibar) sont : le kipokomo, un peu au sud de l'équa-
teur ; le kisouahili (par le. cinquième degré de latitude
sud) ; le kinika ; le kikamba ; le kihiaou, vers le treizième
degré. Le peuple le plus généralement connu d'entre
ceux qui se servent de ces idiomes est celui des Souahilis.
Un peu plus au sud nous trouvons les langues du Zam-
bèse, tété, séna et autres. Le niakoua, un peu plus au
nord-est, est parlé dans le pays de Mozambique.
Plus au sud encore, le zouloii et le cafir, fort rapprochés
(1) Grundzûge einer grammatik des herero. Berlin, 1857, p. v.
— 40 —
Tun de l'autre, et que les écrits des missionnaires anglais
nous ont fait connaître assez bien (1). Le premier de ces
idiomes est parlé par les Amazoulous, dans le pays zoulou
et la terre de Natal; le second par les Amakhosas ou
Cafres proprement dits, au sud du territoire de Natal.
Au cafir et au zoulou se rattache aussi le fingou, parlé
par les AmaGngous, les Amasouazis et quelques autres
peuplades peu nombreuses. Le groupe des Cafres du
sud-est s'étend ainsi de la colonie du Cap jusqu'à la baie
de Délagoa.
Des deux langues du gi*oupe central, le tékéza est le
moins connu.
L'autre, le sétchouana, l'est beaucoup . mieux. C'est la
langue des Bétchouanas, parlée plus au nord que le Ting-
tième degré de latitude, plus au sud que le vingt-cinquième.
Il comprend, à l'est, le sésouto^ langue des^ Basoutos ; à
l'ouest, le sérolonçy le sétlapi, langues des Barolongs, des
Batlapis, et d'autres idiomes encore.
Gagnons à présent la côte occidentale, la côte de
l'Atlantique. Le domaine du système de linguistique bantou
est moins étendu ici que sur la côte de l'océan Indien.
Au nord, il dépasse l'équateur de quatre ou cinq degrés
et confine aux langues des nègres proprement dits.
La division septentrionale de ce groupe occidental com-
prend la langue de Fernando-Po, le mpongoué, le dikélé,
Visoîtbotc, le doualla, le congo, qui de tous ces idiomes
est le plus important, et quelques autres langues peu
connues.
Plus au sud,' entre autres idiomes, il faut distinguer
(1) Âppleyard, The Kafir Language. Londres, 1850.
— 41 —
le bounda, langue d'Angola, et le héréro, parlé aux aien-
tours du dix-neuvième degré de latitude méridionale. Ce
dernier idiome confine, au sud, à un dialecte hottentot^le
nama.
La classification de M. Bleek est un peu différente (1).
Il divise toutes ces langues en trois branches distinctes.
La première comprend le cafir, le zoulou, le sétlapi, le
sésouto, le tékéza.
La seconde compte cinq subdivisions : tété, séna, makoua,
kihiaou; kikamba, kinika, kisouahili, kisambala; bayéiyé
(dans rintérieur des terres) ; héréro, sindonga (langue
des Ovambo), nano (dans le Bengouéla), angola ; congo,
mpongoué.
La troisième comprend le dikélé, le benga (dans les
îles de la baie de Corisco)^ le doualla, Tisoubou, la langue
de Fernando-Po.
Il est assez difficile de- se prononcer sur ce groupement.
On ne connaît point toutes les langues du centre de
TAfriquë méridionale ; de nouvelles découvertes, de nou-
velles études aideront sans doute à classer d'une façon
plus exacte les idiomes que Ton connaît déjà.
Il n'y a rien à dire de particulier des voyelles du
groupe bantou, sinon qu'elles se prêtent volontiers à des
contractions, à des suppressions euphoniques et à des va-
riations assez nombreuses, mais toujours bien motivées. Les
idiomes cafres sont plus raffinés en ceoi que beaucoup
d'autres langues agglutinantes. On rencontre chez eux de
véritables exemples d'harmonie vocalique, c'est-à-dire des
(1) Bleek. A comparative Gramtnar of Soulh-African Languages.
Londres, 1869, p. 5.
— 42 —
exemples de la voyelle d'une syllabe s*assimilant à la voyelle
d'une autre syllabe du même mot.
Le système des consonnes semble assez compliqué dans
les différents idiomes du groupe bantou. Cela tient surtout
à la grande quantité de consonnes doubles dont le premier
élément est une nasale : nt, nd^ mp, etc.
D'autre part, nous retrouvons ici une partie des c cla-
quements >, des consonnes « claquantes », dont nous
avons parlé lorsqu'il s'est agi de la phonétique du hottentot.
Les Cafres auraient emprunté aux Hottentots ces consonnes
particulières ; en tous cas, on ne les rencontre que dans
les dialectes voisins du hottentot, par exemple dans les
idiomes du rameau cafir-zoulou. Plus on s'éloigne de ce
voisinage, moins ces consonnes deviennent fréquentes.
Ainsi nous ne les trouvons pas en mpongoué. D'ailleurs,
dans les idiomes cafres, ces claquements ne peuvent pas
précéder d'autres consonnes (comme c'est le cas en hot-
tentot) ; elles ne font que tenir la place d'autres consonnes.
Des quatre claquements du hottentot, il n'y en a que
deux qui soient communément usités ici, notamment le
claquement dental. Des deux derniers, l'un est fort rare,
l'autre tout à fait inconnu.
Le nombre des autres consonnes est assez considérable.
Elles sont soumises à des lois euphoniques, et les prin-
cipes d'après lesquels elles correspondent les unes aux
autres dans les différents idiomes sont des principes régu-
liers. Un grand nombre de ces concordances sont aujour-
d'hui connues et déterminées (1). Le cafir paraît plus '
avancé que ses congénères dans les voies de l'euphonie.
(1) Bleek^ op, di , p. 81.
- 43 —
Les langues du système bantou ont ceci de particulier,
que le mot est formé chez elles, non point par des
suffixes, — c'est-à-dire par des éléments venant se placer
après la racine, — mais bien par des préfixes, c'est-à-dire
par des éléments placés en tête même de la racine.
Parmi ces préfixes, les uns désignent le singulier, les
autres le pluriel. En cafir, par exemple, les préfixes du
singulier sont i7i, isi^ w, ulu^ um ; ceux du pluriel sont
oha, anuiy imi, iziy izim^ izin, o. Ainsi umntu veut dire
i homme :» et abantu a hommes :» ; udade m sœur » et
odade c sœurs ». Cela n'est qu'un exemple particulier, et
les difiérents idiomes du groupe bantou n'ont pas tous
aujourd'hui les mêmes préfixes formatifs ; mais ces préfixes
d'apparence variée remontent cependant les uns et les
autres à des formes communes plus anciennes. Il a
existé à une époque que nous ne pouvons déterminer un
idiome bantou commun ; cet idiome s'est divisé en diverses
langues caractérisées les unes et les autres par des lois
euphoniques particulières, et la forme des préfixes de cet
ancien idiome s'est diversifiée naturellement dans les diffé-
rentes langues auxquelles il donna naissance.
Nous venons de parler des préfixes um, aba et autres
du cafir. La comparaison avec tous les autres idiomes du
groupe bantou montre que la voyelle initiale de ces pré-
fixes constitue réellement un autre préfixe.
Ainsi les mots umntu, abantu se décomposeraient de
cette façon : unn-ntu, a-ba-ntu^ et les éléments m, ba se-
raient (dans l'espèce présente) les vrais éléments dérivatifs
du mot. Le sésouto (dialecte sétchouana) dit motu au
singulier, batu au pluriel ; le séna munnto et vanttu ; le
kihiaou (dialecte de Zanzibar) mundu et vandu. Mais en
— 44 —
héréro nous retrouvons : omundu, ovandu ; de même en
Congo : omuntu, oantu. Les auteurs qui se servent du mot
c abantou » pour désigner l'ensemble de la famille feraient
donc mieux de s'en tenir simplement à celui de c bantou >
qui est un dérivé de premier degré.
Voici d'ailleurs un tableau des formes de ce mot au
singulier et au pluriel dans quelques-uns des idiomes qui
nous occupent :
Singulier. Pluriel.
kisouahili
mtu
watu
kinika
mutu
atu
kikamba
mundu
andu
kisambala
muntu
wantu
kihiaou
mundu
vandu
séna
muntto
vanttu
makoua
mûttu
attu
cafir
umntu
abantu
zoulou
umuntu
abantu
sétlapi
mothu
bathu
sésouto
m^tu
batu
tékéza
amuno
vano
héréro
omundu
ovandu
sindonga
umtu
oantu
nano
omuno
omano
angola
omutu
oatu
Congo
omuntu
oantu
benga
moto
bato
doualla
m4)tu
batu
isoubou
w^tu
batu
dikélé
mutyï
batyi
-45-
L'élément qui a pour mission d'indiquer la notion du
cas se place également avant le nom. En héréro, par
exemple, le jsigne de l'instrumental étant ruiy nous avons
mmtindu ou nomundu c avec l'homme :». Il y a ici appli-
cation d'une loi euphonique : la forme première était
momundu pour na + omundu. En cafir, où « homme. *
se dit umntu et c hoiûmes" > ahantu, ainsi que nous
Tavons vu, ngomntu veut dire c avec l'homme » et
ngabantu « avec lés hommes d ; ici le signe de l'instru-*
mental est nga (correspondant à na du héréro). Nous
voyons comment il se préfixe au mot formé par un pre-
mier élément dérivatif, soit singulier, soit pluriel. Cela est
excessivement simple.
Le nom adjectif se forme avec le même élément déri-
vatif que le nom substantif auquel il sert d'épithète ; s'il y a
une différence, elle est au moins très-petite. 'Le mot kulu
signifiant < grand t> en cafir, on dit umntu omkulu
« homme grand }», abantu abakulu « hommes grands :».
Le mot into « chose :» étant au pluriel tzinto, on dit, dans
cette même langue, into mkulu (l chose grande :», izinto
ezinkulu « choses grandes ». En un mot, l'adjectif con-
corde forcément, quant à sa formation même, avec le
mot substantif qu'il qualifie. Dans une même phrase
donc, le mot kuhi « grand > pourra se voir juxtaposer
quatre ou cinq préfixes différents s'il est répété quatre ou
cinq fois et sert d'épithète à autant de mots formés au
moyen de tout autant de- préfixes différents. Nous avons
pris un exemple en cafir ; nous eussions pu le prendre dans
toute autre langue du groupe bantou. Le procédé est le
même dans toutes ces langues ; de là les noms de langues
allitérales, de langues concordantes, qu'on leur a donnés.
— 46 —
Le mécanisme de la façon d^exprimer les notiofns de
temps et les notions de modalité peut paraître assez compli-
qué, au premier abord, dans le système bantou. Au fond ce-
pendant il n'en est rien. Ici, comme dans toutes les langues
agglutinantes, il n'y a qu'une agglomération de racines
juxtaposées intimement, une dérivation pure et simple.
La vraie caractéristique des langues appartenant à ce
groupe, c'est la formation de leurs mots au moyen de pré-
fixes, d'éléments placés devant la racine ; c'est sur ce
seul et unique point qu'il était utile d'insister d'une façon
particulière.
HOVELACQUE.
LES DÉESSES DES EAUX
DANS
LE RIG-VEDA
Quiconque a subi pendant plusieurs semaines les souf-
frances d'une température brûlante, a tourné en vain les
yeux vers tous les points d'un horizon impassible, et dans
la vaste étendue d'un ciel trop pur n'a pu découvrir un
nuage précurseur d'un temps moins chaud ; quiconque a
vécu aux champs et par un été de sécheresse a vu la
nature se flétrir, l'herbe jaunir ou ne pas pousser, les
— 47 —
bestiaux errer en vain à la recherche d'une pâture trop
rare, les bergers et les laboureurs prévoir avec douleur
la mort des troupeaux et la perte de la récolte ; quiconque
aura observé ces drames naturels si poignants comprendra
le culte des Aryas pasteurs et agriculteurs pour Teau qui
féconde, pour Teau qui vivifie, pour l'eau qui chasse la
mort. Et si on se reporte au cUmat de l'Asie centrale, de
ces plateaux baignés par deux fleuves rapides, mais dont
l'influence ne s'étend pas bien loin dans les steppes, on
s'expliquera aisément l'adoration des Aryas pour l'eau
sous toutes les formes où elle se présente : source, étang,
ruisseau, fleuve d'une part, torrent et pluie d'autre part.
Du reste, le culte des ondes et des fontaines nous apparaît
dès une antiquité très-reculée, car nous le trouvons
encore très*-important dans toutes les mythologies indo-
européennes, et son caractère tout fétichiste et en même
temps commun à la race dans toutes ses branches nous
prouve son origine antique et bien antérieure à l'époque
de la séparation des tribus aryennes. 11 suffit, pour
appuyer cette thèse, d'étudier le culte des Eaux en
elles-mêmes, témoin de cette période primitive où la
nature inanimée était douée de toutes les fonctions vitales
par l'humanité déjà si poétique dans son enfance.
Ces Eaux, ces Apas, sans avoir l'importance considérable
d'autres divinités, si on juge de cette importance par le
nombre d'hymnes qui leur sont adressés, occupent néan-
moins une place considérable dans la cosmogonie védique ;
un passage de l'hymne 50 du V/« Mandata les appelle
mères des créatures :
7 Yûyâm M sthâ bhisajo mâtrtawâ viçvasya
sthâtur jayaio janitriJi,
— 48 —
7 Vous êtes certes des remèdes et les mères les
plus maternelles de tout ce qui est fixe et de tout ce qui
est animé.
* Mais à côté de ce caractère de € mères > qu'elles pos-
sèdent, les Ondes partagent avec Agni^ leur petit-fils, le
don de purification. Par exemple, dans l'hymne 17 du
X* MançlaUbj nous trouvons ceci :
10. Apo asmân mâtarah çundhayanthu ghftena no
ghftapvah punantu viçvam ht ripram pravahanti devîr ud
id âbhyah çudir a pûta emi.
10. Que les Ondes mères nous lavent, qu'elles nous
purifient avec le ghrta, celles qui purifient avec le ghrta !
Ces déesses enlèvent à coup sûr tout péché, et je m'éloigne
d'elles certainement lavé et pur.
Dans un autre hymne, le 9® du X^ Mandalai^ on considiie
encore ce même caractère naturaliste auquel se joignent
quelques traits tout théologiques, tels que celui de la
purification assez vraisemblable, et celui, plus étrange, de
la maternité d'Agni, le feu (1). Enfin, point intéressant,
elles sont en rapport avec Somay la boisson <îéleste et le
dieu de cette boisson. Véritables Bacchantes, Napées
indiennes, elles l'ont pour amant sous le nom de Vênas
(oîvoç, ocvàç, = Fotvoç, Foivàç) le viu.
Suivant un autre hymne, le 47« du VI fi Mandata, dans
les eaux gît un principe, une essence dont nous ignorons
la véritable signification. Mais nul doute que ce principe
ne soit rattaché au caractère maternel des Ondes, mères
à'Agni, c'est-à-dire le feu, principe vital universel. 11
(1) Voir pour plus de détails mon travail sur Agni petit- fils des
Eaux. Paris, 1869, Maisonneuve et Gi«, éditeurs.
— 49 —
faut aussi remarquer l'origine céleste des Ondes : devânâm
api yanti pâlhah, «c elles suivent la voie des dieux >,
c'est-à-dire elles viennent du ciel ; en un mot, c'est le
phénomène de la pluie dont il est ici question, et c'est
d'autant plus vrai qu'au verset suivant nous trouvons
ceci: yâbhya Indro aradad gâtum ûrmim a auxquelles
lûdra a ouvert un chemin aisé :». C'est de cette pluie que
se forment les rivières, SindhavaSy ainsi qu'on les appelle
à I4 fin de cet hymne.
Il n'est pas inutile, à ce propos, de signaler ici un
hymne adressé aux rivières de l'Inde avec leurs noms.
Cet hymne, le 75® du X^ Mançlala, est vraisemblablement
d'une époque postérieure à celle où fut composée la géné-
ralité des hymnes du Rig ; Varu7m y est déjà considéré
comme dieu des eaux, et il y est question du Gange et de
la Yamunâ, ce qui reporte la date de cette pièce au temps
où les Aryas n'occupaient plus seulement la vallée de
rindus et la Pentopotamie, mais s'étaient déjà emparés
de l'Hindoustan, c'est-à-dire à la lin de la période
védique (1).
En revanche,, le culte tout fétichique de la rivière, ce
culte si prolongé dans l'Inde avec le Gange pour objet,
n'est pas inconnu aux Richis et* remonte bien haut dans
le temps. Il existe entre la vallée de l' Indus et la partie
septentrionale de l'Inde un petit cours d'eau, faible pro-
duit des glaciers de l'Himalaya, qui, après une course
torrentueuse dans certaines saisons, va se perdre dans les
sables du désert du Scinde. C'est la Sarasvati dont le
(1) Voir la traduction de cet hymne dans les Sanskrit texts de
M. Muir, t. V, p. 344.
— 50 —
nom s'est perpétué à travers les siècles depais l'invasion
aryenne jusqu'à nos jours. On se demande à présent
pourquoi cette petite rivière a été chantée par les poètes
védiques à l'égal de puissantes divmités, pourquoi fut-elle
choisie à l'exclusion de cours d'eau imposants comme
ceux qui arrosent le Penjab. Écoutez les hymnes; ils
répondront.
R. V., X, 95 : 1. Dans son cours fertilisateur, la Saras-
vatî s'avance ; c'est un rempart, une porte de fer. Marchant
en avant comme sur un chariot, cette rivière surpasse
toutes les autres eaux.
2. Seule entre les rivières, la Sarasvatî a senti, elle
qui, pure, va des montagnes à la mer, elle qui connaît
les nombreuses richesses de l'univers, a versé de l'eau et
du ghrta pour les hommes.
Comme le fait remarquer, cette fois justement, M. Max
Millier, ce texte prouve la haute antiquité de l'hymne
védique, puisque nous y voyons que la rivière adorée
allait alors des montagnes à la mer, yâti giribhyah a
samudrât, tandis qu'aujourd'hui la Sarasvatî se perd
dans les sables bien loin de l'océan Indien. Et qu'on ne
croie pas que cette transformation soit récente. Tous les
auteurs hindous de la .période dite classique, dont le
commencement remonte à bien des siècles avant notre
ère, tous ces auteurs décrivent la Sarasvatî telle qu'elle
est à présent. Au contraire, dans le Rig-Véda, pas un
mot de ce phénomène d'absorption dans les sables :
c'est « la plus forte des rivières » apasâm apah-taniâ,
c'est « la mère des rivières > sîndhumatây c'est la
meilleure des rivières j) nadîtamâ ; il y a donc eu
entre la période védique et la période dite classique un
- 54 —
changement géologique assez important poui^ qu'une grande
rivière adorée^ à l'exclusion du formidable Indus et de ses
magnifiques affluents, soit devenue l'insignifiant cours
d'eau qu'on connaît aujourd'hui. Et si l'on songe à la
lenteur des transformations géologiques, lenteur démontrée
ou à peu près par la science moderne, ennemie des
cataclysmes comme des miracles, on peut se convaincre de
la nécessité de rejeter l'époque védique singulièrement
loin à travers les âges.
Le caractère fertilisateur de l'eau est l'objet principal
du culte de la Sarasvatî ; ce n'est pas seulement comme
frontière des Aryas que ceux-ci l'adorent, ainsi qu'on
peut le voir dans des passages du 95® hymne du VIfi Man-
data, c'est encore comme type de ce pouvoir fécondant
qui existe dans l'eau et par conséquent dans' les fleuves.
Ceci conduit à voir dans la Sarasvatî védique, non plus
seulement une rivière sacrée, mais encore une divinité de
la pluie, une compagne du dieu de l'orage. L'hymne 61
du Je Mandata contient de nombreuses preuves de ce
fait; comme Indra, elle tue un Pani (démon) puissant
et gigantesque, çaçvantam âcakhâdâvasam Panim, elle
aide Indra dans sa lutte avec Yrtra^ elle est appelée
meurtrière de Yrtra, vrtraghnî, elle est invoquée dans
les combats, vâje-vâje havyâ bhût. Dans d'autres hymnes,
dans le 49® du V/® Mandala par exemple, elle est ainsi
nommée : « Fille du tonnerre, à la splendide existence,
Sarasvatî, épouse d'un héros i> (Pâvirâvi kanyâ citrâyuh
Sarasvatî virapatnî). Dans le 96® du VII^ Mandala,
Marut'Sakha « compagne des Maruts ». N'est-ce pas là
une déesse guerrière, une Belloné indienne, la pluie d'orage
qui accompagne la foudre? D'autre part, si les textes la
— 52 -
font venir des montagnes, ils la font aassi venir du
ciel : c Que du ciel, que de la grande montagne, Saras-
vatî honorée vienne à notre sacrifice i^ fâ no divo brhatah
parvatâd â Sarasvati yajatâ gantu yajnam. R.-V., M. V,
h. 43, il) ; elle suit une voie d'or, hiranyavarttini,
c'est-à-dire qu'elle descend du ciel ; elle règne sur l'atmos-
phère, rajo antariksam, elle est la personnification de la
fécondité, elle est riche en nourriture, vâjinîvatî, elle
possède toutes les énergies vitales, viçvâ âyûnsi; c'est
donc bien encore la déesse de la pluie de l'eau céleste
qui, tombant de la nuée, si souvent appelée montagne,
sur la terre, à la grande joie des hommes, fait pousser
les récoltes, sources de vie pour les troupeaux et pour leurs
pasteurs.
On l'honore du nom de devilamâ c la plus grande des
déesses », et sa puissance sur la génération la fait nommer
ambitamâ c la meilleure des mères >. Cette dernière
épithète est d'une certaine importance au point de vue de
la mythologie comparative : la forme ambitamâ est le
superlatif d'un nom, fait linguistique inconnu aux langues
classiques, mais qui a lieu en sanskrit, et ce nom arnbâ
« mère » a pour diminutif la forme ambikâ n petite
mère », qui est le nom de la sœur de Rudra, le dieu du
vent orageux. On le voit, les rapports de Sarasvati avec
Indra, le dieu de la foudre, héros tueur de démons, son
époux, et avec Rudra, dieu de la tempête, sont trop
frappants pour ne pas voir en elle seulement une rivière
divinisée, mais bien encore et plutôt la 'déesse de la
pluie ; son nom de Sarasvati, composé de saras ( eau >
et en même temps < rapidité >, et de vati, féminin de vat
c plein de, doué de », s'applique également bien à l'impé-
- 53 —
tueuse rivière, ûUe de THimalaya, et à la déesse de la
pluie torrentielle et fécondante qui, victorieuse au prin-
temps de l'hiver et en été de la sécheresse, répand avec
profusion la fertilité et la vie sur la terre au milieu des
grondements de la foudre, et des cris et des sifflements de
la tempête.
Enfin, nous la rencontrons dans les hymnes védiques
sous une troisième et non moins importante physionomie,
véritable triple Hécate du Sapta-Sindhu. Comme son
caractère de déesse de l'eau fécondante lui donne un rôle
dans le sacrifice par cette éternelle confusion que font les
Richis entre l'eau de pluie, la boisson d'immortalité,
amrta, le beurre du sacrifice, ghrta, qui devient au ciel
la boisson des dieux, et la libation de Soma à qui le
même sort est réservé, rien d'étonnant à ce qu'elle
prenne une part importante aux rites sacrés, à ce qu'elle
soit invoquée en compagnie des cérémonies saintes per-
sonnifiées et divinisées telles qu'//a, le chant religieux,
Bharatî, l'œuvre pie, Hotrây l'offrande, et d'autres. Déesse
de la gloire et de la renommée, protectrice des Aryas
dans les combats, « la divine Sarasvati, montée sur un
même char, vient avec les offrandes et les Mânes ]»,
Sarasvati yâ sarathûm yayâtha svadhâbhir devi pitfbhir
madantî.
Son sort mythique ne se termina pas ainsi. Après les
siècles où les Védas furent composés, elle devint la grande
muse de l'Inde, l'inspiratrice des Richis et des poètes, la
déesse de la sagesse et de l'éloquence. Épouse du héros
Indraj elle fut confondue avec Vâé, la parole sainte (le
^oyoç, le Verbum hindou), elle aussi femme à'Indraj et
probablement à l'origine sa voi {vâé=^ vox, lat.) formi-
— 54 —
dable, le roulement du tonnerre. Puis les spéculations
des théologiens de la vallée du Gange ou des forêts des
monts Vindéhyas en firent à la fois l'épouse et la créature
ou l'émanation de Brahmâ.
Que dire maintenant de Sarasvat^ forme masculine de
la grande déesse de l'eau ? Trois versets de l'hymne 96 du
VIfi Mandata sont les seuls endroits où il en soit jamais
fait question dans le Big*Véda.
Nous sommes là très-probablement en présence d'un
dieu procréateur avant tout, sorte de génie qui n'est pas
sans une lointaine analogie avec ces fleuves dont les amours
avec les nymphes devaient être en Grèce les symboles du
principe fécondant de l'eau.
Nous ne pouvons terminer cette courte étude sans
parler des nymphes, des ondines de l'Inde, les séduisantes
ApsarasaSj appartenant surtout à la mythologie brah-
manique, car on ne fait mention d*êlles que rarement
dans le Rig-Véda. On peut lire dans le V® volume des
Sanskrit texts de M. Muir (p. 309 et 345) qu'elles sont
mentionnées dans l'Athava-Véda comme les belles épouses
des Gandharvas, douées de la faculté de se métamorphoser
en toute sorte d'êtres, mais qu'il faut les redouter parfois,
car elles rendent les hommes fous. Vu leur nom d'Apsara-
sas dérivé de âpa c eau >, il était bon de parler d'elles à
l'occasion des ondes divines, mais leur place nous semble
devoir être plutôt dans la compagnie des divinités des
nuées, si étroitement liées du reste avec les divinités des
eaux.
Girard de Rulle.
— 55
SATAN OU LE DIABLE
I
Abstraction faite des révélations, qui sont à la base de
toutes les religions positives et dont nous n'avons point à
nous occuper dans un travail d'analyse de la nature de
celui-ci, nous devons admettre comme scientifiquement
démontré qu'il y a eu pour l'homme une période de
début purement animale. Cette période, qui précéda sur
la terre l'éveil de la conscience personnelle, est figurée
par la vie innocente et heureuse de l'Eden jusqu'au jour
où Adam eut touché au fruit de l'arbre de la science.
Si la malédiction qui semble peser sur l'homme et ne
Tabandonne qu'à la tombe commence à se faire sentir à
lui dès l'instant où l'œil de son esprit s'ouvre à la lumière
des choses, c'est que l'individualisation, au point de vue
fatalement panthéiste des premiers âges, ne pouvait être
que le mal. Résultant de ce qu'on aurait pu appeler par
analogie le mouvement périphérique de la molécule dans
le sein de l'universelle unité, au centre d'attraction de
laquelle elle paraît tendre de plus en plus à échapper,
entraînant dans sa révolte tout un cortège séduit, elle
n'est arrivée à se constituer à part qu'en s'opposant au
divin ensemble. Au-delà du monde sensible, dans l'éter-
nité abstractive, quand elle n'était encore qu'idéale, on la
concevait déjà, en effet, comme ujie opposition au Divin.
— 56 —
C'est ainsi que Satan, la première créature de Dieu,
devient aussi son premier adversaire (1). Son nom même
le dit ; le mot de Satan, en effet, a d'abord signifié oppo-
sant, et n'a été pris pour tentateur que par une extension
de sens survenue plus tard. On lit au livre des ^ombres
que Balaam, fils de Siphor, suivant sur une ânesse les
envoyés de Balac, roi de Moab, un c ange du Seigneur »
vint contre lui dans le chemin : obviam illi. Or, le mot
traduit ici par contre, en latin obviam, est satim en
hébreu; et le texte porle littéralement: Et Vange de
Jehovah fut à Satan à lui en son chemin (2). Quelques
versets plus loin, l'ange, apostrophant le prophète, lui
dit : Je $uis venu pour m'opposER à toi, ou, selon le
texte hébreu, pour t'être satan (3). Nous citerons encore
quelques passages. Les princes des Philistins, par exemple,
au moment de livrer bataille à Aphec contre les Israélites,
campés à la fontaine de Jizreel, viennent enjoindre impé-
rieusement à leur roi Achis de renvoyer David, qui était
dans son arrière-garde, de peur, disent-ils, qu'il ne se
tourne contre nous, ou, d'après l'original, qu'il ne nous
soit SATAN, quand nous aurons commencé à combattre (4).
Dans le second livre de Samuel (5), David répond à Abisaï,
qui venait de lui adresser quelques paroles ironiques:
(1) Apocalypse, XII. Le Satan auquel nous faisons allusion ici n'est
pas celui de l'Ancien Testament, mais le Satan de l'Apocalypse et de
la Tradition, celui qui combattit Dieu dans le ciel et à l'empire duquel
le baptême chrétien arrache le nouveau-né.
(2) Nombres, ch. xxu, v. 22. - îS ptt^S nilS mn> ^«Sû
9 * * •••• • •
(3) Nombres, xxii, v. 32.
(4) I Samuel, xxix, 4.
. (5) II Samuel, xix, 22.
— 57 —
Qu'y a-t-il entre vous et moi ? Pourquoi aujourd'hui me
devenez-vous satan ? La Vulgate a traduit : Cur efficimini
mihi hodiè in satan. Et un annotateur intelligent explique
en marge le terme de satan par adversarii (4), sens
parfaitement littéral et qui, d'ailleurs, résulte du contexte,
comme il est facile de s'en rendre compte en se reportant
au chapitre indiqué. Le Maistre de Sacy a donc eu tort de
faire dire par la Vulgate : Pourquoi me devenez -vou^
aujourd'hui des tentateurs? Au premier ou, selon la
recension vulgate, au troisième livre des Rois, on lit encore :
f Le Seigneur suscita des satans (adversaires) à Salomon
dans les personnes de Hadad et de Rezon (2) i». Ce sens,
du reste, est celui que justifie le mieux l'étymologie, qui
ne saurait être, en effet, que le radical satan^ avec la
signification à'empêcher ou faire obstacle^ en latin adver-
sari. La tradition s'en est d'ailleurs conservée jusque dans
le Nouveau Testament, où Jésus, en disant à Pierre :
Retire-toi de moi, satan, tu m'es un scandale ou un
OBSTACLE, n'a évidemment voulu reprocher par là à son
disciple que de contrarier sa volonté présente : c'est ce qui
ressort du contexte.
Jusque-là, néanmoins, satan n'est encore qu'un mot ;
ni le Pentateuque ni les livres historiques ne connaissent
de personnalité de ce nom. Â Job seulement commence,
quoique tout à fait subordonné, le rôle du Contradicteur
personnel, et' cette circonstance semble rapprocher la date
du poème et trahir déjà une influence mazdéenne, modi-
fiée par des idées monothéistes. A partir de la période
(1) Biblia, etc., juxta Vulgatam editUmem. Parisiis, ex offîcina
Pétri Regnault, 1543.
(2) I Rois, XI, 14, 23.
— 58 —
prophétique, Satan prend possession d'une individualité
plus puissante. Dans les psaumes, on compte déjà avec
lui, et dans Zacharie (1) on le voit debout à la droite de
Fange du Seigneur, pour lui faire opposition : %U adver-
setur ei. Mais, à mesure que les rapports avec les Perses
deviennent plus fréquents, Satan paraît grandir, et quand
arrive la nouvelle religion, par lui s'expliquent toutes
les contradictions du dogme ancien et se résolvent toutes
les objections tirées de l'existence du mal. C'est alors qu'il
s'élève à la hauteur d'un principe. Il voulut, disent les
traditions chrétiennes, se faire semblable à Dieu, c'est-à-
dire s'affirmer personnellement, opposer son unité dépen-
dante, relative, et par conséquent mensongère, à l'unité
absolue, souveraine, indépendante, seule vraie, et il fut
précipité du ciel avec les anges que séduisit son audace (2).
Il est^ selon les mêmes traditions, le prince de qe monde :
prinœps hujm mundi, et c'est à lui que Jésus fait allusion
quand il dit qu'il est venu pour le chasser (3). Tout ce
qui naît sur la terre lui appartient en effet de droit;
l'enfant qui sort du sein de la mère est un adversaire, un
ennemi de Dieu. Toute naissance est maudite : pereat
dies in quâ natus sum (4). Le monde est bien le domaine
de Satan, et c'est de bonne foi que, dans le désert, le
Diable a pu promettre à Jésus de lui donner tous les
royaumes pour une adoration. Je crois que, si la rigidité
de la formule monothéiste n'y eût répugné, au lieu de
dire, avec un profond logicien des premiers siècles du
(1) Ch. m, V. 1 .
(2) II Pierre, u, 4; Jud., 6; Âpoc, xn, 9, etc.
(3) Saint Jean, xu, 31. .
(4) Job, ch. III.
— 50 —
christianisme, que la création fut le péché de Dieu,
comme Schelling a dit depuis qu'elle était la chute de
Vabsolu, on en eût fait volontiers Tœuvre de Satan. Mais
il fallait éviter de paraître autoriser le dogme du double
principe en faisant de ce Satan créateur une puissance
réelle, et pour expliquer le mal originel, on préféra con-
sacrer contre Manès Thypothèse d'une permissit)n de
Tunique Tout -Puissant. Nous devons néanmoins recon-
naître que ce n'est point le christianisme qui a le premier
imaginé cet essai de conciliation ; il l'a reçu dans l'héri-
tage en bloc des doctrines pharisaïques de Jérusalem.
La Bible, d'ailleurs, qui explique tout par la volonté
libre d'un Dieu ne devant de compte à personnç, avait
déjà fait du grand Opposant, de ce Satan que le sensua-
lisme de son interprétation évhémérique ne lui permettait
pas de comprendre, un vil instrument des caprices de
Jéhovah. Dans le Uvre de Job, ce n'est plus, en effet,
qu'un être fantastique, méchant sans raison, qui incite
Dieu contre le juste et dont la ruse finit par triompher
des hésitations du Seigneur. Job lui est livré ; mais s'il
peut, avec autorisation supérieure, amasser sur lui tous
les maux, il n'a pas permission d'attenter à sa vie, et
il n'agit que dans la mesure qui lui a été prescrite.
Nous ne contestons pas la sainteté de la résignation; il
y a dans cet état, pour l'homme qui s'y asseoit avec
conscience, quelque chose de trop noble, de trop élevé, et
qui, par le frein qu'en reçoit le sens individuel exclusif,
maintient en communion trop intime avec l'ensemble divin,
pour que nous n'en reconnaissions pas tout le prix. Nous
savons que, si elle est un prétexte commode pour les natures
paresseuses et arrête l'élan des esprits incertains, elle fait
- 60 —
aussi le stoïcisme des âmes conscientes. Ce n'est donc pas
une condamnation que nous prononçons sur le juste Hus-
site ; nous voulons seulement dire que, dans le livre
auquel il a donné son nom, la notion du Satan est
amoindrie ; que ce n'est plus et ne pouvait plus être, du
reste, depuis l'absorption de toutes les énergies divines
dans une même personnalité transcendante, qu'un argu-
ment provisionnel destiné à soumettre les répugnances de
la raison, à la plier elle-même à la possibilité du mal
avec un Dieu très-bon, auteur néanmoins de toutes
choses, shiè quo nihil factum est. La domination ira-
nienne, par la lutte qu'elle amena entre le mazdéisme et
la doctrine de l'unité de principe, exaspéra à tel point la
fureur monothéiste des prophètes d'Israël, qu'ils ne vou-
lurent même plus de ce diable, si déformé pourtant et si
enlaidi, et qu'Isaïe, dans le zèle de sa réaction, ne craignit
pas de faire dire à Jéhovah : Cest moi qui forme la
lumière et fais les ténèbres. C'est m^i qui produis la paix
et qui crée le mal (4).
L'unité divine transcendante, comme les Sémites la com-
prenaient, devait d'ailleurs exclure Satan. Dans le mono-
théisme rigoureux des prophètes. Dieu est un, et il est tout
ce qui est ; il est le bien comme il est le mal ; car, en dehors
de lui, il n'y a rien, et c'est une impiété d'admettre qu'à
côté de sa toute-puissance il puisse exister une énergie quel-
conque. Isaïe cependant n'a pas voulu dire que le mal, tel
que nous le concevons, nous, enfants de Prométhée, soit
en Dieu, ou que Dieu soit aussi le mal. Pour traduire sa
pensée dans notre langue, nous nous exprimerions ainsi :
(1) Isiae, XLV, 7.
— 61 —
Ce que Dieu, veut est bien ; et quoique, à nos yeux, il
soit mal de tuer son enfant, si Dieu le commande, il sera
bien de le faire ; il y aurait mal, au contraire, à déso-
béir. Abraham a été loué d'un empressement que nous
condamnerions, nous, comme barbare, si, devant la
Bible, nous n'avions coutume d'abdiquer l'esprit de notre
race; et Saûl, dont nous exalterions l'humanité et la sa-
gesse pour avoir épargné Agag, les troupeaux et tout ce
qu'il y avait de bon et d'utile chez les Amalécites vaincus,
est rejeté comme impie : pro eo quod abjecisti sermonem
Domini, abjecit te ne sis rex (4). En d'autres termes, la
distinction du bien et du mal, qui, pour les civilisations
modernes issues de la Grèce et de Rome, est fondée sur
une appréciation naturelle, n'a d'autre base, dans les
théocraties, que la volonté divine révélée. Là, le bien est
ce que Dieu veut, le mal est ce qu'il ne veut pas. Dans cet
état, la raison, dont le contrôle serait une impiété et l'ap-
probation une inconvenance, n'est pas même légitime-
ment autorisée à se donner la petite satisfaction de dire
que Dieu ne veut que le bien. Dieu veut ce qu'il veut, et
il n'appartient pas à l'homme de qualifier ses actes. Il
l'a créé uniquement pour l'adoration, et quand il a parlé,
tout doit se taire : obtumescat terra coràm Domino.
La Bible n'a donc pas pu avouer Satan ; dans le mono-
théisme jéhovite, il n'y avait pas place pour lui. Il ne
serait pas vrai de dire, en effet, que le méchant génie du
livre de Job, génie subordonné, sans initiative, ait rien
de commun avec le superbe Satan de l'Apocalypse (2), qui
(1) Samuel, xv, 23.
(2) Gh. xn.
— 62 —
fit la. guerre à Dieu et dont Torgueil indomptable ne
serait vaincu que si les siècles devaient finir. Celui-là est
vraiment prince et rappelle tout k fait l'Ahriman du
mazdéisme, le grand adversaire de l'Être divin. Gomme
lui, il est le dragon, l'ancien serpent (4) : le sens et la
figure sont les mêmes. S'il est vrai, comme le prétendent
bien des mythographes, que le serpent replié sur lui-
même soit l'image de l'orbe cosmique (2), et que les
divinités ophiques en général symbolisent plus particuliè-
rement les formes de la création, l'idée du Satan-dragon
de l'Apocalypse, d'Ahriman et de Typhon (3) doit en rece-
voir quelque lumière. Le véritable Satan, c'est le roi de
ce mondé, le mailre à qui appartient tout ce qui vit
d'une vie propre, en opposition avec l'unité divine ; celui,
enfin, à l'empire duquel Jésus, comme nous le disions
plus haut, serait venu arracher toutes choses (4).
Il n'y a que le Divin qui puisse dire avec pleine raison :
Je suis celui qui suis, ego mm qui sum. Tout ce qui
s'affirme et Veut être soi-même en dehors de Lui est un
contradicteur, un adversaire. La tradition musulmane met
(1) Apoc, XII, 9.
(2) Phœnices in sacris imaginem (mundi) exprimentes draconetn
finxerunt in orbem redactum caudamque suam devorantem, ut appa-
reat mundum ex seipso ali et in se resolvi, (Macrob. Saturn., I, 9. Cf.
HorapoUo, i, 2.)
(3) Typhon est d'origine phénicienne, et paraît être le même que
Siphon, hébreu ÏISS. Le T \^) pour S (ï) est une permutation fré-
quente dans la prononciation araméenne, comme Tyr pour Syr ou
Sour, Quant au sens de Typhon ou Syphon comme serpent^ il ressort de
la comparaison des textes suivants : Isaïe, xi, 8; Jérémie, viil, 17;
Malala, p. 197; Strabon, xvi, 2, p. 386; Plularque, De Is,, ch. l,
19, 75.
(4) Saint Jean, xu, 31.
— 68 —
dans la bouche du prophète arabe, parlant de Dieu, ces
paroles, qui semblent n'être que TécHo affaibli de la
conscience des premiers âges : c Oh ! Lui ! Qui est Lui et
qui n'est pas Lui, sinon Lui (1) ! » L'être est un ; la vie
est une. En disant, à l'égal de Dieu : Je suis, la parcelle
individuelle ment, et son affirmation par l'existence,
œuvre de Satan, est un crime que la mort doit et peut
seule expier : yeccatum per unum in mundum intravit
U per peccatum mors (2). Comme la mort est fatale,
que, dans l'ordre matériel, elle explique la vie, impossible
sans elle, il résulte que le péché, dont elle a été la con-
séquence, ne saurait être que la vie elle-même. En
admettant d'ailleurs que l'apôtre n'ait voulu parler qu'au
figuré, il n'en est pas moins vrai que, dans la Genèse (3),
Dieu avait fait de la mort une menace contre le péché, et
que, d'après l'enseignement de l'Église chrétienne, n'eût
été le péché, la mort n'aurait pas été non plus. Le pas-
sage cité de saint Paul peut donc être pris pour ce qu'il
sonne, sans qu'il y ait atteinte contre l'orthodoxie. Dans
tous les cas, que ce soit de saint Paul, de la Bible ou de
la Tradition que l'on argue, le sens littéral de cette doc-
trine a un côté vrai, et la conclusion qui se présente est
celle-ci : Le péché, c'est la vie de ce monde !
D'autre part, quand le premier péché est dit avoir
été l'orgueil, on ne peut l'entendre, pour Adam et Eve
comme pour Satan, que d'une tentative ambitieuse pour
s'égaler à Dieu, c'est-à-dire pour réaliser cette affirmation
d'indépendance : Je suis. Notre mot français orgueil, du
(1) Gobineau, Traité des inscriptions cunéiformes, t. II, p. 118.
(2) Epist. Pauli ad Romanos, v. 12.
(3) Ch. u, 17.
— 64 —
radical grec o/)yâv, qui signifie enfler et fermenter^ me
parait rendre la chose par une figure très-juste, et je le
préfère au latin superbia. Le Coran (1), parlant d'Eblis,
le Satan musulman, dit que, désobéissant à Dieu, il s'enfla
d'orgueiL
Tel est le péché d'origine, péché que chacun de nous
contrjicte fatalement par le seul fait de sa naissance, en
prenant possession d'une vie propre, et que le baptême a
la prétention d'effacer. Le baptême, en effet, d'après l'en-
seignement de l'Église chrétienne, nous arrache à Satan,
dont nous étions la proie, et nous sacre enfants de Dieu.
Ce sont les expressions mêmes du catéchisme.
Je sais bien que l'Église explique autrement que je ne
fai's le péché originel; mais il est évident, pour quiconque
y veut prendre garde, que son interprétation ne se justifie
à aucun titre ; elle n'a pas de base philosophique et n'est
autorisée ni par la raison ni par le texte saint. Le
troisième chapitre de la Genèse, sur lequel elle se fonde
ou prétend se fonder, n'est que la reproduction gros-
sière en style évhémérique de symboles aujourd'hui mieux
connus : mythe retourné en histoire à la manière de
Sanchoniaton. Aussi ne croyons-nous pas qu'aucun esprit
sincèrement religieux et tant soit peu éclairé- voulût
aujourd'hui faire à la Bible l'injure de prendre ce chapitre
à la lettre. L'Église chrétienne, du reste, nous a donné la
mesure du respect dans lequel il convient de le tenir, en
y appliquant, à l'exemple de la synagogue, une interpré-
tation qui en change tout à fait le caractère. Le serpent
dont il est ici question n'a pu être, en effet, pris pour
(1) Surate u, 22.
— 65 —
Satan qu'à une époque comparativement récente, quand
rinfluence mazdéenne eut ouvert les yeux sur le sens
d'un symbole si étrangement défiguré par le dernier
rédacteur de la Genèse. Sans le contraste d'Ahriman, on
n'eût jamais songé à détourner comme on Ta fait la
signification littérale de cette rédaction, et le texte donné
pour historique, tout difficile et dur qu'il est à la raison,
n'aurait pas plus fait hésiter la critique des Pères, pros-
cripteurs de Marcion (1), que tant d'autres récits bibli-
ques du même genre. Le rapport qu'on a voulu établir
entre le serpent du chapitre III de la Genèse et le
Diable est tellement forcé, que, pour en convaincre, nous
n'avons qu'à citer : < Et le serpent, est-il dit, était rusé
entre tous les animaux que Dieu a créés dans les
champs (2) ». Plus bas, après la tentation, ce même ser-
pent est ainsi anathématisé : « Parce que tu as fait cela,
tu seras maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes
des champs. Tu ramperas sur ton ventre et mangeras la
terre toute ta vie ». Or, il n'y a rien dans tout cela qu'on
puisse entendre de Satan, qui n'est point une bête que
Dieu ait créée dans les champs et dont le châtiment soit
de ramper sur le ventre et de manger la terre. Est-il, du
reste, besoin de faire remarquer que Satan avait été
maudit et puni, selon la tradition chrétienne, bien avant
la chute de l'homme, et qu'il ne pouvait y avoir rien
à ajouter à l'enfer, créé pour lui et pour ses anges j ainsi
que s'exprime le catéchisme ? Il ne saurait donc s'agir ici
que du reptile] immonde, dont la race est restée en ini-
(1) Marcion prétendait que le Dieu chrétien n'avait rien de commun
avec le Jéhovah des Juifs, et il rejetait la Bible.
. i2) Vers. 1.
5
— 66 —
mitié avec celle de la femme (1), et l'Église, en lui subs-
tituant le Diable, n'a été amenée à cette opération que
par des motifs étrangers à l'idée de la Genèse. Néanmoins,
au lieu de l'en blâmer, on doit lui savoir gré d'avoir
restitué au serpent son sens véritable, si grossièrement
méconnu par celui des rédacteurs du Bereschit qui, à une
époque où les mythes avaient cessé de signifier quelque
chose, les arrangea de bonne foi en histoire. D'autre
part, en tirant le péché originel du fait de la désobéissance
au commandement divin de ne point toucher au fruit
mystérieux de l'arbre de vie, l'Église a cédé à la tentation
du texte littéral, qu'elle a voulu concilier avec des données
venues d'ailleurs. Il est certain que le péché d'origine
n'est pas la désobéissance, mais l'orgueil ; l'enseignement
ecclésiastique lui-même, suivant en cela une tradition
différente de celle de l'Ancien Testament, altérée par le
sensualisme de la méthode biblique, fait aussi de l'orgueil
le premier péché.
Il y a toutefois un côté du symbole primitif qui
est demeuré à peu près intact dans le récit de la
Genèse : c'est le côté relatif aux conséquences qu'eut le
festin maudit. Les yeux de l'homme et de la femme
furent ouverts, et ils reconnurent qu'ils étaient nus. t Et
comme ils eurent entendu la voix de Jehovah Elohim, qui
se promenait dans le jardin à la fraîcheur du jour, dit
naïvement le texte, ils se cachèrent entre les arbres. Et
Jehovah Elohim appela Adam et lui dit : Où es-tu ? —
Adam répondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin et
j'ai craint, parce que je suis nu ; c'est pourquoi je me
«
(1) Vers. 15.
I
\
— 67 —
mis tuiché. i La crainte que manifesta l'homme, après
la tentation à laquelle il venait de succomber, n'eut donc
pour motif que le sentiment de sa nudité ; le remords
d'avoir désobéi n'y fut pour rien. Quant à la malédiction
du Seigneur ou ce qu'on a pris pour tel, on ne saurait y
voir autre chose que la peinture assombrie de la vie
réelle et de ses inévitables luttes pour l'homme conscient.
Les maux qui affligent l'humanité sont le châtiment de
la conscience ou, pour parler comme la Bible, de la
science acquise du bien et du mal. Le péché, selon
cette partie de la rédaction, ne peut donc être que la vie
individuelle ou l'afQrmation du moi en dehors de l'absolu.
Moins la vie est individualisée, plus, dans la donnée
du panthéisme, elle devait paraître participer de la nature
divine. C'est pourquoi la folie était sainte pour la plu-
part des peuples anciens, comme elle l'est encore dans
bien des pays ; et l'animal était sacré, cet animal fût-il
le plus féroce de la création, comme le tigre de Sumatra,
que les Battas adorent encore aujourd'hui, estimant
heureux celui qu'il a bien voulu dévorer. L'apologue, qui
n'a plus de sens à présent, ou qui, du moins, n'est plus
qu'une fiction, fut à l'origine l'expression d'un ordre
d'idées tout à fait supérieur. Le premier qui prêta la
sagesse aux animaux et qui en fit les maîtres et les ins-
tituteurs de l'homme ne crut certainement pas feindre,
ainsi que nous le supposons. L'apologue, originaire de la
terre classique de la zoolâtrie, de cette Ethiopie africaine
où régnait le fétichisme et d'où les Grecs ont tiré Ésope (1),
4
(1) Voici, en effet, le portrait que fait d'Ésope le biographe grec : I)
avait le nez épaté, les lèvres épaisses, et il était noir, d'où lui est veniL
— 68 -
un nègre crépu, et les Arabes leur Locman, encore un
nègre, l'apologue, dis-je, fut tenu pour une inspiration
religieuse, aussi respectable aux yeux des populations
noires que put Têtre la thorah aux yeux des Sémites.
Celui qui n'a pas de langue pour parler s'exprimait
par la bouche de son prêtre, et ce prêtre était un
voyant, un prophète, un intermédiaire de révélation. Je
me rappelle que, étant petit enfant, lorsque j'épelais
quelque fable tant bien que mal illustrée de notre ado-
son nom^ qui signifie Éthiopien (lifAoç rviv /Stva, ^mIocç, oOsv xat roO
ovofioToç hux'^i '^^ ^^'^^ 7^P Aïvoimoç r& AèOtum). D'autre part, les nu-
mismates s'accordent généralement aujourd'hui à reconnaître que la
tête de nègre qui se voit sur les médailles des Delphiens est celle
d'Ésope. Mais, indépendamment de ce portrait, un personnel de singes,
de lions, de panthères, de paons et d'autruches, comme celui des
fables gréco-latines, ne peut venir que d'un pays où ces genres étaient
familiers. Du reste, la physionomie africaine des apologues grecs se
montre bien plus accusée encore, si on les considère dans leur rédac-
tion primitive, avant les transformations qu'elles subirent en s'éloi-
gnant de leur origine. Ainsi, dans Plutarque, le cheval de la fable est
encore un chameau ; la cigale, qui, pour avoir chanté tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue,
est un scarabée qui souffre, non pas des rigueurs de l'hiver, mais des
ravages de l'inondation. Dans une des fables citées par Aristophane,
on reconnaît aux particularités du récit le phénix d'Egypte sous son
déguisement assez caractéristique d'alouette huppée, et dans le recueil
de Babrius, découvert de nos jours au mont Athos, plusieurs animaux,
comme le serpent gardien, la grue et la grenouille, jouent le même
rôle que dans les hiéroglyphes. L'escargot était originairement une
tortue, la cigogne un ibis, le chien une mangouste, et l'abîme dans
lequel l'âne têtu entraîne son maître a remplacé la fascination exercée
par le crocodile sortant du Nil, scène qui a été reproduite sur un petit
tableau de Pompeï. (Cf. Zûndel, Revue archéologique^ mai 1861.)
- 69 —
rable Lafontaine, et que je m'identifiais de cœur et d'âme
avec ma lecture, j'aurais été fort désobligé qu'on m'eût
tiré de l'illusion que j'avais affaire, dans ces animaux
parlants, à des personnages mystérieux. Je ne sais pas si
Lafontaine lui-même, de son côté, lorsqu'il ourdissait ses
ravissants petits drames, ne se mettait point pour le moment
dans cette situation d'esprit. Les animaux de la vision
d'Ézéchiel pourraient bien se rattacher à quelque vieille
réminiscence de l'idée originelle du Divin. La gloire de
Jéhovab était en eux, dit le prophète, et c'étaient eux qu'il
avait déjà vus près du fleuve Khobar porter le Dieu
d'Israël (1). On les voit reparaître dans l'Apocalypse (2),
où ils jouent également le rôle de support du trône de la
divinité. J'insiste sur ce trait de leur physionomie : Ils sup-
portaient la gloire de Dieu ! C'est là peut-être, en effet, dans
cette curieuse expression, où se reflète le souvenir de l'idée
primordiale énoncée, qu'il faut chercher la raison de la
zoolâtrie. On sait que, en Egypte, les animaux n'étaient
que les membres séparés, membra disjeda, de Typhon
ou Seth, qui, avant de devenir un Satan ou Opposant
par le fait de cette individuation, avait été Dieu par
excellence sur les bords du Nil aussi bien que parmi les
Couchito-Sémites.
Partant de ce principe, que la vie est d'autant plus
divine qu'elle a moins le caractère concret de l'indivi-
dualité, moins de personnalité consciente, l'enfant et la
femme devaient paraître plus près de Dieu que l'homme.
Et en effet, c'était par la bouche de la femme et de
(1) Ezech., I et x.
(2) Ch. IV.
— 70 —
Tenfant surtout que le Divin, parmi les vieilles races
panthéistes, rendait ses oracles. La magicienne et la sor-
cière ont précédé le devin ; les pythies, les pythonisses,
les sibylles, les dryades, les norkes ont été avant les
voyants et les prêtres. C'est la femme qui, virtuellement,
est prophétesse ; c'est de ses entrailles que sort, comme
un fruit naturel, la révélation, qui, dans un état plus
avancé de conscience individuelle, lorsque la personna-
lité divine se sera plus tard affirmée en dehors et au-
dessus de la nature, ne sera plus dans l'homme qu'une
inspiration étrangère. C'est là, en effet, une différence
caractéristique: les sibylles, les pythonisses, etc., tiraient
le divin de leur propre fonds, tandis que les prophètes
sémites, les inspirés grecs ou romains, Epiménide, Numa,
n'étaient que les porte-voix du Verbe éternel Jéhovah ou
de l'Oracle indéterminé.
Dans plusieurs familles de la race aryenne, la sainteté
n'est pas seulement le partage de quelques femmes, prê-
tresses ou prophétesses ; elle est commune à tout le
genre. C'est ainsi que les Germains, au témoignage de
Tacite, reconnaissaient dans la femme quelque chose de
sacré et de prévoyant, et pensaient qu'il n'était pas pru-
dent de mépriser leurs avis ou de ne pas faire cas de
leurs réponses : inesse quin etiam sancium et providum
(feminis) putani, nec aut consilia earum aspernantur aut
responsa negligunt. Bien avant Tacite, César avait remarqué
chez les mêmes Germains la coutume de consulter les
mères de famille pour savoir d'elles s'il fallait ou non
engager le combat : apnd Germanos ea consuetudo eraty
ut matres familias eorum sortiïms et vatidnationibus
declararmt, ut prœlium committi ex u,su esset necne. A
— 71 —
propos de cette Veleda bructère dont l'autorité parait
avoir été si grande, Tacite fait obserVer encore que les
Germains tenaient la plupart des femmes pour fatidiques
et même pour divines.
En Gaule, la foi des peuples n'allait pas moins loin. La
sagesse, qui n'était, enfces temps de confusion morale,
qu'une forme du divin, appartenait à peu près exclusi-
vement aux femmes, de sorte que Grimm (1) a eu raison
de dire que, si l'homme pouvait s'élever par ses actions
au rang des héros, le titre de la femme à la déifica-
tion, c'était la sagesse. On ne rencontre nulle part
d'héroïnes, chez les Celtes comme chez les Germains;
mais ce qui, dans la femme, fait contre-poids aux héros,
est d'une nature plus haute, plus étendue. L'action
extérieure, fatalement liée au fini, n'est pas divine; c'est
même en un sens l'antagonisme du divin. Les femmes ne
combattaient donc pas, mais c'étaient elles qui faisaient
la paix et qui en posaient les conditions. Un des articles
du traité que les Gaulois passèrent avec Annibal portait
que les griefs des Carthaginois seraient soumis à la déci-
sion des femmes, et Plutarque rapporte qu'elles étaient
les arbitres de la paix et de la guerre (2).
Les neuf vierges de l'île de Sena, les Gallicenœ ou
BarrigencBf avaient la vertu de soulever les tempêtes, de
commander aux vents et à la mer, de se changer en un
animal quelconque, de guérir ce qui était incurable pour '
les hommes. Elles connaissaient l'avenir et le prédisaient.
Veut-on. savoir l'idée que les Bretons se faisaient de
(1) Deutsche Mythologie, xvi.
(2) Moralia, de mulierum virtuUbus.
— 72 —
la savante Héloïse, leur compatriote, sur qui ils repor-
taient tout ce que la tradition avait conservé de la
sagesse des Gallicènes? Le voici : c Héloïse consacrait
rhostie aussi bien que le prêtre... Elle trouvait l'or pur
dans la cendre et l'argent dans le sable. Elle pouvait se
métamorphoser en chienne noire ou en corbeau, ou
même^ si elle le voulait, en feu follet ou en serpent. Elle
connaissait un chant qui fendait le ciel, soulevait les
flots de l'Océan et faisait trembler la terre. Elle savait
tout ce qui est, tout ce qui a été et tout ce qui
sera(i) ».
Quant au divin enfantile, la Bible elle-même en rend
témoignage. C'est en effet, d'après le texte saint, par la
bouche des enfants à la mamelle, de ceux qui ne parlent
point, que se révèle la vertu de Dieu : ex oribus infantium
et lactentium constituisti virtutem tuam (2). Les païens,
puisque le mot est consacré, ne pensaient pas autrement :
chez eux aussi le sort, pour ne pas dire Dieu, s'exprimait
par l'organe des enfants :
I\la (Délia) sacras pueri sortes ter sustulit : illi
RettfAlit è triviis omina certa jmer (3).
« Trois fois Délie commanda à l'enfant de tirer les
sorts, et trois fois l'enfant lui amena des oracles certains ».
Ces vers de Tibulle expliquent la sentence biblique, qui,
pour avoir été détournée plus tard, au détriment de tout
(1) Villemarqué, Barz Br., i, 96 et suiv.
(2) Psaume vui.
(3) Tibulle, L 1, élég. m, v. 10 et 11.
— 73 —
sens possible, n'en conserve pas moins, dans cet état
même, la marque d'une origine identique. Qu'est-ce, en
effet, que cette énergie qui s'exprime par la bouche des
enfants ? Si ce n'est pas le fatum divin, ou, poiir parler
comme les Sémites monothéistes, le Verbe de Dieu, ce ne
peut rien être du tout ; la sentence est creuse .et vide.
\IOmen certum que l'enfant tire de l'urne, et la vérité qui
sort de sa bouche sont donc une même chose. Aussi ne
fais-je aucune difficulté de rattacher à ce même genre
d'idées l'usage où l'on est aujourd'hui encore de consacrer
ou, si l'on veut, d'innocenter l'arrêt du sort en se servant
de la main de l'enfant, comme dans nos loteries, ou de la
main du plus jeune, garçon ou jeune fille, comme dans
nos réunions de famille, pour séparer ce que nous appe-
lons très-bien la part à Dieu. Cette part à Dieu n'est pas
seulement, en effet, le simple droit du Seigneur aux pré-
misses de toutes choses ; c'est plutôt, ainsi que l'indique
l'emploi du sort dans cette circonstance, la part divine,
pars divinitùs sortita.
La vie, comme nous nous exprimions plus haut, était
si bien le péché d'origine, et le monde Toeuvre de Satan,
que celui qui échappait à la mort échappait au Divin et
devait le prix du rachat. Les ex-voto n'étaient point dans
le principe des marques de reconiiaissance ; c'étaient des
symboles de substitution, des modes du sacrifice :
Me tabula sacer
Votiva paries indicat uvida.
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo (1).
(i) Horace, Odes, i, 5, 13.
- 74 —
Virgile rappelle les mêmes usages (1) :
Forte saeer Fauno foUis oleaster amaris
Hk steterat, nautis olim venerabUe lignum;
Servati ex undis ubi figere dona solebant
LaurerUi divo^ et votas suspendere vestes.
J. Baissag.
La suite au prochain fascicule.
SPÉCIMENS
DE
VARIÉTÉS DIALECTALES BASQUES.
II.
D'après la division du prince L.-L. Bonaparte, le dialecte
bas-navarrais occidental comprend trois sous-dialectes :
le baigorrién, parlé à Baigorry ; le labourdin, parlé à
Ustaritz et à Mendionde, et Taezccan, parlé dans la vallée
espagnole d'Aezcoa. La première variété du deuxième
sous-dialecte, celle d'Ustaritz, s'étend, d'après les cartes
du même savant, sur la région qui embrasse les localités
(1) Enéide, xii, 766.
- 75 —
suivantes : Villefranque, Jalxou, Halsou, Ustaritz, Larres-
sore, Cambo, Ëspelette et Souraïde. Le langage y est à
peu près uniforme, malgré certaines particularités locales.
Ainsi, à Villefranque et à Cambo, ukhan s'emploie quel-
quefois comme synonyme de izan, avec le sens de « avoir » ;
ainsi encore, dans la partie de la commune de Ville-
franque dite Arguintz-karrika, les secondes personnes
plurielles verbales sont terminées non par zûi, comme à
Ustaritz, mais par zûik.
On trouvera ci-après la traduction dans cette variété du
chapitre II de l'évangile de Mathieu ; elle avait été
faite à ma prière, le 2 août 1871, par mon ami regretté
Alexandre Dihinx, notaire à Bayonne, originaire d'Usta-
ritz. Il l'avait faite avec le plus grand soin, et je la crois
très-exacte.
L'orthographe en est conforme à celle du spécimen
précédemment publié, mais je donne deux textes. Le pre-
mier, dans le corps de la page, représente le langage
parlé avec toutes ses contractions, abréviations, modifica-
tions et liaisons euphoniques ; le second, en note, donne
pour ainsi dire la forme littéraire des mots. Par suite de
cette disposition, j'ai dû remettre à la fin les notes et
observations que j'ai pu grouper et classer dans un ordre
logique : les chiffres renvoient aux versets.
En comparant ce spécimen avec le précédent, on remar-
quera, daps le texte même, des différences. Cela tient à
ce que le traducteur espagnol a suivi la Vulgate, tandis
que nous avions pris pour prototypes la version protestante
française de la Société bibhqùe et la traduction basque de
Liçarrague (Nouveau-Testament basque, de la Rochelle,
1571.).
— 76 —
1 . Yesu^s Yudea Betleemen sorthu zenian, Heodes erreiaan
demboran, iuzki aldeko Mau 'atzu yin-tziin Yerusalemea,
1. Quand Jésus était né dans Bethléem de Judée, dans
le temps du roi Hérode, quelques Mages du côté du soleil
étaient venus à Jérusalem,
2. Ziotelaik : c Nun da Yuduyen erree sorthu berria ?
Ezen ikusi duu, iuzki aldean, haan izarraj eta yin gia
adoatzea ».
2. En disant : c Où est le roi des Juifs nouveau né ? Car
nous avons vu, dans le côté du soleil, son étoile, et nous
sommes venus adorer ».
3. Heodes erreiak yakin-tzûinian, asaldatu zen, eta
Yerusaleme guzia haakin.
3. Quand le roi Hérode l'avait su, il était troublé et tout
Jérusalem avec lui.
4. Eta, hilduik sakrifikatzale nausiak eta populuko
eskribuyak, gald' ein-tzioten nun sorthu behar-tzen Kristo.
4. Et, ayant réuni les sacrificateurs maîtres et les scribes
du peuple, il leur avait fait [la] demande où était besoin
naître Christ.
5. EV erran-tzioten : c Yudea Betleenien, ezen huna noV
izkiatu dûin Profeta 'atek:
1. Yesus, Yudea Betleemen sorthu zenean, Herodes erregearen
demboran, iguzki aldeko Mago batzu yin ziren Yerusalemera,
2. Ziotelarik: cnunda Yuduen errege sorthu berria? Ezen ikusi
dugu, iguzki aldean, haren izarra, eta yiu gira adoratzera ».
3. Herodes erregeak yakin zuenean, asaldatu zen, eta Yerusaleme
guzia harekin.
4. Eta, bildurik sakrificatzale nausiak eta populuko eskribuak, galde
egin zioten non sorthu behar zen Kristo.
5. Eta erran zioten : c Yudea Betleemen, ezen huna nola izkiribatu
duen Profeta batek :
— 77 —
5. Et ils lui avaient dit : c Dans Bethléem de Judée, car
voici comment Ta écrit un Prophète :
6. « Eta ht, Betleemey Yudaseko lurra, ehiz gutiena
Yudaseko hiri handienen artian, ezm hitaik atheatuko 'uk
Israël me populuya alhahiko dûin-tzeina j».
6. c Et toi, Bethléem, terre de Judas, tu n'es pas la
moindre parmi les plus grandes cités de Judas, car tu as
à sortir de toi le gardien qui a à faire paitre mon peuple
Israël ».
7. Orduyan Heodesek, Mauak ichilik daithu 'ta, yakin-
izûin seurki noiz et' e' ikusi zuten izarra.
7. Mais Hérode ayant appelé en silence les Mages,
avait su sûrement, quand précisément ils avaient vu
rétoile.
8. EtUy Betleemea despeitzen zitûilaiky erran-tzioten :
« Hazte, eta yakinazûi chuchen nun den haur ttipi hua,
eia kaiisituko 'uzûinian, gaztia dautazûiy yua-nain ni ee et'
adoa dezaan ? »
8. Et, en les envoyant à Bethléem, il leur avait dit :
( ÂUez, et sachez juste où est ce petit enfant, et quand
vous l'avez à trouver, mandez-le-moi, que j'aille moi aussi
et que je l'adore ».
9. Béez y erre' aitu' ta, yuan-tziitty eta huna zakotela
6. c Eta hi, Betleeme, Yudaseko lurra, ebîz gutiena Yudaseko hiri
handienen artean, ezen hitarik atheratuko duk Israël ene populua
alhatuko duen zeina. »
7. Orduan Herodesek, Magoak ichilik daithu eta, yakin zuen segurki
noiz eta ère ikusi zuten izarra.
8. Eia, Betleemera despeditzen zituelarik, erran zioten : « Hazte, eta
yakinazue chuchen nun den haur ttipi hura, eta kausituko duzuenean,
gaztia dautazue, yoan nadin ni ère eta adora dezadan. »
9. Berez, errege aditu eta, yoan ziren, eta huna zakotela iguzki
- 78 —
iuzki aldian ikusi zuten izarra aintzinian ymiten, eta
haurttua zaun tokia heldu 'ta gelditzm.
9. Donc, ayant entendu le roi, ils étaient allés, et voici
que l'étoile qu'ils avaient vue dans le côté du soleil leur
allait en avant, et, étant arrivée à l'endroit où demeurait
l'enfant, elle s'arrêtait.
10. Ikusi 'V izarra, hartu zuten atsein bat hanitz handia.
10. Ayant vu l'étoile, ils avaient pris un plaisir bien
grand.
11. Et' etchian sa/rthuik^ kausitu zutm haurra^ Maria
be' amaakin ; ahozpekatuik adoatu zuten y eta ziuzten gauz'
abaatsak atheatu 'ta, ofreitu ziotziten presentak : urhe,
isentsUy eta mirha.
11. Et étant entrés dans la maison, ils avaient trouvé
l'enfant avec sa mère Marie, s'étant prosternés ils l'avaient
adoré, et ayant sorti les choses riches qu'ils avaient, ils
lui avaient offert les présents : or, encens et myrrhe.
12. Et' ames-patek miakuluz ohartaaziik itzul etziten
Heodesen gana, yuan-tziin be' herria bertze bide *atez.
12. Et un songe Qes] ayant par miracle fait s'aviser qu'ils
ne revinssent pas chez Hérode, ils étaient allés à leur
pays par un autre chemin.
13. YuaU'tziiniany Yaunaan aingeru 'at agertu zangon
aldean ikusi zuten izarra aintzinean yoaiten, eta haurttoa zagon tokira
heldu eta gelditzen.
10. Ikusi eta izarra, hartu zuten atsegin hat hanitz handia.
11. Ëta etchean sarthurik, kausitu zuten haurra, Maria bere ama-
rekin; ahozpekaturik adoratu zuten, eta zituzten gauza abaratsak
atheratu eta, ofreitu ziotziten presentak : urhe, isentsu eta mirha.
12. Ëta amets batek mirakuluz ohartarazirik itzul etziten Herodesen
gana, yuan ziren bere herrira bertze bide batez<
13. Yuan zirenian, Yaunaren aingeru bat agertu zangon ametsetan
— 79 —
ametsetan Yosepi, e( erran-tzioin : « Yaikai, hartzaik
haur' eta be' amay et' ihes eizak Esiptala, eta han eonai
nik erran artio, ezen haurra bilhatuko dik Heodosek,
hilaaztia 'atik ».
13. Quand ils étaient allés, un ange du Seigneur avait
apparu en songe à Joseph, et lui avait dit: « Lève-toi,
prends Tenfant et sa mère, et fais fuite à TÉgypte, et
là reste jusqu'à ce que je dise, car Hérode aura à chercher
Venfant pour faire mourir ».
14. Yosepe-peez, iatzartu 'ta, hartu zitûin haur' et' ama,
eta yuan-tzen Esiptala,
14. Joseph donc s'étant réveillé, avait pris l'enfant et la
mère, et était allé à TÉgypte,
15. Eta han eon-tzen Heodes hil artio. Horra nota
komplitu zen Yaunaan Prof eta 'atek erran-tzûina : « Esip-
tatik daithîc 'ut eue semia ».
15. Et il était demeuré là jusqu'à Hérode mort. Voilà
comment était accompli ce qu'avait dit un Prophète du
Seigneur : « J'ai appelé mon fils de l'Egypte » .
16. Orduyan Heodesek, ikusiik Mauek trufatu zutela,
hanizki samurtu zen; igorri zitûin bee gizœmk eta
hilaazi Betleemen eta bazter herri guzietan bi urthe 't'
Yosepî, eta erran zioen : c Yaik>hadi, hartzaik haurra etabere ama, eta
ihes egizak Esiptala, eta han egon-hadi nik erran artio, ezen haurra
bilhatuko dik Herodesek, hilaraztia-gatik. »
14. Yosepek berez iratzartu eta, hartu zituen haurra eta ama, eta
yuan tzen Esiptala.
15. Eta han egon zen Herodes hil artino. Horra nola komplitu zen
Yaunaren Profeta batek erran zuena : c Esiptatik daithu dut ene
semia. »
16. Orduan Herodesek ikusirik Magoek trufatu zutela, hanizki
samurtu zen; igorri zituen bere gizonak eta hil-arazi Betleemen eta
— 80 -
azpiko haurrak oo^ Mauek chudien erran-tzioten muaan
arahera.
16. Alors Hérode, ayant vu que les Mages l'avaient
moqué, était devenu grandement fâché ; il avait envoyé
ses hommes et fait tuer à Bethléem et dans tous les pays
extérieurs totalement les enfants de deux ans et d'au
dessous, selon l'époque que lui avaient dite juste les
Mages.
17. Orduyan kamplitu zen Yeremia profetak erran-
tzûina :
17. Alors était accompli ce que le prophète Jérémie avait
dit:
18. « Aitu izan dia Arraman iskiitUj heiaora, niar et'
auhen handiaky Rachel bee haurrei niarrez, et' eztu nah'
izan kontsolamenduik eztielakotz ».
18. « Dans Rama ont été entendus des cri$, des gémis-
sements, des pleurs et des plaintes grandes, Rachel [est] ^
en larmes à ses enfants, et ne veut pas avoir de consola-
tion, parce qu'ils ne sont pas ».
19. Bainan Heodes hil onduan, Yaunaan aingeruya
ametsetaik agertu zangon Yosepi Esiptan,
19. Mais après Hérode mort, l'ange du Seigneur était
apparu par songe à Joseph en Egypte,
bazter herri gazietan bi urthe eta azpiko haurrak oro, Magoek chuchen
erran zioten mugaren arabera.
17. Orduyan komplîtu zen Yeremia Profe(ak erran zuena :
18. c Âditu izan dira Ârraman iskiritu, heiagora^ nigar eta auhen
handiak, Rachel hère haurrei nigarrez, eta eztu nahi izan kontsola-
mendurik, eztirelakotz. »
19. Bainan, Herodes hil ondoan, Yannaren aingerua ametsetarik
agertu zangon Yosepi Esiptan,
— 81 —
20. Et' erran-izioin : t Yaikai, hartzaik hatir' eta be'
ama, eta hail Israele lurrea, ezen haurraan biziai aiher
iziimk hil tuk, i^
20. Et lui avait dit : c Lève-toi, prends l'enfant et sa
mère, et marche à la terre d'Israël, car ceux qui étaient
opposés à la vie de l'enfant, tu les as morts ».
21. Yosepe-peez, yaiki 'ta, hartu zitûin haur' et' ama,
eta yin-tzen Israele lurrea,
21 . Joseph donc, s'étant levé, avait pris l'enfant et la
mère, et était venu à la terre d'Israël.
22. Bainan yakinik Arkelaus erreetu zela Yudean^
Heodes be' aitaan ondotik, beldurtu zen; eta miakuluz
ametsetaik ohartuik, itzuli zen Galileako bazterretaa.
22. Mais ayant su qu'Archelaus était devenu roi en
Judée, à la suite de son père Hérode, il était effrayé ; et
par miracle, s'étant avisé en songe, il s'était tourné aux
territoires de la Galilée.
23. Eta han yuan tzen eoitea Nazaret daitzen dm hiria
hola komplitu izan zain Profetek errana : € daithuya izaan
da Nazaretarra » .
«
23. Et là il était allé demeurer à la ville qui s'appelait
Nazareth, [afin que] ainsi fut accompli ce [qu'avaient] dit
les Prophètes : « Il sera appelé Nazaréen ».
20. Eta erran zioen : « Yaik-hadi, hartzaik haurra eta bere ama, eta
habil Israele lurrera, ezen haurraren biziari aiher zirenak bil dituk. »
21. Yosepek berez, yaiki eta, hartu zituen haurra eta ama, eta yîn
zen Israele lurrera.
22. Bainan yakinik Ârkeiaus erregetu zela Yudean, Herodes bere
aitaren ondotik, beldurtu zen ; eta àiirakuiuz ametsetarik ohartmrik,
itzuli zen Galileako bazterretara.
'23. Eta han yuan zen egoitera Nazaret daitzen den hirira» bola
komplitu izan zadin Profetek errana : Daithua izanen da Nazaretarra.
— 82 —
NOTES ET OBSERVATIONS.
I. Euphonie. — 4 Eskribuyak, 6 populuyUj 7 arduyan,
19 aingeruya. — L'article s'ajoutant à un mot terminé
par u intercale un y euphonique. En labourdin, on inter-
cale ti; ou 6 ou il y a hiatus ; en bas-navarrais, u devient i:
populia.
1 Erreiaan^ 2 h4mn, 3 haakin^ 13 yauiman, 16 muaan :
aa pour are. — Après la chute du r épenthétique. Va s'est
assimilé IV suivant. En labourdin, ae ainsi produit devient
ai. Dans les deux cas, il y a décomposition de Ye et réduc-
tion de ses deux éléments à un seul.
23 Izaan pour izanen. — Même cas que dans yaunmn,
sauf que la lettre tombée est n.
1 Tziin, 3 tzûinian, 13 tzioin, pour zirm, ztmimn,
zioen. — Le contact avec la voyelle précédente réduit Te à
son second composant.
5 Et', noV , noiz et* e\ 12 be' herria, 18 tioft' mn. —
Élisions de voyelles. Be' herria pour bere herrira est
remarquable ; bere réduit k bee 2i élidé son e final malgré
le h suivant. — Iskiatu (5) est pour iskmbatu.
1 luzkij Mau'atzik, 2 erree^ duu^ 5 profeta 'atekj
6 atheatuko* uk, 7 seurki, 8 despeitzen, nain, 9 erre' aitu,
zaun, 10 atsein, 12 bide' atezi, 13 aingeru'at^ hitaaztia'
atiky 15 daithu' ut, eon, 16 muaan, 18 heiaora^, niar,
23 zam. — Chute des explosives douces g, d, 6 entre
deux voyelles, même d'un mot à l'autre. Remarquez Mau
et zaun, où ago s'est réduit à ao, puis ate par décom-
position de ; dans erre' aitu pour erregre at7w, il y a de
plus élision.
— 83 ~
i Tziiny Y&rusalemea^ 2 ziotelaik, haan, gia, etc. —
Chute de r entre deux voyelles. Dans herria (12) et
hiria (23), cette chute confond le suffixe € vers, à » fra,
rat) avec F article.
13 Yaikai, emiai pour yaik hadi, egon hadù — L'aspi-
ration initiale de la seconde personne tend à disparaître
complètement dans les dialectes français, à moins que
comme dans ehiz (6) elle ne soit soutenue par la voyelle
d'un préfixe.
12 Ames^tek. — 5^ pour tsb; durcissement de l'ex-
plosive initiale et affaiblissement de la sifflante finale.
I Yin-tzUriy 3 yakinrtzmnian, etc. — Renforcement par
I du z initial après n.
4 Behar-tzen. — Même renforcement après r.
12 Etziten pour ez ziten. — z + z s'est réduit à z ren-
forcé en tz par compensation.
6 Ehiz pour ezhiz. — Chute de z devant l'aspiration.
II Ziuzteny 13 izacm da. — Chute de ^ et n entre deux
voyelles, spéciale aux formes verbales.
20 Tuk pour dituh. — Réduction commune à tous les
dialectes.
8 YueHminr pour yimn nain. — Interdiction de gémi-
nation.
14, 21 Yosepe-peez. — K + b réduit à p.
18 Arramcm. — A euphonique préfixé à r.
II. Formes verbales. — 6 Ehiz de hiz a tu es j» ; le
labourdin dit haiz « tu es » avec guna.
6 Duk « tu Tas, ô homme » pour da < il est >, aUocu-
tive, comme dik (13) c il Fa, ô homme » et tuk (20) pour
dituk c tu les as, ô homme », c'est-à-dire « ils sont i^.
— 84 -
2 Gitty 18 dia, pour gira, dira € nous sommes, ils
sont » ; le lab. dit gare, dire.
4 Zioten c il l'avait à eux », 5 zioten m ils l'avaient à
lui j» ; forme double.
9 Zakotela < qu'il était à eux t.
11 Ziotziten c ils les avaient à lui » ; lab. ziozkaten,
13 Zangon « il était à lui x> ; lab. isai/on^ bas-nav. gén.
zakon. Il y a ici un curieux exemple d'adoucissement par la
nasale.
8 Nain, 23 zain ; pour nadin, zadin. — Subjonctifs.
12 Etziten pour ez ziten; le lab. dit zaiten.
8 Hazte € allez, vous pluriel ». — Expression très-
singulière, avec aspiration initiale bien sentie. Est-ce h
€ toi », a (pour oa) t aller », z pluriel et te pluriel pléo-
nastique ? La forme ordinaire labourdine est zoazte.
9 Zaun pour zagon e où il demeurait », forme con-
jonctive.
13 Hartzaik a prends-les, ô homme ». Le pluriel n'est
plus marqué que par l't primitivement épenthétique. La
forme régulière labourdine serait hartzazkik ou harzkik.
Ces formes tronquées sont ordinaires en bas-navarrais.
13 Eizak « fais-le, ô homme » pour egizak feginèzak).
28 Hail c marche » pour habil.
18 Aitu izan dia « ils sont été entendus » semble plus
passé que aitu dia « ils sont entendus »? Le prince
Bonaparte {Verbe, septième tableau préhminaire) traduit
également par « il est tombé » les expressions labourdines
erori da et erori izan da.
23 Komplitu izan zain < qu'il fut accompli » ; cette
forme, suivant le prince Bonaparte (Verbe, septième tableau
préliminaire), manque au labourdin qui dit seulement
— 85 —
kompli zadin € qu'il s'accomplit » et homylitua izan zadin
t qu'il fût déjà accompli »,
23 Erregetu « devenu roi », dérivé verbal du nom
errege « roi ».
Nous avons traduit partout mot à mot les temps com-
posés, sauf le présent ; c'est pourquoi on aura remarqué
« il a à chercher » mis pour « il cherchera ». Quant
aux passés, voyez le précédent spécimen (p. 318 du
l. VIII).
ni. Formes nominales. — 9 Haurtto, avec / mouillé,
diminutif de haur ; aussi ai-je traduit < enfantelet ».
13 Gatik est un suffixe déclinatif qui a en général le
sens de « pour, pour l'amour de, en faveur de, à cause
de > ; il se prend aussi dans certains dialectes avec la
signification de c< malgré ».
13 Ametsetan <r en songe » indéfini, 19 ametsetarik
« de songe i> ou cr par songe », aussi indéfini. Ces formes
sont identiques aux pluriels définis ce dans les songes-»,
« de ou par les songes » .
13, 14 Esiptala, — Le suffixe ra « vers » s'emploie
au défini sans l'article exprimé, sauf en roncalais (décou-
verte du prince Bonaparte). En soulelîn, l'article est
conservé, mais le suffixe devient la. Dans la variété
d'Ustaritz, la forme la pour m ne sert qu'avec les noms
terminés par a : eliza t église » fait elizala, ttskara
« basque » tiskarala, mais herri « pays » herrira.
IV. Expressions dialectiques. — 2 Nun « où », pour
non lab.
6 Zein a gardien », pour zain lab.
— 86 —
7 Daithu € appelé », pour deithu lab.
9 Berez a donc », pour heraz lab. (1) ; 1 1 abarats < riche ^
pour aberats lab.
9 Fai/ji « levé », pour yeiki lab.
10 Hanitz € beaucoup », pour hainitz lab.
11 Ohartzm, dans les dialectes espagnols oar^zen, a
proprement le sens de t remarquer, observer, prendre
garde, s'aviser ».
16 Trufatu c moqué » (du bas-latin trufare) est actif et
a un régime direct (2).
16 Bazter a le sens de « territoire, région, contrée »
en même temps que celui de c confin, bord, région exté-
rieure ».
16 OrOy spécial aux dialectes bas-navarrais et souletin,
semble avoir un sens plus absolu que guzia,
18 Iskiritu a cri forcé sans douleur », moins fort que
heiagora c cri forcé de douleur x> et que auhen a lamen-
tation, cri de détresse », est aussi à distinguer de oihu
« cri volontaire ».
20 Aiher « ennemi, contraire, opposé ».
2, 21 Yin « arrivé », souletin jin, correspond au
labourdin ethorri,
3 Asaldatu « troubler, fâcher, irriter ».
7 Noiz eta ère « quand précisément », mot à mot <x quand
et aussi ».
(1) Berez exbte-t-il réellement? Béez n'est-il pas platôt une va-
riation harmonique de beaz pour heraz f
(2) Le nom que les basques du Labourd donnent à TÉpiphanie,
trufania^ serait-il un mélange du nom grec et de trufa c moquerie, >
par allusion aux amusements du carnaval? Cf. esp. trufaldin < dan-
seur. »
— 87 —
V. Caractéristique du dialecte. — 3 Tzûinian, 5 duin,
7 tzùiriy 8 zitûiktiky yakinazui, duzûinian, dautazûi,
H zitûin.
Cette diphthongue ûi est à mes yeux le trait le plus
caractéristique du parler d'Ustarilz. Elle ne se produit
que dans les formes verbales où elle remplace ue labour-
din, évidemment son primitif. Il y a eu là réciprocité
d'action : e s'est décomposé et 's'est réduit à i, puis i a
agi sur u et Ta afiaibli. Cette dipbtbongue mixte n'est pas
d'ailleurs nette et varie dans la bouche des gens du pays :
les uns prononcent le premier élément û franc, mais la
plupart en font un son intermédiaire entre u et û. — Le
prince Bonaparte a le premier signalé cette particularité
dans son Verbe.
Ustorifjz;, Ie26juml876.
Julien ViNsoN.
BIBLIOGRAPHIE.
Éléments de grammaire franco-serbe j par Charles Hegquard,
drogman-chancelier. — Belgrade, 1875 (Paris, E. Le-
roux), 1 vol. pet. ia-8 de (iv)-82 p.
Ce petit livre, simple et sans prétention, très-clairement
rédigé, nous semble de tout point recommandable.
L'auteur a voulu simplement faire un manuel à Tusage
des voyageurs dans les provinces danubiennes, où l'alle-
mand et l'italien ne suffisent point à se faire comprendre.
Nous croyons qu'il a atteint son but et que son livre peut
donner une idée très-exacte et très-suffîsante du principal
idiome des Slaves du sud.
' Julien ViNSON.
Proverbes du pays de Béarn, énigmes et contes populaires,
recueillis par V. Lespy. — Paris, Maisonneuve, 1876.
— 1 vol. in-8 de (iv)-109-(ij) p. (Publications de la
Société pour l'étude des langues romanes.)
Personne n'ignore la compétence toute spéciale de
— 89 -
Tancien secrétaire général des Basses-Pyrénées en matière
de béarnais. Son excellente Grammaire, déjà épuisée et
dont la réimpression est impatiemment attendue, est là
d'ailleurs pour en témoigner. Dans ces derniers temps,
M. Lespy s'est principalement occupé de recueillir ces
produits naturels du sol, pour ainsi dire, ces œuvres
inconscientes de Tesprit populaire, qu'on nomme pro-
verbes, dictons, devinettes, énigmes, contes, dont la
valeur, comme on le sait, est fort inégale dans tous les
pays : il y a longtemps qu'on ne considère plus les
proverbes comme le résumé de la sagesse des na-
tions. Quoi qu'il en soit, de pareils recueils, de sem-
blables publications, sont éminemment intéressants et
utiles.
De la présente collection je ne retiens cependant qu'un
conte, à vrai dire le seul que contienne le livre. Il est
intitulé « l'Évêque et le Meunier ». Il s'agit d'un curé de
campagne auquel son évêque pose six questions qu'il ne
peut résoudre, mais auxquelles répond sans hésitation un
meunier auquel le prêtre a donné ses vêtements : « Quelle
est la distance d'ici au soleil? (un coup d'œil) ; que pèse
la lune? (une livre, puisqu'elle a quatre quarts) ; quelle
profondeur a la mer ? (un jet de pierre) ; combien de
tombereaux faudrait-il pour transporter tout le sable de
la mer? (un seul, s'il était assez grand) ; qu'est-ce que je
vaux ? (29 deniers au plus, car Jésus-Christ a été vendu
pour 30) ; à quoi pensé-je en ce moment? (au curé, et
non au meunier qui vous parle) ». M. Lespy indique des
analogies dans des énigmes languedociennes publiées par
M. Roque-Ferrier ; dans un conte gascon arrangé par
M. Génac-Moncaut ; dans un conte que reproduit i'Armafia
— 90 —
prouvençau de 4874. J'ajoule que M. W. Webster a
recueilli à Saint-Jean*de-Luz un conte basque tout à fait sem-
blable à celui de M. Lespy, plus long, mais plus imparfait
en la forme. Il lui donnera probablement une place dans
le volume de Contes et légendes populaires basques qu'il va
publier prochainement à Londres.
La conclusion que je tire de cette ressemblance frap-
pante entre le récit béarnais des vallées d'Aspe et de
Barétons et la version basque de Saint-Jean-de-Luz, c'est
qu'il serait opportun de recueillir les contes populaires
dans les pays limitrophes à la région euscarîenne, afin
de pouvoir reconnaître plus aisément ce qu'il peut y
avoir d'original et de véritablement ancien dans les contes
basques.
Bayonne, le 20 juin 1876.
Julien VmsoN.
A Comparative Grammar of the Dravidian or South^
Indian family of langitages, by the rev. R. Caldwell.
— 2® édition, revue et augmentée. — Londres, Trûbner
and Co, 1875. — 1 vol. in.8 de xlij-(ij)-l 54-608 p.
Cette seconde édition était bien impatiemment attendue ;
elle est destinée à avoir autant de succès que la première,
parue il y a dix-neuf ans déjà et depuis longtemps
épuisée. M. Caldwell a bien mis à profit ces dix-neuf
— 91 —
années ; aucune des publications spéciales qui ont vu le
jour dans cet intervalle ne lui a échappé, et il a,- grâce
d'ailleurs à son séjour dans l'Inde et auK progrès de ses
études, apporté à son livre beaucoup de très-heureuses
améliorations.
Parlons d'abord de l'exécution matérielle : l'impression
de la seconde édition semble plus soignée que celle de la
première. Quant au corps du volume, il s'est augmenté
de 270 pages, puisqu'il ne comprenait, en 1856, que
viij pages de titres et préfaces et 528 de texte. L'intro-
duction, qui forme aujourd'hui 154 pages distinctes de la
grammaire proprement dite, a reçu de notables additions.
Le paragraphe relatif à la riche littérature dravidienne a
été entièrement remanié et considérablement développé,
principalement en ce qui concerne le tamoul : M. Caldwell
présente une très-bonne vue générale de l'histoire litté-
raire de cet intéressant idiome. A l'appendice (p. 511 et
suiv.), où ont été maintenues les curieuses études sur le
type physique et sur l'ancienne religion des dravidiens,
ainsi que sur la classification anthropologique des parias,
M. Caldwell a joint une notice sur la chronologie du
royaume de Maduré. Cette notice a pour but d'établir
la date de Sundara-pândya, dont le règne est marqué
par une première invasion musulmane ; les renseigne-
ments fournis par les historiens persans, hindoustanis et
singalais permettent d'identifier ce prince avec le Sender
Bandi qui, suivant Marco Polo, était encore sur le trône
l'an 1292 de notre ère.
Le volume de M. Caldwell s'est augmenté de plus d'une
table initiale méthodique très-complète et très-détaillée ;
d'une table finale alphabétique des noms de lieux et de
— 92 —
personnes cités dans l'ouvrage ; de tableaux synoptiques
comparatifs qui manquaient complètement à la première
édition et qui auraient pu être plus nombreux dans celle-
ci ; enfin, d'une liste, en trois pages et demie, des publi-
cations de linguistique dravidienne postérieures à 1856.
11 eût été facile de donner à ce travail plus d^étendue et
d'en faire une véritable bibliographie complète de la lin-
guistique sud-indienne.
La grammaire comparée a été aussi l' objet de nom-
breuses retouches ; de savantes dissertations y 'ont été
introduites, entre autres celle sur l'origine des cérébrales
ou linguales. Ces consonnes, essentielles aux langues dra-
vidiennes, ne sont pas primitives en sanskrit : comment
s'y sont-elles donc produites? M. Galdwell pense, avec
MM. Benfey et Trump, qu' elles Jont été empruntées par les
Indiens du nord à ceux du sud ; il combat l'opinion
adverse de MM. Bûhler et Beames, qui ne voient dans la
production des cérébrales en sanskrit qu'un dévelop-
pement organique spontané. Ce dernier avis me semble
le plus plausible; je ne crois pas beaucoup en général à
ces emprunts de sons : comment expliquer par la théorie
des emprunts des cas tels que celui du basque, dont un
dis^lecte, le guipuzcoan, emploie la joia castillane, mais
est séparé du castillan par des régions où se parlent
des patois espagnols ou basques auxquels la jota est tout
à fait inconnue? M. Galdwell donne, dans le cours de son
livre, des renseignements très-utiles. Grâce à lui, nous
pouvons rectifier ici une petite erreur commise dans un
article récent de la République française (numéro du
12 mai 1876): le premier livre dravidien imprimé par
les jésuites portugais, sur la côte occidentale, en 1577,
— 93 —
fut une Doctrina christiana, et non la Flos sanctorum^
qui parut seulement Tannée suivante (1).
En 1856, M. Caldwell étudiait seulement neuf dialectes
ou idiomes dravidiens ; il porte aujourd'hui à douze le
nombre des langues reconnues comme congénères. Les
trois idiomes dont la première édition ne parlait pas
sont le kudagu {Coorg des Anglais) qu'on regardait naguère
comme un simple patois local du Canara; le Râjmahâl
et XOrâon, dont le caractère dravidien n'est point encore
définitivement établi et qui sont très-peu connus du reste.
On comprend que je ne peux suivre dans tous leurs
détails les questions traitées par M. Galdvsrell, ni indiquer
une à une toutes les différences qu'on remarquera entre
les deux éditions. Je préfère arrêter ici cette rapide revue
et, m' élevant sur un terrain plus général, examiner, à
propos d'une théorie adoptée par M. Caldwell, une question
très-importante de méthode.
M. Caldwell a conservé les vocabulaires comparatifs
qui terminaient sa grammaire et où des mots dravidiens
sont rapprochés de mots similaires hébreux, finnois,
grecs, latins, celtes, ossètes, mongols, thibétains, etc.; il a
conservé également tous les paragraphes où, fort de la
théorie a touranieiyie » de M. Max Mûller, il classe le
dravidien dans la famille « scythe » ; enfin, il a réim-
primé, en tête de son appendice, une lettre, parue en
1872 dans le Madras Mail, qui répondait aux critiques
dirigées par M. Gover contre cette classification du
(1) Une autre petite erreur de la République est celle qui attribue à
UD Hollandais la traduction du Nouveau-Testament en tamoul, publié
à Geylan en 1758 et 1759. Philippe de Melho, son auteur, était un in»
digène, devenu pasteur protestant.
— 94 —
tamoul et de ses congénères parrmî les tangties scythes.
M. Caldwell triomphe aisément du reste de M. Gover qui
va jusqu'à apparenter les langues dravidiennes^ à l'indo-
européen primitif ; mais, à celte occasion, il renouvelle,
maintient et confirme sa propre théorie qu'il a résumée en
ces termes : € I classify the Dravidian family of languages
as essentially and in the main Scythian, I eonsider them
as of ail Scythian tongues those which présent the most
numerous, ancient, and interesting analogies to the Indo-
European languages. The position which this family
occupies, if not midway between the two groups, is on
that side of the Scythian group on which the Indo-Euro-
pean appears to hâve been severed from it 9. Dans sa
Linguistique (dont la deuxième édition va paraître), mon
ami Abel Hovelacque a montré l'inanité absolue des
appellations « scythe » ou € touranienne », inspirées,
comme les théories pour lesquelles on les a inventées,
par une pensée préconçue et par un préjugé théologique.
Dans les lignes ci-dessus de M. Caldwell, ne constate- t-on
pas cette préoccupation manifeste de retrouver le. lien, le
point commun, entre les idiomes agglutinants et les
langues aryennes? Et pourtant le tamoul et le celte
diffèrent et par la forme et par le fond, tandis que le tamoul
et le finnois, de forme analogue, ne diffèrent radicalement
que par le fond.
11 convient de citer à ce propos un passage d'une lettre
récente de M. Max Mûller qui renferme une sorte de
rétractation partielle de la théorie touranienne. C'est à
l'occasion d'une discussion engagée dans le journal
YAcademy de Londres entre le prince L.-L. Bonaparte et
M. Isaac Taylor, sur la classification de la langue kot, que
— 95-
M. Max Mâller a pris la parole : « Strongly as I adhère » ,
dit-il, « to tbe gênerai principles laid down in my letter
to Chevalier Bunsen, there are many things in it whieh,
as I hâve said again and again, I hold no longer. It
was my first attempt in Comparative Philology ; it was
coûfessedly a tentative essay. My chief object then was to
show that the science of language must look beyond the
narrow barriers of the Aryan and Semitic families of Speech,
that it must recognise thèse two species of languages as
the resuit of more gênerai development, and that the
principles of that more gênerai development can best be
studied in what I ventured to call the Turanian languages
in ihe widest sensé of that word. In some respects the
effects produced by my Essay bave gone beyond what
I myself whished and expecled ; but by this time my book,
so far as many of its détails are concerned, is antiquated
and its inlerests, if any, purely historical. I do not wish
to see it quoted^ least of ail as an àuthority against such
men as Schiefner... p. {Academy du 6 mai 1876, p. 458.)
Dans le même numéro du journal anglais, le prince
Bonaparte avait écrit (p. 476) : « In every science, there
are specialistSy who claim, and to whom is very reaso-
nably accorded by the impartial public, the first degree of
compétence on subjects to which they bave devoted, as
bas been the case with Gastren, ail the energy of their
scientific life b. C'est tout à fait mon avis, mais avec cette
réserve que la compétence et l'autorité des spécialistes
ne sortent pas de leur domaine, qui est proprement
celui des faits particuliers. Tel savant, dont l'affirmation
est indiscutable quand il s'agit d'un certain idiome ou
même d'un certain groupe d'idiomes, peut se tromper
— 96 —
m
«
gravement lorsqu'il est question des rapports de cet
idiome ou de ce groupe avec les autres systèmes linguis-
tiques, (l'est pourquoi, tout en reconnaissant la haute
capacité de M. Caldwell en matière de langues dravidiennes,
je crois devoir repousser énergiquemeni sa théorie
<k scythique 9 ou <i touranienne >.
Boffonne, le !<"' juillet 1876.
Julien ViNSON.
REVUE
DE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE COMPARÉE
RECUEIL TRIMESTRIEL
PUBLIÉ PAR
M. GIRARD DE RIALLE
AVIC Ll GONGOimS Dl
MM. EMILE PICOT ET JULIEN VINSON
ET LA COLLàBORATION DE DIVERS SAVANTS FRANÇAIS ET ÉTRANGERS
TOME NEUVIÈME
2* Fascicule — Octobre 1876
PARIS
MAKONNEUVE ET C", LIBRAIRES - ÉDITEURS
25, quâi voltaire
1876
oblCarb, iMP. oe a. jagob, oloitu SAinr-fomiB, ft.
i
DE LA LANGUE GHIBGHA <*'
Je me propose de décrire, au double point de vue de
la formation des mots et de l'expression de la relation,
une langue américaine ne présentant aucun des carac-
tères que Ton prête généralement aux idiomes du Nouveau-
Monde. Le Chibcha n'est, en effet, ni poly-composânt, ni
emboîtant, ni incorporant ; et le polysynthétisme s'y réduit
à la préQxation du pronom-régime au nom, à la postpo-.
sition et à certaines formes verbales.
Lexiologie générale.
Le nombre des noms monosyllabiques est trés-restreint :
a, odeur, saveur ; ca, enceinte, enclos ; /î, tamis, philtre ;
fun, pain ; cha, mâle, garçon ; gy, cou ; i, cacique ; mi,
baguette, latte ; quyn, corps , ta, champ cultivé ; ty,
chant; xa, écàrtement-des cuisses; za, nuit; bhu, far-
deau, etc.
II en est autrement des thèmes, soit nominaux, soit
verbaux ; et même il ressort de l'analyse de ces derniers
que les verbes fondamentaux sont en grande majorité de
simples monosyllabes : b-ca, manger ; 6-co, vomir ; b-cu,
souffler ; b-chi, forniquer ; 6-cAw, mâcher, monder, écor-
cer ; b-gy, mourir ; b-gu, dire, tuer, recevoir ; b-quy,
faire ; 6-to, mettre, porter, lancer ; b-to, rompre ; b-xi,
(1) Voir Onunmaika, vocatmlatio, cateeismo i eanfesonario de ta
kngua chibcha^ por £. Uricoechea. Paris, Maisonneuve, 1871.
— 100 —
planter, semer ; b-za^ peser, choisir ; &-zt, demander ;
ca, combattre ; con, pleurer ; ga, passer, devenir,, éclore,
naître ; hu, venir ; ma, porter ; mi, chercher, passer ; o,
se baigner ; mu, filer ; m-ny, donner ; na, aller ; ni, venir,
arriver ; bsun, penser, etc.
Il y a, en outre, un certain nombre de noms qui
seraient monosyllabiques s'il était établi que leurs voyelles
finales constituent de véritables diphthongues : b-gyu,
dernier ; boi, manteau ; eue, pou ; cui, ouvrier, artisan ;
fie, nombreux; chie, lune, mois, lumière, éclat, honneur;
chue, lieue, heure, moustique, mamelle, maîtresse, con-
cubine ; gye, fumier, criblure ; gyi, bru, belle-mère ;
gue, oui, il est ; gua, montagne ; gite, case, maison,
village, bourg ; gtii, épouse ; huu, champignon, rhume ;
hw, maître, seigneur ; ie, vivres, farine, fumée, chemin,
ventre ; iu, maladie ; miun, miettes ; mue, milieu, centre,
nombril ; muy, garde-manger ; pcwa^ langue, moelle, pépin;
sie, eau, rivière; siu, pluie ; sua, soleil, jour ; sue, oiseau,
espagnol, chrétien; xiu, s.uc; zie, jarre; zye/ cheveux.
Les mots polysyllabiques se forment : 1° par redouble-
ment; 2® par répétition de la voyelle radicale avec inler-
calation de l'aspirée h; 3® par composition; 4® par déri-
vation; 5® par dérivation verbale transitive.
1<> Le redoublement est très-peu fréquent : pcuapcaa,
chapeau ; caca, aïeule ; ii, ombre ; mymy, échanger ;
quyquy, distribuer ; sasa, anciennement ; zaza, fuseau.
2® Les cas de répétition vocaUque avec intercalation
sont très-nombreux : cuhuca, anse, oreille ; cuhuta, souris;
cuhupcua, sourd ; chichine, épine, chine, chemisette ;
chihica, viande, chica, beau-père, gendre ; sohoba, bosse;
quihicha, pied ; quyhyca, bouche ; tyhyba, foie, en-
— 1(H —
trailles ; sahaoa, mari; ^t^Aaia/ cadavre^ malheur , mal;
bcaha, carder ; bchihi, peindre, écrire ; hsahachy, mêler ;
htyhypçua, blesser ; bsuhu, laver ; nyhy, courir ; biahasi,
mettre en fuite ; mahaque, oublier, etc.
3® Le chibcha n'a formé qu'un petit nombre de com-
posés, tous exclusivement binaires, et dans la plupart
desquels l'emboîtement — s'il est permis d'employer cette
expression — consiste simplement dans l'apocope de la
voyelle finale du premier terme, phénomène qui se pro-
duit très-fréquemment en dehors des composés et dont la
cause parait appartenir au domaine de la phonétique.
Quoi qu'il en soit, le chibcha ne possède pas un seul de
ces conglomérats dans lesquels on a cru voir comme la
marque de fabrique des langues américaines.
Ah-quye, feuille de maïs : aba, maïs, + quye, feuille.
Ab-quyne, tige de maïs : aba -h quyne, tige.
Ab-tyba, maïs jaune : aba + tyba, jaune.
Ab-zye, barbes des épis de maïs : aba 4- zye, cheveux.
Ab-sun, semence de maïs : aba + sun, semence.
lom-sun, semence de patate : iomy, patate, + sun.
Ca-quyhyca, porte de l'enclos : ca, enclos, + quyhyca,
bouche.
Chu-pcua, bout du sein : chue, mamelle, +pcua, pépin.
Hym-gile, vessie : hysu, urine, 4- gile, case, maison.
Chichiii-uba, câpre : chichine, câprier, + uba, graine.
Yii-quyn, doigt de la main : y ta, main, + quyne, tige.
Guat-quica, ciel : guate, haut, + quica, pays.
Guahai'Oque, démon : guahaia, cadavre, malheur, + oque,
figure.
Gile-cha, oncle maternel, chef : gile, maison, village,
+ cha, mâle.
— 102 —
Gy-quyn, nuque : gy, guy, cou, + quynw, quyn, os,
tige.
Gooquyn, tibia : goca, jambe, + quyne, quyn.
Ne-iomyy testicules : nea, membre viril, + iomy, patate.
Pquyquy'Chie, habileté : y^quyquy, intelligence, + chie,
lumière.
Suorguaia, cigale : sua, jour, soleil. + guaia, mè^re.
Upcui-boi, paupière : upcua, œil, + boi, manteau.
Si-quyhyca, embouchure : m, rivière, +- quyhyca,
bouche.
Quylhvque quy, feindre de dormir : quyhy, dormir,
+ vque, image.
Quyhy-time, crachat ; quyhyca, bouche, + lime, or-
dure, etc.
4^ La dérivation à l'aide de sufBxes est le procédé fon-
damental de la lexiologie chibcha.
Principaux mffixes de dérivation nominale.
-ne : co^e, pleurs ; gua-ne, feuille ; quy^ne, tige, os,
force ; muy-ne, herbe, paille ; zym^ne, fil ; zùne, radeau,
canot ; bosi-^ne, gosier, etc.
^ue : bi'-que, couleur, visage ; cho-que, travail ; gva-
que, parent ; mo-que, morceau ; (hque, signe, marque ;
si-que, pli, ride ; ca^ue, combat ; urque, image ; hi^ue,
suie, etc.
"quy : fus-^uy, poussière ; chi'^uy, prêtre ; rnuy^qu/y,
pré ; ni-quy, gardien, frère ; puy-quy, cœur ; pquy-quy,
intelligence ; zys-quy, crâne, tête, etc.
"quyn : ghui-quyn^ sourcil ; surquyn, navette ; siceniuyn,
dague ; busuorquyn, mauve.
— 109 —
'^ua : fa-gua, étoile ; ehy-gua, écho ; pifU^gua, trou,
fenêtre ; quy-gua, front; nrirgua, écaille ; ty-gua, aigle, etc.
-gui : eue-gui, tortue ; guaha-gui, cerf ; sam-gui, tour-
terelle ; swpcaa-gui, coq, poule, etc.
-ga : guas-ga, petit entant ; pcua-ga, bègue ; cuirga,
lente, etc.
-6a ; chUM'ha, entrailles*; zihi-ha, calebasse ; tyhy-ba,
foie ; puyhy-ba, omoplates ; gile-ba, un étranger ; ty-ha,
orfèvre, etc.
-m : cuhurca, anse, oreille ; fihiz^oa, haleine, âme ;
àichi<a, viande ; pcuorca, bras ; rnuys-ca, indien,
homme, etc.
'ta : htschorta, cavité dans la terre {hischa, terre) ;
hyca-ta, cavité dans la pierre {hyca, pierre) ; gaoa^ta,
aisselle (gaca, aile) ; quyhyoorta, palais {quyhyca, bouche) ;
gymyn-ta, pli du jarret ; chuecu-ta, émeraude ; ie-ta, te,
ventre ; iourta, ion, semence animale ; nie^ta, nie, membre
viril; giie-ta, gile, maison, etc.
-my, -muy : fu^my, poumon ; ti-my, time^ ordure ;
chiurmy, placenta ; chi-my, chair, pulpe ; hycabi-my,
éclair; io-my, io-rnuy, patate, etc.
-^a, 'za : chihi-say veine ; ioho^sa, fesses ; pcmho^sa,
gorge ; tom-sa, milieu, nombril ; suhvrsa, échauboulures ;
chilhm, syndic ; pquyhy-za, rayon, éclat ; ysgy^m, gomme ;
chy-m, voix, etc.
'so : chub'so, gage {chubia, dette) ; tyb-so, terre à potier ;
chmrio, idole, etc.
-sua : muy-sua, sommeil ; chun-sua, sanctuaire ; ichsua,
têtard ; iyhy-ma, hameçon ; zinirsua, tripes, etc.
"Cm: chut-cua, une vieille femme; quych^aaa, gazon
[(pt^tsky, manger); no^iia, membre viril, etc.
— 104 —
-pcua : fiz-pcua, giron ; chi-pcua, dartre ; chis-pcm,
coude; ge-pcua, les reins; soi-pctia, occiput; ys-pcm,
poignet; sup-cua, écrevisse, etc.
-go : cata-go, chasse au piège ; inorgo, querelle ; pihi-
chi-go, chiquenaude ; xMa-go, larcin ; eta-go, restes, etc.
Principaux suffixes de dérivation verbale.
-quy : bcoi-quy, rayer, égratigner ; muys-quy^ sentir ;
mny-quy, garder ; quychy-quy, manger, etc.
-qu^ : bzirque, châtrer ; bsa-que, retourner ; bte-que,
atteindre.
"pcîui : bgai-pcua, brûler, consumer ; mny-pcua, enten-
dre ; bzi-pcua, accuser, etc.
-gua : quy-gua^ endormir ; bchu-gua^ ronger ; zihub-gua,
éternuer, etc. .'
'Sy, 'Zy, -siy -zi : maha^sy, balayer ; bw-sy^ sarcler ;
bga-zy, rôtir ; pc/aa-zy, jouer ; muy-siy goûter ; rnuy-ii,
souiller ; bty^zi^ aimer, avoir pitié, etc.
'chy : bchyhy-chyy épuiser ; bchu-chy, sucer ; ma-chyt
espérer, attendre, etc.
'ta : bgy-ta, palper ; bquy-ta, étreindre ; mhe-tay rendre
tortu, etc.
-ty : toho-ty, crever ; 6ioAo-<î/,|boire ; bgy-ty^ compter.
'Za, ze : btyhy-za^ glaner ; pam-za^ meurtrir ; bcbihi-Uy
lier, etc.
-m^, my : bga-me, manger ; bga-my^ lécher ; bca-my,
lier, etc.
Les deux suffixes -go et -n servent à former des verbes in-
transitifs, mais il convient d'examiner au préalable le procédé
auquel j'ai donné le nom de dérivation verbale transitive.
— 105 —
5o La plupart des verbes transitifs sont formés par la
préfixation de 6-, et quelquefois Je m-, à des thèmes verbaux.
Ce procédé par préfixation présente, au point de vue
morphologique, quelque analogie avec la dérivation ver-
baie spécifique du dakota ; mais quand on met en
regard des verbes transitifs en b- ou en m- les verbes
intransitifs, soit simples, soit dérivés, on demeure convaincu
que les deux procédés sont absolument étrangers Tun à
l'autre (4).
Dans les exemples qui suivent, j'ai disposé parallèle-
ment aux formes transitives : !<> les formes intransitives
simples ; 2° les formes intransitives en -go ; 3® les formes
intransitives en -n.
Trans., 1° &-to, rompre ;
Intrans., to.
b'Chien, enivrer;
chien.
b'teque, atteindre ;
teque.
wr-ny, proposer ;
ny.
m-o, baigner;
0.
2® b-chichua, apprendre;
chichua-go.
m-isca^ guérir ;
isca-go.
b'ûoin^ coudre ;
xine-go.
b-chyi, cacher ;
chis-go.
b-chue, réjouir ;
b'chue-go.
3o b'Chue, réjouir ;
chue-n.
b-gaipcaa, brûler;
gaipciUJHi.
b-tye, publier ;
tye-n.
6-ta,^ épouvanter ;
ia-n.
b-odquej sécher ;
xique-n.
b'Suahay calmer;
suaha-n.
(1).V. 22^. de ling.^ t. IX, livr. de juillet, p. 3.
— 106 —
Certains verbes transitifs n'ont point de ocnrrespoodants
intraositifs ; d'nn autre côté, il existe un petit nombre
de verbes transitifs simples^ tels que : guity, fouetter,
frapper ; guahachy, peler, arracher ; huiii, sauver, déli<
vrer; quychyquy^ manger, etc.
Enfin, les verbes passifs, qui paraissent être en réalité
des verbes transitifs unipersonnels, sont formés par la
préfixation de n-.
Ind. prés. 1 chcHt-guy-scuaf je suis fait (il me fait, ils me
font) ;
2 marn-quy'Saua, tu es fait;
Sa-^-guy-scua, il est fait, etc.
Part. prés, i chorn'quy-'Scay moi qui suis fait (moi qu'il fait,
qu'ils font) ;
2 ma-^-quyscay toi qui es fait;
3 n-quy-scay lui qui est fait, etc.
Lexiologie spéciale.
I. Les ''noms sont ou primitifs (monosyllabiques), ou
dérivés, ou composés.
II. Les verbes sont formés : 1® de thèmes verbaux
proprement dits ; 2o de thèmes nominaux usités comme
noms. Exemples :
amsa, enflure ; amsa-n^ enfler.
œnCy pleurs ; con, pleurj r.
cubun, langage ; ciiburiy parler.
, , I cuhume-n, devenir grand, gros.
cuhuma. grand, gros ; { , , ..
^^ ' ® ' ( b'cuhumi, agrandir, grossir.
chxHpiey travail ; cho^ travailler.
— 107 -
gâta, teu ; gata-n, brûler.
guity^ fouet ; guity, fouetter, frapper.
nyncha, convive, etc. nyncha, convier.
III. Les'adjectifs sont simples, ou dérivés, ou complexes.
i^ Les adjectifs simples sont en très*petit nombre :
chOy bon ; ingyy petit, court ; cuhuma, grand, gros ; tyba^
jaune ; cota, crépu ; buchuay sec, etc. •
^ Les principaux sufiQxes de dérivation des adjectifs
sont:
-ma : chinorsitca, resplendissant (de chinor-iiy resplen-
dir) ; iihsuca, malade (de iu, maladie, être malade), etc.
-nuca : mahaza-namy fou {mahaz-eriy extravaguer) ;
Mmsga-nucay affamé (chahasga-n, avoir faim) ; chie^ucay
ivre {chie-n, être ivre). Le sufQxe -niicay que nous verrons
être rindice du temps présent renforcé, s'emploie aussi
dans les noms de nombre avec la signification de chacun :
boze-nuca, chacun des deux ; nU-micay chacun des
trois, etc. D'un autre côté, ^t^m, suffixe au prétérit des
verbes qui correspondent à l'espagnol t estar », exprime
la totalité : a-zo-nwca, a-sum-nuca^ OrpciM-nuca^ Orpuy-
nuca, puy-ntLcay tout, tous.
'Ca : histu-ca^ entier, parfait ; tyhy-ca, nouveau ; tihu-
ca, cru ; iechi-^a^ autre.
-co ; phiz-cOy pesant ; chihiz-coy robuste ; chysqui-co] vert ;
hysi-coy tendre ; hyti-^o^ épais ; tylhco, jaune \tyhay jaune).
-pma : atti^cuay seul ; cuhu-pcua/ sourd ; hichvrpcua,
froid; iotu-pcua^ humide; chitu-pcuay chaud.
-çwtn ; chubia^ dette, chubiarquin^ endetté ; ibsa, poil,
iisa-quiriy poilu; iu, maladie, eu-çmn/ maladif ; quyhye^
barbe, quyhye-quin, barbu, etc.
— 108 —
La formation des adjectifs complexes appartient à la
grammaire.
IV. La base du système de numération des Chibcbas
est le nombre 20, auquel ils sont arrivés en comptant
sur leurs mains {yta, main : chta, un ; to, six) et sur
leurs pieds (quihicha a-ta, onze).
1 ata.
2 boxa.
3 mica.
A muyhica.
5 hizca.
6 ta.
7 cuhupcua.
8 suhuza.
9 aca.
10 ubchihica.
11 quihicha ata (pied un).
12 quihicha &oza(pied deux).
13 quihicha mica (pied trois).
20 quihicha ubchihica (pied dix) ; gileta.
21 gUeta-s a-saquy ata (vingt plus un).
22 giletas asaquy boxa (vingt plus deux).
30 gileta-s asaquy ubchihica (vingt plus dix).
40 giietors asaquy quihicha ubchihica (vingt plus vingt) ;
gUe boza (20 x 2).
41 giie bûza-s' asaquy ato (quarante plus un).
60 gile boza-s asaquy quihicha ubchihica (quarante plus
vingt) ; gile mica (20 x 3).
Ql gHe micors asaquy ata (soixante plus un).
80 gile mica-s asaquy quihicha ubchihica (soixante plus
vingt) ; gile muyhica (20 x 4).
100 gile hizca (20 x 5).
— 109 —
Une fois parvenus à 20 (pied dix), les Chibcbas ont
imaginé d'exprimer cette unité nouvelle par gUeta^ gtie
« maison », tout en conservant quihicha ubchihica pour
servir de complément numéral.
V. Lé chibcha ne distingue ni le genre ni le nombre
dans les pronoms démonstratifs.
A-syy as (correspondant à l'espagnol « aquel >).
Y'Sy^ y-sCy y-5 (correspondant à l'espagnol « este »).
St-5j/, sise, sis (correspondant à l'espagnol « ese *).
VI. Les pronoms personnels sont ou substantifs^ ou
préfixes^ ou spéciaux.
\^ Pronoms personnels substantifs :
Sing. i hycha. Plur. 1 chie.
^'mue. 2 mie.
Le démonstratif asy^ aSy fait fonction de pronom de
la troisième personne pour les deux nombres.
2<» Les pronoms personnels préfixes forment deux séries
distinctes :
1. Sing. 1 z- ou i-.
Plur. 1 chi-.
2 m-.
2 mi:
3 Or.
3 a-.
/- se substitue à z- devant les mots commençant par
l'ane des consonnes ch, n, s y ty Xy z.
2. Sing. i chor. Plur. 4 chia-.
2 ma-. 2 mia-.
3<» Il y a quatre séries de pronoms personnels spé-
— no —
ciaux dont remploi est exigé par un certain nombre de
verbes.
1. Sing. 1 chaha-s.
2 maha-s.
3 y-s.
2. Sing. 1 chaha-n.
2 maha-n.
3 y-n.
3. Sing. 1 chahonc.
2 maha-c.
3 y-c.
4. Sing. 1 zuhU'C.
2 mtiW^.
3 fco-c.
Plur. 1 chiha-s.
2 me'Aa-^.
3 Î/-5.
Plur. 1 chihcHi.
2 rniha-n,
3 y-n.
Plur. 1 chiha-c,
2 mihorc.
3 y-c.
Plur. 1 chihurc.
8 m«>Au-c.
8 Ao-c.
Les désinences -^^ -n^ -c, représentent les postpositions
locatives sa, na, ca.
VU. Les pronoms interrogatifs sont formés des thèmes
xie xi (pour les personnes), ipcua (pour les choses),
dérivée par -o ; xie-o huca^ qui est venu ? ; ipaa-o m-pquy'
quy, que veux-tu ?
. Vin. Le chibcha supplée au manque de pronoms relatifs
à l'aide des participes.
IX. Le triple verbe substantif des grammaires chibchas
(positif, négatif et înterrogatif) consiste esaentielleinent
dans la postposition aux pronoms substantifs ou aux noms
des particules conjonctives : gtie ou guy (positif, présent-
passé), nza (négatif, présent-passé), ua (înterrogatif, pré-
sent), nga (positif, futur), nzinga = nzornga (négatif,
futur), nnwa = njfa-t^a (interrogatif, futur).
La particule ^ue, guyy que Ton suffixe au verbe lorsque
Ton répond affirmativement à une question, paraît avoir
été primitivement l'expression de l'affirmation, par oppo-
sition à nza, Xtty qui est demeurée celle de la négation :
(Jhhusmorua, vient-il? Rép.: a-htiscuorgue, il vient; a-htis-
(MOrzay il ne vient pas. Dans ces trois formes, l'idée
verbale de (c venir >, mise au temps présent et à la
troisième personne, est absolument indépendante des par-
ticules ua gue et za, lesquelles expriment purement et
simplement : l'interrogation, l'affirmation et la négation.
Quant à la particule nga, qui, après avoir exprimé à
elle seule le positif futur, se contracte avec nia au négatif
et avec ua à l'interrogatif, elle n'est autre que la conjonc-
tion nga c et >.
Positif. Présent passé. 1 hycha gue, je suis, étais, fus,
ai été.
Futur, i hycha nga, je serai.
Négatif, Présent passé. 1 hycha nza, je ne suis pas, je
n'étais pas, je ne fus pas, je
n'ai pas été.
Futur. 1 hycha nzinga, je ne serai pas.
Interrogatif. Pr. passé. 4 hycha wa, suis-je ?
Futur. 1 hycha nnua.
X. Les postpositions consistent : \^ en des thèmes
nominaux ou pronominaux affectés des postpositions loca-
lives c«, twt, sa; 2» en des thèmes nominaux dont
quelques-uns ont subi une altération vocalique finale.
^* 9J/-^, gy-ca> snr, de gy, cou ;
fihistOrna, fthista^ca^ sur, dans, de fihistu, poitrine ;
quihi^ML, à côté de, de quihi-que^ cuisse ;
— 112 —
iohoza-na^ tohoza-ca^ derrière, de iohozày fesses ;
uborna^ uba-ca, devant, de uba, visage ;
gahorna, jfaAa-^a^^derrièrej'de gaha^ épaule ;
suhucors, suca-saf suca-ca^ après, de suhuca^ queue;
rnuy-sa, vers, hu-say vers, gua-ca, pour, sa-n^ en
faveur de, de u-ca, sous, etc.
2o chichyy dans, entre, sous, de chicha^ intérieur ;
chiche^ par, à travers; de chicha ;
bohoza, bohozey avec, etc.
'EXPRESSION DE LA RELATION, OU GRAMMAIRE.
La relation s'exprime en chibcha *.
lo Polysynthétiquement, par préfixation ;
2o Synthétiquement, par préfixation ;
S^ Synthétiquement, par suffixation ;
4fO Analytiquement, par préposition ;
50 Analytiquement, par postposition.
Expression polysynthétiqm par préfixation.
1» Les pronoms personnels de la 'première série (z ou
i, m, a, chi, mi, a) se préfixent en qualité de pronoms-
objet aux noms et aux postpositions substantives. Exem-
ples : Z'boij mon [manteau (le manteau de moi) ; i-saca,
mon nez ; m-chine, ta chemisette ; m-ta, ton champ ;
a-^aba, son père ; chi-pmacay nos bras ; mi-chuta^ vos
fils ; a-chune, ses neveux, etc.
l'san, en ma faveur, pour moi ; m-san, pour toi ; a-san,
pour lui; z-quihina, à côté de moi ; i-sucaSy derrière toi;
z-gahany derrière moi; i-chichyy en dedans de moi;
— 113 —
z-uca, sous moi ; m-ubana, devant toi ; a-xica$, loin de
lui, etc.
Quand on préfixe z-, tnr, à un thème quelconque
s'ouvrant par gu, gU, la syllabe initiale s'aphérèse : guaia^
mère, z-uaia, ma mère; gile^ maison, m-Ue^ ta maison.
La voyelle initiale i, suivie de a ou de o, s'aphérèse
également au contact des pronoms z-, m ; ioque, papier,
i-oqaej mon papier.
Le pronom de la troisième personne se change en o ou
en e, suivant que le nom auquel il se préfixe commence
paru ou par i : uba^ visage, o-6a, son visage ; ipctia,
chose, e-pcua, sa chose. La voyelle initiale s'aphérèse dans
l'un et l'autre cas.
Il y a simplement aphérèse vocalique dans les mots com-
mençant par y : y ta, main, a-ta, sa main.
2o Les pronoms personnels de la seconde série (cha^
ma, chia, mia) se préfixent, en qualité de pronoms-objet,
à la troisième personne des différents temps du verbe
actif. • Exemples : Pedro chorguityy Pierre m'a frappé;
nirpaba chiorguitynynga, ton père nous frappera.
Expression synthétique par préparation,
1® Les pronoms personnels de la première série (z ou
t, w, a, chiy mi y a) se préfixent au verbe en qualité de
pronoms-sujet : z-guity-suca ^ je frappe, je frappais;
m-guity-suca, tu frappes, lu frappais; a-guity-suca ,
chi-guity-siica, mi-guity-suca, a-guity-suca ; z-guity, je
frappai ; z-guity-nynga^ je frapperai, etc.
Quand le verbe est dérivé par b- ou par m-, l'usage a
prévalu de supprimer le pronom de la première personije
8
— 114 —
et d'aphéréser, à la seeonde personne, le préfixe de déri-
vation; ainsi, au lieu de z^bquy-scuay je fais, je faisais;
m-hquy-'Scuaj tu fais, tu faisais; zmnypùua-sucay j'entends,
j'entendais; ni'^miyspcita-sucay tu entends, iu entendais,
on dit communément : bquy-scua, m-quy-scua^ mny-'scm^
m-ny^scxia.
2o Parallèlement à la conjugaison verbale proprement
dite, le chibcha possède une conjugaison de participes
dans laquelle les pronoms de la seconde série, cha^ ma,
et ceux de la première série, cAt, mi, se préfixent en
qualité de pronoms*objet, ceux-là au singulier et ceux-ci
au pluriel.
Sing. 1 c/ia-gfiie7-t/a, moi qui frappai. Plur. 1 chi-guit-ua.
2 ma-guit'Ua, toi qui frappas. 2 mi-guit-m.
3 guit'Ua^ lui qui frappa. 3 guit-ua,
S^ Les pronoms de la seconde série (cha, ma, chia,
mia) et le pronom de la première série, a, se préfixent
au verbe passif, en qualité de pronoms-sujet (1).
4® Les pronoms de la seconde série se préfixent aux
noms. Exemples : cha-rnuysca cho-giie, je suis homme de
bien (moi-homme bon-oui) ; cha-nmysca gue^ nous sommes
indiens.
5o Contrairement à la règle de syntaxe, suivant laquelle
les adjectifs se postposent aux noms, ma, étranger, autrui,
se préfixe aux noms ainsi qu'à la particule gue. Exem-
ples : ma-gili, ma-fahuchUy la femme d'autrui, une
femme étrangère ; mOrgue, quelqu'un, autrui, d'où ma-
gue-za, personne.
• 0) y. plus haut, p. 106.
— 115 —
Expression synthétique par suffixation,
1® Le chibcha possède trois postposilions localîves, -ca,
-sa, "fui (-C, -5, -7i), qui se suffixent aux pronoms, aux
noms, à la plupart des postposilions substantives, à uti
grand nombre d'adverbes et à quelques conjonctions.
Pronoms : Juane chaha-n a-ma-scuay Jean me berce ; ,
boi aian maha^c a-bcU'qnyy il t'a acheté un manteau ;
gwàaica chaha-s a^quyU'Suca, je souffre (mal à moi se
to); m-chuta zuhu-c cho-gue, ton fils me plaît (ton fils à
moi bon-oui).
Ite-c-o m-UHjuyy à qui as-tu dit? ys-na aya, y-na aya^
y-na-c aya^ en outre de cela, en outre.
Noms : fiha-c z-miscua, je vais à Tair (illalifj ; gata-c
(^'btascuaj il jette au feu (illatif) ; hischa-c bzasma, je mets
en terre (illatif).
Sie-s btoiscuay je jette à Teau (adessif) ; hischas-s i-zas-
cua, je m'étends par terre (adessif) ; fiba-s z-miscua, je
vais à Pair ; ize-s a-syne, il alla par les rues.
Hischa-n i-zone, je suis sur la terre, je suis assis
(superessif) ; sis quyca-n a-suQwiey il est en ce monde
(inessif) ; z-ite-n hui btasena, je reçois dans ma maison
(inessif) ; chunsa-n foc a^iane^ il sortit de Tunja (olatil).
Postpositions substantives : hyca gy-c i<ascuay je tombe
sur une pierre ; gtle iohoza-nay derrière la maison ; u-cay
tHfl, sous ; uborua, uba-sa, en face de, etc.
Adverbes : chica-n, chica-c, en haut ; sihi-Cy sisy-s, par
14 ; faqui-say yaqui-nay par dehors ; y-w, là ; /a-n, main-
tenant ; fa-Cy dehors ; fahacu-ca, en vain ; a-fihistU'C, en
Diême temps, etc.
Conjonctions : ipcua^Cy après que ; cuhur^c, comme ;
— 116 —
npwxrc, parce qae; ubi-na, tandis qae; nohoca-n,
quoique, etc.
2» Le verbe'chibcha a été primitivement formé : 1® des
pronoms personnels préfixés ; 2« d'un thème verbal ou
nominal, soit simple, soit dérivé ; S^ de suffixes affirmatifs,
négatifs ou interrogatifs au présent-passé, et du suffixe
'figa au futur.
Cette assertion s'appuie sur les faits qui suivent :
Dans rétat^^actuel, le passé proprement dit est constitué
par la préfixation des pronoms personnels à un thème
dépourvu de suffixes : z-hquy, je fis, j'ai fait ; z-guity^ je
frappai, j^ai frappé. Mais l'état ancien s'est maintenu, à
titre d'exception, dans un certain nombre de verbes qui
forment leur prétérit par la suffixation de -o, particule
affirmative équivalant à la conjonction espagnole a si ^
ou par celle de -guy, particule dont la valeur n'est pas
douteuse. En efTet, quand nous passons de la conjugaison
du positif à celle du négatif, nous voyons les suffixes -o
et -guy céder la place au suffixe -za. Exemples :
Z-guity, je frappai, j'ai frappé. Nég. z-guity-za.
Z-mnypùuorO, j'entendis, j'ai entendu. Nég. z-mnypcuorza,
Z-gu-guy, je dis, j'ai dit. Nég. z^guy-za (z-gu-za).
De même que le présent, l'imparfait, le prélérit indé-
fini, le parfait et le plus-que-parfait sont confondus
ensemble dans hycha gue, je suis, j'étais, je fus, j'ai été,
j'avais été, de même aussi b-guy-guy a signifié primitive-
ment je frappe, je frappais, je frappai, j'ai frappé, j'avais
frappé. Mais, à la longue, le besoin de spécifier s'est fait
sentir ; et, tout d'abord, on a distingué le présent-impar-
fait z-guity-suctty je frappe, je frappais, du prétérit-parfait
z-guity-guy , je frappai, j'ai frappé, j'avais frappé. Puis,
— 117 —
le besoin de spécifier continuant à se faire sentir, on a
distingué [le présent actuel Trguily'sucornucay je frappe
actuellement, du présent-imparfait z-bquy-scua, je fais, je
faisais. Enfin, on a successivement formé un imparfait :
Z'bquy-scua bohoza ; et un plus-que-parfait : z-bquy
ipcuana. Que ces créations successives aient été le résultat
da développement progressif de la civilisation indigène ou
celui de la conquête européenne, il n'en est pas moins
infiniment probable qu'à l'origine le chibcha, comme le
dakota, l'hébreu et bien d'autres langues, ne possédait
que deux temps : un futur en -nga et un aoriste caracté-
risé très-vraisemblablement tantôt par la conjonction o,
tantôt par la particule quy^ substitut de guy, gue. Du jour
où s'est formé le présent-imparfait en -sçoa, l'emploi de
la particule affirmative a commencé à tomber en désué-
tude ; mais il s'est] maintenu dans un certain nombre de
verbes fondamentaux, tels que gu^ dire ; hu, venir ; ma,
porter ; bto, rompre ; bcu, payer ; bchychy, peindre ; suhu,
poser ; bca, manger, etc.
Présent-Imparfait. — Les grammairiens distinguent
avec raison deux conjugaisons, suivant que le présent-
imparfait est en -scua ou en -suça. En effet, le futur se
forme différemment dans les deux cas : z-bquy-smay je
fais, je faisais; z-bquy-nga, je ferai; z-guity-stica, je
frappe, je frappais ; z-guity-nyngay je frapperai. Si l'on
joint à cela que des verbes en -scua ainsi que des verbes
en 'My dont il sera question plus bas, possèdent une
forme fréquentative en -suça : z-hu-scua, je viens ; z-hu^
sucay je viens fréquemment ; z-gw-ne, je suis ; z-gue-suca^
j'ai coutume d'être, et que la plupart des verbes en
-ma expriment une action continue ou répétée, on est
- 118 —
amené à reconnaître que les verbes en scua sont anté-
rieurs aux verbes en - stica. Au surplus, les verbes à
thème monosyllabique se conjuguent presque tous en
'Scuaj tandis que la grande majorité des verbes à thème
polysyllabique, c'est-à-dire dérivé ou nominal, se conjuguent
en sticai
3
Prés.-imp. Sing. 1 tguy-scua, z-guity-suca.
2 m^uy-scua, m-guity-stica,
3 arhquy-scua, a-guity-suca.
Plur. 1 chi'bquy-scua, chi-guity-suca.
2 mi'bquy'Scua, mi-guity-suca,
3 a-bquy-scua^ a-guity-suca.
Présent actuel. — Ce temps se forme en suffixant -nuca
au précédent.
Futur. Sing, 1 b-quy-ngay z-guity-nyaga.
2 m-qu^y-nga, m-guity-nynga.
3 a'bquy-nga, etc. arguity^ynga,eXc.
Subjonctif conditionnel, — Le verbe substantif positif
et le verbe substantif négatif possèdent, en outre du
présent-passé et du futur, divers temps, dont quelques-
uns sont formés par suffixation.
Positif. Négatif.
I. hycha san^ si je serais. I. hycha nza-can, si je ne
suis pas.
II. hycha nga-nan, que je i hycha nza-san^ si je
sois. *| ne serais pas.
III. hycha nga-co, j'ai à hycha nzasa,
être.
— 119 —
IV. hycha nohocan, quoi- III. hycha nza*nan ttoho-
que je sois.
V. hycha san nohocan,
quoique je serais.
VI. hycha san cuan, quoi-
que je serais.
VI. hycha naga-be, oh, si
j'étais t
can, quoique je ne
sois pas.
IV. hycha nzasannohocan,
quoique je ne serais
pas.
V. hychd nza-^-^san, n'é-
tant pas.
VI. hycha nza-ne-be, que
je ne sois pas.
VII. hycha bana-co^ que je VII. hycha nga bana-i^ que
sois I
je ne fusse pas.
Le suffixe <o de l'impératif-futur hycha nga-co et de
l'optatif hycha bana-co exprime l'exhortation et peut
s'unir à tous les autres temps pour leur donner une nuance
de désir ou d'ordre.
NohO'Can paraît être formé du participe passé du
verbe anomal : noho-su-gue, il dit; noho-gue, il a dit;
Ho/io-ngia, il dira ; noho-sca, lui qui dit ; ncho-ca, lui qui
a dit.
Le subjonctif-conditionnel des verbes proprement dits se
forme à l'aide des particules qui précédent :
I. bquy-scua-nany si je fais.
bquy-nan, si je fis.
bquy-nga-nany si je ferai.
II. bquy-scuan-n^ quand je fais.
bquy-n, quand je fis.
bquy^ga-n, quand je ferai.
ni. hqwy^&marn'-san, quand je fais.
bquy^n-san^ quand j'ai fait.
— 420 —
Iguy-nga-n-^any quand j'ai à faire.
IV. bqvy'scua-nan nohocan, quoique je fasse.
bquy-nan nohocan, quoique je fis.
bquy^gornan nokocanj quoique j'aie à faire.
V. bquy^scuchbe, si je fais.
VI. bquy-zvrguexin^ quoique je fasse.
bquy'gpexin, quoique je fis.
On verra plus bas qu'en chibcha toutes les conjonctions
se suffisent ou se préposent.
Impératif I. En règle générale, Tirapératif I se forme
par la suffixation de -u au thème verbal dépouillé de
tous préfixes : quy-u, fais I guit-u^ frappe. Mais je pré-
viens le lecteur que la formation de ce temps est sujette
à dé nombreuses irrégularités (1), dans le détail desquelles
je ne puis entrer ici. Je me borne à appeler son atten-
tion sur ce fait tout à fait exceptionnel dans la langue :
qu'à rimpératif, la pluralité est indiquée synthétique-
ment au moyen d'un suffixe : quy^u-a, faites ! guil-u-a^
frapper I
Supin I. z-hquy4uay faire, pour faire, moi. z^guity-iua.
rnrquy-iua^ fnrguity4m.
a'bquy4ua, etc. a-guity-ina.
Supin II. qvricay faire. guit-ica.
8« Conjugaison des participes.
Indicatif, présent'passé et impératif.
i cha-quy-scay moi qui fais, faisais, cha-guity-suca, etc.
(1) Voir M. TJricoechea, Grammatka de la lengua chibcha, p. 27,
28, 29, 30, 31.
2 ma-quy-sca.
3 quy-scay etc-
Prétérit et impératif.
1 chorquy-iay moi qui fis, qui ai fait. chchguit-'Ua, etc.
2 maquy-ia.
3 quy4a.
Futur I.
1 cha-quy-ngaj moi qui ferai. chorguity-ninga^ etc.
2 ma-quy-nga.
3 qvy-^ga.
Futur IL
1 cfco-ç^-njfe-pcwa, moi qui ai à faire, charguity-nynger
pcuuy etc.
2 vm'quy-rvge-pcua.
3 quy-nge-pcuay etc.
Suijonclif'Conditionnel.
I. chorguy-scd-san, si je suis faisant.
cha-quy'ior'San, si j'ai fait.
cha^guy-nga-san, si j'ai à faire.
II. cha-guysca-xiny quand je suis faisant.
cha-quy-ia-xiny quand je suis faisant.
III. chorguy-sca-san nohôcaUy quoique je sois faisant.
cha-guy-iorsan nohocan, quoique j'aie été faisant.
cha-guy-nga-san nohocany quoique j'aie à faire.
iP Conjugaison négative. — Le verbe se conjugue, au
négatif, à l'aide des particules za, zinga :
Présent'imparfait. — bquy^scua-za.
— 133 —
Prétérit. — bqùy-za.
Futur et impératif. — bquy-zynga.
Supin I. — b-guy-za-n-nia.
Subjmctif'CmditwnneL
tguy-scua-za-can, si je ne fais pas.
bquy'ScuorZOrnanj quand je ne fais pas.
bquy-scuarza-san, si je ne ferais pas.
bquy-zorsany si je n'avais pas fait.
bquy-za-can, si je ne iî$ pas.
bquy-za-nan, quand je ne fis pas.
bquy'za-nynga-narij si je n'ai pas à faire.
bquy'ScuorZOrsan nohocany bien que je ne fasse pas, etc.
La conjugaison négative n*a point de participes.
50 Conjugaison interrogative. — Le verbe se conjugue,
à rinterrogatit, à l'aide du suffixe -ua ou du suffixe 0,
qui parait être ua contracté.
Présent-imparfait. scua-tia et suca-ua se contractent
en S'UU. Exemples : a-hu-s-tui, vient-il? a-t-il l'habitude
de venir? arcubun^s*uaj parle-Hl?
Quand on répond, scua^gue et swca-gite se contractent
en su-gue. Exemples : a-ku^su-gue, il vient ; ix^-cubun-sur
gttCy il parle.
Prétérit. — a-bquy-uay a-t-il fait?
Futur. — a-bquy-m.ga^uaj fera-t-il?
D'ordinaire, nga^ia se contracte en n^t^r. Exemples :
a'hthnr'ua, viendra-t-il ? a^hu-zy-n-uay ne viendra-t-il pas?
Présent-imparfait. — m-chim-s-Oy es-tu ivre ? (m-chien-
suca-o.)
Futur. — a-hu-n-Oy viendra-t-îl (a^hu-ngaro.)
6® De l'interrogatio». -- Les particules intœrrogatives
— 123 —
m, Oy be se sufBxent à certains pronoms, aux partîdpes
et à certains adverbes. Exemples : xiM> hucay qui est
veau? {huca est le participe présent-imparfait du verbe
Z'hu'scm, je viens) ; xie-ua^ qui est-ce ? as-o xie, qui
(est) celui-là? ana suaa^ adôy qui est là ? (là étant ? qui ;
suza est le participe du verbe i-sucun^siicaj je suis) ;
ipcU'O mpquyquyy que veux^tu ? hcuH) m^ga^scuay comment
fais-tu ? tahao^-be, comment ? iahac(o) ma-bq\iy'bey com-
ment t'a-t-il fait ? epct^-n-wa, où est-ce ? epcua^c-o m^na^
où vas-tu ?
Dans ces derniers exemples, la particule interrc^ative
est suffîxée aux postpositions lœatives na^ ca.
Il importe de remarquer que -tia fait du pronom et de
Tadverbe une sorte de verbe interrogatif.
7® Sous la rubrique de « los verbos finitivos i, M. Uri-
coechea nientionne six verbes unipei*sonnels et défectifs
dont l'emploi sert à indiquer que Taction dont on veut
parler est complètement terminée :
A-qtiy^ney il est fait, a^qiiyn-caj fait ; a-gma-nCy il est
allumé, a-genO'Cay allumé ; à-caha-nCy il est tondu, a-caha-
cchca, tondu ; a-buquy-ney il est empaillé, a-bucU'Cay em-
paillé ; a-odzy-ne, il est semé, arxisu-cay semé ; Orchiki-
quy-fiBy il est peint, Orchihiu-cay peint.
Je note à cet égard, d'abord que ces formes finies sont
revêtues par des verbes en scua ou en suça : bquy-scua,
hgma-sucay bcahaca-sucay bxi-scua, bchihi'Scua ; et en
second lieu, qu'il existe, indépendamment des six verbes
finis précités, un grand nombre d'autres verbes se pré-
sentant sous la forme en -ne. Exemples : a-pcua-s z-cubur
ne, je parlai derrière lui ; wla-c fchc a-ia-ncy il alla
dans la cour ; chaha-s a-zaca-iie, il se fit nuit pour moi ;
— 424 —
ffs^gy-^ a-muyna-ne, je lui donnai des coups et il fut
meurtri ; tguy-scuors y$ (hty-ne, je suis habitué à faire ;
zuhuc a-chuerue, il me plait ; i-sy^ne, je vais ; a-bahazi-ne,
il est balayé.
Quelques-uns de ces verbes sont usités sous la forme
en 'suca {z-cubun-suca, je parle ; a-zamn^suca, il devient
sombre ; z-muynyn-sucd, je suis meurtri ; z-mahasy-suca^
je balaie), tandis que d'autres paraissent constitués exclu-
sivement par la suffixation de -ne {ys aty-ne, être habitué;
t-5j/-7i6, je vais).
Enfin, si parmi les verbes qui correspondent à < ser i
et à ( estar x», quelques-uns peuvent prendre la forme
fréquentative en -suça (iz(Mi~sfica, i-mm-n-suca^ T^gue-n-
suça), il est certain que tous ont été primitivement cons-
titués par la suffixation de -ne.
Le verbe-copule, correspondant à a ser », est formé de
la particule gue.
Présent-passé. — 4 z-gue-ne, je suis, étais, fus, ai été.
2 ntr-gue-ne.
3 a-giie-ne.
Futur. — z-guMiynga.
Supin I. — Z'guMi4ua.
Participe passé. — 1 cha-gue-cua, moi qui suis, étais,
fus, ai été.
2 ma-gue-cua.
3 a-gue-cua.
1 mi-gue-cua, etc.
Participe futur. — chorguercm-nga.
- 125 —
St^cmdif'CùnditiùnneL
I. z-gue^nan, si, quand je suis.
II. z-giLe^yngoHfian, si, quand j'ai à être.
IIL trgue-ne-be, que je sois.
IV. z-gfî/6-nan nohocan, bienfque je sois.
V. s^gue-^n-san, z-guis-n-sa, quand je suis, étant.
Le nom suivi du verbe-copule est toujours affecté de la
postposition locative -c (-ca). Exemples : muysca-c z-gue-ne,
je suis homme de bien; Bios chuta Dios-c Orguensa
muysca-c a-ga, le fils de Dieu étant Dieu se fît homme.
' Les verbes correspondant à c estar » sont au nombre
de sept :
l'zone, i-sucu-ne, je subsiste, demeure, suis. Part.
wm, suza. Fréq. i-zon-suca, i-sucun-suca. Ces verbes
s'emploient quand le sujet ne comprend qu'une seule
personne.
Chi-pcua-ne, chi-pquyca-ne, chi-bity-ne. Part, pcuaoaj
pquycay biza. Fréq. chi-pquyœ/nrsuca, chirhizyn'suca. Ces
verbes s'emploient quand le sujet comprend plusieurs
personnes ou plusieurs choses.
A-puy-^nCy part, puyna. Ce verbe s'emploie quand il
s'agit de l'eau, des liqueurs, des vases, des plats.
A-zoa-ne, part, zoana. Ce verbe s'emploie quand il
s'agit de plusieurs choses d'une certaine longueur.
8<» Les conjonctions qui suivent se sufiixent au verbe ou
au nom :
-eu, sitôt que : nHia-cu Or-bgyj sitôt que tu fus parti, il
mourut.
-)me, jusqu'à ce que : mahorC z-gurngcHixie m-na-
^W^(^i jusqu'à ce que je te le dise, tu ne t'en iras pas.
- 426 —
-nue, comme : a'bquy-nga'nuc m~quy-nga, lu feras
comme il fera.
'ZasCy seulement y sinon que : a^gy^zasc c^quybysu-gue,
il n'est pas mort, seulement il dort.
'za-cuca, avant que : tguy-za-ctica, avant que je fasse ;
z^gv^za-cucaj avant que je dise.
"lucie,,. -nxie^ et : cha-nxie ftichchnxief le mâle et la
femelle, lui et elle.
-s.,, 'S ou sa, et : cha-s fucha-s, lui et elle ; sahoa-s
gHi'say le mari et la femme.
La conjonction -s.,. -^^ qui parait être identique à la
postposition locative --sa, s'emploie fréquemment pour
lier entre eux les membres d'une phrase. Exemples :
Dios amuys m-pquyqicy choc n/irza-nga^s a-machy-suca^co,
il espère que tu te convertiras à Dieu (Dieu vers ton cœur
à bien tu dirigeras, il espère) ; ysy zocam ata^s a^uyn-s
z-paba-s a-ngUy il y a un an que mon père fut tué (cette
année une est fait mon père fut tué) ; i^xium'-suca'S
pba-c z-ni-s opcua-c orga-s zrior'SUca, je tombai malade
parce j'allai à l'air étant en sueur (j'étais en sueur,
j'allai à l'air, à sa chose il arriva, je fus malade), etc.
Les suffixes qui servent à former les divers temps du
subjonctif sont des conjonctions.
90 Le superlatif des noms et des adverbes se forme
synthétiquement par la suffixation de -dn, -^ia : chOy bon,
cho4n, très-bon ; cuhuma, grand, gros, cnhum-m ; pqny-
quychie, habile, pquyqiiychie-in ; guate^ haut, guat-in,
très-haut ; clio-Cy bien, c/w-m-c, très-bien, cho-^t-ia, très-
bien ; aia, en avant, ata-ia^ très en avant ; ana-ca, là,
ana-c-ia, là au loin, etc.
10^ Les verbes finis, bien qu'unipersonnels,. peuvent se
— 427 -
coirjuguer à l'aide de la particule gue : cha-quyn'gue, je
suis fait ; ma-quyU'guej a-guya-guCy etc.
On trouve assez fréquemment d'autres verbes affectés
de la même particule. Exemple : a-iursuca-s fiba-z (-2 est
euphonique) yc a^mi-gue opcua-s a-4fgy, il mourut parce
qu'il était malade et qu'il alla à Tair (il était malade, il
alla à Vair, à sa chose il mourut).
Expression analytique par préposition.
\^ Pronùms'svtjet. — Les pronoms substantifs peuvent
être préposés aux noms et aux verbes déjà affectés des
pronoms-préfixes : Aj/cAaz-i&oi, mon manteau ; muem-^cua-
gctnrsuca, tu bégaies.
L'emploi du pronom^préûie de la troisième personne
ne cesse pas d'être obligatoire, alors même que le nom-
sujet précède le verbe. Ainsi, on ne dira pas Pedro
guityy mais bien Pedro Orguity, Pierre a frappé.
2» Pronoms-objet. — Les pronoms substantifs se pré-
posent, en qualité de pronoms-objet, à l'impératif, aux
participes, ainsi qu'aux deux premières personnes des
autres temps du verbe : hycha gu, tue-moi I chie guitu,
frappe-nous ! Pedro gue kycha guitua, Pierre m'a frappé
(Pierre est moi ayant frappé) ; mue zguity, je t'ai
frappé ; hycha m^guity^ tu m'as frappé.
On voit que là où le dakota polysynihétise et où le
nahuall incorpore, le chibcha analyse et prépose l'objet.
3p Les pronoms personnels spéciaux se préposent aux
verbes qui exigent leur emploi : a-iu chaha-o a-btay il
m'a communiqué sa maladie; chaha^n a-ma-scuay il me
berce ; a-chuia yn z^ma-scuay je berce son fils ; boi
— 128 ^
atan mrgUi yc a-icu^uy, il a acheté un manteau à ta
femme.
Quand le régime du verbe est un nom, on peut
omettre les pronoms spéciaux yn, yCy ys^ à la condition
de suffixer au nom lui-même la postposition locative*
exigée par le verbe : a-^huiorn z-mor-scua, je berce son
fils ; boi atan ntr-gili-c a-bcuquyj il a acheté un manteau à
ta femme ; gata-c cu^ souffle la chandelle ; ys muysca
fusquy irv/pcfoo-s Oroia^ cet In'dien m'a jeté de la poussière
dans les yeux.
ip Les pronoms démonstratifs se préposent aux noms :
ys vMJtysca, cet Indien ; as ie^ ce chemin-là y sis ie, ce
chemin-ci.
S^ Les relations que le latin exprime en mettant le
pronom et le nom au génitif^ à l'accusatif ou au datif,
sont indiqués par la simple préposition : Pedro boij le
manteau de Pierre; chichica mca-uui, as-tu mangé de la
viande? guahma hischorc chi-hzornga^ nous mettrons en
terre le cadavre ; fun atan Pedro guaim, donne un pain à
Pierre.
Ce n'est qu'à titre exceptionnel que le nom et le
pronom, régis directement ou indirectement par certains
verbes, sont affectés de l'une ou de l'autre des trois post-
positions locatives.
Généralement, le régime indirect précède le régime
direct : zuhu-c guahatca m-guysc^ua-be, pourquoi me fais-
tu du mal, pourquoi m'offenses-tu ?
Génitif. — Les noms polysyllabiques terminés en a
perdent cette voyelle, au génitif, lorsqu'il entre plus de
trois sons dans leur formation : muysc cubun^ le langage
de l'Indien; z-pab ta, le champ de mon père (paJa,
— 129 —
père); z-uai ie-n, dans le ventre de ma mère {guaiuy
mère).
Quand la première voyelle du nom possédé est u ou tf.
Ta final du nom possesseur se change en u ou en i :
Trpah-u chuta, le fils de mon père ; i-chut-i gUi, l'épouse
de mon fils.
Les noms de deux ou trois lettres terminés en e subis-
sent, au génitif, l'apocope de la voyelle finale : zie,
jarre, zi cuhuca, Tanse de la jarre ; ie, ventre, iiu, le mal
de ventre.
Cha, mâle, garçon, forme son génitif en se suffixant la
postposilion -s (sa) : chas gile, la case du garçon.
Les adverbes se préposent aux verbes : ty-na orsucii-
ne, il est en bas ; zos bta-scua, je place en haut ; hui
Ormij il entra ; guahaiu-c a-huquy, il vint à point.
Le chibcha, qui ne possède point de verbes composés,
exprime analytiquement un assez grand nombre d'actions
en préposant des adverbes proprement dits ou des noms
affectés de postpositions locatives à un petit nombre de
verbes : choc hgascua, j'orne ; choc bquy-scua, j'orne,
j'obéis, je régale; chocbza-scua, j'orne, j'égaie, je réjouis,
j'adoucis ; chuhis-c bta-scua, je déshabille, je mets à nu ;
{ac htascua, je délivre, je sauve, je mets dehors ; chuta-c
bgascua, j'adopte, je prends pour fils ; ioque-c z-cubun-
sucàj je lis, je parle au papier; o-ba-c z-gu-scua, je
réponds, je réfute, je parle en face de lui ; hischan i-zone,
je suis assis, je suis sur la terre ; muyia-n blascua^ je
manifeste, je révèle, je mets en clarté ; fac z-an-suca, je
sors, je vais dehors, etc.
-480 —
Expression analytique par postpositiaa.
!<» On ne distingue en chibcha ni le genre, ni la qualité
d'animé ou d'inanimé, et c'est seulement par la poslposi-
tion de cha, mâle, ou de fiicha, femelle, que Ton
indique le seie : guasga cha, petit garçon ; guasga fucha^
petite fille ; supcuagui cha, coq ; supcfoagui fiAcha, poule.
Dans les noms de parenté eux-mêmes, le sexe ne se
manifeste, et dans certains cas seulement, que par le titre
conféré à chacun des membres de la famille : paba^ père,
oncle paternel ; giuiia, mère, tante maternelle ; gitecha,
oncle maternel ; pquyta ou niquy, frère ; guahawi, sœur ;
guia, sœur ainée ; cuhuba, sœur cadette, etc.
Chuta signifie fils et fille ; chyty, premier-né et pre-
mière-née ; chuney neveu et nièce.
2® Hormis à l'impératif I, le nombre s'exprime analy-
tiquement : 1» en postposant au nom un nom de nombre
ou l'adjectif /îc, nombreux, beaucoup ; 2® par l'emploi de
verbes impliquant la pluralité du régime : sua muysca-c
oirzyne, le soleil éclaire l'homme (le soleil à l'homme
vient); sua rnuysca-c chi-bizyne, le soleil éclaire les
hommes; muysca guan a-bza-scuaj il pend un homme;
nrnysca guan a-pquy-sum, il pend des hommes.
3^ Le chibcha forme analytiquement des adjectifs com-
plexes : lo en postposant à la troisième personne du
prétérit les composés mague^ autrui, quelqu'un, mague-zaj
personne ; 2<> en postposant les participes quysca^ faisant,
adonné à, xona, étant, a-gue-cua, étant, a-aon«ca, étant,
à des participes ou à des noms affectés de la posiposition
locative ca.
I. Ontyha-nrsuca, il jaunit : Ortyban mague, un jaune,
— 491 —
jaufle; — ohbasm-'SUGaf il s'âtLoueit: Orbmm maguey un
doux, doux.; — a^pquykyzyn-suca, il blanchit : Orfi^y-
hyzyn maguCy un blanc, blanc ; a-pquyhyzyn mague béi
sùco^ a|]|pDrte le manteau ;blanc.
IL z-quychyquy'Stica, je mange, quychyounc quyscu,
igourmand ; — pqi^yhi'ZU'C waa^ droit ; a-isônueoy eMier ;
Qcasa-c Orguecuay Yvai(fica$a, vérité).
4<> La comparaison s'opère à l'aide des postpositions
q^ihycchia, quihysa-ia (superlatifs de quihy-oa, quihy-sa,
au-dessus), ou des adverbes quihy<, quihy-s.
Pedro a-pquyhyzyn Jtiane quihycai azone,^ Pierre est
plus blanc que Jean (Pierre est blanc, il est au-dessus de
Jean).
50 Les prépositions iies langues aryennes sont reiqpla-
cées en chibcha., comme dans les langues oiiralto-altaïques,
par des postpositions : a-ta fUiisia-n a-zone^ il est sur son
champ ; quye chichyj dans le bois ; iglesia chinnaj au
milieu de l'église ; quye uca, sous Tarbre ; gûe cnhutenuy
auprès de la maison.
6<> Les conjonctions substantives se postposent au verbe :
cuhtiCf comme : hycha chorquy-sca cuhuc m-^gornga^ tu
feras comme je fais.
ubinay tandis que : i-na ubin^ tandis que j'allai.
bohozCy aussitôt que : m-na bohoze a-bgy^ aussitôt . que
tu allas, il mourut.
ipcua^Cf après que : chi-bgy ipcim-c, après que nous
sommes morts.
npua-c, parce que : cha-n-guity npcua-c z-ge-ne, je me
fâchai parce que je fus frappé.
bu., biodny ou... ou : Pedro bij Jucme bij Francisco
bixin, ou Pierre, ou Jean, ou François.
— 132 --
nga, et : Bios paba nga^ chuta nga^ espiritu santo
chhyca, au nom de Dieu le Père, du Fils et du Saint-
Esprit.
Je résume et précise ainsi qu'il suit les caractères essen-
tiels du chibcha :
Phonétique. — I. L'harmonie vocalique fait absolument
défaut, encore bien qu'il y ait dans lajgrammaire un fait
sur lequel il convient d'appeler l'attention; je veux
parler du changement de a, pronom-préfixe, en o, voyelle
forte, ou en e, voyelle faible, ^,sui van t^que le nom commence
par u, voyelle forte, ou par t, voyelle faible.
II. Le chibcha ne possède ni les liquides l, r, ni
la dentale faible d, ni les semi-voyelles v, y. Uy est une
voyelle intermédiaire entre e et t.
III. Il n'admet, au commencement des mots, d'autres
groupes de consonnes que ceux dans lesquels entrent b-,
m-, jh ; or, ces trois consonnes sont préfixées en qualité
d'indices transitifs (p^ est un substitut de h-).
IV. Hors les cas d'apocope et les trois mots cam, mox,
xium, les désinences sont vocaliques ou en -n.
Lexiologie. — I. Le chibcha emploie, pour former
un certain nombre de mots, un procédé qui lui est propre,
celui de la répétition de la voyelle radicale avec intercalation
de l'aspirée h.
II. Il compose rarement et jamais plus de deux mots
ensemble.
III. Son procédé lexiologique fondamental est la dériva-
tion par suffixes.
IV. Les adjectifs et les verbes ne constituent point des
parties du discours distinctes l'une de l'autre ; il en est de
même des noms, des postpositions substantives, de la
— 133 —
plupart des adverbes et des conjonctions substantives, de«
même aussi des noms et des verbes.
Relation. — I. Le chibcha préfixe certains pronoms
personnels aux noms, aux verbes et aux postpositions
substantives, ou en qualité de pronoms-sujet ou en celle
de pronoms-objet ; mais il ne préfixe pas tout ensemble
le pronom -sujet et le pronom-objet. Dans tous les autres
cas, l'expression synthétique se fait au moyen de suffixes,
de telle sorte qu'au point de vue grammatical, comme au
point de vue lexiologique, on doit le classer parmi les
langues agglutinantes et à suffixes.
II. Le polysynthétisme y consiste exclusivement dans
Funion du pronom-objet au nom, à la postposition
substantive et à la troisième personne du verbe.
III. Le chibcha n'incorporant au verbe ni le régime
nominal, ni le régime pronominal, n'est point une langue
incorporante.
IV. Le chibcha exprime analytiquement les relations
casuelles non locatives, le genre et le nombre.
Lucien Adam.
— 13* —
SATAN OU LE DIABLE.
IL
C'est: en sa reportant à l^idée originelle de Satan,
entendu* dans le sens qui précède, qu'on arrive à s'expli-
quer le symbolisme du grand Opposant. En. disaut' qu'il
date do moment où la création se posa dans la pensée
dWine, et qu'il est le maître de ee monde, Mî/dcoç roo xoopu,
suivant une expression de l'hérésiarque Mânes, nous
croynns être, du reste^ dans: la véritable tradition. L'Ahri-
Buun mazdéen, qui, issu du premier fractionnement de
Panthée, est le type du Diable d'après la Captivîfté, de
FÂpoeaiypse et du Chnistifanisme, apparut au. premier mot
qui sortit de* la* bouche d'Ormuzd voulant ordonner
l'univers, et il ne disparaîtra qu'au terme du contrat que,
« dans le temps indéfini >, il a passé avec ce même
Ormuzd pour toute une durée cosmique. On doit regretter
que les arts ne nous aient point conservé l'image de ce
Satan ; peut-être le retrouverions-nous noir et cornu
comme notre Diable traditionnel. Avec l'idée de lumière
et de rayonnement qui, dans les religions aryennes,
s'attachait au Divin, il élait tout naturel, en effet, que la
couleur opposée fût celle du Contradicteur, et que les
rayons fissent place, dans la figure de celui qui fut préci-
pité du ciel pour avoir voulu se faire semblable à Dieu,
aux cornes opaques dont on a orné par dérision son
— 136,—
front impur. Il est également probable que c'est à l'idée
de nuit et de ténèbres, conune l'opposé du jour et de
la lumière, que Satan doit aussi, sa royauté ipfemale.
A rorigine, l'enfer n'avait vien, du caractère qu'il a revêtu
depuis ; c'était même, dans le chthonisme, un principe
premier, sorte de matrice divine où tout avait pris nais-
sance, les dieux ainsi que les mortels, et où tout descen-
dait, au terme de l'existence temporelle, pour s'informer
à nouveau et se refaire une nouvelle vie. S'il est devenu
l'empire des démons, si des] divinités comme Hadès ou
Platon, Persephone ou Proserpine,. Hécate, les Erynnies
et toutes les mères chthoniénnes ont pris, dans l'imagi-
nation des peuples de notre race, un aspect plus particu-
lièrement démoniaque, on ne peut l'attribuer qu'à l'oppo-
sition en question. Ce n'est pas pour le Diable et ses
complices que l'enfer avait été créé.
Il y a, dans la doctrine mazdéenne, un trait qui va
nous fournir une conclusion philosophique. Suivant cette
doctrine, la puissance du Contradicteur ira s'afiTaiblissant
de jour en jour, avec le progrès de la religion, et un
moment viendra où le Contradicteur lui-même se sera
tout à fait abiméjdans Ormuzd, le Dieu bon par excel*
lence,
Yoiei le sens qu'on pourrait aujourd'hui donner rai-
sonnablemeoit au symbole de l'effacement progressif du*
Diable.
Puisque la vie individualisée est le mal, et que la
mort, en restituant à l'ensemble universel la parcelle qui
s'en était détachée, est divine, le sacrifice, qui est une
immolation de cette parcelle insurgée au divin Tout, doit
être tenu pour la forme véritable de la religion. Or^
— 136 —
comme c'est par le sacrifice ou l'immolation de l'indi-
vidoel que Satan est personnellement atteint, on a très-
logiquement pu en inférer que la fin de son règne était
subordonné au progrès religieux. La seule question est
Jonc de savoir ce qu'il faut entendre par la religion. Si
on la prenait toujours pour ce qu'elle a d'abord été fata-
lement, tant que l'individualité humaine est demeurée
plus ou moins animale et passionnelle, il n'y aurait pas
eu de raison d'ordre supérieur pour cesser les sacrifices
humains ou, tout au moins, les holocaustes, propitiations
et offranJes qui s'y sont substituées. Le sacrifice humain
et ses subtitutions, autant de fraudes pieuses, était, avec
l'idée panthéiste originelle et l'agglutination de l'esprit et
de la matière au début de l'humanité, aussi nécessaire-
ment liés à la religion que la forme l'est à la substance
même : il n'y avait là aucune erreur de conscience ; c'était
parfaitement orthodoxe. Quand Joseph de Maistre dit que
a ce fut de la dégradation de l'homme et de sa réité ori-
ginelle, de la nécessité d'une satisfaction, de la réversibi-
lité des mérites et de la substitution des souffrances expia-
toires, que les hommes furent conduits à cette épouvantable
erreur (i) >, il np fait ni de la science, ni de la philoso-
phie ; il veut défendre le péché d'origine, c'est-à-dire une
chose qu'il avait d'abord à démontrer, qiLod erat démons-
trandum, et que les théologiens ne o: démontrent » que
par une pétition de principe, en s'appuyant précisément
de c l'erreur ]> prétendue dont il s'agit ici et d'autres du
même genre.
(1) Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, ÉelaircissemerU sur les sa-
crifices»
— 137 —
La chute de l'homme et sa dégradation originelle,
fondement obligé de toute autorité théologique, sont, au
double point de vue scientifique et philosophique, qui
est celui de ce travail, des hypothèses gratuites : dans
le sens qu'y attache M. de Maistre, elles ne. peuvent plus
être soutenues raisonnablement. Il résulte, en effet, des
données de la science, que la vie a débuté et se continue
pour la créature d'une manière toute différente de celle
qui est supposée par là. Quant aux conséquences qu'aurait
eues le péché originel, entendu comme on l'entend
d'ordinaire , elles sont en contradiction flagrante avec
l'essence même des choses. Quelque condescendance qu'on
voulût y mettre, pourrait-elle aller jusqu'à accorder, par
exemple, que la mort n'eût pas été sans lui ? En disant
que la mort est entrée dans le monde par le péché,
saint Paul, il est vrai, n'a peut-être voulu parler que de
la mort spirituelle, quoique le sens de ses paroles ne
soit pas à première vue celui-là ; mais le troisième
chapitre de la Genèse, qui a été le point d'appui de toute
l'argumentation théologique à ce sujet, ne saurait auto-
riser une distinction de ce genre (i). Aussi les théolo-
giens orthodoxes considèrent-ils la mort du corps comme
la punition du péché, et font-ils de l'immortalité matérielle
la condition de l'homme en son état d'innocence (2).
(1) Epist. Pauli ad Romanes, c. v : Propterea sicut per unum ho-
ninem peccatum in mundum intravit, et per peccatum mors^ et ita
IN OHNSS HOMINES MORS PERTRANSUT, IN QUO OMNES PECCAVERUNT.
(î) C Dès que le premier homme, aussi indignement que volontai-
rement rebelle, dit Bossuet, a perdu la grâce de Dieu, il l'a perdue
pour lui-même et pour toute sa postérité, c'est-à-dire pour tout le
genre humain, qui, avec ce premier *homme, d'où il est sorti, n'est
plus que comme un seul homme justement maudit de Dieu et chargé
— 198. —
Cettet interprétation est du reste si manifestement légitime,
que la mort de Jésus, regardée comme Ubératrice du
pécbé originel, eut pour résultat immédiat la résurrectîoa
de la chair : œrpora sanctorum qui dormiercmt surrexe-
runt (i). Et quand les premiers décès eurent lieu parmi
les disciples du Maître bien-aimé, ce fut une stupeur
très*grande, dont on ne revint qu'en corrigeant la foi par
des espérances plus éloignées. On doit même croire que
ce qui fit, surtout la fortune du Christianisme hellénique,
à partir du milieu du II® siècle, et assura son triomphe
sur l'cMTthodpxie primiUve, toute judaïque et. srasuelk,
ce fut le démenti que reçut la croyance au r^e tem-
porel du Christ. 3i Thellénisme, incomparablement plus
large: et plus élevé, ne fût intervenu avec les nobles
théories de la philosophie grecque sur la nature de
l'esprit, c'en était fait de la religion naissante ; elle se
serait éteinte dans le sein du judaïsme ou n'aurait vécu
qu'à l'état d'hérésie juive. Contrairement à ce qu'enseigne
la théologiey la mort n'est-elle pas. plutôt l'état de grâce
de ce monde? Elle apparaît si bien, en effets coflime k
condition première et naturelle de toute: cfféature, que k
vie serait; im^possibla sm& elle. Chaque êttre croit aux
de^ tqutato.haiiM^qiie r^érite te. crime dei^QQprqmter pèr^., Aiifii.lei
malheurs qui nous accablent et î^tant d'indignes faiblesses que nous
resseal<^»},ea QO)i«*j(oêi^^ n« spnt^pas ie lâkfipemère. p^HUuA^n de
no/fd na(ur<^^ puisque» en.effei, nouci TqyQQ&daa^.leftliiTFeasjMnlskqn^
Dieu, qui nous.ay^it domi|é> uhk^i âipe^ iauBQfieller 1^ cm,i^ ^vm vaé
un corps immortel, si him s^Qrti a«vec^lQ» qu'elle ii'ét<iit mM-
quiétée pai; a^cuo. liiesQin iâ;t4)uwMtÂ^par auciiii^ douleus^. ni tirran-
nisée par aucune passion. > (D^ la connaissance d^ Bim et dâ
sot-même, chap.. ly , §.. 11.)
(1>, & Vattueu, vm, m.
— 139 —
dépens cTtin antre : on ne vit que de ce qui a vécu et par
ce qai a vécu. Mon corps est nne défroque, qui a déjà;
vêtu, sous d^autres formes, une foule d^organisations
passées*, et si te Cbristiantsme n'avait eu d'autre moyen
de persuasion que sa doctrine de la résurrection cbar^
nelle, avec un corps qui, du reste, n'a jamais été exclu-
sivement à nous, dans aucun moment de Texistence, le
monde n'eût pas tardé à hxi tourner le dos, en répétant
les paroles 'de Porcins Festus à Paul : Maîv*?, na03» (1). La
vie n'est qu^une exhalaison de la tombe. L'antiquité n'a
pas de symbole plus vrai que celui du cippe phallique ou
de cette Libitine, à la fois Proserpine et Vénus, déesse de
la mort et de la génération tout ensemble, qu'on plaçait
sur les tumuliy comme pour marquer que le cadavre qui
s'y trouvait, replié sur lui-même, ainsi que l'enfant dans
le sein de la mère, n'était là qu'une semence. Si, par sa
résurrection des corps, l'apôtre n'avait entendu que cela,
il eût été tonùé à répondre à Festus, comme il le fit,
qae ses paroles étaient <v des paroles^de vérité et de bon
sens ».
En s'élevant à la personnalité, Tbomme a cessé d'être
un animal, comme la notion de Dieu, en se dégageant
abstractivement de la nature matérielle, a pris une forme
idéale qu'elle n'avait point au début de la conscience.
Dans ces conditions nouvelles, ce ne saurait plus être la
restitution de notre sang à un Moloch disparu qui cons-
titue te sacrifice et la religion. C'est moralement que, sans
cesser d'êtrelui-même, l'bomme peut rester uni à l'ensemble
divin ; c'est moralement que Satan peut être vaincu.
(1) Âaktde$^A^., xxvi, "SA.
— 140 —
Il y a dans le monde moral, comme dans le monde
physique, deux forces des organismes : la force centripète
et la force centrifuge (je demande pardon de l'emploi de
ces termes). La première force, celle que j'appellerais
volontiers € satanique », est la tendance du c moi >
exclusif à se ramasser et à tout amasser en lui-même :
c'est l'orgueil, c'est l'avarice, c'est, en un mot, l'igno-
rance, cause première de tout le mal existant dans
l'âme humaine. Cette tendance, qui nous fait rechercher
en nous la commune mesure du bien et du vrai, n'est
victorieusement combattue, en effet, que par la connais-
sance du monde extérieur. À mesure qu'elle se développe,
la connaissance élargit la périphérie de l'esprit, le place
davantage dans les attractions du dehors, et,' en le déter-
minant par elles, le maintient dans le mouvement de
l'eurythmie générale, en dehors de laquelle toute molé-
cule séparée se dessèche. C'est la connaissance qui détruit
l'illusion produite sur nos sens par l'éloignement des
objets et nous réconcilie avec la réalité ; c'est elle encore
qui, en irradiant sur les autres la lumière de notre
foyer, dissipe les ténèbres qui nous les rendaient noirs,
difformes et repoussants, et nous les montre tels qu'ils
sont. Et en les faisant paraître à nos yeux dans la vérité
de leur être, la connaissance les établit vis-à-vis de nous
dans le droit qu'ils ont d'être tenus pour ce qu'ils sont
réellement, et de là notre devoir de les tenir pour tels.
La connaissance est donc la base de la justice ; dégagée
de toute préoccupation d'intérêt propre, au-dessus da
trouble que peuvent y introduire nos passions égoïstes, ce
n'est plutôt, à cette hauteur encore idéale, que la justice
elle-même. Être juste, c'est reconnaître le droit d'autrui,
— 141 —
ou, plus simplement, ce qui est. Science et justice sont
donc même chose.
Le désaveu de soi comme souverain, le sacrifice du
particulier au général, la vie d'ensemble dans Tunité de
rœuvre divine, tels doivent être les derniers résultats de
la connaissance. La connaissance, c'est le tout harmonique,
c'est l'être dans le sujet, dans la personne consciente ;
l'ignorance, au contraire, c'est le moi isolé, c'est le néant.
Savoir, c'est donc se déprendre de soi-même comme
absolu, pour rentrer avec conscience dans la légitime
dépendance qui relie toutes les choses entre elles. La
science nous arrache à l'estime exclusive de notre manière
propre ; c'est elle qui unit le moi au non-moi, et qui, en
généralisant la personne morale, recule les limites de la
conscience et ouvre devant elle la vue de l'infini. C'est la
science, en effet, ou, pour nous servir d'une définition de
saint Thomas d'Aquin, l'équation du sujet avec son
objet, — œquatio rei et intelledûs, — qui fait la con-
science, et, partant, détermine la personne. Il n'y a donc
de conscience vraie que par la relation établie avec le
divin ensemble au moyen de la connaissance, comme il
n'y a de vraie personnalité que .dans la confidence de
Dieu, conscientiâ Dei, Celui-là seul est lui-même, qui se
connaît ; celui-là seul se connaît, qui connaît son objectif,
ou, autrement dit, en a la conscience; et comme cet
objectif est l'ensemble divin, celui qui sait est bien le
confident, l'associé, l'intime d^ Dieu : Dei conscius. Lui
seul a la vie éternelle : hœc est enim vita œtema ut cognos-
camus Deum (1).
Il) S. Jean, xvii, 3.
— 142 —
La communion universelle, cette si^préme aspiration de
rhumanité, la connaissance peut seule en procurer, dans
Tordre moral, refféctuation progressive. Les théologies y
ont bien travaillé, et elles ont même réussi à en jproduire
l'illusion ; mais, en abstrayant Dieu de la nature, on Ta
rendu insaisissable, on a fait de lui quelque chose de
purement imaginaire, il est bien évident, en effet, que,
quelque effort que nous fassions, nous ne saurions nous
élever, dans la science de Dieu, plus haut que Tidéal
cosmique, et que, par conséquent, le progrés véritable
de cette science suprême est subordonné au progrès
même de notre connaissance du monde et de ses lois.
En dehors de l'idée naturelle. Dieu n'est plus qu'une sorte
de destin obscur, sans mode réel et sans catégorie, et la
communion universelle une submersion de la conscience
dans le Tout indistinct, Tabime dans le Nirvana. A ce
compte, il n'y a plus d'Opposant, .plus de Satan ; mais
il n'y a aussi plus de Dieu. Et pourtant Dieu est : vivU
Deus! Il est, suivant une remarque de saint Paul, le
milieu dans lequel nous nous'^mouYons et nous sommes :
in quo movemur et sumtis. Non seulement notre milieu
physique, mais notre milieu moral; car^il n'y a de vie,
pour l'esprit comme pour le corps, que par l'union
intime avec l'Éternel véritable. Celui qui croirait, en se
séparant de lui, pouvoir vivre d'une vie exclusivement
propre, vie a satanique », suivant les termes de notre
symbolisme, aurait fatalement le sort de l'insensé qui
coupe à ras le tronc de l'arbre la branche sur laquelle il
est assis. Dans l'état actuel de l'entendement humain,
Satan ou le principe a centripète », qui maintient
« l'olikos » individuel en opposition avec le divin Tout,
— i43 —
seul vrai vivant et éternel, n'est plus la vie de la personne
en elle-même ; c'est la vie pour soi et rien que pour soi :
orgueil, mépris d'autrui, avarice, ambition des honneurs,
distinctions et richesses, dans des pensées de profit
exclusif, moi seul, en un mot, sous toutes les formes
viles de l'aocaparemerit. Ëh bteti-l 'C'est de ce Satan que
les progrès de l'idée de justice par la science doivent
amener l'efTacement & la longue, s'il est vrai que la
volonté finisse toujours, quelque répugnance qu'elle y ait
d'abord, par céder à l'évidence, selon ce principe de
l'École : ^tmtas intdkcium sequitur ! Telle est aujour-
d'hui, pour ceux dont la vie n'est plus un demi«sommeU,
la iseule forme rationnelle du sacrifice ; telle est la reli-
gion des esprits nobles, des esprits scientifiques. Si c'est
là ce qu'ont voulu dire les dogmatistes mazdéen^, en
laissant entrevoir la disparition progressive d'Abriman
dans Oroiuzd, ils n'ont pas été trompés par leur inspira-
tion : le sacrifice ealendu ainsi doit ravir à Satan l'empire
du monde.
J. Baissac.
444 —
PRINCIPES DE PHILOLOGIE
ET
PHILOLOGUES CONTEMPORAINS
Deuxième article. (Voirie n« d*ayril 1876, p. 263.)
Lorsque parut le dictionnaire de Johnson, les Anglais
dirent qu'un Anglais avait eu autant d'esprit que quarante
Français. Ce n'était que modeste. Il contenait, plus qu'en
germe, ce qui manquait absolument à celui de l'Académie
française : l'histoire, l'évolution des mots. Par exemple^
le Hue and cry, avec ses formes latines de huesium et de
hutesium^ est un spécimen remarquable et vaut presque
un article de du Cange. C'est cet élément historique
qu'ajouta le dictionnaire de Richardson. M. Littré a donné
un démenti au mot des Anglais : nous n'avons plus rien
à leur envier en fait de dictionnaire national. En
fondant ensemble Johnson et Richardson, il aurait pu
faire une œuvre savante et utile, mais il n'aurait pâs
produit un travail original. Sans doute M. Littré, avec
une profondeur et unjsavoir qui ne sont guère qu'à lui,
en ce moment en France, a développé et enrichi la
nomenclature, précisé les définitions avec la finesse des
méthodes des sciences naturelles, sculpté et fouillé les
noms scientifiques en helléniste éminent, amené Tétymp-
logie à une autorité positive, tout en s'arrêtant modeste-
ment devant les inconnues et les interprétations dou-
teuses ; mais ce n'est pas là que réside la vraie origina-
- 145 —
lité de ce grand monament élevé à l'hoûneur de la langue
française, d'où se dégagent cette bonne odeur de la science
pure, la poésie d'une vie consacrée à l'étude et l'heureuse
sensation que donne son succès, non seulement national,
mais encore européen. Sans doute encore, il a ajouté à la
langue générale la langue des sciences, beaucoup d'ar-
chaïsmes, beaucoup de termes populaires ; et tout cela, il
l'a fait avec cette netteté magistrale qui le distingue ; il a
eu autant et plus d'esprit que les quarante académiciens,
qui travaillent, dit-on, mais à l'aise, à l'histoire de la
langue française, comme si l'œuvre de M. Liltré n'eût pas
dû leur faire passer cette envie. Mais enfin, tous ces
éléments se rencontrent dans d'autres dictionnaires que
le sien, où il a fait beaucoup mieux qu'aucun lexicographe
français. Mais le caractère propre de son dictionnaire,
c'est d'avoir appelé les patois comme des lumières dans
les questions d'évolution et d'étymologie. Les patois sont
en général de fidèles dépositaires des origines. En somme,
c'est le peuple qui parle bien ; ce sont les savants qui
parlent mal, à tous les points de vue, celui de la tradi-
tion, de l'euphonie, de la propriété des termes, de la
brièveté et de la formation, purement intérieure, in
and in (comme disent les Anglais), des mots qui lui
manquent. C'est le peuple qui fait ces belles fautes de
français où triomphent les pédants ; c'est lui qui dit en
vrai étymologiste : la poison, qui ne peut se détacher de
se rappeler d'une chose ; il se ramène donc de bien loin ; 11
emploie la touchante expression : « Je vpus espérais j> ;
il exprime bien la comparaison dans la locution : «c II
n'est pas si bon comme vous ». Tout cela renferme une
profonde logique. Mais n'y a-t-il pas dans cette œuvre
10
— 146 —
grandiose de M. Littré des desiderata, des lacunes et des
erreurs ? Il en conviendrait sans aucun doute lui-même,
et son œuvre, si ce n'est par lui, recevra par d'autres
mains ses compléments et ses rectifications. Dans les
lacunes, j'en signalerai une qui touche au summum des
difficultés de la linguistique : l'explication des locutions
communes, dont les origines sont presque toujours
obscures et lointaines, et sur quelques-unes desquelles la
conciliation n'est pas faite. Par exemple, sur celle-ci :
€ Je m'en moque comme de l'an quarante >, M. Littré la
rapporte à la Révolution française ; M. Henri Martin,
avec bien plus de vraisemblance, l'attribue à l'an mille ou
mieux à l'an mil quarante. M. Charles Nisard a abordé
ce côté si intéressant de la philologie, où le livre de
Quitard laisse tant à désirer. C'est encore dans les patois
qu'il faut puiser pour ce livre des locutions, qui sera le
bienvenu dans la science. Les patois seront longtemps
encore des sources fécondes de linguistique^ des trésors
pour combler les vides, les desiderata de la langue natio-
nale, et la méthode de M. Littré aura des imitateurs. On
dit qu'ils s'en vont, c'est vrai, mais très-lentement, sur-
tout aux extrémités de la France. Le vœu de Grégoire à
la Convention pour les abolir est loin d'être réalisé ; et
dans la Basse-Normandie, que j'habite, j'entends encore
de ces phrases pour lesquelles un Parisien pur sang
aurait besoin d'un interprète, par exemple : a Baille-mé
un tari pouer un pertus à un tribat pouer enguilbauder
ma gore >. Avec la loi du moindre effort, le peuple
modifie même la langue française : c'est peut-être lui,
plutôt que les savants, qui a fait kilomètre au lieu de
cbiliomètre, hectomètre pour hécatomètre, hectare pour
_ 147 —
hécMare, myriamélîe pour myriomèlfe, centime pour
oentésime oa centième. Ne demandez pas au soldat de
dire maréctial-des^'logis-chef, il répondra marchef. J'aurais
encore un etemple d'un mot relativement peu ancien,
broyé par la forte mâchoire des paysans et du peuple ;
et je pourrais encore en tirer une preuve de cet ifts*
tioct philologique dont j'ai déjà parlé. Qu'il y ait des
aptitudes naturelle^ en tout, on n'en peut douter : l'apti-
tude, aidée du travail, s'appelle génie. Une femme de
gioie, qui réunit à sa faculté maîtresse le goût musical,
famour de la botanique, le sens archéologique, Georges
Sand, me semble y ajouter encore l'aptitude philologique ;
ce n'est pas seulement parce qu'elle a recueilli la fine
fleur de ce patois berrichon, que M. Jaubert^ a mis en
Toeabulaire, mais c'est qu'elle a donné la preuve fréquente
qu'elle savait le comprendre et l'interpréter. Au mot,
assez mal entendu peut-être, Cafcmiau, le savant ne
donne aucune explication. Sand entend mieux, sans doute,
mais assurément interprète bien : a CafomioUy c'est-à--
dire Caphamaum », c'est l'endroit où l'on ramasse toute
espèce de choses, vases, outils. Fade, fée, a échappé au
savant ; il est partout chez le romancier. De même pour
chimer, gémir d'une manière aiguë ; fié pour moiy sur ma
foi ; naùmi, né ; testamentef*, tester ; bridevadié est bien
expliqué par voleur de bestiaux. Ce n'est pas Georges
Sand qui eût rapproché détemer de détarder, pour les
assimiler ; mais elle a très-bien entendu détempser, et le
traduit exactement par « faire perdre le temps d. Je tire
tout cela du roman de Jeanne, mais je n'en puis détacher
toute la poésie de ce langage rural, où « serener les
ouailles » vent dire « faire paître les brebis an sêrem^ au
— 148 —
soir », pas plus que je ne pourrais mettre dans un glos-
saire normand des mots profonds ou charmants que
j'entends en ce moment en une campagne normande du
bord de la mer : « sonner en mort, tirer des larmes
(sonner le glas); ma chérie belle! », et ce mot, d'un
réalisme effrayant, appliqué à celui qui marche encore,
courbé, mourant : « la terre le resuppe » ; il n'y a que
le latin qui puisse traduire cela : terra resorbet. Si la
poétesse berrichonne vous pacle de <c la Biche, de la
Vermeille et de la Reine, les trois belles vaches confiées
aux soins de Jeanne i», moi, de ma table de travail,
j'entends retentir dans les champs « Oh I Joli 1 hi Papillon !
hue Caillie, Bijou, Brindelée, la Blanche, Moisie ! j>, et il
me semble que j'entends chanter la chanson poitevine
poétiquement réaliste : « Hau ! men Vermau, men Cadet j
men Rougeaud ! ». Mais le philologue, le botaniste
(M. Jaubert s'est fait mutiler pour explorer la 'flore de
l'Asie-Mineure) a rendu plein hommage à la romancière :
« Et les vallons de l'Indre, célèbres par Georges Sand,
notre compatriote, héritier direct de Rousseau et de
Bernardin de Saint-Pierre I C'est dans nos prairies, dans
ces traînes où aimaient à errer Valentine et Geneviève,
que s'est inspiré cet admirable talent ». « J'avais seize
ans, dit-il dans une page digne des Rêveries d'un pro-
meneur solitaire ; ô le bel âge pour aimer les fleurs ! Moi
aussi, j'ai .herborisé dans ces paisibles campagnes ». Tout
cela est dans l'aimable introduction de son vocabulaire. Mais
le philologue du savoir et le philologue de l'instinct ne se
sont pas rencontrés dans leurs œuvres : ils se seraient
complétés. L'auteur de Jeanne aurait dit : « Je vous
donne Gafomionj et je l'interprète ». Le coUçctionneur
— 149 —
du patois berrichon, à son tour, aurait répliqué : « Moi,
je rectifie votre imberriaque, un peu fou, qui ferait penser .
peut-être à timbré ; je vous donne irnhriat, un bon mot,
pur latin, inebriatus. Vous avez trop de goût pour vous
servir de notre vilain imparfait en assCy que vous avez
combattu plus d'une fois ; mais, comme vous dites cela
bien mieux que moi ! Nos paysans parlent mieux que
nous, vous le dites. L'espèce de compromis que je
hasarde entre le berrichon et le français de nos jours ne
m'oblige pas à employer cet affreux imparfait du sub-
jonctif, inconnu aux paysans, et vous dites très-bien :
c II faudrait que je vous quitte >. Du reste, à Paris, on a
trop d'oreille aussi pour ne pas commettre cette faute
harmonieuse, pour ne pas dire : « Il ne fallait pas qu'il y
aille >. Pour prendre un mot que n'a pas connu Jaubert,
G. Sand ne veut pas dessoubrer (déchirer) l'oreille. C'est
cependant le 1. dissolvere, détacher.
D'un autre côté, en prenant la fine fleur du patois, la
poétesse du Berry recueillait aussi les vieux chants de
son pays, des trésors de sentiment, d'histoire et de lan-
gage, et sa Jeanne^ calquée sur celle de l'histoire, se
rappelait le temps où, tout enfant et gardant son petit
troupeau sur le communal, elle avait appris à ses com-
compagnes leurs plus belles chansons :
Voilà six mois que c'était le printemps, etc.
C'étaient trois petits fendeurs, etc.
Chante, rossignol, chante, etc.
Bien convaincu qu'il n'était pas indifférent de dire telle
ou telle chanson la nuit dans la solitudp, elle avait sépété
sur les collines sauvages de la Marche ou sur les versants
-180-
nerbageux du Bourboonais de très-vieux reframs qui ont
uu Garactère historique : la plainte du paysan au temps
des désordres et des misères du régime militaire et féodal :
Je maudis le sergent
Qui prend, qui pille le paysan,
Qai prend, qui pille.
Jamais ne rend.
et le uaïf chaut de guerre que Tula pensait avoir été
composé par la Graude^Pastoure (Jeanne d'Arc) :
Petite bergerette,
A la guerre t'en vas...
Elle porte la croix d'or,
La fleur de lys au bras ;
Sa pareil' n'y a paa, eto.
Elle s'imaginait entendre la vûix claire et frêle de la
bonne fade (fée) se marier à la sienne.
En étyipologie, M. Littré a fait ce qu'il y a encore de
plus complet et de plus sûr sur la langue française.
Quand il n'a pas su, il l'a dit ; quand il a douté, il l'a
fait clairement entendre. Quand il a erré, ce n'est pas
sans avoir des probabilités pour lui. L'étymologie pri*-
mesautière de Daniel Huet et de Ménage est bien morte.
Cette réserve du vrai savant se montre en bien des
endroits, mais eUe^fn'apparaît nulle part mieux que dans
les tâtonnements, peu réussis, il en convient, que M. Littré
a mis dans Texplication du changement de genre des
noms latins en or» qui, excepté deux, hotwr et laI>or^ ont
pris en français le genre masculin. Mais pourquoi ne
cherçberait-on pas d^s la persistance des habitodes des
— 151 —
langues celtiques, féminines avec certaines idées, cette
étrange transformation? Sous nos locutions les plus
communes, il y a des inventeurs, des histoires, des
légendes. La curiosité est plus éveillée sur elles, que toat
le monde débite, que sur les étymologies, qui sont savou-
rées des délicats, des dilettantes^ des savants. Elles sont
tellement comiùunes que, dans une heure de conversation,
je viens d'entendre : S'en donner une bosse ; connu comme
k bup blanc; comme saint Planplanty qui buvait et
mmgeait tout^ et donnait le reste aux pauvres ; tu ris
comme le cheval à Hudru, qui riait de sa bêtise ; jeter sa
longue aux chiens ; faire un trou à la lune ; jeter sœi
bonnet par dessus les moulins; avoir la tête prés du
bonnet, etc. Tout cela a pourtant des origines. Eh bien !
cherchez dans 4e dictionnaire de M. Littré, pour les deux
dernières locutions, à Farticle Bonnet, et vous n'y trou-
verez pas d'explications.
En y cherchant récemment le mot airCy dans le sens fores-
tier, je n'y trouvais pas de sens étymologique : cet homo-
nyme n'y avait pas de caractéristique. Toutefois, un sem-
blable cas y est très-rare ; c'est même un des principaux
titres de ce grand ouvrage, d'avoir distingué les homonymes
et de les avoir classés et chiffrés à des places distinctes.
Il y a là une supériorité sur tous ses devanciers, et j'y dois
ajouter la richesse des acceptions et des exemples : elle est
éblouissante.
Hais c'est sur l'étymologie que le dictionnaire de
M. Littré laisse à désirer, et c'est sur ce point que je
demande la permission d'insister, en me proposant de ne
donner que les interprétations que je crois positives. Mais,
avant tout, je voudrais lui faire honneur de quelques
— 152 —
étymologieSy qui me semblent iui appartenir en propre ,
et que je regarde comme indubitables ; c'est foie, galetas
et heur, de bonheur et malheur, tirés, l'un de ficus,
. figue, le second de Galata^ faubourg de Constantinople ;
et le dernier de augurium. Pour la plupart des autres,
dans les cas difficiles, il cite les autorités, spécialement
les philologues allemands. Dans les cas douteux, il écrit
le signe du doute, et devant l'ignoraîice absolue, il écrit :
étymologie inconnue. Mais, presque jamais, vous ne ren-
contrez l'étymologie vraiment risible ou celle qui n'est
pas au niveau de la science. Cependant, il est peu de
philologues qui ne commettent l'étymologie risible ou
celle qui est étrangère aux connaissances actuelles. Ainsi,
bien que Tostein soit un nom propre certainement Scan-
dinave (Thor-stein, la pierre de Thor), quoique séné (sensé)
soit positivement issu de saYuUus, d'où le vieux français
for-sené et le français forcené, je trouve dans un récent
travail sur le patois normand, d'ailleurs bien fait, que le
premier signifie < qui prépare des tostées ou rôties », et
que le second dérive du latin senex. Croirait-on qu'il
existe aussi une philologie sectaire? N'ai-jepaslu un travail
philologique où l'auteur donnait une étymologie brillante
à M. Dupanloup, et une laide à MM. Littré et Renan, dont
l'un s'offre tout d'abord comme le lettré par excellence,
l'homme à la grande manière, au style lapidaire, et
dont l'autre porte un des beaux noms du calendrier de
la Bretagne. Il y a dans ce procédé l'invention d'un
nouveau péché originel. En cherchant bien, ne pourrait-
on pas rencontrer chez M. Littré l'étymologie risible,
quoique avec lui on ne puisse se permettre que le sou-
rire ? Je crois l'avoir rencontrée dans celle de charade,
— 153 —
qui, pour lui, signifie charretée, le provençal carrada.
Cependant, il connaissait bien la famille de caras, sorcier,
le^v. fr. charaude, billet magique, charme, et le v. fr.
caraude, sorcière, en normand encarauder, ensorceler.
C'est le sommeil d'Homère. Quoi qu'il en soit, il y a lieu,
dès maintenant, en prévision d'une nouvelle édition, de
lai soumettre quelques opinions étymologiques qui pour-
raient modifier son jugement. Pour cette espèce de contre-
partie, je possède beaucoup d'éléments ; mais l'étendue de
cette étude ne me permet que d'en donner quelques-unes,
prises dans les deux ou trois premières lettres.
L'article ambassadeur est une longue dissertation qui
n'aboutit pas à une solution ; ce mot, qui passe par l'ita-
lien ambasçiadore, suppose ambagiator, du 1. ambage,
détour, circonlocution.
Amure se présente comme d'une étymologie inconnue,
mais c'est le v. fr. amurCy pointe, du vieux verbe amurir,
amoindrir; en effet, c'est la corde de la partie pointue,
allongée, amoindrie, de la voile.
Anémone vient bien d'avfftoç, vent. M. Littré donne
une explication : c C'est que la fleur s'ouvre quand le vent
souffle ». C'est celle de Pline, mais elle ne signifie rien.
Mieux vaut celle de Linné, qui la tire « de l'agitation de
ses feuilles par le vent ». Son synonyme de pulsatilla
est une confirmation. Une autre plante, arabette, n'est
pas dans le dictionnaire. La langue de Flore y compte bien
des omissions.
Anicroche, que le peuple dit hmiicrochey ne signifie pas
crochet, mais ce qui accroche les hannesy mot très-commun
en Basse-Normandie pour dire les culottes ; un homme
déculoUé (au moral) s'y dit déhanné.
-164 -
Arcanson n'a pas d*étymologie : sa vraie forme est arca-
chouy littéralement résine d'Ârcachon.
Au mot argot, beaucoup d'étymologies, dont aucune ne
satisfait l'auteur : c'est le fr. jargon, qui, primitivement,
signifie c le cri de Foie ».
Pour Arlequin, il semble adopter l'opinion de Genin ;
mais ce que Génin ne dit pas, c'est qu'il y a sous ce
mot ce guerrier maudit, dont Orderic Vital raconte la
légende, Hennequin ou, Hellequin, au visage noir, qui
mène la nuit, dans le ciel, cette chasse que les paysans
bas-normands appellent la Mesnie HeUequin.
Arsouille ne méritait-il pas d'être mis dans un dic-
tionnaire où il y a beaucoup de mots populaires en vogue?
Artichaut a passé par l'arabe, c'est possible, mais ii
fallait dire qu'il est parti de a/)Turex0i, artichaut.
Assouvir vient plus directement d'absolvere, finir, ter-
miner, que de assopire; et ateUer, en v. fr. arteliery
vient mieux d'artis que de attelle ; et chamailler, comme
chamade, se tire de l'it. chiamare, issu du 1. clamare.
Est-ce que ab hoc ne rend pas mieux compte du v. fr.
avoec et du fr. avec que apud hoc?
Aylante n'y est pas.
Bâbord vient bien de back^board, mais ce mot signifie
planche d'arrière et non d'avant.
Bachelier, expliqué long^uement par vassal, n'est pas
décisif. C'est le celtique kymri bach, petit, d'où le v. fr.
bace^ jeune fille, en normand jeune servante, d'où est
sorti le diminutif baceUe et baceler, jeune homme, formes
des XI<» et XI I<» siècles.
Si badin est le même que badaud, il faut convenir que
le sens est bien différent ; il semble être la contraction
- IBB —
de baladin. Du re8t6, les deux mots ne se montrent qu'au
XVIe siècle.
Bain-Marie ne semble pas venir de balneum marisj
mais, comme le dit une grammaire suivie dans les écoles,
il vient de la prc^hétesse Marie, sœur de Moïse, dont les
alchimistes associaient le nom à leurs travaux ; balneum
Mariœ était un de leurs procédés au XV^ siècle.
A balise, l'auteur ne se décide pas. Ce mot peut venir
de la source principale de notre langue maritime : Tisl.
halaz signifie littéralement c ce qui s'élève, ce qui est
élevé I.
Bajoue semble être basse -joue, conune balourd est
bas et lourd, comme bahut est bas-hus, porte basse.
L'étymologie de bâtard n'est pas tirée au clair. Un
passage de Mouskes y jette la lumière : € Et s'eut de
bas un fils »» c'est-à-dire un fils de ba4^, altéré en v. fr.
en fils et fille de baal, c'est-à-dire de servante ;. la finale
de bastard est péjorative, comme dans le normand mu-
hrt, mauvais mulet.
Bau n'a pas besoin de passer par l'ail, balketty poutre ;
c'est le danois bog, bow.
Baudroie n'est pas ainsi nommé a à cause de la grande
ouverture de la bouche, semblable à une bourse dite
baudrier »> mais d'après les c sacoches semblables à des
bourses, qui sont attachées aux opercules de ses bran-
chies. >
Bigre n'est pas ^ une étymologie inconnue i», c'est le
l apiger, très-fréquent dans les vieux documents, spécia-
lement dans ceux qui concernent les forêts.
Pour blafard, M. Littré n'est pas fixé ; ce pourrait être .
Hsl. blasvardy livide, mais il vaut mieux le tirer de la
— 156 -
langue eUe-mêmey où bleu a différentes formes : wallon
bleuf, bourg, hleuve, esp. hlavo^ it. hiavo^ le tout venant
du haut ail. blaw, en ajoutant la finale péjorative ari,
m
comme dans le fr. bleuâtre.
Bogue, enveloppe, poche de la châtaigne, vient non pas
de bova^ bracelet; c'est le v. fr. bouge, bolge, poche, le
bas l. bulgay d'où le fr. bougette, l'ang. budget.
Bretelle ne vient pas du v. fr. bret, piège pour les
oiseaux ; c'est une forme du v. fr. briàellCy bride, littéra-
lement predella.
L'étymologie de brouette, dans les patois barrouette,
nous semple assez simple : le norm. bar signifie une
caisse ; en bourg., brouette se dit barrô; en rouchi, c'est
barroUy dont le diminutif est barrouette ; il n'y a donc pas
dans ce mot rouette, petite roue, et l'anglais ne fait pas
de pléonasme dans wheel barrow, littéralement le bar à
roues. D'après Festus, bar est un mot gaulois.
Capilotade n'a rien à voir avec chaperon ; c'est le prov.
cabirotadey ragoût de cabri ou de chevreau.
Cabaret est présenté comme une « étymologie incon-
nue ». Il .semble être le même que cabanet, petite cabane.
Cachalot signiûe simplement cache-l'eau, chasse-l'eau,
littéralement qui lance l'eau par ses évents.
Calendre, insecte, est déclaré « étymologie inconnue % ;
je crois que ce mot signifie mauvaise lente et qu'il rentre
dans ma théorie ci-dessous, sur le cal péjoratif.
Cancan, mot si populaire, viendrait-il du 1. quanquamf
N'est-ce pas une onomatopée, le cri du canard, mot
onomatopique en général ? Voyez en effet le l. anaSy l'ail.
gande, le grec x>îv.
Charançon n'a pas d'étymologîe ; pourquoi ne serait-ce
— 157 — . ,
pas un mot savant (il date du XYI<^ siècle), le grec xo/xtororbiv,
le rongeur, le mot calendre étant le terme populaire ?
Dans califourchon, cal reste inexpliqué ; ce préfixe de
califourchon, calembourg, calembourdaine, calemande,
camouflet, cambuse, se rattache à toute une théorie que
j'expose plus loin. Je dirai pour calemande, « d'origine
inconnue », dit-on, que cette préfixe est péjorative et
représente un mot qui est la clé de cette théorie. Pour le
moment, j'avoue seulement qu'il a dû être pénible à un
philologue de dire, à propos de colimaçon, que co ne
signifie rien.
Calquer est plutôt marquer à la craie (calx) que fouler
aux pieds (calcare).
Il ne suffit pas de dire que cocu égale coucou ; pour-
quoi ? c'est que, même chez les Romains, cuculi^ avait
le sens de lâche. Par exemple, dans Plaute : pourquoi ?
C'est que le coucou laisse à d'autres oiseaux le soin de
l'incubation de ses œufs.
Carambole est déclaré « étymologie inconnue o; j'en essaie
plus loin l'interprétation. Quant à galon, ornement, c'est le
même que galon, ulcère : même couleur, même rudesse,
mêmes aspérités.
Mais je n'irai pas plus loin dans l'alphabet; je me
contenlerai de dire que l'article marcher n'est plus au
courant de la science étymologique. On sait qu'il vient
du 1. marcus, marteau, du bas 1. marcare^ fouler aux
pieds comme avec un marteau ; son origine active s'est
conservée dans le langage des potiers qui disent : mar-
cher l'argile, et dans le dialecte de Basse-Normandie, où
l'on dit : mâcher un champ, c'est-à-dire le parcourir, le
fouler aux pieds, le marteler.
-188 —
L'article sarrasin^ pas d'étymologie ; or^ cette plaaiei
venue du nord-est de TEurope, comme son congénère le
sibéri, qui porte bien sa marque d'origine, n'a rien de
commun avec les Sarrasins; ce mot de blé sarrasin
signifie littéralement blé noir, de la couleur de cette nation.
Je rends cette élymologie à qui de droit, à de Candolle
le jeune, qui la donne dans sa Géographie balanique. Le
garou est le grec w/mw^ noix de palmier»
Lorsque l'on considère, dans la langue française
ancienne et moderne, la série des mots commençant par
cal, ca, coy galy gaUy etc., on est frappé de son étendue
et de la signification de tous ces vocables à physionomie
péjorative et médisante. M. Littré, à la syllabe ça, a
entrevu ce caractère de dépréciation, mais il ne l'a ni
poussé à fond, ni généralisé. Il est aisé de voir qu'il
n'a su que faire de cette préfixe, importune au point de
lui faire dire que, dans colimaçon, elle ne signifie rien.
Je viens de montrer par quelques exemples que celte
pi'éfixe manque d'interprétation dans le dicti<N9iaaire de
M. Littré. C'est cette interprétation radicale qne je
voudrais essayer de donner.
Quelque absorbante qu'ait été l'influence de la langue
latine relativement au gaulois, il n'est pas possible que
celui-ci se soit laissé complètement submerger : les langues
ont la vie dure. Beaucoup de mots celtiques ont été
authentiquement constatés par les philologues dans la
langue française, soit d'après les auteurs latins, soit
d'après les dialectes de cette famille qui ont survécu
comme langue d'une nation^ soit encore dans les termes
topographiques. Mais ce qui a dû surnager sur l'inonda-
tion latine et germanique, ce sont les termes irès-^géné-
— 459 —
raux, comme ceux qui expriment le mal, le faux, l'incom-
plet. C'est un de ces termes que je crois toujours
subsistant, en préfixe, dans un nombre très-considérable
de mots des diverses époques de notre langue. C'est le
patois de mon pays, le normand, qui m'a mis tout
d'abord sur la voie, lorsque j'étudiais sa flore populaire,
en présence de trois mots •.' gauchène et gauqvène (mauvais
ou faux chêne, l'érable), gau frêne (mauvais ou faux
frêne, l'aubier, le lantana opulus)^ la gauvêche (ou la
fausse vesce, la vicia cracu, la vida sepium ou encore
tervum hirsutum). Il n'est pas possible de ramener cette
préfixe au péjoratif latin malè, en fr. mau et mé. Mais
il y a dans la langue bretonne un péjoratif, avec le sens
de mauvais, de faux, qui peut l'expliquer. C'est la préfixe
gwal, qui subit dans cette langue à peu près les mêmes
transformations que la préfixe française ; en effet, ses
variantes sont gaoUy gao, gav^ qui sont assimilées à g^al
par la Villemarqué dans son dictionnaire breton. C'est
pour les deux premiers la prononciation normande ; mes
compatriotes prononcent gaovêchey gaofrênBy et la réduc-
tion de at s'est toujours faite en v. fr. par ao^ en fr. au ;
alter^ en norm. aôtre^ en fr. autre. L'anglais le prononce
comme le normand : vault, voûte.
Il serait étrange que cette préfixe péjorative eût per-
sisté en français et se fût éteinte dans l'armoricain. Mais
il n'en est pas ainsi : gwal^ péjoratif, figure en tête
de plus de vingt composés bretons : il existe moins
sous sa forme go ; cependant, j'en ai recueilli * quelques
preuves : gorreky lent, contraction de gao-redek, mauvaise,
faussé course ; goakoly collier de cheval, littéralement
mauvais, faux, grossier collier ; goukrchiy tarder, de
— 160 —
le/chi, suivre, littéralement mal suivre ; gapraer, merce-
naire (le 1. operarius)^ littéralement faux ouvrier. M. de la
Yillemarqaé (je dois le dire) prend ce dernier dans le
sens péjoratif, mais le tire du péjoratif koz, vieux. Le
fr. godenot, petit homme, est pur breton ; c'est gao-den,
faux homme, diminutif d'homme.
Il n'est pas difficile de classer par des dégradations insen-
sibles les mots qui sont partis de gwalj la forme première.
Il y a d'abord ceux qui ont gardé la forme presque
pure du primitif, ceux qui forment la préfixe péjorative
gai ; tels sont galhauban (faux hauban) ; galgalSy mauvais
mastic, littéralement mauvaise chaux (calx) ; galifre, sale
mangeur ; galipot, sale pot (de résine non filtrée) ; galr
t;aud6r (étymologie inconnue, dit M. Litlré), qui peut être
vaguer salement ; caliborgne, vilain borgne ; calembre-
dainCy mauvaise fredaine; calibistri, feminale pudendum;
galimafrée, mauvaise, sale mafrée ou manière grossière
de manger ; califourchon^ mauvaise manière d'affourcher
un cheval, spécialement pour la femme ; calembourg,
mauvaise bourde; avec le chuintement chalivari^ mauvais
variy ou tumulte en v. fr., aujourd'hui charivari ; chaU-
mastre, vilain maître.
La seconde classe renferme les mots où le péjoratif
gai et cal se change naturellement en gar et car, ou
bien perd le r linal, qui ne se prononce pas devant
une consonne : garhouiller, v. fr.. (d'où le fr. grabuche?),
brouiller salement; gargotte, littéralement sale cotte ou
cabane ; \Grandgagnage donne le sens péjoratif à gar) ;
gargouiller, littéralement grouiller salement ; carmagnole,
c'est le V. fr. manoile^ paquet, trousseau, littéralement
habit qui ressemble à un paquet; cahutte, cabcrme o^
--- 161 —
cahorde, en v. fr. petite hutte, petite borde bâtie sans
mortier; cabuser, littéralement mal user; camouflet, mau-
vais soufflet ; un moufflet ou coup sur le muifle ; carisel,
étoffe grossière (non étymologisé par M. Littré) ; cafard
(étymologie non résolue par M. Littré), littéralement
faux-fardé, hypocrite ; cagot, mauvais Goth ou Visigoth ;
ca/ignon ou trou fignon, Tanus ; cajoler, littéralemen t
mal jolierj v. fr.; gagui, grosse réjouie, littéralement
sottement gaie ; gamin^ dans un ancien lexique galminus ;
gamafrery v. fr. blesser, mal mâcher ; gamandier, littéra-
lement faux amandier, espèce de châtaignier dans le Dau-
phiDé;sfadowe, grossière boue; gavauche^ désordre, terme
de marine ; carabot et carabosse, vilain bossu, vilaine bos-
sue, en normand ; cacue^ nom ancien de la ciguë, qu'on
appelle chue en Normandie, le même mot chuinté ; chafou'
rer, mal fourer ou fouiller ; cabrouet, mauvaise brouette ;
char fouiller, en norm. farfouiller.
La troisième classe est celle où, par le changement cons-
tant de al en au ou en o, on obtient les nombreux péjoratifs
suivants : gauchene, gaufrêne, gauvescCy du patois normand,
mots déjà expliqués; gau^ec (patois normand, mal sec); gau-
plumé, mal emplumé, mal peigné ; godefridouille (lisez
gaufridouille) y efféminé, celui qui frissonne, frédouille
lâchement ; gaugalin (de gai, coq, en v. fr.), la poule qui
chante comme le coq; godelureau, littéralement mauvais
lurron ; gaudiver, patois normand, à moitié ivre, faux
ivre; godailler; gomichon, espèce de bourbe, littérale-
ment grossier michon ; goberger, en normand signifie se
repaître, littéralement se grossièrement traiter, héberger ;
gaubré, patois normand, mets fail de pain ou de farine
dans du lait caillé, en v. fr. loré, littéralement mal
11
— 162 ~
loré ; goémon, goéland, deux mots bretons encore inex-
pliqués, à moins que ce dernier ne soit goelleny se
plaindre, gémir, ce qui représente bien son cri ; gaucourt,
grossièrement court; goguenard; gaupinet, malè ingui-
natus ; gobillôy littéralement mauvaise petite bille ; pour
cloportCy élymologie encore obscure, je soupçonne goporc,
littéralement le faux porc, vulgairement le porcelet Saint-
Antoine^ en Normandie treie, c'est-à-dire truie ; quant à
gpdenot, petit homme, c'est du pur breton, gao-den^ faux
homme, diminutif d'homme.
Une quatrième classe représente ces divers changements,
mais avec la conservation de la liquide du primitif : coli'
maçon, mauvais, faux limaçon ; ce mot, en divers pays,
désigne la limace ; œlibert, mauvais affranchi ; golfarin,
terme d'injure en vieux français, peut-être mauvais frère;
gorfoulery en v. fr. gâter, détruire, littéralement fouler
salement ; cograin^ littéralement mauvais grain, grain arrêté
à la filière ; gouspiller, le même que gaspiller et houspiller,
littéralement piller salement.
D'après la prononciation constante dans le vieux français
de a en e, restée en anglais, gar, le même que gai, est
devenu jer, ce qui explique gemottCf le bunium denu-
datum^ dont le bulbe a le goût d'une noix acre, littérale-
ment la mauvaise notte, la mauvaise noix, en anglais nut,
en langage enfantin populaire nonotte; en normand a^é-
poncer signifie poncer, fouler grossièrement. Par métathèse
de ger en gre^ on aurait l'étymologie d'un mot sur lequel
M. Littré a bien voulu citer mon interprétation, que je
n'accepterais pas aujourd'hui : gremil, le lithospermum,
est littéralement le faux mil ou millet. Ger a pu s'adoucir
jusqu'à ser-fouir. Cf. le fr. farfouiller.
— 163 —
Du reste, toutes ces transformations du gwal primitif
ont leur équivalent dans celles de la préfixe péjorative
latine malèj qui, elle aussi, devient mati, prononcé mao
dans le patois, maj mé, mar.
Je pourrais ajouter un [grand nombre de péjoratifs
formés par la préfixe armoricaine, qui a son équivalent
dans le saxon igwaly devenu l'anglais evil et ill. Je
commencerai par un mot dont l'étymologie est reconnue
comme ignorée par M. Littré : carambole; en normand
rabovierj signifie renvoyer la boule, et, avec le péjo-
ratif gar et car^ on obtient carabolery renvoyer maladroi-
tement, et l'expression « je vais te caramboler > signifie
rabouter grossièrement, rudement. J'ai une série nor-
mande assez nombreuse de ces péjoratifs : gargousser
(grousser, gronder) ; garbouiller^ faire salement une chose,
c'est le français barbouiller et gribouiller, de là l'anglais
garboily contracté en warble; gourmâchery mâcher sale-
ment ; gourfouler^ fouler, bourrer. Avec gai : caliborgne,
vilain borgne, déjà cité; caliberday aller à, à califour-
chon ; calibariau (Eure), ivre ; galf relier, gourmand ;
gautué, à demi-tué, mal tué ; gaupitrer, pétrir salement ;
gawpitiety un homme sans virilité ; galtamer, mal totiser,
mal tondre ; peut-être glorer (pour gaulorery de lorery
ronfler), littéralement ronfler grossièrement ; goulimasy
mangeaille ; carcariy mauvais cheval, littéralement mau-
vaise camej mauvaise chair; gaUr^ salir, littéralement
mettre à mal ; écarbouiller. Tous les patois fourniraient
leur contingent à cette famille ; le Berry y est presque
aussi riche que la Normandie : cahuer, huer ; caimender,
mal mendier ; cancronnerj grogner ; carcagnolle, mauvaise
viande de boucherie, mauvais cargne ; charpigneitx, har-
— 164 —
gneux, qui pigne désagréablement ; galaffre, gourmand ;
garfouleTy écraser ; garcoty cabinet noir, le même que
gargotte; garsouiller, salir, etc. C'est un principe de
grande sûreté de chercher une étymologie dans la langue
elle-même, qui est essentiellement la sélection en dedans,
Vin and in des Anglais. C'est ainsi que chassie appar-
tient à la famille du 1. cacare; c'est ainsi que le fr.
choyer vient du v. fr. chioler, qui est lui-même un dérivé
de cajoler.
Dn autre problème à résoudre, c'est comment les noms
*
masculins en or du latin sont, à l'exception de labeur et
honneur, devenus féminins en français, comme douleur,
froideur, chaleur, etc. C'est par une réaction de savant
que Rabelais met ces mots du masculin, et qu'il dit le
couleur, un douleur. Si les peuplades celtiques, parlant à
peu près la même langue, et admettant, comme le fait une
de ses dérivées, par exemple l'armoricain, le masculin et le
féminin, avaient associé le féminin avec certaines idées
morales ou quelques phénomènes physiques, et avaient
créé pour ainsi dire des moules de ce genre, dont elles
s'étaient naturellement fait une longue habitude, une
habitude qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours, n'était-il
pas naturel, n'était-il pas fatal que ces idées, dussent-elles
revêtir le genre masculin dans la langue latine, pris-
sent le genre indigène, natal, habituel? Or, la plupart
de ces idées, sous la forme or, ou masculine en latin, ont
le genre féminin dans la branche celtique, la seule que
j'aie consultée, l'armoricain, celle qui importe en défi-
nitive dans la question. Ainsi, comment dolor ne se serait-il
pas féminisé lorsque ses équivalents en armoricain étaient :
ienen, s. f., la froidure, en 1. frigor ; brazder, s. f., ^^
— 465 —
grandeur; gwendery s. f., la blancheur; ruzder, s. f., la
rougeur (rubor) ; tomdevy s. f., chaleur (^caZor^ , teoder^
s. f., épaisseur ; kunveleZy s. f., douceur; livadurez^ s. f.,
couleur (color) ?
Mais ce point de vue n'est que secondaire. Il en est
un autre, que j'appellerais psychologique, parce qu'il
repose sur une perception de l'esprit, l'abstraction, et
sur une habitude de l'esprit dans la langue latine.
Toutes ces expressions en or en latin, devenues eur en
français, sont l'expression d'une idée abstraite. Voyez
couleur, douleur, chaleur, grandeur, rougeur, blancheur;
et justement les deux seuls mots qui ont gardé le genre
masculin, honneur et labeur, expriment des idées con-
crètes, car le sens de honor en latin est celui de charge,
de fonction publique. Or, ces expressions abstraites en or
forment une exception restreinte dans l'ensemble de la
langue latine, où la généralité des termes abstraits est du
genre féminin. Comparez en effet la nombreuse classe en
usy utis, comme juventus, jeunesse; la nombreuse classe
en ta, comme pigritia^ paresse ; la classe en udoy udinis,
magnittidOj grandeur; la classe en asy atis, comme dans
paupertaSf pauvreté; la classe en entiaj prudentia, etc.
Enfin, la grande majorité des idées abstraites reposait au
fond de l'esprit latin dans le moule de "Ma féminalité :
c'était la base, l'habitude, la forme ; on conçoit qu'à la
longue, par la puissance de l'analogie chez les Français,
la classe des noms masculins en or, peu nombreuse rela-
tivement aux autres classes féminines du même sens géné-
ral, soit venue se fondre dans le vaste creuset. Alors que
presque tous les mots abstraits, répondant aux classes
latines ci-dessus, pigresse, coustude^ poverté, prudence
— 166 —
étaient féminins^ il fallait, par la force de l'analogie, que
tous les noms abstraits fussent assimilés dans l'unité de
genre. Ainsi c'est par la puissance de l'analogie de pronon-
ciation que le peuple fait féminins tous les mots précédés
de um dans la langue parlée : il dit « une incendie, une
grande incendie, une autel, une belle autel » ; c'est lui
qui a fait passer en français c une belle hymne », malgré
le masculin hymnus ; les amours, pluriel féminin, est un
reste de c une amour », lequel a été longtemps féminin
au singulier* Ajoutez c une idole » (1. idolum).
Il semblerait parfaitement naturel que je n'aie pas eu à
m'occuper ici de M. Littré, philosophe, si un fait assez
récent ne montrait que la philosophie et la contradiction
se glissent partout. Je n'imiterai donc pas l'académicien
qui, recevant, au nom de l'Académie française (laquelle
avait élu en lui le littérateur, un écrivain de grand style
enfin), faisait la leçon au philosophe, tout en lui disant
qu'il n'avait pas à s'occuper de sa philosophie. Mais, en
somme, l'étymologique de la. langue française, qui a fait
d'énormes progrès de nos jours, est encore loin d'être
complète : il reste encore plus d'un huitième de mots
signalés comme étant d'étymologie douteuse ou in-
connue. C'est à cette œuvre que nous travaillons tous:
ce n'est personne qui la fera tout entière ; ce sera tout
le monde.
D'une érudition plus étendue que M. Littré, mais avec
moins de clarté dans l'exposition et moins de sûreté de
coup d'œil, Edelestand du Méril a été le plus allemand
des savants français. Il a eu le luxe de- la science jusqu'à
l'éblouissement, de la science de première main, et puisée
aux sources universelles. Mais sa méthode encourt une
— 167 —
critique sérieuse : la note prédomine sur le texte ; peu
de lecteurs peuvent aller ainsi de la pensée à la preuve,
et les fondre en une seule impression. On juge un
homme, dit-on, par sa bibliothèque ; celle de M. du
Méril, peut-être la première de notre pays sous le rapport
philologique, donnait tout d'abord l'idée d'un homme qui
a étudié toutes les grammaires, tous les dictionnaires,
toutes les langues. Il a eu plus de réputation en Alle-
magne que dans son pays. S'il écrivit quelquefois dans
la Rèvm des Dem>-Mondes, il mettait dans les revues
germaniques des articles tombés de ses livres. 'S'il n'a
pas eu chez nous la grande renommée, c'est qu'il
dédaigna, avec le stoïcisme le plus austère, . toutes ces
ressources du journalisme dont ne se passent pas toujours
ceux qui veulent arriver. Il fut un savant dans la plus
haute, la plus noble, la plus indépendante région intellec-
tuelle. Un académicien disait qu'il y avait en lui plusieurs
académiciens, et il ne fut d'aucune académie.
Edelestand du Méril fut un homme complet; il eut
dès lors les avantages et les inconvénients de ces natures
exceptionnelles qui gagnent en largeur et perdent en
profondeur. Il eut la curiosité de toutes choses, mais il
les comprit et les connut à un degré fort élevé. Le
savant était doublé du littérateur, du membre du comité
de lecture du Théâtre-Français, de l'homme d'esprit et
d'imagination, qui a laissé des comédies, dont l'une sous
ce titre : Toutes les soeurs de chanté ne sont pas des
sœurs grises. Si ces pièces ne furent pas jouées, c'est
que sa fierté et sa délicatesse répugnaient aux démarches
nécessaires de son temps pour arriver à la représenta-
tion. Il avait même débuté par la poésie, par un de ces
— 468 —
juvenilia, qu'il n'avouait guère, un Art poétique au
XIX^ siècle, dont le ton satirique se révèle par ce vers :
C'est en cabriolet que Ton monte au Parnasse.
C'était vers 1830, et du Méril fut un des plus énergiques
travailleurs de la grande génération que produisit cette
époque. Un de ses amis prétendait que Georges Sand,
qui l'avait rencontré d'ailleurs dans le monde littéraire,
l'avait pris pour type de l'admirable personnage du
marquis de Villemer, Pour montrer l'œuvre entier d'Edeles-
fand du Méril, il faudrait tout un catalogue bibliogra-
phique. Je ne veux toucher ici qu'au philologue, et,
laissant de côté les Prolégomènes de la poésie Scandinave^
l'étude sur les Runes^ le Dictionnaire du patois normand,
je désire m'attacher à son œuvre philologique principale :
Y Essai philosophique sur la formation de la langue fran-
çaise. Le côté original de ce livre, si fortement étudié,
c'est de montrer les rapports intimes des mots avec l'état
social, et d'avoir presque reconstitué les grandes périodes
de notre histoire par les mots. Il y a peu de termes dans
la langue actuelle et même dans le vieux français auquel
l'auteur n'ait demandé leur origine et leur date. Je me
bornerai même à la partie, purement étymologique, en
vue de relever quelques erreurs d'un maître éminent. Je
commence, comme lui, par les origines gauloises.
S'il est une étymologie obscure, c'est celle de doche,
en norm. doque, en angl. dock. Je crois la trouver i^ns
les formules de Marcellus, dans son Odocos^ que l'auteur
traduit par hièhle. N'est-il pas étonnant que M. Littré
n'ait pas mis dans son dictionnaire le mot doche, le nom
- 469 —
d'une plante si connue? Du reste, l'interprétation des
noms ordinaires des plantes est un des côtés faibles de
son outrage. Si l'on trouve dans les idiomes celtiques,
comme dans les patois, un si grand nombre d'onomato-
pées, ces formes sont tellement spontanées et nécessaires,
qu'on ne peut pas en tireç une ligne de dérivation.
L'embarras du philologue se complique encore quand il
s'agit de décider entre ces idiomes et les idiomes germa-
niques, qui ont tant de vocables communs' à tous deux.
L'armoricain a bien plus emprunté au français que réci-
proquement ; aussi le fr. fur (et à mesure) est le v. fr.
feuvj prix, le 1. forum, et le breton feur, prix, a la même
origine. Du reste, on aperçoit dans M. du Méril un
procédé assez étrange dans ses origines celtiques et
ailleurs : c'est de supposer un moment certains mots
comme gaulois, tels que changer, dîner, chérir, troubler,
pour en arriver à les reconnaître comme latins. Cela
jette du doute dans l'esprit, et cette interprétation,
une des plus aventurées, s'éloigne sensiblement de la'
philologie positive. Le peut-être joue un rôle trop fré-
quent, et en somme ses étymologies celtiques se ramènent
au latin ou aux langues du nord. Le procédé de l'hypo-
thèse devient d'ailleurs une nécessité, quand on veut,
comme lui, ne laisser que peu de mots de la langue sans
interprétation. Il a aussi quelque tendance à expliquer
par des hybrides ; or, ces monstruosités sont très-rares
dans toutes les langues.
Il est sur un terrain plus solide dans les origines
latines ; il montre bien, par exemple, le germe de notre
article dans le pronom ilU, employé en ce sens dans la
latinité classique. Du reste, il ne demande pas au latin
— 170 —
les étymologies françaises : c'eût été faire tout un diction-
naire. Mais, en revanche, il demande aux idiomes ger-
maniques la solution de beaucoup de mots qui sont de
race latine. Est-ce que connétable a besoin d'être expliqué
par un hybride, l'isl. km, homme distingué, et stabulum,
lorsqu'il est bien clair que c'est cornes stabvli, et que
comte et le v. fr. coms est le 1. cornes? Roturier n'est pas
l'ail, ruitosrcy cultivateur ; c'est l'homme du rôle, le con-
tribuable, rôtularitis; aubain, c'est alibaniis, l'homme
d'ailleurs ; ce n'est pas un mot germanique ; rente vient
de rendre et non de l'isl. renta. J'ai déjà interprété
ambassadeur comme appartenant au latin; on n'a pas
besoin de l'hybride caput et de l'isl. tegn, le thane, pour
expliquer capitaine, ni pour arquebuse de busha^ arc, et
harkj redoutable, lorsqu'on a Tit. arcobugiOj arc percé.
Le mot champion représente l'homme qui tient le champ,
et il n'y a là rien d'allemand ; routier, c'est l'homme des
grands chemins et non l'homme de la bande, du v. ail.
hrotta, réunion ; et rançon ne vient pas plutôt de l'isl.
raniy dépouille, que du 1. redemptio ; ni ancre plutôt de
l'ail, anker que du 1. anchora. Timonnier est bien
l'homme du timon, du 1. temo. Est-ce que le v. fr. erme,
terre inculte, ne s'accommode pas bien du 1. eremus,
désert, et écurie, çn v. fr. équirte^ du 1. equus? Pour
montrer jusqu'où va M. du Méril, dans sa préoccupation
en faveur des racines germaniques et islandaises, il faut
dire qu'il en arrive à tirer scarificateur du v. ail. scarrOf
et le V. fr. glai d'un autre mot que glaïeul, gladiolus.
La cerise appelée griotte, littéralement un peu aigre,
aigriotte, il faut qu'elle vienne de l'isl. griot, pierre.
Est-ce que barbeau et barbue ne tirent pas leur nom de
- 471 —
leurs barbillons? Pour daim, M. du Méril pose une étymo-
logie islandaise ; pour laitance, de même ; de même
encore pour pervenche, le 1. pervinca; pour poulain, qui
est le 1. pullus; pour verrat, malgré le l. verres ; pour
guêpe, malgré le 1. vespa ; pour taon, en dépit du L tabc^
nus; pour salade, en face du 1. salis. Mais c*est assez de
citations pour montrer jusqu'où peut entraîner un point
de vue favori.
Il est certain que M. du Méril a exagéré Tinfluence
germanique en France sur la langue agricole : c Les
peuplades germaniques, comme il le reconnaît lui-même,
menaient une vie trop agitée et ne reconnaissaient qu'une
propriété trop précaire pour que l'agriculture ait pu y
acquérir de grands développements :». Aussi retranche-
rais-je de l'apport de ces peuples certains termes qu'il
leur attribue : epeautre est latin ; Rhemnius s'est servi de
spella ; bette est le 1. betay qui est dans Pline ; écurie est
le V. fr, équirie, dont l'origine est évidente ; sommier,
bête de somme, du 1. sagma, et en quelques patois on
ait saume; le v. fr. glai est l'abrégé de glaïeul (gladiolm);
griotte est pour aigriotte, littéralement petite cerise
aigre ; celleri, M. Liltré le rattache au 1. selinum par
rit. seleno. Espalier, primitivement appui pour les épaules,
vient du 1. spalla. Taillis vient de tailler, de l'it. tagliare,
qui dérive du 1. talea^ branche coupée ; baliveau,
M. Littré le tire du 1. bajulus, bâton. Nous rattachons
aussi au latin les mots suivants : le v. fr. trefy poutre,
est réclamé par le 1. trabes ; seuil, c'est le sol, le
1. solum ; hache est le 1. ascta-y avec aspiration probable-
ment germanique, comme haut, du 1. alttts; quenouille,
du 1. colttSy par ,1e bas 1. colttcula (Littré) ; rasoir, du
— i72 —
latin, qui disait rasura barbœ ; carder, c'est passer sur
les chardons, en 1. carduus ; rouir, c'est rougir, du l. m-
bere; ourlet vient du 1. ora, bord ; meslier, du l. mims-
terium, certainement ; écrou, dans le sens de vis, Diez le
fait venir de scrobis^ trou ; filtre est grec et latin ; trame
est le l. irama^ trame ; crabe n'est-il pas le L carabus?
Quant à crevette, son synonyme chevrette, littéralement
petite chèvre (de ses cornes), le ramène au latin ; mar-
souin est bien le cochon de mer, maris-suinus ; lamproie
ou lamproie vient de lambere petram, littéralement lèche-
pierre ; meute est dérivé par M. Littré du l. motus, chose
mue, expédition ; haquenée peut venir dû l. equina, en
passant par Fit. acchinea ; chaperon (de l'épervier), c'est
son chapeau, capellus, du L caput ; bièvre pourrait bien
être celtique : il est dans Claudien, qui était Gaulois ;
daim est évidemment le l. dama ; héron vient très-bien
du l. herodioy onis : M. Littré aussi va chercher une éty-
mologie allemande. Marcassin (étymologie inconnue, dit
M. Littré) peut venir du v. fr. maigre, maigre, qui a pu
devenir m^grassiiij le n. magrachin; laitance, le lait du
poisson ; sève, du 1. sapa^ suc ; merle est le l. merula;
sauge, c'est salvia; taisson, qui ne signifie pas hérisson,
mais blaireau, est gaulois ; gore est le grec x'^'P^y
cochon. Je m'arrête ici : c'est assez pour montrer qu'on
tombe du côté où l'on penche.
Toutefois, que ces observations n'empêchent pas de
reconnaître quel grand nombre d'étymologies vraies M. du
Méril a tirées des langues germaniques, et c'est la
vraie originalité de son livre, spécialement pour le
glossaire de la marine, tout Scandinave, et la langue
militaire, qui est toute allemande. La critique doit
— 173 —
se tenir ferme contre les noms distingués, surtout en fait
d'étymologies. Il n'y a pas d'esprit qui n'ait ses moments
de trouble ; c'est dans un de ces moments-là que M. du
Méril, qui connaissait cependant très-bien le vieux fran-
çais, et en particulier gmvreQunior), a pu écrire sous ce
vers : ^
De gembles e de viez i ont asez grand conrei,
de l'isl. gamal/&%ky ou plutôt d'un âge mur.
. Si les Scandinaves ont exercé une influence appréciable
sur notre pays, c'est dans le langage qn'il faut la cher-
cher. Cette influence, j'ai cherché à la mettre en évidence
dans un travail intitulé Les Scandinaves en Normandie^
inséré dans les mémoires des Antiquaires de cette pro-
vince, travail dans lequel j'ai essayé de faire pour la
France ce que M. Worsaae a fait pour l'Angleterre avec
son excellent livre The Danes in England. Le patois
normand renferme une importante collection d'éléments
Scandinaves ; la presqu'île de la Hague, dont les Nor-
mands, à l'aide du fossé le hague-dik, avaient fait un
immense camp retranché, est la partie de la province qui
a gardé le mieux et le plus des restes des langues du
Nord. Mais c'est sur le littoral que les Northmans ont le
plus fortement empreint leurs vestiges, et c'est la topo-
graphie maritime et fluviatile de la Normandie qui parle
le plus des pirates, nos pères. Aussi y a-t-il une lacune,
sous ce double rapj^ort, dans les travaux de M. du Méril
sur les langues Scandinaves. Il fallait relever sur nos
côtes les boels (parties closes d'une terre), les beuf, bue
et by (villages), les dicks (fossés), les elfs (rivières), les
- 174 -
ey (!les), les fiimrs (les fhrih)^ les hagues et hogue$ (hau-
teurs), les Ao2m6$ et houlmes (îles d'eau douce), les hayes
(clôtures et parcs à haies vives), les ham (villages), les
thorp (villages), les ness (promontoires), les raz (courants
marins très-rapides), les vick$ (les baies, les criques). Il
fallait chercher encore les Scandinaves dans la néréide
normande, cette langue de pêcheurs et de poissonniers
si fortement imprégnée des langues du Nord. Il fallait
surtout les retrouver dans les noms propres d'hommes,
dont voici quelques-uns : Néel (Niai des Danois, Nicolas),
Gor^ Hostingue, Halley, Le Danois, et tant d'autres qu'on
retrouve» dans l'histoire ou dans la mythologie des peu-
plades noriques. Du reste, s'il m'est permis de me citer,
j'ai essayé d'entrer dans ces diverses séries philologiques
dans deux lectures à la Sorbonne et dans deux ouvrages.
Philologie topographique de la, Normandie qt Glossaire
étymologique des noms propres d'hommes, en France et en
Angleterre^ ethnologie et familiation, c'est-à-dire d'après
la méthodt naturelle.
Le Héricher.
[La suite au prochain fascicule,}
— 175 -
LES DEUX PRINCIPES
DANS L'AVESTA
La doctrine de l'Avesta repose tout entière sur la
croyance à deux principes primordiaux, luttant à armes
égales, l'un pour le bien, l'autre pour le mal.
Sans aborder le côté purement théorique de cette ques-
tion, nous pouvons rappeler avec Diderot {Encyclopédie,
article Manichéisme) que € ce qui a donné naissance au
dogme des deux principes, c'est la difficulté d'expliquer
Forigine du mal moral et du mal physique >. Bayle, dans
son Dictionnaire historique et critiqua, à l'article Mani-
chéens, à l'article Pauliciens et dans bien d'autres pas-
sages, expose, avec sa clarté merveilleuse et sa grande
force de logique, les arguments qui militent en faveur
du dualisme. Il est de fait qu'en dehors de l'expérience
scientifique et désintéressée, pour laquelle la distinction
de l'utile et du nuisible est purement relative, on ne
peut repousser la conception des deux principes qu'à
Vaide d'une croyance aveugle (4). Si le mal n'a pas
toujours existé, il doit donc, non seulement être secon-
(1) Bayle, article Hanichékns, note. Amsterdam, édition de 1734,
p. 92, seconde colonne. — Diderot, C^, ciU^ édition Assézat, t. XVI,
p. 63. — Boutteville, La morale de V Église et la morale naturelle,
première étude. Paris, 1866.
- 176 —
dsiire au bien, mais encore procéder du bien. C'est ce
que la foi petit admettre, non point la raison.
Bayle, dans le premier des articles ci-dessus cités, met
en présence Mélissus et Zoroastre lui-même, pour leur
faire discuter cette question.
c Ils étaient tous deux païens, dit-il, et gi*ands philo-
sophes. Mélissus, qui ne reconnaissait qu'un principe,
disait d'abord que son système s'accorde admirablement
avec les idées de l'ordre ; l'être nécessaire n'est point
borné ; il est donc infini et tout puissant ; il est donc
unique ; et ce serait une chose monstrueuse et contradic-
toire^ s'il n'avait pas de la bonté, et s'il n'avait pas le
plus grand de tous les vices, savoir une malice essen-
tielle. — Je vous avoue, répondrait Zoroastre, que vos
idées sont bien suivies, et je veux bien vous avouer
qu'à cet égard vos hypothèses surpassent les miennes ; je
renonce à une objection dont je me pourrais prévaloir,
qui serait de dire que l'infmi devant comprendre tout ce
qu'il y a de réalité, et la malice n'étant pas moins un
être réel que la bonté, l'univers demande qu'il y ait des
êtres méchants et des êtres bons ; et que, comme la
souveraine bonté et la souveraine malice ne peuvent pas
subsister dans un seul sujet, il a fallu nécessairement
qu'il y eût dans la nature des choses un être essentielle-
ment bon et un autre essentiellement mauvais ; je renonce,
dis-je, à cette objection ; je vous donne l'avantage d'être
plus conforme que moi aux notions de l'ordre. Mais
expliquez-moi un peu, par votre hypothèse, d'où vient
que l'homme est méchant, et si sujet à la douleur et
au chagrin. Je vous défie de trouver dans vos principes
la raison de ce phénomène, comme je la trouve dans
— 177 —
les miens ; je regagne donc l'avantage : vous me sur-
passez dans la beauté des idées et dans les raisons
à priori; et je vous surpasse dans l'explication des phé-
nomènes et dans les raisons à posteriori. Et puisque le
principal caractère d'un bon système est d'être capable
de donner raison des expériences^ et que la seule incapa-
cité de les expliquer est une preuve qu'une hypothèse
n'est point bonne, quelque belle qu'elle paraisse d'ailleurs,
demeurez d'accord que je frappe au but en admettant deux
principes, et que vous n'y frappez point, vous, qui n'en
admettez qu'un.
€ Nous voici sans doute au nœud de toute l'affaire. C'est
ici la grande occasion pour Mélissus, hic Rhodm, hic salttis,
Res ad triarios rediit. Nunc animis opus jEneaf nunc
pectore firmo. Continuons de faire parler Zoroastre.
€ Si l'homme est l'ouvrage d'un seul principe souve-
rainement bon, souverainement saint, souverainement
puissant, peut-il être exposé aux maladies, au froid, au
chaud, à la faim, à la soif, à la douleur, au chagrin ?
Peat-il avoir tant de mauvaises inclinations? Peut-il
commettre tant de crimes ? La souveraine sainteté peut-
elle produire une créature criminelle? La souveraine bonlé
peut-elle produire une créature malheureuse? La souve-
raine puissance, jointe à une bonté inûnie, ne comblera-
t-elle pas de biens son ouvrage, et n'éloignera-t-elle point
tout ce qui pourrait l'offenser ou le chagriner? Si
Hélissus consulte les notions de l'ordre, il répondra que
Thomme n'était point méchant lorsque Dieu le fit. Il dira
que l'homme reçut de Dieu un état heureux, mais que,
n'ayant point suivi les lumières de la conscience qui,
selon l'intention de son auteur, le devaient conduire paf
12
— 178 —
le chemin de la vertu, il est devenu méchant, et qu'il a
. mérité que Dieu, souverainement juste, autant que sou-
verainement bon, lui fit sentir les effets de sa colère.
Ce n'est donc point Dieu qui est la cause du mal moral,
mais il est la cause du mal physique, c'est-à-dire de la
punition du mal moral, punition qui, bien loin d'être
incompatible avec le' principe souverainement bon, émane
nécessairement de l'un de ses attributs, je veux dire de
sa justice, qui ne lui est pas moins essentielle que la
bonté. Cette réponse, la plus raisonnable que Mélissas
puisse faire; est au fond belle et solide ; mais elle peut
être combattue par des raisons qui ont quelque chose de
plus spécieux et de plus éblouissant, car Zoroastre ne
manquerait pas de représenter que, si l'homme était
l'ouvrage d'un principe infiniment bon et saint, il aurait
été créé, non seulement sans aucun mal actuel, mais
aussi sans aucune inclination au mal, puisque cette incli-
nation est un défaut qui ne peut avoir pour cause un '
tel principe. Il reste donc que l'on dise que l'homme,
sortant des mains de son créateiir, avait seulement la
fojrce de se déterminer de lui-même au mal, et que, s'y
étant déterminé, il est seul la cause du crime qu'il a
commis et du mal moral qui s'est introduit dans l'uni-
vers. Mais : \^ nous n'avons aucune idée distincte qui
puisse nous faire comprendre qu'un être qui n'existe
point par lui-même, agisse pourtant par lui-même.
Zoroastre dira donc que le libre arbitre donné à l'homme
n'est point capable de se donner une détermination
actuelle, puisqu'il existe incessamment et totalement par
l'action de Dieu. S» 11 fera cette question : Dieu a-t-il
prévu que l'homme se servirait mal de son franc arbitre?
— 179 —
Si Ton répond que oui, il répliquera qu'il ne parait point
possible qu'aucune chose prévoie ce qui dépend unique-
ment d'une cause indéterminée. Mais je veux bien vous
accorder, dira-t-Jl, que Dieu a prévu le pécbé de sa
créature, et j'en conclus qu'il l'eût empêchée de pécher ;
car les idées de l'ordre ne souffrent pas qu'une cause
infiniment bonne et sainte, qui peut empêcher l'introduc*
lion du mal moral, ne l'empêche pas, lors surtout qu'en
la permettant, elle se verra obligée d'accabler de peines
son propre ouvrage. Si Dieu n'a point prévu la chute de
l'homme, il a du moins jugé qu'elle était possible ; puis
donc que, au cas qu'elle arrivât, il se voyait obligé de
renoncer à sa bonté paternelle, pour rendre ses enfants
tr^-misérables, en exerçant sur eux la qualité d'un juge
sévère, il aurait déterminé l'homme au bien moral,
comme il l'a déterminé au bien physique; il n'aurait
laissé dans l'âme de l'homme aucune force pour se porter
au pécbé, non plus qu'il n'y en a laissé aucune pour
se porter au malheur en tant que malheur. Voilà à quoi
nous conduisent les idées claires et distinctes de l'ordre,
quand nous suivons pied à pied ce que doit faire, un
principe infiniment bon. Car si une bonté, aussi bornée
que celle. des pères, exige nécessairement qu'ils prévien-
nent autant qu'il leur est possible le mauvais usage "que
leurs enfants pourraient faire des biens qu'ils leur
donnent, à plus forte raison une bonté infinie et toute-
puissante préviendra-t-elle les mauvais effets de ses pré-
sents. Au lieu de donner le franc arbitre, elle détermi-
nera au bien ses créatures ; ou, si elle leur donne I9
franc arbitre, elle veillera toujours efficacement pour
empêcher (Qu'elles ne pèchent.
— 480 —
c Je crois bien que Mélissus ne demeurerait point
court ; mais tout ce qu'il pourrait répondre serait com-
battu tout aussitôt par des raisons aussi plausibles que
les siennes, et ainsi la dispute ne serait jamais terminée.
<c S'il recourait à la voie de la retorsion, il embarras-
serait beaucoup Zoroastre. Mais, en lui accordant une
fois ses deux principes, il lui laisserait un chemin fort
large pour arriver au dénoûment de l'origine du mal.
Zoroastre remonterait au temps du chaos : c'est un état, à
l'égard de ses deux principes, fort semblable à celui que
Thomas Hobbes appelle l'état de nature, et qu'il suppose
avoir précédé l'établissement des sociétés. Dans cet état
de nature, l'homme était un loup à l'homme ; tout était
au premier occupant; personne n'était maître de rien
qu'en cas qu'il fût le plus fort. Pour sortir de cet
abîme, chacun convint de quitter ses droits sur tout,
afin qu'on lui cédât la propriété de quelque chose ; on fit
des transactions ; la guerre cessa. Les deux principes, las
du chaos, où' chacun confondait et bouleversait ce que'
l'autre voulait faire, convinrent de s'accorder. Chacun
céda quelque chose ; chacun eut sa part à la production
de l'homme et aux lois de l'union de l'âme. Le bon
principe obtint celles qui , procurent à l'homme mille
plaisirs, et consentit à celles qui exposent l'homme à
mille douleurs ; et s'il consentit que le bien moral fût
infiniment plus petit dans le genre humain que le mal
moral, il se dédommagea sur quelque autre espèce .de
créatures, où le vice serait d'autant moindre que la vertu.
Si plusieurs hommes, dans cette vie, ont plus de misère
que de bonheur, on récompense cela sous un autre état :
ce qu'ils n'ont point sous la forme humaine, ils le retrou-
— 181 -^
rent sous une autre forme. Au moyen de cet accord, le
chaos se débrouilla ; le chaos, dis-je, principe passif, qui
était le champ de bataille des deux principes actifs. Les
poètes ont représenté le débrouillement sous l'image
d'une querelle terminée. Voilà ce que Zoroastre pourrait
alléguer, se glorifiant de ne pas attribuer au bon principe
d'avoir produit de son plein gré un ouvrage qui doit être
si méchant et si misérable, mais seulement après avoir
éprouvé qu'il, ne pouvait faire mieux, ni s'opposer mieux
aux desseins horribles du mauvais principe ».
Nous n'avons rapporté ce long passage de Bayle que
pour indiquer, d'après un philosophe autorisé et parfai-
tement compétent, les traits essentiels de la doctrine du
dualisme. Nous n'avons ni à l'incriminer, ni à la justi-
fier. Il nous suffît de démontrer qu'elle constituait, ainsi
que nous l'avons dit un peu plus haut, le fond même de
l'enseignement mazdéen.
Dans son remarquable écrit sur le commencement du
Bundehèche (1), Joseph Miiller a clairement exposé* que,
dans la littérature éranienne du moyen âge, il n'était
nullement question d'un principe unique supérieur aux
deux principes opposés, Âhura Mazdâ et Ailra mainyu,
Ormuzd et Âhriman. Ces deux principes, le bon et le
mauvais, Anquetil Duperron avait cherché à les soumettre
à un principe supérieur, le temps sans limite, le zrvâna
akarana, dont nous parlerons plus loin, au moment
opportun. Si l'Avesta a contenu cet enseignement, au
moins il ne l'a pas légué aux livres religieux et cosmo-
goniques qui ont été rédigés dans la période suivante.
(1) Vnterwchtmgen uher dm anfang des Bundehesch.
— 182 —
4
D'après Anqnetil, les premiers mois du Bundehèche signi^
fieraient que c Têlre â d'abord été donné i Ormuzd et
Ahriman ». Il n'en est rien. Le texte dit simplement que,
d'après l'explication des livres saints, il est d'abord
question de la création d'Ormuzd et de celle d'Ahriman,
c'est-à-dire de là double création qu'ils ont opérée (1). Le
reste est à l'avenant.
Nous n'avons pas à nous occuper des croyances qui ont
pu s'introduire dans telle ou telle secte mazdéennc après
l'époque du Bundehèche, mais nous devons reconnaître
avec Joseph MûUer, et avec tout interprétateur compétent
du livre cosmogonique en question, qu'il n'y est fait
aucune allusion à un premier et unique principe. De ce
silence complet, nous tirerons la conséquence légitime,
évidente, que l'Âvesta n'enseignait pas davantage ce pro-
tendu principe premier et unique. Cet enseignement eût
formé le fond même de sa doctrine, et le Bundehèche
n'aurait pas manqué & le mentionner, à l'exposer d'une
façon très-explicite.
Les anciens auteurs grecs, qui ont parlé de la coexis-
tence de deux principes chez les Perses, n'ont jamais
laissé entendre qu'ils dérivassent d'un principe unique
supérieur ou lui fussent soumis. Plutarque, qui vivait à
la fin du premier siècle de nutre ère et qui s'informait
avec tant de soin des choses dont il avait à traiter,
n'avait pas le moindre soupçon de ce principe soi-disant
unique. Il ne parle que d'Ahura.Mazdâ et d'Ai'ira mainyu:
c C'est l'avis et opinion de la plupart et des plus sages
(1) Joseph Mûller, ibid^ p. 617. — Justi, Der Bundehesch, p. 1
Leipzig, 1868.
— 183 —
anciens, car les uns estiment qu'il y ait deux dieux de
métiers contraires, l'un auteur de tous biens et l'autre
de tous maux ; les autres appellent l'un Dieu, qui produit
les biens, et l'autre Démon, comme fait Zoroastre le
magicien, que l'on dit avoir été cinq cents ans devant le
temps de la guerre de Troie. Ce&tui donc appelait le
bon Dieu Oromazes et l'autre Ârimanius, et d'avantage il
disait que l'un ressemblait à la lumière plus qu'à autre
chose quelconque sensible, et l'autre aux ténèbres et à
l'ignorance et enseigna de sacrifier à l'un pour lui
demander toutes bonnes choses et l'en remercier ».
(Traité d'Isis et OsiriSy version d'Amyot.)
Nous lisons dans le Proemium de Diogène Laërce :
c i£gypiiis vero antiquiores esse Magos Aristoteles
€ auctor est in primo de philosophia libre, duoque
a secundum illos esse principia, bonum dsemonem et
« malum : alterum ex his Jovem et Oromasdem, alterum
€ Plutonem et Arimanium dici. Quod Hermippus quoque
c in primo de Magis ait atque Eudoxus in Période et
€ Theopompus Philippicorum libro octavo i». (Traduction
Cobet, édit. Didot, p. 2.) — Aristote vivait trois cent
cinquante ans avant notre ère ; Théopompe, un peu plus
jeune, était son contemporain.
Il est bien évident que l'existence d'un principe supé-
rieur, et qui aurait constitué le fondement même de la
doctrine mazdéenne, n'aurait pu lui échapper.
En- fait, aucun passage du texte même de l'Avesta
n'autorise à admettre cette supposition. Aucune ligne de
ce même texte ne peut justifier cette assertion de Haug,
que l'idée maîtresse de la théologie mazdéenne était le
monothéisme, et que son principe spéculatif était le
1
— 184 -
dualisme : c The leadiog idea of his theology was Mono*
« theisiD, i. 6. that there are not many gods, but only
« one, aud the principle of his spéculative philosophy
« Dualism, i. e. the supposition of twx) primeval causes
« of the real world and of the inlellectual, wbile his
a moral philosophy was moving in the Triad of thought,
« word and deed (1) >. Ainsi que Ta fait très-justement
observer M. Âlb. Weber (% cette distinction subtile de la
théologie pratique et de la philosophie spéculative est
contraire à tout l'enseignement de TÂvesta.
Il né suffit pas d'affirmer, comme le fait M. Hubs-
chmann (3), qu'un chapitre du Yaçna, la première partie
du Gâthâ ustvaiti, expose clairement l'idée monothéiste ;
il faudrait auparavant donner une interprétation accep-
table de tous les Gâthâs et de celui-là en particulier, ce
qui est loin d'être fait ; il faudrait de plus ne pas négli-
ger, pour un fragment complètement obscur, tout ce que
le reste de l'Avesta contient d'évident et de parfaitement
intelligible.
Ce n'est pas sans étonnement que, dans la préface da
second volume de son ouvrage sur l'antiquité éranienue {i),
nous avons vu M. Spiegel abandonner ses vues anciennes
et admettre qu'un fort monothéisme précéda lè dualisme:
< Richliger scheint es mir vielmehr dass ein krâfliger
c monotheismus dem dualismus vorausging ». Il est
regrettable que M. Spiegel n'ait pas cru devoir joindre à
(1) Essays an the sacred language^ writings and reUgion of ihe
Panées, p. 255. Bombay, 1862.
(2) ïndmhe sPreifen, t. II, p. 46^ Berlin, 1869.
(3) Ein zarathustfisckes lied, p. 6. Munich, 1872.
(4) Erânische aUerthumskunde, t. II, p. vi. Leipxig, 1873.
celle nouvelle opinion l'exposé des preuves sur laquelle
il la fait reposer. M. Kossowicz s'est expliqué au moins
d'une façon plus explicite dans la préface de son troisième
volume des Gâthâs (1) :
i Et quidem dualismi, nisi boni et mali distinctionem,
€ quae ipsi rationi huraanae est ihnata, pro dualismo
c accipias, in gâtis nulla fere vestigia invenio, quum in
€ caeteris Sendavestœ libris duo c&ntraria perpetuoque
c inter se pugnantia principia evidentissime ac perssepe
< invicem sibi opponuntur, idque certamen et poste-
a riorem Iranici\cultus periodum obtinet. Documentum
a est etiam tam celebris inter orientales gentes diaboli
€ Iranici denominationis qui Ânrô mainyus sendice sonat,
t absolutissima fere in omnibus gâtis absentia.
« Opinionem banc impugnandi debitum valorem prae
c se ferre videri potest totum carmen XXX, ubi bonum et
c malum, sub manifestissima duorum geniorum specie,
a invicem sibi opponuntur; sed valor argumenti mox
« evanescit^ si modo attendes hic minime de deo et
« diabolo pugnantibus inter se agi, vatemque nisi duas
c humanae naturae facultates et conditiones separatim sub
c duorum geniorum specie exhibere voluisse ; bœcque
< opinio sequentis (xxxi), inter cetera, carminis, quod
c hujus brevioris explanationem exhibet, argumento
« atque tenore certissime mibi probari videtur, ubi
€ Deum, in rerum natura, tum boni, tura mali, exse-.
< quendi facuUatefn, sublimiori humanae dignitati pro-
« movendae, liberum scil. arbitrium, hominibus posuisse
a expressim edicitur (9-12).
(i) Saratustricœ gâiœ jiosfericrcs frcr P^^'crj^curf, 1871.
— 186 -
€ Deuflûi saratastrica gfttarum religio agnoscit unon),
a buncque universt procreati auctorem, craaioremque
c reruro naturae, alque in bac menlis benigose, iûcolu-
c mitatis, qu8e eadem est œquabilitas alque justilia, neo-
c non divina polestas, quae ompes rébus ajigendis et con-
c servandis, quum nunquam a summo numine sejun-
« gantur, prœsunt ».
On voil que la théorie de M. Kossowics ne repose, en
fait, sur aucun passage précis et déterminé ; elle parait
se dégager de l'ensemble des Qâthâs, et nous attendons
toujours, après les tentatives de Haug, de M. Spiegel,
de M. Kossowicz lui-même et de plusieurs autres auteurs,
une version véritablement acceptable de ces mêmes
Gâtbâs. Ici encore, nous le répétons, on est en présence
de morceaux parfaitement obscurs, et c'est passer les
bornes d'une critique prudente que de négliger, en leur
faveur, toute la partie de l'Âvesta qui se laisse entendre
sans difficulté. Nous allons même plus loin, et pensons
avec M. Spiegel que l'enseignement des Gàthâs est abso*
lument le même que celui du reste de l'Avesta (1) :
€ Nach meiner ùberzeugung stehen aile theile des Avesta
a binsichtlich der lebre auf der gleicben stufe, auch die
a Gâtbâs nicbt ausgenommen ».
Nous nous en tenons en somme à l'ancienne opinion
de M. Spiegel, dont voici les paroles : < La religion de
l'Avesta appartient sans contredit aux religions les plus
conséquentes et les plus réfléchies de toute l'antiquité.
Nous y voyons un dualisme rigoureux (ein sirenger duo-
lismus)j une distinction entre la lumière et les ténèbres,
(i) Op. cit., t. lî, p. VIII.
— 487 —
entre le bon et le mauvais. Tout ce qui s'y trouve doit
se ramener à l'un de ces deux principes, et ce dualisme
est parfait jusque dans les moindres détails (1) >. Plus
loin encore, dans le même . volume : « Un sj'stème de
dualisme [y] est parachevé jusque dans les moindres
détails; l'opposition entre le bon et le mauvais, la lumière
et les ténèbres, Ormuzd et Âhriman. Au commencement,
ces deux principes ont un égal pouvoir (2) ». Cette
égalité de puissance ne résulte pas seulement de toutes
les données de TAvesta sur la création ; elle ressort égale-
ment de tout ce qu'enseigne le livre du Bundehèche.
Dans ce dernier, nous voyons Âhura Mazdâ si convaincu
lui-même qu'Ahriman lutte contre lui à pouvoir égal,
qu'il se préoccupe avant tout d'obtenir un armistice de
neuf mille années (3), dont le profit doit lui revenir tout
entier. Nous constaterons plus loin, en traitant de la
double création d' Ahura Mazdâ et d'AAra mainyu, que la
puissance primordiale de ces deux divinités est parfaite,
et que si l'un d'eux doit succomber dans la lutte, rien,
au moins, ne laisse préjuger qu'il a jamais été créé.
Il ne s'agit point de prêter à l'Avesta des conceptions
qu'il n'a formulées nulle part ; il faut le prendre tel qu'il
est, tel que l'ont connu les auteurs anciens.
Il importe, d'ailleurs, de s'expliquer sur ce mot de
monothéisme, qui s'est introduit un peu plus haut dans le
cours de notre exposé.
é
(1) Erân. Bai land zwischen dem Indus und Tigris, p. 166.
Berlin, 1863. •
(î) Dièse beiden principien stehen sich anfangs gleichhereçhtigt ge-
genûber; op. cit., p. 360.
i3) Chapitre I^^ du Bundehèche, édition Justi, p. S seq,
— 188 —
En admettant, ce qui n'est point, que le principe du
bien et du bon, Âhura Mazdâ, soit le dieu suprême, faut-
il accepter également que la religion de TÂvesta professe^
le monothéisme? Ou les mots n'ont plus de sens, ou
celui de monothéisme signiûe adoration d'un seul et
unique dieu. Or, partout dans l'Avesta, aussi bien dans
les Gàthâs que dans tout le reste du texte, la pluralité des
dieux est enseignée à chaque page. Non seulement Âhura
Mazdâ est dieu, mais Mithra est dieu, mais Çraosa est
dieu, mais bien d'autres^ également sont dieux. Zeus,
chez les Grecs, était le dieu suprême ; et, comme le
dit Hésiode, àOocvaruv ^ert^fûc, naxhp ovS/mûv ts Osûv rs. Jovis,
chez les Romains, était le dieu suprême : rexque paterque
deum, dominus cœli divumqw pater. Mais ni Zeus, ni
Jovis n'étaient des dieux uniques ; à leurs côtés l'olympe
hellénique, l'olympe latin, comptent une foule de véri-
tables divinités plus ou moins secondaires. Ce cas est
également celui de l'Avesta. Aux côtés d'Ahura Mazdâ se
pressent une légion de divinités bienfaisantes ; aux côtés
d'Anra mainyu, une légion de divinités malfaisantes. Ces
deux groupes de divinités constituent le système du dua-
lisme qui est simplement enté sur un polythéisme très-
caractérisé et très-caractéristique. La i^tpa des Grecs, le
fatum latin, le destin en un mot, n'a pour ainsi dire
qu'une personnalité très-effacée à côté de celle des dieux
véritables, et, dans l'Avesta, cette personnalité existe à
peine, ou même n'existe point du tout. Le mot zend
bakhta n'a même pas, comme représentant très-exact,
celui de € destin ». A proprement parler, il veut dire
c ce qui est donné en partage, en lot > ; c'est l'équivalent
du participe sanskrit bholUa, qui, entre autres sens, a
— 189 —
celui de < attribué, obtenu en partage o. Il entre dans
des composés, tel que baghôbakhta c donné en lot par
les dieux d. Nous le trouvons à deux reprises au cinquième
chapitre du Yendidad, versets 29 et 34, et dans ces deux
passages, ou plutôt dans ce même passage répété deux
fois, il semble un peu téméraire de le traduire par le
mot € destin ». C'est là, d'ailleurs, un point secondaire,
et qui ne se lie qu'indirectement à ce que nous avons dit
ci-dessus.
Pour conclure, nous devons répéter qu'il n'y a dans
TAvesta aucune trace de monothéisme ; que le poly-
théisme, au contraire, y est très-développé ; que le sys-
tème dualiste s'accorde parfaitement avec la pluralité des
dieux, let que si l'un des deux principes, celui du mal,
doit un jour succomber devant l'autre, tous deux au
moins sont égaux, et quant à leur origine, et quant à
leur puissance.
A. HOVELÀCQUE.
BIBLIOGRAPHIE
LE PETIT DICTIONNAIRE UNIVERSEL.
L'éminent coUabarateur de M. Littré, M. Beaujean^
vient de publier chez Hachelte un nouveau dictionnaire
appelé au plus brillant succès. Par une conception des
plus heureuses, M. Beaujean a réuni dans ce dernier
ouvrage les éléments dispersés dans trois ou quatre dic-
tionnaires spéciaux.
On y trouve, en effet, par ordre alphabétique, non
seulement toiis les mots de notre langue admis par l'Aca-
démie française, plus un grand nombre d'autres autorisés
par l'usage ou par les meilleurs auteurs, mais encore la
biographie des personnages célèbres ; les événements
historiques, de tous les peuples et de tous les temps, les
plus notables ; les renseignements les plus précis sur
la mythologie, sur la géographie ancienne et moderne, etc.
Depuis A jusqu'à Z, et abaisser jusqu'à zouave ; depuis
Saturne jusqu'à Vichnou ; depuis Aristote et César jusqu'à
Hoche et Voltaire ; depuis Démosthène et Gicéron jusqu'à
MM. Thiers et Gambetta ; depuis Ninive et Jérusalem
jusqu'à Londres et New-York; depuis Paris jusqu'à
Ugines ; aucun mot du vocabulaire, aucun dieu ou demi-
dieu, aucun philosophe, aucun capitaine, aucun héros,
— 191 —
aucun scélérat fameux même — depuis Judas jusqu'à
Bazaine, — aucun lieu, aucun pays, rien, en un mot, ne
fait défaut dans ce compendiuMy où M. Beaujean a su
condenser tout à la fois Littré, Michaud, Malta-Brun et
Vapereau. Et vous trouvez toujours la définition juste,
l'explication précise, le détail caractéristique de la chose
ou du personnage.
C'est donc bien, suivant son titre, un véritable Petit
Dictionnaire universel que nous devons à M. Beaujean ;
je dis « nous *, car, bien que ce livre ait été fait spécia-
lement pour la jeunesse des écoles et des collèges, il est
de nature à rendre les plus grands services aux maîtres
eux-mêmes, aux écrivains, et surtout aux journalistes qui
sont toujours pressés par Theure, et ont besoin d'avoir
sous la main, dans le volume le plus maniable et le plus
méthodique possible, les renseignements les plus variés.
L'honorable professeur du lycée Louis-le-Grand obtiendra
certainement, pour son nouvel ouvrage comme pour les
précédents, les suffrages de tous les hommes voués à
l'enseignement et qui savent de quelle utilité sont les
bons dictionnaires, et il aura par surplus la reconnais-
sance des hommes de lettres, cette a race irritable »,
toujours aussi difficile à contenter qu'au temps d'Horace,
mais entièrement satisfaite dans cette circonstance»
Un dernier détail, qui a sa valeur. Ge Petit Dictionnaire
universel, qui contient tant de choses, qui est un chef-
d'œuvre de typographie, par l'impression et par le papier,
comme il est un chef-d'œuvre de l'art de résumer exac-
tement, complètement et clairement, M. Hachette a
trouvé moyen de le mettre en vente, tout cartonné, au prix
de 3 fr.!
— 192 —
Voilà donc un livre qui a sa place marquée dans tous
les pupîtres et sur tous les bureaux : la règle à côté de la
plume,
J. Roche.
4
Voici le sommaire du XIV« volume des Indisghe studien
de M. Alb. Weber (second et troisième fascicules) :
Alb. Weber. Die recensionen der Çakuntalâ^ p. 161-
811.
H. Kern. Die Yogayâtrâ des Yarâhamihira, p. 312-
358, Suite. (Texte, version, commentaire.)
H. Jacobi. Zwd Jaina-stotra, p. 359-391. (Texte et
traduction.)
RoTH. Die légende von den sieben sœhnen der Aditi
nebst dem achteuy p. 392-393.
H. Kern. Einzelnes ueher die inschriften von Junnar,
p. 393-397.
RoTH. Madanapâla, p. 398-401.
Jacobi. Çâlivâhana und Çaktikumâra, p. 401-402.
Buehler. Correspondance de l'Inde.
Alb. Weber. Zur klarstellung , p. 409-437.
REVUE
DE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE COMPARÉE
RECUEIL TRIMESTRIEL
PUBLIÉ PAR
M. GIRARD DE RIALLE
AVEC LB CONCOURS DB
MM. EMILE PICOT ET JULIEN VINSON
ET LA COLLABORATION DE DIVERS SAVANTS FRANÇAIS ET ÉTRANGERS
TOME NEUVIÈME
3» Fascicule — Janvier 1877
PARIS
MAISONNEUVE ET Os LIBRAIRES - ÉDITEURS
25, QUAI VOLTAIRE
1877
ORLÉÂRS, WP. DX 0. lAGOBt OLORBB SAIIIT-<T|B1INE) 4.
PRINCIPES DE PtlILOLOGIE
ET
PHILOLOGUES CONTEMPORAINS
Deuxième article (fin),
(Voir les numéros d'avril 187ê, p. 263, et d'octobre 1876, p. 144.)
Ici, je demanderais la permission d'insérer quelques
notes complémentaires de ces deux ouvrages, qui en
fortifieraient les assertions pour ceux qui les connaissent
et auraient peut-être quelque nouveauté pour ceux qui
les ignoreat.
^ prindpe, les noms de Heu se modifient en eux-
mêmes d'une manière qui les rend tout d'abord mécon-
naissables, mais ils sont rarement remplacés par d'autres.
Ainsi, malgré la difficulté -de ramener le nom de Gou-
tances ou Costances à son nom de Cosedia, dans l'itiné-
raire d'Antonio, j'inclinerais à croire que c'est le mémo
nom altéré par les copistes : c'est le trait omis sur le e,
qai donnerait Cosendia. Ainsi Grannonum serait Gran-
ville. Toutefois, il y a deux périodes où un nom se subs-
titue à un autre : c'est la période romaine où le nom du
peuple prend la place de celui de la localité, où Lutetia
Parisiorum devient Paris, et la période chrétienne où le
fiom du patron chasse le nom réel, où Scissy devient
Saint-Pair, où Hementreville passe à Saint-Sever.
Dans la topographie celtique, la finale dc s'est presque
toujours <liafigée m 9 ; par exemple, Joign^ est le
— 196 —
même mot que Joviniacum^ habitation de Jouvin, le
même que nos nombreux Juvigny. Mais, en plusieurs
endroits, la terminaison diffère : ainsi les localités Reyrieu,
Mizerieû, Marlieu (synonyme de Marly) sont désignées
dans les chartes par Reriacum, Miseriacum, Marliacum.
M. Le Prévost, trouvant Aciniacus en 876 et Acineia de
94S à 996, en conclut justement que c'est dans cet
intervalle que les terminaisons celtiques en ac se sont
changées en ey. C'est à lui que je dois fiaudrange, lieu
où s'amassent les eaux ; la place Baudange à Avranches
justifie par son terrain cette interprétation. C'est aussi
dans les notes sur l'Eure de ce savant que je prends
une note importante : c'est que Agon (Manche) avec
Acon(£ure) représente Vagaunum qui, dans la langue
des Gaulois, signifie une pierre, un rocher. « Agaunum
accolœ interpretatione gaUici semwnis saxum didtur i,
lit-on dans les actes de saint Maurice, qui a donné son
nom à Y Agaunum du Valais, aujourd'hui Saint-Maurice-
en-Yalais. . On lit encore dans la vie' de saint Romain :
c Agaunum gallico priscoque serm^one petra esse dignos-
citur ». Je soupçonne un nom celtique dans blache, en
Dauphiné, un clos planté de châtaigniers ; il n'y a pas
de doute sur balm^t^ une baume ; il y a plusieurs Beau-
mais en Normandie : une est dans les chartes sous la
forme de Belmeioe. Nombreux sont les BrèSy colline, et
les Bren, Bron^ montagne (voir Introduction au Cartulairè
de Redon) ; les Bro sont une forme de broglium, le v. fr.
breuil, broil, et même Brudepont était autrefois Breuil-
pont.' Le Ker, Caer, celtique, se déguise sous bien des
formes : dans l'Avranchin, il y a Quéron, CaroUes,. Car-
ville, Chérence, Les Chéris, Cherruel {ker-hoel^ village
— 197 —
élevé). A la famille de dor^ rivière, il faut rattacher
DorovemicT, devenu Troam, d'après Thabile épigraphiste,
M. d'Amécourt. Le nemeta^ enceinte sacrée, se trouve
dans Nemetocenna, ville belge du supplément de César.
Poar Tor, éminence, il faut signaler les quatre collines
dites les Teuriaux, près de l'église d'Anthien, arrondisse-
ment d'Avallon.
Dans la topographie latine, je signale aridus, donnant
les larris, bruyères ; Ranes, près d'Argentan, est dit
Areiiœ dans une charte de 1277. M. Le Prévost dérive,
mais rétymologie est douteuse, les Achères de France
A'Apiariœ, Ueux de ruches, un fait d'ailleurs bien minime
pour dénommer un lieu. JEstuariuniy estuaire, en v. fr.
estre, estréCy combiné avec un élément du Nord, forme
OistrehaMy à l'embouchure de l'Orne, et Oistretal^ ^
Etretat. Les noms de lieu sont assez fréquemment hybrides ;
cela se conçoit : une race greffe son mot sur celui
d'une autre race. Les dérivés du 1. attegicBy cabanes, sont
très-nombreux : autel est une de ses formes ; je ne
crois pm que le 1. altaria soit là, malgré l'autorité de
H. Le Prévost; c'est bien voisin d'Auteuil, latinisé en
Attegiolum. Le 1. cantare a formé une famille intéres-
sante: canteraine (marécage), chante-pie et chante-loup (fu-
taie), chante-merle (bocage), chante-oiseau, etc. Cannabis^
chanvre, donne les chennevières, canivières, canebières,
et à Jersey, la Chanvaie. Le 1. casa, habitation, forme
La Chaise-Baudoin çt les nombreux Casai, Chesal, Che-
seaux. De même qu'on disait dilun et lundis on trouve
Dilo (Dei locusjj abbaye près de Joigny, et Loc-Dieu,
abbaye du Rouergue. Aux terres ermes (désertes), j'ajoute
Airam, près d'Argences, qui se disait Erem. en 1371 ;
— 188 — •
c'est la lieu de l'ermite ^aint Evremond. Lq nom Ipcsil
Folmocon, Fumeeon, ne me semble pas encore avoir été
résolu d'une manièro salisfaisante. Le grec lau/2« signifie
place ; les laures de3 environs de Jérusalem étaient une
réunion d'hermitages» comme les Chartreuses ; aussi le
V. fr, laure a le sens de village ; plusieurs noms topogra-
phiques semblent venir de là : le Lorrei. Quant à Lonroux
et Loreur, leur niom de oratorium les classe ailleurs.
Du 1. lignum semble venir le v. fr. laigtiet laie^ bois,
forêt, mais une origine celtique est possible. Une singu*
lière orthographe est celle de Longpapn» appelé par
Dudon de Saint-Quentin Longèpatms. En v* fr. posée
de navire est le lieu de relâche ; il y a des Pos^ sur la
Seiue,
Daas la topographie germanique, je n'<^i qu'un supplé-
ment relativement court. Je rencontre les terres et cantons
appelés Aloyau, Alleux ; c'est l'ail, ail, od^ toute propriété,
propriété libre. Le fr, borne est d'origine germanique ;
Bonneville-sur-le-Bu (Eure) est latinisé dans la charte du
bienheureux Hellouin en « terra (le Bumevilla *, ÇJusieurs
noms de terres et de villages sont dérivés de cette forli-
fication en bois, tour en bois, appelée brete^che^ de hr^h
planche, et tQ>$ch^ couverture. L'ail, wald^ forêt, et l'angl.
woodf. bois, sont des congénères \ waldcock et woodcock
signifient coq de bois, le nom de la bécasse, en v. fr.
vitecoq ; il y a dans Le Bec (Eure) la vallée de Vite-
coq, dile en i284 valle Witecoc. M. Cochet remarque que
le tôt saxon, habitation, ne se rencontre jamais dans upe
vallée : cependant l'église de Gratot (Manche) est près
d'un ruisseau ; Tuit-sur-Seine indique aussi une vallée-
La lermiuologie Scandinave diffère trop peu de la prècé-
danle poor qpHX n'y ait pas souvent béaitatioa mv le9
origiii^&rr Cependant, o'est plutôt la g<Ua isU que le
wfmhi aU., avec le sens de porte et d'observer» qoi
exiilique lea nombreux gatte$ normands, dans lai sens
d'étroit passage. Comme j'avais dit que les beufsy habita*
tioa, domii^enl; en Haute-Normandie, spécialement au
bord des eaux, M. de Blosseville m'a signal^ un grand
nombre de beufs qui ne sont pas sur un cours d'eau,
l4^ Dql^ vallée, sont nombreux en Normandie, mais uni*
quement en Haute-Normandie.
^e lie cite que ppur mémoire les savantes notes de
M. évt Méril sur l'édition de du Cange, donnée par
Hmu^Qbel, notes insérées dans une revue, le Jaurmèl des
Savmt^, qn'il avait fondé à Caen, et qui ne vécut qu'une
années : ce journal était plus fort que ue le comportait la
prqyince., Du DiçHtnrnaire (<i4 pçaois normand, je ne dirai
quQ quelques mots. Né à \al()gnes, en Basse^tNarmandie,
en pl§in pf^tois et prés de la Hague, cette Scandinavie
normaade» M. du Mârjl, recueillant aveo son frère ses
souvenirs d'enfance et quelques glQSSftires dressés par dea
iosUtvt^urs, composa cet ouvrage, trésrinoomplet, mais
qijj, pçiur la recherche des origines, est un modèle du
genre. Il a été de beaucoup dépassé pour la rj^esse
p^r le Glomm mmand de MM. du Rois et Travers, et
par un autre ouvrage, bien accueilli par le monde savant,
qui répondait ainsi à la ncite de la commission d^ prix
Volney € recommandé à l'attention publique ». De^ pelfvre,
Hist^re et Glo^mre du amrm'i^f M, du Méril disait î
c Cet inventaire de uf^tre patois e^t ie beaucpup la plus
complet que l'on ait fait et qu'on puisse faire à l'aveniri
puisque tes p^oig s'en vont q^mroe tout le reste iif U
— 200 —
rencontra, lui aussi , son étymologie risible dans son
dictionnaire normand, lorsqu'il écrivit : c Rapoilery rac-
commoder, littéralement redresser les poils i». C'est que
son correspondant avait mal écrit un mot qui signifie
réparer les poêles, les ustensiles, les outils. Son savant
ami, M. Victor Le Clerc, avec l'enthousiasme du croyant,
interprétait par le^^ terme roman rempailleur cette forme
de rempaille-eur, qu'un industriel parisien prononçait ainsi
pour faire monter la dernière syllabe jusqu'aux étages les
plus élevés.
Comme on aime à trouver l'homme dans le savant,
j'aime à apercevoir, dans l'œuvre entier si considérable
d'Edelestand du Méril, le côté pratique, la contribution
directement humaine, ce qui fait l'homme normal et
complet. Il fut longtemps membre du comité de lecture
du Théâtre-Français ; il aborda la politique spéculative
par sa Philosophie du budget, où des théories financières
il tirait la théorie de l'Etat tout entier, et plus tard il
entra dans la politique pratique (1848) avec sa brochure:
Des finances de la République.
Sans avoir eu la prétention d'énumérer tous les ouvrages
d'Edelestand du Méril, j'arrive au dernier, à celui qui fat
son sujet de prédilection et pour lequel il amassa des
matériaux toute sa vie : c'est V Histoire de la Comédie^
c'est-à-dire du théâtre universel. 11 la rédigea trop tard ;
il disait : « Je ne la finirai pas ]». En effet, il n'a conduit
que jusqu'au deuxième volume cet ouvrage, qui de\ail
en avoir cinq. Le soin de la forme le préoccupait autant
que le fond, et d'ailleurs, s'il eut une faculté supérieure,
ce fut la volonté. A un homme trop vanté, un puriste,
un rhéteur, à M. Yillemain, qui faisait avec lui de la
— 201 -
pruderie littéraire et raffinait sur son style, il répondit :
a Je l'ai pourtant écrit jusqu'à trois fois ». Une des
grandes douleurs de l'homme mourant, c'est de dire :
non eccegi manumentum. Dans ce pays de France, où
l'admiration se dépense surtout sur les soldats et la
politique, il est tombé presque en travaillant sur le champ
de bataille de l'étude, sans avoir, comme nous l'apprend
son ami, M. Egger, dans sa notice au Journal des Débats^
d'autre compagne qu'une filleule qui s'était glissée à
Passy dans un interstice du blocus fait par les Prussiens.
Toutefois, il n'a pas vu la capitale envahie par l'étranger.
Il a légué à la ville de Passy, son dernier asile, sa magni-
fique bibliothèque, que l'on aimerait à voir au centre
de Paris, par exemple à la Sorbonne, près de celle de son
vieil ami, Victor Le Clerc. En se complétant l'une par
l'autre, elles formeraient une collection philologique,
peut-être unique en Europe. En somme, M. du Méril fut
un des héros et des maîtres de la science, et son nom
survivra. Puissé-je avoir apporté quelque chose pour faire
vivre la mémoire de celui qui fut pour moi un maître et
un ami !
MM. du Méril et Littré ont uni en eux la théorie et la
pratique, c'est-à-dire qu'ils ont fait de la linguistique et
des étymdlogies, dans des proportions inégales, il est
•vrai ; voici un philologue qui n'offre dans ses œuvres que
des interprétations de textes et des études de mots. Les
œuvres de M. Hippeau sont très-nombreuses et témoi-
gnent d'aptitudes variées, où se reconnaissent le philo-
sophe, l'hiAorien, le philologue. Je ne veux m'occuper
que du dernier, et, laissant de côté ces nombreuses
éditions de vieux textes français, Gamier de Sainte-
Maidçesnçe, le Bestiaire divin, etjçi,, jç iqç pTOpw^i d'^tjuAiwr
uQîqueinent son Dietiçnimre de la langfl^ fr^nfçni^e au
XII^ ^t au Xlir siM^. On compremi tout d'abord*
renchaîneçaeat d§ ces ouvrages ; Vétude 4 Vintwpré^'-
tion des teinte? out conduit l'aiite^ur £i faire la collation da9
termefi de cette langue, et à donner à ces glQ^siÂr^a la
clasi^ôcatiop ^phal;>étique et une autjTQ plus ^cjantiliQ^^
que j'aurai occasion de c^^ractériser* Lopgt^mps pr<^€^-<
seur de Faculté, M. lïippeî^u n'4 pa$ vécu ^ewlwpeut au-
dedans da la science pyrcï. Il ^ payé ^m\ plu§ ^\x^f^
mei\t $a dette à Vbumauité» et i^ coQtipue cçtte çQUtd-
butiou par ses études praliqu€|3. sur l'instructiou publique
dans les 4ivQrs États de l'Europe. %^Sy lui ^u?^, Qpmuie
les savants frauç^is, dout I9 tepd^pce de race eist d'aiU^frB
la variété, il s'est éparpillé en une multitude d'puvyages
qui présentent uue ma,sse iuipo^ante. On se concçntr^
davantage eu AUeniague*. Qeureuse la, vieille^e qui $e dit :
J'ai fait un uiouumeut, tum toim VM^na/r !
S'il ç§t UU livre qui se fas?e désirer ^aujourd'hui ftt
dont la maturation soit accomplie, c'est uu glo^wrç de U
vieille langue française. Celui de Roquefort est d^ l^^aun
coup insuffisant, soit comme trés-rincompl^t^ 9oit $ous le
rapport étymologique çt critique. Les modèlesj, si l'oR
tient ^ l'ordre alpb^étique, ne manquent p^af pouv ç#
livre dç l'avenir : il y a du Cftuge, il y a Johftsou, »! y ^
Littfé. Les lexicographe? ue feraient p^s défawti et ujie
œuvre si glorieuse devrait tenter des philologues cpwwe
G,^ Paris, Paul Meyer, Michçl Bréal. Ce n'est pa^ e»
s'émiettant en monographie? qu'on ftrrive : uu liwe suffit,
quand il e?t gr?tnd et bon. Toutefois, je ne conçei? c?
répertoire que §ou^ la forme viv^ute ^ §eientilique 4fi
la Qla^^cs^tion natur^ltQ» iipmQPse difliGullé, forme h
laquelle, pour la possibilité des recherches, on adapterait
un vocabulaire alphabétique. Cç serait W plu9 graudiose
monument dei notre siècle.
ËA attendant qu'oa élève à la vieille langue française
un monmnont digne de sa riqhes^ et de sa beauté,
M. Hippeau lui a rendu nn service considérable, et,
malgré quelque^ clameurs», jnstement apprécié du pnblic.
Il a comblé en grande partie la lacqne ; il l'a comblée
avec les découvertes de la philologie moderne, de la
science européenne, et particulièrement des rechQrchq^
des savants français, auxquels il se plaît à rendre un
complet hommage ; on ne peut être plus hienyaUUnt et
plus modeste.
U a réalisé dans son diçtionnf^ire un double progrès ;
l'un dan$ la science étymologique, l'autre dans un com-f
«lanççment de familiation des mots. Si cette dernièrq
méthode est le comble de la difficulté en philologie, puis-
qu'elle suppose la connaissance du radical, de ses ramifia
cations, de sa distinction avec les similaires de forme,
c'est-à-dire h notion nette de$ homonymes, elle aussi est
l'idéal de la science, cçoppmç U méthode naturelle était,
même pour ïinné, le chef-d'œuvre de l'esprit humain
dans l'ordre des choses matérielles. Nous ne connaîtrons
donc bien les langues que quand elles seront systéma<*
tisées comme l'histoire naturelle, Qet ordre est ençpre
un puissant moyen de mnémotechnie. Pe eeite collection
des vieux mots se dégageront les deux grandes loiSj sinon
découvertes, du moins formulées et prouvées par Parwin,
la sélection et la lutte pour la vie. C'est la même i^ne
4e destruction et de propagation que h nature \ \i ^u^^i
— 204 —
les forts mangent' les faibles, et les forts perpétuent la
race.
Dans le livre de M. Hippeau, rétymologie se tient géné-
ralement bien au courant des conquêtes que les savants
français et allemands ont faites dans son domaine, et qui
préparent une science positive. Mais si la tendance de
M. du Méril est trop Scandinave, celle de M. Hippeau est
trop allemande. En étudiant nos mots, les Allemands se
sont laissés aller au plaisir et à l'orgueil de les germa-
niser, comme les philologues anglais, comme le docteur
Trench, par Q^emple, s'efforcent de saxoniser la langue
anglaise, qui, cependant, est aux trois quarts française,
si l'on interroge à fond notre vieux langage et le patois
normand. Il est même à la mode en ce moment en
Angleterre, c'est la fashion de parler saxon, de rejeter
le normand, et, pour parler comme les Allemands,
de faire d'un idiome bilatéral une langue unilatérale.'
Vous dites my task i$ finishedy alors vous êtes un étran-
ger; mais avec my work is overy vous êtes national,
un vrai Saxon. En jf^rincipe, un terme se dérive de sa
propre langue ; il est douteux qu'il soit étranger.
La question si vaste et si délicate des étymologies nous
semble provoquer quelques rectifications, que je voudrais
exposer en vue d'une nouvelle édition ; elles sont d'ail-
leurs peu nombreuses, si l'on considère l'étendue du
glossaire de M. Hippeau.
C'est plutôt dans adescare que dans inescare qu'il faut
chercher aeschiery amorcer, qui subsiste toujours dans le
normand doschiée, ver qui sert à amorcer le fil ou
l'hameçon ; et ce n'est pas messis qui est la racine
d'admoisoner, affermer une terre à raison de tant de
- 205 —
boisseaux; c'est admodiatio, d'où admoi$(my très-coioiûan
dans les registres ' de la vicomte de l'eau de Rouen.
Afférer ne vient-il pas mieux d'afferre.qae d'adferire, et
pour le sens et pour la forme ? Le terme aemauvel doit
être le renouveau ou le printemps, et s'interprète par la
métathèse de renouvel. Affaler (les voiles) n'a sans doute
pas à demander son origine aux langues tlu Nord, et
peut être une variante d'avaler, descendre, mettre à val,
en bas. Affistoler, dans le sens de parer, vient du sens
général arranger les fusts, les bâtons (fmtis)y des mor-
ceaux de bois, agencer, et se présente comme le diminutif
d*affiister, Aggregiy vin aigre, n'a pas besoin de vinum
groecum pour s'expliquer, mais seulement de v changé en
g : c'est une variante de aigre-vin; n'est-ce pas aussi la
métathèse de v en g qui interprète agironner, environner,
qui n'a pas de rapports avec giron? On n'est pas surpris
que M. Hippeau ait rejeté la ridicule étymologie d'anguû
laneu par a au gui l'an neuf j», qui suppose que les
druides parlaient français ; il aurait pu citer celle de
M. de la Yillemarqué dans le Barzas-breis : < Eghinad
dé, étrennez-moi :». Am7, vinaigre, ne vient pas d'accep-
tabulum, mais d'oxaUs. On ne peut pas aller chercher
ailleurs que dans ambulare l'éiymologie d'aller ; en deux
enjambées on y arrive : ambulare, amblare, allare. Anoi^
qui mène au fr. ennui, vient par l'it. nojare du 1. noxiarey
vexer. Bien que les Gaulois comptassent le temps par
nuits, comme le rapporte César, et que les Anglais aient
gardé de cet usage de leurs ancêtres bretons fortnighl
(quatorze nuits], une quinzaine, sennight (sept nuits), une
semaine, on ne peut pas dire qu'anui, aujourd'hui, vient
de hoc nocte; c'est le 1. ad-hodiè, ad-hui, avec la permu-
lâtiM de d en n.'Aèmefy atteiti^, te ft. amener, à pour
origine wssi^r^y frapper un but, si^fvum. L'adverbe
assdtfc vteill mieux dé ad-satis qné de adsatiatus. Aurilkgt
Yie peQi Bortfr à^apicularium ; ne serait-ce pas avrilhi^,
de l'époque où les abeilles commencent à sortir? Anaisef
em/êsse, aussitôt, 6St l'abréviation de m ^ le pa^^ le 1. in
ipso pa^su^ et non pas étymologie inconnue. Bigre est
j^rfaitemont bieii le 1. apiger, et nullement Tall. bienm-
ivarteit^ gardien d'abeilles.
Le fr. ohtisser ne vient ni du gôth kà^àa^ ià do
1. mptarCf quoique le basi 1. capHaré o8re beaucoup de
rapport ; je proposerais le 1. mssisj fîtet de chasse, par
rit. mcùiatèj dont le norm. oachiet* est Si rapproché.
Goûter est le 1. cùmm&ntafBy sans nul doute. Quant à
ùmebièfe^ cani^iète, champ de^chanvre, il plonge jusque
dans le radical^ si riche en dérivés, canna^ mais il vient
iiiittiédiatement de ammbiSy ohanvre. La locution c à une
caude »^ à la fois> d'un coup, est une éicpression vnéta-
phorique, tirée d'un procédé du forgeron, c'est-^ànlire
d'une i^eule ^iw^ûffé. CeoigHoh, en norm. çoignole^ est
pour chaignoley petite chaîne ; s'H veut dire uue trappe,
«c'est uite trappe considérée comme manœuvrée avoè une
chaîne. Ici, je rencontre un cas dotit M. Hippeau n'a pas
été plus eicempt que beaucoup de philologues éminents ;
kii «ussi a trouvé son étymologie risible. Il s'agit de
chassieux, qui) pour lui, vient dé deux motls allemands
qui signifient « fromage des yeux % . La forme populaire
thimsê et chiêisseuûù était sous sa main. Copere, celui qai
Muffre les infidélités de sa femme, n'est autre que oom-
jpère ; mkmè^ oarcpiois^, est le 1. ct^pmm, currre. Corm,
oêropt>, courroux, est le L wf^ ruptum^ comme les Anglais
tiisènt brokm hmtt, et hé Viètrt pas dé tàolêra, colère.
DièMûhche et surtout dièmitine répréèenteût, ûoû pas
dié^ dôVUtnècây tnàis dieê magna. Derver, eûï'ageîr, repré-
sente dèauU, le diable, d^où Vangl. devil et V^A. t&afel.
Demaiier, conduire, a-t-il du rapport avec le 1. minariy
menacer ? C'est uù composé de mener, littéralemèùt con-
duire pà)^ la main.
Encoisouy enquête, est le 1. incusatio ; efivult&r, le
fr. eùwùtef , dérive de imltù;s, littéralemèûi foire le "Ooulty
où image de ^e!lqu^uu en cire pout la percèi" et la mau-
dire. Ësttussety tautller, est ètymologiquemônt le même
que èfstruriùery le 1. eûotruïïcaré. Le v. fr. fin de vènty
rtspifàtioû, ùè ôerait-îl pas < à fhi de Vent >, comme on
dit 6tt Normandie « à bout de vent >, pour.hoi? d'halèiue?
Ou n'a pas besoiû du haut ail. fUlo, bourreau, et fillan,
fottëtteif , pùXir expliquer félofi ; t'est le cas accusatif de
fet, cruel, qui est lui-même dérivé du l. f&tus. I^ourquoi
ffHgnimj moustache, dout la forme grénùn est bien
fcMinttë, tiè feferàit-il pas le 1. crinis f Gnmchit âîguifie-t-il
toumet à gauche ? Le môl gauche est as^e2 moderué et
tte daté guère que du XVI* siècle, et en normand gmnchir
siguifie regarder de côté et d'un air menaçant. En Nor-
maudrè, gué Se dit vé, plw "rapproché du 1. vadum.
&wèttisdmy rfecormpeu^e, dpu ëu retour, u'est-il pas
arrière-dOtt? Le fr. guise ne vteut pas de Tall. tveise;
c'est te fr. ifïsée ; à s'a gùise, t'est à sa manière de voir.
Le v. fr. jottèj joyeux, est le l. gwùdialisy et nou Tancien
ûorique jfoî, repas. De même le v. fr. laidir, d'où le
fr* laid, tfest pas Taucién haut ail. kidanj outrager :
tfest tè l. ItBdefe; bomme Uette, le fr. layette, n'est pas
fd&.làde, tolàs le t. fr. liet, lit, et tiettéy lit, que donne
— 208 —
d'ailleurs ce glossaire. Haro, dont La Fontaine a gardé la
tradition dans son c baro sur le baudet! », est la variante
de haurray cri de charge, et était même devenu un subs-
tantif, comme le clamor des Latins : « La haro commença
à monter », dit Froissard dans plusieurs de ses batailles.
Nous croyons avoir démontré cette étymologie dans une
dissertation insérée dans les Mémoires des antiquaires de
Normandie,
Suflit-il de dire ocler^ tromper au jeu ? Ne faudrait-il
pas introduire ce mot dans la famille à'oculus et le tra-
duire par c faire l'œil »? C'est ainsi que. nous croyons
que ventriller doit se rattacher, non pas à la famille de
voUreTy vautrer {volutare)^ mais à celle de venter y puisque
ce mot signifie se traîner sur le ventre, ou, comme on
dit en Normandie, à ventrillons. Je rencontre deux cas
d'homonymie où la division n'est pas exactement observée.
Est-ce que mmlle, tache, le 1. m^adjUa^ doit se montrer
dans la même famille que m^iilléy fait de mailles de fer,
le L metallaf C'est par une semblable confusion que
talent, monnaie, en 1. talentum^ se rencontre dans le
groupe de talent^ qui en v. fr. signifie caractère, inclination,
ce qui fait l'homme tel ou tel, le l. talis. Vilenie ne se
rattache pas à vil ; il appartient au [groupe villa et m
fr. vilain, paysan. Le mot cousin vient-il de consobrinus?
Il aurait pour cela un assez long chemin à faire ; il vient
de consanguin, consanguineus^ dont la seconde syllabe est
forte et dont la troisième est faible. Par une erreur con-
traire à la précédente, il fallait, non pas séparer, mais
unir touche, bouquet d'arbres, et touquet^ coin, angle,
parce que les touches sont des groupes d'arbres dans des
coins, dans des relais de routes, dans des tr' angles au
— 209 ~
confluent de deux routes. Peut-on mettre dans la même
famille le v. fr. viautre^ chien de chasse, d'où le fr. vau-
trait, avec viande, le 1. vivenda?
Si les définitions sont généralement précises et exactes,
on aim^^rait à en trouver pour tous les mots, du moins
pour les plus obscurs. Par exemple, dire îïauboume que
c'est une couleur particulière des cheveux, ce n'est pas
apprendre quelle est cette couleur, c'est-à-dire ce rouge
brun, très-chaud, très-estimé des grands peintres italiens
du XVI® siècle, et que les Anglais nomment aubum. Cette
critique s'applique surtout aux termes de marine, genre
de glossaire d'explication diflicile, mais où il faut pour-
tant définir. Il ne suffit pas de dire rabans^ terme de
marine, et d'en donner une étymologie probable; il
fallait dire que c'est notre mot haubans. Même absence
de définition sur racage et sur d'autres vocables nau-
tiques.
Est-ce que tressaillir (sauter par dessus), irespasser,
tresnoer (passer à la nage), traspercer (transpercer), très-
suer (transpirer), tresjecter (jeter au-delà), comme le fr.
trajet et tant d'autres, ne protestent pas contre, l'étymo-
logie du préfixe par ter, trois fois, en affirmant trans^
au-delà? Renvoyer le verbe marquer à marky frontière,
c'est faire croire qu'il en dérive et qu'il signifie fouler les
marches, les frontières ; mais on sait maintenant que
marcher vient du 1. niarcus, marteau, d'où le bas 1. mar-
carcy fouler aux pieds, marteler le sol. Los potiers disent
encore marcher Vargile^ c'est-à-dire la marteler. Etf
Normandie, on dit « marcher un champ » ; c'est le par-
courir, littéralement y marquer l'empreinte de ses pieds.
Tirer le fr. marri du l: mœrere ou du golh marzjan,
1i
— 240 —
fâcher, tromper, n'est guère satisfaisant, surtout pour le
mot latin, quand oîi considère que le v. fr. marrir est
actif, puisqu'il a le sens de maltraiter, frapper. Je propo-
serais une autre origine : c'est de le tirer par contraction
du V. fr. martirer, martyriser; la forme contracte exis-
tait dans le v. fr. marer^ affliger, dans maraiice, souf-
france, dans marrement, douleur. Le passage de la pre-
mière à la deuxième conjugaison s'expliquerait par les
formes dialectales, par exemple normandes, comme tnar-
iirier^ d'où marrier^ marrir. Quant à l'hyperbole dans cette
signification, elle est naturelle et fort commune dans les
langues : comparez gêné, de géhenne, étonné, A^attonitu^,
frappé de la foudre, anéanti de douleur, etc. Le v. fr.
strete, gêne, embarras, se lire mieux de strictus-, étroit,
seriré, que de strepitus, bruit. C'est par inadvertance que
porpeisy marsouin, est dérivé de porcus marinus ; c'est
de porcus piscis, comme craspeis en v. fr. est crassus
. piscis, la baleine. Il serait difficile d'extraire le v. fr.
soventre et souvente du 1. sequente ; ils viennent, le
premier de subinfrà, le second de subindè, s'il n'est pas
l'afFaiblissement de l'autre. Encore une homonymie avec
confusion : rait, rayé et blessé, présente deux • origines
aussi distinctes que Test cette double signification : rait,
rayé, vient de radiatus; rait, blessé, est pour hit, et
vient de lœderej en v. îr. laidir. Mais, au contraire,
ne faut-il pas réunir dans la même famille raamer, se
racheter, le 1. redimere^ d'où le fr. rançon (redemptio), et
' le verbe raamir, s'excuser en justice, en cas d'absence,
c'est-à-dire se rédimer, se réamer de la taxe imposée
pour le cas d'absence? Et rabater, faire du bruit, ne
serait-il pas de la famille de battre, par allusion au bruit
- 214 —
que font les rabatteurs de gibier ? Le verbe soigner, que
Ton tire des langues germaniques, peut avoir une ori-
gine latine et être le même que le verbe songer ; som-
niare donne songer, mais le vieux français a la forme
songner et soinnier. Les transformations des mots dépen-
dent de la prononciation : c'est ainsi que Lugdunum est
devenu Lyon, Laon, Leyde et Loudun.
Pour signaler les mots par absence, il faudrait une
science que nous n'avons pas; il y aura toujours des
lacunes dans ce genre d'ouvrage; il importe seulement
• qu'il n'y en ait guère. Nous signalerons seulement un mot
de nos chartes normandes et de nos poèmes normands, que
cite du Gange, il est vrai, mais avec la seule note € dubiœ
originis ». Il est dans le Roman du mont Saint-Michel^
de" G. de Saînt-Paier ; je le trouve dans une charte de
cette abbaye, à la dlate de 4033 : Melagium quod abbas
S. Michaelis percipit >. Serait-ce un droit sur le miel
(tneltis) ou sur les pommes (malum) f Si c'était sur les
pommes, cela donnerait au cidre une date assez éloignée.
Une déception irritante du chercheur, c'est d'être
adressé à des renvois qui n'existent pas. Par exemple, il
y a une grande lacune dans la série des mots, entre
relent et rignol qui se suivent. Pour raccoupi, on vous
renvoie à copeau, qui n'est pas dans le dictionnaire ; tout
le monde ne peut pourtant pas deviner qu'il se rattache à
copir, faire le compère.
M. Hippeau termine son dictionnaire par un Appendice,
chmx de locutions remarquables; c'est une très-bonne
idée, car nos locutions, c'est la grande lacune de la
science philologique française, et nous ne pouvons
demander que ce que promet ce titre discret et modeste»
Mais toutes ces locutions sont-elles remarquables? Plu-
sieurs se comprennent d'elles-mêmes et sont dans la
circulation. J'en citerai quelques-unes : aller grande
allure, avoir nom (être appelé), parler bouche à bouche
(s'aboucher), conquérir la bataille (la gagner), à pleine
course (en courant au galop), estime montré au dei (au
doigt), au dépit de (en dépit), venir au-dessus (triompher),
dire ne o ne non (ne dire ni oui ni non), entre vous et moi
(ensemble), mien escient [à mon escient), faire /ai7tonce (faire
défaut), faire la voie (ouvrir la voie), cela ne fait ni
froid ni chaud (est indifférent), il ferait bon (il serait bon), .
faire venir à douceur (rendre doux), prendre à gré, ne
sonner mot, etc.
Il ne fallait sans /Joute pas entrer dans la voie des
proverbes, des dictons, des métaphores, des ironies ou
antiphrases : elle est immense, indéfinie. A quoi bon
nous dire que l'arbre de mauvais bois est la potence
(infelix arbos) ? Qu'avoir le bec jaune, c'est être simple,
quand nous avons le terme béjaune? Que boire la mer,
c'e§t se noyer ? Ce n'est pas plus nécessaire que pour la
locution populaire a boire à la grande tassé, la lavure de
ses fesses y>. Si l'on cite « cela ne vaut pas la monte d'un
bouton t, c'est-à-dire rien, fl faudrait alors entrer dans
cette veine du moyen âge, si riche en atténuations, les
négations : c une fueille de col '»y une feuille de chou,
un terme de Wace ; « priser un pois », etc. Être de la
« confrérie de Saint-Fausset » est aussi clair qu'être de
celle de Sainte-Mente, de celle de Saint-Lâche, pour dire
être menteur, être fainéant.
' Quelques-unes des locutions du dictionnaire de M. Hip-
peau seraient peut-être susceptibles d'une interprétation
j
— 213 —
plus rigoureuse. Traduire l'expression tmir à bay par
tenir en respect n'est pas suffisamment philologique ;
on sent le besoin de voir là quelque chose : la bouche
ouverte d'étonnement ou de peur. L'expression très-usitée
« faire son bon » s'explique par l'ellipse de plaisir. La
locution comme plus, plus, expliquée par la forme ac-
tuelle plus, plus, c'est-à-dire plus répété, n'offre pas une
satisfaction complète, et ne tient pas compte du fr.
comme, qui est le cum latin. On peut opérer sur la cita-
tion :
Cdm plus crut et monta Tomas seculerment.
Plus fut humbles de quor.
( Vie de saint Thomas, ▼. 331 .)
en la mettant en latin : cùm plus crevit, plus fuit
humilis^ (l alors qu'il crut davantage, davantage il fut
humble de cœur. »
Une autre citation du poème de Roncevaux est ainsi
présentée :
De cest espée, qui me pend au giron,
Lui ai donné si grant confession.
et € donner confession » est interprété par « frapper avec
force ». Évidemment, ce n'est pas expliquer ; il fallait
interpréter les termes mêmes, qui semblent cacher
quelque allusion, ou il fallait soupçonner, comme j'incli-
nerais à le faire, une mauvaise leçon, et supposer,
par exemple, « donner grant confusion *>. Le contexte
et l'épithète « grant » exclut l'idée de confession faite sur
la croix de l'épée.
La locution « aller de ^ en ^ », c'est-à-dire de fil en
fil, ne veut pas dire aller de mal en pis, mais aller d'acte
— 244 —
en acle, d'étape en étape, comme la couturière va d'un
fil à un autre ; on dit encore aujourd'hui a de fil en
aiguille », avec enchaînement, de suite, û'af filée, disent
les Normands.
Au lieu de traduire c paix fourrée de trahison » par
fausse paix, il serait peut-être plus philologique de dire
c paix farcie, bourrée de trahison ».
L'interprétation de mais çue, par excepté que, s'appuie
sur deux citations de nature différente et qui ont donné
lieu à une confusion :
Franceis se taisent ne mais que Ganelon,
(Chanson de Roland, p. 9.)
Tuz sunt ocis Franceis chevalers,
Ne mez seisante que Dieu ad esparniez.
(Ibid., p. 9.)
Le dernier vers semble offrir une mauvaise leçon ; lisez
€ remez seisante que Dieu ad espargniez », ou en français
c restent soixante que Dieu a épargnés ». Mais, dans ce
dernier vers, le . c que t est relatif et représente quos,
tandis qiie l'autre est adverbe et représente quàm.
Dans les citations où c comment le faites-vous :i>, le
type de l'anglais hoiv do you do, semble signifier m com-
ment vous portez- vous? », il faut retrancher le vers
tiré du Roncevaux, où le verbe faire a sa signification
ordinaire :
Que fait mes sires ? est-il sains et hailiés?
{Roncevaux, p. 159.)
Puissent toutes ces observations de détail aider à une
nouvelle édition du glossaire de M. Hippeau ou de celui
que nous réserve l'avenir.
— 215 —
Puisque je suis dans la question si curieuse el si
obscure des locutions françaises, j'arrive naturellement à
un livre qui en renferme un bon nombre, celui de M. Charles
Nisard, les Curiosités de Vétymologie frafiçaise^ ouvrage
qu'il continue aujourd'hui'par son traité des Parisianismes,
Génin a laissé une place vide dans la philologie fran-
çaise : c'est celle du philologue spirituel. Non pas que
Génin ne fût que spirituel; s'il n'avait pas la science
rationnelle et exacte de la génération des mots, il avait
l'instinct, l'imagination, la divination philologique.
M. Charles Nisard nous semble appartenir à l'école de
Génin. Je veux toutefois tenir compte du lieu où l'on
écrit : faire de la science dans V Illustration, comme
Génin, ou dans la Revus de Vinstruction publique, comme
M. Nisard, c'est sans doute donner forcément à cette
science l'exposition familière qui popularise ou la forme
enjouée qui amuse. Ce qui me confirme Mans cette
pensée, c'est que si son Uvre, fait d'articles publiés dans
celte Revuôj appartient au genre gai et spirituel, la
préface, qui est plus récente et plus libre, est un article
important et vraiment scientifique, au courant des études
de linguistique, une exposition, sinon critique, du moins
bien informée sur les systèmes et sur les éléments qui
constituent la langue française. Sans doute, nous aime-
rions mieux en soi une méthode plus scientifique et
même plus de sobriété dans le genre adopté par l'auteur ;
mais nous nous engageons avec plaisir dans les Curio-
sités de Vétymologie française. Elles ont le style leste et
franc ; l'esprit ne sort pas du ton de la bonne compagnie ;
il y règne une si parfaite bonne foi et des procédés de
discussion si sereins et si courtois, que nous ne crain-
-« 216 —
drons pas de contredire l'auteur sur quelques points,
en pensant comme lui sur le plus grand nombre. Nous
avons maintenant la certitude que nous n*avons pas trop
présumé de son caractère. Un grand attrait de ce livre,
c'est qu'il s'attaque à des problèmes généralement neufs
et. qu'il combat aux avant-postes. ^
Dans le premier article, sur amadotier, tirer ce mot
d'amadou, sans donner l'étymologie de ce dernier mot,
n'est guère avancer la question, et écrire c en iîage »
pour être en sueur abondante ne nous semble pas être
fidèle à l'origine de cette locution a en âge », c'est-à-dire
en eau. La dissertation assez longue sur guilledou n'aboutit
pas à sa simple étymologie : le breton guill dUy le chien
noir; or, courir \e guilledou, c'est courir le loup-garou.
Fleurette (conter) ne remonte pas, pour nous, au grec
ffhjvpwy langage inepte : c'est l'onomatopée flairer, signi-
iiant un bfuit d'appétence, d'où le vieux mot français
fleureter^ qui est l'anglais flirt et flirlation ; cette origine
n'est sans doute pas très-spiritualiste, mais on sait que
tout le vocabulaire des choses de l'esprit n'est que la
métaphore des choses de la matière. Le grec n'a encore
rien à voir avec calfater ^ en vieux français calfreter, le
même que calfeutrer : c'est littéralement frotter avec de
la chaux, comme on le fait encore pour les vases fêlés,
c'est-à-dire calce fricare. Finasser est-il donc autre chose
que le péjoratif de la locution : faire le fin, le finassiez' ?
L'expression c chanter pouilles » a été interprétée à tort
par le v. fr, pauil, porc ; ce qui l'explique, c'est l'anec-
dote citée par M. Nisard, où a crier pouilleux » nous
semble être son synonyme. Quant à la locution « croyez
cela et buvez de l'eau », si elle vient de la question par
— 247 —
Teau infligée à rincroyant, m1 suffisait de lui donner sa
forme logique : « croyez cela ou buvez de l'eau i. Un
d casseur d'assiettes » est tout simplement un casseur d'as-
siettes, un tapageur de cabaret, et non un casseur d'aaer.
Il y a certainement beaucoup d'érudition, de pensée,
pour étyoïologiser, sans arriver, l'être dit coquedgrue ;
mais si la chimère était un monstre à la fois chèvre,
lion et dragon, celle-là était un monstre à la fois coq,
cygne et grue. Nous croyons très-bien, comme l'auteur,
que c poser de champ » est ce que maint patois dit
« poser de cant », de côté. Y a-t-il vraiment du pain
enchantelé dans le terme c pain à chant », ou écrit
mal à propos a: pain enchanté »? N'est-ce pas simplement
pain à chanter (la messe) ? C'est une ingénieuse assimi-^
lation que celle de garot à carreau (gros trait en losange),
dans la locution populaire : il va tomber un garot^ c'est-
à-dire une averse ; mais pourquoi ne pas écrire garreau
pour combler la distance? Le sin de tocsin, le v. fr.
sing^ est-il bien une onomatopée? C'est le 1. signum. 11
faut être sûr d'avoir épuisé le latin pour aller demander
les origines du français à d'autres langues. Aussi, ne
comprenons-nous pas qu'on affirme d'origine gothique,
comme on l'a fait dans un travail récent et bien fait
d'ailleurs, les mots: ambassadeur, le l. amhagiaior; éten-
dard, ce qu'on déploie, étend ; guider, qui est le l. gui-
dare, guiare, viare ; guise, c'est-à-dire la visée, la
manière de voir; lamproie, de l'it. lampreda (lambere
pelramj ; marsouin, marimts sus, porc de mer J mou-
tarde, issu de musium ; perle, qui vient de pema, coquille
de nacre; et rime, notre mot rhylhme. (V. Origine des
noms gothiques^ par M. Sourdeval.)
— 218-
SeWn M. Quitard, tirer dti, nez équivaut à émoucher,
c'est-à-dire tirer par adresse, d'après la traduction de quel-
ques auteurs du moyen âge. Il fallait les citer, lui dit
M. Ch. Nisard ; sans doute, mais est-ce bien nécessaire,
lorsque dans la bonne latinité emungere avait ce sens-là?
Horace ne dit-il pas, dans son Art poétique: « AxidM
Pythias lucrata emuncto Simone talentum? > Si, pour
godelureau^ on peut accepter que gode représente le latin
gaudere, lureau,^ le même que luron,' ne représente pas
leurre, et loirre, courroie de fauconnier, qui est le latin
lorumy mais cette onomatopée de lurer, chanter de bonne
humeur, d'où se tire le refrain populaire de turlurette. Si
esbroujfe venait à'esbouffery se répandre avec bruit, il ne
signifierait presque rien : c'est une onomatopée où la
lettre r est complètement indispensable pour peindre le
soufQe bruyant de celui .qui fait des embarras, lettre
aussi indispensable qu'elle l'est dans le mol populaire
j|rae Frou-Frou, celle qui fait des esbrouffes. Le peigne,
clé, de l'argot, ne semble pas avoir de rapport avec le
français peigne ; c'est une forme de pêne, verrou.
En écrivant, non pas suyau, sullOj subloty mais 5wèto,
sulleau, subleau^ sifflet, en norm. sublet, on donne une
série étymologique qui sort* de sibilare ; mais ces formes
ne peuvent nullement se rattacher au v. fr. seuc, sureau,
contracté de sambucus^ qu'il ne faut pas confondre avec
saulx^ sausy saule, du 1. salix. Mais M. Nisard a heureu-
sement déterminé muse d'ausay ou flageolet d'osier, et
muse de blez ou chalumeau de blé, pipeau de chaume.
Est-il besoin de renvoyer à du Gange, au mot pirolus^
pour l'it. pirolOy une toupie, un diminutif évident du
1. pirusy poire? M. Nisard a accosté de près une élymo-
— 219 —
logie, mais s'il Ta vue, -ne devait-il pas la présenter en
relief à ses lecteurs et dire que le fr. laquais est le
V. fr. naquet^ valet, sans dire que ce mot « est synonyme
de petit laquais d ? Le patois bourguignon biniochey huche,
avec sa finale péjorative, s'éclaire, non par le greco-latin
pinax (il y a si peu de grec dans les patois, excepté devers
Marseille), mais parle norm. biîiCj huche élevée en pointe,
ruche. Nous croyons que c'est le radical celtique piv,
hauteur, monticule.
Nous rattacherions à patte et non à patmtm, cloaque,
le terme patois patouiller^ remuer salement un liquide
(avec les pattes), comme le fr. patauger, en v. fr. patoyer,
patojer. Il en est de même du populaire patafioler, litté-
ralement jeter à jerre à quatre pattes. Quant à soue^
souiey étable à porcs, c'est le 1. sus ^ ùoni l'adjectif est
suilla, d'où vient le français maritime souille (de navire),
primitivement bauge, d'où le fr. souiller, et on ne peut
tirer s(me du chou^ cri qu'on adresse aux cochons, en
norm. sou, puisque c'est le nom même latin sus. Si l'on
dit : choUy goury ! cela signifie cochon et truie, d'où
l'angl. gorCj, ulcère. Que peut donc faire ici le «rwSa, fossé
entouré de pieux, en basse grécité? C'est une conclusion
que M. Nisard semble aussi accepter. Par le patois bour-
guignon fringuer les verres, les rincer, les frotter, donner
(lu lustre, M. Nisard nous conduit ingénieusement au fr.
fringant. Le troupier ne dit-il pas aussi métaphoriquement,
et par un procédé semblable, astiquer, brosser, lustrer ?
La longue dissertation sur les mots patois pétrasy
pitaudj péhon, peut se résumer très-brièvement : ce sont
toutes les formes de la même idée, le mépris du cavalier
pour l'homme de pied ; la piétaille est du même radi-
— 220 —
cal; ainsi pétras^ paysan, -lourdaud, est le l. pedest^is,
d'où le fr. piètre, en sens de mépris; pitaud est une
forme péjorative, et péhon une forme analogue au fr.
piéton. Du mot populaire bille^ argent, M. Nisard dit
qu'il ne sait pas d'où vient ce mot, ni s'il a formé billon.
Assurément, il a formé billon, et il vient du l. binio,
denier. Le terme charabia ne vient point des Croisades,
mais de l'Espagne : c'est l'espagnol-arabe al garabia^
langue intermédiaire formée d'arabe et d'espagnol, d'où
l'on a dit Yalgarave^ d'où le nom de la province des
Algarves. Pqurquoi donc courir le loup-garou, et inventer
voirouy son prétendu synonyme, pour expliquer ce qui
s'explique tout seul, ^le mot populaire et méprisant de
voyou ? c'est littéralement le balayeur des rues, des voies,
le frère infime du fr. voyer. Mais tirer le loup-garou de
>uxoç «7/510;, même sous forme dubitative, c'est un raffine-
ment d'helléniste auquel l'auteur de la supposition croit
à peine. L'étymologîe par varg-wolf^ homme loup, est
certaine. Il n'en est pas de même de cancan, dans lequel
on croit tout d'abord trouver une onomatopée [primitive,
mai§ qu'avec l'auteur on dérive naturellement du v. fr.
caquehan^ tapage : c Si nul est trouvé qui fasse caquehan
ou harelle, il sera pugny selon le cas ». (Statuts des
bouchers d'Évreux, de 14'24.)
Il ne faut pas aller chercher dans un terme obscur de
cette langue, calantica, dont la signification,, ceinture ou
coiffure, n'est pas bien déterminée ; il peut venir de Tisl.
gala, se réjouir, mais c'est plus probablement le 1. valensy
vaillant ; en anglais, gallant n'a que la signification de
brave, courageux. La locution c payer de chansons )>
vient d'où vient « payer en monnaie de singe », c'est-
— 221 —
à-dire que le jongleur ou le chanteur s'acquittait envers
les péagers en faisant danser son singe ou en disant une
chanson. Si les termes « mettre en plan, laisser en
plan D, c'est-à-dire planter là; étaient écrits c mettre en
planty laisser en plant », la question ne serait-elle pas
bien avancée ? Laissons de côté la plaisante étymologie
qui assimile marlou^ souteneur de filles, et marliei\
marguillier ; comme le préfixe mar^ dans cent composés,
est identique à mal^ adoptons son sens berrichon, mar-
loupj loup-garou, littéralement mauvais loup. C'est avec
une grande invraisemblance que, dans une dissertation
d'ailleurs bien menée, M. Nisard dérive le français popu-
laire blaguer du v. fV. braguer^ faire le brave, en son
vrai sens taire le fringant. Blague, comme baver, bavard,
bavarder, est une onomatqpée ; le mot brave est certai-
nement d'origine celtique, mais sans rapport, croyons-
nous, avec un autre terme celtique aussi, bracca^ la braie,
que Suétone donne comme gaulois dans la Vie de César,
Faire le fendant ne serait-il pas un terme d'escrime
plutôt que de l'industrie du bûcheron, « du fendeur à la
bonne hache » ? Propre comme un sou est une locution
commune ; mais un sou est-il propre ? Oui, si on réta-
blit le dicton : « propre comme un sou neuf ». Je viens
de rencontrer dans Rabelais l'origine de « cracher au
bassin », et je constate que Son œuvre encyclopédique
est une source considérable de dictons et de locutions.
Un enfant étiolé, dégoûtant, s'appelle en certains patois
ecomrjous et ecœurious ; or, en normand et même en
français moderne, écœurer signifie soulever le cœur;
Tétymologie n'est donc pas douteuse et n'a pas de rapport
avec écorcheiia'. Nous croyons, comme M. Nisard, que
— 222 —
gttemipiUe^ maraudeur, peut renfermer le norm. gumiCf
qu'il cite dans une chanson normande ; mais il fallait
dire que €'est une forme de géline (gallina) ; mais gner-
nipille pourrait aussi signifier qui pille les greniers.
Arguiner, taquiner, doit être une forme de barguiwr,
marchander, et naturellement taquiner le marchand.
Goyotte s'explique aisément comme désignant une partie
secrète du corps, et mer voir est le v. fr. mervoil,
merveille. Le fr. prestolet signifie un méchant petit
prêtre ; mais M. Nisard a trouvé dans le 1. bibio^ insecte
qui boit le sang, cousin ou moustique, la vraie étymo-
logie du norm. bibety moustique, le wallon bibisSy pou.
Il y a une auxiliaire de la philologie que Ton n'a pas
assez consultée : c'est la numismatique. Je prends, pour
ce point de vue, un bon liwe, par M. Ponton d'Amé-
court, YEssai sur la numismatique mérovingienne. Pour
la plupart des noms de lieu, les monnaies mérovin-
giennes . offrent les formes primitives * pour les localités
d'origine germanique ou les plus rapprochées des ori-
gines gauloises ou romaines. Le moyen âge les a très-
souvent altérés, soit par ignorance, soit pour d'étranges
fantaisies. Ainsi, il appelait une localité normande Troar-
num, ayant perdu la tradition de la forme première,
Dorovemia^ qui renferme un radical gaulois très-commun,
ce dmtr qui se trouve dans tous les pays celtiques, depuis
le douro espagnol jusqu'au door écossais. Sur le mot
dvitasy attribut des villes épiscopales, on ne peut pas
dire que dvis^ civai, dvem, dve^ sont des formes bar-
bares : on ne doit y voir que des abréviations. Que
l'auteur prétende que port vient. de portus, dans le sens
de crique, de rivière, comme le port de Créteil, et dans
— 223 —
le sens de bac et de passage fluvial, c'est ce qu'autorise
à croire une légère évolution du terme latin. Mais il y a
une trop grand distance entre ce double sens et celui de
défilé dans les montagnes, pour que les ports des
Pyrénées en dérivent, et je crois que M. Littré s'est aussi
trompé sur ce point. Aussi l'orthographe du moyen âge
semble indiquer cette différence. G. de Saint-Paier, par-
lant de Charlemagne, qui passa en Espagne, écrit porz :
c E trespassa les porz d'Espaigne ». {Roman du mont
Saint-Michely v. 1492.) Il y a sans doute là un terme
ibérique ou gaulois, le congénère du grec nopoç, passage,
pertuis, et Saint-Jean-Pied-de-Port ne paraît pas avoir de
rapport avec un port de mer ou de rivière. .
A propos des monnaies frappées à Abrenklas, Avran-
ches, l'auteur remarque que le s final du nom de celte
ville vient de la forme plurielle latine. Nous croyons que
ce s du nominatif singulier est dû à la règle générale
dominant dans le vieux français. Ainsi la théorie de
l'auteur se trouverait-elle en défaut pour une foule de
noms de lieu ; ainsi Coutances {Constantia), Avenches
{Aventicum)y Brives (Briva), Châlons (Cabillonum), Chelles
(Cella)y Nieules {Neivalum)^ Candes (Condate), Cormes
{Corma), Savonnières {Savonaria), Vannes (Vinetus),
Viviers (Vivarium) ^ Marmoutiers {Majus Monasterium), Ne-
vers {Nebernum), pour ne prendre que desformes monétaires
et sans nous prévaloir des finales analogues en a; et en ::.
Toutefois M. d'Amécourt, qui combine en lui le
numismate et le philologue, est généralement très-heu-
reux et très-perspicace dans les aperçus sur la constitu-
tion des mots ; il faut accepter pleinement quelques-uns
de ses axiomes : « La confusion de deux lettres dans
— 224 —
•
récrilure en démontre Thomophonie ». C'est ainsi queo
et Uy souvent confondus, ont dû se prononcer ou, à la
manière romaine, c Deux sons, ayant de raftinité avec
un troisième, ont de raninité entre eux ». C'est aussi
un principe général que les noms de lieu tirent d'eux-
mêmes leurs diverses formes. Tirer Chartres de Carnutes
est assez difficile ; la numismatique donne les formes
successives de Camotas et Carietds ; chuintez le c, sup-
primez la syllable faible, vous avez Charlas. Puisque les
Condate (Condé) sont si nombreux en France, ne fallail-il
pas dire pourquoi? C'est que la situation à la jonction
de deux cours d'ea\i appelle les habitations ; le confluent
gaulois, Condate^ a pour synonymes en 1. lés Conflans^ les
Confolem, les Cobkntz^ les Corruentes; etc. Mais il est
juste de dire que Juliacus n'a pu produire Julianges : il
faudrait Juliania; Juliacus ne peut donner que Juillac,
Juilley^ Juilly.
Une localité d'Auvergne est appelée par Grégoire de
Tours Lovolantrum^ aujourd'hui Volorre ; il n*^y a pas
loin d'une forme à l'autre ; il suffît de laisser tomber la
première syllabe comme faible et caduque. Mais un
triens à la marque de Vorolio est attribué par l'auteur à
la même localité ; seulement un scrupule l'arrête : « Il y a
loin, dit-il, de Vorolium à Lovolantrum » ; mais la lutte
n'est plus qu'entre Volanttum et Vorolium ; il ne s'agit
que de trouver une forme intermédiaire qui a été néces-
sairement Yolaurum^ et alors Yorolium n'est plus qu'une
métathèse ou une faute du monétaire. Cette métathèse
n'est pas beaucoup plus forte que celle du mosquito espagnol
avec le fr. moustique.
Que Lugdunum soit devenu Lyon, Laon, Leyde et
— 225 -^
Loudun, c'est par une raison que rauteur, dans une
note d'ailleurs remarquable, entrevoit peut-être, mais
qu'il ne met pas assez en évidence : c'est à cause de la
prononciation de la première syllabe. Le Lugdunum de
la Lyonnaise a été . prononcé Lygdunum, comme nous
l'apprennent les monnaies méroyingiennes et un rescrit
de Constance, et il aboutit à Lyon. Le Lugdunum de la
Belgique s'est prononcé Lungdunum^ selon les monnaies
et le récit du continuateur de Frédégaire, et arrive à
Laon. Dès lors, il est certain que le Lugdunum de la
Germanie, qui est devenu Leyde, a été prononcé et écrit
Leygdunumj et que celui de l'Aquitaine, Loudun, a été
prononcé et écrit Lougdunum. Le son u, si difficile à
rendre, ne s'est rencontré dans aucune de ces versions.
La loi de la prononciation s'impose donc à l'écriture et
à l'étymologie, et il n'est pas vrai de dire que « nos
anciens poètes faisaient rimer ensemble des mots qui ne
riment plus, comme trouve et preuve ». Ils disaient
c treuve et preuve >, comme le dit encore La Fontaine
dans le Gland et la Citrouille; et s'ils écrivaient trouve
et preuve, ils n'étaient pas assez dépourvus du sens
musical pour prononcer ainsi que c'est écrit, pas plus
que nous, qui trouvons dans Boileau lois et françois
rimant ensemble, nous n'irons prononcer lois et français
(Art poétique).
Les termes gastine et wastine ne signifient pas un
pays « hérissé de rochers et couvert d'eau et de forêts » ;
c'est le 1. vastus, et ils signifient sol éclairci, défriché,
rendu vaste, vide. Poul, il est vrai, répond au 1. palus^
mais on semble croire qu'il en vient : c'est le pool germa-
nique, marécage ; mais le 1. paludis subsiste dans nos
15
- 326 —
pahis et paludiers, dansf Noirpalu (nigra palus) ^ et même
dans les nombreux lud de la Basse-Normandie, terme
toujours appliqué à des lieux humides et marécageux.
Que ta finale el de châtel soit devenue celle de château,
que Tbéobald soit arrivé à Thibaud, c'est un «r secret »
qui n'en est plus un, quand on part de la prononciation:
des dialectes disaient chasteols^ d'où châteaux; on pro*
nonçait Thiobauld, d'où Thibaud.
Dire que Noviomagus a reçu une tournure grecque de
l'historien de Louis le Débonnaire, lequel l'appelle
NeamaguSy n'eslrce pas entendre que ce neo est le syno-
nyme du 1. Tuyvo, et que Noviomagiis est un hybride latin-
gaulois, car magus est gaulois, et qu'il voudrait dire le
nouveau village ? Or le navio, neo, noio^ de tant de loca-
lités gauloises, est le vocable celtique ^ niovia, noia^ qui
signifie eau, marais, qui est la racine du mot français
noyer, se noy^, et explique les nombreux noms d'hommes
Lanoe, Lanoue, Lanouelle, et probablement Lenoel.
Bien laborieuse et anormale est la dérivation de Senlis,
sortant de Sylvaiiectis^ celle d'Adrien de Vatoîs, celle que
M. d'Amécourt parait adopter : anormale, en ce qu'elle
serait le résultat de la rétrogression de la troisième
syllabe, ne, dans la première, d'où Sinlevactis ; lalMh
rieuse, en ce qu'on arrive très-malaisément à SemUis,
d'où Senlis, ou plutôt qu'on n'y arrive pas. C'est bien
1& une étymologie fantaisiste du XYII^ siècle. Mais les
choses ont dû se passer plus imturellement et en quatre
ou cinq dégradations insensibles de la prononciation :
Sylvanectia^ SylyaotiSy Sylvatis, SetU'vatis (en nasalisant
là première syllabe), et Senletis, forme qui, du reste,
est daafi la Vita S. Genulfi, Ângouléme, EgoUma,
— 927 —
offre un exemple a&alogue de aasalisatioft ; quant ad
passage do son a au sou e^ il est tellement fréquent que
l'on peut poser en prineipe que, dan& tout le moyea âge,
la première lettre de Valphabet se prononçait e^ eomme
aujourd'hui dans la Uâgue anglaise. Une grave erreur
de philologie gauloise^ c'est de dire terminés en odortim
le» noms Autossiôdorum (Âuxerre), Icdodorum (Issoir),
Isamoduntm (Isernore). Le premier o appartient au radi-
cal^ et il ne reste pour suffixe que le eeliique darum et
durum, prononeé dauvj^ qui se rencontre partout, mais
que nous aimons mieux présenter en préfixe dans Dwro-
vernis f Doraverma, Dorestati (Duurstede).
Nous adoptons entièrement la remarc|ue sur les noms
de lieu renfermant le mot latin trajedum : « Maestricht,
cotnme Utrecht^ doivent leur nom à leur situation à
l'ettdroit où une voie traversait un cours d'eau ; trajectum
a iMToduit en Allemagne les formes trichtt trechi, drecfU
(Dof drechi) ; en France; trie et ses nombreux Néquivalents
ou dérifvés. C'est ainsi que Prejectus^ nom d'homme, a
produit Priest ». Toutefois, il faudrait bien citer quel<-
qo8»-Hns de ces c nombreux équivalents ou dérivés »,
que, pour notre part, nous ne soupçonnons pas. Si un
homme s'est appelé Prejectus^ ce mot n'a pu former
Priest ; ce vocable vient de prestrty et il est resté avec ee
sens dans la langue anglaise.
La liste des monétaires mérovingiens est curieuse à
parcourir à plus d'un titre. On y trouve les origines
d'ua nombre c(msidérafile de noms propres, et la compa-
rsûson de leurs variantes les ramène à des types relative*
ment peu ^ombreux. M. d'Amécourt a bien fait sortir
l'unité de la variété. La prédominance presque exclusive
— 228 —
des noms du Nord prouve que l'élément germanique
possédait la fonction élevée de frapper les monnaies^ et
que l'élément romain était relégué au rang secondaire
des fonctionnaires de la société.
C'est un travail utile et ingéiiieux, en même temps
que fondé sur une base philosophique, que celui qui a
pour objet la composition de noms franks d'origine pure-
ment germanique. Les ramener à un petit nombre dé
radicaux, diversement combinés en préfixes et en suf-
fixes, c'est une tentative vraiment rationnelle, mais il y
faut une chose que l'auteur n'a pas abordée : c'est la
signification de cet élément. Et c'est regrettable pour
la classification elle-même ; car s'il eût connu la signi-
fication des mots germaniques, il n'eût pas confondu dans
la même catégorie des éléments qui ont upe ressem-
blance matérielle, mais que leur sens eût rejetée dans
une autre classe. Pour n'en citer qu'un exemple, hild
et child, enfant, comme Brunichild^ Bruneliaut, l'enfant,
la fille brune, ne peut pas trouver place dans la caté-
gorie de aldy hardi, bVave. Adel, illustre, n'appartient
pas non plus à cette classe. Nous croirions volontiers
que les termes bert (brillant, l'angl. hright) et berè sont
le même mot, ainsi que eftre, mélathèse du précédent ;
ainsi bemlfus et ebrulfus^ signifient également brillant
secours , que bridigiselus^ beregiselus et ebregiselus signi-
fient tous brillant, illustre compagnon.
Mais, dans les monétaires mérovingiens, il n'y a pas
que des noms purement germaniques ; les noms préfixés
par bon nous semblent être des hybrides latino-germa-
niques, et bonvaldus doit signifier bon et brave. Cette
infiltration du latin dans le germain se rencontre, à nn
I
— 229 —
certain degré, dans Carolus magnus, traduisant Karlman.
Mais bonifadus (figure d'honnête homme), fourvoyé dans
cette liste, est purement latin. Même remarque pour les
composés de dom (domnusy dominus)^ tels que domarims,
puissant seigneur ; mais donmicius est latin sans mélange.
Même remarque pour les hybrides magnoaldus^ magnul-
fus. Tous ces hybrides sont le symbole de la fusion des
classes et des nationalités. Il serait possible qu'un radical,
qu'on a appelé celtique, gen, hauteur, entrerait dans
gmesigelus, geiwbertus^ genobavdus.
En continuant à interpréter les noms des monétaires
mérovingiens, on pourrait en même temps tracer une
légère esquisse d'une onomatologie ou onomastique ger-
manique. Dag ou Doc, jour, entre dans Dagobert, le
jour brillant ou brillant comme le jour ; Ed, heureux,
dans Edmundus^ heureuse paix. Frank, libre et fier,
compose Franœbodus, Franculfus. Fred, paix, commun
dans les inscriptions {Frida) chrétiennes-germaniques, se
trouve fréquemment comme préfixe et n'est pas rare
comme suffixe. Le mot mar qui est celtique et germanique,
est très-commun : Aiulemartis (ferme et grand), Leudo-
marus (fidèle et grand), d'une préfixe qui a donné les
Imdes ou les fidèles des chefs germaniques. Gisel^ un
nom popularisé par la fille de Charles le Simple, est un
des éléments germaniques les plus communs dans les
noms propres : c'est l'ail, ghesel, compagnon. Mais le
plus commun est rik, puissant, ce vocable presque
universel, le rajah indien, le rix gaulois, le rich anglais,
le « riche » français, etc. Gund, guerre, subsiste dans
les Burgundes, dans Gondebaud, l'homme hardi à la
guerre ; sig, la victoire, dans Sigebert ; wald, qui est
— 430 —
assimilé par notre aitocr k ald^ brave, sigpifie paissant.
Theod^ peuple, et par eitension beaaooup, mitre dans
Théodoric ; ulf^ secours, est aussi eommun qoe rik^ et
mn, gegner, aire victorieus, Test presque autant. Il y
aurait encore à étudier les secours que rbéraldique peut
fournir à la philoiogie : par exemple les trois beos (peaks)
des armes de Th. Becket protestent contre Tétymologie de
son nom par beck^ ruisseau ; mais dans les deux cas,
Becket, ou, comme disent les Ànglais, A-Becket, n'est p^s
un Saxon, litt. Thomas du Ruisseau.
Ne voulant parler que des vocables germuiiques de
l'ouvrage de 11. d'Âmécourt, ^'arrête ici cette nomencla-
ture. C'est ime matière que j'espère traiter ailleurs. Après
avoir donné, dans un travail spécial, une étude des noms
propres d'hon^mes tirés du celtique et du latin-, il me
reste à le compléter par celle des noms d'origine ger-
manique, Scandinave et hébraïque \ j'aurai ainsi parcouru,
sans répuiser bien entendu, la série des noms propres
de France, d'Angleterre et de beaucoup d'Allemagne et
de Scandinavie. En y ajoutant ce que j'ai publié sur
les étymologies des noms de lieu, un vocabulaire anglo-
normand ou les origines françaises de l'aqglais, j'aurai
rendu peut-être quelque service à la philologie. Ici j'ai
essayé d'apprécier plusieurs philologues contemporains,
d'étabUr quelques principes de linguistique, et d'apporter
quelques étymologies à la langue française qui, d'après
la marche des choses, n'aura plus d'obscurité pour les
origines de ses mots dans cinquante ans«
Edouard' Le Hérigher.
DU POLYSYNTHÉTISME
DE llCORPÔtAIIOS. DE U COlPOSmOH ET DE l'KIlOITBIENT
DANS LA LANGUE NAHUATL.
Le nahuatl compte cinq séries de pronoms personnels
composées : les deux premières, de pronoms-sujet; la
troisième et la quatrième, de pronomsH>bjet ; la dernière,
de pronoms gujet-objet ou réfléchis.
1» La première série est celle des pronoms-sujet subs-
tantifs :
Sing. 1 ne-hm-tl, ne^hm, ne, moi.
2 te-kua-tl, t^hua, te, toi«
3 ye-hua-Uy ye-hua, j/ê, il.
Plqr. 1 te-hua-n-tin, te-hua-n, nous.
2 ame-hua-n-tiriy ame-huorUy vous.
3 ye-hua-n-tiny ye-hua-riy ils.
Ces pronoms paraissent être dérivés des primitifs né^
tèy ycy tê^ amê, par Iç possessif hiui et par le suffixe
nominal -U.
P La seconde série est celle des pronoms-sujet insé-
parables qui se préfixent aux noms^ aux verbes intran-
sitifs et à l'objet de$ verbes transitifs ;
Sing. 1 m-, je. Plur. 1 It-^ nous.
2 ti-», tu. 2 an^, vous.
3o La troisième ^rie est celle des pronoms- objet ÎQsé-
— 232 —
parables qui se préfixent aux noms et aux postpositions,
dans les relations dites du génitif et de l'accusatif.
Sing. 1 no-, de moi, moi. Plur. <o-, de nous, nous.
2 mo-, de toi, toi. amo-, de vous, vous.
3 t-, de lui, lui. t-w-, d'eux, eux.
JiP La quatrième série est celle des pronoms- objet
inséparables qui se préfixent aux verbes transitifs dans
les relations dites de l'accusatif et du datif.
Sing. 1 n6-cA-, moi, àmoi, Plur. ^e-cA-, bous, à nous.
2 mi'tz-, toi, à toi. ame-chr, vous, à vous.
3 ki-, fc-, lui, à lui. fci-n-, eux, k eux.
5« La cinquième série est celle des pronoms sujet-objet
inséparables qui se préfixent à certains verbes dans la
relation du nominatif-accusatif.
Sing. 1 ni-no-y je, me. PL ti-to-, nous, nous.
2 ti-mo-, tu, te. am-mo-(^an-amoj, vous, vous.
3 mo-, il, se. mo-, ils, se.
Le nahuatl possède, en outre, quatre particules imper-
sonnelles inséparables et se préfixailt au thème verbal, le
plus souvent dans la relation dite de l'accusatif. Ces
particules jouent un rôle important, dans la conjugaison
des verbes transitifs et des verbes impersonnels, ainsi que
dans la dérivation des noms verbaux.
Te- représente la généralité des êtres animés et répond
aux pronoms indéfinis « quelqu'un, on ».
Tla- représente la généralité des êtres inanimés. et
répond aux expressions c quelque chose, tout ».
Te-tla est le composé des deux précédents.
— 233 —
Ne-, préfixé aux verbes transitifs réfléchis, représente
la généralité des personnes et répond à la locution
c tous se > ; préfixé aux verbes intransitifs réfléchis, il
signifie purement et simplement c tous, on ».
Les pronoms-sujet de la seconde série se préfixent
synthétiquement aux noms, aux verbes intransitifs et aux
verbes passifs. Exemples : ni-tlatoani, je suis gouver-
neur; tehuatl ti-tlahuancapol, lu es ivrogne; n-iuhqui, je
suis tel ; t-iuhquij tu es tel. '
Sing. 1 nùqualli, je suis bon. Plur. ti-quaUtin,
2 ti-qualUy tu es bon. an-quaUlin.
3 qualliy il est bon. quaUtin.
1 ni-nemi, je vis. ti-nemî.
2 ti-nemiy tu vis. an-nemi.
3 nemi y il vit. nemi.
1 ni-pta-lOy je suis gar^jlé. ti-pia-lô,
2 ti-^a-hy tu es gardé. am-pia-lô.
3 pia-lo, il est gardé. piorlô.
Les pronoms de cette seconde série servent également
à conjuguer les verbes transitifs ; mais comme ces der-
niers ne se présentent jamais qu'unis à un objet, il
convient de réserver, en ce qui les concerne, la question
des pronoms-sujet qui sera traitée sous la rubrique
< incorporation ».
DU POLYSYNTHETISME.
I. Les pronoms de la troisième série (no, mo, i, to,
omo, in), et les particules impersonnelles te, lia s'unis-
— 234 —
sent polysyntbéliquemoat, par préfixation : 1<» auxpostpo-
sitions ; 2^ aux noms.
Poslpositions. — Exemples : no-ka, en moi, pour moi,
de moi; mo-kay en toi, etc.; i-fta, en lui; te-ka, avec
quelqu'un.
No-pan, no-cpacy sur moi ; mo-patii sur loi ; i-pan,
sur lui.
To-tzalaUf entre nous ; amo-nepantlat au milieu de vous.
No-tloc, avec moi ; mo-tloc^ i-tloc,
N-iX'Co (no + ix-tliy visage + co)^ en ma présence.
N'iti^k (no + iii4lj ventre + k pour ka)^ au dedans de
moi.
Mo-huan, avoc toi ; te-huan^ avec quelqu'un.
No pampa, pour moi; te-dcampa, derrière tpelqu'un;
te-'paly pour quelqu'un, pour autrui ; tlcHMUlapan (m-
tlapan-tliy épaule), derrière quelque chose, etc.
Noms. — Exemples : chichi^ chien ; fio^hiehi,- le chien
de moi ; te^hwauh^ la femme de quelqu'un ; le-oquich,
le mari de quelqu'une ; tlatzcan, cèdre, nKhtlatzoan, le
cèdre de toi ; tiLçaj rat ; i-iuça^ son rat ; tlaxcalUy pain,
Uhilaxealy le pain de nous ; irtlaxoal yn no4a {ta4li,
père), le pain de mon père (de lui^pain le de moi"
père).
Notons ici que la relation dite du génitif s'exprime :
1^ comme dans l'exemple ci-dessus,* en préfixant le
pronom de la troisième personne au nom possédé, et en
préposant celui-ci au nom possesseur»; 2« par le procédé
de la composition. Exemple : teo-tlatolli^ la parole de Dieu
{teo-tlf Dieu).
Les noms terminés en -tl^ -tli^ -li, -in subissent,
dans leur partie postérieure, quand ils sont unis poly-
-«35-
synlhétiquetooeai aux pronoiog de la troisième série, d^
modifications diverses, dont voici quelques ei^emplejs ;
a-tly eau, n-a^uh. mori-tl^ main, no-ma.
tt'tl^ pierre, no-te-uh. cœ-i-tlj jupon, no-cue.
ayU'tly tortue, n-ayu-uh. toca-itly nom, iw-toca.
ieo-tl. Dieu, no-teo-uh. iie^il, ventre, n-ite,
yaoa-tl, nez, no-yac. izle-tl, ongle, n-izte.
nac-a-tlj viande, no-nacr tilma-tUy manteau, no-tilma.
xayac-a-tl, \h^gej nO'Xayac, cî-^K, lièvre, no-d.
W//-a-^/, pierre à mouire,no-m6</. itz-tli, couteau, n-itz.
cuitl-a-tl, ordure, no-cuitl. ez-tli, sang, n-ez-o.
matlrOntly filet,. no-matL pil-li^ hidalgo," no-pil-lo.
œm-i-tlf chaudron, no-con. cal-li^ maison, no-cal,
cam-a^ly bouche, no-can, citatl-in^ étoile, no-dtatly etc.
Il est des noms qui ne s'emploient qu'uni^ polysynthé*-
liqaement aux pronoms dits possessifs ou à certaines
particules ; ce sont en général les aoms de parenté et
ceux qui représentent diverses parties du corps. Se
trouveot dans la même cas ; n-axca < ma ebosis >, de
axca-tl; no-chan < ma maison », de chan-^lH; no-pel
a moi seul », de cel; no-yavrh i mon ennemi », de
yau'tl; n4(ccoya c par ma faute, par ma volonté », de
kœya, etc.
Au coAU*airfty certains autres aoms ne peuvent s'unir
k aucun des pronoms possessifs, par la raison fort
simple qu'ils représentent des objets non susceptibles
d'appropriation^ tels que le monde, les étoiles, la lune, la
pluie, etc.
11. Les postpositions co ou c, can, yan, n, tla, ml,
— 236 —
nalcOf teuch s'unissenl polysyntbétigaenient aux noms et
aux verbes.
Noms. — Exemples : tle-tl^ tlecOy dans le feu, par le
feu ; oztO'tly ozto-c, dans la caverne ; top-tli, top-co^ dans
le coffre ; acaUli^ acal-co^ dans le navire ; michriny
poisson; mich-hua, maître des poissons; mich-huorCQ/ny le
lieu où résident les maîtres des poissons ; a-tlj eau,
a-hua^ arhv4i'Can ; tepe-tl^ montagne, tepe-hua^ tep-hua-
can ; a-tl^ eau ; a-nal ou a-nalco, de l'autre côté de
l'eau ; te-tl, pierre, te-tla, lieu de pierres, lieu pierreux ;
quau-itl, arbre, quau-h-tla^ dans la montagne, par la
montagne ; chalchihuitlf émeraude, chalchùuhrteuh, à la
manière de l'émeraude.
Verbes. — Exemples : te-papaquilH-can^ le lieu qui
réjouit (tCf quelqu!un -f papaqui-ltia^ réjouir + can).
Te-machti-lo-yan^ le lieu où l'on est enseigné, l'école
(le + machti'loy être enseigné + y an).
Tlorquorlo-yany le lieu où quelque chose est mangé, la
salle à manger (te + qua-lo^ passif de gwa, manger
+ yan).
Nocochi-a-n, le lieu où je dors, ma cbambre à coucher
(no + cochi'-a, imparfait de cochi^ dormir + n).
III. Les postpositions pal, pampa, huan, tloc et i-campa
s'unissent exclusivement aux pronoms-objet de la troisième
série et aux particules impersonnelles te, tla.
IV. Les postpositions pan, tlan, ca, tech, huic, tzalan,
nepantla, nahuac^ cpac se suffixent aux noms et aux
pronoms personnels. Exemples :
Tlal-li, tlal'pan, sur la terre ; a-tl, orpan^ sur l'eau ;
ne-çaiializ-tli, l'action de jeûner, ne-çanaliz-pan, en temps
dé jeûne.
_ 237 —
No'Calrti'tlan, près de ma maison {cal4t + ti, liga-
ture) ; icxi'tl, mo-ad-tlany à tes pieds.
Coyon-quiy cayon-cay à la fenêtre, par la fenêtre ; te^tly
te-ti-ca, avec une pierre {H, ligature).
Cal'ti'tech, auprès de la maison ; Ortl, a-huic, vers
Teau ; quau-itl, qmuh-tzalan au milieu des arbres ;
cal'tzalan, entre les maisons, cal-tzalan-tli, la rue ;
tlal-li, tlahneparirtla^ au milieu de la terre ; quauh-
nahuaCj auprès des arbres ; a4U Oruahuac^ auprès de
Teau ; tepe-tl^ tepe-ti-^cpocj sur la terre ; tlalrti-cpac-tli^
le monde.
La postposition peut se préposer ou se postposer au
nom régi, mais dans l'un et dans l'autre cas, elle prend
pour préfixe l'un des deux pronoms de la troisième per-
sonne i-, in-. Exemples : i-ca tetl ou tetl i-ca, avec
une pierre ; in-ca pipiltin ou pipiltin in-ca, avec les
principaux.
Il y a dans cet arrangemedt syntaxique une tendance .
manifeste à émanciper la postposition et le nom du joug
de la poly synthèse.
DE l'incorporation.
Le procédé incorporant consiste à intercaler l'élément
objectif entre le jpronom-sujet et le thème verbal, soit
transitif, soit réfléchi ; d'où la formule . caractéristique
SUJET + OBJET + VERBE, dout la rigucur est telle que les
trois éléments sont inséparables, et que l'ordre dans
lequel ils sont rangés ne peut être interverti.
A ce point de vue, le nahuatl diffère de l'hébreu, du
— 33» —
dakota, et généndement de toutes les langue» ^ui «Dirent
ou qui peuvent unir au verbe ses objet ea même
temps que son sujet. On sait, en eiiet,. qoe la fornivle de
cette double union est : en hébreu, verhe + sv^t + ei^ ;
exempte : sabaq4a^m^^ as abandonné4à-moi ; — en dakota,
sauf à la première persoftiie du plttrîrt, (A)jet +^«^ + verbe;
exemple : nup-fc^kaska, moi tu lies, etc.
D'un autre côté, le nahuatl peut incorporer, non seule-
mient un prono«n personnel, mais encore Fnne des parti*
enles împersonneltes ou le nom régi, ou, à la place de
celui-ci, un pronom de la troisième personne, ou même,
cumulativement, deux ei jusqu'à trois de ces éléments
objectifs. L'incorporation constitue donc, dans cette langue,
un procédé grammatical stU gmeris qu'il importe de dis^
tinguer soigneusement des procédés employés dhn» les
autres îdimnes pour réaliser Puniou intime dies trw
termes de la proposition logique (1).
•
(i) M. Friedrich Mûller estime, contrairement à Topinion de M. Stein-
thaï, que Tîncorporalion du nom régi se pratique dans d^autres
langues américaines que le nahuatl, notamment dans le erete. r Daos
l'ouvrage cité plus haut {Charachteristik der hauptsàcMichsten Typen
des Sprachbaues), Steinthal affirme que Tincorporation des ^substantifs
n*a lieu qu'en nahuatl, et que parleot ailleurs le pronom est seul
incorporé. Je conteste formellement cette assertion, en ce qui con-
cerne les langues algonquines, car encore, bien que l'incorporation
d«s pronom» y soit de beaucoup la plus, fréquente, on fàii néanmoins
citer des cas d'incorporation nominale. Exemples : meewut ne-g-oose-
ium'Oîo^ow, un sac je ferai pour toi ; on peut dire également ne-^ga-
meetout-e-k-ow-ôw, je te ferai un sac. ^ Poost-nskesin^ay, mets le
mocassin {uskesin pour mmke»in). — NeP'9wk0O'ê4n ine^tit^-sm-û^:
I am 8ore my-foot-in ; on peut dire ég9\emeninel'awkoo-sU'an:Iam
sore-foot, etc. ». {Der Grammatische Bau der Algonkin-sprachen,
p. 4 et 5.)
Ces exemples, emprimtés à la- grammaire crée de X Howse, sont
— 239 —
I. Les pronoms de la ciitqnième série étant composés,
sauf à la troisième personne, des pronoms-sujet ni. H,
ti, an, et des pronoms-objet no, mo, to, amo, ît y a
incorporation dans les formes verbales, telles que ni-no"
chicakua, je m*efforce ; ti-mcHMcahua^ tu t'efTorces ; ii-to-
cMcahm^ nous nous efforçons ; am-mO'Chicahtiâ, vous vous
efforcez ; ni-no-petlahm, je me déshabille ; ti-me-tlaçotla ,
tu faimes, etc.
II. Les pronoms de la quatrième série, nech, mitz, ki
ou ky techf àmech, kin, s'incorporent dans le verbe tran-
sitif^ Exemples :
Ni-mitz-tlaçùtta, je t'aime ; ni-k-tlaçotla, je Taîme.
Pf^mech'tlaçotla, je vous aime ; m-kin-tlaçotla, je les aime.
Ti-neck-ttaçoUa, tu m'aimes ; ti-k-tlaçotla, tu Paimes.
Ti'tech'tlaçotla,^ tu nous aimes ; ti-kin-tlaçotla, tu les
aimes.
Ti^mîtZ'tlaçoila, nous t'aimons; ti-k-tlaçotlay nous
raîtnons.
T-amech-tlaçotta, nous vous aimons ; H-kin-tlaçotla,
nous les aimons.
lûift de jusUfier la contre -assertion die IL F. Muifer. Em effet, si
meewui c sac » est un substantif dans meewut ne'g^(>ose4unihouhow,
il est devenu dans ne-ga'meewut-e'k'OW-'OW le thème d'un verbe
dénominatif, constitué par la suffixation de ht formative causative 1c.
làvLj a dene pas là de nom régi iscorpsré, mais sioipleinent remploi
d'un verbe dénomioatif aa liea de celui d'une forme analyUqpie
{meewut, sac ; oose, faire). Il n'y a point non plus d'incorporation
nominale dans net'aïDkoO'Sit-an, qui est un verbe composé de akvoo,
maladie, malade + sit, pied ; ce dernier n'est donc pas un nom régi.
Enfin, dans pooBt-wkesifirayf qui est également un verbe composé,
uskesin pour muskesin c mocassin », n'est en quoi que ce soit le régime
àepoostj et, dès lors, il n^est point non plus incorporé. Autre chose
est la composition et autre chose l'incorporation.
— 240 —
An-nech-tlaçotlay Vous m'aimez; an-kùtlaçotla, vous
l'aimez.
Anriechrtlaçotla, vous nous aimez ; anrkin-tlaçotla, vous
les aimez.
Comme il n'y a point, à la troisième personne, de
pronoms-sujet inséparables (voir la seconde série), les
formes qui suivent sont simplement polysynthétiqaes :
mO'Chicahua, il s'efforce ; mo-chicahaâ^ ils s'efforcent ;
nech'tlaçotla, il m'aime ; mitz-tlaçotla, il faime ; M-tla-
çotla, il l'aime, etc.
III. Les particules te, tla, tetla s'incorporent dans les
verbes transitifs. Exemples : Ni-te-tlaçotla, j'aime quel-
qu'un ; ni-tla-tlaçotla, j'aime quelque chose; ni-te-popO"
Ihuia, je pardonne à quelqu'un ; ni-tlapopolhuia, je par-
donne quelque chose ; ni'te'ila'popolhuia, je pardonne
quelque chose à quelqu'un.
C'est en incorporant le composé te-tla que l'on arrive à
pouvoir exprimer l'idée verbale transitive prise m abstrado:
ni-te-tla-cuilia, je prends quelque chose à quelqu'un, je
prends; ni-te-tla-maka, je donne ; ni-te-tla-ka, je mange.
IV. Le nom régi est susceptible d'incorporation. Exem-
ples : ni'tlatlacol'popolhuia/îe pardonne les péchés {tla-
tlacolrli, péché) ; ni-cac'chihua, je fais des souliers {(M-
tu, soulier) ; ni-xochûtecui, je coupe des fleurs {xochi4l,
fleur) ; nùnacahay je mange de la viande ; ni-tlat'uan'
poloa, je détruis les cyprès {tlatzcan, cyprès) ; ni-no-mor
popohua, je me lave les mains {ma-i-tl, main) ; o-nacai-
te<oque, ils coupèrent les oreilles à quelqu'un {o, préfixe
caractéristique du temps parfait; nacaz^li, oreille; te,
particule impersonnelle ; co, couper ; que, suffixe de plu-
ralité pour le parfait), etc.
— 241 —
Le plus souvent, le nom régi se postpose au verbe ;
dans ce cas, on incorpore en son lieu et place l'un des
pronoms de la troisième personne k, kin : hi-k-ahuilia
yn miliiy j'arrose le champ ; ti-k-panahuia yn tenahua-
iilli, tu violes la loi ; ni-k-tlaçotla yn Pedro, j'aime le
Pierre ; ni-kin-tlaçolla yn io-huampohuan, j'aime les
voisins de moi, etc.
Les pronoms-objet de la quatrième série expriment la
relation dite du datif, lorsqu'ils sont incorporés à un
verbe transitif-applicatif suivi du nom régi : tùnech-âhuilia
yn no-piUtzin, tu me grondes le fils de moi ; ti-nech-
in-mictilia yn no-totoUhuan, tu me tues mes poules.
Dans ce dernier exemple, in, pronom de la troisième
personne du pluriel appartenant à la]^troisième série, tient
la place du nom régi no-totol-hiuin.
m
Enfin, on rencontre assez souvent des formes dans
lesquelles le régime direct et le régime indirect, tous
deux postposés au verbe, sont représentés par l'un des
pronoms-objet k, kin : ni-k-cuilia yn Pedro i-totol, je
prends à Pierre sa poule ; ni-kin-cuilia yn maceuallin
yn in-tololrhuan, je prends aux vasseaùx leurs poules.
Y. On peut incorporer, dans le verbe transitif nabuatl,
deux et même trois régimes. Exemples : o-naeaZ'te-œqtie,
ils coupèrent les oreilles à quelqu'un ; ni-no-ma-popohua,
je me lave les mains ; ni-no-te-cùitlahuia, je m'occupe de
quelqu'un ; ni-k-no-cuitia yn no-tlatlacol, je confesse mes
péchés ; ti-kin-mo-cuitlahuia yn icnotlacâ^ tu t'occupes
des pauvres ; ni-k-tta-cuilia yn Pedro, je le prends à
Pierre; ni-k-te-cuilia yn iotoli, je prends une poule à
quelqu'un ; nùno-cno-mati, je me tiens pour pauvre, je
m'hûrailie (t-cno-</, pauvre) ; ni-no-cocolUrtoca, je sais
16
- 243 —
qu'on m'abborre ; ni'fUhmahuiztiUlrIâni, je déaire être
boDoré ; ni-k-te-^iotzal'lâni yn te-yolcuitiani, je désire
que Ton appelle ua coafesseur {k, pronom-objet de la
troisième personne ; te, particule impersonnelle ; notza-l,
être appelé ; ni — lâni, je désire ; te-yôlcuittaniy nom
verbal dans lequel figure la particule-objet te) ; m-fcin-
tlaxcaUtemolia yn no-pil-huan, j'acbète du pain à mes
enfants {tlaxcaHi, pain) ; nùmitZ'fnapil'CaUma, je te coupe
le doigt (mapt7-U, doigt) ; nî-^/a-tzte-ou», j'éprouve
quelque chose avec l'ongle {izte-^tl, ongle) ; m-k-tle'huaiza
yn nacatl, je rôtis de la viande au feu {tleAly feu)^ etc.
YI. 11 y a incorporation dans les loeuticms qui suivent:
i^ Nekuatl ni-mo^, moi je suis ton égal; o-ti-iMch'
mo-poUy tu m'as égalé à toi (o, indice du temps parfait ;
ti, pronom-sujet ; nech^ pronom» régime direct ; mo,
pronom, régime indirect).
2* Nùk^iequi ni^cochi-z^ je veux dormir (je-lui-veoi je
dormirai) ; ni-kin'tla'kaltiz'nequi yn no-fdl-huan, je veux
dDuner quelque chose à manger à mes enfants {ni,
pronom-si^et ; kin^, pronom-objet~ représentant le nom
régi ; lia, particule objective ; ka4ti'Z, futur de l'appli-
catif du verbe ka^ manger ; nequi^ vouloir).
Sp Ni'tnchfiUzin, je suis le fils de toi ; ti-na^ltzin, tu
e» le fils de moi ; ni-te-piltzin^. je suis le fils de quelqu'us.
VIL Les nom^ verbaux sont pour la plupart suscep-
tibles de polysyntbése et d'incorporation. Exemples :
Cacchxua-ni,. faiseur de souliers, cordonnier ; nif^mr
diiua-ni, je suis cordonnier {cac^tli, soulier).
Tet-tlatlaeol'popolhuia'ni^ celui qui pardonne aux gens
les péchés; ti'te-tlatlacol'popolhuia^ni,. tu es eelui*q^
pardonne aux. gens les péchés^
— 948 —
Aar^nM-i^^ftuâ-l^-ni) Vinstrûment ateo lequel oii
s'essuie les mains, la serviette (n^, particule iinp^rson^
nelle rMéchie y mà4tl) taaih).
Tê-ilaçotla-UMli, l'amour pour quelqu'un ) tla-ilaçotla'
luth, l'amour pom^ (Quelque ohose ; ne-tlaçeth^littU,
l'flitiou^ poui* soi'^êmë.
Tlà'piijô^ui, gardien dé t|ùelqùë ehdsej oalrpix-qm^
gardien de la maisoiiy majordotne ; ni^eaUpiss^uif je suis
gardien de Is maison. .
DE LA COMPOSITION .(
Après avoir donné le sage conseil de ne ôomposér qud
trè^rMremefifi plus de deux mois ensemble, le père
Pàfedë avoué que les théologiens de son teiâps ne sui-
vaient point cette règle, et il ajoute que les poètes ée
TàÉ^quité mèxicafme ne la suivaient pas dava^ntoge; Ces
indications sont précieuses, car elles nous permèHeM de
didtmgfter Mire le parler usuel el la logomachie des
beaux esprits, c*est-à-dire entre la langue véritabley oeUe
du peuple^ de^ là otavei^satkm de tous les Jours,^ ei la
langue faelied d^s abslracteUrs de quintessence. Voulant-
ni6t;^e le^ Etir^péens eu ^rdè contre cette ttlusiofi des
débutants qui, de nos jours encore, consiste à prendre
pour t;(>iqiies^ des exag^atîons^y Paredez propossii de s'en
tckiir à la- tkf^ dtl commun usagey dans les sefmoas et
dans les écrits de tous genres. C'est également à eetie
ràgl^ (|ue? les linguistes doivent s'attacher. ^ oe q^i'on
a fabriqué récemment un mot de dix à douze syllabes
pour représMtôP Tidée complexe du^ timbre-posley il ne
— 244 —
s'en sait nullement que le nahuatl soit pai* essence poly-
composant.
Il est vrai que l'emploi du procédé incorporant lui
permet ou plutôt lui impose d'exprimer synthétiquement
des propositions comprenant jusqu'à trois régimes ; mais,
encore une fois, autre chose est l'incorporation et autre
chose la composition. En réalité, les composés du nahuatl
sont en immense majorité des composés binaires.
Les noms se composent avec les noms, les adverbes avec
les noms et les verbes, les noms avec les verbes, et ces
derniers se composent entre eux.
1» Ncmis avec noms. Exemples :
TeO'tlatolli, la parole de Dieu ; teo-calli, la maison de
Dieu, lé temple.
A.'pucilij la vapeur d'eau (a-/î, eau + puctli^ vapeur).
Tecu4lhuitl, la fête des princes {teculli, prince + ilhuitl,
jour, fête).
Tonal^pohtmlliy le comput du soleil {tonalli, soleil
+ pohualli, compte).
TlaUteculli, le seigneur de la terre [ilalliy terre + tecuUi,
prince).
XiKrh-tmctli^ le dieu de l'année [ociuiil^ herbe, feuille,
année + teucUij forme primitive de teotl, dieu).
YollO'Xochitly feuille semblable à un cœur {yolotl, cœur
+ xochitl, fleur). •
Yec-maiil, main droite {yectli, bon + maitl^ main).
Çitatlin-cue, le jupon à étoiles {çitatlirij étoile + cueitl,
jupon).
Qua-qicanitl, corne {qiuiiU, tête + quavr-itly bois, bâton,
arbre).
Totol'tetlj œuf [totoHuy poule + tetl, pierre).
— 245 —
Tle-xochUly braise, charbon ardent {iletl, feu + xochitl,
fleur).
' AUtepeil, ville {atl, eau + tepell^ montagne).
Tepuz-mecatl, chaîne (tepuztli^ métal, fer + m^patly
corde).
Te-pantli, mur, limites {teil, pierre + pantli, rangée).
Ichca-conetl, agneau {ichcatly brebis + conetl, enfant).
Ma-pily doigt {maitl, main + pilli, pil, fils).
2» Adverbes avec les noms. Exemples :
Nen-tlacatl, personne sans mérite (nen, vainement + tla-
catly corps, personne).
IlihuiZ'Cihuatl, femme inconsidérée {ilihuh, inconsidé-
rément + dhuatJ).
A-yaCy personne, aucun (a] pour^ amo, ' non + yac,
quelqu'un).
A-qualli, mauvais (a négatif + qualli, bon).
Aç-ayac, peut-être aucun {açOy peut-être + a-yac, aucun).
laao'dhuatl, veuve {icnoy adverbe exprimant c le
manque, le vide » + cihuatly femme).
L'adverbe chico € à côté, à rebours », se compose avec
les noms de nombr.e un, deux, trois, quatre (ce, orne,
yeiy nauij, pour former les noms de nombre six, sept,
huit et neuf : chicua-ceriy chio-ome, chùyu-eyy chictt-
naui. Après avoir compté les doigts de la main gauche
et formé cinq sur le pouce, en disant ma-cuilli {maitly
main + cuilli, de cuilia, prendre), on passe à côté,
c'est-à-dire que l'on compte les doigts de la main droite
en disant sur le petit doigt ma-tlactU [mailty main
+ tlactliy corps, buste), les doigts de la partie supérieure
du corps, dix.
3» Adverbes avec les verbes, — Bien que d'ordinaire les
advarbsp «oiept i»iipplemfi|il préparé; m% ^hïm, je relève
les composés qui suivent :
Ilihuiz'fkUm, pftfl^r i^ecasidéréroent ; huçl-tkrpi^ t)u
tkhlmelrpia, garder biç» quelque ohflse j it-r|j^«^«i9Kf, ne
pas entendre quelque chose ; aulc-tlaloa, courir ç^ Qt Iji ;
ila-ehico^eqfHi^ enlendfQ h rdbour^, |i Tenveiri \ l^ui-tk-
ka, raaqir^r befiucpup d« Quelque ohose; l^itf->ptça,
reculer; (m-th-h^^ fnanger quçlqK^ chQse Q9|6iBl)Ie;
ti'ce-yaz'que, nous irons eiia0iDl)ki (ee pom» em) ; ^t-/^-
cen^thpm, j« r^vr^ emièremenU waî-ffMWa. passer
outre {nal, à travers) ; ni'te'tlmi-^thç^i je j§Ue l)as
quelqu'un {tkmi, en bas) 5 nirh^huçHU^, }^ \^ voil favo-
rablement.
4°. iVof?wf aw ^ Wr6<J5, r-i On çompQç^ q«^lq«eii verbes
comme câ « être » (dans le sens de c estar » ^ pqq (|$^ds
celui de % f^ »), huH^i < veçîr », ^„ ayep certwa^Apms,
m WPyep 4^ la ligal^r^, ti. P5iewples :
!rei«(ô^yi3h|«a, il pst pleijs dQ ppqp^ière \ U-^i^u^yo-ti-
huitzi, nous somjpoes venu^ pWi^s de pousjBière {f^^ffo,
pousfiiéren^» dç teucf^Uh ppussière).
50 Verf^df tfv^c /i6« t;er^. — » [^es ver^f^ iitrég^liers ca,
estar 5 çûw?^ étr^ d^Ji)Q«t; oc, êjtrç «oupbé; mmi, aire
é^ft^u ; («éft, ^llef i hmllaufih (ft^^ jusqu'ici + uwA,
alter), et /^w»;^z, venir, sq ccwpawit, £m mç^y^ji d«i la
llg*^^r^ li, /» ftvap m» certain np^lb^e tf autvpsi vwbw ïpis
a« parfait de l'indicatif^^ lequel C^it içj fwctioQ 4e gérpic^dif*
Rxeinplos :
Ni'tla-ckix-H'^, J^ $uiç. r^ardapt quelq^jB cbo^^ [clmj
r^g4çder, attendre, espérer).
NiAe-machti-U'Cây je suis prêchant les g<!^s {w/9/ch\io>i
prôpher).
— 947 —
Ni-no^quetz-U'Cây je suis me levant (quetza, se levçr).
Ni-tla-kâ-ti-cac, je suis debout mangeant quelque
chose {ka, manger).
Ni-coch-t'OCy je suis couché dormant {cochi, dormir).
Ni'Chocâ-t'OC-a, j'étais couché pleurant {chocaj pleurer).
M-qualan-ti-huitz, je viens étant irrité {qualani, être
irrité).
Ni-tla-^kcm-uh, pour ni'tla-hâ^ti-auhy je vais mangeant.
Ti-te'maehti'tùaz, tu iras- préchant les gens ; nûte-
machtî'ti'hualla'yay je venais prêchant les gens.
Le verbe irréguUer auh « aller », composé avec les
verbes réguliers au moyen de Tune des ligatures ti, t, ku,
k, sert à former une double conjugaison dite gérondive.
I. Prés, futur. ni"ila'piarti''Uh, je vais garder.
Parfait. (hni-ila-fia-t-o , j'ai été garder.
Impér. présent, ma ni-^/o-piâ ou m-/!a-J9ta•^i, que jegarde.
II. Futur, ni'tla'pia'kttriuh, je viendrai garder.
Présent. ni-tla-fiork-Q, je viens garder.
Parfait. o-ni-tla-piork-^^ je suis venu garder.
Les verbes ad « arriver à, commencer à >, etm c par-
tir », quiça c sortir », et hvstzi « tomber », se com-
posent, au moy^K de la ligature U, I, avec un certain
nombre d'autres verbes mis au parfait. Exemples :
Ni'tla-kâ-t'aci, je commence à manger ; ni-no-çwe^z-i-
eua, je me levai et partis {quetzal se lever) ; o^k-ito^ti-
qnizy il lui dit et sortit.
Les verbes quiça et huetzi perdent le plus souvent lew
sigAifieatlocb v^bale pour faire fonction d'adverbe. Eiem-
ples : a-kritChti-quiSy il lui dit aussitôt^ il haà dit imconiii-
— 248 —
•
dérément ; (jd-meuh'ti'quiça, lève-toi sur le champ ; xi-k"
tezrli'hueizi, mouds-lui de suite [teziy moudre) ; xi-tlaxcal-
chiuh'ti'huetzi, fais du pain de suite {xiy indice de l'impé-
ratif ; ilaxcalli^ pain ; chiuhf de chihuay faire ; H, liga-
ture ; huetzi, tomber). Chacun de ces deux verbes peut
se redoubler : ni-quiz-ti'qmça^ je sors immédiatement ;
ni'huetZ'ti'hnetti, je tombe aussitôt.
.Les verbes celia c recevoir », ihiyouia c souffrir »,
caqui a entendre, écouter », itta c voir », chihua c faire »,
nequi et tlapiquia 4 feindre », se composent, au (noyen
de la ligature ka, avec un certain nombre de verbes mis
au parfait. Exemples :
Ni-te-pac-ha-celia, je reçois quelqu'un en me réjouissant
ipaqui, se réjouir).
Ni'tlaocux'kO'ihiyouiay je souffre en étant triste (tlao-
cuyay être triste).
Nùtla-pac-koritta, je vois quelque chose en me réjouis-
sant.
Ni-h^ualan-koritta^ je le regarde en étant irrité.
Ni'k^n'emat'ka-chihua pour ni^k'no'imat'ka'chihuaj je
fais cela en étant prudent [imati, être prudent).
Nirno-miC'ka''nequiy je feins d'être mort {micoa, être
mort), etc.
Les cinq verbes tlalia « placer », teca « étendre sur le
sol des choses de grande dimension », mana c étendre
sur le sol des choses plates, unies, égales », cahua,
c laisser », et qtLetza c mettre droit, disposer :», se com-
posent avec d'autres verbes, au moyen de la double
ligature ti-mo. Exemples : tla-yohiui'ti'nuHnana, il se fait
nuit {Ua-yohua, se faire nuit) ; tla-nez-ti'-mo-quelzu, il se
•feit jour {tlorneà, paraître) ; tla-pouh-ti-mo-cahua yn
— 249 —
qvavh-tU'tzacmllotl, la porte demeure ouverte {tla-poa,
ouvrir quelque chose ; quauh-tla-tzacuillotl est formé
ineorporativement de çtunu-itl, bois + tla, quelque chose
+ tzacuillotl, fermeture, de tzacmltia] fermer, etc.)
Je citerai comme exemples de composés de plus de
deux éléments :
Oirnuk-nem-çayuUi, abeille qui fait son miel dans les
arbres [qtuiU'itly arbre + neuotli, miel + çayulli, abeille) .
TlatocoHAhua-pilli , princesse (tlatoca-ti, gouverner
+ cihtLa-tly femme + pilli, noble).
Tlaca'tzintliZ'tlatlaœlliy péché originel {tlaca4l, per-
sonne + tzinliz-tli, principe + tlatlucoUi, péché).
Cen-chipahuaca-ichpo-tzintUy la très-pure vierge {cen,
entièrement + chipahuaca, propre, pur + ichpo-tzintlif
forme révérencielle de ichpo-ch-tli, vierge).
TO'Chpoch'ilhtcica'hu4i'kcHian'tzin, notre mère vierge
et maîtresse du ciel {to, de nous + ichpochtli, >ierge
+ ilhuicorhua, maître du ciel + ka, ligature + narirtzin,
forme révérencielle de nan-tli, mère).
No'tlaço-mahuiz-teopiz'hi'ta'tzin ^ mon cher honoré
prêtre et père (wo^ de moi + tlaço-tli, aimé, cher + ma-
huiz'tic, honoré + ka, ligature -H ta-tzin^ forme révéren-
cielle de ta-tli, père), etc.
DE l'emboîtement.
Il y a emboîtement dans les cas qui suivent :
4* Préfiocation des pronoms de la seconde série, —
Quand un pronom-sujet terminé en 4 (ni, ti) se
préfixe à un thème commençant par une voyelle autre que
— 250 -
u suivi d'une voyelle (ua, ui)^ le pronom préfixé subit
. une apocope vocalique : ixpopoyotl, aveugle, tirixpopoyotl,
je sui$ aveugle ; achcautU, principal, t-^i^chcautUj tu es
le principal, etc.
2<> Préfmation des pronoms de la troisième série. —
Les pronoms-objel terminés en -o (no, mo, U>, amo)
apocopent cette voyelle quand le nom auquel ils se pré-
fixent commence par l'une des voyelles a, e, o. Exemples :
Ortly eau> n-cMih; e-tl, haricots, t-e^h; oquich-tli, homme,
mari, m-oquich, etc.
Quand le nom commence par l'une des voyelles i, y, il
y a tanldt apocope de la voyelle finale du pronom, et
tantôt aphérèse de la voyelle initiale du nom. Exemples :
ich-cne-i-tl^ jupon de femme, n-ichcue ou no-chcue ; ite-U,
ventre, n-ite ; im-tl, plume> n-tui-uh ; ich^tli, fil de ma-
guey, n-içh-hui ou n^ich ou na^cA-Atti; iwi-U, pied, rw-
cpci; imiuh'tHji petit-fils.
3® iVcfww mis cm plurieL — Les nom^ termdttés en
'il, 'tu, -l-li, -m, apocopant ces finales au contact des
suffixes de pluralité. Exemples : ichca-tlj, brebis, ùàca-
mè; pUzQ'tl, porc, pUzo-mê; oquichrili, homme, oquié-
me ; nehtia-ttjf moi^ je, nehiM-n-tin. -; ta-ili, père, ta^li» ;
ci'tUj lièvre, ci-tin; çulli, caille, çul^-tin; qual4i, boa,
qtml'tin; tla-machtil-li, disciple, tla-machtil'tin; totohn,
poule, totol-tin ou totol-mé, etc.
Parfois Tapocope atteint jusqu'à la voyelle qui précède la
finale -tl. Exemple : cax-i-tl, écuelle, cax-tin ou cax-mê, etc.
Certain^ noms terminés en -/ii, qui forment, leur pluriel
par le redaublement de la première syHabe, subissent
également l'apocope de la finale ; d'autres noms forment
leur pluriel simplement par l'apocope de la finale. Exeia-
- 851 -
f tes : Whê^tk ^fent, ço-cmê ; tiçytl, mWecîp, ti-tici ;
m^^lly ebftcal, m-^ô ; çcfik'ih tigre, P-p^fé ; c^ieya^tl,
grenouille, cue-cueyâ; maça-tl, cerf, ma-maçé; teQ^U^
di«Q, ^fr/^ ; coa-<i, ^arpent, co^^coâ ; mmcaM^, ciexiqain,
fmmç4;.QtQmirfl^9iQmh Qtomi; tlam-H, persoiwiQ, homm?,
tlacâ; dhua-tly femme, cihuâ, etc.
'Irli, 'in, apocopent ces finale au oont^çt d^a suffixes (Je
^ériy^tioq, ïl^eiiiaplQ» : n-tlj, ^huâ, la maître de Veau ;
t&pem, l^'hmj, la maître de la - «lonij^gaa ; ecwc-i 4/,
écodll^, cax'hm o^ em-»^^ la w?iîlre de TéQueUa ; wi-^i,
fléçfee, ^t,^^; wa-ir/^, main, im-y^è ; topil^i, ba-
guette, topil'êj alguasil ; tilma-tli, tilma-huâ; intcA-in,
poissopji miSib-hm ; çàyêl^in, n^ouch^, çay oirê ; cm^tli,
épi da Ptt^iisi, cm-hm ou cen-é; <:pîw-i^f, çbaudroQ, œm-ê
pu c(3hfcw, etç,
T^h^Uh poussière, teuh^ô, pQus^iérw? ; f^^fui-^/,
boue, ço-qui-ô, boueux ; tlal-li, terre, tlc^Ul-é ; mahuiç-
Ç'tl, bonq^r, ma-'huiçâ, bonoré ; izturtlj, çel» iita-yô,
salin ; <^awi--^i* malièra, teiml4'0, m^iéri^l ; ifc-i/t, vin,
uc-jfQ, vineux ; a-^ï, (hyô, ^«lueux.
Teoril, clieu, teQ-yotl, 1^ dîvimtéf» c€> qui coocerne dieu ;
mexiçchtlj^ tne^ica-^jQtly la république inei^icaipa; ta-tli,
père, H-^yoU; nan-ctU, mèra, nan-yatl; çoqui^l,^ houe,
^ui^yQtl ; oçiJkmn, ver, insecil^,^ açwii-^^i ; <W-^f, tein-
ture, tlUrl'Otl, atc.
Sufigyesde rpsjpiect, d'esiiooa, d'a0eQtiion,d^ compassion :
^ft^^^ij, br^, ùhçQrtzintU; tlacocaHi, ps^in, ttUtom^l"
\mll\ ; ù^ff^paya^l, aveugle, i^fopoy^Ttm; tekuehH/\o},
tekmk'imki, cilmortl^ femnoe, ciliim^tzi^Ui ',. ta4\i, père.
— 252 —
Suffixes de diminulion, de mépris : ichca-il, ichca-
tontli; tlaxcal'li, tktxcal-tantli ; tzapa-tl, nain, tzapa-
lontli, etc.
Suffixes de diminution avec affection : ichca-tl, ichca-
pil ; totO'tl, oiseau, toto-pil ; oquich-tli, homme, oquichr
pil, etc.
Suifixe de blâme, d'outrage : cikua-il, femme, dhua-
pol , tehuortlj toi, tehua-pol, etc.
Suffixe de vétusté : cal4i, maison, cal-çolli; caoili,
soulier, cac-iolli; tUma-tli, manteau, tilma-çoUi, etc.
5» Suffixatiiyii des postpositions aux noms. — Voir les
exemples donnés sous la rubrique du Polysynthétismey
§§ II et IV.
6<> La plupart des noms terminés en -tl, -tli, -l-U,
'in, apocopent ces finales quand ils s'incorporent et
quand ils se composent. (Voir, sous la rubrique de
Y Incorporation, les §§ IV, V, VU ; sous celle de la Comp-
siti&ii, le § I.)
Tandis que les noms terminés en -tl, -tli, -JrU, -in
sont sujets à emboîtement, non seulement quand ils se
composent, mais encore dans l'incorporation, la forma-
tion du pluriel et la dérivation, les noms, d'ailleurs peu
nombreux, qui ne se terminent point par l'une de ces
finales ne subissent d'apocope et ne provoquent d'aphé-
réze ni devant les suffixes de dérivation ou de pluralité,
ni au contact des postpositions, ni quand ils s'incor-
porent, ni lorsqu'ils se composent. Exemples : tuça, rat,
tuça-mé ; texcan, punaise, texcan-mê ou texcan-tin ; miec,
nombreux, miec-tin; ixachi^ nombreux, grand, ixachi-
ntin ou ixachi-n; ce, un, ce-mê; occe, autre, occe-quirUin;
huehue, vieux, huehue-huâ ; chichi^ cbien, chichi-ton, etc.
V
— 253 —
Si Ton ajoute à cela que les noms en -U^ -tli, 44i,
-in apocopent ces désinences lorsque les pronoms de la
troisième série leur sont préfixés, et alors que cette
mutilation n'est point provoquée par l'union à un suffixe,
on demeurera convaincu :
i^ Que les finales -tl, -tli, -l-li, -in sont des suffixes
de formation relativement récente, ainsi que l'a conjecturé
M. Aubin ;
.2<> Que l'apocope de Ces finales dans la composition
proprement dite tient à la cause qui détermine leur
apocope dans les autres cas ci-dessus énumérés ;
3® Que, dès lors, l'emboitement dont l'objet serait de
souder ensemble plus étroitement des éléments composés
ne se produit en nahuatl que très-exceptionnement et
dans des aggrégats anormaux, tels qxxe no-tlaço-mahutZ"
teopiz-ka-tatzin, où l'on voit mahuiz-tic et teopix-qui
perdre leurs finales.
En somme, le nahuatl est polysynthétiqw et incorpo-
rant, mais il n'est^au fond ni poly-composant, ni emboîtant.
Lucien Ad ah.
Post'scriptum. — Il n'est peut-être pas sans intérêt de
constater que la langue française possède, elle aussi, des
pronoms personnels substantifs et des pronoms person-
nels tii^éparaft^^ et aussi qu'elle pratique une sorte
AHficorporation syntaxiqm.
Tandis que moi, tot, lui, nous, vous^ eux s'emploient
substantivement dans ces propositions : c moi, je soutiens
le contraire ; toi son ami ! lui que j'ai nourri ; lui et moi,
eux et nous », les pronoms-sujet je, tu, il, ils et les
pronoms-objet me, te, se, le ne peuvent, en aucun cas,
-364-
éire sép&rét de Félémént yeim. fl eM Wttl qu'au Uéu
d'être préfitéâ, ôotnttte M ââhuàtl, ôes pfôttM»i^ èoM
simplement préposés; mftis cette diffél^ncé û'étiipêcbéi
pas qti'ils soient graMmatieàléméttit (nsépàrdblëé. Daiiè
Texpression analytique je par^^ lêf ptôûùtû je eët oîSl aii
véirbe par Uû lleti moins étroit San# doiité, iâatâ tdiit àiïssi
nécessaire tfae lé lietl qttl unit lé proiiidni hi. âtt verbe
notza : ni-notza, je parle.
Quant k rincorp<>fatiOtt, j'en trouvé f équivalent syt-
tâiique dms Iei& I(ycutians française^ i je fn'effofàéy tu
tefforcesy je t'drmé, je Vaimé, ta ni'airhês, ëtë. BTûnér pâtt^
en effet, cetter conjugaison réfiéehte et éecte eoBjUlaison
objective i^nf régies par la formulé stijt^t + omtt + véim.
D'autre part, leû prônerais ittsép«r*Mé8 je m-, tu t\ je i\
je V, tu m' correspondent exactémeni aut pronomi^ irisé'
pérable^ ni-no, ti^fMj ni^mitt^ ni^k, tinech.
Enfin, n'y a-t-il pas l'analogue synlaXiqUé de Kînc6f]p«f*
ration double da» je me k repfoôhe, ih s& le difmt-, été.?
L. A.
JEAN DE LiÉRY
LA LANGUE TUPI.
Jean de Léry naqnit à la Margelle, prés de Pabbaye de
SaiDl-Séine de BoorgogBe, en 4534. Oh ne sait rien de
ses premières années. A l'âge de dix-hnit ans, nous
le trouvons à Genève, attaché àuJ pas de Cahin, suivant
ses cours de théologie et ses prédications. Le réformateur
lui fournit tout à coup Toccasion de rendre à la nouvelle
doctrine un service signalé. La conseil de la Républfque
venait de recevoir une lettre d*Aniéri(ïae, que lui adressait
Darand de Vîllegaignon, fondateur d'une colonie fran-
çaise dans^ ta bafe, où 9e bâtira plus tard Rio ûfs Janeiro.
Cet étrange personnage, après avoir rempli TEurope et
FAfrique du bruîl de ses exploits ^t de sa fatigante
activité, »'était aviisé de. créer au Brésil une France? amé-
ricaine, et d'y appeler, coimne en un champ d'asile, tous
eeux qui voudraient jouir de la liberté dé conscience.
Désireux d'augmenter les ressources et' d'assurer la pros-
périté de sa colonie, il demanda à Calvin, qui avait été
son condisciple à l'Université de Paris, 4c lui envoyer
quelques colons^ actifs et intelligents. Calvin ateuefUit avec
empressement cette demande imprévue, et organisa une
petite expédition à destination du Brésil. Léry était dit
nombre des émigranis. Moitié par curiosité et àhnr de
li'instruire^ moitié par zète religieux, it se décida sans
bfeilatî^ à pofter ea Amérique la nouvelle doctrine
-^ 256 —
Les diverses péripéties du voyagé, l'accueil de Ville-
gaignon, les premiers travaux et les premières disputes,
les discussions théologiques et les dissentiments de tout
genre, les hostilités déclarées^ la persécution et le départ
des Genevois, tous ces dramatiques événements ont été
racontés, avec forc^ détails, par Léry lui-même, dans
l'ouvrage qu'il intitula : Histoire d'un voyage faict en la
terre du Brésil, etc. Il y joignit la description du pays,
la peinture des mœurs indigènes, l'énumération des res-
sources locales ; il essaya même de donner comme une
connaissance générale cie la langue parlée par les Brési-
Uens. L'ouvrage de Léry est, en un mot, le guide indis-
pensable de tous ceux qui s'occupent des antiquités brési-
liennes.
Cet ouvrage, dont la première édition parut à la
Rochelle en. 1578, eut un grand succès. Il fut plusieurs
fois réimprimé, et traduit en plusieurs langues ; mais,
soit caprice du hasard, soit vengeance calculée des
ennemis de l'auteur, les exemplaires du Voyage au Brésil
sont aujourd'hui fort rares. Ils atteignent dans les ventes
des prix fantastiques. La rareté, et plus encore l'intérêt
du livre, nous ont engagé à en préparer une nouvelle
édition, dont nous détachons un chapitre destiné aux
lecteurs de la Revue.
Ce chapitre est le vingtième de l'ouvrage. Il est inti-
tulé : Colloque de l'entrée ou arrivée en la terre du Brésil,
entre les gens du pays nommez ToùoupinambaouU et
Totipinenkins, en langage sauvage et français. L'auteur
suppose un dialogue entre un des colons français et un
des indigènes brésiliens. De temps à, autre, il interrompt
la narration par quelque rémarque grammaticale ou
— 257 —
quelque observation morale. Autant que "possible, il s'at-
tache à ne donner que des mots usuels ou des phrases
de conversation courante. On dirait un de ces livres
d'utilité pratique, que certains libraires ont imaginé de
mettre entre les mains des touristes novices.
Un des contemporains et des ennemis les plus acharnés
de Léry, Thevet, le cosraographe de Henri II, prétend,
dans un de ses ouvrages restés encore manuscrits (Biblio-
thèque nationale, fonds Saint-Germain français, n^ 656),
que Léry était resté trop peu de temps au Brésil pour en
connaître la langue, et qu'il avait emprunté ce colloque
à un interprète normand établi depuis longues années
dans le pays, ou à Villegaignon lui-même. « Au reste,
écrit-il, il (Villegaignon) estoit si babil homme qu'il
avoit escrit un dictionnaire et colloque en la langue brési-
lienne, qu'il a communiqués' à plusieurs notables person-
nages, comme à feu monsieur le chancelier de l'Hospilal,
et à feu monsieur Baudin, procureur général du roy en
sa cour de parlement à Paris, à chacun desquels il en
donna une coppie. Au retour du siège de Sancerre, un
nommé Ode, sur bonne foy, presta ladite coppie à ce
Léry, lequel, depuis, l'a fait imprimer en son nom. :>
Bien qu'il soit fort difficile de discuter la réalité de
cette accusation de plagiat, ce qui nous porterait à
croire que Thevet pourrait bien avoir raison, c'est que, à
un certain passage du colloque, le Français, interrogé
par le sauvage sur son pays natal, répond qu'il est de
Rouen. Léry, s'il avait réellement composé le colloque,
aurait dû répondre qu'il était de la Margelle. De plus, les
noms des villages brésiliens, tels que nons les lisons à la
fin du colloque, diffèrent de ces mêmes noms, tels
17
'.v^
- 258 —
qtiC' les énumérie Léry dans ce même coltôque. Léry aurait
donc, dans l'un ou rautre cas, copié des renseigirements
qu'il tenait d'autrui.
Quoi qu'il en soit de cette accusation, nous aTons,
grâce à Léry, un curieux spécimen de la langue des
Tupinambas, nos alliés vers le milieu du XVI^ siècle.
Cette langue, parlée par de nombreuses tribus, est désigaée
encore au Brésil sous le nom de lingoa gérai. Depuis
répoque de la conquête, elle a subi de profondes modifi-
cations, et peu à peu disparait devant le portugais. A
l'exception de Thevet {Cosmographie universelle, p. 928),
qui trouve que « leur parolle est rude et de peu de
grâce en son accent, et laquelle ils réitèrent souvent
disans une mesme chose : leur langage est bref et obscur,
toutefois plus aisé à comprendre que celui des Turcs et
autres nations levantines, ainsi que i'ay congaeu par
expérience », les écrivains contemporains s'accordent à
vanter la dpuceur de cet idiome. D'après Montaigne (7)^
Cannibales), « c'est un langage doux, et qui a le son
agréable retirant aux terminaisons grecques ». D'après
Gandavo {Histoire de la province de Sancta-Cruz, p. 109),
« elle est très-douce et facile à apprendre pour toutes les
nations ; il y a des mots dont les hommes seuls se servent,
et d'autres que les femmes seules emploient >. Le père
Anchieta, qui rassemblait dès 1551 les matériaux de son
rarissime ouvrage, Arte da Gramatica da lingoa mais usada
na Costa do Brazil, qu'il ne devait publier qu'en 1595,
parle du tupi avec enthousiasme. « A quelle école, écri-
vait le père Simon de Vasconcellos, ont-ils donc appris au
sein du désert des règles grammaticales si certaines qu'ils
ne manquent pas à la perfection de la syntaxe ? En èela,
.. . , .,^259- . .,. . .^
ils ne le cèdent d'aucune manière aux . meilleurs human
nistes grecs ou latins... Beaucoup de personnes penseat
que cet idiome a les perfections de la langue grecque, et,
par le fait, j'ai moi-même admiré en elle la délicatesse,
Tabondance et la facilité b. Un autre jésuite, le père Araujo,.
Tauteur du Cathecismo na lingua Brasilica, n'hésite pas à
proclamer « q^u'il est extraordinaire que les peuples par
qui elle est parlée, ayant leurs idées limitées dans un cercle
étroit d'objets, tous nécessaires à leur mode d'existence,
aient pu concevoir des signes représentatifs d'idées capables
(l'atteindre aux choses dont ils n'avaient nulle connais-
sance antérieurement, et cela avec propriété, énergie,
élégance t. Le tupi fut même un instant élevé à la
dignité d'une langue cultivée, car on la professa publi-
quement, pendant tout le XVI® siècle, au collège de
Bahia.
Nous n'avons pas à nous prononcer ici sur le plus ou
moins de mérite littéraire ou de valeur scientifique du
tupi, car la compétence nous manque pour discuter ces
intéressants problèmes de philologie comparée. A ceux
des lecteurs de la Revvs qui voudraient pousser plus loin
ces études grammaticales, nous signalerons comme monu-
ments originaux, à rapprocher du colloque de Léry,. la
Salutation angélique et le Symbole des apôtres traduits
en tupi, et insérés par Thevet dans sa Cosmographie
universelle (p. 924), et les Poemas Brasilicos du père
Chiustovao Valente, reproduits par M. Ferdinand Denis
dans sa Fêle brésilienne célébrée à Rouen en 1550. Nous
indiquerons encore, parmi les ouvrages les plus récents :
Ludewig, The literature of American aboriginal languages..
— M. de Neuwied, Voyage au Brésil^ t. III, p. 158-172.
— 260 —
-7- Castelnau, Voyage dam V Amérique du Sud, t. V,
p. 249-301. — GoNÇALVEz Dus, Diccionnario da lingiia
tupy. — Paul Margot, Du Pacifique à l'Atlantique. —
WoLFF, Histoire de la littérature brésilienne.
Paul Gaffarel,
Professeur à la Faculté des lettres de' Dijon.
CHAPITRE XX.
COLLOQUE DE L'ENTRÉE OU ARRIVÉE EN LA TERRE DU BRÉSIL,
ENTRE LES GENS DU PAYS NOMMEZ TOUOUPINAMBAOULT ET
TOUPINENKINS, EN LANGAGE SAUVAGE ET TRANÇOIS.
TOUOUPINAMBAOULT. Erc-ioubé ? Es-tu venu ?
François. Ouy, je suis venu.
T. Teh ! auge-ny-po. Voilà bien dit.
F. Mara-pé^déréré (1) ? Comment te nommes-tu ?
T. Lery-oussou, Une grosse huître.
T. Ere-iacasso-pienc ? As- tu laissé ton pays pour venir
demeurer icy ?
F. Pa. Ouy.
T. Eori-deretani ouani repiac. Viens doncques voir le
lieu où tu demeureras.
F. Augé'bé. Voilà bien dit.
T. I-endè répiac? Août i-endérépiac août é éhéraire.
(1) D'après Thevet (ouvr. cit., p. 930), cette phrase se traduirait
autrement : tnarabissere.
— 261 —
Teh ! ouéreté kenois Lery-oussau yméeii ! Voilà doncqaes
il est venu par deçà, mon fils, nous ayant en sa mémoire,
hélas ! ' .
T. Eréron dé carameino ? As-tu apporté tes offres ? Ils
entendent aussi tous autres vaisseaux à tenir bardes que
rhomme peut avoir.
F. Pà arout. Ouy, ie les ay apportez.
T. Mobouy? Combien?
Autant qu'on en aura, on leur pourra nombrer par
paroles iusques au nombre de cinq, en les nommant
ainsi : augé-pé, 1 ; mocoueiUy 2 ; mossaput, 3 ; omcoudic^
4 ; ecoiubo, 5. Si lu en as deux, tu n'as que faire d'en
nommer quatre ou cinq. Il te suffira de dire mocomin de
trois et quatre.- Semblablemenr, s'il y en a quatre tu
diras oioiœudic, et ainsi dés autres. Mais s'ils ont passé
le nombre cinq, il faut que tu montres par tes doigts et
par les doijgts de ceux qui sont auprès de toy, pour
accomplir le nombre que tu leur voudras donner à
entendre ; et de toute autre chose semblablenaent, car ils
n'ont autre manière de conter.
T. Màé pérérout, de caramémo poupé? Quelle chose est
ce que tu as apportée dedans tes coffres ?
F. A-aub. Des vestements.
T. Mara-vaé ? De quelle sorte ou couleur ?
F, Sôbouy-eté, de bleu ; pirency rouge ; ioup^ iaune ;
son, noir ; sàbouy-masson^ vert ; pirieuc, de plusieurs cou-
leurs ; pegasson-atie, couleur de ramier ; tin^ blanc, et est
entendu de chemises.
T.' Maé-pàmo ? Quoy encores ?
F. A'Cang aubé-roupé. Des chapeaux.
T. Seta-pé ? Beaucoup ?
— 262 —
F. Icatoupané. Tant, qu'on ne peut les nombrer.
T. Ai'pogna? lis^ce tout? - :
F. Erimeii. Non ou iienny.
T. Esse lion bat. Nomme tout.
F. Coromo, Altens un peu.'
T. 'Ne(n. Or sus doncques.
F. Mocap ou mororocap. Artillerie à feu, comme har-
quebuze grande ou petite ; car mocap signifie toule
manière d'artillerie à feu, tant de grosses pièces de navires
qu'autres. 11 semble aucune fois qu'ils prononcent bocap
par b, et seroit bon en escrivant ce mot d'entreraesler
m b ensemble qui pourroit. Mocap-coui, de la poudre à
canon ou pondre à feu. Mocap-coiiioiirou, pour mettre la
poudre à feu, comme flasques, cornes et autres.
T. Mara-vaé? Quels sont-ils?
F. Tapiroussou'àlc. De corne de bœuf.
T. Augé-gaton-iégué, Voilà très-bien dit. — Mâê.pé
sepouytrem? Qu'est-ce qu'on baillera pour cç?
- F. Arown. le ne les ay qu'apportées comme disant, ie
n'ay point de* haste de m'en desfaire, en leur faisant
sembler bon. • •
T. Hé ! C'est une interiection qu'ils ont accoustumé de
faire quand ils pensent à ce qu'on leur dit, voulans res-
pliquer volontiers. Neantmoins se taisent à fltt qu^ils ne
soyent veus importuns. '
Y . Arrovritaygapm, l'ay apporté des espèces de 1er.
T. NaoepiaC'ichô péné ? Ne les verray-ie point ?^
F. Bégoé-irem. Quelque iour à loisir.
T. Néréroupèguy a-pat? N'as-tu point apporté des serpes
à heuses? ' ^
F. Arrout. l'en ay apporté.
-863 -
T. IgataU'pé f SanUelles bellc^s ?
F. Guiapao'éU. Ce sont serpes exeeUeates.
T. Aua'pornoqtien ? Qui les a faites ?
F. Pagé-onassùu remymogîten. C'a esté cehiy que eo-
gnoissezy qui se nomme ainsi, qui les a faites.
T. Augé'lerah. Voilà qui va bien.
T. Acepiah mo mèii. Hélas ! ie les^verrois voloatiers.
F. Karamomsee. Quelque autre fois.
T. Tâcépiah taugé. Que ie les voye présentement.
F. Eembereingw. Attens encore.
T. Eréroupé itaxé amo ? As-tu point apporté de cous-
teaux?
F. Arroureia. Tèn ai apporté en abondance.
T. Secoiuxrantin vaé ? Sont-cç des cousteaux qui ont le '
manche fourchu ?
F. En-eu non iveiin, à manche blanc ; ivèpèpj à demi-
raflé; tao^miriy des petits cousteauit; pinda^ des haims;
moutemouton, des alaines ; arrouaj des mirois ; knap, des
peignes ; moùrobouy étéy des colUeps ou bracelets bleus ;
cepiah ypongéum^ qu'on Q'a point accouslumé d'en voir.
Ce sont les plus beaux qu'on pourroit voir depuis qu'on a
coxnaïQncé à venir de par deçà.
T. Easo ia-voh de caramemo t'acepiah de maè. Ouvre
ton coffre à fin que ie. yoye tes biens..
F. Aimossaénen^ ie suis empeacbé ; acépiah ouco/ iren^
desuCy i§ le monstreray quelque ipur que ie viendray à toy.
T. Mdrfiur ichop* vremrmé desue ?■ Ne t'apporteray-ie
point des biens quelqpes ipurs?
F. Maé pereron potat ? Que veux-tu, apporter ?
' T. Sœh: de ? Je ne. sais, mais toy ? — Maé peréi petat ?
Que veux-tu ?
— 264 —
F. Soo, des besles ; eura, des oyseaux ; pira, du pois-
son ; owy, de la farine ; yetic^ des naveaux ; commenda-
onassou^ des grandes febves ; commenda miri, des pelites
feintes ; morgonia onassou, des oranges et des cilrons ;
maé lironén^ de toutes ou plusieurs choses.
T. Mara-vaé séo ereiuxeh ? De quelle sorte de beste as-
tu appétit de manger ?
F. Nacepiah que von gonaaire. le ne veux de celles de
ce pays.
T. Aassenon desue. Que je te les nomme.
- F. Ndn. Or là. •
T. Tapiroussou, une beste qu'ils nomment ainsi, demi-
asne et demi-vache; se-ouassoUy espèce de cerf et biche;
iaiasoxi, sanglier du pays ; agouti^ une beste rousse
grande comme un petit cochon de trois semaines ; pague,
c'est une beste grande comme un petit cochon d'un
mois, rayée de blanc et de noir; iapiiiy espèce de
lièvre.
: F. Esse non ùoca y chesne, Nomme-moy des oyseaux.
T. lacon^ c'est un oyseau grand comme un chapon,
fait coiqme une petite poule de Guinée, dont il y en a de
trois sortes, c'est assavoir : iacoutin, iacoupem et iacou-
ouassou, et sont de fort bonne saveur, autant qu'on
pourroit estimer 'autres oiseaux. Moutou^ paon sauvage,
dont en y a de deux sortes, de noirs et gris, ayans le
corps de la grandeur d'un paon de nostre pays (oyseau
rare). Môcacouà, c'est une grande sorte de perdrix ayant
le corps plus gros qu'un chapon. 'Ynamboti-otiàssou, c'est
une perdrix de la grande sorte, presque aussi grande
cdmnie l'autre ci-dessus nommée. Ynambou] c'est une
perdrix presque comme celles de ce pays de France.
— 265 —
Pegassou, tourterelle du pays ; paicacù, autre espèce de
tourterelle plus petite.
F. Sela pé'pira jsmaé? Est-il beaucoup de bons poissons?
T. Naxi, il y en a autant. Kurema, le mulet; paraît,
un franc mulet ; acara-ouassou^ un autre grand poisson
qui se nomme ainsi ; acara-pep, poisson plat encores
plus délicat, qui se nomme ainsi ; acara-bouien, un autre
de couleur tannée, qui. est de moindre sorte ; acara-mirty
lin Irès-petit, qui est en eau douce, de bonne saveur ;
onara, un grand poisson de bon goust ; kamouroupmiy^
ouassou, un grand poisson.
F. Mamo pe deretam ? Oii est ta demeure?
T. Maintenant, il nomme le lieu de sa demeure :
Kariauh, Ora-oiiassoU'Onéey laueu-urassic^ Piracan i
O'pm, Eiraiay Itanen, Taracottir-apany Sarapo-u. Ce sont
les villages du long du rivage entrant en la rivière de
Geneure, du costé de la main senestre, nommez en leurs
propres noms, et ne sache qu'ils puissent avoir interpré-
tation selon là signification d'iceux. Ke-ri-Uy Acara-u,
Koiiroumouréy Ita-omé, loirârouem, qui sont les rivages
en ladite rivière du costé de la main dextre. Les plus
grands villages de dessus les terres, tant d'un costé que
d'autre, sont : Sacouarroussoutuve, Ocarmtin, Sapopem,
NouroucuvCy Arasa-tuvey Usu-portuve et plusieurs autres,
dont, avec les gens de la terre ayant communication, on
pourra avoir plus ample cognoissance, et des pères de
famille que, frustraloirement, on appelle rois, qui demeu-
rent ausdits villages ; et en les cognoissant, on en pourra
iuger.
F. Môbouy-pé toupicha galon fteuou ? Combien y en a-t-il
de grands par deçà?
— 266 —
I
T. Seta-gne. Il y en a beaucoup.
F. Essenon auge pequoube ychesne. Nomme-m'çn quel-
qu'un.
_ ■ «
T. Nâu. C'est un mot pour rendre ' attentif celuy à
qui on veut dire quelque propos. Eapirau i-ioup, c'est le
nom d'un homme qui est interprété, teste à demi-pelée,
où il n'y a guère de poil.
P. Mamô'pè se tam ? Où est sa demeure ?
T. Kariauh'bè. En ce village ainsi dit ou nommé, qui
est le nom d^une petite rivière dont le village prend le
nom, à raison qu'il est assis près, et est interpréîé la
maison des KarioSy composé de ce mot karios et à'auq^
qui signifie maison, et en oslant os, et y adioustant auq
fera Kariauh ; et hé, c'est l'article de l'ablatif, qui signifie
le lieu qu'on demande ou là où on veut aller.
T. Mossen y gerrCy qui est interprété garde de méde-
cines ou à qui médecine appartient ; et en usent propre-
ment quand ils veulent appeler une femme sorcière ou qui
est possédée d'un mauvais esprit ; car mossen c'est méde-
cine, et gerre c'est appartenance.
T. Ourauh-oxissou au areutin, la grande plume de ce
village nommé Desestort.
F. Tau-œu^r-ou^sou-tuve-gonare. Et, en ce village
nommé le lieu où on prend des cannes comme de grands
roseaux ?
T. Ouacan. Le principal de ce lieu-là, qui est à dire
leur teste. Soouar-oussoUy c'est la feuille qui est tombée
d'un arbre. Morgonia-ouassou, un gros citron ou orange,
il se nomme ainsi. Mae-du, qui est flambe de feu de
quelque chose. Maraca-ouassou^ une grqsse sonnette ou
une docMe. Mae-uocepj une chiose à demi-sortie, soit de
— 267 —
la terre ou d'un autre lîêu. Karian-piare, le chemin
pour aller aux Karîos. Ce^ont les noms des principaux
de la rivière de Geneure et à Ténviron.
T. Che-rdpup-gatoUy derbur ari. le suis fort ioyeux de
ce que tu es venu. — Nein iéréico, pai Nicolas irou: Or,
tiien-toy donc avec le seigneur Nicolas. — Nète roupé d'eré
miceœ? KaS'ixx point amené ta femme?
F.'Arrout iran chéreco angemie. Je l'amèneray quand
mes affaires seront faites.
. 1. Marapè d'erecoran? Qu'est-ce que tu as affaire?
F. €her auc-onam. Ma maisoilpour demeurer.
T. Mara^vae-anc ? Quelle sorte de maison ?
F. Setk, daè ehèréco-irenucouap rengue. le ne scay encore
comme ie dois faire.
T. Nein tèreié onap dèrècorem. Or là donc pense ce que
lu auras affaire.
F. Peretan tepiac-iree. Après que i'auray veu vostre
pays et demeure.
T. Nereico-icho-pe-ileauem a iront? Ne te tiendras-tu
pas avec tes gens, c'esM-dire avec ceux de ton pays?
F. Mura nmo pè ? Pourquoy l'en enquiers-tu ?
T. Aipo-gué, le le dis pour cause. — Ché-pontoupa-gué
dérî. l'en suis ainsi en malaise, comme disant ie le voudrais
bien savoir.
F. Neû pé amotareum pè orèroubicheh ? Ne haïssez-vous
point noslre principal, c'est-à-dire nostre vieillard ?
T. Erymen, Nenny. — Séré cogatoii pouy eùm-été mo.
Si ce n'estoit une chose qu'on doit bien garder, on devroit
dire. — Sécouaè aponan- è engaiouresme^ y poréré œga-
ton. C'est la coustume d'un bon père qui garde bien ce
qu'il aime.
_ 268 —
T. Neresco'icho piremouarini ? N'iras-tu point à la
guerre au temps advenir?
F. Asso irénné. l'y iray quelque iour. — Marapé pero-
uagérrè rèrè ? Comment est-ce que vos ennemis ont nom ?
T. Touaiat ou Margaiat, c'est une nation qui parle
comme eux, avec lesquels les Portugais se tiennent.
Ouétacay ce sont de vrais sauvages qui sont entre la
rivière de Mach-hé et de Paraï. Ouèauem^ ce sont sau-
vages qui sont encores plus sauvages, se tenans parmi
les bois et montagnes. CaraiUy ce sont gens d'une plus
noble façon, et plus abondans en biens, tant vivres
qu'autrement, que non pas ceux ci-devant nommez. Karios,
ce sont une autre manière de gens demeurans par delà
les ToualairCj vers la rivière de Plate, qui ont un mesme
langage que les Tououp, Toupineiiquin,
La différence des langues ou langage de la terre est
entre les nations dessus nommées :
Et, premièremenl les Toûoupinambaoulty Toupinenquin^
TouaiairCy Tenreminon et ^anotparlent un mesme lan-
gage, ou pour le moins y a peu de, différence entre eux,
tant de façon de faire qu'autrement.
Les Karaia ont une autre manière de faire et de parler.
Les Ovstaca diffèrent tant en langage qu'en fait de l'une
et de l'autre partie.
Les Oumiien, aussi au semblable, ont tout autre manière
de faire et parler.
T. Teh! oioac poeireca à paau né, ieudé né {\), le monde
(t) Ici commence une série de phrases dont j'avoue n'avoir saisi ni
)e sens, ni la liaison. 11 est probable que la pensée de Léry a été
singulièrement altérée, car, d'ordifiJ^ire, il brille par la clarté et la
méthode.
— 269 —
cherche l'un l'autre et pour noslre hien, car ce mot
ietidéné est un dual dont les Grecs usent quand ils parlent
de deux ; et toutes fois icy est prins pour ceste manière
de parler à nous. Ty ierobah apo'au ari, tenons-nous
glorieux du monde qui nous cherche. Apo'au ae mae
gerre, iendesne^ c'est le monde qui nous est pour noslre
bien ; c'est qui nous donne de ses biens. Ty réco-gatou
iendesne, gardons-le bien, c'est que nous le traittions en
sorte qu'il soit content de nous. Iporenc eté-amreco ien-
desncj voilà une belle chose s' offrant à nous. Ty maran
gatou apoau-apé, soyons à ce peuple icy. Ty momourron^
mé mae gerre iendesne, ne faisons point outrage à ceux
qui nous donnent de leurs biens. Ty poih apoam ien-
desnCy donnons-leur des biens pour vivre. Ty poeraca
apoauéy travaillons pour prendre de la proie pour eux : ce
mot yporraca est spécialement pour aller en pescherie au
poisson ; mais ils en usent en tonte autre industrie de
prendre bestes et oyseaux. Tyrrout maè tyronam ani apè,
apportons-leur de toutes choses que nous leur pourrons
recouvrer. Tyre comrémoich-meiendé-maé recoussavè, ne
traittons point mal ceux qui nous apportent do leurs
biens. Pe-poroinc auu-mecharaire-miehy ne soyez point
mauvais, mes enfans. Ta-pere coihmaé, à fin que vous
ayez des biens. Toerecoih perairé amo, et que vos enfans
en ayent. Nyrecoih ienderamouyn tnaé pouaire, nous
n'avons point de biens de nos grans pères. Opap chera-
mouyn maé pouaire aitih, i'ay tout ietté ce que mon
grand-père m'avoit laissé. Apoaur-maè-ry oi ierofiiahy me
tenant glorieux des biens que le monde nous apporte.
lenderamotiyn rémiè piac potategne aou-aire, ce que nos
grans pères voudroyent avoir veu, et toutes fois ne l'ont
t ,
- 270 — . ,
>
point veu. Teh! oip ot arhété ienderamouyn rècohiare de.
imdesm, or voilà qui va ,bien, que Teschange plus
excellent que nos grands pères nous est venu. ImîU
firrrau-oussou vocare, c'est ce qui nous met horsite;
tristesse. lende-co oiutssou gerre, qui nou^.,Cait avoir. ide
grands iardias. En mssi piram, ienderè.memy nm apê, il
ne fait plus de mal à.Qos enfanchonnets. quand on les
tond (i' entend ce diminutif enfanchonnet pour les .enfaas
dç nos enfans), Tyre coih apouau, ienderona gerre-mi,
menons ceux-^cy avec nous contre nos ennemis. Toere
coih mocap à mae-ae, qu'ils ayenl des barquebuse& qu'est,
leur propre, bien vpnu. d'eux. Mara-mo senten.gatou-euiu
amo f Pourqupy ne seront-ils ppint forts ? Meme-tae man"
robiarem, c'est une nation ne craignant rien. Ty smm
aponau, maram iende irou, esprouvons leur force estans
avec nous autreç.. Mèurertae moreroar, roupiare, sont ceux
qui deffont cepx qui emportant les autres, assavoir les
Portugais. Agne he oneh, comme disant il est vray tout
ce que i'ay dit. Nein-tyamoneta tendre (jossann, devi-
sons ensemble de ceux qui nous cercbent ; ils entendent
parler de nous en la bonne partie, comme la phrase le
requiert. ; .
F. Nein-che atoun-asmire (i). Or donc, mon allié. Mais,
sur ce poiçtct, il est à notter quç ce mot Mouvrossap et
colou'ossap diffèrent, car le premier signifle une parfaite,
alliance entr'eux, et entr'eux et. nous, .tant que los.bieos,
de l'un sont copimuns à l'autre. Et aussi qu'ils ne peu-
vent avoir la fille ne .la sçeur dudit.premieç nommé. Mais
il n'en est pas ainsi du dernier, car te n'est qu'une
(1) Ici recommence le dialogue intelligible.
— 271 —
eré manière de nommer l'un l'autre par un autre nom
que le sien propre, comme ma iambe, mon œil, mon
oreille et autres semblables.
T. Maé resse tende moneta ? De quoy parlerons-nous?
F. Scéh maé tirouen resse. De plusieurs et diverses
choses",
T. Mara-pieng vah-reré ? Comment s'appelle le ciel ?
F. Le ciel.
T. Cyg. reugne tassenouh maetirouen desne (1).
F^. Auge-bè. C'est bien dit.
T. Mac, le ciel ; couarassi, le soleil ; iasce^ la lune ;
iasd tata ouassou, la grande estoile du matin et du
vespre qu'on appelle' communément Lucifer ; iassi tata
miri, ce sont toutes les autres petites estoiles; icboîiy,
c'est la terre ; paranan, la mer ; ich-été, c'est eau douce;
uh-een, eau salée ; uh-een buhe, eàu que les matelots
appellent le plus souvent sommagne ; ita est proprement
pris pour pierre ; aussi est pris pour toute espèce de
inétail et fondement d'édifice, comme aoh-ita, le pilier de
la maison. Yapurr-ita, le feste (2) de la maison ; iura-
ita, les gros traversains de la maison ; igourahou y boni--
rah, toute espèce et sorte de bois ; ourapat, un arc, et
néantmoins que ce soit un nom composé de ybourah qui
signifie bois, et ajpat, crochu ou partie ; toutes fois ils
prononcent orapat . par syncope. Arre^ l'air ; arraip,
mauvais air ; amen, pluye ; amefii payton, le temps dis-
posé et prest à pleuvoir ; toupeuj tonnerre ; loupen verap^
c'est l'esclair qui le prévient;, ybuo-ytiri, les huées ou le
(1) Léry a oublié dé donner la traduction.
(2) Orthographe fort rare, pour c faite m.
— 272 —
brouillard ; ybueture^ les montagnes ; guumy campagne»
ou pays plat où il n'y a nulles montagnes ; taice, villages ;
aiLCy maison ; uh-eœuap, rivière ou eau courant ; tih-paoriy
une isle enclose d'eau ; kaa, c'est toute sorte de bois et
forest; kaa-paon, c'est un bois au milieu d'une cam-
pagne ; kaarouauy qui est nourri par les bois ; kaa-gerre,
c'est un esprit malin qui ne leur fait que nuire en leurs
affaires ; ygaty une nasselle d'escorce qui contient trente
ou quarante hommes allans en guerre f aussi est pris
pour navire qu'ils appellent ygueroussou. Puissa-ouassou,
c'est une saine pour prendre poisson ; inguea, c'est une
grande nasselle pour prendre poisson; Hnqueiy diminutif,
nasselle qui sert quand les eaux sont desbordées de leur
cours ; nomognot mae tasse nom desnCy que ie ne nomme
plus de choses ; emourbeou deretani ichesne^ parle-moi de
ton pays et de ta demeure.
F. Augé'bé derengnée pourevdoup.. C'est bien dit, en-
quiers-toy premièrement
T. la-eh-marape deretani-rere. le t'accorde cela. Com-
ment a nom ton pays et ta demeure?
F. Rouen, c'est une ville ainsi nommée.
T. Tauroussou pe-ouin? Est-ce un grand village? (Ils
ne mettent point de diflérence entre ville et village, à
raison de leur usage, car ils n'ont point de ville.)
F. Pa. Ouy.
T. MohoU-pe-reroupichah-gatoxi ? Combien avez-vous de
seigneurs ?
F. Aîcge-pe. Un seulement.
T. Marape-seref Comment a-il nom?
F. Henry. (C'estoit du temps du roy Henry H que ce
voyage fut fait.)
~ 273 —
T. lererporrenc. Voilà un beau nom. — Mara-pe per&ii
pichau-eta-enin ? Pourquoy n'avez-vous plusieurs sei-
gneurs?
'F. Moroéré chik-gné. Nous n'en avons non plus. — Ore
ramouin-aué, dès le temps de nos grands-pères.
T. Mara piencrpee ? Vous autres, qui estes-vous ?
F. Oroiœgné. Nous sommes contens ainsi . — Oreemae-
gerre. Nous sommes ceux qui avons du bien.
T. Èpè'noerè-coih ? peroupichah-mae ? Et vostre prince,
a-il point de bien ?
F. Oerecoih. Il en a tant et plus. — ^ Oree-mae-gerre
ahépé. Tout ce que nous avons est à son commandement.
T. Oraini-pe ogfèpé? Va-il en guerre?
F. Pa. Ouy.
- T. Mobomf'-taue pe-iouca ny mae ? Combien avez-vous de
villes ou villages ?
F. Seta-gatou. Plus que ie ne pourrois dire.
T. Niresce mouihr-icho petief Ne me les nommeras-tu
point ?
F. Ypoicopouy. 11 seroit trop long, ou prolixe.
T. YporreiKype-peretanif Le lieu dont vousêtes est-il beau?
F. Yporren-gatou. 11 est fort beau.
T. Eugayorpe-peo aucef Vos maisons sont-elles ainsi?
assavoir comme les nostres.
F. (Hcoe-gatou. 11 y a grande différence.
T* Mara-vaé ? Comment sont-elles ?
F. Ita-gepe. Elles sont toutes de pierre.
T. Youroussou-pe f Sont-elles grandes ?
F. Touroussou-gaton. Elles sont fort grandes.
T. YaUm-gaton-^pé ? Sont-elles fort grandes ? assavoir
hautes.
18
— 274 —
F. Mahmo, Beaucoup. Ce mot emporte plus que beau-
coup, car ils le prennent pour chose esmerveillable.
T. Engaya-pe-pet auc ynim? Le dedans est-il ainsi?
assavoir comme celles de par deçà.
F. Erymen. Nenny.
T. Esce-non de rete renomdau eta ichesne. Norarae-raoy
les choses appartenant au corps.
F. Escendon. Escoute.
m
T. Yeh. Me voilà prest.
F. Che-acan, ma teste ; de-acan, ta teste ; ycan, sa
teste ; ore-ocan/noslre teste ; pé-acan, vostre leste ; amtcan,
leur teste.
Mais, pour mieux entendre ces pronoms en passant, ie
declaireray seulement les personnes tant du singulier que
du pluriel. Premièrement ché, c'est la première personne
du singulier, qui sert en toute manière de parler, tant
primitive que dérivative, possessive ou autrement ; et les
autres personnes aussi : Chè-auèy mon chef ou cheveux ;
chè-vouay vr.on visage ; chè-nembi, mes oreilles ; chè-sshtia,
mon front ; ché-ressa, mes yeux ; chè-tin, uion nez ; diè:
m
iourou, ma bouche; chè-reloupaué, mes ioues ; chè-red-
mina, mon menton ; chè-redmina-raué, ma barbe ; chè-ape-
cou, ma langue ; chè-ram, mes dents ; chè-^iouré, mon col
ou ma gorge ; chè-poca, ma poictrine ; chè-rocapéy mon de-
vant généralement ; chè-atouœupè, mon derrière ; chè-
pouy-asoOy mon eschine ; chè-rousbony , mes reins ; chè-
renirè, mes fesses ; chè-innaupouy, mes espaules; chè-innay
mes bras ; chè-papouy, mon poing ; chè-po, ma main ; chè-
ponen, mes doigts ; chè-puyac, mon estomac ou foye ; chè-
regnie, mon ventre ; chè pourou-assm, mon nombril ; çhè-
cam, mes mamelles ; chè-oup, mes cuisses ; chè-roduponamy
— 275 —
mes genoux ; chè-porace, mes coudes ; chè-retemen, mes
jambes ; chè-pouy, mes pieds ; chè-ptissempé, les ongles
de mes pieds; chè'ponampe,^\e^ ongles de mes mains;.
chè-guy encg, mon cœur et poulmon ; chè-encg, mon âme
ou ma pensée ;: chè-encg-gouere, mon âme après- qu'elle
est sortie de mon corps. Noms des parties du corps qui ne
sont honnesles à nommer : chè-rencmimf chè-rementieriy
chè-rapoupit:
Et, pour cause de briefveté, ie n'en feray autre diffî-
flition. 11 est à noller qu'on ne pourroit notnmer la
pluspart des choses, tant de celles cy-devanl escrites qu'au-
trement, sans y adiouster le pronom, tant première,
seconde que tierce personne, tant en singulier qu'en
pluriel. Et pour les mieux faire entendre séparément et
à part : Sing. chè, moy ; de, toy ; ahé, luy. Plur. orée,
nous ; peè, vous ; avraé, eux. Quant à la tierce per-
sonne du singulier, ahe est masculin, et pour le féminin
et neutre, aé sans aspiration. Et au pluriel, mi-aé est pour
les deux genres, tant masculin que féminin, et par consé-
quent peut estre commun.
Des choses appartenantes au mesnage et cuisine :
Emi-redU'tata, allume le feu ; emo-goep-tatâ, estein le
feu ; ermit-che-raichrem, apporte de quoy allumer mon
feu ; émogip'pira, fay cuire le poisson ; essessit, rosti-le
emoniy fay-le bouillir ; fa-vecurouy-amOy fay de la farine
emogip-caouin^amo , fay du vin ou.bruvage, ainsi dit
coein wpé, va à la fontaine ; erout-v-ichesne, apporte-moy
de l'eau ; ché-renni-auge-pe, donne-moy à boire ; qv£re
me che-remyon-recoap, viens-moy donner à manger ; taie-
poch, que ie lave mes mains ; tae*iourouh-eh, que ie lave
ma bouche ; chè-embonassi, i'ay faim de manger; ham-
— 276^
r
chè'iouroureh, ie n'ay point appétit de manger ; ehe-ussehy
i'ay soif.
Chè-reaic, i'ay chaut, ie ^ue ; chè-rou^ i'ay froid ; cfcè-
racoup, i'ay la fièvre ; chè-carouc-assi, ie suis triste : néant-
moins que carouc signifie le vespre ou le soif ; aicotene,
ie suis en malaise, de quelque affaire que ce soit; chè-
poura oussoupy ie suis traité mal aisément ou ie suis fort
povrement traité ; chéroemp^ ie suis ioyeux ; aicome
monoh, ie suis cheu en moquerie, ou on se moque de
moy ; aico-gatou, ie suis en mon plaisir ; chè-remiac-
(mssou, mon esclave ; chè-re miboyCj. mon serviteur ; chè-
roiacy ceux qui sont moindres que moy, et qui sont pour
me servir ; chè-porrucassare, mes pescheurs, tant en
poisson qu'autrement ; chè-moéy mon bien et ma mar-
chandise ou meuble et tout ce qui m'appartient ; chè-
remigmoguem, c'est de ma façon ; ché-rere-œtuirréy ma
<v garde ; chè-roubiduiCy celuy qui est plus grand que moy,
ce que nous appelions nostre roy, duc ou prince;
moussacat, c'est un père de famille qui est bon, et donne
à repaistre aux passans, tant estrangers qu'autres;
. querre-muhauy un puissant en la guerre, et qui est vaillant
à faire quelque chose ; tentmy qui est fort par semblance,
soit en guerre ou autrement.
Du lignage : chè-roup, mon père; chè-reqiteyty mon
frère aisné ; chè-rebure, mon puisné ; chè-renadirey ma
sœur ; chè-rurcy le fils de ma sœur ; chè-tipet, la fille de
ma sœur ; chè-aiché, ma tante ; at, ma mère (on dit
aussi chè'Siy ma mère, et le plus souvent en parlant
d'elle) ; chè-siit, la compagne de ma mère, qui est femme
* de mon père comme ma mère ; chè-raiit, ma fille ; chè-
reme myiym, les enfants de mes fils et de mes filles. Il
— 277 —
est à notter qu'on appelle communément l'oncle comme le
père ; et par semblable, le père appelle ses neveux et
nièces mon fils et ma fille.
Ce que les grammairiens nomment et appellent verbe
peut estre dit en nostre langue parole, et en la langue
brésilienne gnenganCy qui vaut autant à dire que parle-
ment ou manière de dire ; et, pour en avoir quel(|tie
intelligence, nous en mettrons en avant quelques exemples.
Premièrement : Singulier indicatif ou démonstratif,
aico, ie suis ; ereico^ tu es ; jWco, il est. Pluriel, oroko, '
nous sommes ; peico, vous estes ; aurae-icoj ils sont. La
tierce personne du singulier et pliiriel sont semblables,
excepté qu'il faut adiouster au pluriel me ae, pronom, qui
signifie eux, ainsi qu'il appert.
Au temps passé-imparfaict et non du tout accompli,
car on peut estre encores ce qu'on jestoit alors : Singulier
résout par l'adverbe aquoéméy c'est-à-dire *en ce temps-là:
aicoaqnoémé' i'estoye alors ; ereiœ-aquoémé, tu estois
alors ; oico-aquoémé, il estoit alors. Pluriel imparfait :
oroicO'Oquoémé , nous estions alors ; peico-aquoéméj vous
estiez alors ; aurae-oioHiquoémé'y ils estoyent alors.
Pour le temps parfaitement passé et du tout accompli.
Singulier : on reprendra le verbe oico comme devant et y .
^dioustera-t-on cest adverbe aquoé-méné, qui vaut à dire
au temps iadis et parfaitement passé sans nulle espérance^
d'estre plus en la manière que l'on estoit en ce temps-là.
Exemple : assavornsou-gatou-aquoé-ménéy ie l'ay aimé par-
faitement en ce temps-là ; qmvénerirgatou-tégné, mais
maintenant nullement ; comme disant il se devoit tenir à
mon amitié durant le temps que ie lui portois amitié, car
on n'y peut revenir.
— 278 —
Pour le temps à venir, qrfon appelle futur : aico-irm,
ie seray pour l'advénir. Et en ensuyvant des autres
personnes comme devant, tant au singulier comme au
pluriel.
Pour le commandeur qu'on dit impératif : oicoy sois ;
toicOy qu'il soit. Pluriel : toroico, que nous soyons ; tapeico,
que vous soyez ; aurae-ioica, qu'ils soyent. Et, pour le
futur, il ne faut qu'adiouster irm, ainsi que devant ; et
en commandeur, pour le présent, il faut dire taugé, qui
est à dire tout maintenant.
Pour le désir et]^aflection qu'on a en quelque chose,
que nous appelons optatif, aico-mo-men^ ô que ie serois
volontiers I poursuivant semblablement comme devant.
Pour' la chose qu'on veut ioindre ensemblement, que
nous appelons conjonctif, on le résout par un adverbe
irwiy qui signifie avec ce qu'on le veut ioindre. Exemple:
taico-de-irofiy que ie soye avec toy, et ainsi des sem-
blables.
Le participe tiré de ce verbe : chè-reconiré, moy estant. ,
Lequel participe ne peut bonnement estre entendu seul
sans y adiouster le pronom de-ahe-ei-aé^ et le pluriel
semblablement : orée^ pée, an, aé.
Le terme indéfini de ce verbe peut estre prins pour un
infinitif, mais ils n'en usent guère souvent.
La déclination du verbe atout. Exemple de l'indicatif ou
démonstratif en temps présent. Néantmoins qu'il sonne
en nostre langue françoise double, c'est qu'il sonne
comme passé. Singulier nombre : atout, ie viens ou ie suis^
venu ; ereiout, tu viens ou tu es venu ; o^out, il vient
ou est venu. Pluriel nombre : ore-ioutj vous venez ou
estes venus ; au-ae-o-out, viennent ou sont venus.
— 279 —
Pour les autres temps, on doit prendre seulement les
adverbes ci-après déclarez, car nul verbe n'est autrement
décliné qu'il ne soit résout par un adverbe, tant au
prétérit, présent-imparfait, plus-que-parfait indéfini qu'au
futur ou temps à venir.
Exemple du prétérit-imparfait et qui n'est du tout
accompli : aiotU-agnoèmCy ie venoye alors.*
Exemple du prétérit-parfait et du tout accompli : aiout-
agnoèmènè, ie vins, ou estoye, ou fus venu en ce temps-
là ; aiout'dimaé-nèy il y a fort longtemps que ie vins.
Lesquels temps peuvent estre plustost indéfinis qu'autre-
ment, taiït en cest endroit qu'en parlant.
Exemple du futur ou temps à venir : aiout-irau-né, ie
viendray un certain iour ; aussi on peut dire irau sans y
adiouster né, ainsi comme la phrase ou manière de parler le
requiert. Il est à notter qu'en adioustant les adverbes,
convient répéter les personnes, tout ainsi qu'au présent de
l'indicatif ou démonstratif.
Exemple de l'impératif ou commandeur. Singulier
nombre : em, vien, n'ayant que la seconde personne ;
eyot, car en ceste langue on ne peut commander à la
tierce personne qu'on ne voit point, mais on peut dire :
emO'Out, fay-le venir ; pe-ori, venez ; pe-iot, venez. Les
sons escrits, doi et peiot, ont semblable sens ; mais le
premier, eiot, est plus bonneste à dire entre les bommes,
d'autant que le dernier, pe-ioty est communément pour
appeler les bestes et oyseaux qu'ils nourrissent.
Exemple de Toplalif (1), néantmoinz semble commander
en désir de priant ou en commandant. Singulier : aiout-
(1) Phrase inintelligible.
— 280 —
mOj îe voudrois ou serois venu volontiers, en poursuyvanl
les personnes comme en la déclinaison de l'indicatif. 11
a un temps à venir, en adioustant Tadverbe, comme
dessus.
Exemple du conionctif : ta^iout^ que ie vienne ; mais,
pour mieux emplir la signification, on adiouste ce moi,
nein, qui est -un adverbe pour exhorter, commander,
inciter, ou de prier.
le ne cognois point d'indicatif (1) en ce verbe ici, mais
il s'en forme un participe, touume, venant. Exemples:
chè'rourmè'Ossoua'nitin-chè'remierecO'ponérej comme en
venant i'ay rencontré ce que i'ay gardé autresfois ; senayt-
pe {% sangsue ; inuby-a, des cornets de bois dont les
sauvages cornent.
Au surplus, à fin que non seulement ceux avec lesquels
i'ay passé et repassé la mer, mais aussi ceux qui m'ont
veu en l'Amérique (dont plusieurs peuvent encores estre
en vie), mesmes les mariniers et autres, qui ont voyagé
et quelque peu séioumé en la rivière de Genevre ou
Ganabara, sous le tropique du Capricorne, iugent mieux
et plus promptement des discours que i'ay^faits ci-dessus,
touchant les choses par moy remarquées en ce pays-là,
i'ay bien voulu encores particulièrement en leur faveur,
après ce colloque, adiouster à part le catalogue de vingt-
deux villages où i'ay esté et fréquenté familièrement parmi
les sauvages amériquains.
Premièrement ceux qui sont du costé gauche quand on
entre dans ladite rivière :
(1) Sans doute infinitif.
(2) Deux mots singulièrement placés ici.
— 281 —
Kariauc, \ ; Yaboraciy 2. Les François appellent ce
second Pépin, à cause d'un navirç qui y chargea une
fois, duquel le maistre se nommoit ainsi. Euramyry, 3.
Les François l'appellent Gosset, à cause d'un truchement
ainsi appelé qui s'y estoit tenu. Pira-ouassoUj 4 ; Sapo-
pem, 5 ; Ocarentin, beau village, 6 ; Oura-otuissoU'Onée^ 7 ;
Teutimeriy 8; CoHna, 9; Pano, 10; Sarigoy^ 11. Un
nommé La Pierre par les François, à cause d'un petit
rocher, presques de la façon d'une meule de moulin,
lequel remarquôit le chemin en entrant au bois pour y
aller, 12. Un autre appelé Upec par les François, parce
qu'il y avoit forces cannes d'Indes, lesquelles les sauvages
nomment ainsi, 13. Item, un sur le chemin duquel, dans
le bois, là première fois que nous y fûmes, pour le
mieux retrouver, puis après, ayant tiré force flesches au
haut d'un fort grand et gros arbre pourri, lesquelles y
demeurèrent touiours fichées, nous nommasmes pour
ceste cause le Village atix flesches, 14.
Ceux du costé dextre :
Keri-u, 15 ; Acara-u, 16 ; Morgonia-ottassou, 47.
Ceux de la grande isle :
PindO'Otissou, 18 ; Coronqttey 19 ; Piraniion, 20. Et un
autre duquel le nom m'est eschappé, entre Pindo^ussou
et Piraniiony auquel i'ajday une fois à acheter quelques
prisonniers, 21. Puis un autre entre Coronque et Pindo-
oussoUy duquel i'ay aussi oublié le nom, 22.
l'ay dit ailleurs quels sont ces villages et la façon des
maisons.
DE
L'ÉTUDE DES LANGUES DRAVIDIENNBS
ET DE LEUR LITTÉRATURE.
Je me propose de faire paraître prochainement dans
cette Revue un travail d'ensemble sur la conjugaison du
tanloul et des autres idiomes du sud de Tlnde, ses congé-
nères. Aussi me parait-il utile de rappeler aujourd'hui^
en quelques mots, l'importance de ces langues, et de
montrer quelle peut être, au point de vue scientifique,
l'utilité de leur étude. Je ne m'occupe pas des avantages
que cette étude peut présenter à d'autres points de vue,
bien que, sur le terrain matériel et pratique, il soit tou-
jours nécessaire d'apprendre des langues d'avenir, parlées
par près de cinquante millions d'hommes, dont un nombre
encore important habite des territoires qui appartiennent
à la France et qui tendent de jour en jour à recon-
quérir leur indépendance par des moyens pacifiques et à
reconstituer, dans d'autres conditions morales, une natio-
nalité distincte.
On sait que les dialectes aryens sont d'importation
relativement récente dans l'Inde. Lorsque les Aryas,
chassés de leur pairie d'origine par des causes encore
ignorées, descendirent dans les vallées qu'arrose l'Indus,
il y avait vraisemblablement longtemps déjà que les régions
envahies par eux étaient peuplées d'êtres humains quelque
peu civilisés. Le flot sans cesse renouvelé de la race
— 283 —
immigrante, dont la force d'expansion et la puissance
colonisatrice étaient encore plus irrésistibles qu'aujour-
J'hui, se répandit de proche en proche jusqu'à la pointe
méridionale extrême, que les conquérants baptisèrent
« lô cap de la Vierge ». Ils poursuivirent même jusque
dans la grande île, appelée aujourd'hui Ceylan, les peu-
plades aborigèçes, qu'ils finirent très-vraisemblablement
'par supplanter entièrement. De ces tribus^ sans doute
fort diverses, les langues seules sont restées. Retrouvera-
t-on chez certaines troupes sauvages actuelles quelques
vestiges des traits et des mœurs des premiers occupants
du sol indien? Il est permis d'en douter quand on voit
certains de ces groupes ethniques, étudiés de près, se
résoudre à d'anciens rameaux détachés des tribus voisines.
Tel est,. par exemple, le cas des Tudas, dont les coutumes
parfois étranges pourraient passer pour originales, si
leur idiome n'était un vieux patois canara (Cf. A phreno-
logist among the Tudas, par le col. W. E. Marshall,
Londres, 4874, in-8, suivi d'un Outline of the tuda gram-
mar, par le d^ G. U. Pope, un des plus habiles dravidistes
de nos jours).
Les Aryens n'ont pas tardé à devenir assez maîtres de
leur pays d'adoption pour s'en considérer comme les
enfants, comme les possesseurs légitimes, et pour traiter
fort dédaigneusement les langues anaryennes qui survi-
vaient autour d'eux. Aussi ne s'en occupent-ils que fort
peu, et donnent-ils tous leurs soins à leur idiome national,
dont la forme, pour ainsi dire normale, littéraire, est le
sanskrit, mais qui, dans l'usage courant, comprenait mille
variétés locales, groupées par les grammairiens en six
dialectes ou prâkrits principaux, savoir : la mahûrachtrî^
— 284 —
la sâurasênî, la mâgadhij la pâisatchî (parlée au Pândi et
au Kêkaya), la tchulikâ (parlée aux pays de Nêpala, Kun-
' tala et Gandara), et le apabhramsâ (dans TÂbbira [Ophir?]
et le long de la côte occidentale). Plus tard est venue la
conquête persane et l'invasion musulmane, plus tard encore
la conquête européenne.
Au milieu de toutes ces langues de 'provenance étran-
gère, on trouve, du nord au sud de l'Inde, à l'état spora-
dique dans le nord et le centre, à l'état de massif compacte
dans le midi, de nombreux idiomes qu'il n'est possible
. de confondre ni avec les dialectes aryens modernes issus
directement des anciens prâkrits, ni avec les patois
indoustanis formés d'un mélange de persan et d'arya-
nisme. Dans la région la plus septentrionale de l'empire
indo-britannique, sur les frontières du Thibet, on trouve
un premier groupe de langues spéciales, alliées les unes
aux autres et plus ou moins apparentées au thibétain.
Plus au midi, à partir de la vallée d'Assam, est un
groupe qu'on a nommé assez improprement Lohitique
(du nom d'un afQuent du Brahmapoutra), et qu'on a
voulu confondre avec les langues dravidiennes. Il en
diffère pourtant en ce qu'il présente le phénomène
remarquable de « l'intonation », et aussi en ce qu'il est
beaucoup moins agglutinatif que le tamoul ou le canara ;
les principaux langages de la vallée sont le bodo ou
kachari ou dhimal, l'aka, l'abor, le doffla et le miri. Puis
viennent des idiomes qui se rattachent à leurs voisins du
Siam ou de la Birmanie.
Prenant aux monts Naga, et suivant la frontière entre
la Birmanie et l'Inde anglaise, on rencontre le munipori,
puis le luchai nettement agglutinatif, et les dialectes des
- ses —
Toungtba aux environs des districts montagneux de Chitta-
gong. Qaant à l'Inde centrale proprement dite, elle
comprend deux groupes de langues, dont l'un, fornoé du
gond, du khond, de Turaon et du rajmahali, a été
reconnu dravidien. L'autre groupe constitue la famille
dite kolaneniiej qui se divise en kole ou bô, mundari ou
bhumidj, et sânthâli. Le principal de ces idiomes est le
sânthâli, qui possède cinq voix, cinq modes, vingt-trois
temps, trois nombres et quatre cas dans le développe-
ment de sa dérivation verbale. — Nous empruntons les
détails qui précèdent à un fort intéressant rapport présenté
à la Société philologique de Londres, il y a quelques
mois, par M. Cust.
Les langues dravidiennes occupent toute la partie de
rinde qui s'étend des monts Vindbya et de la rivière
Narmadâ au cap Gomorin. Dans celte vaste région, elles
ne sont pas absolument seules. Â l'est l'orissa, à l'ouest
le gujarâthe et le marathe empiètent sur son domaine,
ainsi que le konkani, qui est un dérivé du marathe. Le
sanskrit y est parlé par certains brahmes entre eux ; un
portugais corrompu se conserve parmi les mulâtres des
colonies européennes où se parlent aussi l'anglais et le
français. L'hindoustani est l'idiome naturel des musul-
mans ; mais nulle part, sauf dans la province d'Haïde-
rabad, il ne saurait être considéré comme le langage du
pays : celui qui ne parlerait qu'hindoustani pourrait sou*
vent, dans le sud. de l'Inde, être fort embarrassé pour se
faire comprendre.
Les langues dravidiennes, autres que les quatre dont
nous avons parlé tout à l'heure, sont au nombre de huit
principales, savoir : toujours du nord au sud, le canara^
-286^
le tula, le kndagu, le tuda, le kôta, le malayàiâ à l'oiiêst,
le télinga et le tatûoul à l'est. Le tulti, le tuda, le kudaga
et le kôta peuvent être considérés comme d'anciens
dialectes du canara (1) ; le malayâla n'est qu'un rameau
très-anciennement détaché du tamoul. Le vieux canara et
le vieux tamoul ont bien des points de contact. Le
télinga reste donc isolé. L'ensemble des populations qui
parlent les diverses langues dravidiennes est évalua, par
le docteur Caldwel), d'après le recensement de 1874, à
environ quarante-six millions d'hommes, dont trente se
servent, soit du télinga, soit du tamoul.
Le groupement des langues dravidiennes en deux
grandes divisions (tamoul-canara et télinga) s'accorde
avec l'appellation ândhra-dravida-bhâchâ des écrivains
sanskrits, qui nomment ândhra le télinga et dravida le
tamoul. Le brahmane Kumârilabhatta , qui vivait au
VII« siècle de l'ère chrétienne, cite plusieurs mots dravi-
diens, par exemple, tchôr f riz cuit », nader f voie i,
pâmp (L serpent », vâir « ventre », âl « affixe féminin i.
Ce passage a été signalé par M. Burnell, dans VIndian
Antiquaryj de Bombay (t. I, p. 309-310, numéro d'oc-
^tobre 1872). M. Caldwell fait remarquer que tous les mots
cités par Kumârila-svâmin sont tamouls : çar'u « riz
(1 ) Les Tudas et les Kôtas sont deux des cinq tribus qui habitent
les Niigherries (Ntlagiris). Les autres sont les Kurumbas et les Ira]as,
qui parlent un dialecte tamoul, et les Ba^agas (Burgher des Anglais),
immigrés récemment, après la chute du royaume de Vijayanagara,
dont le langage est un dialecte ancien, mais bien caractérisé da
canara. Le recensement de 1871 donne les chiffres de population sui-
Tants: Tudas, 639; Kotas, 1,112; Kurumb$is, 613; Irulas, 1,470, et
Ba^agas, 19,476. (Cf. An accoutU of the primitive tribes and monu-
ments ofthe Nilagiris, by J. Wîlkinson Breehs, London, 1875.) .
— 287 —
ctrit », nadei c marche », pâmbu i serpent >, vayir'u
« ventre », et par exemple pôn-âl c elle alla ^. D'autres
expressions sont citées, paraît-il, par les pèlerins chinois
qui parcoururent VInde au commencement du VII* siècle.
Les premiers Européens qui aient étudié les langues
dravidiennes furent les jésuites portugais établis dès le
XVI« siècle sur la côte occidentale. Ils avaient fondé, à
Ambalakkâdu, un peu au nord d'Angamale, un séminaire
où Ton apprenait le tamoul : en 4577, ils publièrent une
Doctrina christiam dans cette langue ; les exemplaires
en ont depuis longtemps disparu. A la fin du seizième
siècle et au commencement du dix-septième vinrent dans
l'Inde deux jésuites dont la réputation y subsiste encore.
Le premier, Robert de Nobili, neveu du cardinal Bellar-
min, est connu sous le nom tamoul de Tattuvapôdagar-
çuvâmi (Tatva-bôdhaka-çvâmin), et le second, Constant-
Joseph Beschi, sous celui de Vîramâmuni. Ils avaient
parfaitement appris, l'un et l'autre, le sanskrit et les prin-
cipaux idiomes littéraires du sud de l'Inde ; ih ont laissé
de nombreux écrits. Nobili a composé ce fameux Ezour-
vêdam qui trompa Sainte-Croix et Voltaire. Le 9 juillet 1706
débarquait à Tranquebar le missionnaire protestant Bar-
thélémy Ziegenbald, auquel on doit la première grammaire
(Iravidienne connue {Grammatica Damulica, Halle, 1716).
Depuis celte époque, on compte, à ma connaissance,
cent quarante ouvrages relatifs à l'enseignement des
langues dravidiennes, dont quatre composés par un
Italien (Beschi), neuf par des Français, trente et un par
des Allemands et quatre-vingt-un par des Anglais (1).
(1) En ajoutant à ces nombres ceux des manuscrits inédits prove*
— 288 —
La plupart de ceux qui cultivent aujourd'hui cette branche
de la lin^istique sont des missionnaires. Les prêtres
catholiques français s'occupent surtout du tamoul; les
ministres anglicans, du tamoul et du télinga. La Société
évangélique de Bâle possède à Mangalore, sur la côte
malabare, un grand établissement d'où rayonnent de
nombreux pasteurs d'origine suisse ou allemande, qui
s'adonnent avec une ardeur remarquable à l'étude du
canara, du tulu, du malayâla et des autres langues et
dialectes de l'Inde occidentale. Outre les divers livres
spéciaux, un ouvrage d'ensemble, . dû au D' Caldweli,
a été publié en 1856, et réimprimé, avec des additions con-
sidérables et des remaniements importants, en 1875, à
Londres, sous le titre de Comparative Grammar of the
Drâvidian or South-Indian family of languages. Il n'y a
d'autre: reproches à faire à l'auteur que ses tendances
« tomanistes d excessives et sa préoccupation à chercher
des analogies dravidiennes dans les diverses langues da
globe, voire même en hébreu. J'ai rendu compte de
cet excellent ouvrage dans un des derniers numéros de
cette Revue.
Je n'insiste pas sur les caractères généraux des idiomes
dont je m'occupe en ce moment ; ce sujet a été fort bien
traité d'ailleurs par M. Abel Hovelacque, dans sa remar-
quable Linguistique (Bibliothèque des sciences contempo-
raines). Je me bornerai, pour faire ressortir l'importance
scientifique de ces idiomes, à rappeler qu'ils sont nette-
ment agglutinants, mais assez pauvres en formes gram-
nant principalement du dernier siècle et des articles de journaux et
revues, la proportion ci-dessus ne serait changée qu'à l'avantage des
travailleurs français.
— 289 —
raaticales : le verbe notamment y est d*une simplicité
extrême. Le dravidien a été évidemment arrêté à une
période peu avancée de sa seconde évolution. De plus, il
a, depuis un nombre considérable de siècles, subi
l'influence puissante d'idiomes supérieurement organisés ;
il a vécu et commencé à décroître pêle-mêle avec des
dialectes aryens sur lesquels il a nécessairement réagi à
son tour : ce serait un travail fort intéressant que la
recherche des altérations éprouvées ainsi par les dérivés .
du sanskrit védique.
En résumé, et comme on l'a vu plus haut, le grand
intérêt des langues dravidiennes est qu'elles sont à peu
près la seule chose qui soit parvenue jusqu'à nous des
races préaryennes de la péninsule cis-gangétique. Leur
vocabulaire, soigneusement épuré, pourra seul jeter
quelque lumière sur l'état social de ces races, qui nous
apparaît déjà comme très-peu avancé. Quoi qu'il en soit,
la littérature des langues dravidiennes ne peut, à ce point
de vue, rien nous apprendre ; car les peuples qui les
parlent étaient depuis longtemps organisés quand ils ont
commencé à écrire. Il n'y a donc pas de littérature dravî-
dienne originale.
Est-ce à dire que les très-nombreux ouvragée tamouls,
télingas, canaras, malayâlas même, que nous possédons
(car le tulu, le coorg et les autres langues secondaires
n'ont rien produit) doivent être dédaignés et n'offrent
aucun intérêt? On se tromperait tout à fait si on les
jugeait indignes d'attention. Ils méritent d'être lus, au
moins au même titre que les écrits en langue sanskrite
de second ordre. Souvent même, ils seront plus utiles
qu'eux. C'est en quelque sorte une forme locale, un déve-
15
- 290 -
loppement spécial du fonds littéraire de l'aryanisme. Les
Dravidiens ont par exemple composé des traités de morale
qu'aucun ouvrage sanskrit ne surpassa. Certaines sectes
religieuses, celle des Çivaïstes notamment, et certaines
hérésies, comme celle des Djâinas, ont plus souvent pensé
en tamoul qu'en sanskrit. Enfin les dialectes méridionaux
ont parfois conservé des traductions dont les originaux
sanskrits se sont perdus ; d'autres fois, ils complètent et
oxplfquent leurs prototypes, ou comblent heureusement
les lacunes de nos connaissances sur la philosophie et la
science des hommes du nord. J'ai fait voir dernièrement
comment M. Burnell a retrouvé, dans une vieille gram-
maire lamoule, le tolkâppiyam, les habitudes et les
préceptes généraux de l'école didactique aryenne d'Indra.
Le nombre des livres tamouls, canaras, télingas et
malayâlas est très-considérable. M. Murdoch a publié à
Madras, en 1866, aine sorte de catalogue des livres
tamouls imprimés parvenus à sa. connaissance. Sans
compter les publications modernes de propagande reli-
gieuse, il énumère 699 ouvrages, dont 444 de philosophie
et de théologie, 57 de droit et de morale, 43 de méde-
cine, 145 de poésie dramatique et épique ou de contes
populaires. Or, on est encore loin d'avoir imprimé la
totalité des ouvrages conservés depuis les siècles précé-
dents.' Il ne faut pas perdre de vue non plus que beaucoup
de livres, et des plus anciens, ne sont pas arrivés jusqu'à
nous ; il en est dont on ne connaît que les titres, et
d'autres dont on* n'a gardé que de courtes citations isolées.
Le plus ancien livre tamoul que l'on connaisse remonte,
suivant M. Caldwell, au VllI* siècle environ de notre
ère ; le plus -vieux livre canara, ^d'après M. Kittel, doit
_ 291 —
dater du IX« ou du X<» siècle ; le plus vieux livre télinga n'e$t
guère anlérieut* au XIII« siècle f et, si l'on en croit M. Gun-
derty le malayâla n'offre pas de monument littéraire antérieur
de plus de deux ou trois cents ans à l'arrivée des Portugais.
Je reconnais volontiers, du reste, qu'en général la
littérature dravidienne, en dehors des traités didactiques
ou moraux, est d'une lecture pénible. Comme pour les
écrits de la décadence sanskrite, la forme y prend une
importance capitale, et souvent le sens y est sacrifié à
rharmonie. Une suprême élégance est celle qui fait rimer
(c'est-à-dire proprement consonner) le plus de syllabes
possible de tous les vers de la strophe. L'abus des
figures de rhétorique est aussi très-fatigant ; et les des-
criptions, d'une minutie ridicule, sont aussi monotones
qu'extravagantes et interminables. Enfin, le respect pour
les œuvres des maîtres, des anciens poètes, est tel qu'on
a pris leurs fantaisies pour règle, et qu'on a libellé à
l'usage des nouveaux venus un programme minutieux,
dont il leur est sévèrement interdit de s'écarter. Il est
résulté de cette réglementation et de ces habitudes que,
pour faciliter le travail des lecteurs, et aussi des compo-
siteurs, on a rédigé une foule de petits traités faits à la
façon de nos aide-mémoire ou de nos dictionnaires des
rîmes et des synonymes. Je pense être agréable à mes
lecteurs en leur traduisant ci-après un de ces traités.
C'est le recueil des comparaisons classiques, des méta-
phores dont sont susceptibles les membres du corps de
la femme. 11 est indispensable de l'avoir lu pour com-
prendre qu'une « lune brillante où resplendit un grain de
sésame au-dessus d'un lit de corail, où s'agitent deux
cyprins meurtriers sous un arc descendu d'un noir
~ 292 —
nuage > est tout simplement un beau visage, avec un nez
bien fait et des lèvres verrtteilleSy avec des yeux vifs sous
un front pur surmonté d'une épaisse chevelure noire. —
L'auteur de ce petit poème, qui date du dernier siècle, est
un certain Tiruvenga<)eiyàr de Yillipputûr.
1. c femme à la chevelure épanouie (1), semblable
en beauté aux pétales des fleurs, je vais dire, en paroles
anciennes (2), après avoir vénéré le guru Kûra, toutes
hs variétés de comparaisons dont sont susceptibles, de
la tête aux pieds, celles qui ressemblent à la montagne
du pieux et inconstant [roi] tamoul [de Maduré] (3).
% « On assimile leur fraîche chevelure à un nuage, à
Taréquier, au fruit vert du kon d'ei (4), à la nuit, à un
bosquet, à du sable noir, à un essaim d'abeilles, à la
sâivala (5) ; on représente leur front brillant par un arc
ou par le blanc croissant [de la lune] ;
3. € Un bel arc, [c'est] leur sourcil ; — quant à l'œil,
appelle-le une abeille, un lotus, un nénuphar bleu, une
flèche mortelle, un karuvilei (6), une mangue verte, un
javelot, l'océan, du poison, de l'ambroisie, un glaive, un
cyprin, une gazelle ;
(1) La plupart des peiits poèmes didactiques modernes sont ainsi
ordinairement dédiés à une femme.
(2) C'est-à-dire comme ont parlé les anciens écrivains. Les gram-
mairiens tamouls invoquent toujours les anciens auteurs.
(3) Le royaume tle Maduré ou Pâr^^i, cité par les géographes grecs,
est le plus célèbre des trois grands monarques du pays tamoul (Sera,
Soja et Pân4i).
(4) Casiia ou csalpinia.
(5) JEschinomene aspera.
(6) Clitoria ternalea.
l
— 293 -
4. « Pour visage, dis lotus, pleine lune ; — compare
roreille au vallei (1); — une belle paire de ciseaux, une
balançoire, un carquois (2), un miroir, une pierre à
broyer [représentent] les joues ; — la comparaison du nez
est [avec] une jarre rebondie ou) le sésame ;
5. € Un lit, de l'or, du corail, le cotonnier, le citron-
nier, [telles] sont les lèvres ; — la bouche [est] le nénu-
phar, le viji (3), le ionçiei (4), le lotus ; — des bouts de
piques rapprochées, des perles, des fleurs du ialava (5), de
jeunes pousses de palmier, ce sont les dents; — caractérise
le cou en disant un coquillage ou la tige d'un aréquier ;
6. < [Les produits d']un bananier excellent, le suc de
la canne à sucre, la mangue, le fruit du jaquier, [le
chant de] la Uuil (6) indicatrice, [le cri de] la perruche,
du sucre candi, du tchini (7) que mangent les Yêda (8),
du sucre, du miel pur, de l'ambroisie, du lait, une flûte,
un luth (9) ; ces quatorze expressions désignent le langage
[des femmes] ;
(1) Convolvulm repens,
(2) Ne serait-ce pas plutôt c ua arc >? Le texte dit appunilei; appu
est la forme adjective de ambu c flèche », et nilei (de nil « stare »)
a le sens de « lieu, place, station, demeure ».
(3) Cleome fruticosa.
(4) Bryona grandis,
(5) Jasminum trichotomum,
(6) Cuculus orientalis, — Le cri de cet oiseau parait fort peu
agréable aux oreilles europénnes.
(7) D'après le dictionnaire des missionnaires de Pondichéry, c sucre
blanc, sucre de Chine » .
(8) Tribus sauvages du pays tamoul méridional, qui vivent principa-
lement, dit-on, du produit de la chasse.
(9) Kujal, yâj. J'ai traduit par t flûte, luth » ; Anais les instru-
ments indiens ne ressemblent point à ceux des musiciens d'Europe.
— 294 —
7.'c Le bambou, la canne à sucre représentent leurs
bras ; — Tavant-bras, ce sera le luth makara (1) ; ~
nous appellerons la paume de la main un lotus mielleux
[épanoui], un bourgeon de manguier [qui s'ouvre], un
beau kândal (2) fleuri ; — les doigts seront des kélir'u (3) ;
— et nous comparerons les ongles aigus de ces doigts au
nez d'une verte perruche ;
8. c Un beau bouton de fleur, un jeu de dés, un
kinvam (4), le jeune fruit du palmier, une tasse, une
couronne, le bourgeon d'un cotonnier, une cymbale, une
bulle d'air sur l'eau, une cassette, un lotus fleuri, une
toupie, une montagne, un coco tendre, une balle à jouer,
un oiseau tchakôra (5), un petit vase arrondi, une
cruche, un gingembre vert, le vase où boivent les
éléphants ;
9. c Ces vingt expressions représentent le beau sein ;
— le bout du sein [est une fleur de] nénuphar bleu ; —
un vaste globe est le ventre ; — le nombril est une fleur
du magij (6) ou un tournant d'eau qui s'étend ; — prends
un degré d'escalier ou une large vague écumante pour le
pli de l'aine tant vanté ;
10. « Pour la toufie de poils qui suit, [les poètes]
mettront une fourmilière, un essaim d'abeilles, un amas
(1) Makara yâj, — Les Tamouls comptent quatre espèces de y4/ • ^^
pêriyâj c grand luth t, tchakôra yâj c luth en forme de perdra i,
makara yâj < luth en forme du poisson mythologique Makara »,
se^kôfUyâj c luth en forme de co$tus arabica (?) ».
(2) Gloriosa superba.
(3) Sorte de pobson, siluruê vUtates.
(i) Vaste bassin de cuivre.
(5) Sorte de perdrix rouge.
(6) Minusops elengi.
— 295 —
de perles brillantes, la chaîne dont on entoure les pieds
des criminels, le poteau où l'on attache les éléphants,
une grosse pierre précieuse et la tige longue du lotus ;
11. € Au lieu de la taille. inappréciable, dis un serpent,
une liane verte, un rameau fleuri, le corps de Kâma (1),
une fente prolongée, la longueur que peut mesurer la
main ouverte, le premier aspect du croissant lunaire,
réciair, la durée d'un coup d'oeil et un lion meurtrier ;
12. c La partie visible des organes du sexe sera^ avec
une source, une feuille de multipliant, une roue pleine,
la plate-forme circulaire d'un char entouré de pavillons
d'or, un serpent subtil, un petit éventail rond qui ombrage
la terre, une couronne ; — au lieu du pudendum mu-
liebre (2), préfère [dire] la corne du pied d'un cerf;
13. « Un ferme bananier, une trompe d'éléphant, telle
est la cuisse ; — le genou brillant ressemble à la pleine
lune ; — la jambe est semblable à un bambou, au car-
quois qui renferme les flèches funestes, au petit du varâl (3),
à la trompette kâhaîa ;
14. c Les deux chevilles ressemblent à une balance
portative ; — les deux talons à des. balles qu'on fait
pirouetter; — un livre {4) où s'écrivent des chefs-
(1) Le texte dit Mâra c le meurlrier >. La comparaison signifie que
la taille n'existe pas, le eorps de Kâma ou Manmatha ayant été jadis
brûlé d'un coup d'œil de Çiva, un jour qu'il avait osé s'attaquer à ce
dieu redoutable.
(2) Littéralement pejjJcurH c le signe de la femme » .
(3) Le poisson ophicephalus striatns. Le mot c petit », kan'd% est
dans le texte.
(4)r Pultagam, transcription du sk. pvstakam ; la pron. vulg, est
postekofiy avec e français de je à la seconde syllabe et on nasale à la
dernière (prononciation de Pondichéry).
-- 296 —
d'œuvre, une tortue, servent de comparaison au dessus
du pied ; — les doigts ressemblent au corail qui se
ramifié ;
15. c Aux ongles aigus du corail de ses doigts, le
blanc croissant de la lune, des perles, les pétales bril-
lants des nénuphars alignés, sont semblables ; — le
pied [des belles], dont la nature est de s'avancer, se
compare au duvet parfumé des cygnes, à Vanitcha (1), à
Yaçôka (2), au lotus, au cotonnier, aux pousses du
manguier.
16. « Leur marche [est celle] d'un cygne au tendre
duvet, d'un ^éphant femelle à la trompe pendante ; —
elles se balancent, ô douce ambroisie, à la manière des
paons ; ô toi, dont les bijoux sont si beaux ! — leurs
corps sont de jeunes fleurs de manguier ou des fleurs de
tchampâka (3) ; — les belles taches jaunâtres de leurs
corps [ressemblent] aux raies [de la peau] d'un tigre ou à
l'or pur >.
Aucun poème épique tamoul ne saurait être utilement
traduit en français daiis son intégrité. La meilleure
manière de le présenter à un public européen est d'en
faire une analyse détaillée, en y intercalant de loin en
loin les passages dignes d'être littéralement traduits.
J'ai fait connaître de cette façon le premier chant de
l'époque djâiniste, le Çindâmmiy dans la Revue orientale,
(1) Je ne retrouve pas le nom scientiûque de ceUe plante. Les
poètes en disent la fleur si délicate qu'elle se flétrit lorsqu'on la
flaire.
(2) Uvaria longifoUa,
(3) Uichelia champaka.
— 297 —
numéro de novembre 1866. On trouve en eiïel, dans les
chefs-d'œuvre de la poésie tamoule, de fort belles
strophes, plus nombreuses naturellement dans les plus
anciens poèmes. Je demande la permission d'en citer ici
trois ou quatre des plus remarquables ; la dernière sera
grammaticalement analysée :
CélvappôrkkadakkannançJyirtiérUndaçinavâ ji
Mulleittârmar'amannarmudttaleiyeimur'ukkip. . .jpô
Yelleilîmyan*kOi}mûn4einvjeiyumad^yanpô n'
Mallalôngéjilyân'eimarumampâyndoUtta dé
(Auteur inconnu.)
€ Le disque furieux (1) lancé, dans sa colère, par le
prince aux yeux irrités dans la bataille heureuse, s'en
allait coupant les têtes couronnées des rois vaillants qui
portaient des guirlandes de mullei. Tel que la lune qui
pénètre au milieu d'un épais nuage sans limites, il s'élança
sur le poitrail d'un superbe éléphant plein de force, et y
disparut >.
Kambamadamâkkaliyâneikkâval'çanaganpeCCédut ta
Kombumin'd^enpàlvandukur'uginâlen'd'ulankulirndê n
Vambuçér'indamalarkkôyinmar'eiyônpa4eiiiamânilatti ,. . ,V
Tambyulîânpadeikkanjân'én'h'urnâVi'antandan'eiyâ .,,,A
(Ràmâyaça de Kamba, liv. YI.)
« La liane enfantée par Djânaka, qui garde d*ardents
éléphants mâles attachés au poteau, est venue aujour-
d'hui me rejoindre ; à cette pensée, mon cœur se rafraî-
(1) Cette arme épouvantable était percée à son centre à*un trou
rond où passait le bâton à Taide duquel on la lançait.
— 2» —
chit. Tu m'as donné le droit de dire que, sur le vaste sol
créé par le pieux auteur des Védas qui siège au milieu des
fleurs parfumées, celui qui a un jeune frère ne saurait
craindre ses ennemis >i
Marfipureiyarumbivânminva4wodumalarnduvénmu .. .(
Tanipureimar!taàko4ênpeyyajaffalaran'd*uvâ4i (
Tui?ipureik^vijndâyatûîin'eikkai?4tinçan'rna p
Pii!^ipureipiriUtanâmôpêrkkilâv(J^dumen'ba m
(Auteur îaconnu.)
€ Les belles fleurs qui donnent un miel parfumé en
gouttelettes semblables à des perles, après s'être montrées
en boutons semblables à des pierres précieuses et s'être
épanouies avec l'éclat des astres du ciel, se flétrissent un
jour, tombent en morceaux, et nous voyons la poussière
qui en résulte : pouvons-nous donc, nous qui souffrons du
mal de la naissance, dire que nous vivrons éternellement
heureux (4)? >.
Man'n'unirmokkulokkumân'i4ariJeimeiyin' 6a
Min'nHnoUir'akkunçélvamvéyilur^upaniyinin gu
Min'n^içeiyiraûgunalyâjinivinuminiyaçol là
Yan^n'adàlvirCeiyih'âkkamajuiigubaden'n'eiyén'd'ân'
(Tchintâmam [Çindâmani].)
Analyse. — Man'n'u pr. manWum (chute de m devant
w), part. aor. de man'giradu « être, stare » ; — nir
« eau » (sk. nîra) ; — mokkul a bulle d'air > ; — okkum,
3® pers. sing. n. du fut. aor. de okkir'adu < égaler » ; —
mânidar, plur. de mânida-rC (manushya) « homme « ;
— ileimei « jeunesse > ; -7- in'bam e plaisir » ; — min*
a éclair » ; — in', particule de comparaison ; — otiu,
— 299 —
pari. pas. d'okkir'adu ; — ir*akkum, 3« pers. sing. n. du
fut. aor. de irakkir'adu « mourir, périr > ; — çèlvam
€ bonheur » ; — véyil i soleil » ; — tir'u ou ur'um,
part. aor. de tir'ugir'adu « approcher > ; — pan'i
c( rosée » ; — in', partie, de compar. « comme » ; —
ningum^ 3® pers. sing. n. du fut. aor. de nîrfgir'adu
€ s'éloigner » ; — m\ adj. « doux > ; — içei « son > ;
— irangum, part. aor. de irangugir'adu a retentir » ; —
nal, adj . t bon » ; — yâj « luth » ; — inivu « douceur » ;
— in, partie, de compar. ; — um e et, même ^ ; —
iniyaj adj. « doux ^ ; — çollây « toi qui as la parole »,
vocatif de çollâl « celle qui a la parole >, de ^/ c pa«
rôle, mot » et d/, affixe féminin (ou plutôt nom composé
de çol et de ây, suffixe de la 2« pers. sing.) ; — an'n'adu
€ ce qui est semblable, tel, pareil », forme participiale ; —
âl « par, si » ; — vin'ei « activité, peine » ; — tV « de i ;
— âkkam « augmentation » ; — ajungubadu, nom verbal
de ajungugir* adu < pleurer, craindrç » ; — en'n'ei
€ pourquoi » ; — m*d*ân*, 2® pers. sing. m. du prêt, de
en'gir'adu « dire >.
Traduction, — t La jeunesse de Tbomme est comme
une bulle d'air sur l'eau ; le plaisir périt avec la rapidité
de l'éclair ; le bonheur se dissipe comme la rosée à
l'approche du soleil. toi ! dont les paroles sont plus
douces que l'harmonie d'un luth aux sons mélodieux,
pourquoi, puisqu'il en est ainsi, te désoler de ce surcroît
de peines? » dit-il.
Julien ViNSON.
Baijonne, le 6 novembre 1876.
NOTE COMPLÉMENTAIRE
A PROPOS DU DUALISME ÉRANIEN.
Dans ma récente notice sur Les deux principes dans
VAvesta (fascicule d'octobre 1876, p. 184-), j'ai inséré le
passage suivant :
c Ce n'est pas sans étonnement que, dans la préface du second
volume de son ouvrage sur Tantiquité éranienne, nous avons vu
M. Spiegel abandonner ses vues anciennes et admettre qu*un fort
monothéisme précéda le dualisme : c Richtiger scheint es mir vielmeLr
c dass ein krâftiger monolheismus dem dualismus vorausgiog >.
Il est regrettable que M. Spiegel n*ait pas cru devoir joindre à cette
nouvelle opinion Texposé des preuves sur lesquelles il la fait reposer, i
J'avais mal compris, parait-il, la pensée de l'auteur,
qui veut bien me rectifier ainsi :
ff Je n'ai point modifié mon opinion ancienne, et je sois
entièrement d'accord avec vous sur ce fait que dans TÂvesta nous ne
trouvons qu'un dualisme rigoureux. Dans la préface de mon second
volume des Antiquités éraniennes, je ne parle que de la préhistoire
de la religion mazdéenne. Ici encore je reconnais que les anciens
lado-Germains étaient polythéistes, les anciens Aryens également;
mais il me paraît que les anciens Éraniens en étaient arrivés (vrai-
semblablement grâce à une influence occidentale) à croire qu'il
n'existait qu'un seul Dieu, auquel étaient soumises, en tant que ses
créatures, les autres divinités. — Soit avec cette période, soit avec la
période suivante, doit être née la question de l'origine du mal ; Von
en vint à douter d'attribuer le mai au Dieu en question, qui était
l'auteur du bien. De là la pensée de partager l'univers entier entre
deux divinités : l'une représentant le côté brillant de la nature, Tautre
son côté ténébreux. »
— 301 —
L'assertion de M. Spiegel me parait toujours peu
admissible. Il m'est impossible de trouver un texte quel-
conque nous autorisant à penser qu'entre le polythéisme
des InJo-Européens et le polythéisme dualiste du zoroas-
trisme, il y ait jamais eu un monothéisme quelconque.
HOVELACQUE.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
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ln-8. Pans, 1875.
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thèque des sciences contemporaines, publiée par Reinwald.) Ia-16,
305 p. Paris, 1876.
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baues mit anmerkungen und excursen, so wie als einieiluog.
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In-8. Vienne, 1876.
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Per Yelàlapanéavinçatî oder 25 Erzâhlongen eines Dâmon. Nach Çivi-
dâsa's Rédaction aus dem sanskrit ûbersetzt, mit Einleitung, An-
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(Journal of Ihe Asiatie Society of Bengale, part. I, n» iv.) Calcula,
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sprachforsch, t. XXllI, p. 49 à 84.) Berlin, 1875.
A. Bureau.
Le gérant : MAISONNEUVE.
Orléanf, imp. G. Jacob, clottre Saint-ÉUenne, 4.
REVUE
DE
LINGUISTIQUE
ET DE
PHILOLOGIE COMPARÉE
RECUEIL TRIMESTRIEL
PUBLli PAR
M. GIRARD DE RIALLeW,,,
AVEC Ll CONCOURS Dl
MM. EMILE PICOT ET JULIEN VINSON
*
ET LA COLLABORATION DE DIVERS SAVANTS FRANÇAIS ET ÉTRANGERS
TOME NEUVIÈME
4« Fascicule — Avril 1877
^ -^
) -
PARIS
MAISONNEUVE ET 0», LIBRAIRES - ÉDITEURS
25, quâi voltaire
1877
OlLiâRS, IHP. DE a. JAOOB, CLOITRE SANT-ÉTIBHNE, h.
U LÉGENDE DIJ JOIF-ERRANT
Et pour lui la tombe
Ne 6*ouvre jamais !
(/.-£., de Scribe.)
I
La légende de ce personnage original, qui ne peut pas
perdre la vie parce qu'il a perdu la mort, est fort con-
nue ; mais peut-on dire que, généralement parlant, elle
soit très-populaire? (i) Ce qui prouve que non, c'est qu'elle
n'a donné lieu, tant en français qu'en allemand, qu'à un
seul dicton ou à un seul proverbe, et aucune autre langue
ne vient, que je sache, y en ajouter un second. Quand
on a dit en français : <( C'est un juif-errant, > ou: c C'est un
(1) En France, on a essayé de lui donner ce caractère en y intro-
duisant rélément comique. Ainsi, la complainte faite par un anonyme
en 1805 contient cette strophe :
Je donnerais tout mon quibas
Pour monter dans un omnibus.
Mais cinq sous ne suffisent plus ;
G*est six que réclame
Un cocher sans âme.
(V. Chants et chansons populaires de la France^ 25<* liv.)
— 308 —
vrai juif-errant >, et en allemand : Dos istder ewige Jude,
ou : Er ist wie der ewige Jude^ on a épuisé le Irésor linguis-
tique que le peuple a amassé au sujet de notre héros (1).
Pourquoi cette indigence ? Évidemment, c'est parce que,
pour arriver à la grande popularité, il faut que le sujet
d'une fable ou d'une légende saisisse vivement l'imagina-
tion de la foule. Marcher, marcher toujours, la belle
affaire I Tout le monde croit pouvoir le faire, et, en tout
cas, un tel acte, comme celui de dorftiir toujours, n'a rien
de bien séduisant. Les Sept-Dormants (2) ne nous charment
pas plus que l'homme qui court toujours. Si vous
voulez vivement intéresser le peuple, parlez-lui de travaux
qui exigent, pour être accomplis, une grande ruse, une
grande force ou une grande adresse; parlez -lui du Renard,
d'Hercule ou de Tell. Sortir triomphant de situations
(1) Celte légeDde da Juif-£rrant, rhomme qui marche toujours, a
inspiré à un dramaturge la pensée de le baptiser du nom d'Iglouf, ex-
pression légèrement masquée de ich lauf, je cours. L*£^uteur s'appelle
Gaignez, et sa pièce fut représentée en 1812 sur le théâtre de la Gaîlé.
(2) C'est, je crois^ Grégoire de Tours qui a été le premier à nous
faire connaître cette légende (V. Epistola ad Sulpitium BUuriemm)
dans ses Œuvres traduites par Fabbé de Marolles, II, 712; cf. p. 1^8.
Il y a deuX' légendes distinctes, ou même trois. Y. d'ailleurs Paul
Warnfrid, dit Paul Diacre, mort en 801 {De gesiis Longobardorutny h
c. 4), puis le Byzantin Métaphraste, auX** siècle; enfin les Bollandistes
(Acta Sanctorum, julii XXVII, t. VI, p. 375 sqq.). Déjà Grégoire de
Tours distingue ceux d'Éphèse de ceux de Marmoutiers (Mairmoutier).
a Ceux-cy ne sont pas les mesmes, » dit-il; mais Tabbé Marolles se
trompe quand il ajoute qu'il les croit les mêmes c desquels a parlé
Paul Diacre. » Les Sept-Dormants de Warnfrid reposent in extremis
Germaniœ finibus, in ipso Oceani litiore, anirum stib eminenti rupe.
Avec cette indication-là, il est loisible de placer les septem virilongo
sopiti sopore dans VUUima Thule, que Mûllenholf voit dans l'île
d'Unst aux Shetlands.
— 809 —
difficiles ou désespérées par les ressources d'une intelli-
gence pénétrante et déliée, à l'exemple du renard dans
certains contes du Panéatantra, des Avadânas, de Kalilah
et Dimmah, et surtout dans cette grande satire du
moyen âge qui porte le nom même du Renard (1), ou
bien soulever le monde et le porter sans broncher
comme le fit le grand Christophe (2), ou, enfin, faire
un maître coup comme Guillaume Tell, car en Suisse
on s'imagine que c'est arrivé (3) ; voilà des actes qui
rendent un nom célèbre du levant au ponant et le
placent ex œquo avec les talents auxquels est réservé, dit
Salluste, une gloire éclatante et durable.
Après cela, il faut dire que la célébrité ne manque pas
non plus au Juif-Errant; beaucoup de poètes et de
romanciers se sont inspirés de ses faits et gestes ; sa
légende a surtout servi de sujet à nombre de dissertations
académiques et de traités théologiques. Et là est peut-
être la raison pourquoi les livres du peuple, les Volks-
bûcher j le connaissent si peu : c'est un sujet théologique.
Rarement les livres populaires parlent de notre héros,
et les chansons vraiment anciennes l'ignorent entièrement.
(1) Voy. aussi Mone, Anzeiger fur Kunde der Deutschen Vorzeit,
V, col. 451 sqq., et al.; 437 sqq. Il serait facile de citer une infinité
d'autres ouvrages où le venard tient une place considérable. Par
exemple, on nous assure que le Talmud renfermait trois cents fables
relativement au renard. Elles n'y sont plus. (V. Brûll, Jahrbiicher fur
jûdkche Geschichte, U, 153.)
(2) Super te iotum mundum habuisti, lui dit le Christ. (Jac. de
Yoragine, Legendù aurea^ XGV, Lugduni, 1486, fol. ci, verso).
(3) H. Pfannenschmid a traité à fond ce sujet, et maintenant le der-
nier voile qui couvrait encore maître Tell est déchiré. <Voy. GermatUa^
X, p. 1 sqq.)
- 310 —
On ne trouve la légende du Juif-Errant, ni dans le Cor
magique^ des Knaben Wwiderhùm^ ni dans la grande
collection des lieder . historiques de Liliencron, où d'ail-
leurs les chansons sur les juifs ne manquent pas, ni
dans le répertoire si riche d'ailleurs de Mono. La plus
ancienne c complainte d'un juif encore vivant, errant par
le monde », ne remonte pas au-delà du dix-septième
siècle (1) ; et la ballade anglaise The wandering JeWy que,
pour la première fois, on trouve publiée en 1700 (2),
n'est peut-être pas plus vieille que la complainte belge
que reproduit la complainte mirifiquement enluminée
d'Epinal et autres lieux (3).
Le Juif-Errant n'est donc pas une vraie légende primi-
tive; l'antiquité l'ignore, et il parait que c'est aussi le
cas pour l'Église. Pour l'antiquité, la chose va de soi,
puisque notre légende se rattache à la passion du
Christ; mais cette attache pourrait bien ne venir que
de la transformation d'un fonds ancien. En effet (disons-
le par anticipation), nous saisissons, sous la forme actuelle
du sujet que nous étudions, un mythe qui se rapporte, en
premier lieu, au mouvement perpétuel de l'atmosphère et
aux redoutables phénomènes que ce mouvement provoque.
« C'est le Juif-Errant qui passe, > disent encore aujour-
d'hui les paysans de Picardie après un de ces coups de
(1) Ob la trouve dans un petit ia-8o de 16 pages, imprimé c à Bor-
deaux, jouxte la coppie imprimée, en Allemagne, 1609, » portant ce
titre : t 'Discours véritable d'un Juif errant, lequel maintient a?ec
parolles probables avoir esté présent à voir crucifier Jésus-Christ. >
(2) Par Pepys, Collection of English Ballads, De là elle a passé
dans les ReHques of ancient Englsh Poetry by Thomas Perey, II)
p. 316, éd. 1847. La première édition remonte à 1775.
(3) Communément, il est vrai, on la date de 1775.
— 311 —
vent qui s'élèvent soudain au milieu d'une atmosphère
tranquille et par un beau jour d'été. La mythologie vé-
dique a personnifié ces faits cosmiques dans les dieux
Indra et Rudra, se ruant avec leurs créatures, les Maruts,
sur les Vritras conduits par Âhi ; et, dans les croyances
germaniques, le même rôle, sous une forme qui garde
quelque chose d'humain, est rempli, par Wodan et la fouie
de ses élus, les Einlierjar, se combattant réciproquement,
comme aussi par Widar, le fils d'Odhinn, courant sus
au loup Fenris, appelé ailleurs SkôU et Hati, surnommé
Managarm (1), chien lunaire.
Dans ces données, notre légende ne serait pas non plus
sans filiations avec l'antiquité classique. S'il ne nous parait
pas possible d'y rattacher le mythe d'Hécate, l'archère; ceux
de Persée, de Bellérophon, de Mars et d'autres encore se
présentent sous un aspect qui nous permettra de les utiliser.
La légende du Juif-Errant, dans la forme où nous
l'avons, ne s'est répandue en Europe que depuis le
XVI« siècle. Créée sans doute en Orient, dans la primi-
tive Église, comme on pourrait le conclure d'un passage
de Grégoire de Tours que nous donnerons plus loin,
nous n'avons néanmoins, quoi qu'en dise la complainte (2),
le témoignage d'aucune écriture pour l'affirmer positi-
vement ; il n'en est parlé ni dans les évangiles apocryphes,
(1) Suivant ses diverses fonctions d'avaleur du soleil ou de la lune.
{Grimnhmal, st. 39; Waflhruiniimal, st. 46; Gylfaginning, 12. Cf.
Simrock, Handbi^h der deutschen mythologie, p. 27.)
(2) N*êtes-vou8 pas cet homme
De qui Ton parle tant,
Que l'Écriture nomme
Isaac Juif-Errant?
(St. 10.)
— 312 —
ni dans Josèphe, ni dans Eusèbe, ni dans Socrate, ni
dans Sozomène, ni dans l'ouvrage d'aucun Père de l'Église.
Elle est cependant de provenance théologique ; c'est un
homme d'église qui l'a fixée en Allemagne. Pourquoi en
Allemagne? Il y a pour cela plusieurs raisons, et d'abord
cette raison générale que le peuple allemand est le
fabricateur de légendes par excellence ; il est, on peut
le dire, toujours en travail de légendes. Puis, spéciale-
ment, le Juif-Errant trouvait en Allemagne le terrain
tout préparé par le mythe de Wodan vegtamr, le dieu
•
qui est sans cesse par voie et par chemin, et se trans-
forme de bonne heure en chasseur perpétuel. Enfin, ce
n'est guère qu'en Allemagne que l'esprit populaire a pu
s'éprendre du Juif comme sujet d'une légende renou-
velée sur un fond ancien, parce que c'est en Allemagne
seulement que les juifs ont toujours joui d'une sorte de
popularité (1). De tout temps, le peuple y a aimé à occuper
son imagination des faits et gestes des juifs, ce qui ne Ta
pas empêché, il est vrai, de les persécuter ; le mot
judenhatz, qui n'a d'équivalent dans aucune autre langue,
est caractéristique à cet égard, et déjà Charlemagne y a
préludé par certaines dispositions de ses Capitulaires (2).
Mais, en aucun temps du moins, on ne les y a mis au
ban de la terre natale, comme on l'a fait en An-
gleterre, en France (3), en Espagne, en Sicile, en
(1) On y voit, ce qui est presque inou! ailleurs, des chrétiens adopter
la religion mosaïque. Ainsi, en Prusse, dix-neuf chrétiens se sont faits
juifs en 1875, Tannée de la dernière statistique religieuse.
(2) V. Monumenta Germaniœ historica, Leges, I, p. 194.
(3) C'est à Charles VI, le roi qui tomba en démence, ou à ceux qui
gouvernaient en son nom, que les juifs durent de vider prompte-
— 313 —
Russie (1) et ailleurs ; le chez soi était inviolable, suivant
l'ancien droit germanique ; je ne pense pas non plus qu'on
les y ait pendus par les pieds (2). Les rois d'Allemagne, et,
avec eux, les ducs et autres grands vassaux, juraient, à leur
avènement, la paix aux juifs tout comme aux chrétiens (3).
Les termes de leur promesse reviennent constamment
à ceux dont se servit l'empereur Frédéric II : Judei omni
die et omni tempore firmam pacem habebunt in personis et
in rébus.
Voilà donc plus de raisons qu'il n'en faut pour expli-
quer qu'une légende dont un juif est le héros éclot sur
le sol allemand préférablement à tout autre pays, et pour-
quoi aussi elle y subsiste encore depuis le jour où elle
apparut, pour ainsi dire subitement, à Hambourg, un jour
d'hiver de l'an 1547. C'est d'ailleurs dans les pays avoi-
sinant cette ville qu'elle est demeurée le plus vivace.
Il n'y a pas encore longtemps qu'on prétend avoir vu
le Juif-Errant à Lunebourg et dans le Sundewilt, vis-à-vis
de l'île d'Âlsen, à l'endroit où sont les fameuses redoutes
de Dûppel. Notre héros, dit-on, n'avait pas l'air vieux,
ment les pays de Languedoyl comme de Languedoc, « par saine
et meure deliberacion, i dit Tarrêt. (V. Ordonnances des rois de
France, VII, p. 676, ad an. 1394.) Déjà ils avaient été bannis une
première fois par Philippe-Auguste, en 1182. Mais ce roi a été assez
humain pour les rappeler.
(1) En Russie, les juifs sont toujours encore considérés comme des
hôtes étrangers, inostrànnie gôsti, et il leur faut, de père en fils, une
permission de séjour délivrée par la police.
(2) C'est ce que rapporte pour les juifs du Midi Bernard de Gordon,
médecin de Montpellier, au commencement du XIV« siècle. (Hist. litt.
de la France, XXV, p. 328.)
(3) V. Monum. Germ. hist. Leges, t. 11, p. 60, ad an. 1103; p. 267,
ad an. 1230; p. 368, ad an. 1254; p. 375, ad an. 1255, et aU
— 3U —
malgré ses dix-neuf siècles d'âge, et ne demandait à per-
sonne à boire ni à manger (1).
De Hambourg, ville de commerce universelle, la légende,
allant, comme l'amante de Properce, oii il plaisait au
vent, venta quolibet j se répandit étonnamment vite,
a Dans toute l'Europe, il n'est question que du Juif-
Errant », disait déjà, en 1610, Rodolphe Boulrays, Bok-
rius de son nom latin, avocat au parlement de Paris.
On voyait passer notre Juif dans toutes les grandes villes,
depuis Moscou jusqu'à Madrid (2), et partout on y
croyait, sauf peut-être en Italie, d'où une tradition le
fait revenir par la route fort incommode du glacier de la
Furca, sur les confins du Valais. Les Italiens, comme de
juste, n'aiment que les légendes et les superstitions
romaines. Cependant, à Paris aussi, où, suivant Bou-
lenger, autre avocat, quelques personnes disaient l'avoir
vu, en 1604, il n'a pas pu s'acclimater. Mais on sait que
les Parisiens sont sceptiques, et les avocats payés pour
l'être. Aussi les deux jurisconsultes que nous venons de
citer ne se génèrent-ils pas pour dire leur sentiment sur
l'apparition du pèlerin. Credat Judœus Appella! s'écrie
Boulenger (3), et Boutrays s'excuse auprès du lecteur de
rapporter la fable. Vereor, dit -il, ne quis nugarum
anilium prohv me affwiat^ si quœ tota Europa Marratur,
(1) Mûllenhoff, Sagen, Màrchen, etc., aus Schlemig, Hoisteinvni
Lauenburg, p. 160, 547. Il D'y a que la relation de Louvet (Hts^ ^tin*
tiquitez du diocèse de B4auvai$, II, p. 678, Rouen, 1635) qui dise
que le Juif-Errant quêtait dans les maisons, lors de son apparition
dans cette ville, en octobre 1604.
(2) Cf. Thomas Bartholinus ap. Hadeck, A, 2, recto i Qui nuperis
annis maximam Europœ parlem emensus.
(3) Historia $ui temparUj 1. XI, p. 357, in-fol.
— 345 —
de Jud(Bo coœvo servatoris Christi fabulam huic pagincB
inseram, etc. (1). Cependant, en Allemagne non plus les
incrédules ne manquèrent pas, ainsi que nous le voyons
par la Relation du pasteur Hadeck qui l'écrivit en
1681 (2), et par le candidat en théologie Christophorus
Schultz, dont la Dissertation date de 1698. Ce dernier
prétend que la crédulité a joué un tour à l'adolescence (3)
de celui qui vit, le premier, le héros de notre légende
en 154f7, et sous les auspices duquel le Juif-Errant
fut introduit en Allemagne, et probablement même en
Europe.
Mais c'est peut-être à la jeunesse de son parrain ou du
moins à l'ardeur ecclésiastique de cet introducteur, en
quête d'un argumentum fidei christianœ, que le Juif-
Errant doit de n'avoir jamais pu s'établir solidement dans
la croyance générale et conquérir une véritable popularité,
celle qui assure aux légendes une place au foyer domestique
et dans la chambre des nourrices. Sans doute, une complainte
(nous l'avons déjà citée) se fait jour à Bordeaux, dès le
commencement du XVII« siècle, en 1609 (4); mais sa
(1) Botereii De rébus in Gallia commentar., 1. XI, t. II, p. 172.
(2) Joh. Georg. Hadeck, Relation eines Wallbruders mit Nahmen
Ahasvérus ein Jude, welcher bey der Creutziguna des Herren Christi
gewesen, und von da annoch herumb wallen undleben sollj §§ III, IV.
(3) Juvenes autem creduli sunt, (Christophorus Schultz, Dissertatio
historica de Judœo non-mortatij etc., § XII; Regiomonti, 1698, in-i^».)
La thèse fut soutebue le 26 janvier 1689.
(4) V. ci-dessus, p. 310. Il est dommage que van den Bergh, De Ne-
derktndsche Voîksromans, ne nous fasse pas connaître la complainte
que, dans le même siècle, les chanteurs populaires produisirent en
Hollande sous le titre : Een echt verhaal van den Joodschen wan-
delaar,f,^i.
— 316 —
facture et aussi les paroles du Juif montrent bien qu'elle
n'est pas l'œuvre du peuple. Je la transcris pour que le
lecteur en juge :
Le bruit courant, ça et là par la France,
Depuis six mois qu'on avoit espérance
Bien tost de voir un Juif qui est errant
Parmy le monde pleurant et souspirant.
Comme de fait en la rare campagne
Deux gentils-hommes au pays de Champagne
Le rencontrèrent tout seulet cheminant.
Non pas vcstu comme on est maintenant.
De grandes chausses il porte a la marine^
Et une Juppé comme a la Florentine,
Un manteau long jusques en terre traihnant
Gomme un autre homme il est au demeurant.
Ce que voyant lors ils Tinterrogerent
D*oû il venoit et ils luy demandèrent
Sa nation, le mestier qu'il menoit,
Mais cependant tousiours il cheminoit.
le suis dict-il Juif de ma naissance
Et Tun de ceux qui par leur arrogance
Crucifièrent le Sauveur des' humains
Lorsque Pilate en lava ses deux mains.
Il dit a«ssi qu'il a bien souvenance
Quand lesus-Christ, à tort receut sentence,
Et qu'il le vit de sa croix bien chargé
Et qu'à sa porte il s'estoit deschargé.
Lors le Juif par couroux le repousse,
L'iniuriant et plusieurs fois le pousse,
Eu luy monstrant le supplice appresté
Pour mettre à mort sa haute Maîesté.
— 347 —
Nostre Seigneur bien ferme le regarde.
En luy disant : A cecy prens bien garde,
Je reposeray et tu chemineras,
Partant regarde a ce que tu feras.
Tout aussi tost le Juif meit à terre
Son petit fils, et s'encourut grand erre
Mais il ne sçeut iamais en sa maison
Mettre les pieds en aucune saison.
Hierusalem, le lieu de sa naissance,
Femme et enfans ne fust en sa puissance
Iamais de voir n'y pas un sien parent,
Ët'par le monde s'en ^a ainsi errant.
De son mestier cordonnier il dict estre,
Et à le voir il semble tout champestre.
Il boit et mange avec sobriété,
Et est honneste selon la pauvreté.
Longtemps il fut au pays d'Arabie,
Et aux déserts de la triste Libie,
Et a la Chine en l'Asie Mineur,
lardin d'Edcn et du monde l'honneur.
Gomme en semblable en la stérile Afrique,
Au mont Liban, au Royaume Persique,
Et au pays de l'odoreux levant,
Tousiours il va son chemin poursuyvant.
N'aguere estoit en la haute Allemagne,
En SaxoniQ, puis s'en va en Espagne,
Pour s'en aller les Anglois visiter^
Et nostre France puis après habiter.
Pour estre about de son pèlerinage
Et accomplir son désiré voyage,
Il n'a plus rien qu'un tiers de l'Occident
Et quelques Iles pour aller Dieu aydant.
— 318-
Tout cela le iagement faict attendre
11 faut de Dieu, et repentant se rendre
Afin, dict-il, qu'entre les réprouvez
Par nos mérites nous ne soyons trouvez.
le fay, dit-il, icy bas pénitence.
Touché ie suis de vraye repentence,
le ne fay rien que d'aller tracassant,
De pays en autre demandant en passant.
Quand Tunivers ie regarde et contemple
le croy que Dieu me fait servir d'exemple
Pour tesmoigner sa Mort et Passion,
En attendant la Résurrection.
N'est-il pas vrai que cette complainte est trop savante
pour avoir été composée par un homme du peuple ?
II
Des légendes d'individus errants par le monde ont
existé de tout temps chez tous les peuples, et le motif en est
clair. En effet, qui ne voit que dans sa généralité ce
motif n'est autre que la nature même de l'existence?
Elle est toujours in fieri, c'est-à-dire dans un va-et-vient
perpétuel. Mais pour qu'il y eût, en ce sujet, des symboles
spéciaux, il fallait des motifs spéciaux, et de tels motifs se
trouvent nommément dans les traditions d'hommes qui,
en punition de quelque faute notable, sont condamnés
- 31Ô —
à ne pouvoir tenir en place. C'est le cas du Hollandais
volant :
De naufrage en naufrage, il échappe à la mort.
C'est aussi celui du Juif-Errant.
Cependant, en tant qu'elle roule sur la personnalité
d'un juif et surtout d'un juif coupable, la légende
du Juif-Errant, nous l'avons déjà vu, n'est pas une
légende primitive. Elle ne le devient que par sa filiation
avec la légende du Chasseur sauvage qui, elle-même, se
rattaché étroitement au mythe de Wodan ou Odin,
l'habitué des routes, vegtamr (1), toujours par voie et
par chemin, ainsi qu'il convient aux mouvements atmos-
phériques qu'il personnifiait, dans les croyances des
anciens Germains. Reste à savoir comment Wodan le
chasseur est devenu un Juif. Je ne me l'explique que
par une sorte de compromis entre le merveilleux païen et
le merveilleux chrétien. On a rapporté au personnage
errant, qui hantait depuis longtemps les imaginations,
la sentence que Jésus, après sa résurrection, est censé
émettre sur le compte d'un Juif. Ce Juif n'étaiî autre
que le bien-aimé Jean, pêcheur sur la mer de Galilée.
Ce compromis était d'autant plus facile que le héros du
conte arménien que nous allons reproduire tout à l'heure
se nomme Cartaphilus, mot qui signifie oc bien-aimé i.
On ne peut en douter, c'est la légende de ce Cartaphilus
qui a donné lieu, tout d'abord, à la transformation du
(1) c Je m'appelle Vegtamr, » dit Odhinn dans Tancienne Edda. (V,
Vegtamskmdha, st. 6.)
— 320 —
chasseur en Juif, et, par suite, à faire du Juif un homme
errant. Le Juif quem diligebat JesuSy Cartaphiius (Kaproe-
f^aoç) appartient au fond à un tout autre cycle de légendes,
à un cycle dont les personnages demeurent, mais' ne sont
pas errants. Jésus avait dit, par rapport à son (c bien-
aimé » : t Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je
vienne, que vous importe? » Sur cela, ajoute le texte
(et cette remarque est précieuse en ce qu'elle nous
montre combien est instantanée, parmi le peuple, la
formation des légendes), sur cela, il courut un bruit
parmi les frères, que ce disciple ne mourrait point (1).
Mais voilà entremêlés et confondus, dans la légende du
Juif-Errant, des éléments qui proviennent de trois cycles
difierents : le Chasseur donne la main à Cartaphiius qui,
par saint Jean, rentre dans le cycle d'Enoch, d'Élie et
d'autres personnages encore, comme nous le voyons par
des fables arabes et chrétiennes que nous aurons occasion
de mentionner.
Cependant, reproduisons le récit qui a principalement
contribué à constituer notre légende. On lit dans la
Grande, Chronique de Mathieu Paris (2) :
c Un archevêque de la Grande Arménie, recommandé
par le pape, et dont la véracité était garantie par un
bref du Souverain-Pontife, vint, en 1228, dans le beau
pays d'Angleterre, pour y visiter les reliques des saints et
les lieux consacrés, après l'avoir fait dans les autres
royaumes. Or, pendant son séjour au monastère de
(1) Joao., XXI, 21 sqq. Cf. Matth., XVI, 28.
(2) Matthœi Paris Ei$toria major, p. 352, in-fol., éd. Will. Wats.
Londini, 1640.
— 321 —
Saint-Alban, on l'interrogea sur le fameux Joseph, lequel
était présent à l'époque de la passion du Sauveur, lui a
parlé et vit encore en témoignage de la foi chrétienne :
qui adhuc vivit in argumentum fidei ChHstiaiiœ. Un
chevalier d'Antioche, de la suite du 'prélat, lui servant
^interprète, dit en langue française : c Mon seigneur
connaît bien cet homme, et avant qu'il partit pour le
pays d'Occident, ledit Joseph mangea, en Arménie, à la
table de mon seigneur l'archevêque, qui l'avait déjà vu et
entendu parler plusieurs fois ». Comme on lui demandait
ce qui s'était passé entre Notre-Seigneur Jésus-Christ et
ledit Joseph, il dit : « Au temps de la Passion, lorsque
Jésus-Christ, saisi par les Juifs, était conduit dans le
prétoire devant le gouverneur Pilate, pour être jugé par
lui, et que les Juifs l'accusaient avec fureur, Pilate, ne
trouvant en lui aucun motif de le faire mourir, leur dit :
•
€ Prenez-le et jugez-le selon votre loi. > Mais comme les
clameurs des Juifs devenaient plus violentes, Pilate, sur
leur demande, mit en Uberté Barrabas et leur livra Jésus
pour être crucifié. Or, tandis que les Juifs entraînaient
Jésus hors du prétoire, Cartaphile, portier du prétoire de
Ponce Pilate, prœtorii ostiarius et Pontii Pilati, saisit le
moment où Jésus passait le seuil de la porte, et le
frappa avec mépris d'un coup de poing dans le dos, en
lui disant d'un ton railleur : a Va donc, Jésus, va donc
plus vite ; qu'attends-tu ? j Jésus se retourna, et, le
regardant d'un œil sévère, lui dit : a Je vais et tu
attendras que je sois venu », selon qu'il serait dit plus
tard par l'évangéliste : c Le fils de l'homme marche selon
qu'il a été écrit sur lui : pour toi, tu attendras mon
arrivée. Etirridens dixit: « Vade Jésus citiu^Sy vade, quid
17
— 922 —
mcraris ? f Et Jésus severo vultu et oculo respidens in
eum^ dixit : c Ego vado, et expectabis donec veniam i. kc
si juxta Evangelistam diceretur : c Filins quidem hominis
vadit sicut scriptum est de eo : tu autem secundum
adventum meum expectabis (1) ».
On aura remarqué, en lisant ce récit, la transition au
passage déjà noté de Tévangile. On en a pris occasion, je
pense, pour changer la nationalité du héros de la légende,
car le portier du prétoire romain n'était certainement
pas de nationalité juive. Un gouverneur romain n'aurait
jamais confié à un Juif la garde de son prétoire, quand
Auguste jugeait que Jupiter Tonnant n'était pas trop bon
pour être le portier du Capilole (2). Du, reste, pour en
demeurer convaincu, on n'a qu'à considérer le parfait
mépris que les Romains professaient pour les Juifs (3) :
deux des plus grandes autorités de leur culture intel-
lectuelle, Quintilien et Tacite, nous en ont transmis le
témoignage, c II est des hommes, dit le premier, que
nous haïssons jusque dans leurs pères et mères ; ce sont
les Juifs, horde funeste aux autres peuples, pemidosam
cœteris gentem (4). Ce passage est décisif, à cause de
la superstition romaine. Quanta Tacite, il dit des funestes
Juifs pire que pendre, leur attribuant des institutions
sinistres et infâmes, instituta sinistra, fosda, et les accusant
(1) La traduction est de Huilard Bréholles.
(2) Tonanlem projanitore et appositum. (Suéton., Augustus, ICI.)
(3) Un Juif faisait horreur au plus vil des Romains ;
Un- Juif était partout le rebut des humains.
(Ed. Grenier, La mort du Juif-Errant, ch. lY, v. 53 sqq.)
(4) Qttinctil., Instit. orat,, III, 7.
— 325— .
d'une telle dissotatton de mœurs qu'entre eux il n'y a
rien d'illicite, inter se nikil illicitum (i). Le portier de
Pilate était donc païen.
III
Le premier^ à notre connaissance, qai répéta la fable
rapportée par le moine Mathieu Paris fut Philippe
Mouskes, évéque flamand de Tournay, mort en 1282. Il
. y ajouta, d'après d'autres données sans doute, celle de
révangéliste Mathieu par exemple {% que Gartaphile
Me morra pas Toirement
Jusques au jour del jugement (3).
Depuis lors, notre héros s'est vu condamné à marcher,
à marcher toujours :
Je suis trop tourmenté
Quand je suis arrêté,
lui fait dire la complainte française, enlun^inée comme
(1) Tadt., Bsi., V, 5.
' (^) Jésus dit: « H y a quelques-uns de ceux qui sont ici qui n*éprou<»
seront pas la mort qu'ils n'aient vu le Fils de l'homme venir en json
règne. » (Matth., XVI, 28.)
(3) V. Chronique rimée de Ph. Mouskes^ éd. Reiffenberg, II, p. 491,
T. 25,545.
— 324 —
on sait, par les imagiers d'Épinal et autres lieux. Cepen-
dant pour Mouskes non plus que pour le chroniqueur de
Saint-Âlban, il n'est pas encore question du Juif, ni
même d'homme errant. Le Juif-Errant, nous Tavons
déjà dit, ne fait son apparition en Europe que lorsque, à
ce que nous racontent le petit livre de Bordeaux déjà
cité, puis un certain Chrysostôme Dudulœus de West-
phalie (1) (pays de légendes s'il en fui), Paul de Eylzen
ou Eitzen le vit dans une église de Hambourg (2), où
l'étrange personnage, en une tenue conforme à son état
de vagabond, assista pieusement au service divin. Mais
laissons parler l'auteur d'une lettre datée de Schleswig,
le 19 juin 1564, imprimée à Leyde l'an 1602 et traduite
à Bordeaux en 1609 (3). C'est le plus ancien témoignage
sur le Juif-Errant que nous puissions produire (4), car
celui de Dudulaeus (Relatio7i. Germanie.) n'est que de 1645,
de dix ans postérieur même à la relation de Louvet (5).
Voici donc le récit de 1564 :
« Paul de Eitzen, docteur en théologie et évesque de
Schlesswig, homme de foy, et recommandable par les
escrits qu'il a mis en lumière, m'a quelquefois raconté,
et^quelques autres, qu'estudiant à Witemberg, en hyver,
l'an 1542, il alla voir ses parens à Hambourg : que le
(1) V. Martin Zeiller, Sechêhundert und sechs Episteln oder Send-
schreiben von allerhand politischenj historischen, etc. Sachen, Il
p. 700, ép. 507; Uim, 1656.
(2) Suivant Boulenger et Boutrays, il fut vu encore à Hambourg eo
1564. Sa visite à Lubeck n'est que du U janvier 1603. (Baogert, ap»
Hadeck, § III.)
(3) V. Discours véritable ^ etc., p. 2 sqq.
(4) Le plus ancien téffloignage positif.
(5) V. ci-après, p. 337.
_ 325 —
prochain dimanche au sermon il vit, vis-à-vis de la
chaise du prédicateur, un grand homme ayant de longs
cheveux qui luy pendoient sur les espaules, et pieds
nuds, lequel oyoit le sermon avec une telle dévotion,
qu'on ne le voyoit pas remuer le moins du monde, sinon
lors que le prédicateur nommoit lesus-Ghrist, qu'il s'incli-
noit et frapoit la poictrine, et souspiroit fort : il n'avoit
autres habits en ce temps-là d'hyver que des chausses à
la marine qui luy alloient iusques sur les pieds, une
iuppe qui luy alloit sur les genoux, et un manteau long
iusqu'aux pieds: il sembloit à le voir aagé de cinquante
ans. Ayant veu ses gestes et habits estranges, P. de
Eitzen s'enquist qui il estoit : il sçeut qu'il avoit esté là
quelques semaines de l'hyver, et luy dist qu'il estoit luif
de nation nommé Ahasvérus cordonnier de son mestier,
qui avoit esté présent à la mort de lesus-Christ, et depuis
ce temps-là a tousiours demeuré en vie, pendant lequel
temps il avoit esté en plusieurs pays, et pour confron-
tation de son dire raportoit plusieurs particularitez et
circonstances de ce qui se passa lorsque lesus-Christ fut
pris, mené devant Pilate et Herodes, et puis crucifié,
autres que celles dont les historiens et Evangélistes font
mention, etc. ».
Le récit continue, et, après avoir rapporté l'acte brutal
du Juif que, plus tard, le théologien Joh. Jac. Schudt
jsimplifiera en assurant qu'Ahasvérus avait poussé le Sau-
veur en le frappant avec une forme de soulier, calcei
formula ipsum protruisse {i)y il dit: « lors lesus-Christ
(i) Joh. Jacob Schudt, Compendium BUtorûB Judaicœ, III, 8,
p. 461; Francfort, 1700.
— Mft —
le regarda ferme et loy dit ces mots : le m'arresteray et
reposeray, et ta chemineras ».
Ainsi) dans la relation que les c deux gentils-^hommes »
tiennent de la bouche même de P. de Eitzen, et qui
nous a été conservée dans une lettre écrite par l'un
d'eux le 19 juin 1564^ comme nous Tavons déjà noté,
il n'est plus question d'un portier Cartapbilus, mais
bien d'un cordonnier Ahasvérus. Il y a donc deux
personnages qui différent l'un de l'autre, et déjà,
en 1668, un candidat de théologie» Martin Drôscher,
s'est appliqué, dans une dissertation spéciale, à établir
cette distinction (1). Pourtant, par le fait de la remarque
citée ci-dessus, de Ph. Mouskes, les deux légendes
s'entremêlent pour constituer définitivement, à dater de
cette année de 1547, la légende du Juif*Errant. Di»puis
lors, un Juif n'a pas cessé de courir le monde sur l'ordre
du Seigneur, et de prendre le nom d'Aha^vàms avec le
titra de eordmnier. Que plusieurs aient changé ce titre en
savetier, echuflickerf eerdo {% et qu'ils chaussent notre
voyageur au lieu de le laisser « pieds nuds », barfu^{$),
comme le vit Eitzen et comme l'exige d'ailleurs son
caractère de proscrit (4), ce sont des détails qui ont eans
(1) Bterrlulfo thioloflica de duohu$ teiUbus vim pomoms thm-
nieœ, etc, Jn inelita propter Salam AcadenUa publico eruditorn^m
examini subjkU Martinus Drôschert Jenœ, 1668^ cap. II, § 1 sqq. Le
bon licencié croit que c'est arrivé: c relationem hanc nonfabidain,
sedveram esse historiam. > (§§ 7, 9, 14.)
(t) Bottleoger, ouv. c, p. 357; Boutrays, auv* c , p^ 173; Chris*
tiani Solini HoUteinische Chroniea, etc., ad an. 1606, p. 72, imprimée
en 1674.
(3) Cf. aussi Badeck, auv. c, § XU : Hominem discakeameiUum.
(4) V. Lex SaUca, tit. LVIII, 1, p. p. Behread.
^827 —
doute lenr importance, comme nous le verrons par la
suite, mais qui ne changent pas la physionomie de la
légende (1).
Cette physionomie nous frappe d'abord par le nom
d'Ahasvérus. Ce nom est trop significatif pour admettre
qu'il soit là au hasard. Mais quel peut avoir été le motif
qui l'a fait choisir (2)? On sait qu'Ahasvérus, que la Bible
écrit Achaschverosh, est un nom perse. On le lit Khsa-
yârsâ dans les inscriptions achéménides, et le personnage
qu'il désigne n'est autre que Xerxès. N'y aurait-il pas là
un indice que la légende, telle qu'elle se produit soudai-
nement à Hambourg, nous est venue de Gonstàntinople
par la vde de mer ? Hambourg était la seule ville mari-
time qui, depuis longtemps, fût en commerce suivi avec
le Levant. M. Magnin conjecture que notre légende date
du temps de l'invention de la vraie croix par sainte
Hélène (3). Il ne dit pas ce qui lui a suggéré cette
pensée, mais je soupçonne que c'est le passage que voici
de Grégoire de Tours : < Du temps de Constantin, le
vénérable bois de la croix (4) de Notre-Séigneur fut trouvé
(i) Ea t<mt cas, il n'y a jamais eu deux Juifs-Errants, comme le
disent qnelques-uns. Gluver s'en tient à la version de Matthieu Paris
(Mundi Epitome, Lugduni JBatav., 1657, p. 713, 4»), et Drôscher
distingue le païen Gartaphilus et le juif Ahasvérus.
(2) C'est une hypothèse bizarre et tout à fait insoutenable que celle
de M. Pierre Dupont, qui veut qu'Ahasvérus soit par corruption le
nom de Gartaphilus. (Préface de la Légende du Juif-Errant, p. 4;
Paris, 1862.)
(3) Magnin, Caïueriez et méditations, I, 99.
(4) Une légende syrienne veut que la croii ait été faite du bois d'un
aii>re qui depuis ne cesse de trembler de crainte et d'épouvante,
ce qui lui a valu le nom de tremble, populus tremula, Éspei On re-
— 328 —
par les soins d'Hélène sa mère, sur Tavis qae luy en avoit
donné un Hébreu appelé ludas, qui, depuis son baptême,
fut appelé Quiriace (1). » Je trouve ainsi la conjecture de
M. Magnin plausible ; elle est dans la logique de la
légende. Nul autre, en effet, ne pouvait donner des indi-
cations plus sûres et plus précises pour retrouver le bois de
supplice, que le survivant du temps lamentable où il avait
été le témoin actif de la passion de celui à la croix
duquel il avait, dit un volkshuch, travaillé de ses mains
de charpentier. Grâce à ce petit passage du plus ancien
chroniqueur que nous ayons, nous voyons poindre la
légende du Juif-Errant aux limites de l'Église primitive,
et si maintenant, pour expliquer le nom d'Ahasvérus,
attribué à l'ennemi du fondateur de la civilisation qui
continue, en la renouvelant, la civilisation grecque, nous
considérons que la Perse, depuis Xerxès surtout, fut
marque que le bois de cet arbre ne cbauffe guère; et ainsi se
justifient les proverbes : trembler comme la feuille (du tremble), m
espenlaub zittem, auxquels, dans Forigine, a donné naissance Tétat
fiévreux de ceux qui ne peuvent se réchauffer. Dans un poème da
XIII* siècle, attribué à un prêtre Hermann, le bois de la croix provient
de l'arbre de vie que Dieu transporta dans le jardin d'Abraham. (Y.
Hist. littér. de la France, XVIII, p. 834.) Remarquons que cette tra-
dition prend sa source dans une légende bien antérieure à sainte Hélène,
et remonte au temps de l'apôtre d'Édesse, Âddai. Voy. à ce sujet le
savant ouvrage de George Phillips, The doctrine of Addai, theapostle,
etc., p. 10 sqq. London, 1876.
(1) Trad. de l'abbé de Marolles : c Hujus tempore venerabile crucis
Dominicse lignum per studium Helenœ roatris ejus repertum est pro-
dente Juda Hebrœo, qui post baptismum Quiriacus est vocitatus. >
(Greg. Tur., 1, 34.) Ce nom de Quiriace est fort rare. On ne le ren-
contre qu'une seule fois danç les inscriptions italiques, et il y est attri-
bué à une femme chrétienne. (Y. Mommsen, Inscriptiones R* N, latind,
no 7185.)
— 329 —
l'antagoniste le plus persévérant et le plus redoutable de
l'œuvre civilisatrice du monde occidental, que la terreur
qu'elle inspirait alla si loin qu'elle obligea Constantin à
déplacer la capitale de l'Occident et à établir le boule-
vard de l'empire à Byzance, nous pouvons, je crois,
légitimement conjecturer que la légende a imposé le nom
de Xerxès ou Ahasver au Juif-Errant, pour marquer par
là qu'elle accumulait sur la tête de ce maudit toute la
haine que la chrétienté continuait à ressentir (1) pour les
successeurs de celui qui avait juré d'anéantir notre
Occident en détruisant Athènes (2). Et quand on réfléchit
que la Perse est restée, jusque dans les derniers succes-
seurs des Achéménides, jusques aux Schahpour et Khos-
rou, pendant plus de onze siècles (3), l'adversaire le
plus acharné de notre Europe (4), on ne pourra s'empê-
cher d'admirer l'instinct populaire, mettant à perpétuité
(1) Un poète. Ed. Grenier, semble avoir deviné le motif dont nous
parlons quand il fait dire au Juif-Errant, après que celui-ci a révélé à
son hôte quSil se nomme Ahasver : c Je sais bien quel sentiment mon
nom met dans un cœur chrétien. » (La mort du Juif-Errant, ch. Il,
V. 7 sq.)
(2) Hérodote, VII, 8.
(3) Depuis Darius, marchant contre l'Ionie, en 504 av. J.-C, jus-
qu*à fléraclius, qui, par ses victoires sur Gosroês II, débarrassa défi-
nitivement, en 628 de notre ère, TEurope des invasions périodiquement
renouvelées du Roi des rois. Il est vrai que les Khalifes les rempla-
cèrent immédiatement, et qu'ainsi l'Orient ne cessa d'être un danger
pour l'Occident jusqu'en 1683, par suite de la défaite que l'héroïque
Jean Sobieski infligea à l'islam sous les murs de Vienne.
(4) Un contemporain de la guerre que le roi Qavad fit à l'empereur
Anastase 1er au commencement du VI* siècle, et qui est Josué Je
Stylite, en rend un précieux témoignage. Sa chronique vient d'être
publiée par l'abbé Martin dans Abh. fur die Kunde des MorgenL, VI.
— 330 —
Ahasvérus humilié à l'état de Juif errant en lace du
Christ vainqueur par cette croix qu'est censé retrouver la
mère du fondateur de Constantinople. Il y a là un jeu de
transposition dont l'esprit qui préside aux légendes est
d'ailleui*8 coutumier, et chacun a déjà nommé Néron,
victime d'un quiproquo analogue.
Maintenant, quant à l'état de cordonnier dont la légende
gratifie le Juif Ahasvérus, rien pour l'expliquer ne nous
permet de nous appuyer sur l'histoire. Ne faut-il voir
dans le ravalement d'un individu chargé du nom détesté
de l'ennemi héréditaire du monde occidental qu'un raffi*
nement de satisfaction vengeresse ? Ce serait là une expli-
cation comme une autre, et on pourrait l'accepter ; elle
est du moins naturelle. Rabaisser le représentant du roi
des rois à l'état de savetier {qui cerdo erat) (1) est une
vengeance qui a dû sourire à la haine populaire. Chez
Goethe qui, comme on sait, a voulu aussi s'occuper de
notre légende, le Juif-Errant se traiiforme en compagnon
de bonne humeur et d'esprit jovial, dont Hans Sachs, le
cordonnier, fournissait au poète le modèle historique (2).
On peut dire que si Ahasvérus ne s'était déjà trouvé
cordonnier, Gœthe, pour avoir le fil qui convenait à sa
tragi-comédie, lui aurait donné cet état.
Cependant, l'expédient du poète, qui travaillait librement.
(1) Boulenger, L c; Solinus, /. c: c Wie er denn ein Schuflkker
gewesen. » Il n*y a (^u'à Paris où, anciennement; le savetier jouissait
de l'estime populaire, et cela à cause du rôle qu'il s'était fait de fron-
deur, de chansonnier et de patriote. Voir à ce sujet une note dans le
Journal des Débati du 16 octobre 1876.
(2) V. les fragments de la pièce dans Derjunge Gœthe. Seine Briefe
une Dichtmgen van 1764-1176, par Beroajs, Ui, i36«
-391 -
ne aous est d'aucune utilité exégétique, et dés lors nous
sommes forcé, si Texplication indiquée tout & l'heure ne
paraissait pas acceptable, d'avoir recours à un élément
mythologique. Cet élément nous est fourni par le mythe
du dieu Widar, et Simrock l'a déjà utilisé. On sait que
Widar est le. fils d'Odhinn (1), cet Ase toujours en mou-
vement, qui tue, dans la [bataille qui précède la fin du
monde, le loup Fenris, en lui plantant dans la gueule un
de ses pieds chaussé d'un gros soulier (2). Il se peut bien
que ce soulier d'un immortel qui marche sans cesse ait
passé dans les attributions du Juif-Errant, d'abord à
cause de l'analogie qu'il y a entre la destinée de Widar et
celle d'Ahasvérus, en ce que l'un et l'autre assistent et
survivent à la fin du monde ; puis, parce que dans leur
temps l'état des chemins était tel qu'une personne qui
était sans cesse par voie et par chemin ne pouvait pas se
passer de chaussures. Cependant, primitivement, le dieu,
pas plus que le Juif, n'était chaussé. La Yoluspâ (3), c'est-
à-dire l'ancienne Edda, arme le vaillant Ase, pour tuer son
adversaire, d'un hi^rr, espèce d'estoc, qu'elle lui fait
planter dans le cœur du loup, til'hiarta; et le Juif,
nous l'ayons vu déjà, était barfvss^ nu-pieds. Encore
aujourd'hui, le peuple, dans certaines contrées, en fait
(1) Foittspd, st. 54.
(2) y. Gylfaginning, 29, 51, dans Snorra Edda, éd. Rask, Stockholm,
1818, p. 31, 73. ^ Un myUie analogue se présente dans le Mahabha-
rata, quand le fits de Drona, chef des Kourous, tue le prince des Pan-
daias en pesant sur la gorge de son adversaire avec tout le poids de
son pied.
(3) Les germanisants ne sont pas d'accord sur l'orthographe de ce
mot. Les uns écrivent Voluspà, les autres Yoluspâ. La forme correcte
est, je crois, Yoluspâ.
— 332 —
un des signes auxquels on reconnaît Téternel marcheur (1).
Ayant coopéré à la passion du Sauveur, on lui infligeait le
signe infamant de l'homicide (2). Toutefois, dès qu'on
le pourvut de chaussure, il la fallut solide, car, dit-il :
Je traverse les mers,
Les rivières^ les ruisseaux,
Les forêts, les déserts,
Les montagnes, les coteaux.
Les plaines et les vallons,
Tous chemins me sont bons.
Or, l'imagination populaire ne connaissait pas de chaus-
sure plus solide que le gros soulier de Widar, hanni
hefir skô thokkvan. C'est donc de ce soulier qu'elle a
doté le Juif-Errant (3), et qui lé veut voir n'a qu'à aller à
Ulm ou à Berne, où, à ce que nous apprennent Rocbholz
et Blaas, on le conserve.
IV
Cette explication de la chaussure du Juif-Errant en
appelle une autre que nous donnerons tout à l'heure
(1) Biriinger, Volksthûmlkhes ans Schfoaben, I, 212.
(2) V. Ux Salka, LVIII, 1, déjà citée.
(3) c Le véritable portrait du Juif-Errant, » qu*a produit l'imagerie
de Chartres à la fin du siècle dernier, le représente chaussé de san-'
daks. (V. l'image chez Gamier, Hisl. de Vimageriej p. 76.) Le portrait
d'Épinal est chaussé de demi-bottes. (V. Pellerin et Charmes, Épinal,
in-i8.)
— 333 —
et qui nous parait plus probable. Cependant la première
n'est pas invraisemblable, mythologiquement parlant. Il
est de fait que Timagination populaire a ses coudées
franches dans les transports et transformations qu'il lui
plaît d'opérer avec n'importe quelle matière légen-
daire, donnée en principe. Sur un fond cosmique, his-
torique ou psychologique, elle crée de source et d'ori-
ginal un mythe ou une légende primaire ; puis, après
un laps de temps plus ou moins considérable, quand
le peuple a perdu le lien logique intérieur de ces créa-
tions, elle y porte la confusion par des additions, par
des suppressions, par des transpositions ou par des am-
plifications capables de faire le désespoir du mytho-
graphe, tant elles sont irrationnelles souvent et bizarres.
Il y a sans doute toujours quelque analogie ; rien en ce
monde ne se fait sans cela, et il est possible, ce me
semble, de saisir le fil qui relie le soulier du Juif-Errant
à la chaussure de Widar. Mais n'en serait-il rien, encore
nous ne nous trouverions pas pour cela dans de mauvais
souliers. En effet, il est très-possible que la chaussure de
notre héros soit tout simplement un symbole de marche
incessante ou de locomotion rapide (1). Le Chat botté
justifie l'usage de ses bottes en disant : a J'ai tant à
courir! » et, à leur vue, on connaît qu'il est chasseur (2).
Il y a aussi un proverbe qui dit : auf des schumachers
rappen reiteny qui répond au français « être monté sur la
mule des cordeliers ». Voilà la chaussure assimilée au
cheval. Or le cheval, equus, est la rapidité faite animal (3).
(i) Panzer, Beitrag zur Deutschen Mythologie, II, p. 120.
(2) Tieck, Der gestiefelte Kater, 1, se. 1 et Tentr'acte.
(3) Le radical de equus est en effet ak^ aller vite, comme cela est
— S84-
La sandale de Persée le transporte an vot dans le pays de
la Gorgone ; elle avait deux coudées de longueur (1),
et Jason l'enviait au Titan (2), parce qu'il était tou-
jours en expédition de chasse ou de découverte. Mais
dés que, par la mort de Méduse, Persée se trouve en
possession d'un cheval, le Pégase, nnywroç imtoç, il le préfère
pour aller en Ethiopie délivrer Andromède. Il n'est pas
dit, toutefois, que le Pégase dépassa en vitesse la chaus-
sure, son équivalent symbolique. La vertu magique du
cuir, des leders zauberkraft, comme dit le poète, vaut
celle du divin coursier, et d'ailleurs la chaussure du
messager de Jupiter, acoç Syyùoç {Odyss., v, 29), alors même
que, comme chez Homère et sur les plus anciens vases, elle
est encore dépourvue d'ailes, est péremptoire à cet égard.
Ailée ou non, elle est censée porter Mercure avec la rapidité
de la mouette, Upta SpviBt iotxihç {Odyss. ^ v, 51). Au surplus,
sandale ou soulier, la chaussure peut se changer en botte
de sept lieues (3). Donc, quand le mythe préfère au
vrai aussi pour le grec unroç, dial. 2xxoç, le sansk. açva, le zend (upa^
\% Hth. aszva, Tanc. sax. ehu, etc. (V. Fick, Wôrterb. der indog*
Sprache, s. y. akva.
(1) Hérodote, II, 91 : coevSdtXftov reocvroO Trcfo/n^pvov rû/dioxsffOai tov tq
(2) V. Valerii Flacci Ar^onauticon, l, 67. — Pour atteindre aisé-
ment la Golchide, Jason désirait avoir la chaussure de Persée : aerii
plafUaria vellet Perseos,
(3) Une machine aussi énorme que les bottes de sept lieues fait
soupçonner que le PetitrPoucet, qui, suivant des conteurs modernes
(Perrault, Tieck, Dàumchen, III, 2) la Vole à l'ogre (Oreus), est la
transformation d'un démon titanesque primordial, de Wodan lui-même,
peut-être en tant que Mercure ou Hermès. (Cf. Schenkl, Gemmia,
VIII, p. 384.) Et ainsi s'eipliquerait comment Uhland a pu dire:
c Mit den Siebemneilenstiefeln Schritt er schon durch manch
^835 —
soulier le cheval , il veut dire, sans doute, que ce-
lui-ci convient mieux à un] héros, par la prestance guer-
rière qu'il donne à celui qui le monte. Chez les anciens
Germains, le vulgaire, quand il partait pour le dernier
voyage, était pourvu de souliers ; le cheval était réservé
aux chefs, toujours choisis parmi le» guerriers héroïques
de la nation.
La valeur symbolique parallèle de la chaussure et
du cheval étant démontrée , on s'explique la raison
de l'état de cordonnier du Juif-Errant. Si, pour être
maître du cheval , il faut être cavalier , il faut , pour-
connaître à fond le service qu'on peut tirer de la
chaussure, être cordonnier. Ainsi le héros de notre
légende csl cordonnier , parce que son type mytho-
logique est écuyer. Les deux termes se valent, pour ca-
ractériser des maîtres marcheurs et pour traverser des
rivières et des mers aussi aisément que le moindre ruis-
seau.
Toutefois, le Juif-Errant n'est pas seulement cordon-
nier ; la légende lui attribue aussi l'état de charpentier,
et cela surtout dans un volksbiu^h, où, de plus, on le fait
naftre dans la tribu de Nephtali, l'an du monde 3992,
avec le renseignement édifiant qu'il fut mauvais sujet
Jahrtausend. » (Romanze vom kleînen Dâumling.) Gf.'Simrock, Hanib.
d, D, M., 245, 272, 287, 474. — Gœlhe a donc agi avec discernement
en les restituant à Méphisto,' VOrcus en personne. Perrault a ingé-
nieusement pallié à l'invraisemblance du vol en disant que les bottes
étaient fées, qu'elles avaient le don de s'agrandir et de s'apetisser
selon la jambe de celui qui la chaussait. Toutefois, s'il avait bien
connu Tantiquité, il n'aurait pas eu besoin de recourir à cette fiction,
car le Peiit-Poucet est le descendant d'flermés, enfant assis dans sa
chaussure comme dans un berceau. (V. Mus. Gregor., II, 81, i, 2.)
— 336 —
déjà à l'âge de huit ans (i). Mais les enfants de Nephtali
ont en partage la rapidité ; la Genèse les compare à la
biche libre, et ce symbole vaut bien celui du soulier (S).
Quant à l'état de charpentier, que signifie-t-il ? Faut-il
voir dans cette attribution le désir d'aggraver la crimi-
nalité de l'odieux Ahasvérus? Il est certain que, en le
faisant charpentier, la légende a pu se donner la satisfac-
tion de dire que notre Juif avait aidé à confectionner la
croix à laquelle futattachéle Sauveur. L'explication est pour
le moins plausible.
Mais tout cela, si indispensable qu'il soit d'en parler,
ne nous avance guère en ce qui est de la connaissance
du sens historique de notre légende. Le peuple, sans
doute, ne s'inquiète pas de cette connaissance ; au con-
traire, ici, comme dans toute autre légende, il n& voit
qu'un moyen de satisfaire à l'aveugle besoin qui le domine
de croire. L'homme réfléchi ne veut pas croire, il veut
savoir; et, bien qu'il ne puisse savoir à fond tout ce
qu'il tient pour vrai, toujours cependant il n'accepte ce
qu'il croit que sous bénéfice d'inventaire. Pour lui le
dicton : a Rome a parlé, la cause est finie 2», n'a pas de
sens. Cela dit, voyons si le nom d'Isaac Laquédem que,
pour la première fois, à ce qu'il semble, on attribue
(1) Bistoire admirable du Juif-Errant, lequel, depus (sic) l'an 55
jusqu'à l'heure présente ne fait que marcher, etc. Bruges, chez And.
Wyds, imprimeur de la ville, in-12, 1710. Cf. Goerres, Teutsche
volksbiicher, p. 261 sq.
(2) Si dans ce temps-là on avait connu le cheval en Palestine, et
surtout le cheval sauvage que les Kirghises de la Dzoungarie appellent
kouUm, Jacob l'aurait sans doute, comme; symbole d*indépendance et
de rapidité, préféré à la biche.
— 337 —
au Juif-Errant, en Belgique (i), uous conduira, sur la
voie.
Isaac Laquédem, on l'avouera, est un nom curieux.
Il est resté le nom du Juif-Erraut dans cette chanson si
populaire, dans cette complainte si brillamment enlu-
minée qu'on réimprime incessamment à Épinal, à Troyes,
à Chartres et ailleurs encore. Il parait cependant qu'elle
est d'origine belge et qu'elle date seulement de 1774. Des
bourgeois de Bruxelles avaient rencontré le Juif-Errant le
(1) Depuis la rencentre que deux bourgeois de Bruxelles firent du
Juif dans la forêt de Soignes en 1640^ rencontre qu'il faut distinguer
d'une autre qui eut lieu en 1774 à Bruxelles même. Une rencontre
tout aussi intéressante est celle que l'historien Louret fit du Juif à
Beau vais, et que nous avons citée déjà. Il vaut la peine de transcrire
le passage de son Histoire et Antiquitez du diocèse de Beauvais,
II, 677, qui s'y rapporte, car l'ouvrage n'est pas facile à trouver.
c Au commencement de l'année 1604, il courut un bruit par la
France que deux gentilshommes avoient rencontré en la campagne un
homme qui se disoit luif, lequel estoit encor du temps de la Passion
de Nostre-Seigneur lesus-Christ, mesmes qu'il leur avoit dit plusieurs
choses. Plusieurs personnes le veirent avec l'autheur, au mois d'oc-
tobre, en la ville de Beauvais, lequel un iour de dimanche issue de la
messe parochiale de l'Église de Nostre-Dame de la Basse-Œuvre, estoit
auprès des tours de l'evesché environné de plusieurs petits enfants,
auxquels il faisoit des remonstrances, parlant de la Passion de Nostre-
Seigneur. L'on disoit bien que c'estoit le luif errant, mais neantmoins
on ne s'arrestoit pas beaucoup à luy tant parce qu'il estoit simplement
vestu, qu'à cause qu'on l'estimoit un compteur de fables, n'estant pas
croyable qu'il fust au monde depuis ce temps-la : l'autheur eust fort
désiré de discourir avec luy, et l'eut volontiers interrogé ; mais le peu
d'estime qu'on faisoit de luy^ luy fit perdre l'occasion de parler à luy,
dont puis après il eut un grand regret : il ne laissa neantmoins de
parler à plusieurs hommes et femmes de ceste ville de Beauvais, les-
quels adioustèrent aucunement foy à ce qu'il leur faisoit entendre. 11
demanda l'aumosne en la maison de M. Raoul Adrian, advocat, qui lu
fat donnée par sa femme. »
18
-388-
22 avril àe Tannée susdite, et il leur avait raconté son
histoire, comme à leurs prédécesseurs en 1640, donnant,
entre autres détails» celui-ci :
Né à Jérusalem,
Ville très-renommée,
Isaac Laquédem
Pour nom me fat donné.
Voilà certes un nom biblique, s'il en fût; il nous transporte
de plain-pied dans la Genèse.
Malheureusement, notre héros n'a pas divulgué aux
bourgeois précités pourquoi il se nommait ainsi ; il nous
incombe donc de chercher à le trouver. 11 y a certaine-
ment une raison spéciale ; le nom est trop extraordinaire
pour qu'il n'y en ait pas.
D'abord, quant au nom d'Isaac, je soupçonne que c'est
une antithèse. Isaac veut dire « qui rit (i) », et le Juif-
Efrant ne riait pas. Personne ne l'a jamais vu rire, dit
Chrysostôme Dudulaeus. (2), et le Discours véritable (3),
qui date de 1602, l'affirme aussi. Or, aucun personnage
de la Bible non plus ne rit. Sara riait seulement en elle-
même, nmpS, et encore n'était-ce pas un vrai rire, mais
un rire sceptique. Par ce côté donc, notre héros est déjà
de la famille biblique. Toutefois, c'est le nom de Laquédem
qui nous rassure entièrement à cet égard. Laquédem est
(1) Genèse, XVIII, 12 sqq.; XXI, 3, 6.
(2) V. Zeiller, loc. cit., p. 701.
(3^ Discours véritable d'un Juif errant, elc, p. 5. Il est traduit
d'un texte qui avait paru à Leyde en 1602. Cf. Schlegel, Die Wamung,
st. 15; Mein Gesicht, dos niemaU lachet.
, -339 —
un mot qui nous renvoie « à l'Orient d, tlSlpb, c à Tori-
gine t même de Thistoire biblique (1).
Maintenant, n'y a-t-il pas dans cet Orient hébraïque un
personnage qui, dans sa c cruelle audace i^, commit un
crime dont le châtiment lui fut annoncé par la sentence :
a Tu seras agité et fugitif sur la terre » ; et qui, quoique
c maudit sur cette terre » et expulsé de son pays natal, ne
trouvera pas la mort par la main d'un homme (2) ? Il faut
avouer que ces données, de la parabole de Caïn, s'appliquent
si exactement à celle du Juif-Errant, qu'on en conclut le plus
naturellement du monde qu'Isaac Laquédem est en principe
la même personne que Gain. L'un et l'autre portent un
signe qui sert à les faire reconnaître. Nous ne connaissons
plus celui de Gain, mais la marque de liaquédem était en
principe d'être nu-pieds, discalcius, peine que la loi germa-
nique infligeait aux homicides, nous l'avons déjà rappelé.
Il y a, du reste, longtemps qu'on a pressenti l'identité
des deux personnages. En Norlnandie, on connaît la
Chasse de Gain (3). Par G^un^ on entend le Ghasseur
sauvage; mais> nous l'avons déjà remarqué, le Ghasseur et
le Juif passent pour être identiques ; le peuple les confond
en un seul et même individu (4), à telles enseignes qu'il
attribue au Ghasseur la dureté envers Jésus-Ghrist qui a
été fatale au Juif. Seulement, pour que cette identité devienne
évidente*aux yeux de la science, il faut dépouiller l'une et
l'autre légende des éléments chrétiens par lesquels l'imagi-
(1) Cf. tanpn. Genèse, XI, 2; Ézéchiel, XVI, 55.
(2) V. G«i., IV.
(3) V. Bosquet, La Normandie romanesque et merveilleuse^ p. 66.
(4) V. Meier, Schwàbische Sagen, I, 116; Simrock, Handb, der
Deutschen Mythologie, p. 225 sq., 2« édit.
— 340 —
nation populaire les a altérées depuis que le merveilleux du
christianisme a pris dans les masses le pas sur les concep-
tions primitives. Scrutée dans ses origines, la légende du
Chasseur sauvage revient, comme celle de Caïn, à une tuerie
fratricide dans le séjour des héros primordiaux, et le mythe
de Wodan avec ses einherjar^ sans cesse occupés à s'en-
tretuer ou à guerroyer contre le loup (1), nous en pré-
sente la forme que lui a imposée la mythologie germanique.
' Mais Wodan ou Wotan est à la fois la personniGcation
de la fureur (t^w^) et du vent (va/a) (2), qui marche toujours
(satagata). Nous reviendrons sur sa fureur. Quant au vent,
on sait que, soit que Wodan chevauche, soit qu'il vole, il
va comme le sanglier, cette figure saisissante du a tour-
billon > que Béranger, inspiré d'intuition, fait passer dans
chaque strophe de son Juif-Errant. Wotan est ainsi conçu
comme le chasseur par excellence (3), comparable, pour
la même raison atmosphérique, à Indra, que le cavalier
le mieux mpnté ne peut*atteindre, nakih sv açva ânaçe(i),
et qui, avec Rudra, son aller ego, suivis l'un et Vautre
des Maruts, leurs enfants et leurs créatures (5), est lancé
(1) Wafthrudniitnal, st. 41 ; Grimmmalf st. 23.
(2) Kuhn pense que Wotan et Vâta sont étymologiquement iden-
tiques. {Sagen ans Wesif.y II, 33.) Et suivant Mone {Anzeiger fur
Kunde der D. Vorzeit, V, col. 486), Wuotan serait sorti ^e Wuot,
comme nomen majestatis ou grossnamen.
(3) Autre Wodan, le chasseur sauvage va par conséquent, lui aussi, .
comme le vent (Y. Mûllenhofi, l. c, p. 371) : làuft geschwind wie der
wind, et à son tour le Juif-Errant est c Thomme de l'ouragan ; » le
vent l'amène et l'emmène. (V. Gaignez, Le Juif-Errant, act. II, se. 9
et al.) Cf. ci-dessus, p. 311, le dicton des paysans picards et bretons*
(4) Rig-Véda, I, h. 84, st. 3; vol. I, p. 677.
(5) Rudrasya sûnavah, fils de Rudra (A.-F., 1, 85) ; Pitar marutâmf
- 341 -
à la poursuite incessante de ses antagonistes, les Vritras (1).
Le caractère saillant de Rudra est d'être le démon de l'orage',
et le$ Maruts participent si bien de sa nature qu'on les ap-
pelle tout court les Rudras (2). Plusieurs hymnes du Rig-
Véda, entre autres le xxxvii® du l**" mandala, peignent leur
allure fougueuse et son effet terrifiant. « Devant votre
marche, devant votre sauvage colère, les hommes se cour-
bent, la colline et la montagne vous font place. Sous leur
course semblable à l'ouragan, la terre tremble de crainte
comme tremble le vieillard (3). Nous invoquons l'impé-
tueux, le rapide Rudra, vayan Rudram vankum, le
sanglier du ciel, divo varâham, bousculant tout sur son
passage et faisant entendre le fouet, kaça (4) ».
li est inutile de continuer ces citations ; celles que
nous venons de produire suffisent, je pense, pour montrer
que Indra comme Rudra, allant avec les Maruts à la
chasse d'Âhi, sont effectivement identiques à Wodan et à
la troupe choisie de ses satellites, les Einherjar, partant
en guerre contre le loup Fenris (5). Il est d'ailleurs
certain, tous les mythographes sont d'accord là-dessus,
que le mythe de Wodan a <lonné lieu à la légende du
père des Maruts {Ib,, I, 1U» 9; 1, p. 904); Rudrasya martyâh, créa-
tures de Rudra (16., 64; I, p. 575, et al, pi.)
(1) V., entre autres hymnes. Th. 32; I, p. 309.
(2) R.'Véda, h. 85, st. 2; I, 690 : Rudrâsah.
(3) Ni vo yâmâya mânusho dadhra ugrâya manyave \ jihita par-
vato girih. Ib„ h. 37, st. 7; I, 367; Yeshâm ajmeshu prithivî jvjur-
mân iva viçpati \ bhiyâ yâmeshu rejate, st. 8.
(4) Iheva çnv-ya eshân kaçâ hasteva yad vadâna, Jb., st. 3. C'est-
à-dire le tourbillon qui fouille le sol et arrive comme la foudre qui
l'accompagne.
(5) V. Grimnismaî, st. 23.
— 343 —
Chasseur, qui, s'il n'est pas nommé sanglier lui-même,
le chasse du moins (1). Le nom même de Wodan (Wuotan),
les renseignements d'Adam de Brème en parfait accord avec
rétymologie du mot, nous le disent ; le nom de Wodan est
synonyme de fureur, wut: Wodan id est furor (2), et encore
aujourd'hui on dit dans le peuple, en Bavière, à un homme
brutal : du bist a rechta wovdiy < tu es un véritable
Wotan (3) >. C'est en conséquence de la qualité constitutive
de son être que Wotan nous est montré par le mythe en
rapport avec les berserker (4), singuliers personnages qu'un
rien jetait dans le paroxysme de la fureur, et qui, à cause
de cela sans doute, allaient tout nus: Odhinn, c'est-à-dire
Wodan, les appelle à la besogne : Odhinn kalladhi Hl
berserkiy dit la Gylfaginning , strophe 49, et leurs fonctions
datent de loin, car on lit déjà dans l'ancienne Edda :
Hyndluliôdhy strophe 23. « Des troupes de berserker ré-
pandaient, semblables à un incendie en mouvement» la
frayeur et la terreur sur les terres et les eaux, ji
(1) Wattke, Der Deutsehê YalJaaberglaulfe,^. 18, 2» éd.
(2) Adami Descripiio insularum Aquilonis, ap. Pertz» M. G. H.,
VII, p. 379: c Wodan, id est furor, beHa gerit, homînîqae ministrat
Tirtutem contra inimicos. > Aussi est-il appelé dans TEdda Herfadhir
et VaîfadMr, père de l'armée et du champ de bataille. (Grimnismalf
st. 25 sq.; Voluspâ, st. 1, et al.) Mars se conduit absolument comme
Wodan : il souffle le feu des combats. (Virg., Mn., XII, 332 sq.)
(3) Holland, Sagen aus AUbayern^ dans Zeitsch. fur D. Myth. de
Heier, 1, p. 449.
(4) Le mot vient de ber=:bar, sans, privé, et $erkr (= sarrau), blouse ;
en écossais, chemise se dit encore sarA:. Voltaire {Hisi. de Charles Xll,
liv. V) a été heureusement inspiré en revêtant les paysans Scandinaves
de sarraux. < La plupart de ces laboureurs (Suédois), dit-îl» vinrent
vêtus de leurs sarraux de toile, ayant à leur ceinture des pistolets
attachés avec des cordes. > {Œuvres comflèta^ IV» 497, éd. 1S53.)
— S43 —
Mais le signe tout spécial qui nous garantit la généra-
tion woJanique du Chasseur est la pferdetrappe dont il est
question dans sa légende, parmi les populations du Harz et
ailleurs (1). Le Chasseur aurait dit au Sauveur d'aller étan-
cher sa soif dans une « empreinte du pied d'un cheval » sur
un roc. Or, une telle empreinte marque toujours, en prin-
cipe du moins,, le passage de Wodan monté sur Sleipnir,
son cheval blanc, comme Indra sur son blanc Uccai^çrava,
le roi des chevaux (2), et comme elle se trouve attribuée
aussi à la monture également blanche du Chasseur, on
avouera que cette coïncidence ne peut être un effet du
hasardé Nous y voyons la preuve matérielle que la légende
du Chasseur est sortie du mythe de Wodan avec lequel,
d'ailleurs, les populations la confondent souvent. En plu-
.sieurs endroits, dans le Lauenbourg, dans la Poméranie et
ailleurs (3), c'est Wodan qui est le Chasseur étemel (4), et à
Ottobeuren, en Bavière, tout le tourbillon qui passe est appelé
Wvstes (5). En Poméranie, le peuple, quand il entend un
grand tapage dans l'air, ne dit pas : le chasseur passe ; il
(1) V. Prôhîe, Harzsagen ; Nork, Anâ^U eines Systems der
Myth., p. 79, 100; Kuhn et Schwarz, Norddeutsche Sagen, 435, 499;
Simrock, dans Zdtsch. f. D. M. de Wolf, I, p. 435; Mûllenhoff,
Sagen, Màrchen, p. 545, où on lit qu'il y a une rosstrappe près de
Ségeberg, dans le Holstein. Wolf, Niederl. Sagen, n» 11, en signale
près de Liège, de Gharleroi, de Dinant. Ce nom est aussi appliqué dans
le Harz à un rocher célèbre par le saut d'un cheval que montait une
princesse désenchantée d'un prince enchanté qui la poursuivait. (Y.
de^ légendes analogues chez Youlot, Les Vosges avant Vhistoire,
p. 166 sqq.)
{% Çveia evâçva râjo, Mahabh., I, cl. 1190, vol. 1, p. 43.
(3) MûUenhofT, ouv. cit., p. 373; Kuhn, Sagen aus Westf,, p. 359.
(4) Ewiger Jàger. (Kuhn, Sagen aus Westf., II, p. 6.)
(5) Panzer, Beitrag zur Mythologie, il, p. 67.
— 344-
dit : le Wod passe oa chasse, de Wod tueht (1) ou jôcht (S).
En Souabe, la chasse sauvage est appelée Wuotesherey et le
nom de Wuetesch (3), comme Wode en Poméranie et dans le
Mecklembourgy est même employé pour désigner le Chas-
seur. Enfiny on trouve encore Texpression d'Odensjagd (4).
Mais le chrétien ne nomme plus que saint Hubert (5), ne se
doutant pas que, par ce nom, il continue le culte de Wodan.
Charles Schœbel.
(A continuer,]
(1) Litt. le W. tire, zieht, sous-entendu : durch die Luft^ à travers
l'air. Le verbe teen (ziehen) est pris ainsi au sens intransilif, comme il
en est de tirer quand on dit : il tire au large. Cependant on peut aussi
sous-entendre : une voiture, et lui laisser ainsi le sens qu'il a ordinai-
rement, le sens transitif. En effet, Wodan, et par suite aussi le Chas-
seur, est, tout comme Indra et Mars, conçu comme fuhrmann ou
voiturier, dont le char produit les roulements du tonnerre et fait
retentir les vastes espaces, comme le fait de son côté le hennissement
{thamanadatai) du cheval d'Indra. (Mahabh., I, cl. 5115). Dans la
Thuringe et la Souabe, le Chasseur est : der toile fuhrmann, le voi-
turier furieux; ailleurs: lier ewige fuhrmann^ le voiturier éternel.
(Wuttke, DerDeutscJie Volksaherglaube^ p. 16, 2« éd.; Simrock, H.d,
D. M*, p. 228 sqq.) Dans la Marche, on dit du Chasseur : he treckt
SUndachs met de hunne dôrcht kôren, il tire (passe) le dimanche avec
ses chiens par les blés. (Kuhn, dans Zeitsch. f. D. Alt, IV, p. 391.)
Trecken et teen sont synonymes ; seulement teen est unipersonnel et a
conservé la conjugaison forte.
(2) Y. Alb. Hœfer, dans Germania de Pfeiffer, T, 101 ; Kuhn, Sagen
au$ der Mark.
(3) Birlinger, Ans Schwaben, p. 89 sqq.
(4) Simrock, ouv. c , p. 141.
(5) Nom formé de hulbert, parce que Wodan était c porteur de
chapeau, > c'est-à-dire coiffé de nuages comme Jupiter, ou les chassant
devant lui comme Rudra. Cf. c Der Mythenstein ziehl seine haute
an. > (Schiller, Guill. Tell, aet. I.) Le Mythenstein se couvre de son
bonnet (= de nuages).
DU POLYSYNTHÉTISME
DE LA COMPOSITION ET DE LA DÉRIVATION
DANS LA LANGUE KEGHUA (1).
Le kechua possède deux séries de pronoms personnels,
dont la première est celle des pronoms dits substantifs,
lesquels se déclinent comme les noms : noca^ je, moi ;
cam^ tu, toi ; noca-nchik, nous tous ; . Tioca-ycUf nous ;
cam-cwna ou cam-chik^ vous.
On emploie le pluriel inclusif noca-nchik quand on
veut parler de soi et de toutes les personnes ou qui
sont présentes ou qui sont unies à soi-même d'une façon
quelconque. Ainsi un soldat portant la parole dans une
(1) M. Gavino Pacheco-Zegarra a proposé, pour la transcription du
kechua, un alphabet plus exact que celui dont M. von Tschudi a fait
usage dans son excellent traité : Die Kechua-Sprache. Mais le savant
péruvien n'a pas encore publié le dictionnaire kecbua-espagnol sans
le secours duquel il est impossible de se servir du nouvel alphabet,
bien que le Congrès des américanistes ait fait fondre les caractères
nécessaires. (Voir compte-rendu de la première session, Nancy, chez
Maisonneuve, libraire-éditeur, 25, quai Voltaire, à Paris.) Dans ces
circonstances, Taûteur, qui n'avait point à sa disposition le corps
kechua fondu à Vienne pour l'impression de l'ouvrage de M. von
Tschudi, s'est vu dans la nécessité de transcrire les mots kechuas à
l'aide de l'alphabet romain, ce qui serait absolument défectueux s'il
ne s'agissait, dans la présente étude, de résoudre des questions aux-
quelles la phonétique est tout-à-fait étrangère.
19
— 346 —
réunion composée d'un certain nombre de soldats et de
bourgeois se servira de ^ca-nchik s'il a en vue toutes les
personnes présentes ou tous ses camarades sans exception,
et de noca-ycu s'il s'agit seulement de ses camarades
présents à la réunion.
La troisième personne peut être représentée substanti-
vement par l'un des pronoms démonstratifs : pay, er ;
cay, dieser ; chay, jener ; chacay, jener dort.
Déclinaison nominale.
uma, la tête.
S. Nom. uma.
Ace. tima-cto.
Gén. um^a-p.
Dat.' uma-pak.
Iness. umu^.
Illat. uma-m^in.
Delat. uma-man-ta.
Instr.-Comit. uma-hiuin.
P. Nom. uma-cuna.
Ace. uma^cufia-cta.
Gén. umxi-cuna-p, etc.
yahuar, le sang.
yahtiar.
yahuar-ta.
yahuar-pa.
yahîtar-pak,
yahuar-pi.
yahuar-man.
* yahuar-m^xn-ta.
yahuar-huan,
yahuar-cuna,
yahuar-cuna-da.
yahuar-huan^ etc.
Déclinaison pronominale.
SinguUer. Première personne.
Nom. noca.
Ace. noca-cta.
Gén. noca-p, etc.
Seconde personne.
cam.
cam-ta.
cam-^y etc.
■^ -f»
- 347 —
Pluriel de la première personne.
Inclusif. Nom. noca-nchik. Exclusif, nocorycu.
Ace. ^occMichik^a. noca-ycu^cta.
Gén. nocornchikrfa, etc. nocor^cu-f^ etc.
Pluriel de la seconde personne.
Nom. cam-chik ou caifn-cwna.
Ace. cawrchihrta. cam-cuna-cta.
Gén. canhehik^a, etc. cam^Mna-p, etc.
La seconde série est celle des pronoms insubstantifs
qui se suffkent : 4« synthétiquement, comme pronoms-
sujet, aux verbes intransitifs, aux verbes transitifs et dans
certains cas au verbe dit objectif-personne! ; 2« polysynthé-
tiquement, comme pronoms-objet, aux substantifs, aux
adjectifs et dans la plupart des cas au verbe dit objectif-
personnel.
I. II. m.
S. -y. -yftt. -n.
P. Inclus, -nchik. -yki-chik. -n ou -ncu.
Exclus, -y-cu.
Ces pronoms se sufûxeût synthétiquement aux verbes,
soit intransitifs, soit transitifs.
INDICATIF PRÉSENT.
S. I. punu-n-yj je dors. apa-n-y, je porte.
IL punthn-ki. apa-n-ki.
III. punu-n. apa-n.
P. Incl. puntHichik* apcHichik.
Excl. punurycu. apoycu.
IL punur-n-kiçhik. apa-^i-kichik.
III. punurîtcu. apa-ncu.
— 348 -
<-n^ indice caractéristique de l'indicatif présent, s'élide
à la troisième personne des deux nombres, ainsi qu'aux
deux premières personnes du pluriel. D'un autre côté,
les pronoms yki et ykichik aphérèsent la voyelle initiale y
au contact de l'indice temporal.
FUTUR DB l'indicatif.
s. L puiiU'Sak. apa-sak.
IL punu-n-ki. apa-n-ki.
III. punurtica. apa-nca.
P. Incl. punvrSVrnchik. apa-su^nchik.
Excl. punursak'CU. apa-sak-cu.
II, punu-n-kichik. apa-n-kichik.
III. punu-nca-ncu. apa-nca-cu.
Le pluriel exclusif étant formé de la première personne
du singulier par la suffixation de -eu, il apparaît que
'sa-K se décompose : \^ en -sa, indice temporal identique
à 'SU, du pluriel inclusif; 2<» en -ky désinence adjective
qui se retrouve dans apa-ky portant, le porteur. La
seconde personne des deux nombres est empruntée au
présent. La troisième personne du pluriel est formée de
la troisième personne du singulier, laquelle est identique
au nom verbal puhiMica, apa-nca.
PARFAIT DB L'WDICATIF.
Ce temps est formé à l'aide d'un indice caractéristique
-r et du présent du verbe substantif ca. ,
S. L punu-r-corfi-y . apor-ca-n-y.
IL punu-r-carti-ki. aparr-ca'^n^ki.
IIL punu-r^orn. apa^^-ca-n.
P. Incl. pun%H''^ca'nchik. apa-^-^ca-nchik.
— 349 —
ExcL pum^-ca-ycu. apa-r-ca-ycu.
II. puntHr-ca-n-kichik. aparr-ca-n-kichik.
III. punu-r-corncu. apa-r-ca-ncu.
Les autres temps (imparfait, plus-que-parfait, futur
passé) sont de fabrique espagnole et hors d'usage parmi
les indigènes.
Les autres modes sont les suivants :
Subjonctif : punu-pti-y ; apa-pti-y, que je porte.
Causatif : punu-pti-y-mi ; aporpti-y-miy parce que je porte.
Optatif : punu-y-man ; apa-pti-y-man, puissé-je porter !
Conditionnel : punury^man-mi ; aporpti-y-man-mi, je por-
terais.
Impéraitif : apa-y, porte 1 apa-chu-n, qu'il porte I
apa-y-chik^ portez ! aporchurncu, qu'ils portent!
Noms verbaux : apa-k, celui qui porte, portant, porté, le
porteur.
apa-yy porter, le porter.
apa-sca, avoir porté, être porté, celui qui
a été porté.
apa-nca ou apa-na, devoir porter, devoir
être porté.
Les pronoms insubstantifs sont employés synthétique-
ment comme pronoms-sujet dans la troisième conjugaison
objective-personnelle, laquelle fait partie d'un ensemble qui
ne peut être divisé.
De la conjugaison objective personnelle.
Quand l'objet de l'action est la personne à qui l'on
parle ou la personne qui parle, le verbe se conjugue
objectivement.
— 380 —
PREailËRE CONJUGAISON.
Si l'action a la première personne pour sujet et la
seconde pour objet, comme dans cette proposition c je
te porte », on ne dit pas analytiquement : iioca cam-ta
apa-n-yj mais en un seul mot : apayki.
Suivant M. von Tschudi, cet apayki se décomposerait en
A/M} + 2^, pronom de la première personne, + ki (pour
ykt), pronom de la seconde personne.
INDICATIF PRÉSENT.
S. apa-yki, je te porte.
noca apa-ykichik, je vous porte.
apa-ykichik, je vous porte.
P. Incl. nocanchik apa-yki, nous tous te portons.
nocanchik apa-ykichich, nous tous vous portons.
Excl. noca-ycu apayki, nous te portons.
noca'ycu apa-ykichiky nous vous portons.
Si apayki représentait le thème verbal uni aux deux
pronoms < porte-je-toi », les formes du pluriel nocanchik
apayki et nocaycu apayki équivaudraient à c nous-toas-
porte-je-toi, nous porte-je-toi 2>, ce qui est absolument
inadmissible. Au contraire, ces formes deviennent logiques
et intelligibles dès que l'on décompose apayki en apa^
thème verbal invariable, + yki^ toi. Quq si maintenant
l'on prend garde h ces deux faits bien significatifs : 1<> que
le pluriel se forme analytiquement par la préposition des
pronoms-sujet nocanchik^ nocaycu ; 2<» qu'au singulier on
peut dire, au lieu de apor-ykichik, noca apa-ykichik, on
demeurera convaincu :
— 351 —
I. Qa'avant de dite elliptiquement : apa^lU^ on a dit :
fioca apa-^ykif je porte-toi ;
IL Que la première conjugaison objective a primitive-
ment consisté à sufïixer polysynthétiquement le pronom de
la seconde personne au thème verbal et à pr&poser
analytiquement les pronoms substantifs de la première
personne : Sing. Hoca ; Plur. Incl. fiocaiichik ; Plur. Excl.
nocaycu.
SECONDE CONJUGAISON.
Quand l'action a la troisième personne pour sujet et la
seconde pour objet, comme dans cette proposition c il te
porte D, on ne dit pas analytiquement : pay cam-ta apa-n,
mais en un seul mot : apasunki.
INDICATIF PRÉSENT.
Sing. apa-su-n-kiy il te porte.
apa-su-n-kichik, il vous porte.
PI. paycuna apa-su-n-ki, ils te portent.
paycuna apa-su^n-kichik, ils vous portent.
Suivant M. von Tschudi, apasunki se décomposerait en
apa^+ su, indice caractéristique de la conjugaison + n,
pronom de la troisième personne + ki (pour t/fct),
pronom de la seconde personne. Cette analyse est inexacte
en ce qui concerne le suffixe «-n*, lequel est ici purement
et simplement Tindice temporal dont nous avons constaté
la présence dans apa-n-y^ je porte (1). La preuve en est
é
(V\ Cet iadice temporal fait défaut dans apa-^ki de la première con-
jugaison objective. M. von Tschudî dit très*bien à ôe sujet : c Wîr
mûsscn annehmen dass dièses Praesens aus dem Praesens indicatif
— 362 —
d'abord que cette -n n'est point infixée dans le subjonctif
apa-su-pti-yki^ que je te porte, et, en second lieu, que ce
même indice figure, à la troisième conjugaison objective,
dans aparhuarn-kiy tu me portes, où la présence d'un
pronom de la troisième personne est certainement inad-
missible.
La seconde conjugaison a donc été formée, comme la
première, par la suffixation du pronom de la seconde
personne en qualité de pronom-objet et par la préposition
du pronom-sujet, le démonstratif pay^ paycuna. Mais il y
a, entre les deux conjugaisons, cette différence que dans
la seconde le thème verbal est dérivé par -su.
TROISIËBIE CONJUGAISON.
«
Quand l'action a la seconde personne pour sujet et la
première pour objet, comme dans cette proposition: a tu
me portes », on ne dit pas analytiquement : cam noca-cta
apa-n-ki, mais en un seul mot : apahuanki.
INDICATIF PRÉSENT.
S. apa-hua-n-kiy tu me portes.
apO'hiui'n'ki'Chik'Uf tu nous portes tous.
iiocaycu-cta apa-hua-n-ki, tu nous portes.
P. apa-hua-n-kichik, vous me portez.
camcuna apa-huorn-kichik-u, vous nous portez tous.
cavfUMua nocaycurcta apa-htm-n-kichik^vous nous portez.
der einfachen Gonjugation enstanden îst, dass aber der Infinitivcha-
rakter n der Euphonie wegen elidirt wurde.
▼ollstândige Form gebrâuchliche Form
apa-tinylci. aporyki.
-- 353 —
Apahtianki et apahuankichik se décomposent en apa
+■ hua^ indice caractéristique, + n, indice temporal, + ki
(pour yki et -kichik, pour ykichik)^ pronoms de la seconde
personne suffixes en qualité de pronoms-sujet. Tandis que
dans les deux conjugaisons précédentes -ki et -kichik
étaient les objets de l'action, ces mêmes pronoms en sont
maintenant les sujets.
Le pronom de la seconde personne est également sujet
de l'action dans nocayaacta apahtianki et aussi dans
camcuna nocaycucta apahuankichik, où le pronom subs-
tantif est préposé pléonasmatiquement. Reste apahuan-
MchikUj que M. von Tschudi décompose en apa + hua
-f- n, indice temporal, + ki, pronom de la seconde per-
sonne, sujet de l'action, + chik (pour nchik, forme
raccourcie de nkichik), pronom pluriel inclusif, objet de
l'action, + u, qui serait sufBxé pour empêcher que l'on
confonde ki-chik = tu + nous, avec kichik = vous. Bien
que cette analyse réponde à une sorte de nécessité logique,
il me paraît difficile d'admettre que -ki-chik-u tienne la
place de -ki-nchik. Quoi qu'il en soit, la troisième conju-
gaison diffère de la seconde dans son ensemble, non
seulement parce que l'indice hua est substitué à l'indice
su, mais encore et surtout parce que le pronom per-
sonnel suffixe représente le sujet de l'action et non son
objet.
QUATRIÈME CONJUGAISON.
Quand l'action a la troisième personne pour sujet et la
première pour objet, comme dans cette proposition « il
me porte >, on ne dit pas analytiquement : nooa-cta apa-n,
mais en un seul mot : aporhuorn-mi.
— 364 —
INDICATIF PRÉSENT.
S. apa-hua-rirmiy il me porte.
apahua^iichik, il nous porte tous.
apa'hua-ycUy il nous porte.
P. paycuna apa-hua-n-mi, ils me portent.
paycuna apa-hua-nchik^ ils nous portent tous.
paycuna apa-hua-ycu, ils nous portent.
M. von Tschudi décompose apah%uinmi en apa + hua
+ n, pronom de la troisième personne, sujet de l'action,
+ mi^ indice modal (1). En réalité, n est ici, comme dans
apasu-n-ki et dans apahua-n-ki, un simple indice tem«
poral, d'où il suit qu'il n'y a dans apahuanmi ni pronom-
sujet ni pronom-objet. Mais cette forme singulière est
absolument unique, les pronoms -nchik et -ycu étant
suffixes en qualité de pronoms-objet, dans apa-hua-nchik
et apa-hua-ycu.
On voit qu'en mettant à part : 1° les deux formes
synthétiques de la troisième conjugaison, apahuanki et
apahuankichik ; ^^ apahuankichiku de la même conju-
gaison, lequel est anomal ; S^ apahuanmi de la quatrième
conjugaison, lequel est exceptionnellement dénué de toute
indication personnelle, on voit, dis -je, que le verbe
objectif personnel du kechua est constitué : 1» par la
suffixation du pronom représentant l'objet de l'action,
c'est-à-dire polysynthétiquement et non incorporativement;
2® par l'emploi de particules, dont les deux premières,
(1) L'indice du mode indicatif (-mi après une voyelle, -m après
une consonne) se suffixe généralemenl non pas au verbe, mais bien au
mot qui représente son objet ou à celui qui représente son sujet, ou à
l'adverbe qui le précède.
— 355 —
su et hua, se suffixent immédiatement au thème verbal,
tandis que la troisième, mi, se place à la suite de l'indice
temporal.
J'ajoute que, selon > toutes les vraisemblances, cette
conjugaison a été primitivement analytique au singulier
comme elle l'est encore aujourd'hui au pluriel, de telle
sorte qu'on disait:
I. iioca apa-yhi, je te porte.
H. pay aporsu-n-kiy il te porte.
m. noca-cta apa^huor-n-kiy tu me portes.
IV. pay nocorcta aporhua-n-miy il me porte.
Du polysynthétisme.
Les pronoms de la seconde série {-y, -yki, -n, -nchik,
-ykichik, -ncu) se suffixent, en qualité de pronoms-objet :
lo aux substantifs ; 2<> aux adjectifs ; 3^ à l'adverbe chica ;
A^ aux noms verbaux ; 5^ aux pronoms interrogatifs ;
6<> au pronom indéfini huk ; 1^ au génitif des noms ;
8^ au génitif des pronoms substantifs ; 9^ à la plupart des
postpositions.
1® Substantifs: — Exemples : yaya-y, le père de moi ;
yaya-yki, le père de toi ; yaya-n^ le père de lui ; yaya-
nchiky le père de nous tous ; yaya-ycu, le père de nous ;
yaya-ykichik, le père de vous ; yaya-nm, le père d'eux.
Quand le substantif se termine par une consonne
autre que k ou par deux voyelles, on infixe la ptarticule
euphonique ni ou ni. Exemples : cuntur-ni-y ou cuntur-
ni-y, le condor de moi ; challua^i-yki ou challuorni-yki,
1^ poisson de toi ; kellay-ni-n, le fer de lui, etc.
Quand le substantif se termine par la consonne k, on
— 356 —
infixé ou la particule ni ou la particule e. Exemples :
michik-ni-y ou miphik-e-yy le pâtre de moi ; michik-ni-n
ou michik-e-n, le pâtre de lui, etc.
On peut aussi infixer la particule m, quand le subs-
tantif se termine par une voyelle : yaya-ni-y, le père de
moi.
On peut, dans tous les cas, infixer m'U-ni, lequel se
décompose en m, particule euphonique + n, pronom de
la troisième personne prenant la signification démonstra-
tive de « lui, ce, celui-ci », + ni, seconde particule
euphonique. Exemples: yaya-ni-U'ni-yy lui le père de
moi, lui mon père (père-lui-de-moi) ; hium-ni-n-ni-yki,
cette maison de toi, etc.
Les substantifs affectés des pronoms-objet dits pronoms
possessifs forment leur pluriel et se déclinent régulière-
ment : yaya-y-cunay les pères de moi ; yaya-nchik'Cum,
les pères de nous tous. Ace. yaya-y-ta ; Gén. yaya-y-p,
du père de moi ; yaya-y-cuna-p, des pères de moi, etc.
2o Adjectifs. — La suffixation a lieu dans la compa-
raison. Exemples :
Ashimn alli-y, meilleur que moi {ashuan c plus aMt-j/,
bon-que-moi) ;
Pisi alli-yt moins bon que moi ;
Ashuan sumak'C'ykiy plus beau que toi ;
Noca dshuan alli-yki ca-n-y, moi plus beau-[que]-toi
je suis ;
Puncu as hatun-y, la porte est un peu plus grande
que moi {jpwncu, porte ; as, un peu plus ; hatun-y, grande
[que] -moi.
Étant donné alli-n, lui bon, forme synthétique, on dit
polysynthétiquement : alli-n-ni-y , meilleur que moi, bon-
- 357 —
lui-[que]-moi ; aHf-n-m-yfti, meilleur que toi ; alli'n'ni-nj
meilleur que lui; ususi churi-p alli-n'ni'n, la fille est
meilleure que le fils (ususi, la fille ; churi-p, du fils ;
alli-n-ni-n, bonne-elleXque]-lui.
On dit également, en infixant la postposition nek ou en
suffixant la particule rak ;
Alli-n-nek-e-y , meilleur que moi ;
Alli-n-nek-e-n, meilleur que lui ;
Sumakre'n-nek'e-yki, plus beau que toi ;
Sumak-e-y-rak, plus beau que moi ;
Vsusi'Churi'p alU-n-m'U-rak, la fille est meilleure que
le fils.
La particule chak, suffixée aux adjectifs, forme en
même temps un pluriel et un comparatif: alli-chah, les
meilleurs, d'où analytiquement : noi^manla-alli-chak,
et polysynthétiquement : alli-chak-ni-y , les meilleurs que
moi.
3<> Adverbe « chica ». — Les pronoms insubstantifs se
suffixent à chica, « autant ». Exemple : chica-n-ni-yki alli^
quelqu'un qui est aussi bon que toi {chica-n-ni-yki,
autant-lui-[que]-toi, alliy bon).
4® Noms verbaux. — Exemples :
Apa-k, le porteur; apak-e-y ou apak-ni-y ou encore
apak-e-ni-y, le porteur de moi.
Apa-y, le porter ; apay-ni-y, le porter de moi.
Apa-sca^ celui qui a porté ; apascory, celui qui m'a
porté.
Apa-nca ou apa-na, celui qui portera ; apanca-y ou
apanayy celui qui me portera.
5® Pronoms interrogatifs. — Exemples : pi, qui ? pi-y^
pi-n-ni-y, qui des miens? pi-yki, pi-n-hi-yki', qui des
tiens ? pi-nchik, qui de nous tous ? pi-ycu, qui de nous ?
pi'Cuna-yy lesquels des miens ? ima, quoi ? twia-y, imory-
cuna^ etc.
60 Pronom indéfini c Awfc ». — Exemples : huk-ni-n,
huk'iiek'Mi'ni-n^ huk^-n^ huk-Mi'ni-ny quelqu'un d'eux.
7« Génitif des nonis. — Le génitif des noms constitue
une forme possessive susceptible d'être déclinée.
Nom. yaya'Py ce qui appartient au père.
Ace. yaya-jhta,
Gén. yaya-porp.
Dat. yaya-p'pak, etc.
On peut suffixer à cette forme possessive le pronom
de la troisième personne précédé de la particule eupho-
nique ni ou le pronom démonstratif chay suivi de ni-n :
S. Nom. huasi'p, huasi-p^i-n, huasi-p-ehay-ni-n, ce qui
appartient à la maison.
P. Nom. huad-cunorp, huasi-cunorp-chay-ni-^y tout ce
qui appartient à la maison ; huasi-cuna-p-
ni-n-cuna, tout ce qui appartient aux maisons.
5. Ace. huasi-^p-ni-n-ta, huasi-^-chay-ni-n-ta.
P. Ace. htuzsi'Cuna-p'iii'n'Cuna'Cta, tout ce qui, etc.
S. Gén. huasi-^ni-n-pay huasùp-chay-^i-n-pa.
P. Gén. huasi'Cunorp-ni'n'Cuna'pay hMasi-cuna-p^hay-
ni-nrcùna-pa,
8<> Génitif des pronoms substantifs. — Les pronoms
personnels substantifs et les pronoms démonstratifs mis
au génitif expriment la possession, et se déclinent comme
les substantifs.
Nom. nocorpy ce qui m'appartient ; camrpa, ce qui t'appar-
tient ; pay-pa, ce qui lui appartient ; chay-^y etc.
— 859 —
Gén. nocorjhpa, cam-pa^y pay-pa-p, chay-pa-py etc.
Dat. noca-p-paky camrp-paky etc.
Formes possessives poly synthétiques.
a. Nom. noca-p-ni-y y ce qui m'appartient ; cam-pa-ni-yki,
ce qui t'appartient ; pay-pa-ni-n, ce qui lui
appartient.
Gén. noca^ni-ypay cam-parni-yki-py etc.
p. woca-p-ni-n-m-j/, ce qui m'appartient; cam-pa-m-
n-ni-yki, pay-pa-ni-n-hi-n, etc.
7. noca-p-chay-ni-y, ce qui m'appartient ; cam-pa-
chay-ni-yki, etc.
S. On peut suffixer au pronom mis au génitif le parti-
cipe présent du verbe substantif ca, suivi de l'une des
particules e, ni, et d'un pronom inséparable :
noca-p-cakre-y , noca-p^ak-ni-y , ce qui m'appartient.
cam-pa-cak-e^ki, cam'pcHMk'^i'yki, etc.
noca^P'Cak-ni'n'ni'y , le ce qui m'appartient, etc.
9<> Postpositions. — La plupart des postpositions sont
en réalité des noms pouvant recevoir comme suffixes les
pronoms inséparables :
Caru, éloignement ; caru-y-piy loin de moi ; caru-y^
manta, de loin de moi.
Caylltty extrémité, bord ; caylla-yki-pi, à côté de toi.
Huasay dos, les épaules ; huasa-yki-piy derrière toi.
j^ahuiy œil ; nahui-y-pi, devant moi, etc.
Les postpositions se suffixent polysynthétiquement aux
substantifs, aux noms verbaux, aux pronoms substantifs
et à certains adverbes. Exemples :
Cama, jusque, conformément à : huasi^cama, jusqu'à
la maison ; tuta-canuiy jusqu'à la nuit ; callpa-yki-cama,
— 360 —
selon ta force ; sonco-cama, conformément à ton cœur, de
ton plein gré.
RaycUf à cause de, pour l'amour de : riti-raycUy à
cause de la neige ; yayory-raycu^ pour l'amour de mon
père ; cawrraycu, pour l'amour de toi, etc.
îfek, vers, du côté de, pour, en faveur de : yaya-y-
nek-pak, en faveur de mon père ; huaM-^yki^nek-pi, vers
ta maison ; cay-nek, vers ici ; may-nek-manta, d'où, etc.
Caiii^ loin : llacta-carti-pi, loin du village ; Uacla-cantr
manta, de loin du village, etc.
Hahiuiy sur, après, hors, hormis : chacra-hahuchpiy sur
le domaine ; llamkay'hahua-rnantaj après le travail ;
challhiAOnhahua-manta, hormis le poisson, etc.
ChaU'pi, au milieu : Hacta-chaupi-pi^ dans le milieu
du village ; kichcorchaupi-man, au milieu des épines, etc.
HiuMy dans, parmi, sous : huayacorhucu-pi, dans la
poche ; rumi-hucu-pi, sous la pierre ; llamorcuna'hiuiurpiy
parmi les lamas, «te.
On peut suffixer deux postposilions : llacta-cayllorcama,
jusqu'à côté du village; hv^i-yki-'hahua-cama^ jusque
hors de la maison ; llacta-chaupi-neh, vers le milieu du
village, etc.
FORMATION DES MOTS.
Je me propose d'étudier ici les divers procédés que le
kechua emploie pour former les thèmes auxquels viennent
s'adapter les éléments servant à l'expression des relations
grammaticales, mais sans pousser cette recherche jusqu'au
point où M. Vicente Fidel Lopez a cru mettre la main sur
les suffixes primitifs et sur les racines monosyllabiques.
— 361 —
Ce que M. Friedrich MûUer a dit si judideasemenl; des
éléments matériels du cri me parait applicable en tous
points aux éléments matériels du parler incasique (1).
Par exemple, il se peut que l'adverbe callpamanla, « de
force >y soit formé par la suffixation de l'indice du cas
délatif -manta à un thème caWpa, résultant de l'aggluti-
nation d'un suffixe primitif -pa à une racine monosylla-
bique call =car= fcr. :— Je m'en tiens, quant à présent,
au thème eallpa^ me bornant à constater que, par le
procédé de la dérivation, ce thème primaire a donné
naissance aux thèmes secondaires et tertiaires : callpa-cu,
faire effort; callpa-cha-cu, s'enhardir; callpa-cha-curchi,
faire que quelqu'un, s'enhardisse ; callpa-yok, un fort ;
callpa-nak, un être débile, etc. Pour aller plus avant
dans le matériel du langage^ avec quelque chance de
réussite, il convient d'attendre qu'un Castrèn péruvien
ait donné à la science les grammaires et les vocabulaires
des principaux dialectes kechuas, ainsi que des langues
apparentées.
Les mots autres que les thèmes primaires se forment,
abstraction faite des parties servant à l'expression des
relations grammaticales, par redoublement, composition et
dérivation simple.
Du redoublement.
On forme par le redoublement : !<> un certain nombre
de noms collectifs ; 2o un certain nombre de verbes
augmentatifs ; 3o des superlatifs.
(1) Der graimmatàsehe Bau ier ÀlgonkinSpraehen, p. 7.
«0
— 982 —
i^ hacha, arbre; hacha-hacha, forêt.
tiu, sable ; tiurtiu, désert.
runa, homme ; runorruna, peuple.
9ara, maïs ; sara-sara^ champ de maïs..
hua$ij maison ; huasi-huasi, village, etc.
S^ aka, chicha ; aka-aka^ faire plusieurs fois de la chicha.
allca, faute ; allca-allcay fs^ire beaucoup de fautes.
achca, beaucoup ; achca-achca, augmenter, etc.
S^ ehaki, sec; chaki-chaki, très-sec, etc.
De la composition.
Le kechua possède un certain nombre d'interjections
qui forment des verbes en se composant avec ni, dire,
procédé qui présente quelque analogie avec celui par
lequel le mandchou exprime un très-grand nombre d'idées
, (en ' postposant se-me, participe présent I du verbe se^
« dire », à des onomatopées et à des interjections simples).
Exemples :
Acau ! interjection de douleur : acaU'-m^ se plaindre.
Acaya ! interj. par laquelle une personne qui est impor-
tunée exprime son impatience et le désir d*étre
débarrassée d'un importun : acaya-ni, renvoyer un
importun.
Achayl interj. d'admiration : achay-ni, admirer.
Ala! interj. de pitié : ala-niy avoir pitié.
Alalaul interj. exprimant la douleur causée par la
sensation du froid : alalaU'^i^ se plaindre du froid.
AmapasI interj. équivalant à < peu importe! » : aniapc^'
ne, être indifférent.
Aray ! interj. de colère : aray-nij se mettre en colère.
— 363 —
Okh! interj. exprimant la fatigae : okh-ni, se plaindre de
la fatigue.
Huay ! interj . exprimant la pitié, la honte : huay^ni^
plaindre, avoir honte.
Le verbe ni se compose également avec quelques
adverbes : .
Ama, non ; ama-ni, interdire, prohiber.
Ari, oui ; ari-ni, affirmer.
Au, oui ; au-ni, affirmer.
Y, oui ; y-fHy croire.
Ichach, peut-être ; ichach-ni, douter, etc.
La composition se fait : !<> de substantif à substantif ;
2o de postposition à substantif ; S^ de substantif à nom
verbal ; 4® de nom verbal à nom verbal ; 5<> de nom
verbal à substantif ; 6« de nom verbal à verbe ; 7« de
substantif à a(]jectif; 8<» de substantif à adverbe; 9^ d'ad-
jectif à substantif et à nom verbal; 10<> d'adverbe à
adjectif et à nom verbal; 11® de substantif à verbe;
12o de verbe à substantif.
1® Anta-cori, mélange de cuivre et d'or : anta, cuivre
+,con, or.
Aya-huasi, tombeau : aj/a, cadavre 4- huasi, maison.
Sua-masi, complice d'un voleur : sua^ voleur + masi,
compagnon.
Iscay-'sonco, faux : iscay, deux + sonco, cœur.
Puncu-camayok, portier : puncu, porte + camayoh,
officier.
Cusco-runaj un homme de Cusco : Cusco, nom de
ville + Tuna. homme.
AkU'Uicsay amateur de chicha : akày chicha + uicsa,
ventre.
— 364 —
Cari-huarmi, époux : cari, homme + huarmi, femme.
Vira-cochaf surnom de soleil : uiraf graisse + cocha,
lac.
Cori'caytu, fil d'or : çori^ or + caytu, fil.
Mamorcocha, la mer : mamaj mère + cocha, lac.
Antorsiui, anneau d'or : antay cuivre + siui, anneau.
^^ Hahtui-pacha, ciel: hahuay sur +î>acAa/ terre.
Hu^ca-pacha, enfer : hucu, dans + pacha, terre.
Chaupi-marca, nom d'un village du Pérou central:
chaupi, au milieu + marca, village, etc.
S^ Antis-oncoy, la fièvre des Andes : Antis, Andes
+ (mc(hy, être malade.
Aychormicuy, Fleischtag : aycha, viande + micury,
manger.
Pacha-camàk, le Créateur : pacha, terre + cama-k, le
créant.
Killa-hiianukj^ dernier quartier de là lune : killa,
lune + huanu-k, le mourant.
Micha-cay, avarice : micha, avare + ca-y, être.
Callu-chipachina, bâillon : callu, langue + chipa-chi-
na, le devant saisir , retenir, etc.
4« Uinay-cak, éternel : uina-yy croître + ca-fe, étant.
Unay-cak, chose antique : una-y^ tarder + ca-*^
étant, etc.
5<^ Manchakrsonco, un poltron : manchork^ craignant
+ sonco.
Arpana-pachaj le temps de sacrifier : arpa-na^ devant
être sacrifié + pacha , temps.
Asik-nahui, visage gai : asi-k, riant + nahui, œil.
Awcay-ftwancar^ tambour de guerre : auca-y, le
batailler + hmncar.
Punuk-masi, schlafkamerad : panu-kj dormant
+ masiy compa^on, etc.
6« Hispay-piti, Harnleiden : hispa-y^ das Pissen + piti^
sterben, etc.
7» Uicsa-huntaj qui est sur le point d'accoucher : uisca^
ventre + hunta^ plein, etc.
8<> Hacha-sapa, un lieu rempli d'arbres : hacha, arbre
+ sapa, uniquement.
Smca-sapa, quelqu'un qui a un grand nez : senca^
nez + sapa, uniquement.
Kiri'Sapaj quelqu'un qui est couvert de blessures :
kiri^ blessures + sapa, uniquement.
9^ Ancas-cocha, le lac bleu : ancas, bleu + cochay lac.
Vpa^runa, Indien dont le langage est inintelligible :
upay muet + runa, homme, Indien.
CarhuormayUj nom d'un fleuve : carhua, jaune
+ mayUy fleuve.
AlU'Causay, la vertu : alli, bon + causory, le vivre.
\^ Mana-alli, mauvais : mana, non + allij bon.
Mana-yachak, ignorant ; mana, non + yacha-ky
savant.
11<» Yana-huacta, Schimpf auf einem faulen Arbeiter :
yam, domestique •{• huacta, frapper.
Runortucu, devenir homm^ : runa, homme + tum,
devenir, etc.
12o Arui'cachu^ plante grimpante : ami y être entortillé
+ cachu, herbe.
Aynormita, la floraison : ayna, fleurir + mito,
époque.
CorO'CallUy sans langue : coro^ mutiler + callu^
langue.
OiUt
— ODD —
Huancu^ncrij qui a les oreilles coupées : huancu,
mutiler + rincri^ oreilles.
Il y a en kechua beaucoup de mots dont la longueur
peut faire illusion, à première vue, comme par exemple
apuscachayiiinakpachallan, qui ne s'enorgueillit jamais;
mais ce long mot n'est pas autre chose qu'un composé
binaire : apusçachay-ni-nak, qui ne s'enorgueillit pas
+ pachallan, alors. C'est que les mots dérivés entrent en
composition comme les thèmes primaires et que apusca-
chayninak s'analyse en apu-sca, nom verbal de apu, être
puissant + cha, sufGxe .de dérivation verbale + ni, copule
+ nak, suffixe anti-possessif.
Les composés de plus de deux éléments paraissent n'être
pas très-nombreux. Exemples :
Rumi-rumi-nan, chemin pierreux : rumi, pierre + rumi
+ nan, chemin.
Tica-sapa-nan, un chemin couvert de fleurs : tica, fleur
+ sapa, uniquement + nan, chemin.
Achuch-TH-sonco, quelqu'un qui adresse volontiers des
reproches exagérés : achtieh, interjection + nù dire
+ sonco, cœur.
Pacarik-acllu-pachallan, bègue de naissance : pachari-k,
naissant + acclu, bègue + pachallan, alors, etc.
Il importe de noter soigneusement qu'en kechuà les
mots se composent par simple juxtaposition ^ c'est-à-dire
SANS EMBOÎTEMENT NI EMPLOI DE COPULES.
Cependant la composition pc^ut se faire par un procédé
véritablement grammatical, lequel consiste k mettre au
cas génitif le premier terme et à sufâxer au second le
pronom de la troisième personne. Ainsi au lieu de çhacra-
pirca, le mur du jardin (chacra, domaine, jardin + pirca.
— 367 —
mur), on peut dire : chacrarjhpircoriiy du jardi^ mur de
lui. Exemples :
' Ai/o-p-uma-n, crâne d'un squelette : aya-^, du cadavre
+ uma^n, tête de lui.
Hacha-iMieke'n, gomma : hacha-p^ d'arbre + ueke-n,
larmes de lui.
Coschp-mama-n, la belle-mère de la femme: co$a-p, du
mari + mama-nf mère de lui, etc.
De h dérivation.
La dérivation s'opère par la suffixation aux thèmes
primaires d'éléments ayant perdu l'existence individuelle.
Dérivation nominale. — Les suffixes de dérivation sont
les suivants :
l^ -^ok, qui sert à former des noms possesseurs.
Exemples :
Coya^ mine : coya-^ok, un possesseur de mines.
Camay fonction, office : camxi-yok, fonctionnaire, officier,
artisan.
Huarmiy femme : huarmi-yoky un homme marié.
Kellayy fer, métal : kéHay-ni-yok, qui a du fer.
Yachachi'k, qui enseigne : yadiachik-e-yok^ qui a un
maître, disciple.
Chunca, dix ; kimsa, trois : chunca kimsa-ypk, dix ayant
trois, treize, etc.
2<» -naky qui sert à former des noms privatifs. Exem-
ples:
Marna, mère : mam^^-naky qui n'a pas de mère.
Yacu, eau : yacu-nak, qui n'a pas d'eau.
Yahuar, sang : yakuar^nak^ qui n'a pas de sang.
— 368 —
Yachaki'k, maitre : yachachik-e-mk^ qui n'a pas de
maître, etc.
3<> 'Utin, qui donne aux thèmes une valeur collective
variable. Exemples:
PL. Ayllu^ tribu: ayllu-ntin, tous ceux qui appartiennent à
la tribu.
Chacra, domaine : chacra-'ntin, tout ce qui appartient
au domaine.
6. Socta, six : socta-ntin, tous les six ensemble.
7. Hacha^ arbre ; sapi, racine : hacha sapi-^tin, l'arbre
avec ses racines.
5. Masi, compa^on : masi-ntin, couple, paire.
c. Punchau, jour : punchaii-ni-ntiny tout le jour.
Killa, lune, mois : killa-ntin, tout le mois.
6. Cosa, le mari : œso^tiriy le mari et la femme.
Marna, là mère : mama-^tin, la mère et l'enfant.
Vsusiy la fille : umsi-ntinj la fille et la mère.
Panay la sœur : pana-ntiriy la sœur et le frère.
Apaj fardeau : apa-ntin, les jumeaux (les portés
ensemble), etc.
4* -pura, qui exprime un rapport de réciprocité, de
mutualité. Exemples :
Llamkark, travailleur : llamkak-pura, ceux qui travaillent
ensemble.
Ayllu, tribu : ayllihpura, les parents.
Callpa, force : callpa-puray avec une force réciproque.
Cam-pura, vous mutuellement, entre vous, etc.
5« 'kaay qui exprime le mépris. Exemples :
Chacray champ : chacrorkaa, champ stérile.
Runa, homme : runa-kaa, un petit homme.
Llamaf lama : llamorkaa^ un mauvais lama, etc.
— 369 —
Kaa est en réalité une interjection de mépris qui se
compose avec les nom^.
6<> -lla^ qui exprime l'amitié, la tendresse. Exemples :
Huahua, enfant : huahm-lla, un enfant chéri.
Allca, chien : allcu-lla, un chien mignon, etc.
On forme des adjectifs correspondant aux adjectifs
allemands en c -bar > et en c wurdig », en sufQxant :
a. La particule affirmative -mi au datif du nom verbal
eîi -y :.
Muna, aimer : munchy-pak-mi, aimable.
Apa, porter: apa-y^ak-mi, poTtatif.
6. 'Cama, < fonction, mérite >, soit au nominatif, soit
au datif du nom verbal en -y ; *
Muna-y-cama^ munory-êama-^k, aimable.
y. Ce même cama au nom verbal futur :
Muna-norcama, muna-na-camorpak.
a. La particule -ito au nom verbal en -y, redoublé :
Munay-munay-lla, aimable ; apay-apay-lla, portatif.
Dérivation verbale. — L'identité primitive du nom et
du verbe se révèle, en kechua par ce fait,qu*un grand
nombre de verbes exprimant les actions de confectionner,
faire, préparer, recueillir, amasser, ne sont autre chose
que des substantifs, des adjectifs ou des adverbes conju-
gués. Exemples :
Chicha, mocassin : chicha-n-y, je fais des mocassins.
K^tty trompette : kepa-n-y^ je joue de la trompette.
Llamta^ bois : Hamto-n-yy je coupe du bois.
RurUj fruit : ruru-n-y, je cueille des fruits.
Challhua, poisson : challhua^-yy je pêche.
CachUy chiendent : cachur-n-yy je mange du chiendent.
Michai économe : micha-^firy, j'économise.
— 370 —
ïHutu, fin : nul'Urn'y, je mouds fin.
Hina^ ainsi : hina-n-y, je fais cela "ainsi.
Huyhua^ animal domestique : huy^ua-n-y, j'élève des
animaux domestiques.
Llica^ filet : llica-n-y, je prends dans ua filet^ etc.
. On dérive un certain nombre de verbes, des substantifs,
en sufiixant ^à ceux-ci les particules : -cha, "Ucha^ "Uiy
-llicu, -lUchi. Exemples :
ce. Huasi, maison : huasi-cha^-y ^ je bâtis une maison.
Huachi^ flèche : huachi-cha-n'yj je fais des flèches.
t. Uma, tête : uma-ncha-n-yf je frappe sur la tête.
Rincri, oreille : rincri-nchcHi-y , je tire l'oreille.
7. Cachif sel : cacki-ncha-'ipy, je sale.
Cm, or : cori-ncha^iii^ ^ je dore.
Titi, plomb : tUi^ncha-nry^ je plombe.
l. Rumif pierre : rumi-pi'ndia'ti'yj je place sur la pierre.
Pirca^ mur : pirca-pt-ncharn-y, je place sur le mur.
c. UstUa, soulier : uwto-Ui-n-y, je mets des souliers,
u^to-/Zt-cu-n-j^, je me mets des souliers.
usutaMichi'^'y, je .mets des souliers à
autrui.
On dérive un certain nombre de verbes, des adjectifs,
en suffixant à ceux-ci les particules -cha, --chanaj -ymana,
-ya. Exemples :
ce. ïiausa, aveugle : nausa^chorn^y , j'aveugle.
Sumak, beau : sumak-cha-n-y, j'embellis.
Tacsa, court : tacsa-cha-n-y, je raccourcis.
6. Upa, muet : upordux'iia'iMf ^ je deviens muet.
Capork, puissant : capak^ana-n-y, je deviens puissant.
Huacchaj pauvre : huaccha-chana-n^ , je deviens
pauvre.
— 374 —
y. Llakay mdÀgre^: Uaka-^mam-it-y , je deviens maigre.
Kellu, jaune : kellurrymana-nry^ je deviens jauu0.
8. Machu, vieux : machu-yor-n-y, je deviens vieux.
Corner y vert : comer-ya-n-yy je deviens vert.
AMt, bon : alU-ya-n-y, je guéris.
On dérive un grand nombre de verbes de& verbes eux-
mêmes, en suftixant à ceux-ci une quarantaine de parti-
cules. Voici, à titre d'exemples, le tableau des dérivés de
plusieurs verbes :
i^ Alli, bon : allùcha, faire bien quelque chose, arranger,
orner, etc.
Allicha-cu, arranger pour soi-même.
AlUcha^chi^ faire arranger par autrui^
Allicha-na-cu, se parer l'un l'autre.
Alli'Cha-payay faire beaucoup de bien, régaler large-
ment.
Alli-cha-payor-cu^ demeurer longtemps paré.
Alli'Chorra-ycu, faire quelque chose de bien en faveur
d'Un autre.
Alli'chor^, faire quelque chose de bien en faveur d'un
autre.
AlU-chchrif recommencer à arranger.
Alli-chcHr-paya, approvisionner quelqu'un pour un
voyage.
Alli'Chor'ta'mUy arranger et s'en aller.
2« Asif rire.
Asi'CUy se moquer.
Asi'cunorcu^ se moquer l'un de l'autre.
Asi-chij exciter le rire..
Asirchir-cUj se laisser aller à rire.
Asi-paya^ rire avec excès.
— 372 —
Asi-paychchaca, se moquer de tout.
Asi-payorchi-oa^ laisser rire après soi.
Asi-ra-ya^ rire pendant longtemps.
Asi-rco-cu, cesser de rire.
Asi-ri-cu^ commencer à rire.
3« Co, donner.
Co'CUy s'offrir, se donner soi-même.
Co-cU'nayay avoir plaisir à se donner, être sur le point
de se donner.
Co'Chij faire que quelqu'un donne.
Co-chi'CUy faire que quelqu'un se donne.
. C(hmUf aller donner.
Co-na-m, se faire mutuellement des présents.
C(y-pUi rendre, restituer, donner pour un autre.
Co'ri, donner de nouveau.
Cù-ta-mu, donner en s'en allant, etc.
4« Ahuay tisser.
Ahiia-chcaj être occupé à tisser.
Ahua-rayaj tisser pendant longtemps.
Ahua-riy commencer à tisser.
Ahua-ri'pUj continuer à tisser.
Ahua-rcOy cesser de tisser. ^
Ahua-usij aider à tisser, etc.
5<> Airma, baigner.
Arma-cu^ se baigner.
Arma<U'chcaj être occupé à se baigner,
ArmorChùrcUj cesser de laver quelqu'un.
Arma-mu, aller se baigner.
Arma-pa-cu, se baigner avec excès.
Arma^raya, demeurer longtemps au bain, etc.
6» Apa, porter.
— 373 —
ApcHM, porter avec soi.
Apa-chi, faire porter, envoyer.
Apa-chi-pUy renvoyer.
Apa-chi-^y envoi; apa-chi^-cacha, envoyer souvent.
Apa-chp-y-cu, envoyer des présents.
Aporchi-cii-pUy se laisser prendre quelque chose faute
de circonspection.
Aporpu, porter quelque chose pour un autre, dérober.
Apa-pu-cu, reporter quelque chose là où on l'avait pris.
AporTaya, être chargé.
Apa-rca-ri, porter plusieurs choses en même temps.
Apa-ri, porter sur le dos.
Apa-ri-cu, être chargé.
Apa-ri'chi^ charger.
Apa-r-payUy déposer en chemin sa charge, etc.
Le kechua possède un certain nombre de particules
finales qui se suffixent aux noms, aux pronoms ou aux
verbes, afin d'ajouter à leur signification propre des
nuances de renforcement, d'affaibUssement, de temps, etc.
L'emploi de ces particules est d'autant plus à noter que
cette partie de la grammaire kechua constitue, suivant
l'expression de M. de Tschudi : « einen grossen Theil der
Feinheit der Sprache. » Quelques exemples suffiront :
-cha ou '^h, suivant que le mot [auquel il est joint se
termine par une consonne ou par une voyelle, exprime la
possibilité ou l'ignorance.
noca, moi, noca-ch, peut-être moi.
I>t, qui? pi'Ch, je ne sais pas qui.
pi'P'Chaj je ne sais pas de qui.
ima, quoi? imorch^ je ne sais pas quoi.
-lia suffixe équivaut à « seulement ».
-3îf4-
cay, celai, cela ; cay-Ua^ cela senlénléût ; cay^Uchta-m ^
ricu^'Canyy j'ai vu seulement cela.
yahuoTy sang; yahuar^i'Ua'-y , rien que mon sang.
maU^ main ; fiMkiAlùryhi^ ta main senlement, donne-
moi la main.
-« ou sii suivant que le mot se termine par une con-
sonne ou par une voyelle, équivaut à c on dit > •
"noca^ moi; flocons ^ on dit que moi.
oam, toi ; cam-H, on dit que toi .
I», qui? pis, qui dit-on?
ima^ quoi? ima^s^ que dit-on?
pi htiarmi-Sf quelle femme dit-on ?
collki'Cta-m'Si stUMhhiy on dit que tu voles de l'argent.
apa-^irki'S œllki-^Orniy on dit que tu portes de Targent.
-ariy sufTixé aux verbes, équivaut à c maintenant donc >.
upia, boire ; apia-^J-ari, bois donc !
En résumé, le kechua est caractérisé : lexiologiquementf
par le procédé de la composition sans emboîtement et par
celui de la dérivation au moyen des suffixes; grammati-
calement, par la suffixation de tous les indices de relation,
par ridentité morphologique du pronom-sujet et du pro-
nom-objet, et par le polysynthétisme consistant exclusive-
ment dans l'affixation des pronoms personnels, en qualité
de pronoms-objet, au nom, k la postposition, à l'adjectif,
aux pronoms interr(^atifs, au génitif des noms, au géni-
tif des pronoms substantifs, et au verbe.
Lucien Adam.
Là CONJUGAISON
DANS LES LANGUES DRAVIDIENNES
Je ne prétends point traiter avec tous les détails qu'ils
comporteraient les importants problèmes que soulève le
grave sujet de cette étude. Je me propose seulement
d'en présenter une esquisse sommaire, un tableau d'en-
semble, qui puisse donner une idée de la structure
propre au système de langues qui vivaient dans le sud de
l'Inde, pendant que les Aryas occupaient encore les hau-
teurs de l'Asie centrale. Ce travail est donc principalement
scientifique, et pourtant j'ose espérer qu'il sera utile,
même au point de vue pratique : il est toujours bon de
se rendre compte du comment et du pourquoi des phé-
nomènes linguistiques, et la méthode n'est jamais de
trop quand il faut saisir les caractéristiques, les origi-
nalités d'un idiome qu'on se propose, suivant la définition
vulgaire, c de parler et d'écrire correctement > .
Le cadre de cet essai est tracé par la nature même du
sujet. Qu'est-ce, en effet, que le verbe ou, plus exacte-
ment, que la conjugaison ? Seulement l'expression simul-
tanée de relations suivant le temps ou l'espace ; de là
deux éléments proprés à toute dérivation verbale : l'élément
temporel, le signe du temps, et l'élément d'espace,
l'élément sur lequel porte la relation exprimée, l'élément
personnel, le signe de la personne. Temps et personne y
voilà en quoi la conjugaison dilSère de la déclinaison,
car celle-â ne s'occupe que du lieu, de la place du
— 376 —
sujet. Maifi cela n^est pas tout ; l'élément personnel peut
être intéressé de deux façons différentes : il peut être
agent ou patient, sujet ou régime ; d'autre part, le
temps peut être divers et peut au moins offrir les trois
alternatives de présent, passé et futur. Enfin, l'idée
significative dont les relations sont à exprimer peut
varier dans sa nature intime au point d^étre positive,
précise, concrète ou abstraite, vague, contingente ; il y
aura par suite, de ce chef à rendre ce que j'appelle les
relations d'état et qu'expriment les variations formelles
connues sous le nom de modes. La conjugaison peut avoir
à traduire encore d'autres idées pour ainsi dire subor-
données, accessoires, celles par exemple de causalité, de
coercition, de répétition, de continuité, de commence-
% ment, d'affirmation, de négation, sans parler des deux
grandes divisions connues, des deux principaux points de
vue auxquels peut être envisagée l'idée significative, selon
qu'elle est considérée comme agissant en dehors d'elle ou
comme ayant son objet en elle-même ; c'est ce qu'ont
pour but de mettre en relief les voix dérivées. De plus,
il est parfois nécessaire de tenir compte des nuances de
chacun de ces temps, modes, personnes, voix, c'est-à-dire
des variations que l'élément significatif qui correspond
à chacun d'eux est exposé à subir indépendamment des
autres. Il est enfin utile d'exprimer les circonstances qui
servent isolément à traduire analytiquement les conjonc-
tions des langues modernes. On voit, par là combien est
multiple le rôle du verbe et de quelles nombreuses modi^
fications il est susceptible pour présenter simultanément
l'idée complexe qui résulte de toutes ces composantes.
Nous avons à chercher ici si les langues (ilravidiennes
— 377 —
savent les rendre toutes, comment elles les rendent et
par conséquent quelle place elles doivent revendiquer dans
la série générale des langues.
§ !•'. — Préliminaires.
Le tamoul, le canara, le télinga et le malayâla sont les
plus importantes et les mieux étudiées des langues dravi-
diennes. Ce sont elles qui me fourniront les éléments princi-
paux de cette étude ; c'est à elles que je voudrais réserver
l'épithète de < littéraires » que le docteur Caldwell donne
aussi au tulu et au j^u^agu ; ces deux derniers idiomes
sont d'ailleurs remarquables, le tulu surtout, au point de
vue linguistique, et je leur emprunterai d'utiles rensei-
gnements. Je me bornerai à quelques traits spéciaux, en
ce qui concerne le tuda, le kota, le gond, le khond, le
rajmahali et l'urâon : ces patois sont peu connus, et les ^
documents manquent encore. Le tuda a été pourtant
l'objet d'un travail grammatical {Outlines of ihe tuda
grammar, par le savant G.-U. Pope, dans A phrenolo-
gist among the Tudas, du colonel W.-E. Marshall. London,
1874, in-8 de xx-27'1 p.) ; mais ce mémoire, d'ailleurs
très-sommaire, laisse place à bien des questions que
j'essaierai de résoudre un jour (1).
On sait que les douze langues dont je viens de répéter
(1) Je ne puis citer, en détail, tous les livres spéciaux -que j'ai con-
sultés, outre l'excellent ouvrage d'ensemble de Caldwell; je dois
beaucoup aux grammaires de Ziegenbald (1716), Beschi (1738), An-
dersen (1821), Rhenius (1836), Graul {OuUines, 1856), Dupuis (1863),
21
— 378 —
•
les noms n'ont point de système graphique propre. Elles
s'écrivent à l'aide de trois alphabets (tamoul, canaro-
télinga, malayâla) formés assez tard sur des caractères
étrangers et plus ou moins bien adaptés à leur système
phonétique. Il en"' résulte que, dans les transcriptions
européennes de ces langues, on peut se trouver embar-
rassé pour exprimer certaines lettres dont la prononcia-
tion varie. Je la résous par une transcription multiple,
quand la différence de prononciation est organique ; par
exemple je rends par ai et ei la première diphthongue,
par k ei g la première gutturale. En revanche, je ne
tiens pas compte des nuances euphoniques évidemment
modernes (1), par exemple du ts et du dz, adoucissements
de tch et dj en télinga devant a, a, o, ô, au.
Je transcrirai donc ainsi qu'il suit l'alphabet tamoul qui
résume les deux autres : a, a, i, i, w, û, é, ê, ai fd),
0, ô, au (2). — k (g), ç (dj, tch), t (d), t (d), p (b),
r' (V, d'); û, A, n, n, m, n' ; y, r, l, v, j, L Si
j'avais à m'en serv,ir, je transcrirais *g {g avec l'esprit
rude), l'aspiration explétive que les grammairiens tamouls
nomment âydam. Le demi-anusvâra du télinga peut être
pour le tamoul; à celles de Garey (18U), Gampbell (1816), Brown
(1840), pour le télinga; à celles de Garey (1817), Mac-Kerrell (1820),
Hodson (1858), G. Wûrth (1866), P. Kittel (édition d'une grammaire
native, 1875), pour le canara; à celles de Peet (1841) et Gundert
(1868), pour le malayâla; à celle du col. Gole (1867), pour le ku4agu,
et à celle de firi^el (1872), pour le tu]u.
(1) J'étudierai prochainement les très-curieuses variations phoné-
tiques dont le tamoul contemporain ofifre de nombreux jexemples.
(t) Ce son est primitivement étranger aux langues draridiennes. —
Le tuda parait posséder accidentellement ô (eu de c fleurs >) et û (u
de c pur >).
— 379 —
représenté par m sous -pointé. La consonne que je
transcris j est le /' d'Ariel, r de M. Galdwell, l avec
deux points ou un trait au-dessous de la Mission de
Mangalore. Lorsque ç est médial et doublé, il se pro-
nonce tch; je le transcris alors ttch pour marquer la
double lettre. — Je représente par u Yu presque muet du
tulu.
§ IL — Signes personnels.
Dans aucune langue^dravidienne, les éléments personnels
ne figurent dans le verbe qu'au sujet, sous une forme
réduite de celles des pronoms personnels ou démonstra-
tifs ; ils sont suffixes. Le pronom régime direct ou
indirect n'est jamais agglutiné. On sait que les langues
dravidiennes ont deux nombres (singulier, pluriel) et trois
genres (masculin, féminin, neutre), qui se réduisent à
deux au pluriel (masculin-féminin et neutre) (1) : c'est
seulement aux trc^sièmes personnes que les genres sont
distingués dans le verbe, comme c'est le cas dans les
langues analytiques modernes ; seulement au lieu de c il
mange, elle mange », les Dravidiens disent c mange-il,
mange-elle ».
Voici quels sont les suffixes pronominaux, toujours
rejetés à la fin de l'expression verbale :
(1) On sait que le téimga et le gond n'ont pas de féminin singulier;
au singulier, tous les noms de femmes sont neutres. Il en est de même
pour tous les noms d'enfants dans toutes les langues dravidiennes, au
pluriel comme au singulier.
- 380 —
PHBMIÈliB PKRSONNK. DEUXlàMB PERSONNE.
Siog. Plar. Siog. Plur.
Tamoul. en, en, an. am^dm,emtêm,ôm. dy, ôy, ei, t. tr, ir,
Télinga.
nti,
nt, vu, !
n.
mu, mt.
vu, v%.
ru,r%,
Ganara.
en,
en,inu,ineje*
evu, êvu, èta
1
ay^X
îye, e.
ir,iri,iri,ak.
Malayàla.
in.
ôm.
dy.
ir.
Tulu.
e.
a.
a.
arû^
Ku4aga.
i,e
,11.
a, i. II.
iya.
ira.
Tada.
en,
eni, tfit.
emi, tmt.
i, e.
i, e.
Kôta.
e.
eme, êtne.
m
t.
iri, iri.
Gond.
dn.
na.
dm, am, (hi.
ni, i.
U.
Khond.
tn.
ià, e.
dmu.
t.
êru, dru.
TROISIÈME PERSONNE.
Mue.
ling.
Fim. siDff.
NMioff. M.
, t plnr.
N.plor.
Tamoul.
an, dn.
àl,dl.
adu,um. ar.
dr.
a.
Télinga.
nu.
nu.
nu.
ri.
nu.
Ganara.
am.
al.
du, tu
\. ir.
ar.
vu.
Malayàla.
an^ dn.
aH.âi.
adu.
ary
âr.
a.
Tulu.
e.
alû.
dû.
an
i, erû.
a.
Ku^agu.
a,anay
aiû.
a, ana, atû.
atû.
ira
.
au
Tuda
•
i, adi.
t, adi.
i, adi,
i, adi.
i, adi.
Kôta.
a, 0.
a, 0.
0, e.
a,i
0.
a, 0.
Ce sont là évidemment les restes des pronoms person-
nels altérés. On trouve dans les vieux auteurs tamouls
des suffixes plus complets : vâju-nam c nous vivrons »
{Kur'al^ CSX, 3), et mudittu-nâm « nous avons terminé »
{Râmâyana, I, vu, 18, et Tiruvileiyâdal purâna, pays, i).
Nam et nâm remplacent ici am, âm ou êm.
On trouve, mais très-rarement, al à la première per-
sonne du singulier : vilambuval o: j'expliquerai :» {Çindch
mani, III, 179); c'est une permutation de an.
Les formes brèves sont généralement en tamoul pré-
cédées d'un suffixe intercalaire an {riadandân et na^an-
danan) compensatif ; j'aime mieux cette explication que
— 381 —
celle de M. Caldwell, qui fait de ces formes des parti-
cipes en a avec n euphonique ; si nadandân = nadan-d-
an, nadandanan = naçtan-d'an-an et non nadan-da-n-an.
— En tamoul moderne, adu est aussi neutre pluriel. En
tamoul ancien, um, terminaison neutre du futur, s'emploie
aussi au masculin et au féminin, singulier et plyinel. Au
pluriel neutre, on trouve même ungal {gai est le suffixe
déclinatif de pluralité); cf. Çindamani, chant IV, st. 17 :
ur'ungal « approchez », et chant XIII, iduûgal c ils
donneront ».
De pareilles formes en gai ont été dérivées pour
toutes les personnes du pluriel dans le dialecte moderne
où le pluriel simple est devenu le singulier honorifique.
Quand on a pris l'habitude de dire çéydîr c vous avez
fait » à une seule personne, on a dû dire à plusieurs
çéydirgal, où le pluriel est marqué deux fois, par r et
par gai. Les pluriels pléonastiques de deuxième et de
troisième personne en irgal, ârgal sont prononcés en
tamoul vulgaire comme s'il y avait îûgaly ângal; on sait
que le pluriel des pronoms personnels était primitivement
en m (M. Caldwell voit dans ce m un reste de um t et d) (1).
En tamoul vulgaire d'ailleurs, ces formes pléonastiques
sont également employées en parlant d'une ou aune seule
personne (2).
^1) Le basque a, dans la suite des temps^ réduit son pluriel ancien
de seconde personne à n'être plus que le singulier honorifique, et il a
développé des pluriels pléonastiques. Il dit, par exemple, zu « vous »,
et zuek c- vous plusieurs » ; dezu c vous l'avez », et dezute c vous,
plusieurs, l'avez ». Il a un suffixe de pluralité, usité seulement devant
les suffixesi locaux, qui n'est autre que la copulative eta c et ».
(2) Il ne faut pas oublier que les tamouls font entre nâm et nâûgal^
c nous », une autre différence, dont l'analogue est habituel aux langues
— 382 —
L'emploi respectueux du pluriel pour le singulier est
d'ailleurs assez ancien en tamoul. Beschi, dans sa gram-
maire du haut dialecte, dit le contraire, au moins en ce
qui concerne la seconde et la troisième personne. Il
aflirme n'avoir rencontré qu'un seul exemple du singulier
pour le pluriel, à la str. 25 du chant YIII- du Çindâ-
mani, où la reine Vidjâyâ dit à son ûls Djivaka, dans un
violent transport de joie :
KdU(ig(UiummeïnUtakayatHyefkânavBXkdïr
Çêft^amparudirnârbU'çtvagaçkBai^\ rê
« Vous êtes venu me voir, moi misérable qui vous ai
abandonné au milieu du bois, ô votts seigneur Djivaka,
dont la poitrine est un jeune et resplendissant soleil. »
Je suis étonné de cette affirmation catégorique de
Beschi, car je puis citer plusieurs exemples analogues.
Pour les trois personnes, on en rencontre dans la troisième
partie des Kur'al de Tiruvalluva, dans le Prabhuliûgalilâ,
dans le Râmayana de Kamban. Je ne citerai qu'un
exemple tiré du Nâichadha d'Adivîrarâmapândya (ch. XIV,
str. 33) :
Kût'fur*ajta4anka^âvikoHeikov4^v^^é vi
Mâft'amon'd*urHyâdinnan'madmugankôttiniD*à'ir
ÇêVfidajkamalappôdiltirundijeiyB.ïk*ei^irkd da
Ldfl'umdr'évan*koldçeikkadal'padumaliyên'fâ,.nê
C'est Nala qui dit à Damayanti : « Vous êtes là debout,
américaines : le premier est inclusif, c'est-à-dire qu'il comprend ceux
qui parlent et ceux à qui Ton parle ; le second est exclusif et ne com-
prend pas ceux auxquels on s'adresse, nuance qui est rendue dans les
langues romanes par les composés notis autres^ nosostros^ wi allri.
--383 —
inclinant votre visage de lune, sans prononcer nne seule
parole et lançant des regards qui, pareils à la mort,
dévorent mon âme, ô vous qui ressemblez à la déesse aux
beaux bracelets dont la demeure est la fleur du lotus aux
pétales épanouies dans la vase ! Comment supporterai-je
mes désirs, moi misérable qui me suis plongé dans la
mer de la volupté? ».
L'impératif présente quelques formes particulières dont
nous parlerons plus loin (§ IV, modes).
§ III. — Signes temporels.
. Dans le verbe dravidien, le temps est marqué par un
suffixe spécial qui s'intercale entre le radical et le signe
personnel : çéy c faire » et (îy « toi » donnent çéy-gir'-ây
c tu fais », çéy^'ây c tu as fait ».
Le nombre des temps n'est pas le même dans toutes
les langues congénères. Le tamoul et le malayâla n'ont
que trois temps (passé défini, présent, futur aoristique);
le télinga et le canara en ont quatre (passé défini, présent)
aoriste, futur); le tulu en a quatre aussi, mais différents
(passé défini, passé indéfini, présent, futur) :
L Passé. — Le signe général du passé est la consonne
d ou la voyelle L Le tamoul, le canara, le malayâla
emploient, suivant les verbes, ces deux terminaisons ; le
télinga se sert exclusivement de i; le tulu forme son
premier passé comme les trois langues ci-dessus, en d
ou i, et son second en ajoutant encore d {itte, je fus ;
ittudCy j'ai été; malle j je fis; maltUde, j'ai fait; bûriye,
je tombai ; bûrude^ je suis tombé) ; le gond a si ou dji
pour le premier passé et l pour le second ; le kôta parait
^384 —
former le passé en si ; le tuda emploie t {th anglais de
thin) ou tch : les signes de ces trois derniers idiomes
sont évidemment des dérivés euphoniques des explosives
dentales.
Quand emploie-t-on if Quand emploie-t-on df l ne
sert généralement qu'avec les verbes dont le radical se
termine par un u euphonique et comprend avec cet u au
moins deux syllabes, dont la première est longue et dont
la dernière, consonne n'est ni l, ni /, ni r, ni j. D'ailleurs
beaucoup de verbes qui ont i en canara moderne {bâl^i,
ayant vécu, avaient d dans l'ancien dialecte (bâl-du) ; en
tamoul même bien des formes en apparence irrégulières
en d sont rencontrées chez les auteurs anciens pour des
verbes dont le prétérit est généralement en i. Ainsi
M. Caldwell explique avec raison que les soi-disant impé-
ratifs en di sont en réalité des prétérits. Quand Gautama
dit à Àhalyâ {Râmâyana^ I, x, 79) : Yileimagalaneiyani'
yuûhalliyalâdi < deviens nature de pierre, toi qui es
semblable à une ûUe vénale ^^ âdi n. deviens > est pro-
prement â^d'i pour â^yi-fiây a tu es devenue >. J'ai
trouvé l'exemple plus caractéristique encore pôdây a tu
es allé » ou si l'on veut « va », pour pô-yi-nây, dans les
Kur'al de TiruvaUuva, chap. cxiii, str. 3 :
KarumamyWpâvâynipôdâydmtljum
TirunudafkiÙeiyi^a m
i
c femme qui passe devant la noire prunelle [de mes
yeux], va-t-en ; [sans cela] il n'y aurait plus de place pour
le front brillant, objet de nos désirs ».
On trouvera d'autres exemples incontestables de pré-
— 385 -
térits (1) dans les poèmes tamouls : Naichadha (iv, 101,
104; xxn, 20; xxiii, 15), Ramâyana (l, xvi, 54; VI,
XXXI, 87), Kur'al (xxv, 9), Nâlaçliyâr (xl, 8).
Les prétendus futurs en du et dum {çéydUy je ferai ;
çéydum, nous ferons) sont également des prétérits. Dans
la première strophe du Çhidâmani, il iaut traduire ainsi
le dernier vers : € Nous nous sommes approchés des
pieds précieux du dieu chef des dieux ]», têvâditèvan'avan'
çêvadiçêrduman'd'ê.
On a supposé que les formes en i étaient tronquées
de formes précédemment plus complètes en d avec i de
liaison. Cette explication est possible, mais on ne saurait
l'admettre que sous bénéfice d'inventaire, car la théorie
des lettres de liaison est à la fois trop commode et
trop élastique pour suppléer toujours au défaut de preuves
directes.
Il est probable néanmoins que lé signe général primitif
unique était d. On trouve aussi par exemple les formes
en di pour un petit nombre de verbes qui font actuelle-
ment, en tamoul, en télinga et en canara, exception aux
règles générales. Ces verbes, dont le ladical est une
syllabe brève terminée par une explosive à laquelle se
joint un u adventice euphonique, forment leur prétérit
par le simple redoublement de l'explosive finale qui
devient alors forcément dure.
On a ainsi pukkên ce je suis entré > tam., nakkên tam.
= nakkanu can. € je léchai ». Mais, outre que le tamoul
(1) Ces formes en di (ou tti, pour les verbes de forme transitive)
ont aussi quelquefois le sens du présent; exemple: irutti c tu es »,
ayarudi c tu t'évanouis, tu tombes en défaillance m {Naichadha,
xxn, 20; xxm, 15).
— 386 -^
moderne dit pugu-n-d^ et qu'on trouve le gérondif
ancien puguni-â, des verbes de cette classe ont de soi-
disant impératifs en di : hédu-dn € sois perdu, ruiné,
détruit >, c'est-à-dire c tu es détruit », pr. kéttây.
Je n'ai pas à m'occuper ici des modifications eupho-
niques que peuvent éprouver les caractéristiques du pré-
térit ; par exemple sêr'um est pour sel-d-um € nous
sommes allés » dans le vers suivant du Çindâmani (III,
str. 102) : êdanwn'd'illeittchêr'um € il n'y a pas de
motifs, allons ». Çêr'um a ici le sens de c allons, nous
irons ». On trouve de même kor^i € tu as pris » ou
t prends », pour kol-d-i {Ramâyanay VI, xrv). Dên
varie de même undên € j'ai mangé »-, en'd'ên c j'ai
dit », etc.
Quelle est l'origine et la signification propre de ce d?
Le docteur Graul {Outlines, p. 42) y voit le formatif du
affecté à la spécialisation de la racine verbale avec le
sens vague du passée sous la forme du démonstratif
éloigné adu € cela », bien propre à marquer la relation
du temps passé. Cette hypothèse ingénieuse se heurte à
une objection grave, la disparition complète de l'a, carac-
téristique du démonstratif éloigné.
II. Présent. — Le passé ou prétérit est le temps dont
la signification est la plus nette dans les langues dravi-
diennes ; le présent est loin d'avoir la même précision.
Ce temps ne parait point primitif ; il est indiqué par des
suiBxes diflérents.
Le tamoul se sert de gir'u ou gin'd'u {u final eupho-
nique élidable). Les grammairiens ajoutent dnin'd'u,
mais c'est une forme composée dont nous parlerons plus
loin. Le malayâla emploie innu^ unnu, kunnu. Le proto-
— 387 —
type commun semble êlre gin'd'u. M. Graul, se fondant
sur le fait de la communauté de la nasale et sur celui de
l'emploi plus fréquent dans les anciens textes de gin'd'u,
regarde cette forme comme primitive et ne . voit dans
^V'u qu'une corruption plus moderne; pour \\x\{Outlines,
p. 38), gin'd'u est peut-être composé de ^/ signe dont
il sera question au futur, et de irCd'u a aujourd'hui, à
présent >. M. Caldv\rell (p. 385) tend à adopter cette expli-
cation qui est trés-ingénieuse.
Le canara ancien marque son présent par le suffixe
dapy bâl'dap-em a je vis >. M. Kittel (Caldv\rell, p. 382)
explique ce dap par dapUy pour da apa, c'est-à-dire da,
signe du passé, et apa pour aha^ participe futur de
devenir ; le présent en question serait donc proprement
un second futur. Le canara moderne se sert de utj qui
est, suivant le même M. Kittel, le pronom démonstratif
intermédiaire udu.
Le suffixe télinga est tu ou tdiu, que M. Caldv^rell
assimile à Yut du canara moderne. Le tulu a v {mal-
puve, je fais), qui est incontestablement un signe du
futur. Le tuda a fc, affaibli aux deuxième et troisième per-
sonnes en tch. Le kôta a p à la première et à la seconde
personne, fc à la troisième.
En résumé, le présent dravidien semble être une forma-
tion secondaire du futur.
in. Futur. — La signification de ce temps est encore
moins nette que celle du présent. Il exprime non seule-
ment l'idée d'avenir, mais encore celle d'éventualité, de
possibilité, d'état prolongé, d'habitude présente ou passée ;
c'est pourquoi je rappelle futur aoristique. Les grammai-
riens canaras et télingas le nomment aoriste et réservent
— 388 -
le nom de futur à une autre formation, incontestablement
plus moderne, dont le sens est plus exact.
Le gôndi marque son futur par un k intercalé entre le
radical, et les suffixes pronominaux. Le tuda conserve cer-
taines formes en 6 et p, qui doivent être d'anciens futurs;
ersh-jhini et ersh-k-en sont aujourd'hui synonymes et ont
le sens de « je suis » : ce sont primitivement des forma-
tions aoris tiques.
En télinga, l'aoriste est formé par l'addition de du au
radical, peMche-durtiu c je grandirai vraisemblablement » ;
à la troisième personne, le signe disparait et k finale
est nu, avu-nu « il ou elle deviendra i> ; ce nu corres-
pond à Yum tamoul et canara que nous allons retrouver
tout à l'heure.
L'aoriste canara est indiqué par v : bâlvenu c je vivrai
sans doute >. Une autre formation, impersonnelle, consiste
dans l'addition de gum au radical : avam gêyu-gum c il
fera x^, avar mâdu^gum t ils feront d ; cette particule
sera expliquée par le tamoul. — Le futur tulu, malpe 4 je
ferai i, est une forme tronquée ou défective. Nous
avons vu plus haut que cettç langue présente des traces
d'un présent en p ou 6, qui est vraisemblablement un
ancien futur.
Le tamoul est ici, comme presque toujours, - plus
complet ou mieux plus riche que ses congénères. Son
futur ordinaire est en p, b on v : çéy-v-ên € je ferai »,
kan-b'ây € tu verras >, adi-pp-ân € il frappera ». Cette
consonne peut même s'affaiblir en m, surtout quand le
verbe est employé dans le sens aoristique, cf. en'mâr ou
en'man'âr pulavar € les savants, les poètes ont coutume
de dire », pour en'bar [En'mar Çindâmani, m, 149).
— 389 —
A la troisième personne neutre du futur tamoul, tant
singulier que pluriel, le signe du temps disparait, et la
finale qui s'ajoute au radical pur est um : var-um c il
viendra ». Nous avons vu ci-dessus que le pluriel uûgal
se rencontre aussi dans les auteurs. La forme en um
sert même à toutes les personnes. — Le télinga nu fst
son équivalent phonétique.
On trouve, dans les anciens textes tamouls, un autre
dérivatif, g, auquel s'ajoutent les sufGxes personnels :
çéy-g-ên c je ferai ». Ainsi, dans le Tiruvileiyâdal purâna
(version du Hâlâsya mâhâtmya sanscrit), on lit (ch. lxi,
str. 13) : Êvat'çéyvâreikkânênêjeiyêniniyénçéygên « je ne
vois pas ceux qui exécuteraient mes ordres ! moi, misé-
rable, que vais-je faire ? »
Mais, en y ajoutant un u épentbétique, et au pluriel
um, on emploie cette forme sans suffixes personnels :
aleivalampériden'gôyân' [Naichadhay I, 22) « dirai -je
grande l'étendue des vagues ? », où engôyân' est m'gu,
ô, y an « dirai-je, interrogation, moi ». Cf. ëticove ureikkô
€ exprimerai-je ? > dans le premier distique du cxix« chap.
des Kur'âl. — Au pluriel, je citerais l'exemple ungum
c( nous mangerons t> . Ce gum est évidemment le prototype
de la forme canara citée ci-dessus.
Les formes en du et dum, proprement des prétérits,
s'emploient aussi avec le sens du futur. Mais ces du et
duni peuvent aussi s'ajouter au gu futur : çéygudum
c nous ferons lo, kodukkudum c nous donnerons > {Pra-*
bhulingalîlâ, x, 18 et 34). Au même gu peut également
s'ajouter le signe ordinaire du futur v : konarguvan c il
apportera » {Râméyana, VI, xxii, 9); per'uguvan « il
obtiendra » (Kur'al, cxxxui, 8) ; ureikkuvan « il expri-
— ar-
mera » ÇPrabludiàgaiUâ, Xy 90) ; çéyguvam « nous ferons »
{Çindâmani, m, i48).
D'autres formaiionsy irrégulières en apparence, se
rattachent k ce g ; par exemple kangam c nous verrons t
{Kur'al, Gxxxiy 2) ; vâjgalêm c nous ne vivrons pas >
{Çindâmani, m, i49) ; nayakkufiar <x ils désirent » {Râ-
mây.f Yly xxv, 119) ; nîkkugit'pâr c ils rejetteront »
(Çindâmani, l, 5); çudugit'filar < ils ne brûleront pas >
(Râmây., VI, xxvi, 324). Les premières résultent de
l'union directe k gu on g de sufSies pronominaux; la
quatrième est formée de g^in^-b; la cinquième de g et
in* {n' donne phonétiquement f) : ces deux formes sont
analogues à celles du présent (gin'd'u, gir'u) et tendent
à confirmer l'hypothèse explicative de Graul.
Je ne m'occupe pas de l'allongement poétique de um
en ûum : tarûum a il donnera >, pour tarum {Kur'al,
XLiv, A) ; pugûum pour jmgum € il entrera » et pér'ûum
pour pér'um c il obtiendra » {Nâladiyârj x, 9 ; xii, 15);
ni de l'omisSion de u prosodiquement autorisée : pôn'm
pour pUum < il ressemble ^ {Naichadha, i, 2 ; xxiv, 5) ;
sén'mê pour séllum t il ira » avec é emphatique (auteur
inconnu).
Le second futur du canara moderne intercale iy, l ou
d entre le radical et les sufQxes personnels : mâd^iy-ênu
€ je ferai », nudi-d'4nu < je dirai >. En télinga, il y a de
même deux types, ê {i dans certains cas) et eda, tchês^^u
ou tchês-eda-nu < je ferai ».
§ IV. — Modes.
On a distingué proprement, en linguistique générale,
— 391 —
trois états de l'idée verbale, trois modes : le premier est
la simple affirmation ; le second marque la contingence ;
le troisième exprime le désir : <t Je fais, [je ne crois
pas que] je fasse, puissé-je faire ! » ; ces trois modes ont
été nommés indicatifs cmjonctif (ou subjonctif) et optatif.
Les langues dravidiennes n'ont développé qu'un seul mode
qui correspond à l'indicatif.
Le conditionnel^ le potentiel, etc., ne sont pas à propre-
ment parler des modeë ; ils rendent plutôt des nuances
de l'état des personnes que de l'état de l'idée verbale. Il
en est de même de l'impératif. Les langues dravidiennes
ont un impératif à certains égards très-remarquable, que
nous allons examiner ici pour ne pas multiplier nos. divi-
sions en lui consacrant, ce qui serait logique, un para-
graphe spécial. Il n'a bien entendu qu'un temps, et
proprement qu'une personne, la seconde.
Au singulier, l'impératif est formé par le radical simple
du verbe. Quelques exceptions apparentes s'expliquent
par des altérations euphoniques du radical. Ainsi, en
tamoul, var < venir » fait va et même vam <x viens >.'
{Naiçhadha, xxvii, 17; Çind&maniy m, 172.)
Le pluriel de cette forme prend en tamoul um ou
pléonastiquément uûgal, et est ainsi identique à une des
formes du futur aoristique. Une autre terminaison est
min, minô {ô emphatique ou vocatiQ, minîr (pléonastique].
On trouve même min' gai, pômin'gal « allez » {Çindamâni,
chant III, str. 145). — En caQara moderne, le pluriel est
semblable à la deuxième personne plurielle du futur. Dans
le dialecte ancien, on ajoute au singulier im, représentant
vraisemblablement nîm c vous >. -- Le télinga ajoute
souvent mu au singulier; di, du, andi, andu, U7f4u,
-3Ô2 —
unçli au pluriel {ançli est suivant M. Galdwell un vieux
vocatif « seigneurs > tombé en désuétude).
Le ku4agu fait son pluriel en ir. — Le tu)u ajoute au
radical du futur la au singulier et le au pluriel. H. Gun-
dert voit dans ce { un reste de Id^ particule conjonctive
€ et >y analogue de signification à Vum tamoul qui,
suivant M. Galdwell, a, comme nous l'avons déjà dit,
formé le pluriel des pronoms personnels. — Le tuda ne
parait pas distinguer le singulier du pluriel. — Le
malayàla fait son pluriel en vin et pin ; kelpin € écoutez >
correspond au tamoul kênmin. Ge pin apparaît même en
tamoul dans le verbe négatif, sous la forme pîr : çcy-g-at'-
pir a ne faites pas >, où ir = vous, p = signe du futur,
at' = cU, négation, çéy = radical de faire. Vin ou pin
malayàla est la transition naturelle entre les deux formes
tamoules pir et min.
Les formes du malayàla, du tamoul et du canara ratta-
chent incontestablement l'impératif dravidien au futur
aoristique.
Une autre forme directe est produite en tamoul par la
sufQxation au radical pur des signes de seconde personne;
par exemple vid-ây € laisse » {Nâladiyâr, xra, 40);
kân-îr « voyez » {Râmâyanay VI, xxvii, 20) ; kêlir
c écoutez » {Çindâmani, m, 25). Cette forme se trouve
ainsi identique à la" négative (Voyez ci-après, § V, B).
Dans les anciens poèmes, l'impératif singulier tamoul
reçoit souvent des suffixes explétifs mo (que M. Galdv^el
rapproche du mu télinga), miyâ ou madi.
— 393 —
§ V. — Voix.
Les voix servent, ainsi que nous- l'avons dit plus haut,
à difTérencier les nuances significatives de l'idée verbale.
Elles se groupent naturellement et logiquement en trois
catégories : la première contient les voix dérivées, indi«
quant les idées subordonnées de causalité, d'activité, de
commencement, de faiblesse, de répétition, etc.; la
seconde ne peut être formée que par la voix négative,
qui est évidemment susceptible de se confondre, de se
joindre avec toutes les autres ; la dernière enfin comprend
deux voix principales : la voix active ou transitive et la
voix neutre, moyenne , intransitive, suivant les deux
directions dont est susceptible presque toute idée ^ver-
bale.
A. — Voix dérivées.
♦
Dans la généralité des langues dravidiennes, on ne
connaît qu'une voix, la causative. A côté de <k je fais »,
on peut dire, en une seule expression verbale, a je fais
faire ». M. Caldv\rell fait remarquer que ces causatifs
peuvent avoir deux régimes (je l'ai fait venir à Paris) ou
un seul (j'ai fait bâtir la maison).
Le signe du causatif, suffixe au radical, est en tamoul
et en malayâla vi ou pi ; en canara içu (anc.) et itchu
(mod.) ; en télinga, intchu et pintchu. M. Caldwell, dans
ces diverses formes, ne retient que Vi comme particule
causative ; le t; ou p tamoul et télinga n'est pas autre
chose que le signe du futur ; le çu om tchu oanara et
— 394 —
téliaga est une formative verbale que nous retrouverons
tout à rbeure (1).
Le tulu se distingue de ses congénères. Son causât if
est formé par a ou par du (2) : malpâve € je fais faire »,
tarpuduve c je fais appeler ». — Le gond a également
un causatif marqué par ha ou h ajouté au participe
présent de la voix principale transitive.
Du reste^ le gond et le tulu possèdent de nombreuses
voix dérivées. Le premier est plus ricbe que le second ;
il a un inchoatif formé par hi suffixation des éléments
personnels et temporels à la forme infinilive.
Quant au tulu«« voici la série complète de ses voix
dérivées : de malpuve a je fais », il dérive malpâve « je
fais faire i (causatif), malpeve c je fais sans cesse i (fré-
quentatiQ» maltruve c je fais énergiquement > (intensif).
Ces trois dérivés peuvent être de plus négatifs.
On conçoit que les voix dérivées soient susceptibles de
tous les temps ordinaires.
B, — Voix négatives.
Comment s'indique l'idée négative dans la plupart des
verbes de nos langues modernes ? En ajoutant à l'expres-
(!) Si Ton s*en rapporte aux grammairiens tamouls, les caasatifs
sont eux-mêmes susceptibles de causatifs : céyvittên c j'ai fait faire »,
céyvippittên < j'ai été cause qu'on a fait faire >. Je crois que cette
forme vaut les combinaisons de suffixes entassés par les maladroits
admirateurs du basque pour donner des produits aussi baroques que
aita-ren-aren-arena c celui de celui 4e celui du père », etc. C'est
long, inintelligible et absolument inusiié.
(2) Ce 4u peut-il, malgré sa linguale, être identifié au ttu tam.
= du can., suffixe transitif, dont nous parlerons plus loin (G, 3<»)?
— 395 —
sion verbale une négation : je fais, je ne fais paSi Le:;
langues dravidiennes ne procèdent pas autrement, avec
cette différence que la particule négative est intercalée
dans le verbe et précède les suffixes personnels. Ainsi le
gond insère la négation hille ou hallCf qui correspond à
la particule tamoule illei ou allei, où et est un terminatif
et où la négation est proprement al ou t7 ; toute la conju-
gaison positive en gond peut ainsi devenir négative. Le
ittlu ne procède pas autrement que le gond : il intercale
d;, reste de idfdjiy sa particule négative (dérivé incontes-
tablement dç Vil général primitif) ; par exemple malle
« je fis » et mallidji « je ne fis pas >, malluda « nous
avons fait » et mallûdidjà a nous n'avons pas fait i»,
malpâvalû c elle fait faire » et malpâvudjalû « elle ne
fait pas faire », etc. Le tamoul a également la faculté de
former un négatif par Tintercalation de il ou al, mais
dans ce cas les suffixes personnels sont le ^lus souvent
brefs ; géy-d-ây « tu as fait » et çéy-d-il-ei a: tu n'as pas
fait >, irukkin'd'-ên t je suis » et irukkin'd'-il'ên a je ne
suis pas ».
Le tamoul a développé de celte manière un temps
aoristique qui est formé du radical verbal, de la «négation
et des suffixes personnels : nân pêç-al-ên « je ne parle
pas, je n'ai pas coutume de parler >, péç-aUal a elle ne
parle pas » [Râmây,, VI, xxv, 414); araçan't'an'n'ei-
nôkkalal « elle ne regarda point le roi » {Çindâmani, m,
493), etc. Cette formation est très-remarquable. Les
négatifs en al ou il intercalés sont inconnus en langage
moderne vulgaire qui, d'ailleurs, emploie généralement,
comme nous le verrons plus loin, une périphrase. —
Nous avons ^cité, à propos du temps futur, un
— 996 —
exemple de négatif avec al intercalé entre le signe per-
sonnel et le sufûxe git'Vu.
Hais le négatif le plus habituel au tamoul consiste dans .
une simple combinaison des sufGxes personnels longs,
toujours longs, et du radical ; l'expression résultante se
traduit généralement par le futur : péç-én a je ne parlerai
pas :», kân-ây « tu ne verras pas », kêl-ân < il n'entend
pas »y etc.; mais elle sert aussi à rendre le passé et
le présent. Le canara possède une formation analogue,
mais sans l'obligation d'allonger les voyelles des suffixes
personnels : mâ^-en <k je ne fais pas », mâd-ire c vous ne
faites pas >. Le télinga a une formation correspondante
qui semble marquée par l'intercalation d'un a : kanapu
% tu ne prends pias >> tchêyanu c je ne fais pas ». Le
malayâla a, comme le tamoul, un temps négatif : ar'iyâr
« ils ne sauront pas » ; mais il en forme périphrastique-
ment trois (présent, passé, futur) en ajoutant au gérondif
négatif (voyez ci-après, § VI) les signes temporels innu,
nnu, vu : varâyinnu, varâMxi, varâyvu. Le khond a
deux temps négatifs : l'aoriste, qui correspond à la forme
unique canaro-tamoule (giênu t je n'ai pas coutume de
faire ») et un prétérit. Le tuda a également, s'il faut en
croire M. Pope, deux temps négatifs ; le premier corres-
pond aux formes canaro-tamoules, ir-eni < je ne serai
pas », âçl-eni a je ne danse pas > ; le second est carac-
If
térisé par l'intercalation de t {th âtnglais de thin)^ er-th-eni
< je n'étais pas », mais il semble très-peu usité.
De l'existence de ces doubles formes caractérisées, les
unes par l'intercalation de la négation al ou il, les autres
par celle de a (le futur fulu lui-même est, en a, tûve
« je verrai » et tuvâye « je ne verrai pas »), les autres
- 397 —
par l'allongement nécessaire des voyelles, M. Caldwell
conclut avec assez de raison à la dérivation générale par
al négatif. Le télinga l'a réduit à a ; le tamoul a fait de
même, puis a fondu cet. a avec les voyelles initiales des
suffixes ; le canara Ta laissé tomber sans compensation.
L'élude des gérdndifs et participes négatifs confirme cette
théorie, comme nous le verrons plus loin ; celle de l'impé-
ratif également.
L'impératif négatif tamoul est en effet dérivé par l'ad-
dilion au rad. de diverses terminaisons. Au sing., ce sont :
i» êl, kêl'êl f n'écoute pas » ; 2o âdi (il faut voir là
plutôt une forme de prétérit) : padâadi « ne souffre pas »
{Kur'al, cxxi, 40) ; kur'âdi « ne diminue pas » {NcUadi,
XXXIX, 8) ; ureiyâdi « n'exprime pas » [Nâladi, xxxix, 10);
3<» an'mô, de al c< non ». Au pluriel, on trouve : \^ âmin,
çétf-yâ-min a ne faites pas », où min est le suffixe per-
sonnel; 2o an'minj'àe al; S^ at'pîr, de al aussi. On
emploie encore pour l'impératif la forme en ka, çéy-yat'-
ka : c'est proprement un gérondif avec al intercalé. Le
télinga fait aka, que M. Caldwell assimile à Yat'ka
tamoul ; le pluriel est en andi, que nous avons expliqué
ci-dessus. Le malâyala se sert de âyka au singulier et
âyvin au pluriel. La plupart des formes que nous venons
de voir et celle que nous trouverions en canara, en kôta,
en tuda, etc., sont périphrastiques. Le tamoul moderne
forme son impératif- négatif, ou, comme disent certains
grammairiens, son prohibitif, en ajoutant au gérondif
négatif en âdu Yê emphatique : çéy-yâd-ê a ne fais pas }> ;
au pluriel, il ajoute encore um ou pléonastiquement
ungal : çéy-âd'ê-yungal « ne faites pas, vous plusieurs ».
— 398 —
C. — Trantitift et itUramitift.
•k.
Une même idée verbale est principalement susceptible
de deux manières d'êtrei s'il nous est permis de nous
exprimer ainsi ; le but de son activité peut être interne,
subjectif^ ou au contraire externe, objectif. Dans le
premier cas, le verbe est moyen, neutre, in transitif,
atmanêpadam, comme disent les Indiens du Nord,
tan'vin'ei (de tan c soi-même >) comme disent les Dravi-
diens tamouls : j'éclaire, je suis lumineux, je donne de
la lumière ; — dans le second, le verbe est actif, tran-
sitif, parasmâipadam, pir'avin'ei (de pir'a « autre ») :
j'éclaire le monde, je rends le monde clair. Cette distinct
tion» cette division naturelle en deux voix est commune à
beaucoup d*idiomes du second groupe ; M. Caldwell
rappelle heureusement la forme indéterminée et la forme
déterminée du verbe magyare, làtom c je le vois > et
làtok c je vois ». Les langues à flexion ont souvent
perdu le sens de cette distinction naturelle ; elles ont
laissé s'oblitérer bien des formes moyennes et ont déve-
loppé une voix passive, qui correspond à une conjugaison
composée de la période primitive. C'est pourquoi Ziegen-
bald appelle passifs les intransitifs tamouls {Grammatica,
1716, p. 80). Le passif en effet est un état pour ainsi
dire personnel, propre au sujet, et non une variation
de Ja signification verbale. Le passif est essentiellement
périphrastique dans la conjugaison dravidienne (voyez
ci-après, § Vil).
Dans cette conjugaison, au contraire, le moyen et
l'actif ou, pour être plus exact, le transitif et l'intransitif
— 399 —
ne sont pas distingués par des comppsitions, ni même
par des suffixes différents; ils sont exprimés par des
variations de la forme sonore verbale. Mais ce n'est pas à
proprement parler une flexion, parce que la variation a
lieu au moyen d'un simple renforcement ou d'un simple
affaiblissement consonnantique. C'est surtout en^tamoul
que cette variation peut être étudiée.
Il faut remarquer avant tout que certains verbes ne
sont susceptibles d'aucune variation, a Je marche » est
- essentiellement intransitif, car son transitif se confond
avec le causatif € je fais marcher d, le sens verbal ne
' changeant pas ; inversement c je fais » n'est guère
susceptible d'avoir proprement une forme intransitive. Il
en résulte que certains verbes tamouls ont une seule
forme, analogue à celle ordinairement active ou neutre,
mais sans que la correspondance de l'idée et de la
forme soit rigoureuse : pamugirm c je fais » est un actif
à forme neutre ; nadappên € je marcherai » , un neutre
à forme active.
On peut néanmoins, quant au tamoul, poser le principp
général suivant : chaque verbe, susceptible de deux voix,
a deux formes sonores, une forte pour la voix transitive,
une faible pour l'intransitive.
En général aussi, ces deux formes sont distinguées par
la présence à la fin du radical d'une explosive forte ou
douce. Cependant, il faut reconnaître trois cas : i^ celui
oii la différence a lieu dans le radical ; 2^ celui où elle a
lieu dans le suffixe temporel ; 3^ celui tout exceptionnel
ou un suffixe spécial semble employé,
l® Dans le premier cas, il faut encore rechercher si le
radical est simple ou s'il est composé :
— 400 —
tt. S'il est simple, il se termine en r'u ou du, auxquels
on rattache les finales l, lu et l, lu. La forme forte est
alors obtenue par le doublement de la consonne et le
durcissement qui en résulte : mâr'ugin'd'ên a je change
(intr.) > devient mât' t'ugin' d'en c je change (act.) > ;
sujaluvêii ou sujalvên c je tournerai (intr.) > donne
sujat't'uvên c je tournerai (trans.) > ; vâdugir'adu « cela
se flétrit > fait vàttugir'ad'u c il flétrit (act.) >. Dans ce
cas, si la forme faible tamoule présente une nasale avant
l'explosive, cette nasale, purement euphonique, disparait
dans la conjugaison forte : tînduvém c nous toucherons >
et tittuvêm « nous exciterons, nous pilerons >.
|3. S'il est composé, il est formé du radical simple et
des formatifs gu^ çu, dUy bu (ou avec la nasale euphonique
lïgu^ ndju, ndu, mbu). La forme dure est alors en kku,
llchu, UUy ppu (sans nasale) : tûiïguvên « je dormirai, je
serai suspendu > donne tûkkuvên c je porterai ». —
M. Caldwell fait remarquer qu'au lieu de kku le télinga
fait tchu, tûtchu et même tûMchu, pour tûkku: il ne faut
voir là qu'une variation due à la phonétique particulière
du télinga.
2o Dans le second cas, les signes temporels sont kkir'u
ou kkin'd'u, tlu^ ppu (u final k élider) pour le transitif
et gir'u ou gin'd'u, du ou ndu (n euphonique), vu ou bu,
pour l'intransilif. Vanangir'âl c elle adore, elle vénère,
ellie plie > et vanakkir'âl € elle plie, elle courbe :» ;
varundên c j'ai souflert » et varuttên € j'ai affligé t ;
mêyvên a: je paîtrai, je brouterai» eimêyppêti c je paîtrai,
je mènerai paître >.
Il est bon de faire observer ici que le tamoul vulgaire
adoucit en ttch leâ prétérits en tt ; il dit adittchân pour
— 401 — '
adittân a il a frappé >. Ziegenbald a donné place à' cette
forme dans ses paradigmes, et Beschi lui-même n'a pas
osé la proscrire entièrement (1) : il se borne à faire
observer qu'elle n'est pas littéraire. La forme faible est
alors en Mj : ar'indjên « je sus t pour ar'indên. Cette
variation euphonique n'a lieu d'ailleurs qu'après t ou
et (ai).
S^ Quelques verbes, le plus souvent monosyllabiques ou
dissyllabiques brefs, font leur transitif par l'addition au
radical de ttu qui donne fréquemment à l'expression
résultante un sens causatif : paduvêm c nous souffrirons >
et paduttuvêm « nous ferons souffrir », vijtm-d'ây « tu
es tombé > et vijurtt'i'^i'ây c tu as tombé ». La particule
intercalaire est du en canara, tâl-du pour tam. tâj-ttu
c abaisser », de tâj c bas ». M. Caldwell identiGe cette
particule avec le sufGxe adjectif et déclinatif des noms qui
est ad en canara et H en télinga ; il y voit le démonstratif
neutre singulier adu « cela ».
J'ai donné ci-dessus, dans le second cas de nos forma-
tions, des exemples tirés de verbes en l et en l, dont les
transitifs sont en t'i' et ttu. C'est là du moins l'explication
des grammairiens tamouls, mais celle de M. Caldwell est
bien préférable. Il décompose t't'u et ffu en l-du, l-du,
conformément aux lois de la phonétique tamoule qui
change en deux explosives dentales dures mouillées le
concours de / et de d, et en deux linguales dures le
(1) Beschi est très-sévère dans sa grammaire da tamoul vulgaire
pour les fautes d'orthographe telles que kai^v^ikutti pour kan*d^ukutti
c veau », composé de kan'd'u c veau >, et kutU « petit ». Il a raison
quant à l'écriture, mais ces fautes sont parfaitement commises dans la
prononciation populaire.
— 402 —
concours de / cérébral et de d. Mais, en m'en tenant k
l'explication tamoule, j'ai voulu montrer le rapport qui
existe entre / et les explosives mouillées. Cette explication,
du reste, vient d'une méprise ; devant les signes tempo-
rels du présent» l et / muettes deviennent forcément t'
et tf dont i't'u et ffu semblent le simple redoublement.
Cette division des verbes tamouls en forte et en faible ne
correspond pas toujours, comme nous l'avons vu, à
l'expression exacte des voix. Il arrive que certains verbes,
sous leur forme faible, ont deux significations évidemment
connexes, mais assez différentes pour que l'une soit déjà
active ; dans ce cas, la forme forte du même verbe ne
s'applique qu'à l'autre signification. Nous avons cité
l'exemple vanaûgu c vénérer, plier (intr.) » qui fait
vanakku c plier (trans.) > seulement ; le sens c vénérer,
adorer > de la forme faible vient incontestablement du
sens intransitif normal' a plier :», mais il a rendu pour
certains cas cette forme active quant à sa signification.
D'autres fois, la signification neutre de la forme faible
n'existe pas, et les deux formes sont actives. Ces anomalies
peuvent servir à faire retrouver le sens primitif réel de
beaucoup de verbes, car il n'est pas possible, qu'elles aient
existé dans le prototype commun.
Dans plusieurs grammaires tamoules, on a divisé,
comme je viens de le faire, les verbes tamouls en forts et
en faibles. Mais le principe et le but de cette division
n'étant pas l'expression des voix, les verbes se trouvent
parfois différemment classés. Graul, prenant pour base la
formation du futur en ppy b ou v^ a des verbes forts,
moyens et faibles ; aussi explique-t-il que les premiers et
les derniers sont transitifs et intransitifs, avec de nom-
— 403 —
breuses exceptions. Une autre division, fondée sur la
forme du prétérit ou plutôt ayant pour objet d'aider &
trouver la forme du prétérit, a été proposée dès 1739 par
Walther(l).
En résumé, la règle primitive devait être que tous les
verbes forts étaient actifs et tous les verbes faibles neutres.
Mais, dans la suite des temps, la règle a perdu de sa
rigueur et ne se trouve plus toujours exacte, en ce qui
touche la formation du futur et. du présent, qu'au point
de vue grammatical et formel. En ce qui concerne le
prétérit, la distinction est mieux faite quant au sens,
mais alors souvent coi^trairement à la règle ; ainsi
€ marcher > a son présent et son futur forts, mais son
prétérit faible (nada-'kkir'ên, nadct-nd-'ênj na^a-pp-ên) , ~r
Je ne puis m'arrêler ici à examiner la formation du
prétérit dans tous les verbes tamouls; elle est assez
compliquée et n'est bien expliquée dans aucune gram-
maire ; j'espère pouvoir m'en occuper un jour.
Bayonne, le 24 février 1877.
Julien ViNSON.
(A continuer.)
(1) Je ne suis pas absolument sûr de cette citation, car je n'ai pas
sous les yeux le texte de Walther. Son travail, remarquable pour
l'époque^ est en effet devenu rare et ne se rencontre qu.e joint à
quelques exemplaires de la première édition de la grammaire àfi
Beschi. Il est intitulé : c Observationes grammaticae, quibvs lingvae
tamvlicae idioma vulgare... illvstralvr, a Cbr. Th. Walthero, missio-
nario danico. Trangambariœ, typ. miss, regiae, mdcgcxxxix ». C'est un
in-8o de 58 et (ij) p.
BIBLIOGRAPHIE
Bangroft. The native Races of the Pacific dates of North
America, 5 forts vol. in-8. New-York, Appleton et
0^ édit. Paris, Maisonneuve et Q«, édit., 1875,
On a reconnu jusqu'à ce jour, chez les tribus qui
habitent au long du Pacifique, l'existence d'environ deux
cent cinquante dialectes on sous-dialectes. Les matériaux
pour les étudier manquent presque partout, et le peuqu'il y
en a n'est pas souvent de bon aloi. Un voyageur de
passage dans une tribu, un capitaine de navire débarqué
sur une côte, quelque officier envoyé ea expédition par
son gouvernement, l'agent d'une compagnie commerciale,
brave homme, plus expert à débattre le prix des fourrures
qu'à reconnaître la qualité d'un son ou l'excellence d'une
forme grammaticale, retient au hasard les termes familiers
et les phrases dont on a besoin pour l'usage journalier
de la vie. Rentré dans son pays, s'il lui convient d'in-
former le monde par relation spéciale des choses qu'il a
vues au cours de ses excursions, il n'a garde de taire ce
qu'il a appris des dialectes indigènes. Il faut avoir
examiné de près les vocabulaires annexés aux récits de
voyage pour se figurer ce 'qu'une langue peut devenir
aux mains d'un auteur de bonne volonté. Les mots sont
transcrits au juger, à peu près tels que les gens ont cru
les entendre : où Toreille a été confondue par un son
étranger, le lecteur se heurte à des entassements labo-
rieux de lettres, les lUrriy les jts, les tsm, les sjtm^ qui
laissent le champ libre aux conjectures les plus ingé-<
nieuses. Ajoutez que chaque peuple, comme il est
naturel, n'apprécie pas les mêmes sons de la même
- 405 —
manière, mais en jage la valeur aux sons de sa propre
langue, et vous penserez bien qu'on a souvent fort à faire
de découvrir le nfSme mot sous un déguisement brilan-
nique et sous un accoutrement français. Les grammaires^
quand il y en a, sont dues le plus souvent aux mission-
naires des différents ordres qui, la tête pleine des rudi^
ments de la grammaire latine et ne rêvant que gérondifs
ou supins, ont essayé de couler les langues indigènes
dans le moule classique, sans s'apercevoir qu'ils le
faisaient éclater de toutes parts. Dès 1633, le père
Lejeune se plaignait qu'on employât entr^ Français et
Indiens un jargon qui n'était, à proprement parler, ni le
français ni l'indien, et cependant, ajoutait-il avec sur-*
prise, les Français, à l'user, se flattent de parler indien,
et les Indiens pensent s'exprimer en bon français. Voici
plus de deux cents ans que voyageurs et missionnaires
travaillent à augmenter la confusion dont on s'étonnait
déjà au commencement du XVII® siècle ; le chaos est à
peu près complet aujourd'hui, et je ne m'étonne pas que
M. Bancroft ait laissé à d'autres le soin de le débrouiller.
Au moins a-t-il exposé consciencieusement ce qu'il a
trouvé de plus clair et de mieux établi sur la matière.
Classer les langues d'après leurs affinités naturelles ne se
pouvait toujours faire, faute de documents certains : il
les a divisées, d'après la position géographique; en quinze
groupes échelonnés de la péninsule d'Alaska à l'isthme de
Darien. L'hyperboréen comprend les Eskimaux, avec
leurs dialectes presque toujours incompréhensible? d'une
peuplade à l'autre ; les Thlinkils, dont le gosier parait
avoir résolu d'une façon méritoire plusieurs problème^
compliqués de vocalisme^ s'il est vrai qu'il réussisse ft
• 406 —
prononcer familièrement des mot^ comme khlrleiesy ebeve-
lare ; thlklunuk, sain; katlhth, cendres; enfin les
Dinnéhs, qui s'étendent le long des Montagnes-Rocheuses
jusqu'en Sonora sur quarante-deux degrés de latitude.
Le parler d'une de leurs tribus rappelait à d'Umfreville
le.caquetage mélodi^u d'une plense basse-cour de ponleSy
et Bartl^t affirme d'un autre de leurs dialectes c qu'il
produit à l'oreille l'eiTet du polonais, du chinois, du
choctaw et du hollandais combinés. Joignez-y une abon-
dance de grognements et de tons gutturaux, le clappement
des Hottentots, ou du moins quelque chose qui en
approche, mélangez le tout, et, en énonçant les syllabes,
avalez-en le plus que vous pourrez : vous aurez une
notion exacte des mots apacbes. » Des observateurs
bienveillants ont rapporté de ces parages une idée moins
défavorable, c De même, dit M. Powers, que les Indiens
Houpas rappellent à l'esprit le souvenir du romain, de
même leur langage est quelque peu parent du latin par
ses caractères phoniques : e'est l'idiome des camps, rude,
fort, laconique. Qu'un Indien grave et de bonne pres-
tance le parle délibérément, et chaque mot retentit comme
le choc mat du bélier contre un^mur ; ou mieux, q^e le
lecteur prenne les mots hïtoanchwa, diable, et chïchwtty
mort, et remarque le degré de force qu'on peut rpiettre à
les prononcer. Quel superbe roulement de tambour que
ce long mol, si ferme, œnchwilchwil ! » Tout considéré,
je pense que M. Powers ne manque pas d'imagination.
Dans les groupes colombien et californien, les langues
vont gagnant en douceur et en harmonie à mesure qu'on
passe d'un climat plus froid à un climat plus tempéré.
A l'ei^tréme frontière septentrionale, sur les rives de la
— 407 —
Colombie inférieure et dans les régions voisines, les
Chinoûks possèdent le patois le plus gauche el le plus
discordant qui fût jamais. On dirait à les entendre qu'ils
en sont encore à découvrir l'usage des lèvres et de la
langue : leur discours est une lutte perpétuelle contre la
partie basse du gosier pour en arracher les sons
expressifs des idées. L'instrument a fini par leur paraître
si imparfait qu'ils ont renoncé à l'employer ; ils n'ensei-
gnent plus à leurs enfants que le chehali ou bien une
sorte de sabir qui s'est formé vers la fin du siècle
dernier. Il se compose d'environ cinq cents mots, dont
deux cents empruntés au vieux chinouk, quatre-vingt-
quatorze au français-canadien, soixante-sept à l'aiiglais et
le reste pris aux nations voisines. Pour imparfait qu'on
le tienne, ce jargon est supérieur à la langue qtf il
remplace et a du moins sur elle l'avantage de se pouvoir
prononcer sans trop de peine. Le salish est moins dur
que le chinouk, le sahaptin moins dur que le salish.
Quand on va de Colombie en Orégon, puis de là en
Californie, le progrès devient de plus en plus notable. On
rencontre bien encore çà et là, dans l'Euroc par exemple,
des combinaisons qui paraissent défier toute bouche
humaine, mrprhf nez; chlh, terre; ynx^ enfant; maïs
ce sont là des cas isolés. Partout ailleurs le son monte
du fond de la gorge à la bouche et aux lèvres, la
richesse en voyelles augmente, la phrase devient harmo-
nieuse et mieux balancée ; les intonations du cahroc ont
été comparées sans désavantage ^ celles de l'espagnol.
Dans la Moyenne et la Basse-Californie les langues se
divisent et se subdivisent ; en vingt heures de chemia on
traverse vingt dialectes. Chaque année en voit disparaître
— 408 —
quelques-uns devant l'invasion européenne, et ceux qui
vivent ou dont on sait quelque chose comptent à peine à
côté de ceux qui meurent ou dont on ne sait rien.
A l'approche du grand plateau d'Ânahouac, les éléments
d'étude deviennent plus sûrs ; les grammaires se multi-
plienty et, ce qui vaut mieux que. les grammaires, les
textes de langue. Ce sont le plus souvent des Confession^
naires, des Catéchismes, des recueils de sermons, des
livres de piété, utiles aux entrepreneurs de conversions,
mais suspects au simple philologue. Je crains bien qu'en
voulant transporter dans des idiomes mal préparés à les
recevoir le bagage métaphysique du catholicisme et la
phraséologie mystique de la dévotion, les missionnaires
n'aient été souvent obligés de détourner les mots de leur
sens premier et de se permettre des privautés avec la
syntaxe. Les gens qui ne tiennent pas à être édifiés en
étudiant une langue nouvelle préféreraient à cette litté-
rature benoîte des recueils de traditions et des morceaux
de poésie populaire : la moindre chanson, prise sur la
bouche d'un Indien, en dirait probablement davantage
sur le génie de la langue qu'un sermon en quatre points,
j'entends des plus éloquents, écrit par un jésuite euro-
péen. D'ordinaire, M. Bancroft n'a d'autre spécimen h
donner que la traduction d'un Pater noster. Il y a des
Pater noster en kirh, des Pater noster en netela, des
Pater noster en kechi, des Pater noster en kochimi, des
Pater noster en tarahoumara. Toutes ces langues parlées
par des peuples jadis tributaires ou voisins du grand
empire mexicain se rapprochent plus ou moins du nahua
sans lui être apparenté d'une façon évidente.
Le nahua, l'otomi, le quiche, le maya et les dialectes
— 409 —
qui s'embranchent presque â Tinfini sur ces grandes
souches, représentent ce qu'on peut nommer les langues
civilisées de rAmériquB du Nord. Quelques-unes possé-
daient, avant l'arrivée des Espagnols, une littérature
écrite dont les débris ont survécu jusqu'à nos jours, soit
dans les transcriptions faites après la conquête, soit danâ
lés manuscrits originaux de caractère hiéroglyphique. Ici
Tabondance des matériaux anciens et modernes est telle
qu'il eût été relativement facile de procéder d'une manière
scientifique. En trente pages on eût donné au lecteur
ordinaire tout ce qu'il lui importe de savoir, des notions
sur la structure générale du nahua et de ses congénères,
sur les traits de similitude et de dissemblance qu'ils
présentent entre eux, les procédés de dérivation deô
mots, la valeur relative et l'évolution des catégories
grammaticales. M. Bancroft a consacré soixante pages à
entasser péniblement des renseignements confus sur des
points de détail. On a^ comme pour le shosboni et
l'haydah, des Pater noster et des paradigmes de conju-
gaison, l'appréciation de Mendieta sur la beauté du
langage mexicain, et celle de Camargo sur sa richesse,
une prière à la Vierge de Guadalupe, la mention d'un
mot de seize syllabes. Il ne suffisait pas de s'extasier sur
la longueur de Mihuittilmoyoicuitlatonpiocochill^ et de
dire que c'est un nom de plante et de le citer d'après
Hernandez ; il fallait exposer les lois d'agglutination qui
en ont déterminé la forme. Toute cette partie est des
plus faibles. Les derniers chapitres sont consacrés à
rénumération des dialectes parlés sur la côte et dans les
forêts de l'isthme.
Comme le reste de l'ouvrage, la section des langues
23
— 410 —
n'est qu'une compilation^ où les éléments puisés aux
sources les plus diverses sont rangés bout à bout, sans
prétention à les concilier et presque sans critique.
M. Bancroft ne rejette absolument que les excentriques,
les rêveurs qui ont mené les dix tribus d'Israël à la
conquête du Mexique où déHvent les civilisations et les
races de l'Europe des civilisations et des races améri-
caines. Tous les autres ont également chez lui droit de
cité et prennent place à son œuvre : Buschmann ou
Guillaume de Humboldt, Centeno, Smith ou Manuel Parez;
le lecteur peut choisir à sa guise entre les autorités.
D'autres n'en seront pas satisfaits ; je préfère, quant à
moi, cette enquête minutieuse où les dépositions pour et
contre sont détaillées tout au long, aux systèmes ingé-
nieux, mais sans appuis, qu'on a bâtis dans ces derniers
temps, sous prétexte d'étudier les antiquités américaines.
Aussi bien la plupart des livres relatifs à l'histoire et
aux langues des races du Pacifique sont si coûteux, si
rares, si difficiles à trouver, que M. Bancroft, en eût-il
seulement dressé la bibliographie et donné des extraits,
aurait déjà rendu à la science plus de services réels que
dix faiseurs de théories travaillant d'inspiration et pénétrés
de l'ambition de se montrer originaux.
G. Maspero.
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